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Mme Nouard
&
Petit-Poulet
****
roman
édition dMc
***
Cela pourra vous paraître difficile à croire, Mesdames, mais je n'ai pas toujours été cet
honorable (mais élégant) quinquagénaire aux tempes argentées dont vous goûtez les manières
exquises. Même, et je puis m'offrir la coquetterie de l'avouer aujourd'hui, je fus — dirais-je
naguère? — un grand benêt poussé en graine, gauche dans ses manières et si emprunté de son
corps qu'on aurait cru qu'il se prenait les pieds dedans. Ce n'est point sans quelques hontes
rétrospectives que je me remémore parfois cette période où mon adolescence s'éternisait, mais
l'évocation de mes ridicules d'alors est compensée par le souvenir d'une femme qui fut
déterminante pour l'avenir qui m'est advenu et je ne saurais sans quelque injustice l'effacer de
ma mémoire, bien qu'elle me mêlât à des évènements auxquels j'étais si peu préparé que je
faillis en perdre, outre ma vertu, mon honnêteté, mon honneur et ma vie.
Ceci se passait dans le Bordeaux du début des années soixante-dix, quand l'horizon de
l'an 2000 semblait si loin qu'on le peignait à l'image d'un Eldorado. J'avais eu seize ans en
1968, et les évènements m'étaient passés au-dessus de la tête sans que j'en visse l'importance
malgré l'agitation et les discussions que mes parents, d'ordinaires si peu « engagés », tenaient
entre eux au cours de ces mois-là. Ayant grandi d'une bonne quinzaine de centimètres dans
l'année qui avait suivi, j'avais atteint la taille d'un mètre quatre-vingt-deux qui à l'époque
restait peu courante. Mais comme je n'étais pas, loin s'en faut, un athlète, je ne savais que faire
de ces bras soudain trop longs, de ces jambes qui s'emmêlaient, de cette colonne vertébrale
qui faisait l'esse, et de cette gaucherie qu'une timidité exagérée accentuait aux pires moments.
Après un baccalauréat moyen obtenu avec un an de retard pour conclure des études
moyennes dans un lycée d'Angoulême, j'avais opté pour des études comptables car je ne
brillais en rien et que le droit paraissait s'adresser à des couches sociales plus aisées que celle
dont j'étais issu. C'est pourquoi je me retrouvais alors à Bordeaux où à l'ombre de la
cathédrale, place Pey-Berlan, je suivais sans bruit des cours à l'Institut d'études supérieures
comptables. Je logeais non loin de là dans un affreux bâtiment datant de Mathusalem (les
Meublés Thomas) du côté de l'église Saint-Pierre, où je disposais, une fois franchi un escalier
en colimaçon suintant l'humidité salpêtreuse et sentant tout à la fois le graillon, l'urine et le
désinfectant (une fois par semaine), de l'intimité de 13 mètres carrés, d'un réchaud de
camping, d'une table, d'un lit de 70 cm de large, et d'un trou dans le mur fermé par un rideau à
fleurs faisant office de lavabo, ainsi que – Ô richesse – d'une armoire rescapée des termites.
Mais comme je goûtais l'éloignement de mes parents et le plaisir de découvrir une ville
importante, je ne me plaignais pas du sort qui m'était fait. Cependant les difficultés
pécuniaires qui commençaient tôt dans le trimestre, la bourse allouée par l'État obéissant à ce
rythme, m'entraînaient à compléter mes revenus par des petits boulots qui m'amenèrent un
jour dans les locaux d'une officine de détective privé.
L'annonce proposait à ceux qui voulaient arrondir leurs fins de mois de s'adresser à
l'agence Nouard, place Gambetta. Excité par l'aspect romantique de Marlowe, je me présentai
au deuxième étage d'un immeuble de bureaux promettant plus en façade qu'il ne comptait
tenir en son for intérieur. Aussi trompeur, le travail se révéla de la distribution publicitaire
***
Le bureau se ressentait de mon passage, les dossiers avaient retrouvé leur contenu, le
mobilier rutilait d’une couche de cire dont l’odeur luttait avec les relents de tabac froid
(combat perdu), le courrier en retard avait été expédié, du moins celui que je pouvais traiter
sans l’imprimatur de Mme Nouard, les écritures comptables s’alignaient dans le grand-livre et
j’avais même lavé les vitres comme on me l’avait enseigné à la société « Le Renard ». Car, si
je ne faisais pas preuve d’une imagination débridée, tout petit déjà je possédais la vertu
ménagère du comptable, du genre jeune garçon qui fait l’émerveillement des amies de sa
maman par sa chambre bien en ordre et ses cahiers si soignés. Ces qualités sans éclat
trouvaient ainsi un lieu darwinien à leur fonction dans ce troisième étage sans ascenseur où, à
la suite de son mari décédé d’un arrêt brutal de sa Ford Taunus contre un pin maritime sur la
route d’Arcachon, Mme Nouard perpétuait le louche travail de traque des femmes mariées et
des maris volages.
Car le classement des dossiers m’avait instruit sur la nature même d’un travail de
détective privé : pour deux ou trois recherches dans l’intérêt des familles (enfants fugueurs,
héritiers inconnus…) on dénombrait pas moins de quatre-vingts espionnages de femmes pour
le compte de leur mari ou de maris pour le compte de leur femme. Le solde consistait en des
enquètes de « moralité » sur des candidats salariés au profit de quelques entreprises, pour la
plupart à capitaux américains. Communiste s’abstenir.
Mais le divorce par consentement mutuel n’existait pas encore et je n’avais pas d’idées
politiques particulières, aussi ne trouvais-je rien à redire aux activités de ma patronne. Et
depuis un mois que j’officiais ici trois heures par jour, samedi compris, je m’étais habitué aux
fonctionnements de l’agence. La plupart du temps j’étais seul, Mme Nouard enquêtant
quelque part. Entre quelques coups de téléphone je m’occupais aux tâches quotidiennes, du
ménage d’abord, puis du courrier et de quelques écritures comptables. Le retard ayant été
résorbé, la charge de travail s’avérait légère et j’avais pris l’habitude de feuilleter les anciens
dossiers dont la monotonie aurait lassé un esprit plus vif que le mien. Photos de couples
devant une porte d’hôtel, photos des mêmes couples s’embrassant en voiture, re-photos des
mêmes attablés dans un restaurant campagnard, bref : la sauce connue des amours
clandestines qui pour moi – puceau comme on ne peut plus l’être – satisfaisait, sans que je
m’en rendisse totalement compte, un penchant bénin pour le voyeurisme. Voyeurisme comblé
parfois d’une vue plus intime d’un lit où deux corps s’accouplaient. Ces photos-là ne
présentaient pas de grandes qualités esthétiques, ; souvent la vue était gâchée par un pan de
rideau, une vitre sale, un montant de lit, une chaise mal placée. Si Doisneau eût renié ces
clichés, ils n’en demeuraient pas moins fort explicites et les visages des protagonistes fort
reconnaissables.
J’en étais à étudier un de ces dossiers quand Mme Nouard entra en coup de vent comme
à son habitude alors que je ne l’entendais pas monter.
— Alors mon petit poulet! on reluque!
Je rougis comme à chaque fois, ne pouvant lui donner le change. Mais elle semblait plus
s’amuser de mes manières qu’autre chose et, n’était ma timidité qui me plongeait dans la
confusion, rien ne justifiait que je me sentisse en faute.
