Goethe!
Lorsque Johann Wolfgang Goethe naquit le
28 aoiit 1749 a Francfort-sur-le-Main, la ville comp-
tait 30 000 habitants. La population de Berlin, la
plus forte concentration urbaine de I'Empire alle-
mand, s’élevait & 126 000 habitants, a une époque
ou Paris et Londres dépassaient déja chacune les
500000. Ces chiffres sont caractéristiques de la
situation politique oii se trouvait alors l’Allemagne,
car, dans toute l'Europe, la révolution bourgeoise a
ét€ tributaire des grandes villes. Il est d’autre part
caractéristique de Goethe qu’il ait toute sa vie répu-
gné & séjourner dans les grandes villes. Ait ne
se rendit jamais 4 Berlin’, et, adulte, ne retourna
1. N.d. T.: Cet article répond a une commande de l'Encyclopé-
die sovigrique, dont Benjamin fait état dans une lettre du mois
dlavril 1926. Aprés beaucoup de complications (que Benjamin ten-
tera notamment de régler au cours de son séjour a Moscou en
décembre 1926 — janvier 1927), le texte sera achevé au mois
doctobre 1928. Les responsables soviétiques n’en retiendront fina-
Jement qu'une version abrégée et totalement défigurée. Une publ
ation partielle en allemand eut lieu dans la Literarische Welt du
7 décembre 1928 (7° année, n° 49), sous le titre «Goethes Politik
und Naturanschaung» (« Goethe: ses idées politiques et sa concep-
tion de la nature»). (PR)
2. N..T.: Erreur de Benjamin: Goethe séjourna a Berlin du 16
‘au 20 mai 1778. (PR)60 Euvres
is et 4 contrecceur dans sa ville natale de
Passa la plus grande partie de sa vie
dans une petite ville résidentielle de 6000 habe
tants, et ne connut de prés que les deux centres
urbains qu’étaient, en Italie, Rome et Naples
L’émergence de la nouvelle bourgeo
Nain allait étre le représentant culturel et, pour un
temps, le porte-parole politique, se dessine claire,
ment dans son arbre généalogique. Les ancétres
miles de Goethe se dégagent progressivement des
milieux artisanaux,
grand-pere était maréchal-ferrant, son grand-pére
d'abord tailleur, puis aubergiste, son pere, Johann
Caspar Goethe, d’abord simple avocat. Il accéda
bientét au titre de Conseiller impérial, et lorsqu'il
obtint la main de Katharina sab ‘extor, la fille
du maire de Francfort, s‘assura di ivement une
place parmi les premiéres familles de la ville.
Sa jeunesse passée dans une maison patricienne
d'une ville impériale renforga dans I'écrivain un
trait héréditaire spécifiquement rhéno-franconi: n,
fait de réserve a I'égard de tout engagement poli-
tique et d’un sens d’autant plus marqué pour tout ce
Qui, individuellement, pouvait lui convenir et lui
Profiter. L'étroitesse du cercle familial — Goethe
n’avait qu'une sceur, Cornelia — lui permit de se
Concentrer de bonne heure sur lui-méme. Néan-
moins, les idées qui avaient cours dans la maison
Parentale lui interdisaient naturellement d’envie
Leipzig, et @ vingt-et-un ans, dans
‘a comme étudiant a Strasbourg.
C'est a Strasbourg que prend clairement forme le
milieu culturel d’od sortiront les ceuvres de jeunesse
Goethe ee
the. Goethe et Klinger! viennent de Franc-
thea Buses et Leisewitz? du centre de I'Allemagne,
VoB* et Claudius* du Holstein, Lenz® de Livonie:
Goethe est issu d’une famille patricienne, Claudius
‘un milieu bourgeois, Holtei’, Schubart® et Lenz
des fils de professeurs ou de pasteurs, Maler
er®, Klinger et Schiller des fils de petits-bour-
geois, VoR le petit-fils d'un serf, Christian et Fritz
von Stolberg'®, enfin, portent le titre de comte
— mais tous joignent leurs efforts pour faire surgir
. N. d. T.: Friedrich Maximilian von Klinger (1752-1831
de sa pidce Sturm tnd Drang (1776)
titre éole romantic lex également
= ots et descente aux
eM a Gout Augen Bees Ta) oe gue
‘i alae. (PR)
oe Nat Pokaan hat Lisenie (1752-1806, ater drama
que. (PR)
STN dT: Johann Heinrich VoB (175-1825, érud t pote,
lucteur d'Homere. (PR)
St NcaLT. Mavdes Cheadius (1760-1815, auteur de eis sa
riques e ies Iyriques d'inspiration populaire
A a ee
auteur dramatique, son czuvre exprime de fortes preoccupations
seus, Som desi Gl smbra dan Ia foie on 177) nsparad
chner la nouvelle qui porte son nom.
PE d. Tu Holy thodwg Helaneh Chceeoh, 17481776),
ete lyrique. (PR)
MENT 6
‘musicien, connut
9.N 4. Peedich Mul
eintre et podte, tres inspiré par
fement Vauteur dune Vie de Faust62 uvres
par des voies idéologiques le «nouveau» en Alle-
magne. La faiblesse fatale de ce mouvement révolu-
tionnaire spécifiquement allemand est de n'avoir pas
pu se réconcilier avec les mots d’ordre primitifs de
l’émancipation bourgeoise, des Lumiéres. La masse
bourgeoise, les «esprits éclairés », restérent coupés
de leur avant-garde par un terrible fossé. Les révolu-
tionnaires allemands ne voulaient rien savoir des
Lumiéres, les représentants allemands des Lumiéres
n’étaient pas révolutionnaires. Les uns organisérent
leurs idées autour de la révélation, de la langue, dela
société, les autres autour de la théorie de la raison
et de l'Etat. Goethe reprit plus tard la part négative
de chacun de ces mouvements: avec les Lumiéres,
il s'opposa aux bouleversements sociaux, avec le
Sturm und Drang, il se dressa contre I'Etat. Cette
fracture au sein de la bourgeoisie allemande l’empé-
cha de se mettre, idéologiquement, au diapason de
l'Occident, et Goethe, qui allait plus tard s'intéresser
de pres a Voltaire et Diderot, ne fut jamais plus fermé
a Vesprit francais que durant sa période strasbour-
geoise. Particulirement révélatrice est sa réaction
face au Systéme de la nature, le célébre manifeste du
matérialiste francais d’Holbach, oit souffle déja l’air
mordant de la Révolution francaise. Cet ouvrage lui
parut «si gris, si cimmérien’, si funébre», qu'il recula
devant lui comme devant un spectre. Il lui apparut
comme «la véritable quintessence de la sénilité, plat,
voire parfaitement insipide». Ce «triste crépuscule
athée» lui paraissait vide et creux?. Il réagissait par
1. N.d.T.: Allusion a Homére (Odyssée, XI, 14 sqq.: «La se trou-
vent la ville et le pays des Cimmériens, / couverts d'un voile de
Dbrouillard; sur eux jamais le soleil ne fait descendre ses rayons...»
{trad. Ph, Jacottet, Librairie F. Maspero, Paris, 1982)). (PR)
2. N.d. T.: Sur ce passage, cf. Goethe, Poésie et Vérité (IIL, 11),
trad. P. du Colombier, Paris, Aubier, 1941, p. 314 sq. (trad. mod,
eR)
Goethe 63
1 en artiste créateur, mais aussi en fils de patricien
francfortois. Goethe donna par la suite au Sturm und
Drang ses deux plus puissants manifestes, Gdtz et
Werther. Mais c'est 4 Johann Gottfried Herder que le
mouvement doit sa forme universelle, dans laquelle
il s‘organise en une véritable vision du monde. Dans
sa correspondance et ses entretiens avec Goethe,
Hamann et Merck', Herder fournit les mots d’ordre
du mouvement: Ie «génie original», «la langue:
révélation de l'esprit national», «le chant: premier
langage de la nature», «l’unité de I'histoire géolo-
gique et de l'histoire humaine ». Dans ces années-la,
Herder préparait sa grande anthologie des Chansons
de tous les peuples, qui couvrait l'ensemble du globe,
de la Laponie jusqu’a Madagascar, et devait profon-
dément influencer Goethe. Car dans ses poésies
Iyriques de jeunesse le renouvellement de la forme
du lied par Ia chanson populaire s’allie A la grande
libération opérée par le «Géttinger Hainbund».
«VoR ouvrit a la littérature les paysans des polders.
I pourchassa dans les Lettres les formes convention-
nelles du rococo, avec la fourche a fumicr, le fléau et
ce dialecte bas-saxon qui n’éte plus qu’a demi la cas-
quette devant son seigneur.» Mais dans la mesure
ou, chez Vo8, la description constitue encore la tona-
lité fondamentale de la poésie lyrique (de méme que,
chez Klopstock, le mouvement hymnique reste fondé
sur la rhétorique), c’est seulement avec les poémes
strasbourgeois de Goethe («Bienvenue et adieu»,
«Un ruban décoré», «Chant de mai», «Rose de la
bruyére») que I’on peut dire que la poésie lyrique
allemande s'est affranchie de la description, de
Vintention didactique, de I’action. Cet affranchisse-
1. N. d. T.: Johann Heinrich Merck (1741-1791), écrivain alle-
mand, critique redouté, exerga une influence sur Herder et Goethe.
Tl aurait servi de modele pour le Méphistophélés de Faust. (PR)64 uvres
ment, il est vrai, ne pouvait représenter qu'un stade
précaire et transitoire, au-dela duquel il allait au
xaxe siécle conduire la poésie lyrique allemande
vers son déclin; aussi Goethe, a la fin de sa vie, en
limitera-t-il délibérément la portée dans le Divan
oriental-occidental. Avec Herder il publia en 1773 le
manifeste Du caractére et de Uart allemands, dans
lequel figurait son étude sur Erwin von Steinbach, le
constructeur de la cathédrale de Strasbourg. C'est ce
texte qui devait ensuite rendre le classicisme fana-
tique de Goethe si scandaleux pour les romantiques,
au moment od ils redécouvriront l'art gothique.
Dans le méme horizon créatif s‘inscrit en 1772
Gétz von Berlichingen. Cet ouvrage fait clairement
apparaitre la fracture au sein de la bourgeoisie alle-
mande. Les villes et les cours, représentant un prin-
cipe rationnel grossiérement travesti en réalisme
politique, doivent incarner ici la troupe des parti-
sans sans esprit des Lumiéres, auxquels le Siurm
und Drang s'oppose en la personne du chef des pay-
sans révoltés. On pourrait étre tenté de voir dans ce
livre, qui prend pour arriére-plan historique la
guerre des paysans en Allemagne, une profession
de foi authentiquement révolutionnaire. I] n’en est
rien, car ce qui se fait jour dans le soulévement de
Gétz ce sont fondamentalement les tourments de la
caste des chevaliers impériaux, de l’ancienne classe
dominante, face au pouvoir émergeant des princes.
Si Gétz lutte et tombe, c'est d’abord pour lui-méme,
pour sa classe ensuite. L’'idée centrale de la piéce
n'est pas la révolte, mais l'inertie. L’action entreprise
par Gétz est une chevaleresque régression, elle est,
pour le dire de facon plus aimable et distinguée, un
geste de grand seigneur, I’expression d'un élan indi-
viduel, rien de comparable aux menées brutales
des brigands incendiaires. On voit ici se mettre en
place le mécanisme qui deviendra typique de toute
Goethe 65
rt recor Goethe: comme auteur dramatique, il
x irs a la séduction qu’e SI
iu lee ae le qu exercent sur
u es révolutionnaires, i
s‘écarter du sujet, soit lai n ouvrage ale ae
, Soit laisser son ouvrage a I'é
fragment. Le premi Gora von bee
- Le premier cas est celui de G6i
lichingen et dE, Sui de La Fal
igmont, le second celui d
naturelle. Combien Goeth remier drawe,
e, dés ce premier di
se soustrayait fondamentalement a [ie evolw.
sous ment a l’énergie révol
tionnaire du Sturm und Di ien ne le monte
re rang, rien ne le mont
plus clairement que la com, does
Blu clarement au Paraison avec les piéces
t eurs de sa génération. En 1774, 1
bublia Le Précepteur ou les Avantages d'une dducn
privée’, ot sont crament mises en L
conditions sociales qui régissai nte Gpodue ns
itions gissaient & cette 6
création littéraire, et qui é aoa
ne restérent pas non ph
sans effets sur I’évolution d pi geo,
le Goethe. La b i
sic allemande était loin d' paiesatte abr
e in d’étre assez pui
Pouvoir entretenir par ses pro} pes ine cae
laires, a servir de préceptcur a de nobles proprié-
i 7 Z
c ropri
\aires terriens et & accompagner de jeunes princes
car seules les ceuvres expressé
u x € ‘pressément autorisée:
" oe ministériel étaient protégées contre la
Sproduction dans les pays de l'Empire allemand
74, aprés que Goethe eut é1é appelé A Wear
Int, auprés de la Cour supreme de Empire, parment
jouffrances du jeune Werther. Ce livre fut peut-
1. N.d.T.: Jakob Michael Reinhold
faa Meapadilae iold Lenz, Le Précepteur, Le Nou.
