Bréves ombres !
Signe secret. On rapporte de bouche a oreille un
mot de Schuler?, selon lequel toute connaissance
doit contenir un grain de non-sens, de méme que les
tapis ou les frises ornementales de I’Antiquité pré-
sentaient toujours quelque part une légere irrégula-
rité dans leur dessin. Autrement dit, le décisif n'est
pas la progression de connaissance en connaissance,
mais la félure a l’intérieur de chacune d’elles. Imper-
ceptible marque d’authenticité, qui la distingue de
toute marchandise fabriquée en série, faite sur un
modéle.
Un mot de Casanova. Casanova dit d’une maque-
relle: « Elle savait que je n’aurais pas la force de par-
tir sans lui donner quelque chose. » Etrange formule.
De quelle force était-i! besoin pour filouter la maque-
1. N. d. T.: Cette série de textes fut publiée dans le Kélnische
Zeitung le 25 février 1933, sous le méme titre que l'ensemble pré-
cédent. L’un et ‘autre se terminent sur le méme texte, qui leur
donne leur titre commun. (PR)
2. N. d.T.: Alfred Schuler, archéologue allemand (1865-1923),
avec Ludwig Klages membre du groupe munichois des «Cosmo-
logues» (Kosmiker), influencés par Bachofen. I était considéré
comme le meilleur connaisseur, voire comme l'initié des cultes et
des mystéres de I'Antiquité paienne. (PR)350 Euvres
relle de son salaire ? Ou, plus exactement, quelle est
cette faiblesse sur laquelle elle peut toujours comp-
ter? C’est la honte. La maquerelle est vénale, pas la
honte du client qui recourt a ses services. Plein de
cette honte, il se cherche une cachette, et trouve la
plus secréte: dans I’argent. C’est I'insolence qui sur
Ja table jette la premiere piéce; pour la cacher, la
honte en ajoute cent autres.
Larbre et le langage. J’escaladai un talus et m’allon-
geai sous un arbre. C’était un peuplier ou un aulne.
Pourquoi n’en ai-je pas retenu l’espéce? Parce que,
tandis que je contemplais sa frondaison et suivais
son mouvement, d’un coup I'arbre s'empara du lan-
gage en moi, de sorte qu’encore une fois s’accomplit
en ma présence le rite antique des noces de I’arbre
et du langage. Les branches, et la cime avec elles,
balancaient le pour et le contre, ou bien déclinaient
avec hauteur; les rameaux ne cachaient pas leur
inclination et leur extréme inaccessibilité; le feuil-
lage, sous l’Apre caresse d'un courant d’air, se héris-
sait, frémissait de toutes ses feuilles ou faisait le gros
dos ; le tronc campait sur ses positions, et une feuille
prenait ombrage d’une autre. Un vent léger jouait un
air nuptial et aussitét, en paroles imagées, dispersa
aux quatre coins du monde les rejetons t6t jaillis de
cette union.
Le jeu. Comme toute autre passion, le jeu révéle
son vrai visage par la facon dont I’étincelle, dans
Vélément du corps, saute d'un centre & l'autre,
mobilise successivement tel ou tel organe, en Ini
concentre et borne l’existence entire. C’est le délai
consenti a la main droite avant que la bille s'immo-
bilise dans une case. Comme un avion elle survole
les colonnes, répandant dans son sillage la semaille
des jetons. Ouvrant ce délai, I'instant réservé @ la
Braves ombres 351
Dans le jew, gui Sadresse a tous les sens, y compris
atavique de la double vi ive
Penna 4 ‘ue, arrive le tour de
; nombres lui font si i
Ielistieeae aed ‘igne. Mais comme
signes est celui qu'il a le plus ré.
ment désappris, aucun ie gaa ee
; sens ne fourvoie autant
7 ~ fave
qa vue ceux qui se fient a elle. Il est vrai que ce sunt
retient. Mais il les retient
comme la défavew
a fe ae eee Vamant. I voit la ni
€ @ portée de la sienne, et ne f
tant rien pour la saisir. Le jeu a ces sewitere on
ant rien pour la € jeu a ses serviteurs pas-
sions, au Faiment pour lui-méme et nullerkent
wil donne. Méme s'il leur i
‘ prend tout,
Ogreusent eux-mémes. Ils disent: «Fai mal youd
Cet amour Porte en Iuismeme la récompense de
, int que les pertes lui sont agréabli
pour cette seule raison qu’elles témoienen de ne
r cet ’s témoignent di
abnégation. Un tel cavalier i chable de ia
. avalier irréprochable di
chance fut ce prince de Li Ht ntalt les
le Ligne qui fré it
cercles parisiens dans les i alvin as
les années qui suivi
chute de Napoléon: i Peeler ioe
sil se rendit céléby
froid avec lequel il i eae iestae
acceptait les pertes le:
Breeaeaeantes:. Jour aprés jour, if Someriatt rah
‘nt la méme pose. La main droi i sans
nt I ose. L ite, qui sans
= jetait sur le tapis d’énormes mises, retombart
‘nsuite ‘avec mollesse. La main gauche, elle, était
passée horizontalement dans son gilet, et reposait
ae Sur son sein droit. Par son valet de
ee apprit plus tard que la peau & cet endroit
tois cicatrices — la marque e: d
ongles des trois doigts qu'il it IA sans jomue
ongles de igts qu'il gardait 18 sans jamais352 Euvres
Le lointain et les images. Le plaisir qu’on prend au
monde des images ne se nourrit-il pas d’un obscur
dépit contre le savoir? Je contemple le paysage.