— Toi mon poulet, il faudra que je te croque un jour, en attendant tire-toi dans le cagibi,
j’ai quelqu’un à recevoir.
Le cagibi était une petite pièce, ou un grand placard selon l’optimisme du jour, munie
cependant d’un fenestron donnant sur la cour qui elle-même ressemblait plus à un puits qu’à
la place des Quinconces. Une fois débarrassé par mes soins de l’accumulation de vieux
Mme Nouard s’installa à son bureau comme un grenadier, s’affalant dans son fauteuil
avec la délicatesse d’un rhinocéros, fit le geste de poser les pieds dessus, se ravisa, se releva et
fit les cents pas dans le bureau, ce qui demandait quelques aller-retours pour le compte, du fait
de l’exiguïté des lieux.
C’était vraiment une grande femme, elle devait avoisiner le mètre quatre-vingt, bâtie
solidement pour résister aux tempêtes, le bassin large, la poitrine forte, des épaules qui
auraient paru exagérées sur quelqu’un de plus petit, le cou assez long pour que la tête parût à
sa place. Mais elle avait dû voir trop de films américains, car elle affectait des manières à la
John Wayne, plus ou moins mâtinées de Humphrey Bogart. Il fallait supporter ses cigares qui
empestaient les locaux longtemps après qu’elle fût sortie, ses paroles de charretier, ses
manières brusques, les bouteilles de Bourbon (du Bourbon! quand on habite si près de
Cognac) qui traînaient lamentablement certains matins dans un coin du bureau … et j’en
oublie pour ne pas vous accabler. Une vraie caricature de « privé américain » en jupon. Sauf
que des jupons, je n’en avais jamais vu sur elle : blue-jean, chemise d’homme, veste
d’aviateur de la seconde guerre mondiale ou imper et chapeau les jours de pluie. Elle était
d’un aspect intimidant pour les pauvres clients qui venaient la voir, mais elle ne faisait rien
pour améliorer les choses ; on aurait même pu penser qu’elle prenait du plaisir à rendre
nerveux ces époux jaloux qui payaient ses services et qui constituaient pourtant son fond de
commerce.
« Font chier, peuvent pas laisser les autres baiser tranquilles… », l’entendais-je parfois
marmonner, si l’on pouvait parler de marmonnement à propos d’une voix si forte.
Une fois, même, elle me dit :
— Tu vois, mon petit Jean-Pierre, un jour les gens pourront divorcer sans être en tort de
quoi que ce soit, et ils seront bien emmerdés tous ces jacouilles de mes deux loups.
Me faisant par-devers moi la remarque qu’elle serait, elle aussi, bien ennuyée pour son
chiffre d’affaires, je notai la délicatesse inaccoutumée dont elle avait fait preuve à cette
occasion en m’appelant par mon prénom au lieu d’utiliser comme à son habitude des
qualificatifs de basse-cour.
Cependant, ce jour-là, je voyais bien que quelque chose la tracassait. Elle se redressait
dans son fauteuil, puis elle s’y réavachissait, posait une fesse sur le bord, se recalait au fond,
on eut dit qu’un boisseau de puces occupait le terrain.
Une fois de plus, elle se releva dans son fauteuil, arrangea l’ordonnancement de ses
stylos, puis se leva carrément pour regarder dehors, sembla guetter quelque chose, plus
probablement quelqu’un, retourna s’asseoir, se releva et se mit à de nouveau à tourner en
rond. Preuve que ça ne tournait pas rond.
J’étais bien contrarié de la voir là, car j’avais besoin du bureau pour étudier les cours du
matin que je sautais depuis que je travaillais ici tous les jours. À part la première quinzaine où
Mme Nouard, retrouvant un zest de professionnalisme, se mit à faire parler son visiteur
qui, bien qu’ayant effectué la démarche de venir à l’agence, manifestement de son plein gré,
éprouvait de la difficulté à exprimer de lui-même les raisons qui la motivaient. Un mot
entraînant l’autre, puis le savoir-faire de l’homme d’affaires reprenant le dessus, le marchand
de vin (je supposais, mais l’avenir me l’a eu confirmé) exposa ses difficultés sans plus de
circonlocutions.
— Notre société, comme vous le savez, est l’une des plus anciennes maisons de négoce
de Bordeaux, rouges et blancs (petit signe d’assentiment de Mme Nouard) et … de la
ville, bien sûr! Nous avons une place prépondérante au CIVB1, à la chambre de
commerce et, bien entendu, quelqu’un de notre famille fait partie du conseil
municipal. C’est dire si je me dois d’être prudent dans mes démarches. Il faut être …
euh…discret.
« Discret, bien sûr! » crut bon de glisser Mme Nouard.
On ne savait toujours pas sur quoi il fallait être discret, mais on savait qu’il fallait l’être.
Il est des règles de bases qu’on doit inculquer dès le biberon aux enfants qui naissent dans
l’étiquette mais qu’il faut savoir préciser aux employés subalternes. Nul doute que ma
patronne occupait ce rang dans le monde de ce monsieur-là.
— Voilà …
Enfin!
— Notre maison possède depuis longtemps le château Rougon, grand cru classé, que
nous avons pu agrandir il y a quelques années en acquérant le château Les Hauts de
1
Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux
Il fit alors un certain nombre de recommandations à Mme Nouard, lui fournissant des
indications sur les endroits où elle pourrait enquêter, les noms de quelques personnes qu’il
faudrait traiter avec le plus grand ménagement et, pour finir, réinsista sur la nécessité de la
plus grande discrétion. Prenant son chapeau, car c’était le genre à en porter, il sortit enfin
dignement et euh… discrètement, de la maison Nouard, maison poularde pour cocus.
Naturellement, n’ayant pas pris de notes (pourquoi en aurais-je pris?) je ne garantis pas
l’exactitude de tous les détails que je vous narre. Pourtant, dans l’ensemble, le discours
réinventé trente ans plus tard pour vous être agréable est conforme à mon souvenir. Bien sûr,
dans les pages à venir, je serai obligé de broder un peu, relatant quelquefois des faits que je ne
connais que par ouï-dire, enjolivant sans doute mon rôle ici ou là, mêlant peut-être aux
évènements de l’époque des éléments dont je n’aurais eu connaissance que plus tard et dont je
ne me souviens plus de l’exacte chronologie. Si d’aventure quelqu’un me reprenait sur tel ou
tel détail, je lui donnerais, bien volontiers, raison et le remercierais en votre nom pour
l’exactitude ainsi rectifiée. Néanmoins, soyez assuré que, pour l’essentiel, les évènements se
sont déroulés tels que je vous les expose, et je vous prie de m’excuser des quelques chevilles
que je serais contraint de glisser ici ou là pour maintenir la cohérence de ce récit.
Pour en revenir à notre prince de la bouteille bouchée, il sortit donc, discrètement, du
bureau de l’agence Nouard et ma patronne attendit que ses pas ne résonnassent plus dans
l’escalier de bois dont les marches n’étaient pas recouvertes d’épaisse moquette, pour,
regardant par la fenêtre, s’assurer de son départ définitif.