Liarche 157245 Soldats. trad. René Girard et Jodl Lefebvre, Paris,66 Euvres
étre le plus grand succes littéraire de tous les temps.
Goethe, ici, réalise Vimage parfaite du créateur de
génie. Sien effet le grand écrivain est celui qui d’em-
blée fait de son monde intérieur une affaire publique,
et qui reprend tous les problémes du temps pour
en faire des problémes de son univers personnel,
de sa propre sphére d’expérience et de pensée, alors
Goethe, dans ses ceuvres de jeunesse, représente
ce type avec une perfection qui n’avait jamais été
atteinte avant lui. Dans Les Souffrances de Werther, la
bourgeoisie de l’époque voyait sa pathologie caracté-
risée d'une maniére a la fois perspicace et flatteuse,
tout autant que celle d’aujourd’hui dans la théorie
freudienne. Goethe entreméla le récit de son amour
malheureux pour Lotte Buff, la fiancée d'un de ses
amis, avec les aventures amoureuses d’un jeune litté-
rateur dont le suicide avait fait un certain bruit. Dans
les états d’ame de Werther, le mal du siécle déploie
toutes ses nuances. Werther n'est pas seulement
Yamoureux décu qui, dans sa détresse, se tourne
vers la nature comme aucun amoureux ne l’avait
plus fait depuis la Nowvelle Héloise de Rousseau;
c’est aussi le bourgeois dont la fierté se meurtrit aux
bornes de sa classe, et qui demande & étre reconnu
au nom des droits de l'homme, voire de sa simple
réalité de créature. En lui, Goethe fait entendre pour
la derniére fois avant longtemps l'élément révolu-
tionnaire dans sa jeunesse. Si, rendant compte d'un
roman de Wieland, il avait écrit: «Les nymphes de
marbre, les fleurs, les vases, les tapisseries bariolées
sur les tables de cette petite nation, quel haut degré
de raffinement ne présupposent-ils pas? Quelle inéga-
lité de rangs, quelle pénurie, oi s’étalent tant de plai-
sirs; quelle pauvreté, ot s’étalent tant de biens'»
1. N.d.T.: Goethe, Schriften zur Literatur (« Rezensionen in die
Frankfurter gelehrien Anzeigen der Jahre 1772 und 1773. 16. Der
Goethe 67
— le ton est désormais un peu plus tempéré: «Ilya
beaucoup @ dire en faveur des régles, comme a
la louange des lois de la société!.» Dans Werther, la
bourgeoisie trouve le demi-dieu qui se sacrifie pour
elle. Elle se sent sauvée, sans avoir été libérée: d’ott
la protestation de Lessing qui, avec une conscience
indéfectible de son appartenance de classe, aurait
voulu voir s’affirmer la fierté bourgeoise face a la
noblesse, et réclamait de Werther une conclusion
eynique?.
Apres les complications inextricables de son amour
pour Charlotte Buff, la perspective d'un mariage
bourgeois avec une fille de Francfort, belle, remar-
quable et considérée, pouvait apparaitre 4 Goethe
comme une solution. «Un rare décret de l’étre tout
puissant qui régne sur nous a donc voulu que, dans
le cours de mon aventureuse carriére, j'ai appris
méme ce que peut ressentir un fiancé>,» Mais ses
fiangailles avec Lili Schénemann ne furent qu'un
épisode tumultueux dans une lutte de plus de trente
ans contre le mariage. Que cette femme ait sans
doute été la plus remarquable, certainement la plus
libre de toutes celles qui entrérent dans le cercle
intime de Goethe, cela ne put en derniére instance
qu'accroitre les réticences de I’écrivain & contracter
avec elle une liaison. I prit la fuite en mai 1775
et partit pour Ia Suisse en compagnie du comte
Stolberg. Ce voyage fut marqué par la rencontre
goldne Spiegel [...]»), in Samuliche Werke, édition du Jubilé en
40 tomes, éd. Eduard von der Hellen, Stuttgart-Berl
1902 sqq.. t. XXXVL, 1, p. 33. (PR)
1. N.d. T.: Les Souffrances due jeune Werther, trad. B. Groetbuy-
sen, in Goethe, Romans, Paris, Gallimard, Bibliothéque de la
Pléiade, 1954, p. 12 sq. (PR)
2. N.d, T.: Gotthold Ephraim Lessing, lettre du 26
cee ea 1g, lettre du 26 octobre 1774
3. N.d. T.: Poésie et Vérité (IV, 17) (trad., op. cit., p. 449). (PR)i
68 Euvres
avec Lavater. Dans la théorie physiognomonique
de ce dernier, qui faisait alors sensation dans toute
l'Europe, Goethe retrouvait quelque chose de I'es-
prit dans lequel il abordait lui-méme l'étude de la
nature. Par la suite, pourtant, il s’irrita du lien étroit
que Lavater établissait entre l'étude du monde des
créatures et sa foi piétiste.
Sur le chemin du retour, Goethe fit par hasard
la connaissance du prince héritier, le futur duc
Charles-Auguste de Saxe-Weimar. Celui-ci l'invita &
sa cour, et Goethe ne tarda pas a s’exécuter. Ce ne
devait @tre qu’une visite, il y resta toute sa vie.
Goethe arriva 4 Weimar le 7 novembre 1775. Avant
la fin de l'année, il était nommé conseiller de léga-
tion, ayant siége et voix au Conscil d’Etat. Goethe
lui-méme s'est rendu compte dés le début qu’en
entrant au service du duc Charles-Auguste, il s'im-
posait une sujétion qui allait étre lourde de consé-
quences pour toute sa vie. Deux considérations
étaient intervenues dans cette décision. A une époque
ou J'agitation politique s'emparait de plus en plus
de la bourgeoisie allemande, sa position lui permet-
tait d'abord de toucher du doigt cette réalité-la. Son
intégration a un rang élevé de l'appareil adminis-
tratif, d’autre part, le soustrayait a la nécessité de
choisir son camp. Malgré les tiraillements intérieurs
qu'elle lui infligeait, cette position donnait 4 son
action et A son personnage une assise au moins
extérieure. A quel prix il allait devoir payer cette
sécurité, Goethe aurait pu s’en rendre compte — si
son indéfectible lucidité ne lui avait déja ouvert les
yeux la-dessus — par les réactions interrogatives,
‘décues, indignées de ses amis. Klopstock, Wieland
méme, comme plus tard Herder, furent heurtés par
la largesse avec laquelle Goethe répondait aux exi-
gences de sa charge et, plus encore, a celles que lui
imposaient le mode de vie et la personnalité du
Goethe 69
grand-duc. Car Goethe, I’auteur de Gérz et de Wer-
ther, représentait la fronde bourgeoise. Son nom
esait aan plus lourd que les tendances poli-
ques, a cette époque, n’avaient guére d’autre
expression qu’individuelle. Au xvimr sigcle, l'auteur
reas encore prophéte, et ses écrits n’étaient que
: spostille d'un Evangile qui semblait se traduire de
{p acon la plus complete dans sa vie elle-méme.
eimar, Goethe perdit l'immense autorité person.
nelle que lui avaient conférée ses premiers écrite
disons plutot: ses premiers messages. Mais comme
7 2 pei de lui que des choses extraordinaires,
les légendes les plus absurdes virent le jour. On
i que Goethe s’enivrait quotidiennement d'eau-
le-vie, que Herder préchait en bottes et en €perons.
& apres la messe, faisait a cheval trois fois le tour
< église — est ainsi qu’on s'imaginait l'activité
des génies dans les premiers mois 4 Weimar. Plus
ese que la base réelle que pouvaient avoir
ic telles exagérations, fut I’amitié entre Goethe et
Charles-Auguste, dont les fondements furent jetés a
cette époque, et qui devait plus tard garantir Ia
régence intellectuelle et littéraire de Goethe: la pre-
igre, depuis Voltaire, qui s'étendit & ensemble
le l'Europe. «En ce qui concerne le jugement du
monde», écrivait A cette époque le jeune Charles.
Auguste, alors Agé de dix-neuf ans, « qui pourrait voir
dun mauvais ceil que j'introduise le Dr Goethe dans
ma premiére assemblée, sans qu'il ait été ni fonc-
tionnaire, ni professeur, ni conseiller de la Chambre
ou du gouvernement, cela n'y change rien.»
Les souffrances et les tiraillements que Goethe
endura pendant ces premigres années 4 Weimar
trouvérent leur expression et un aliment supplé-
pata dans son amour pour Charlotte von Stein.
lettres qu'il lui adresse dans les années 1776.
1786 montrent, sur le plan du style, le passage pro-|
|
10 Euvres
gressif de la premiére prose de Goethe — cette prose
révolutionnaire qui entendait «priver la langue de
ses priviléges » — au large rythme apaisé qui roe
dans les lettres dictées en Italie, & V'intention de
la méme destinatrice, en 1786-1788. Sur le plan
du contenu, elles constituent la principale source
pour qui veut connaitre les difficultés que rencontra
le jeune écrivain face aux affaires administratives
et avant tout a la vie mondaine de la cour. Car
Goethe n’avait pas dans tous les domaines la méme
erect apprendre cet art, et «épia sur ce qu ‘on
appelle les gens du monde le secret de leur talent lo»
Tl n’aurait pu trouver plus dure école que cette rela-
tion hautement exposée dans le microcosme dune
petite ville de province. A quoi s’ajoute le fait aue
Charlotte von Stein, méme dans les années ot oC
communiqua si profondément avec l’univers de
Goethe, ne bouscula jamais & cause de lui les codes
de bienséance de la société de cour. Il fallut des
années & Goethe, avant que cette femme ne prenne
dans sa vie la place inébranlable et bienfaisante avi
permettra a l’écrivain de fondre son image dans ia
figure d’Iphigénie et d’Eléonore d’Este,
aimée du Tasse. C'est grace a Charlotte que Goethe
put s‘implanter & Weimar, et qu'il s'y implanta de
cette maniére. Elle lui fit découvrir non seulement
Ia cour, mais aussi la ville et la région. A cété de ses
rapports de service, Goethe rédigeait toujours bn
notes rapides ou plus développées a l'intention de
Madame von Stein, oi, comme dans toutes ses
lettres d’amour, il déployait la palette entire de ses
dons et de ses activités, SOE EE ae
ment comme dessinateur, peintre, jardinier, archi-
1, N.d. T.: Lettre & Charlotte von Stein du 1% jenvier 1780.
(PR)
Goethe nm
tecte, etc. Quand Riemer! raconte comment Goethe,
en 1779, sillonna pendant un mois et demi le duché,
le jour inspectant les grandes routes, sélectionnant
dans les services administratifs les jeunes gens aptes
au service militaire, le soir et la nuit se reposant
dans les petites auberges et travaillant a son [phigé-
nie, il décrit en miniature ce que fut I’existence de
Goethe durant toute cette période critique, exposée
Amille dangers.