Voici la mer dans sa baie, lisse comme un miroir; les
foréts, comme des masses immobiles et muettes,
escaladent la croupe des montagnes; la-dessus, les
ruines d’un chateau, plantées 1a depuis des siécles;
le ciel est sans nuage, d'un éternel azur. C'est le
tableau que se fait le réveur. Mais pour s'abandon-
ner a de telles images, il lui faut oublier que cette
mer est agitée de milliards et de milliards de vague-
lettes; que, des racines a la derniére feuille, les foréts
sont parcourues d'un perpétuel frémissement; que,
dans les pierres du chateau en ruine, s‘opére un
incessant travail d’éboulement et de ruissellement;
que, dans le ciel, d’invisibles vapeurs luttent et s‘in-
terpénetrent pour donner naissance aux nuages. Le
réveur trouve 1a le repos, I’éternité. Il est démenti
par chaque aile d’oiseau qui le frole, chaque souffle
de vent qui le fait frissonner, chaque proximité qui
Yatteint. Mais chaque distance reconstruit son réve,
sur chaque barre de nuages il retrouve appui, &
chaque fenétre éclairée il se rallume. Et il s’épanouit
pleinement lorsqu’il parvient & enlever au mouve-
ment méme son aiguillon, 4 transformer le coup de
vent en un murmure, le furtif passage des oiseaux en
une migration. Fixer ainsi la nature dans le cadre
d'images palies, tel est le plaisir du réveur. La frap-
per d’enchantement par une nouvelle invocation, tel
est le don des poates.
Habiter sans laisser de traces'. Lorsqu'on pénetre
dans le salon bourgeois des années 1880, quelle
que soit l’atmosphére de douillette intimité qui s’en
1. N. d. T.: Ce texte sera repris avec quelques modifications
dans «Expérience et pauvreté» (cf. infra, p. 369-370). (PR)
Bréves ombres 353
dégage, l'impression dominante est: «Tu n’as rien
a faire ici.» Tu n’as rien a y faire, parce qu'il n'est
pas de recoin oit I’habitant n’ait déja laissé sa trace:
sur les corniches avec ses bibelots, sur les fauteuils
capitonnés avec ses napperons ornés d'un mono-
gramme, sur les fenétres avec ses transparents,
devant la cheminée avec son pare-étincelles. Un joli
mot de Brecht nous aide a sortir de la, loin de lA:
«Efface tes traces'!» Ici, dans le salon bourgeois,
c'est l'attitude contraire qui est passée en habitude.
Inversement, I’«intérieur?» oblige ses habitants A
adopter autant d’habitudes que possible. Celles-ci
sont réunies dans l'image du «Monsieur en meu-
blé», tel que se I'imaginent les logeuses. Habiter,
dans de tels cocons, ce n’était rien d’autre que
remettre ses pieds dans les traces creusées par l’ha-
bitude. Méme la colére qui, au moindre objet cassé,
s‘emparait des habitants n’était peut-étre que la
réaction de celui 4 qui I’on a effacé «la trace de son
séjour terrestre?»: la trace qu’il avait laissée sur
les cousins et les fauteuils, celle que ses proches
avaient laissée dans les photos, celle que ses biens
avaient laissée dans les étuis ct les fourreaux, et qui
faisait parfois paraitre ces pieces aussi surpeuplées
qu'un columbarium. Ce que les nouveaux archi-
tectes ont désormais réalisé avec leurs construc-
tions de verre et de métal: ils ont eréé des espaces
dans lesquels il est difficile de laisser des traces.
«Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage», disait
Scheerbart il y a déja vingt ans, «nous autorise
assurément a parler d'une “civilisation du verre”.
Le nouveau milieu qu'elle créera transformera com.
1. N. d. T.: «Manuel pour les habitants des villes», traduit par
G. Badia et Cl. Duchet, in Bertolt Brecht, Poemes, Paris, L’Arche,
tL, 1965, p. 149 sg. (PR)
2. N.d.T-: En frangais dans le texte, (PR)
3. N.d.T.:J.W. v. Goethe, Faust, 2¢ partie, v. 11 583. (PR)354 Euvres
plétement homme. Et il n'y a maintenant plus qu’a
souhaiter que la nouvelle ‘civilisation du verre ne
rencontre pas trop d’adversaires!.»
Bréves ombres. A \’approche de midi, les ombres
ne sont plus que de fines bordures noires au pied
des choses, prétes a se retirer sans bruit, brusque-
ment, dans leur taniére, dans leur mystére. Lors est
venue, en sa plénitude concise, ramassée, I’heure de
Zarathoustra, du penseur au «midi de la vie», au
«jardin de V’été». Car la connaissance, comme le
soleil au plus haut de sa trajectoire, trace des choses
le contour le plus rigoureux.
1, N.d.T.: Paul Scheerbart, Glasarchizektur, Berlin, Der Sturm,
1914, p. 125 (L’Architecture de verre, trad. P. Galissaires, Paris,
Editions Circé, 1995). (PR)Apel Og 47
[54 O88
Walter Benjamin
“422
220
(Euvres
TOME li
Traduit de U'allemand
par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.
le concours
du Censre national du Livre.
Gallimard
Zo66