(Comme il se pourrait que certains d’entre vous ne soient pas bordelais ((comment
vous en vouloir?)) je fais une parenthèse dès maintenant pour vous expliquer, chose que je ne
savais pas encore ce jour-là, que le Quai des Chartrons, en aval du Pont de Pierre et de la
Place des Quinconces, était traditionnellement le siège du négoce des vins bordelais
« nobles ». Un chartron était donc un riche négociant en vin, apparemment issu de la cuisse
de Jupiter. En amont du pont, le Quai de Paludate avait vu s’installer entre les deux guerres
des négociants de vins plus courants, méprisés par les premiers en place dont l’ancienneté
faisait oublier l’éventuelle origine douteuse de leurs fortunes. Macquard Frères était
chartron, Bertin, le père du gendre amateur de chevaux, était un paludate. Paix à ses
cendres.)
Je n’avais pas envie de remuer les vieux dossiers, les querelles de divorce paraissant
soudain un peu fades et comme j’avais du retard dans mes cours, je me plongeai dans les
délices du ratio crédit-clients/crédit-fournisseurs. Le professeur Merlin-Beau avait péroré sur
l’estrade de l’IESC sur ce sujet et certaines de ses remarques m’avaient paru subtiles mais
contradictoires. Jugez-en : une entreprise bien gérée doit rechercher le maximum de
couverture de son encours clients par un crédit fournisseur de façon à minimiser ses frais
financiers, mais si on reprend une entreprise en difficulté, ou si, étant banquier, on a à
accorder un crédit à une entreprise, on apprécie que le crédit fournisseur soit faible et le crédit
client élevé!
Bien entendu il suffisait de le dire pour comprendre : une entreprise mal gérée possède
un potentiel, une entreprise bien gérée et en difficulté est condamnée.
L’heure de fermer boutique ayant eu le bon goût d’arriver sur ces entrefaites, content de
moi et de ma brusque compréhension des arcanes financières, je pus clore mon livre et la
porte et me rendre aux derniers cours de la soirée.
Je sors du bureau pour aller m’en jeter un petit derrière la cravate, en laissant Jean-Pierre
se débrouiller avec les papiers du contrat Macquard. Il fait ça beaucoup mieux que moi et
c’est pour ça que je le paye.
Le vieux Macquard chez moi, pour une première, c’est une première.
Ça mérite un petit coup de remontant. Je descends donc au café Régent où Régis, à qui
je commande mon Bourbon au bar, me dit que je commence tôt aujourd’hui.
— T’as quelque chose à fêter ma grande ou c’est la déprime?
— Les deux mon pote! : une bonne biznesse mais qui me fout le tracsir. Car faudrait
pas la foirer.
J’avale la moitié de mon godet et je rumine des pensées mêlées d’éléphants roses, car je
sais bien que j’abuse sur la bibine. D’ailleurs j’aime pas beaucoup maintenant la gueule de
bois le matin. Faut croire que je vieillis.
Ou alors c’est la présence du petit Jean-Pierre. Je ferais péter mon soutien-gorge quand
je pense à ce poulet mignon. C’est tendre à cet âge et tout à fait craquant.
De plus, il gagne bien son argent le Jean-Pierre. Depuis qu’il est là, non seulement le
bureau est propre, mais il m’a fait rentrer de nombreux chèques sur des factures impayées que
je laissais traîner. Faut dire que c’est pas mon fort, la paperasse. Maintenant les contrats sont à
jour, les factures envoyées, relancées et réglées. Le plus beau, c’est la déclaration pour les
impôts : avec tout ce qui est rentré en frais professionnels, décote de ceci et exonération de
cela, c’est presque l’État qui me devrait des sous. Pour un peu on me prendrait pour Chaban-
Delmas.
Il y a un grand miroir derrière le bar et je lève mon verre à la santé de mon reflet. C’est
pas une bonne idée, car je me vois.
— Ma vieille, va falloir mettre du fond de teint, ça commence à se voir les bouteilles de
Bourbon.
Je repose mon verre et décroche mes fesses du tabouret.
— Hé! la Grande, tu finis pas ton verre? s’étonne Régis.
— Ta gueule!
— Ho là, faites excuses, Madame. Mais c’est pas ton habitude.
Je change de sujet.
— Tu connais quelqu’un dans le milieu des courses?
— Peut-être…
Ça c’est une réponse qui fait avancer le schmilblick.
— Quelqu’un qui connaît bien l’élevage des pur-sangs et les courses, et les magouilles
bien sûr.
— Bien sûr.
— Alors? t’as l’oiseau?
— Ouais…
Je refile un pourliche maousse. Ce n’est pas qu’il soit vénal, Régis, mais c’est une
question de principe, il faut payer pour consommer.
— Au Bouscat à l’hippodrome, tu demandes Nénesse de ma part.
Du coup, j’écluse mon fond de verre machinalement et le regrette aussitôt. Ce n’est pas
la première fois que je sens qu’il faut y aller mollo avec la bouteille et ça me fout le cafard.
Bah! Allons bosser. Puisque c’est moi le boss.
J’arrive à l’hippodrome. Bien que ce ne soit pas le bon jour pour les courses, forcément
il y a du monde qui s’agite. J’avise un gonze mince comme une sarbacane.
— Pourriez-vous me dire où je peux trouver Nénesse?
— C’est pour quoi?
— Truc privé.
— Qui le demande?
— Moi de la part de Régis, du Régent.
— Ah. Bon. Derrière les tribunes.
— Merci.
Il avait déjà tourné les talons.
C’est pas loin ; c’est pas grand ; je trouve facilement l’élevage de canassons.
Ça m’a eu plu les bourrins quand j’étais gamine, mais c’était surtout des chevaux de
labours qu’on voyait par chez nous. Et puis les tracteurs ont commencé à les remplacer. Mais
ces chevaux-là, c’est pas du pareil au même. C’est beau, c’est chic, c’est cher, même leur
crottin doit coûter les yeux de la tête. Ils sont mieux logés que les ouvriers à La Benauge et
sans doute mieux traités que les lads qui s’occupent d’eux.
Enfin, je suis pas là pour réformer le monde et je gare ma Renault 8 au bout de l’allée
bordée de rosiers. Un élégant bipède botté s’avance vers moi et d’un ton à refroidir le pôle
nord me demande :
— Que puis-je pour votre service?
Sans doute qu’ajouter : « Madame », lui aurait écorché les lèvres.
En représailles, je ne lui dis pas bonjour à cette face de fesse coincée.
— Je fais une enquête sur la maladie de vos chevaux. M.Bertin-Macquard aurait perdu
une jument?
Ce type ne me plait pas, et j’ai la très nette impression que c’est réciproque.
— À quel titre je vous prie?
— Assurances.
Je profite d’une place à moitié autorisée pour laisser ma voiture, et j’aligne quelques pas
jusqu’au bureau de l’assureur. L’immeuble n’est pas engageant, mais les bureaux mêmes de la
compagnie pètent le cossu et la solidité du franc suisse.
Quand la secrétaire, canonique à défaut d’être canon, m’annonce, le patron me reçoit
sans difficulté. Ce n’est pas un zurichois mais un bordelais bon teint, son accent fait foi.
***
Le samedi était alors travaillé, du moins pour moi, car la patronne s’accordait parfois un
week-end de deux jours dont elle revenait la mine un peu plombée, ce qui faisait que souvent,
qu’elle travaillât ou qu’elle fît la java, j’étais seul à l’agence et amené à recevoir des clients
(ou leurs conjoints mécontents).
Ce samedi matin là j’ouvris donc le bureau sur le coup des neuf heures, prêt à effectuer
un ménage succinct et quelques révisions personnelles, mais il était écrit que les évènements
ne me permettraient pas ce programme peu palpitant, mais combien nécessaire.