Sur le plan littéraire, ces années virent naitre La
Vocation théatrale de Wilhelm Meister, Stella, Cla-
vigo, Les Lettres de Werther écrites de Suisse, Torquato
Tasso et avant tout une grande partie de ses plus
puissants poémes lyriques: « Voyage d’hiver dans le
Harz», «A la lune», «Le pécheur», «Seul celui qui
connait le désir», «Au-dessus de tous les sommets»,
«Secrets». Goethe, a cette époque, travaille aussi a
Faust, posant méme le fondement intérieur de cer-
taines parties du second Faust, puisque ce sont les
expériences faites durant ces premiéres années a
Weimar qui alimenteront le nihilisme politique cra
ment exposé dans le deuxiéme acte. Goethe écrit en
1781: «Notre monde moral et politique est miné par
des couloirs, des caves et des cloaques souterrains,
comme une grande ville A la cohésion de laquelle
personne ne pense ni réfléchit, pas plus qu’aux
conditions de vie de ses habitants; sauf que celui qui
en est quelque peu informé sera beaucoup moins
étonné si un jour le terrain s’effondre ici ou la, si sou-
dain une fumée [...] s’éléve ou des voix étranges se
font entendre2, »
Chaque effort que faisait Goethe pour renforcer
1, N. d. T.: Friedrich Wilhelm Riemer (1774-1845), familier de
la maison de Goethe & Weimar, il participa a l'édition de ses écrits
Posthumes et publia des Confidences sur Goethe (Mitteilungen tiber
Goethe, 1841). (PR) :
2. N.d.T.: Lettre a Lavater du 22 juin 1781. (PR)7 Euvres
sition a Weimar |'éloignait davantage du cercle
damis et du milieu créateur dans lesquels il avait
débuté a Strasbourg et 4 Wetzlar. L’autorité incom-
parable qui l’auréolait 4 son arrivée 4 Weimar et
qu'il avait su faire valoir face au duc, reposait sur sa
position dirigeante parmi les membres du Sturm
und Drang. Mais dans une ville de province ae
Weimar, un tel mouvement ne pouvait prendre pi
durablement et ne généra que de tumultueuses extra-
vagances sans lendemain. De cela aussi, Goethe prit
conscience d’emblée, et il s'opposa a toutes les oa
tatives visant a ressusciter l’esprit de Sasbeure
Weimar. Lorsque Lenz y parut en 1776 et ai ne
4 la cour les maniéres échevelées du Sturm “
Drang, Goethe le fit expulser. C’était un aoe le
sagesse politique — mais plus encore une dé! fense
instinctive contre I'impulsivité sans bornes et le
pathos qui avaient marqué le style de vie de sa jeu-
nesse, et qu'il ne se sentait pas en mesure d’ assumer
& la longue. Goethe avait vu dans ces malieux les
ravages que pouvait provoquer le culte débri 7
génie, et il avait été profondément ébranlé Par :
fréquentation de telles personnalités; c’est cc don
Wieland témoigne a cette époque lorsqu’il écrit ane
ami qu'il ne voudrait pas gagner la gloire de Go he
au prix des soulflrances physiques qu'il avait di
endurer. Aussi l’écrivain recourut-il par la suite aux
moyens les plus rigoureux pour ménager cette sen-
sibilité constitutionnelle. A voir combien Goethe s'est
donné de mal pour se tenir a l’écart Scan
tendances — de toutes les tendances nationalistes,
par exemple, et de la plupart des tendances ar al
tiques —, on se convainc qu'il devait redouter 7
étre directement contaminé. Lui-méme impute 2
cette constitution particuliére le fait qu’il n’ait jamais
it d'ceuvre tragique. 7 :
ous que Ta vie de Goethe A Weimar tendait
Goethe B
vers un certain équilibre — sur un plan extérieur,
son intégration dans la société de cour s'acheva en
1782 avec son anoblissement —, la ville lui devenait
plus insupportable. Son impatience prit la forme
d'une mauvaise humeur pathologique a l’égard de
Allemagne. Ti disait vouloir composer une ceuvre
que les Allemands hajraient. Sa répugnance allait
encore plus loin. Aprés deux années d’engouement
juvénile pour l'art gothique, les paysages allemands,
la chevalerie allemande, Goethe, A partir de l'age de
vingt-cing ans, découvrit et cultiva au plus profond
de lui-méme, d’abord de facon obscure et confuse,
puis de plus en plus clairement au cours des dix
années suivantes, une aversion pour le climat, les
paysages, l'histoire, la politique et le caractére de sa
nation. Il entretint avec passion et étaya par un sys-
teme argumenté cet état d’esprit qui déboucha en
1786 sur son brusque départ pour I'Italie. Il a lui.
méme présenté ce voyage comme une fuite. I] était
travaillé par tant de superstitions et de tensions
qu'il n’osa souffler mot de son projet A personne.
Durant ce voyage de deux ans qui le conduisit jus-
qu’en Sicile, en passant par Vérone, Venise, Fer-
rare, Rome’ et Naples, deux décisions mirirent en
lui. D'une part Goethe renonca a lespoir réguliére-
ment renfloué de consacrer sa vie aux beaux-arts,
S'il n’avait pas pris conscience de ce qu'il représen.
tait aux yeux de la nation, si pendant longtemps il
ne voulut pas quitter le réle du dilettante, cela tenait
en partie a ses doutes quant a la destination de son
génie; de 1a aussi les tatonnements et les mal-
adresses qui ponctuent son travail littéraire. Ce
génie portait trop souvent les traits du talent pour
que l’écrivain en eit la tache facilitée Le grand art
de la Renaissance italienne, que Goethe, sous l'in-
fluence de Winckelmann, ne distinguait pas rigou-
reusement de celui de l’Antiquité, fit naitre en lui,74 Eves
une part, la certitude qu’il n’était pas né pour étre
peintre, d’autre part, cette théorie esthétique d’un
classicisme borné, qui représente peut-étre le seul
domaine od Goethe se montrait plutét en retard
qu’en avance sur son temps. Sur un autre plan
encore, Goethe se retrouva Iui-méme. A propos de
la cour de Weimar, il écrit aux siens: « M'étant entié-
rement débarrassé de I'illusion que la belle semence
qui mérit dans ma vie et dans celle de mes amis
doive étre semée sur ce terrain, et que ces joyaux
célestes puissent étre sertis dans les couronnes ter-
restres de ces princes, j'ai retrouvé Ie bonheur de
ma jeunesse.» :
C'est en Italie que Goethe tira d’une premitre ver-
sion en prose la version définitive, en vers, d’Iphigé-
nie. L'année suivante, en 1787, il acheva Egmont.
Cette piéce n'est pas un drame politique, mais une
caractérologie du tribun allemand, tel que Goethe,
comme avocat de la bourgeoisie, aurait a la rigueur
pul'incarner. Mais cette image de l'homme du peuple
intrépide s'éléve dans une trop sublime clarté, et
c’est dans la bouche de Guillaume d’Orange et du
duc d’Albe que les réalités politiques trouvent leur
expression la plus netie. La fantasmagoric finale
— «La Liberté en habit céleste, baignée de lumiére,
sige sur un nuage» — montre l'idée prétendument
politique d’Egmont sous son vrai jour, comme une
simple inspiration poétique. Du mouvement révolu-
tionnaire de libération qui éclata aux Pays-Bas en
1566 sous la conduite du comte Egmont, ]’écrivain
ne pouvait prendre qu'une vue étroitement bornée:
du fait d’abord de son tempérament personnel et du
milieu social oi s‘inscrivait son travail créateur, l'un
1. N.d.T.: Ce n'est pas en Italie que Goethe écrivit ces phrases,
mais & Weimar, alors qu'il s était brievement dégagé de ses fone-
tions & la cour (a Knebel le 21 novembre 1782). (PR)
i
|
Goethe 5
et l'autre indissolublement liés aux notions conser-
vatrices de tradition et de hiérarchie, mais aussi a
cause de son attitude fondamentalement anarchiste
et de son incapacité & reconnaitre le réle historique
de I'Etat. Pour Goethe, l'histoire représente une
suite interminable de formes de domination et de
culture, dans lesquelles les grandes individualités,
César comme Napoléon, Shakespeare comme Vol.
taire, fournissent les seuls points d'appui. Il n'a
jamais pu adhérer & aucun mouvement national ou
social. Certes, nous ne possédons de lui aucune prise
de position fondamentale et structurée sur ces pro-
blémes, mais telle est bien la doctrine qui ressort
de ses entretiens avec I’historien Luden!, ainsi que
des Années de pélerinage de Wilhelm Meister et de
Faust. Ces convictions déterminent également sa rela-
tion avec l’auteur dramatique qu’est Schiller. Pour
celui-ci, le probléme de I’Etat a toujours été central.
L'Etat dans sa relation avec Vindividu fournit la
matigre de ses drames de jeunesse, I'Etat rapporté
au détenteur du pouvoir celle de ses ceuvres de matu
rité. Le ressort des drames goethéens n’est pas le
conflit, mais le développement. — La principale
ceuvre lyrique de la période italienne de Goethe, ce
sont les Elegies romaines, qui recueillent avec une
précision et une perfection formelle dignes de l’Anti-
quité le souvenir de maintes nuits d’amour romaines.
La pente sensuelle toujours plus marquée de son
caractére l'amena a se recentrer sur lui-méme et A
restreindre désormais son champ d'action. Encore
en Italie, Goethe adressa au duc une lettre qui est un
chef-d'ceuvre de style diplomatique, pour obtenir
d'etre libéré de toutes ses fonctions administratives
et politiques. Sa demande fut acceptée, et si Goethe
1. N. d. T.: Heinrich Luden (1780-1847), historien allemand,
professeur a Iéna, représentant du libéralisme national. (PR)6 uvres
néanmoins ne put retrouver que par de longs détours
le chemin d'une production littéraire soutenue, la
cause principale doit en étre cherchée dans ses
rapports conflictuels avec la Révolution francaise.
Pour comprendre ce débat intérieur, il faut envi-
sager — comme dans toutes les prises de position
dispersées, décousues, obscures que lui inspire la
politique — moins la somme de ses improvisations
théoriques que leur fonction.
Il ne fait aucun doute que Goethe, fort des expé-
riences qu’il avait faites comme conseiller de léga-
tion bien avant le déclenchement de la Révolution
francaise, ait tenu pour hautement problématique le
despotisme éclairé du xvur siécle. S'il n’a toutefois
pas pu se réconcilier avec la Révolution, ce n'est pas
seulement en raison de son attachement profond
au régime féodal, ni seulement parce qu'il refusait
par principe toute remise en cause violente de la vie
publique, mais avant tout parce qu’il lui répugnait,
qu'il lui était méme impossible de réfléchir sur un
plan fondamental aux questions que pose la vie poli-
tique. S'il ne s'est jamais exprimé sur les «limites
de l’action de I’Etat» d'une maniére aussi claire que,
par exemple, Wilhelm von Humboldt, c'est parce
qu'il poussait le nihilisme politique si loin qu'il n’au-
rait osé en parler autrement qu’a mots couverts. I]
suffit de dire que le programme que Napoléon mit
plus tard en ceuvre, lorsqu’il chercha 4 démembrer
le peuple allemand en différents groupes ethniques,
n’avait aux yeux de Goethe rien de monstrucux,
qui voyait au contraire dans cette totale désintégra-
tion la forme extérieure d’une communauté dans
laquelle les grands individus pourraient délimiter
un champ d'influence — & I'intérieur duquel ils
pourraient régner en patriarches, et, par-dela les
siécles et les frontiéres nationales, s’envoyer leurs
signaux spirituels. On a dit avec raison que I’Alle-
Goethe 7
magne de Napoléon aurait été i
incarnation ene aul pou Goethe, dene
roman et francais, le terrain d'action le plus apna
prié. Mais sa relation avec la Révolution est gale.
ment marquée par l’extréme sensibilité, l’émotion
pathologique avec Jesquelles il réagissait aux grands
Politiques de son temps. Certains épi-
eee de la Révolution francaise touchaient Vécri.
in comme des épreuves personnelles, de sorte
qu'ordonner d'une facon fondamentale et sur de
Purs principes le monde du politique lui paraissait
aussi impossible que de vouloir régler de cette
maniére la vie privée d'un individu Particulier.
deérait as, 8 Minstar de Lessing, comme le combat-
7 Hgarde des classes bourgeoi i
plutét comme leur émissaire, leur ambassadeas
auprés du féodalisme allemand et des princes. Cest
a partir des conflits induits par cette position repré-
oe que s'expliquent ses éternelles tergiversa-
boneeas . grand représentant de la littérature
pours classique — laquelle constituait le seul
‘itre incontestable dont pouvait se Prévaloir le peuple
allemand pour Prendte rang parmi les nations culti,
monde moderne — ne in i
culture bourgeoise autrement ‘que dave te cok
a 7 Brat féodal sublimé. Si Goethe rejeta la Revo.
“ion Irangaise, ce ne fut certes pas
point de vue féodal — a partir deTidee potter eat
que toute culture, y compris la culture bourgeoise,
ne pouvait prospérer qu’a l'ombre et sous la protec.
Hon d'un pouvoir absolu —, mais aussi du point de
vue de la petite-bourgeoisie, c'est-a-dire du simple
particulier qui cherche craintivement a prémunir
son existence contre les bouleversements politiques8 ures
qui se produisent a l’entour. Mais que ce soit dans le
sens du féodalisme ou dans celui de la petite-bour-
geoisie, ce refus n’était ni absolu, ni sans équivoque.
C’est ce qui explique que, parmi les ceuvres travers
lesquelles il essaya dix années durant de s’expliquer
avec la Révolution frangaise, pas une seule ne put
acquérir une place centrale dans l'ensemble de sa
production.
Entre 1792 et 1802, Goethe ne compose pas
moins de sept ceuvres dans lesquelles il tente inlas-
sablement de tirer de la Révolution francaise une
formule irréfutable ou une image définitive. II ‘agit
d’abord soit d’écrits secondaires — qui, avec Le
Grand Cophte et Les Révoliés, marquent l'étiage de
toute la production de Goethe —, soit — avec La
Fille naturelle — d'une tentative qui était condam-
née a rester a ]'état de fragment. C’est dans deux
ceuvres qui chacune & sa maniére réussissent a trai-
ter la Revolution pour ainsi dire en bagatelle! que
Goethe se rapproche le plus du but recherché. Her-
mann et Dorothée utilise ces événements historiques
comme un arriére-plan ténébreux, qui fait ressortir
tout le charme d’une idylle provinciale allemande,
tandis que Goupil le Renard dissout le pathos de la
Révolution dans une satire en vers, qui trés signi-
ficativement se replie sur la forme médiévale de
l'épopée animale. Toile de fond d'un tableau moral
dans la premiére, la Révolution apparait dans la
seconde de ces ceuvres comme une affaire d’Etat
comique, un interméde dans l'histoire animale de
Vhumanité. L'écrivain s’affranchit ainsi des traces
de ressentiment qui sont encore perceptibles dans
les précédentes tentatives de traitement de ce maté-
riau, en particulier dans les Entretiens d'émigrés alle-
mands. Mais que l'histoire & hauteur véritablement
1. N.d.T.: En francais dans le texte. (PR)
Goethe 79
ee s'organise autour du monarque — telle est
lam axime hiérarchique, féodale, qui garde le der-
IS Cette partie de I'ceuvre.
tant, c'est Précisément Ja figure du roi tat La bille
fone a oh lui le Thoas d'fphigénie, le roi comme
UGarbllon de Ta Revenge ois dans Te
iment entrance «Revolution, se trouve ineluctable:
wis, problemes pol tiques auxquels la production
a ethe se trouva confrontée d;
demizre déconnie du aun siécle le déterminoeers
y verses échappatoires. Si
refuge fut l'étude des sei ature Soa
g ‘ciences de la nature. Schill
ne s'est pas trompé sur la bade qui
e ; part de dérobade qui
entrait dans les activités scientifiques de Goethe en
& Korner! en 1787: «L'esprit
2 modelé tous ceux qui font partie de
cercle, Un fer épris Philosophique pour toute spé-
ute recherche, & quoi s'ajoute u
2 In atta-
chement a la nature poussé jusqu’a Palfectaion 4
a ~~ ses cing sens — en un mot, une certaine
licité puérile de la raison les caractén:
toute la secte qui Pentoure ici. On melee ecu
‘oure ici. On préfére cueilli
os ae bi Pratiquer la minéralogie, que se perdre
péculations. L’idéc peut étre sais
; I saine
bonne, mais on peut aussi beaucoup exagérer. » Ces
ar aux ce n’étaient pas faits pour rendre
is réceptif aux événements politi
ne comprenait l'histoire que ¢ seoie cia:
relle, pour autant qu'elle western Hee pee ete
elle, qu'elle restait liée a la créa
tant g ture.
Cest pourquoi la pédagogie, telle qu'il la développa
1. N. d. T.: Christian Gottfrie
tionnaire allemand. proche sini ce Sern
respondance suivie (4 volumes), (PR)
t (1756-1831), haut fone
, avec qui il eut une cor-80 Euvres
plus tard dans Les Années de pélerinage de Wilhelm
Meister, fut le poste le plus avancé qu'il parvint &
occuper sur le terrain de l'histoire. Cet intérét pour
les sciences de la nature s‘opposait a la politique,
mais également a la théologic; en lui, le spinozisme
anticlérical de l’écrivain a trouvé son expression la
plus féconde. Quand il prend position contre les
€crits piétistes de son ancien ami Jacobi, pour qui la
nature dissimule Dicu, Goethe retient avant tout
de Spinoza l’'idée que la nature, comme I'esprit, est
un aspect manifeste du divin. C'est cela qu'il vise
lorsqu’il écrit 4 Jacobi: «Toi, Dieu t’a puni par la
métaphysique [...], moi, il m’a béni par la phy-
sique'.» — Le concept sous lequel Goethe expose
les révélations que lui apporte le monde physique,
est le «phénoméne originaire». 1 est initialement
apparu dans le cadre de ses études de botanique et
d’anatomie. En 1784, Goethe découvre que les os
craniens résultent de la transformation des premiers
éléments de la colonne vertébrale; l'année suivante
il met en évidence le processus de la «métamor-
phose des plantes», qui fait dériver tous les organes
des plantes, depuis les racines jusqu’a l’étamine, de
la forme foliacée. I parvient ainsi 4 concevoir une
«plante originaire», que Schiller, dans son célébre
premier entretien avec |'écrivain, définit. comme
une «idée», mais a laquelle Goethe ne veut pas refu-
ser toute réalité sensible. Les études scientifiques
de Goethe tiennent dans l'ensemble de son ceuvre
la place qu’occupe souvent, chez des artistes de
moindre envergure, l’esthétique. On ne peut com-
prendre cet aspect de la création goethéenne que si
Yon garde présent a l’esprit qu’a la différence de
presque tous les intellectuels de cette €poque, il n’a
jamais fait sa paix avec la «belle apparence». Ce
1. N.d.T,; Lettre a Jacobi du 5 mai 1786. (PR)
Goethe 81
aon pas l'esthétique, mais Vobservation de la nature
g ‘ut permet de concilier la littérature et la poli-
fiaue, Mais c'est Précisément Pour cette raison
it se confirmer sur ce pl: i
devant certaines im: i ‘le domaine eke
‘S innovations, dans le domaine tech-
pigue comme dans le domaine politique. Au seuil
oa €poque qui Sera celle des sciences de la
Sion oh le aoc oltza si prodigicusement la préci-
= c le champ des perceptions sensibles, il en
: fan encore une fois aux anciennes formes d’étude
de ja nature: «L homme en lui-méme, pour autant
Se sert sainement de ses sens, est i
le plus puis-
sant et le plus exact des appareils c'observation
Rayglate qui puisse exister, et le grand malheur
ne 1ee osiaue moderne consiste précisément en ce
pe des experiences sont, Pour ainsi dire dissociées
+ que l'on réduit [...] la nature &
ies ce
eee instruments artificiels!.» La destinas
Premiére et naturelle de la science, ,
atur ice, selon Goethe
st de Permettre & Vhomme de se rendre compte &
1 € Ses actes et de sa pensée. La
mation du monde par la tech ‘est pes vial
nde pz nique n’est pas vrai-
ment son affaire, bien que, dams sa Vieillesse, il
cidité l’immense por-
ee - ce mouvement. La connaissance de la nature
Ha 8 ses yeux de Plus haute utilité que de donner
vie. I tire de cette conception i
reux pragmatisme: « i est £6 a seul est
eux pr 2 Ce qui est fécond, cela seul est.
Goethe appartient 4 la fami
la famille de ces grands espri
ri
pour lesquels, fondamentalement, Vart ‘existe pas
comme réalité isolée. La théorie du phénomene br
1. N. d. T.: Goethe, Maximen und Refle
. , lexionen, 6d. Mas
Weimar, Verlag der Goethe-Gesellechale, 1907 foe ey
2Nod Te Ve c
rent), (BR), VETS STAHL du pokme «Vermachinis» (eTestac82 Euvres
ginaire, en tant que connaissance Scena ee
tituait pour lui en méme temps la vérital + os
rie de art, tout comme la philosophie scol astique
pour Dante et les arts techniques pour Diirer. ae
tement parler, seules ses découvertes en er oe
de botanique renouvelérent les perspectives la
science. On s'accorde également a reconnaitre
Vimportance de ses écrits sur lostéologie, fae
mise en évidence de I’os intermaxillaire, au n a
cependant pas une découverte. Sa Météoro! ogi, en
revanche, ne suscita pas un grand écho, tan fa é -
les plus vives contestations s’élevérent contre le
Traité des couleurs — qui représentait pour Goet the
le couronnement de son ceuvre scientifique, pet a
étre méme, d’aprés certaines de ses secretions a
son ceuvre tout entiére. La discussion aol ce texte,
qui constitue le document le plus fourni de la science
goethéenne de la nature, a ét€ récemment relan-
cée. Le Traité des couleurs s'oppose font ee
& optique newtonienne. L’antithése fon a nt
dont procéde la polémique parfois extrémement : pre
que Goethe soutint des années durant, ae bi
Ie point suivant: pour Newton la lumiére F anche
résulte de la combinaison de lumiéres on la
dis que Goethe y voit la nature Ja plus simple, a plus
indivisible, la plus homogéne que nous cone 7
juaires coborées's Le Tui des couleurs ent
lumitres colorées'.» Le Traité «
sage les couleurs comme des métamorphoses de. i
lumiére, comme des phénoménes qui se fear a ja
dans la lutte de Ja lumiére avec l'obscurité. Ou
Vidée de métamorphose, la notion bores 7
est ici pour Goethe celle de la polarité, qui traverse
toutes ses recherches. L’obscurité n’est as ne
simple absence de lumiére — sans quoi nous
1. N.d.T.: Lettre a Jacobi du 15 juillet 1793. (PR)
Goethe 83
sée 4 la lumiére. Dans le cadre de cette problé-
matique, il s'avise a la fin de sa vie que l’animal et
la plante se sont peut-étre développés A partir de
leur état originaire sous I'action de la lumiére et
de Vobscurité. Un trait caractéristique de ces tra,
vaux scientifiques est que Goethe, ici, se montre
aussi Ouvert & l'esprit de I’école romantique qu'il
sen démarque dans son esthétique. — L’orientation
Philosophique de Goethe se comprend beaucoup
moins a partir de son ceuvre littéraire que de ses
écrits scientifiques. Spinoza est resté pour lui, depuis
Villumination de jeunesse consignée dans le célébre
fragment « Nature», le saint patron de ses études de
morphologie. C'est a travers elles qu'il put par la
suite se confronter & Kant. Alors que Goethe reste
hermétiquement fermé a la grande ceuvre critique
— la Critique de la raison pure — et tout autant
a la Critique de la raison pratique — c'est-a-dire A
Véthique kantienne —, il nourrissait pour la Critique
de la faculté de juger la plus grande admiration. Dans
cette ceuvre, en effet, Kant rejeite V'explication téléo-
logique de la nature sur laquelle s'appuyait encore la
philosophie des Lumieres, le déisme. Goethe devait
lerejoindre sur ce point, ses propres recherches dans
le domaine de l'anatomie et de la botanique ayant
amené sur des positions trés avancées dans l’attaque
menée par la science bourgeoise contre I'approche
‘éléologique. La definition que Kant donne del'orga-
nique, comme une finalité dont la fin ne se trouve
pas au-dehors, mais a I’intérieur méme de la créa-
ture, correspondait aux conceptions de Goethe. Les
deux hommes s’accordaient pour penser que I'unité
du beau, y compris du beau naturel, est indépen-
dante de toute fin.
Plus Goethe eut a souffrir des répercussions de la
situation européenne, plus il chercha a donner un84 GEuvres
fondement solide a sa vie privée. C’est ainsi que I ‘on
doit s’expliquer qu’il ait mis fin, peu ae ae
’Ttalie, a lation avec
son retour d’Ttalie, a sa rel ne ton
i i future femme, Christian
Stein. Sa liaison avec sa e _
i é éme Epoque, constit
Vulpius, rencontrée a la mi Saale
i é it un grave scandale p.