Rien qu’à l’odeur d’alcool qui régnait dans la pièce, je sus que Mme Nouard avait forcé
sur le Bourbon et que la nuit s’était terminée sur le canapé comme cela lui était déjà arrivé
une fois au moins depuis que je travaillais pour elle. Effectivement son grand corps était étalé
sur le cuir de son espèce de banquette et les chaussures stratégiquement postées dans des
coins opposés de la pièce en compagnie d’un soutien-gorge (grande taille de bonnets) ce qui
me permit, par la chemise déboutonnée à moitié, de visionner une poitrine de belle tenue
naturelle, spectacle qui fit jouer brutalement l’ascenseur de ma glotte et augmenter ma
température.
Au bruit que je fis dans la pièce, Mme Nouard s’ébroua et, rajustant sa chemise d’un
geste automatique, me regardant d’un œil pas frais de poisson trop longtemps à l’étalage,
déclara d’un air ahuri :
— Quelle heure est-il? C’est toi petit poulet?
Je confirmai que c’était bien moi.
— Oui et il est neuf heures.
— Quel jour?
Du moins je suppose que le borborygme voulait dire « quel jour? ».
— Samedi.
Suivirent quelques jurons dont probablement « putain de con » et « bordel d’enculé de
merde » qui lui étaient familiers.
M’étant habitué à ces manières, je ne me formalisai pas de ce langage et ouvris la
fenêtre pour aérer la pièce qui en avait bien besoin et moi aussi.
— Je dois être à faire peur… dit Mme Nouard, en se tapotant les cheveux comme une
midinette, ce qui ne laissait point de me surprendre.
À sa tête, j’aurais répondu par l’affirmative si j’avais osé, mais je tempérai mon
jugement au souvenir du vallon entrevu au déboutonné de la chemise. De fait, je gardai un
silence de bon aloi sur cette question et bottai en touche :
— Je vais faire un peu de ménage.
— Me ferais-tu du café, s’il te plait?
Le moyen de refuser, quand le patron demande si poliment? Mais c’était bien volontiers
que je me livrais à ces tâches subalternes, car la patronne avait le bon goût – on se demande
bien comment – de se fournir en vrai café auprès d’un torréfacteur de la rue Porte-Dijeaux, et
moi qui subissais plus souvent qu’à mon tour des breuvages si robusta que j’en aurais eu des
palpitations de tachycardie, je goûtais fort ce penchant de Mme Nouard pour les harrars rares
et les custepecs impecs, même si à l’époque je ne connaissais pas les noms des cafés qu’elle
achetait, tâche ménagère qu’elle ne m’avait pas déléguée.
Une porte s’ouvrait sur un « placard de toilette » comprenant un lavabo, un petit meuble
de rangement par-dessous, ainsi qu’une glace (en bon état et propre par mes soins) et une
étagère où l’on stockait le nécessaire à café. Aussi le fis-je au moyen, luxe suprême pour
l’époque, d’une cafetière électrique, engin dont je n’avais jamais entendu parler avant de
Paul-Gérard Bertin descendait à peine l’escalier qu’une visiteuse se présenta. C’était une
visiteuse médicale qui s’était trompée de porte, un toubib officiant à l’étage inférieur. Je
refermais la porte sur son postérieur qu’on heurta de nouveau à l’huis. Il y a des jours comme
ça!
Un personnage d’emblée antipathique, la main molle et moite voulait voir Mme Nouard
pour une discussion confidentielle. Je l’informai qu’elle n’était pas ici, qu’il lui faudrait ou
revenir ou me confier son tracas.
— Vous êtes bien jeune pour ces histoires-là.
Je convins que sans doute j’étais jeune, mais que, la valeur n’attendant point le nombre
des années, il était en mon devoir d’écouter de suite ses desiderata afin que Mme Nouard
puisse agir le plus vite possible.
Il hésitait, mais crevait d’envie de se confier. Je pris l’attitude attentive d’un frère jésuite
et attendis que se déclenchât la porte des aveux (pour parler comme Achille Talon). Ce qu’il
fit bien sûr. Je vous épargnerai la litanie du pauvre représentant de commerce qui travaille dur
(« seize heures par jour sur la route, pas comme les fonctionnaires »), obligé de passer sa vie
dans des hôtels, de manger trop, de boire de même, tandis que son épouse, à qui rien ne
La matinée n’était pas tellement avancée, mais je n’avais plus le cœur à m’astreindre à
du contrôle de gestion ou des ratios d’amortissement dégressif, aussi je rejetai l’étude de mes
cours comptables à plus tard, puis, le ménage expédié, j’attendis midi en consultant un petit
opuscule relatif au commerce des vins que j’avais déniché la veille chez le bouquiniste du
cours Pasteur. La modestie du manuel m’incitait à croire que la réglementation était simple,
mais c’était moi qui me montrais simplet à défaut d’être modeste, car si les principes de base
se réduisaient à peu de choses, les combinaisons qu’on pouvait effectuer dépassaient
rapidement les possibilités de mon entendement. Heureusement l’INAO que le monde nous
envie et copie de son mieux veille sur le meilleur des mondes où naissent, s’élèvent, se
boivent, mais jamais ne meurent, les vins d’appellation contrôlée.
***
2
C’était chic à l’époque, n’ayant pas encore subi la démocratisation.
Fait rare, je me sors une robe légère du placard. Ça sent pas la naphtaline parce que j’ai
jamais pensé à en mettre. Du coup, je vérifie quand même qu’il n’y a pas de trous de mites.
Une veste en jersey des grandes occasions. Sapée comme si j’allais à un mariage, je grimpe
dans ma voiture et en route pour le Bouscat en évitant les boulevards, ce qui est logique en
partant de Caudéran. En retrouvant l’ambiance d’un après-midi de course, j’oublie la gueule
de bois du matin, l’agence et l’industrie du divorce.
Je tournicote autour des chevaux. J’aime les regarder. Je les trouve beaux. En fait ils ne
servent qu’à ça : être beaux et courir.
Une connaissance m’invite au bar, surprise de ma tenue, plus encore du Schweeppes que
je commande. C’est un type que j’ai connu du temps de Nouard et qui tient une cave du côté
de la barrière de Toulouse. On s’était un peu mélangé après mon veuvage, mais ça n’a pas
duré. De fait il est plutôt tantouze et c’était mon allure hommasse (merci du compliment) qui
l’avait attiré chez moi. Mais comme j’ai trop de nichons pour faire illusion, nos ébats avaient
Nous sommes les meilleurs amis du monde quand sa femme nous rejoint.
— Chérie je te présente Mme Nouard, enquêtrice privée qui s’intéresse à mes affaires.
— Ah! c’est vous. Geneviève Bertin-Macquard.
Elle me tend une main franche et ferme.
Après quelques banalités, on se sépare, eux pour retrouver leur monde, moi le reste.
Je traîne un peu par-ci par-là. Je passe une bonne après midi au soleil. Mais le travail me
rattrape. C’est Louison qui m’entraîne dans un coin d’un air de conspirateur.
— J’ai à te parler.
— Je t’écoute.
— Il y a une combine à saisir en ce moment. Des grandes bouteilles introuvables qui
reviennent sur le marché. Un négociant de Langon aurait racheté une collection en
Suisse. Il y aurait des Château La Bégune et des Château Rougon.