See Games Wel Il ne faudrait pour-
société bourgeoise de Weimar. drat pour.
voir dans cette liaison avec une fil
peuple, ouvritre dans un atelier floral, le témoignage
rune particulié desprit de l'écri
d'une particuliére ouverture d’esp rivain
i inisation de sa vie p)
sur le plan social. Dans l'organis aay
ait aucune maxim
vée non plus, Goethe ne suivait aucune maxime,
it pas de révolutionnaire. Christic
Gabord mere que sa petite amie. Cone, liaison i
é ment plus que
marquable par son développement plu r
son ‘origine Bien que Goethe n a SEE ae
é r
, ni peut-éire essayé de combler | te
citron de niveau qui les séparait, bien que Chis:
tiane ne dat pas seulement, par son origine, eral
quer la société petite-bourgeoise ae
i i ter de:
i, par son mode de vie, hew pits plus
ibres 6 plus einen, bien que Ta fate eon
fat prise au pied de Ia lettre uct
Sex parteraires Goethe ennoblit cette aes
’il avait choisie en dét
ec elle la femme qu'il avait a
pa position, si difficile en ace une owe eae
é d'ame; en
térable et une belle fermeté e oe
i "Egli 7, quinze ans aprés
leur union par l'Eglise en 1807, ans ap ral
il i t la société a reco
rencontre, il obligea la cour et A
i avec Madame von
‘itre la mére de son fils. Mais avec
Stein, c'est seulement apres des années de profonde
aversion que se dessina une pale réconciliai ion
En 1790, Goethe fut nommé ministre d Etat charg:
des cultes et de l’enseignement, quoi s'ajouta un an
irecti éa la cour.
tard la direction du théatre de la cour: s
Eoaenile il déploya une activité inépuisable, qui
s’étendit d'année en année. Toutes les institutions
Goethe 85
scientifiques, tous les musées, I’ niversité d'Téna, les
établissements d’enseignement technique, les cho-
rales, I'Académie des beaux-arts, étaient du ressort
direct de l'écrivain, dont Vinfluence s'exergait sou-
Vent jusque dans les détails les plus infimes. Paralle.
Iement a quoi il s’attachait aussi & faire de sa propre
maison un centre culture} européen. Son activité de
collectionneur s‘étendait bien au-dela des domaines
ou le portaient ses intéréts de chercheur et d'ama-
teur. Ses collections allaient donner naissance au
musée Goethe de Weimar, avec sa galerie de pein.
tures, ses salles de dessins, de faiences, de monnaies,
danimaux naturalisés, d’os et de plantes, de miné-
taux, de fossiles, pour ne rien dire de ses collections
de livres et d'autographes. L’universalité de Goethe
ne connaissait pas de bornes. Quand il ne pouvait
acquérir la maitrise d'un art, il voulait au moins y
avoir la compétence d'un amateur. En méme temps,
ces collections formaient le cadre d'une existence qui
de plus en plus se déroulait en Teprésentation sous
les yeux de l'Europe entiére. Elles conféraient on
outre l’écrivain I’autorité dont il avait besoin pour
organiser le mécénat princier & une écheile que l’Alle-
magne n’avait encore jamais connue. Avec Voltaire,
un homme de lettres avait su pour la premiére fois
s'assurer une autorité européenne, et défendre face
aux princes le prestige de la bourgeoisie par un
mode de vie aussi imposant sur le plan intellectucl
gue sur le plan matériel. Gocthe, & cet égard, est le
suecesseur direct de Voltaire. Sa position, comme
celle de Voltaire, doit se comprendre sur un plan
Politique. Et s'il rejeta la Révolution francaise, i! sut
exploiter plus délibérément et avec plus de virtuosité
que quiconque le surcroit de pouvoir qu’elle apportait
alexistence de l'homme de lettres. Certes Ja situation
financiére de Goethe ne peut se comparer a celle de
Voltaire, qui, dans la seconde moitié de sa vie, avait86 Guvres
is une fortune véritablement a eo
pour comprendre la frappante opiniatreté fae a
Fain faisait preuve en na Pe pas fea ea
or qui se considera partir du tournant dv siécle
pee le fondateur d'un patrimoine national ee
«Durant toute cette décennie, ce cea qui
inlassablement poussa Goethe a s' arrac Hath patti
frees de l’action politique, mais aussi 4 | abs« pe
conten lation de la nature, pour revenir @ la cr ye
feraire. La premiere rencontre entre les deux Er
i é yethe
ihe denseuta dabord sane lft. Cela correspon
Gait tout a fait a l'état d’esprit dans Ee ec
hommes se trouvaient l'un ne “ ae aaa
Jer était alors l’auteur qui, dans o omennan de
re erieeey Carles avait traduit en formules tran
i arlos, :
Teaes'a conscience de son appartenance de classe:
i i antit ate
fer tematives faites par Goethe pour parvenir & une
a enna eodérée, Tandis que le premier voulait
cea Tutte des classes sur toute la ligne, le
second s'était depuis longtemps ee solide
Ce ae
Gelaclasse bourgeoise restant en revanche Lea
e iéfensive. Qu'il ait pu y avoir un compromis entre
incense Qu tp See co
Soe eer ciee de classe de la bourgeoisie alleman: fe
& ait peu affermie. Ce compromis eut lieu sous
signe de la philosophie kantienne. Dans i Lettres
Sur l'éducation esthétique de l'homme, Schiller
lus grand
ich Cotta (1764-1832), le pl 7
on distaaat de Repogue, La maleon edition fone pa
oe ‘encore aujourd'hui (Klett-Cotta). (PR)
Goethe 87
appliqué a Vintérét esthétique les formulations radi-
cales de la morale kantienne, en les privant de lear
mordant aj
igressif et en en faisant un instrument de
construction historique. Cela permit une entente ou
plus exactement un armistice avec Goethe. En rea,
lité, le commerce entre les deux hommes devait
toujours rester marqué par la réserve diplomatique
gue ce compromis avait exigé d’eux. Avec un seru,
pule presque anxicux, ils cantonnaient leur discus,
sion aux problémes formels de Veeuvre littéraire.
A cet égard, certes, elle marqua son époque. Leur
correspondance constitue un document soigneuse.
ment rédigé, soupesé dans ses moindres termes, qui,
pour des raisons idéologiques, a toujours été tenuen
plus haute estime que la correspondance plus pro-
fonde, plus libre et plus vivante que Goethe entretint
a la fin de sa vie avec Zelter'!. Le critique jeune-
allemand Gutzkow a a juste titre parlé de la onde
des «subtiles distinctions entre diverses tendances
esthétiques, diverses théories artistiques» qui sans
cesse reviennent dans cette correspondance; il a
également raison d’en rendre responsable la criante
dissonance que produit ici la rencontre de l'art et de
Thistoire. Aussi les deux écrivains n'ont-ils pas tou-
jours trouvé l'un chez l'autre beaucoup de compré-
hension, méme pour leurs plus grandes csuvres. «fl
était», dit Goethe A propos de Schiller en 1829,
«comme tous ceux qui procédent trop de l'idée. Ii
Wavait pas de repos, et n’arrivait jamais a finir Ld
Il me fallait toujours tenir bon, écarter et préserver
mes ceuvres et les siennes de telles influences?, »
1, N. d. T.: Karl Friedrich Zi
di
‘lier (1758-1832), compositeur alle-
mand. D'abord macon,
ea a partir de 1800 l’Académie de
chant de Berlin, avant d'accéder au poste de professeur a Teniree
de ceite ville. Six volumes de correspondance avee Gesthe
dont il fut ami depuis 1795. (PR)
2. Nd. T: Goethe a Eckermann le 23 mars 1829. (PR)88 Euvres
L'impulsion de Schiller profita d’abord aux bal-
lades de Goethe («Le chercheur de trésor», «L’ap-
prenti sorcier», «La fiancée de Corinthe », «Le diew
et la bayadére»). Le manifeste officiel de leur alliance
littéraire fut cependant les Xénies. L’almanach parut
en 1795. Il prenait position contre les ennemis des
Heures' de Schiller et contre le rationalisme vul-
gaire, dont le cercle berlinois de Nicolai? était le
foyer. Le coup porta. L'impact littéraire fut renforcé
par |’intérét anecdotique: les deux écrivains assu-
maient en effet collectivement la responsabilité
de l'ensemble, sans révéler lequel était l’auteur de
chaque distique particulier. Malgré toute la verve et
Vélégance de l’attaque, il y avait dans ce procédé
quelque chose de désespéré. Le temps de la popula-
rité de Goethe était révolu, ct si son autorité s‘ac-
crut de décennie en décennie, il ne devait jamais
plus étre un auteur populaire. Le dernier Goethe, en
particulier, nourrissait pour le public des lecteurs
ce mépris prononcé qui distingue tous les écrivains
classiques & l'exception de Wieland, et qui culmine
dans certains passages de la correspondance avec
Schiller. Goethe n'entretenait aucun rapport avec le
public. «S'il exerga une puissante influence, il n'a
jamais lui-méme vécu ou continué a vivre dans l'es-
prit par lequel, a ses débuts, il enflamma le monde. »
Tne savait pas ce qu'il apportait de positif a I’Alle-
magne. Il a encore moins su s’accorder avec une
direction ou une tendance quelconque. Sa tentative
pour former avec Schiller un tel mouvement resta
en définitive illusoire. C'est pour détruire cette illu-
sion que le public allemand du xne siécle, & juste
i, N. dT: Die Horen, revue publiée par Schiller de 1795
& 1798. (PR)
2. N. d. T.: Christoph Friedrich Nicolai (1733-1811), critique
allemand et animateur de revues littéraires, représentant du
déisme rationaliste des Lumiéres. (PR)
Goethe 89
titre, a réguligrement cherché a oj
ett gies cherché onpon: eden
de Weimar sur la grande masse des Allemands n'est
Pas passée par eux, mais par les revues de Bertuch
et Wieland’, par I’Allgemeine Literarische Zeitung et
le Teutscher Merkur. « Nous nous refusons», éerivit
Goethe en 1795, «A appeler de nos veux les boule.
versements qui pourraient en Allemagne ouvrir la
voie & des ceuvres classiques?. » Ce bouleversement
C'est I’émancipation de la bourgeoisie, qui se produi.
en 1848, trop tard pour encore produire des
ceuvres classiques. Le caractére allemand, 'esprit de
Ja langue allemande:: telles étaient certes les cordes
sur lesquelles Goethe jouait ses puissantes mélodies
mais la caisse de résonance de cet instrument nétait
pas I’Allemagne, c’était I'Europe de Napoléon.
Goethe et Napoléon étaient habités par la méme
vision: I'émancipation sociale de la bourgeoisie sous
Ja forme politique du despotisme. C’était la '« impos.
sible», I’«incommensurable », I’«insuffisant» qui les
aiguillonnait au plus profond d’eux-mémes. Cette
quéte conduisit Napoléon a sa perte. De Goethe au
contraire on peut dire que, plus il avanca en ge,
plus il conforma son existence a cette idée politique.
il marqua délibérément sa vie du sceau de l'incom.
mensurable et de l'insuffisant, et en fit le petit arché.
type de son idée politique. S’il était possible de tracer
de telles lignes de démarcation, on pourrait dire que
lapoésie de Goethe symbolise la liberté civile au sein
1. N. d. T.: Rappelons que Christo
3 ph Martin Wieland (1733-
1813) avait, avant Goethe’ lat de Weimae une Aino Ae:
mande», un centre culturel tourné vers humanisme liberal’ des
Lumitres; Friedrich Justin Bertuch (1747-1822), éerivain et tra,
ducer, était le cofondateur de Tallgemeine Lterarische Zeitung.
2. N. d. T.: Goethe, «Literarischer Sansculottismus», in
lie Werke, op. ci, XXXVLp. M41 BR) em” Some|
90 Guwrres
de cet Etat, tandis que l'organisation de son exis-
tence privée correspond entitrement a la compo-
sante despotique. En réalité, la vie comme I’ceuvre
de l’écrivain montrent I'interaction de ces tendances
inconciliables: sa vie, en associant la liberté de la
transgression érotique 4 un rigoureux régime de
«renoncement», son ceuvre, en esquissant une posi-
tion dont la dialectique politique n’apparait nulle
part plus clairement que dans le second Faust. C'est
seulement dans ce cadre que l’on comprend com-
ment Goethe, pendant ses trente derniéres années, a
pu entigrement subordonner son existence aux caté-
gories bureaucratiques de la compensation, de la
médiation, de l’ajournement. Il n'y a pas de sens
a vouloir juger son comportement sur un critére
abstrait de moralité. C’est une telle abstraction qui
rend si absurdes les attaques que Bérne, au nom
de la Jeune-Allemagne, lanca contre Goethe. Les
maximes et les traits les plus remarquables du mode
de vie de |’écrivain, précisément, ne sont compré-
hensibles qu’a partir de la position politique qu’
s'était forgée, dans laquelle il s'était projeté. Celle-ci
présentait avec celle de Napoléon une affinité cachée,
mais d’autant plus profonde, tellement déterminante
que l'époque post-napoléonienne, la puissance qui
avait renversé Napoléon, ne pouvait plus la com-
prendre. Le fils de bonne famille grimpe |’échelle
sociale, laisse tout derriére lui, devient I’héritier
d'une révolution et d’une puissance devant laquelle
tout tremble (Révolution francaise; Sturm und
Drang), et & l'instant oi il a le plus profondément
ébranlé l'ordre d'hier, par un coup d’Etat, fonde
sa propre domination dans les formes mémes de
l'ancien féodalisme (Empire; Weimar).
Lhostilité de Goethe pour les guerres de libéra-
tion, scandale insurmontable du point de vue de
l'histoire bourgeoise de la littérature, semble parfai-
Goethe 91
tement naturelle quand on la ray -
posés politiques qui étaient les siens, Napcioee
avant d’étre le fondateur de I'Empire européen,
était aux yeux de l'écrivain "homme qui lui avait
apporté un public européen. Lorsque Goethe, en
1815, se laissa finalement convaincre par Ifflend!
décrire une piéce — Le Réveil d’Epiménide — pour
célébrer entrée des troupes victorieuses 4 Berlin, il
ne parvint a renier Napoléon qu’en se cantonnani A
Vaspect chaotique, nocturne, de la puissance pri-
mordiale qui, a travers cet homme, avait secoue
'Europe. Il n’avait aucune sympathie pour les vain.
queurs. D'autre part, la douloureuse détermina,
tion avec laquelle il chercha a se défendre contre
Vesprit qui avait gagné I’Allemagne en 1813 traduit
la méme idiosyncrasie qui lui rendait insupportable
le séjour dans des chambres de malade ou la prox
mité des mourants. Son aversion pour la condition
soldatesque traduit certainement moins le rejet de
'a discipline militaire, fit-ce sous sa forme la plus
rigoureuse, que la répugnance envers tout ce qui
tend & dénaturer la figure humaine, depuis luni.
forme jusqu’a la blessure. Ses nerfs furent mie 2
nude épreuve lorsqu'il dut, en 1792, accompagner le
duc dans les rangs des armées alliées entrées en
France. Goethe dépensa alors des trésors d'ingénio-
sit€ pour se défendre des événements dont il était
témoin et se réfugicr dans l'observation de la nature,
les travaux d’optique et Ie dessin. Son livre sur Le
Campagne de France est aussi important pour la
Gonnaissance de Uécrivain, quril est faible et confus
lans la discussion de: iti
dans la diseus s événements de la politique
orientation politique et européenne, voila ce qui
1. N. d. T.: August Wilhelm Iffl Z direct
Theatre national de Berlin, PR) 1759-1814. direceur duwee
02 uvres
caractérise les derniéres productions poétiques de
Goethe. Mais c'est seulement aprés Ia mort de Schil-
ler qu'il sentit ce sol inébranlable sous ses pieds. En
revanche la grande ceuvre de prose qui aprés une
longue pause fut encore remise en chantier et
menée a bien sous I'influence directe de Schiller, les
Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, est mar-
quée par I'hésitation de Goethe a s'aventurer au-dela
des avant-cours idéalistes de l'humanisme allemand,
dou il devait ensuite parvenir 2 un humanisme
cecuménique. L’idéal des Années d’apprentissage
— la formation individuelle — et l'environnement
social du héros — les comédiens — sont en effet
rigoureusement ordonnés l'un a !’autre, ils sont tous
deux des emblemes de cette sphére de pensée spéci-
fiquement allemande de la «belle apparence» qui
ne disait pas grand-chose a la bourgeoisie occiden-
tale, alors en train d'accéder aux commandes. De
fait, mettre des comédiens au centre de I’action,
cétait presque une nécessité poétique pour un
roman bourgeois allemand. Goethe esquivait ainsi
toute réalité politiquement déterminée — il est vrai
qu'il intégrera d’autant plus brutalement cet élé-
ment dans la suite qu'il donnera vingt ans aprés a
son roman de formation. Que I’écrivain ait ici pris
pour héros un demi-artiste, cela assura & Wilhelm
Meister, dans la situation qui était celle de I’Alle-
magne & la fin du xvine siécle, son influence déci-
sive. Il constitue le point de départ de tous les
romans d’artiste du romantisme, depuis Henri d’Of-
terdingen de Novalis et Sternbald de Tieck, jusqu’au
Peintre Nolten de Mérike. Le style de l'ceuvre cor-
respond & son contenu. «Nulle part ne se trahit la
machinerie logique ou la lutte dialectique des idées
avec le matériau: la prose de Goethe est une pers-
pective de théatre, une piéce marement réfléchie,
apprise, doucement chuchotée a l'agencement créa-
Goethe 93
teur des idées. Les choses, chez lui, ne parlent pas
elles-mémes, elles doivent s‘adresser a l’écrivain
pour pouvoir prendre la parole. C’est pourquoi cette
langue est claire, et en méme temps modeste, dis-
tincte sans ostentation, diplomatique a lextréme! »
_,dlest conforme a la nature des deux hommes que
Vinfluence de Schiller se soit fait sentir dans le sins
d'une incitation, d'une mise en forme de la produc,
tion goethéenne, mais n’ait pas fondamentalement
agi sur l'orientation de son travail. Si Goethe «est
mis 4 composer des ballades, s'il a remis en chanticr
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister et le
fragment de Faust, c'est peut-étre a Schiller qu'on le
doit. Mais leur échange a propos de ces ceuvres por,
lait presque toujours sur des questions de métien de
technique littéraire. L'inspiration de Goethe ne s’en
trouve nullement détournée. Il s’agissait d'une ami.
tig avec l'homme et avec V'auteur Schiller, mais pas
de cette amitié littéraire qu'on a trop souvent cra y
voir. Goethe, pour autant, a pleinement mesure Ie
charme extraordinaire et la puissance de la person.
nalite de Schiller, et il leur a élevé un monument
iprés la mort de ce i « Epil a“La
apigs Ja mort de ce dernier, dans V«Epilogue a "La
Aprés la mort de son ami, Goethe procéda a une
réorganisation de ses relations personnelles. Il n'y
avait désormais plus personne autour de lui dont
le prestige pat de prés ou de loin rivaliser avec sa
propre renomimée. A Weimar méme, il n'avait guere
diinterlocuteur en qui il edt placé une confiance
particuliére. En revanche, Zelter, le fondateur de
TAcadémie de chant de Berlin, prit dans les pre.
mieres décennies du nouveau sigcle de plus en plus
d importance pour Goethe. Avec le temps, il devint
pour I’écrivain une sorte d’ambassadeur qui le
1. N.d.T.: Citation non identifiée. (PR)94 Guvres
représentait dans la capitale prussienne. A Weimar
méme Goethe rassembla progressivement toute une
équipe d’assistants et de secrétaires, sans lesquels le
formidable testament qu’il rédigea dans les trente
derniéres années de sa vie n’aurait jamais pu étre
mis en sGreté. Il placa pour finir sa vie entire,
d'une maniére toute chinoise, sous la catégorie de
Vécrit. C'est en ce sens qu'il faut envisager cette
vaste agence de presse et de littérature qu’il consti-
tua avec ses auxiliaires, depuis Eckermann, Riemer,
Soret, Miller, jusqu’aux rédacteurs Krauter et John.
Les Entretiens d'Eckermann avec Goethe sont deve-
nus notre principale source concernant cette der-
niére période, ainsi que l'un des meilleurs livres de
prose de tout le xix siécle. Ce qui fascinait l'écrivain
chez Eckermann, c’était peut-étre plus que tout ce
gotit inconditionnel pour le positif, qui ne se trouve
jamais chez les esprits supérieurs et seulement trés
rarement méme chez les personnalités de moindre
envergure. Goethe est resté étranger a la critique
au sens étroit du terme. La stratégie artistique, pour
laquelle il se passionne lui aussi par moments,
prend chez lui des formes dictatoriales: elle passe
par des manifestes, comme ceux qu'il rédige avec
Herder et Schiller, et des préceptes, comme ceux
qu'il adresse aux comédiens et aux artistes.
Plus indépendant qu’Eckermann, mais pour cette
raison aussi, il est vrai, moins exclusivement dévoué
a l'écrivain, était le chancelier von Miiller. Ses
Entretiens avec Goethe font également partie des
documents qui ont forgé l'image de Goethe telle
qu'elle fut transmise a la postérité. A ces deux per-
sonnalités il faut adjoindre, non comme interlocu-
teur de Goethe, mais comme l’auteur d’une vaste et
pénétrante caractéristique de l’écrivain, le profes-
seur de philologie ancienne Friedrich Riemer. Le
premier texte important issu de cet organisme litté-
|
i
Goethe 95
raire que s’était constitué l’écrivain vieillissant fut
son autobiographie. Poésie et Vérité est une anticipa-
tion de la derniére période de Goethe sous la forme
d'une remémoration. C’est seulement dans le retour
sur la jeunesse active de Goethe que se révéle
Yun des principes les plus importants de cette vie.
L’activité morale de Goethe repose en définitive sur
un renversement positif du principe chrétien du
repentir: «A toute chose dans ta vie efforce-toi de
donner une suite.» «L’homme le plus heureux est
celui qui peut mettre Ja fin de sa vie en rapport avec
Ie commencement!.» Ce qui est 'ceuvre dans tout
cela, c'est le besoin de faconner et de faire appa~
raitre dans sa vie l'image du monde auquel il s’était
résigné dans sa jeunesse, le monde de I'insuffisance,
du compromis, des contingences: de l'irrésolution
érotique, de I'hésitation politique. C’est seulement
sur cette base que le «renoncement » goethéen recoit
son sens véritable, celui d'une terrible ambiguité:
Goethe n’a pas seulement renoncé au plaisir, mais
aussi @ la grandeur, & I'héroisme. C'est peut-Cire
pour cette raison que I'autobiographie s'interrompt
avant que le héros se soit fait une situation. Les
événements mémorables des années ultérieures
apparaissent dispersés dans le Voyage en Italie, la
Campagne de France, les Annales. Dans les pages
concernant les années 1750-1775, Goethe a inséré
une série de caractéristiques des principaux contem-
porains de sa jeunesse, de sorte que Giinther?, Lenz,
Merck?, Herder sont en partie entrés dans l'histoire
1. N.d.T.: Goethe, Maximen und Reflexionen, o
: 3 OP. cit., 1 140. (PI
2. N, d. T.: Johann Christian Giinther (1695-1723), le ius pee
sonnel! des podtes du baroque allemand, n'est pas & strictement
parler un «contemporain» de Goethe. (PR)
aa NT Johann Heinrich Merck (17411791), éerivain et
uubliciste allemand, fut 'ami nel rethe ir
pzblicie, ‘ami personnel de Goethe’ partir de96 Euvres
de la littérature sous les traits que leur prétent les
formules goethéennes. Mais dans ces descriptions,
Goethe ne donne pas seulement vie A ccux q
étaient alors ses amis ou ses concurrents: il met
aussi en scéne sa propre dualité, telle qu'elle se
détermine en termes d’affinité ou de conflit relative-
ment a ceux-ci. Il obéit par la au méme besoin qui le
pousse dans ses ceuvres dramatiques & opposer,
avec Egmont et le prince d’Orange, "homme du
peuple et homme de cour, avec le Tasse et Antonio,
le poete et le courtisan, avec Prométhée et Epime
thée, l'homme créateur et le réveur plaintif, avec
Faust et Méphisto tous ces personages a la fois,
comme autant de composantes de sa propre per-
ene de ce premier cercle de collaborateurs
dévoués, un cercle plus large se forma dans les der-
niéres années. On y trouve le Suisse Heinrich
Meyer, esprit réfiéchi d'orientation Figoureusement
néo-classique, qui fut la caution de Goethe dans le
domaine des beaux-arts et son auxiliaire dans la
rédaction des Propylées, puis dans la direction de
la revue Kunst und Altertum; le philologue Frie-
drich August Wolf, qui montra que les épopées
homériques sont I’ceuvre de toute une série de
poétes inconnus, dont les récits ne furent que bien
plus tard fondus ensemble et propagés sous le nom
d’Homére. Cette découverte suscita en Goethe des
sentiments partagés et Wolf fut par ce biais Tun de
ceux qui, avec Schiller, le déterminérent & donner
une suite a I'Zliade, cette Achileis qui devait rester &
l'état de fragment. Un autre membre de ce a
cercle fut Sulpiz Boisserée, le découvreur de la
peinture médiévale allemande, I’exaltant avocat de
Fart gothique, en tant que tel grand ami des roman-
tiques et désigné par ceux-ci comme porte-parole
de leurs convictions artistiques auprés de Goethe.