La Suisse, Langon, cela me rappelle quelque chose. L’assureur de Bertin et de Lapébie.
Je coince ça dans mes bagages, me promettant d’y voir de plus près plus tard.
— Château La Bégune, tu sais à qui ça appartient?
— Comme Rougon, aux frères Macquard. Je n’avais pas fait le rapprochement. Tu crois
qu’il y a anguille sous roche?
— Je ne sais pas, c’est justement sur des poissons gluants comme ça que j’enquête.
Mais il ne s’agissait pas des Macquard, c’est sans doute une coïncidence.
Je n’allais pas lui livrer mon financeur.
— Tu me le dirais si c’était le cas, n’est ce pas? Non bien sûr. Bon, je ne dirai rien,
mais je n’achèterai pas de ces bouteilles.
Je ne fais pas de commentaires, Louison tire fort bien les conclusions lui-même.
— De toute manière, c’est pas ma clientèle. À part le député qui habite pas loin, les
gens ne m’achètent pas à plus de dix francs la bouteille.
— Tu connais le nom du gars de Langon?
— Oui, on m’a dit qu’il s’agit de Sausac et Barterne. Je connaissais Sausac, mais il est
mort et la société a été reprise par un groupe il y a deux ans. Je ne sais rien de plus.
Je ne suis pas venue au Bouscat pour le travail, mais je pourrai mettre ça sur ma note de
frais. Macquard pourra bien encaisser ça et il n’y a pas tromperie. J’ai vraiment travaillé. Et
bien même.
Je quitte avant la dernière course pour éviter les embouteillages et je m’arrête à la
barrière de Caudéran. Je remplis le panier de la ménagère pour le dîner et pour demain. Tant
que j’y suis, je fais le plein en pommes, jus d’orange, bacon et œufs frais. Je fais l’effort de
descendre au parking souterrain de mon immeuble, et monte mes petites emplettes à mon
appartement. Une fois les produits frais au frigo et le reste au placard, je m’avise du bazar et
me lance dans un ménage trimestriel. Car le petit Jean-Pierre et sa manie de la propreté me
donne des envies de netteté.
C’est pas mon habitude, mais je me mets un peu en cuisine, pour couper l’envie de me
servir un Bourbon. Je pèle quelques pommes de terre, je nettoie deux poireaux, un navet, deux
carottes, pas de chou car j’ai oublié d’en acheter. Je lance un pot au feu des familles dans la
cocotte-minute qui ne sert que dans les grandes occasions. Une heure plus tard, je m’attable
pour le repas du mois. Je me prendrais bien un peu de vin, mais je n’en ai pas et il vaut mieux
ne pas commencer l’alcool.
Je sors vers neuf heures pour aller voir un western dans un cinéma du boulevard. Il n’y a
pas grand monde dans la salle, c’est la fin d’une époque. Il y a la moitié d’une bande de
jeunes et quelques familles endimanchées qui se payent des chocolats glacés à l’entracte. Je
m’en paye un aussi car c’est jour de fête et ça combat l’envie d’un bourbon. Je regarde les
hommes seuls pour voir s’il y en a un possible. Il n’y a pas grand choix. Un grand type
s’avance dans l’allée à la recherche d’une place. Je me prépare à lui en proposer une à côté de
moi en enlevant ma veste que j’avais mise sur le dossier. Il aperçoit une femme qui le guettait
manifestement et il l’embrasse en s’asseyant à ses côtés. Ce sera pour une prochaine fois.
C’est dommage, l’après midi et le pot au feu m’avaient empli d’une langueur propice et de
démangeaisons diverses. Tant pis, on se contentera toute seule pour cette fois.
Le film fini je rentre chez moi, j’accroche mes habits de dame dans le placard et me
couche avec un livre à défaut d’un homme.
Le matin me voit fraiche et dispose. Pas une seule goutte d’alcool la veille. Pas de
tremblements le matin. Je ne suis peut-être pas trop atteinte. Avant, je me prenais une bonne
biture certains soirs où je ne pouvais plus m’arrêter après avoir commencé. Mais il m’arrivait
de ne pas boire de la semaine. Seulement ces derniers temps, ne pas boire c’était deux ou trois
bourbons. Faut que je lâche le sacré nom de dieu de jolie bouteille.
Comme c’est dimanche et que je ne peux rien pour Macquard, je m’occupe d’une autre
affaire en cours. Pattes en l’air et compagnie. Un bilieux s’inquiète de sa femme qui tous les
samedis soirs et tous les dimanches après midi voit une amie tandis qu’il travaille. Il est
maitre d’hôtel dans un grand restaurant. Sur le coup des onze heures, je poireaute devant son
domicile, rue d’Ornano, pas loin du stade, au volant de la Renault 8 en écoutant la radio. Rien
de palpitant. Je me retrouve avec un cigare au bec. Je l’allume. Merde! on peut pas tout arrêter
d’un coup. Je patiente depuis une demi-heure quand je vois sortir la femme du bilieux. Je la
repère car il m’a fourni une photo. Elle n’a rien de la ravageuse dans son manteau léger bleu
marine. Elle descend vers le centre ville à pied. Laissant la voiture, je lui emboîte le pas,
comme un vrai détective privé de cinéma. Aujourd’hui j’ai repris ma tenue habituelle, c’est
Pour ne pas traîner dans les bars, je reprends la voiture et file à Lacanau-Océan m’aérer
les bronches. Il y a des gens sur la plage qui arpentent d’un air décidé, d’autres qui se
déplacent lentement en famille. Les femmes devant causant chiffons, les hommes derrière
parlant bagnoles, ou les hommes devant causant Girondins de Bordeaux et les femmes
derrière égrenant leur tracas d’accouchement. Je suis plutôt du genre arpenteur, aussi d’un pas
de fantassin je parcours des kilomètres de sable humide. Je finis par enlever les santiags’ et les
socquettes et à retourner mes bas de jeans, comme une vraie petite fille de Saint-Ciers-sur-
Gironde. Pendant ce temps là, je ne bois pas, je ne fume pas et j’emmerde personne. Je
reviens par l’intérieur des dunes et les maisons fermées encore pour l’hiver. Le vent a poussé
le sable le long des maisons, des herbes se baladent comme dans le désert du film d’hier soir.
Curieuse sensation de ville abandonnée à laquelle je trouve un charme insolite. J’ai mes
minutes de poète, moi aussi.
Je rentre chez moi à la nuit tombée, quand presque tout le monde est rentré. Je dîne
d’une soupe de poisson, d’un morceau de fromage et d’une pomme. Au lit. Dodo. À demain
les petits.
L’air marin ou l’envie de baiser m’empêche de dormir. Alors je me lève, me grille un
petit cigare et me paye un verre. Juste un. Puis deux.
Je me réveille avec le jour et mal au crâne. Je vais pour me prendre un café vite fait
quand je me ravise car je sais qu’un verre suivrait. J’ai pas tenu les vingt-quatre heures de
À Langon, je cherche la société Sausac &Barterne. Je rentre dans un bar pour l’annuaire.
Héroïque je commande un thé et j’appelle le bureau.
— Allo! C’est toi petit poulet?
— Oui Madame.
— Je suis à Langon. Tout va bien?
— Avez vous lu le journal ce matin?
— Non. T’es en photo?
— Vous devriez le consulter. De plus il serait bon de rentrer après l’avoir lu, une dame
vous attend.