Goethe 97
(Aprés des années d’efforts, il dut se contenter d'une
demi-victoire, Goethe ayant finalement consenti a
accueillir 4 la cour de Weimar une collection de
plans et de documents relatifs a l'histoire et a la
construction de la cathédrale de Cologne.) Toutes
ces relations, comme une foule d'autres, sont I’ex-
pression d'une universalité au nom de laquelle
Goethe effaga délibérément les frontiéres entre I’ar-
tiste, le chercheur et I’amateur: aucun genre poé-
tique, aucun langage, ne pouvait gagner les faveurs
du public allemand sans que Goethe aussitdt ne s'en
occupat. Ce qu'il réalisa en tant que traducteur,
auteur de récits de voyage, méme comme bio.
graphe, comme expert et juge en matiére artistique,
comme physicien, comme pédagogue, voire comme
théologien, directeur de théatre, poéte de cour,
homme du monde et ministre, tout contribua a
accroitre sa réputation d’universalité. Le cadre de
cette universalité fut cependant, de plus en plus,
l'Europe, par opposition a I’Allemagne. Il voua une
admiration passionnée aux grands esprits euro~
péens qui apparurent vers la fin de sa vie: Byron,
Walter Scott, Manzoni; en Allemagne, en revanche,
il encouragea plus d’une fois la médiocrité, et resta
insensible au génie de ses contemporains Hélderlin,
Kleist, Jean-Paul.
En 1809, la méme année que Poésie et Vérité,
parurent Les Affinités électives. Goethe, a l'époque
ot il travaillait 4 ce roman, commencait 4 nouer des.
liens solides avec la noblesse européenne, unc expé-
rience qui lui mit sous les yeux l'image de ce public
nouveau, fermement ancré dans le monde, qu'il
avait déja voulu vingt ans plus tot, A Rome, prendre
pour seul destinataire. C'est & ce public, a l’aristo-
cratie siléso-polonaise, aux lords, aux émigrants,
aux généraux prussiens qui fréquentaient les villes
thermales de Boheme, le plus souvent autour de98 Euvres
Vimpératrice d’Autriche, que sont destinées Les Affi-
nités électives. Cela n'empécha pas l'écrivain de
jeter sur ces milieux un éclairage critique. Car ce
livre dresse un tableau peu étoffé, mais extréme-
ment pénétrant, du déclin de l'institution familiale
dans ce qui était alors la classe supérieure. La puis-
sance a laquelle succombe cette institution décli-
nante n’est cependant pas la bourgeoisie, c’est la
société féodale, restaurée dans son état primitif sous
Yaspect des forces magiques du destin. Quinze ans
plus t6t, dans le drame révolutionnaire Les Révoltés,
Goethe faisait dire a son précepteur a propos de la
noblesse: «Cette race turbulente ne peut cependant
se défaire de la terreur secréte qui s'insinue dans
toutes les forces vivantes de la nature, ni se dissi-
muler les liens qui unissent a jamais la parole et I’ef-
fet, l'action et ses suites'.» Ces mots, qui évoquent
les ressorts magiques du monde patriarcal, consti-
tuent Ie motif autour duquel se construit 4 présent
Ie roman. C’est la méme facon de penser qui, dans
Les Années de pélerinage de Wilhelm Meister, bloque
les tentatives les plus résolues pour peindre l'image
d'une bourgeoisie pleinement épanouie, et les raméne
A une évocation des corporations mystiques du
Moyen Age — la société secréte dans la tour. Goethe,
qui donna au monde culturel de la bourgeoisie
une universalité qu’aucun de ses prédécesseurs ou
de ses successeurs n’attcignit jamais, ne pouvait se
représenter ce monde autrement que sous la forme
d’un Etat féodal sublimé. Et lorsque l’incurie de la
restauration allemande, dans laquelle s'inscrivirent
les vingt dernigres années de son activité, lui rendit
V'Allemagne encore plus étrangére, ce {éodalisme de
1. N.d Ty: Les Révoliés, trad. J. Porchat, in Goethe, Théatre
complei, éd. P. Grappin, Paris, Gallimard, Bibliotheque de la
Pléiade, 1988, p. 933 sq. (trad. légerement modifiée). (PR)
Goethe 99
réve recut d’Orient des traits patriarcaux. On vit
alors poindre le Moyen Age oriental du Divan.
En méme temps qu’il découvrait un nouveau type
de lyrisme philosophique, ce livre offrait a la littéra-
ture allemande et européenne la plus haute incar-
nation poétique de l'amour de vieillesse. Ce n’étaient
pas seulement des nécessités politiques qui ren-
voyaient l’écrivain vers I'Orient. La puissanie florai-
son que connut la passion érotique de Goethe dans
son grand Age lui fit gotiter la vieillesse méme
comme un renouvellement, voire comme un cos-
tume, qui devait se confondre avec I’habit oriental
sous lequel avait eu licu sa rencontre avec Marianne
von Willemer. Le Divan chante le souvenir de cette
bréve et enivrante féte. Goethe n'appréhendait 'his-
toire, le passé, que dans la mesure oi il parvenait A
les intégrer a sa propre existence. Dans la série de
ses passions, Madame von Stein incarne l’Antiquité,
Marianne von Willemer ]'Orient, Ulrike von Levet-
zow, son dernier amour, la conjonction de ces
figures avec les images des contes allemands de sa
jeunesse. C’est ce que montre «L’élégie de Marien-
bad», son ultime poéme d'amour. Goethe souligne
Vaspect didactique de son dernier recueil poétique
dans les notes relatives au Divan, ot, s'appuyant sur
Hammer-Purgstall et Diez, il présente au public ses
travaux d’orientaliste. Sous les cieux de I'Orient
médiéval, parmi les princes et les vizirs, face aux
somptueuses cours impériales, Goethe prend le
masque de Hatem, le buveur vagabond et insou-
ciant. II fait ainsi droit, sur le mode poétique, A ce
trait caché de sa nature qu’il révéle un jour a Ecker-
mann: «Les batiments et les salles magnifiques sont
pour les princes et les riches. A vivre dans un tel
cadre, on se sent apaisé... et l'on ne désire rien de
plus. Cela est tout & fait contraire & ma nature. Dans
un appartement somptueux, comme celui dont je100 Euvres
disposais 4 Karlsbad, je suis aussitét indolent et
inactif. Un logis modeste, comme la mauvaise
chambre of nous nous trouvons, un peu négligée,
un peu tsigane, voila ce qu’il me faut: cela laisse &
ma nature intérieure toute latitude de déployer mon
activité et de tirer quelque chose de mon propre
fonds!.» Dans la figure de Hatem, Goethe, réconcilié
avec I'expérience de son age viril, laisse de nouveau
libre cours au caractére instable, sauvage de sa jeu-
nesse. Dans nombre de ces chants, l’écrivain, avec
les moyens puissants dont il dispose, donne a la
sagesse des mendiants, des buveurs ct des vagabonds
la plus haute expression qu’elle ait jamais trouvée.
Ce sont Les Années de pélerinage de Wilhelm Meis-
ter qui font le plus vivement ressortir l'aspect didac-
tique de la derniére période de Goethe. Ce roman,
quill avait longtemps laissé de cété, avant de l'ache-
ver a la hate, ce roman truffé d’inexactitudes et de
contradictions fut pour finir une sorte d’entrepét,
dans lequel l’écrivain faisait ranger par Eckermann
le contenu de ses cahiers de notes. Les nombreuses
nouvelles, les nombreux épisodes qui composent cet
ouvrage ne sont reliés entre eux que de la maniére
la plus lache. Le plus important est «La province
pédagogique», une formation hybride extrémement
remarquable, dans laquelle on peut voir la réponse
de Goethe aux grandes ceuvres socialistes de Sis-
mondi, Fourier, Saint-Simon, Owen, Bentham. II
ne connaissait sans doute pas ces auteurs par une
lecture directe, mais leur influence était assez forte
parmi les contemporains pour pousser l’écrivain &
essayer de concilier son orientation féodale avec la
conception bourgeoise et pratique qui s‘affirmait
de facon si vigoureuse dans leurs écrits. C'est 'idéal
de V’éducation classique qui fait les frais de cette
1. N.d.T.: A Eckermann, le 23 mars 1829. (PR)
Goethe 101
synthése. Goethe bat en retraite sur tous les fronts.
I est extrémement caractéristique que I'agriculture
constitue ici une matiére obligatoire, alors que pas
un mot n’est dit de l'enseignement des langues
mortes. Les «humanistes» des Années d’appren-
tissage sont tous devenus praticiens et artisans
Wilhelm est chirurgien, Jarno mineur, Philine cou-
turiére. Goethe a repris de Pestalozzi l'idée de la
formation professionnelle. L’éloge du travail manuel,
déja entonné dans les Lettres de Werther écrites de
Suisse, se fait & nouveau entendre ici. En ces années
out les problémes de l'industrie commengaient a inté-
resser les économistes, c’était une attitude passable-
ment réactionnaire. Les idées socio-économiques
auxquelles Goethe se rallie ici correspondent pour
le reste & l'idéologie du philanthropisme bourgeois
sous sa forme la plus utopiste. « Propriété et com-
munauté» annonce une inscription a l'entrée du
domaine modéle dirigé par I'oncle du roman. Une
autre devise est: «De l'utile, en passant par le vrai,
pour arriver au beau.» Il est caractéristique que le
méme syncrétisme se manifeste dans lenseigne-
ment religieux. Si Goethe, d'un cété, est un ennemi
déclaré du christianisme, d’un autre cété, il res-
pecte la religion comme la meilleure garantie de
toute hiérarchie sociale. Il va ici jusqu’a se réconci-
lier avec l'image de la Passion du Christ, qui pen-
dant des décennies lui avait inspiré la plus vive
répugnance. La figure de Macarie offre la meilleure
expression de l’ordre social tel que Goethe le conce-
vait, c’est-A-dire soumis 4 des normes patriarcales
et cosmiques. Les expériences que lui ont apportées
ses activités dans le domaine pratique et politique
1.N. d. Tus Les Années de voyage de Wilhelm Meister, trad.
B. Briod, in Goethe, Romans, op. cit. p. 1000 et 997 (il sagit du
roman appelé cirdessus et au t. I Les Années de pelerinage.-). (PR)102 Euvres
n'ont pu ébranler ces convictions fondamentales,
bien qu’elles les aient assez souvent contredites.
Aussi Ia tentative visant a concilier ces expériences
et ces convictions, et a les exprimer dans l’unité
d'une ceuvre, était-elle condamnée & garder ce
caractére fragmentaire que révéle la structure du
roman. L’écrivain lui-méme manifeste d’ultimes
réserves lorsqu’il situe en Amérique l'avenir plus
heureux, plus harmonieux, qui attend ses person-
nages. Ceux-ci, & la fin du roman, émigrent vers le
Nouveau Monde. On a appelé cela «une fuite orga-
nisée, & la maniére communiste ».