***
J’arrivai à l’agence à neuf heures moins deux. J’aérai la pièce principale et le cagibi et
me préparai un café qualité Nouard. Un ménage succinct suffirait, puisque personne n’avait
cuvé durant le week-end dans les bureaux.
Mon week-end, lui, avait été solitaire, studieux et mal nourri. J’avais sué sur un exercice
comptable relativement simple, jusqu’à ce que, reprenant une leçon pour débutant, je me
rendisse à l’évidence que je répétais éternellement la même erreur sur l’imputation du compte
caisse, inscrivant selon mon sens des mots en crédit ce qui doit s’inscrire en débit selon la
logique du double compte. Mais je ne vais pas vous ennuyer avec ça un lundi matin.
Le courrier n’étant pas arrivé, n’ayant pas l’envie de ressasser les règles de la
comptabilité générale, je rêvassais devant ma tasse de café. On frappa à la porte. J’allais
ouvrir naturellement, puisque j’étais rémunéré pour cela. Une jolie femme se tenait sur le
seuil, vêtue d’un beau tailleur noir qui s’alliait bien à son teint pâle de blonde et à la perle de
ses boucles d’oreille, comme j’en avais vu sur la reproduction d’un tableau hollandais.
— Mme Nouard est-elle présente, je désirerais lui parler?
— Elle n’est pas encore passée, mais elle ne devrait pas tarder.
— Puis-je l’attendre?
— Naturellement, c’est à quel sujet?
— J’aurais eu préféré lui en faire part, c’est assez…euh délicat.
— Installez vous, je vous en prie. Désirez-vous un café?
— Oui merci.
Je lui servis un arabica en cherchant qui son tic de langage me rappelait ; la regardant je
lui trouvais une ressemblance avec le vieux chartron qu’on avait vu la semaine précédente.
— Êtes-vous parente avec monsieur Macquard?
— Je suis sa fille, Mme Bertin-Macquard. Avez vous lu le journal ce matin?
— Non, pas encore, pourquoi?
Elle ouvrit son sac et en sortit le « Sud-Ouest » du jour, et me le tendit.
Il aura fallu en effet une heure pour que Mme Nouard fasse le trajet et franchisse la
porte de son agence. Comme je guettais impatiemment son retour, je l’entendis bien avant
qu’elle n’y pénétrât, mais dès qu’elle le fit je l’entendis encore plus.
— Où elle est la bonne femme, bordel, je vois personne.
Heureusement qu’elle n’était plus là, je voyais mal comment elle aurait apprécié cette
entrée en matière.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel de merde de suicide à la con. Tu avais envoyé le
contrat?
— Bien sûr, dès vendredi soir.
— De toute façon il n’a pas eu le temps de le signer. C’est pas notre veine, un client qui
changeait et il s’envoie en l’air avec un revolver. La vie fait chier des fois. Merde de
bordel à la con!
Bon, c’était un jour à juron. Non pas qu’il se passât des jours sans qu’elle jurât, mais il
en était des plus chargés que d’autres. Celui-ci commençait bien, dans la densité à défaut de
variété.
— Qui c’est la gonzesse?
— Mme Bertin-Macquard. La fille de M.Macquard.
— Ah! merde alors. Qu’est-ce que c’est que ce…
On m’évita d’avoir à retranscrire une nouvelle bordée de grossièretés, dont on peut
supposer qu’elle aurait ressemblé aux précédentes, en frappant à la porte.
— Cagibi, mon poulet.
Mme Nouard ouvrit la porte palière tandis que je refermais sur moi celle de mon poste
d’observation. Nouvelle entrée de la femme élégante.
— Bonjour Mme Bertin-Macquard, triste jour n’est-ce pas…
— En effet. J’ai à vous parler.
Le reste de la matinée se serait traîné comme un jour sans pain s’il n’y avait eu d’autres
clients en cours qui se manifestèrent. Comme Mme Nouard courait vers de palpitantes
aventures, il convenait que ce fût moi qui m’occupasse des simples histoires de gens
malheureux, ou jaloux, ou les deux, en tout cas inquiets du cours perturbé de leur vie. Car si le
cocu prête à rire, ce qu’il vit n’est pas forcement drôle, de son point de vue.
Je m’en rendis compte quand rentra dans le bureau un homme assez grand, entre deux
âges, habillé comme un pingouin, mais avec des chaussures éculées. Profession : garçon de
café ou serveur de restaurant. Un teint un peu jaune signe de difficultés hépatiques
récurrentes.
Il venait aux nouvelles de l’enquête qu’il avait demandé à Mme Nouard. Elle ne m’avait
rien dit, je ne savais même pas si elle s’en était occupé.
— Nous ne pouvons rien dévoiler de définitif pour le moment, mais Mme Nouard m’a
demandé de vous dire de ne pas vous inquiéter, que vous auriez de bonnes nouvelles
très bientôt.
— Vous croyez? C’est que je ne voudrais pas que ma femme se mette dans un mauvais
pas, elle est si fragile.
— Nous vous ferons signe très bientôt, soyez sans crainte.
Je m’avançais beaucoup, mais il n’y a pas de mal à rassurer quelqu’un : soit j’avais
raison et tout irait bien, soit j’avais tort, il serait assez tôt pour lui d’entendre des mauvaises
nouvelles. C’était mon jour de bonté. Il le fallait car revint le représentant de commerce de la
semaine dernière qui se plaignait que sa femme l’ait quitté pour un type sans le sou. Il était
aussi antipathique ce matin là que la fois précédente. Il me demanda si j’avais des nouvelles,
***
3
Association nationale des directeurs et chefs du personnel.
— Cette fois, ma grande, il faut faire gaffe. Tu mets les pieds dans un fût qu’a tourné
vinaigre. Déjà que tu sortais de ton monde, t’es pas dans de la cruchade, me dis-je in
petto.
Je ne sais pas comment aborder cette embrouille qui prend une tournure qui me déplait
et pour laquelle je n’ai pas d’expérience. J’avais roulé des mécaniques devant le petit Jean-
Pierre, noblesse oblige, mais je n’en mène pas large. Je pourrais me présenter chez Calvé,
tellement je fais de l’huile.
Je m’arrête au Régent et m’envoie un petit Bourbon, ce n'est pas le jour d’arrêter de
boire. Mécontente de moi mais le corps apaisé, je file à deux pas de là chez les flics, rue de
l’abbé de l’Épée. J’y connais quelques gars, mais c’est aux mœurs. On fait avec ce qu’on a.
Il y en a un qui est là à se tourner les pouces. Bruno quelque chose, un nom polonais.
Brunolowsky ou quelque chose d’approchant. À part ça son prénom c’est Tadeus, aussi on
l’appelle Bruno. Il me demande comment ça va.
— Couci-couça, j’ai un client qui s’est fait sauter le caisson.
— Pourquoi? tu lui as dit qu’en fin de compte sa femme voulait revenir?
— Rigole pas, c’est Macquard.
— Macquard le roi du pinard?
— Oui.
Il siffle d’admiration.
— Ben ma Lise-bête, tu te mouches pas avec un dail.
— Tu sais qui s’occupe de l’affaire?
— Un peu nous à la mondaine pour le coté beau linge, un peu la criminelle pour la
poudre.
— À ce point?
— Pas vraiment, c’est par principe. Tu veux voir Duponh, c’est lui qui est sur l’affaire
pour la crim’.
— Ma foi, je ne dis pas non.
Bruno passe un coup de fil. On nous dit de monter. Nous montons par des escaliers en
colimaçon dont la dernière réparation remonte aux croisades mais qui mènent directement au
bon endroit.
Duponh porte une moustache à la Hergé sous une calvitie de même origine. Je le regarde
estomaquée.
— Dupont c’est votre vrai nom?
— Oui, mais avec un « h ». C’est pour ça que je me déguise, quitte à être flic et
s’appeler Dupon(h), autant aller jusqu’au bout. Qu’est-ce qu’il y a pour ton service
Castafiore?
Je l’avais cherché, aussi je rigole. Je lui explique le toutim, enfin ce que j’estime
nécessaire de lui dire dans le peu que je sais, ce qui ne fait pas lourd.
— Macquard. Il s’est dessoudé tout seul, pas trop de doutes la dessus, si ce n’est que le
mobile n’est pas clair. Son frère nous a dit qu’il était inquiet et méfiant ces derniers
temps, renfermé sur lui-même. Son gendre et ses deux filles l’ont confirmé sans
pouvoir fournir de précisions. Le comptable nous a dit que Monsieur Luc-André lui
avait demandé des chiffres sur les ventes des derniers mois, ce qu’il faisait de temps
en temps, mais il aurait trouvé ça bizarre cette fois. On sait que tout devient étrange
a posteriori.
— Sa femme?
Je n’en sais pas beaucoup plus en sortant qu’avant d’entrer, si ce n’est que la police ne
soupçonne pas de coup foireux. J’en suis un peu soulagée, car je n’ai pas envie d’être mêlée à
un meurtre.
Il est trop tard pour retourner à Langon ce matin. Comme la Renault est garée à la fous-
moi-le-camp, je prends le volant pour trouver une place qui ne soit pas un billet de fourrière.
Il faut que je tourne vingt minutes dans le quartier pour qu’enfin une 2cv libère un coin de
trottoir. J’arrive, en poussant un peu, à me loger au même endroit que cette balançoire sur
quat’roues. Mais il est midi passé. Je file au bureau, vide, l’employé n’a pas fait d’heures
supplémentaires.
Faut pas être vache, il a bien travaillé si j’en juge les mémos qu’il m’a laissés. Le
bilieux est passé. Dossier à clore : je téléphone au restaurant du gars. Je lui dis avec prudence
l’occupation de sa femme. Il n’en revient pas. Le couple avait des problèmes d’argent, il
n’aurait jamais pensé que sa femme pourrait travailler. Il en pleure quasiment de soulagement,
et me remercie comme si c’était moi qui avais sauvé le monde. Je raccroche et mets un mot
pour Jean-Pierre pour qu’il envoie une facture très légère au couple sans le sou et rabiboché
grâce à Sainte Nouard.
Pour le représentant de commerce perturbé par la chimiothérapie, je note le nom du gars,
l’adresse supposée et met le bout de papier dans ma poche pour m’en occuper quand j’aurai
un moment.
Le bourbon du matin ne fait pas un déjeuner pour ma carcasse, je vais casser une graine
vite fait chez Lulu, derrière la poste. C’est un restaurant d’habitués qui travaille surtout le
midi avec les postiers du coin, quelques flics, des employés du « Printemps » et de
commerces moins connus. Comme c’est lundi, il y a moins de monde que d’habitude,
certaines boutiques n’ouvrant que l’après midi, voire pas du tout. Lulu me sert son plat du
jour et un dessert dans la foulée, que j’arrose d’un verre d’eau.
— Régime sec, la Grande? Qui c’est le beau mec?
— Mon âge, hélas.
— On en est toutes là.
Lulu doit approcher les cinquante ans. J’ai de la marge.
Je me passe de son café mais j’allume un cigarillo en rejoignant ma voiture. Comme la
voiture devant est partie, je n’ai pas besoin de jouer les autos tamponneuses pour quitter la
place, et je retourne à Langon. Une heure plus tard je pose la Renault 8 devant la porte de
Sausac & Barterne. L’immeuble n’est pas refait à neuf, mais ça ne veut rien dire. L’intérieur
sent le moisi. Derrière des demi-cloisons vitrées, végète une employée desséchée.
— Madame…
— Mademoiselle!
— Mademoiselle, j’aimerais rencontrer le directeur.
— Il est pas là.
— Va-t-il revenir?
— Dans dix minutes. Vous pouvez attendre.
La piste était bonne sans l’être. Elle renvoie ailleurs, c’est toujours ça. Allons voir le
Henri Noubel en question. Retour Bordeaux, la gare, le Pont de Pierre, rive droite et direction
Lormont. L’adresse est sur les quais. Ce n’est pas trop le coin des négociants en vins par là. Je
trouve l’endroit. Ce n’est vraiment pas le paradis des négociants en vins, on ferait plutôt dans
les produits métallurgiques. La maison Noubel se signale par une carte de visite collée sur une
porte en tôle ondulée. Les Chartrons, sur l’autre rive du fleuve, c’est un autre monde, celui-ci
semble si peu près à tutoyer les grands crus que le moins méfiant des agents des contributions
indirectes sortirait ses imprimés de procès verbal à la vue des lieux.
Il n’y a pas de sonnette, bien entendu. Je frappe du poing sur la tôle et les clébards se
déchaînent. Je ne me risque pas à entrer. Un œil me scrute dans l’entrebâillement de la porte
et une bouche me parle.
— C’est pourquoi?
— M.Noubel s’il vous plaît.
— Qui le demande?
Je passe ma carte au cerbère. La porte se referme. J’attends. La porte s’entrouvre à
nouveau.
— C’est pourquoi?
— Château Rougon et Château La Bégune.
— Attendez.
Il y a du progrès, cette fois on ne me ferme pas la porte au nez sans un mot. Un moment.
La porte s’ouvre plus grand. Je me glisse derrière et pénètre dans une cour qu’on prendrait
pour une casse. Je note un camion neuf qui détonne un peu : « Tordesillas /Transport et
Levage/Bordeaux». Je suis le chien à deux pattes jusqu’à des bureaux qu’on croirait vides.
Pourtant il y a un individu en bleus de travail pleins de graisse.
— Vous vouliez voir Noubel?
— Oui. Pour du Rougon.
— Il n’est pas là pour l’instant.
— Quand sera-t-il ici?
— En fait il ne passe pas, c’est juste une adresse, il travaille auprès de sa clientèle.
— Son courrier.
— Il a une boite postale.
— Son téléphone.?
— On prend les messages, il retéléphone aux gens.
— Dites-lui que je suis passée.
Je jète un pavé dans la marre.
— Je suis à la recherche de ces faux millésimes de Château Rougon qui s’écoulent sur
le secteur et qui viendraient de Suisse. Je sais qu’il fait partie de la filière. À plus
tard.
Je me dirige raide et digne vers le portail, craignant qu’ils lâchent les chiens, ou que
leurs regards, transformés en revolvers, me fusillent dans le dos. J’en sors indemne malgré
tout. Je rentre au bureau. Une 404 Peugeot me colle au train, sans se cacher. Je trouve à
stationner Cours de l’Intendance, à deux pas de l’immeuble de l’agence. La 404 reste en
J’effectue un vague rangement, contente que mon petit poulet soit là demain pour mener
ça bien, je n’ai pas envie de ce genre de ménage. Je passe quelques coups de fils pour des
affaires ordinaires en cours, renseignements généraux, hôtels, restaurants discrets et autres
auberges de campagne. La nuit est tombée quand j’arrête.