Si Goethe, dans ses années de maturité, se déro-
bait souvent aux exigences de la création littéraire
pour chercher dans les travaux théoriques et les
taches administratives un terrain od il pouvait
s‘abandonner plus librement a ses penchants et a
ses humeurs, la derniére période de sa vie est mar-
quée par le phénomene inverse: le cercle immense
de ses continuelles études touchant la philosophie
naturelle, la mythologie, la littérature, l'art ou la
philologie, ses anciennes activités dans le domaine
des exploitations miniéres, des finances, de la direc-
tion théatrale, de la franc-magonnerie, de la diplo-
matie, tout cela se resserre concentriquement en une
derniére et puissante ceuvre littéraire: la seconde
partie de Faust. Goethe, d’aprés son propre témoi-
gnage, a travaillé plus de soixante ans a l'ensemble.
En 1775, il en avait apporté le premier fragment, le
Faust primitif, avec lui a Weimar. Celui-ci contenait
déja quelques-uns des traits principaux de l’ceuvre
ultérieure; la figure de Marguerite, le pendant naif
de cet archétype de l'homme sentimental qu’est
Faust, mais aussi la fille de prolétaires, la fille-mére,
V'infanticide qui sera condamnée a mort, a laquelle
les podtes et les dramaturges du Sturm und Drang
avaient depuis longtemps déja allumé le tison de
Goethe 103
Jeur critique sociale; la figure de M i étai
déja moins le diable de b doctrine chrcmeen sat
Yesprit de la terre évoqué dans les traditions
magiques et cabalistiques; Faust, enfin, Ie titan pri
mitif, frére jumeau d'un Moise esquissé dans des
textes de jeunesse, et qui voulait comme lui arra-
cher au Dieu-nature le secret de la Création. Ce
fragment primitif parut en 1790. En 1808, pour la
premiére édition de ses ceuvres, Goethe livra a I’édi-
teur Cotta la premiére partie de la pi¢ce dans son
état définitif. L’action commence ici A se dessiner
dans toute sa vigueur. Elle s'édifie sur le « Prologue
dans le ciel», qui montre Dieu le Seigneur et
Méphisto pariant entre eux l'ame de Faust. Dieu
laisse carte blanche au diable pour conquérir Faust
Or celui-ci conviendra de céder son Ame a ce diable
officieux si un jour il doit dire a l'instant: «Reste
donc! Tu me plais tant! Alors, tu peux m’entourer
de liens! Alors je consens & m’anéantir! Alors la
cloche des morts peut résonner, alors tu es libre de
ton service. Que l'heure sone, que l'aiguille tombe
gue le temps n’existe plus pour moi!.» Mais le pivot
de Vceuvre est que I’élan impétueux, infatigable, de
Faust vers l'absolu met en échec les séductions
de Méphisto, tout le cercle des joies sensibles est
rapidement parcouru sans que rien parvienne A
retenir Faust: «Ainsi, je passe avec transport du
désir a la jouissance, et, dans la jouissance, je
regrette le désir?.» A mesure que l’action se déve.
loppe, les désirs de Faust s’étendent plus résolu.
ment dans l'infini. La premiére partie du drame
s'achéve dans les cris de souffrance qui s’élévent du
cachot de Marguerite. Cette Partie, prise en elle-
1 4
ee a Faust, premigre partie, v. 1700-1706 (trad. G. de
2..N-d. T.: Ibid., v. 3249 sq, (PR)4
k
104 Guvres
méme, compte parmi les plus sombres créations de
Goethe. Et l'on a pu dire que l'histoire de Faust,
pergue au xvie siécle comme une légende universelle
et au xvme comme une tragédie universelle de la
bourgeoisie allemande, traduit dans les deux cas
T’échec de cette classe. Avec cette premiére partie
s'achéve l’existence bourgeoise de Faust. Le décor
politique de la seconde partie se compose de cours
impériales et de palais antiques. Les contours de
VAllemagne goethéenne, qui percent encore A tra-
vers le Moyen Age romantique de la premiére par-
tie, ont désormais disparu, et tout le formidable
mouvement de pensée auquel nous introduit cette
seconde partie est lié en derniére instance & une
vocation du baroque allemand, qui est aussi le
prisme A travers lequel l’écrivain voit I'Antiquité.
Toute sa vie, Goethe a essayé de se représenter I’An-
tiquité classique sous un jour non historique, pour
ainsi dire suspendue dans le vide; dans cette fan-
tasmagorie classico-romantique qu’est « Héléne» il
esquisse maintenant une vision de l’Antiquité qui
pour la premiére fois lui permet d'instaurer avec
celle-ci, 4 travers le passé allemand, une relation
personnelle. Autour de cette construction, qui forme
le troisigme acte de la seconde partie, s’organisent
les autres éléments de I’ceuvre. On ne soulignera
jamais assez combien cette seconde partie — et
particuligrement les scénes situées dans la cour
impériale et dans le camp de l'armée — comporte
d’apologie politique, d’enseignements politiques tirés
de l’action jadis menée par Goethe a la cour de Wei-
mar. Si ]’écrivain avait finalement dd capituler
devant les intrigues d'une maitresse princiére et,
avec une profonde résignation, renoncer a ses acti-
vités ministérielles, il esquisse a la fin de sa vie le
tableau d’une Allemagne idéale de l'age baroque,
dans lequel il magnifie toutes les possibilités de
Goethe 105
Taction politique, mais accentue aussi jusqu’au gro-
tesque toutes ses insuffisances. Le mercantilisme,
YAntiquité ct V'expérience mystique de la nature,
c'est-a-dire l’accomplissement de I'Etat par la
finance, de l'art par l’Antiquité, de la nature par
Vexpérience, telle est la signature de l’époque qu'in-
voque Goethe: l'age baroque européen. Et ce n'est
pas en définitive par I’effet d'un douteux ressort
esthétique, mais en vertu d'une intime nécessité
politique qu’a la fin du V° acte, le ciel catholique
s‘ouvre pour nous montrer Marguerite dans la
troupe des pénitentes. Goethe était animé de vues
trop profondes pour, dans sa régression utopique
vers l'absolutisme, pouvoir se satisfaire de Yordre
établi par les princes protestants du xvine siécle.
Soret a eu, a propos de I'écrivain, ces paroles péné.
trantes : «Goethe est libéral d'une maniére abstraite,
mais dans la pratique il penche pour les principes
ultra!.» Dans la situation od la vie de Faust trouve
son couronnement, Goethe traduit l'esprit qui prési-
dait a sa propre action: gagner du terrain sur la
mer, mettre en ceuvre un processus que l'histoire
prescrit & la nature, par lequel elle s'inscrit dans la
nature, voila comment il se représentait l’efficacité
historique, et toutes les formes politiques ne valaient
au fond, a ses yeux, que dans la mesure oit elles per-
mettaient de préserver, de garantir une efficacité de
ce type. C'est dans une combinaison mystérieuse,
utopique, entre d'une part une intervention et une
création d’ordre agro-technique, et d’autre part un
appareil politique absolutiste, que Goethe voyait
la formule magique qui allait volatiliser la réalité
des luttes sociales. Un suzerain régnant sur des
domaines gérés selon les principes de l'économie
1, N.d.T.: Goethes Gespriiche, éd. F. von Biedermann, t. IV, Leip-
2ig, Biedermann, 1909, p. 298 (F. Soret, 19 septembre 1830). (PR)106 Euvres
bourgeoise, telle est l'image contradictoire dans
laquelle se traduit le bonheur supréme de Faust.
Goethe mourut le 22 mars 1832, peu aprés avoir
terminé la seconde partie de Faust. A cette date,
VEurope était lancée dans une dynamique d’indus-
trialisation galopante. Goethe avait prévu cette évo-
lution. I] écrivait ainsi a Zelter en 1825: «La richesse
et la vitesse, voila ce que le monde admire et ce
que chacun désire. Les chemins de fer, les cour-
riers rapides, les bateaux & vapeur et toutes les faci-
lités de communication possibles, voila ce que
recherche le monde cultivé pour se sur-cultiver ct,
ainsi, demeurer dans la médiocrité. L'accés général
a la culture a du reste pour effet que se généralise
une culture moyenne: c'est a cela que tendent les
sociétés bibliques, les méthodes d’éducation lancas-
tériennes', et tout le reste. C'est a vrai dire le siécle
des esprits capables, des hommes vifs et entrepre-
nants, qui, doués d’une certaine habileté, sentent
leur supériorité sur la foule, méme s’ils ne sont pas
‘eux-mémes doués pour les choses supérieures. Res-
tons fidéles autant que possible a I'esprit dans lequel
nous sommes entrés dans la carrigre, nous serons
avec peut-étre quelques autres les derniers représen-
tants d'une époque qui ne reviendra pas de sit6t?. »
Goethe savait qu'il n’exercerait qu'une influence
limitée sur sa postérité immédiate, et, de fait, c'est
vers Schiller que se tournera la bourgeoisie lorsque
renaitra en elle I'espoir d’instaurer une démocratie
allemande. Les premiéres protestations significa-
tives, sur le plan littéraire, vinrent des parages de la
Jeune-Allemagne. Ainsi Borne: «Goethe n’a jamais
1. Nid. T.: Le pédagogue anglais Joseph Lancaster (1778-1838)
avait notamment introdvit un systéme d'aide mutuelle entre les
éleves (Monitorsystem). (PR)
2. Nd. T.: A Zelter le 6 juin 1825. (PR)
Goethe 107
flatté que l'égoisme et la dureté de cocur. C'est pour-
quoi il est aimé des sans-ceeur. II a appris aux gens
instruits comment étre instruit, libéral, dénué de pré-
jugés, et néanmoins égocentrique; comment avoir
tous les vices, sans leur grossiéreté, toutes les fai-
blesses sans leur ridicule; comment garder l’esprit
pur des saletés qu'on a dans le coeur, comment se
comporter mal avec bienséance et comment enno-
blir la matiére la plus indigne par une belle forme
artistique. Parce qu’il leur a appris tout cela, les gens
instruits le vénérent!. » Le centenaire de la naissance
de Goethe, en 1849, fut célébré sans éclat, comparé &
celui de Schiller, dix ans plus tard, qui donna lieu
4 une grande manifestation de la bourgeoisie alle-
mande. La figure de Goethe ne passa au premier
plan que dans les années 1870, aprés la fondation
de l'Empire, lorsque I’Allemagne commenca a cher-
cher des personages monumentaux capables d’in-
carner son prestige national. Dates principales:
fondation de la Société Goethe sous le parrainage
de princes allemands; publication des ceuvres de
Goethe dans I'édition dite de la grande-duchesse
Sophie, marquée par I'influence de la cour; pro-
pagation d'une image impérialiste de Goethe dans
les universités allemandes. Mais en dépit de l’iné-
puisable flot de littérature généré par les études
goethéennes, la bourgeoisie n'est que trés imparfai-
tement parvenue & utiliser cet esprit puissant pour
ses propres fins — et encore moins, cela va sans dire,
& pénétrer ses intentions. Toute ’ceuvre de Goethe
est pleine de réticences envers cette classe. Et s'il y
jeta les bases d'une grande littérature, il le fit en
détournant le visage. Aussi est-il loin d’avoir eu
|. N. d. T.: Ludwig Borne, Gesammelte Schriften, t. VI. Viem
Tendler, 1868, p. 127 (Rritiker: « Gothe's Briefwechsel mit einem
Tene, 1868 1's Briefwechsel mit einem108 Euvres
l'influence que méritait son génie, on peut méme
dire qu’ily a délibérément renoncé. Il le fit pour don-
ner A son propos une forme que la bourgeoisie jus-
qu’a aujourd'hui n’est pas arrivée a dissoudre, parce
qu'une telle forme pouvait rester sans effet, mais ne
pouvait étre ni falsifiée ni galvaudée. Cette intransi-
geance de I’écrivain envers le mode de pensée du
bourgeois moyen prit un caractére d’actualité avec
la réaction contre le naturalisme, qui mit ainsi
en lumiére un nouvel aspect de la production goe-
théenne. Dans le néoromantisme (Stefan George,
Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Borchardt) on vit
pour la derniére fois des écrivains bourgeois de haut
niveau tenter, sous la tutelle des autorités feodales
affaiblies, de sauver au moins sur le plan culturel le
front de classe de la bourgeoisie; ce mouvement
donna aux études goethéennes une impulsion scien-
tifique considérable (Konrad Burdach, Georg Sim-
mel, Friedrich Gundolf), tournée avant tout vers
le style et les ceuvres du dernier Goethe, que le
xixe siécle avait négligés.CEuvres
TOME IL
Traduit de l'allemand
par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.
Traduit avec te concours
du Centre national du Livre.
Gallimard
ZO66