Je ferme boutique et décide d’aller tourner dans les bars sur le Quai Richelieu. Je
reprends la R8 Major et tourne un moment derrière le Cours Alsace-Lorraine pour trouver un
coin disponible. Je finis par en trouver une derrière chez Manpower, sur une petite place,
devant une fabrique de filets. Je descends vers les quais par la rue du Loup, plus calme que le
cours Alsace-Lorraine. Je vais prendre à droite par la rue Ausone pour rejoindre le Bar des
Paludiers aussi je coupe par la petite rue de la Blanchisserie. Je ne les ai pas entendu arriver.
Ils me tombent dessus sans crier gare! Quatre types, passe montagne sur le visage et le
costume du blouson noir à la mode il y a dix ans. En fait je suis presque comme eux avec mon
jean et mon blouson d’aviateur. Ils ne font pas de grands discours, ils cognent d’abord. J’ai
beau envoyer des coups de pieds dans tous les sens, des coups de coudes dans quelques
estomacs, je ne fais pas le poids. À un moment, j’arrache un passe montagne. Je ne connais
pas cette tête, mais je lui donne trente ans. Toi mon gars, je me souviendrai de ta trombine, tu
peux me croire!
Ça ne dure pas aussi longtemps que les impôts. Je tombe au sol où je récolte toute une
cuisine de marrons et de châtaignes relevés aux petits oignons. Ils me laissent sur le carreau
en mauvais état. Bien entendu il n’y a pas un chat dans cette rue de la Blanchisserie. Aucun
bras secourable où m’accrocher. S’il y avait quelqu’un, mille balles qu’il serait manchot! Tout
devient noir.
Je me réveille trois siècles plus tard, en réalité je n’ai dû être aux abonnés absents que
quelques secondes, ce que ma montre qui marche me confirme. Quand je me relève, j’ai les
côtes qui me scient sous les seins, une jambe qui refuse de suivre la cadence, le nez qui pisse
le sang. Le reste pour l’inventaire.
Jean-Pierre habite pas trop loin, rue du Chai des Farines, je m’y traîne comme je peux.
Je crois que je vais abandonner et m’allonger par terre quand je repère le numéro de son
taudis. On entre comme dans un moulin dans l’escalier qui pue. Les boites aux lettres
m’informent de l’étage.
— Bordel de merde, il pourrait crécher ailleurs qu’au troisième!
***
Je rentrai chez moi, inquiet du sort de ma patronne et troublé de cette violence que je
n’avais jamais côtoyée. Je casai la Renault 8 comme je pus dans ma rue. Un peu plus loin,
deux hommes qui discutaient dans une 404 Peugeot en descendirent. Je poussais la porte de
mon escalier quand je reçus une bourrade dans le dos qui m’envoya valser contre les
premières marches ; je m’affalai mais eus la présence d’esprit de m’accrocher à la rampe,
évitant ainsi de tomber complètement. Je me redressai aussitôt en me retournant. Les deux
hommes de la 404 se gênaient mutuellement pour pénétrer dans le couloir et refermer la porte
derrière eux. Je ne pus voir leurs visages derrière l’espèce de cagoule qui les recouvrait, mais
l’œil n’était pas amical. À l’analyse, il se serait avéré peu judicieux de prétendre engager
avec eux une discussion philosophique sur, par exemple, la corrida ou la chasse aux papillons.
Le plus proche, plus petit que moi, lança un coup de pied vers ma jambe qui me fit un
mal de chien. Je me relevai brusquement et, à ma grande surprise, fonçai sur lui. Je lui
envoyai mon poing vers le visage et j’atteignis un nez qui s’écrasa sous le choc. Je me
défendais, et pas qu’un peu! Je ne me souviens plus si on savait alors le rôle de l’adrénaline
mais, qu’on le connût ou pas, elle se manifesta avec beaucoup d’à propos dans mon
organisme qui, survolté, se mit à marteler le corps du plus proche de mes agresseurs.
L’exiguïté des lieux les empêchait de se déployer et ils ne pouvaient m’attaquer que l’un après
l’autre.
— Je vais te crever! eut-il le mauvais goût de me dire, sortant un couteau de sa poche,
un de ces ridicules couteaux dont la lame jaillit quand on appuie sur un bouton.
Je vous le donne en mille, je n’ai pas eu peur! Au contraire, quasiment inconscient du
danger – mais quelles angoisses rétrospectives! – je lui expédiai un coup-franc à la Platini
dans les parties, l’amenant à lâcher son arme pour se recroqueviller sur son moi intime.
Comme il avait baissé la tête, j’en profitai pour entraîner mon genou dans un mouvement
ascendant qui fut arrêté sans tendresse par le nez déjà mal en point, dont le propriétaire
s’écroula sous les boites aux lettres.
Son compagnon de travail préféra ne pas envenimer notre discussion et, se protégeant du
corps de son acolyte tout en l’aidant à faire machine arrière, recula vers la rue. Ils
l’atteignirent enfin et disparurent de ma vue derrière la porte qui se refermait toute seule grâce
à un ressort.
J’eus un mouvement vers cette porte comme pour les poursuivre, tout chargé encore
d’humeurs belliqueuses, mais les jambes lâchèrent les premières en se mettant à trembler,
Mon sommeil fut agité, je me relevai plusieurs fois pour vérifier le verrou, je dus même
me relire un chapitre de comptabilité analytique pour penser à autre chose (n’y comprenant
rien alors que je le connaissais par cœur ou presque), boire plusieurs verres d’eau pour
compenser la sueur répandue et me relever pour l’évacuer. Bref, le matin me vit pâteux,
morose et fourbu, mais heureux de la lumière du jour qui rendait aux choses un visage
familier et rassurant.
Avant d’aller au bureau, je me rendis au chevet de ma patronne au volant de sa voiture.
Elle n’était pas très fraîche, mais réveillée et semblait avoir récupéré toute sa tête. Je lui
racontai l’épisode glorieux de mon combat de la veille, elle me fit part de son agression. On
pouvait penser que mes deux sparring-partners appartenaient au groupe qui l’avait secouée.
La 404 eut l’air d’intéresser Mme Nouard.
— J’ai été suivie par une 404 depuis Lormont. Je parie que ce sont ces enfoirés qui ont
mis le souk au bureau, il se pourrait bien que ce soient les mêmes, que tu as boxés, et
eux plus deux autres qui m’ont amochée. Je ne sais pas ce qu’on a secoué, mais on a
secoué quelque chose, du genre nid de frelons. Fais gaffe à tes miches, petit poulet,
ça ne rigole plus.
Pas besoin qu’on m’abreuvât de conseils, j’avais fermement l’intention de faire attention
à l’intégralité de ma personne physique, miches comprises.
— Tu ne vas pas aller au bureau aujourd’hui, on va laisser refroidir. En revanche si tu
pouvais aller me chercher des vêtements chez moi, je t’en serais reconnaissante,
ceux que j’ai ici ne sont plus très présentables. Je ne sais pas si je vais pouvoir sortir
d’ici, je ne me sens pas trop fraîche pour galoper et ici je peux me remettre en
sécurité.
Mme Nouard me fournit son adresse (je ne lui dis pas que je la connaissais déjà par les
papiers que j’avais manipulés depuis un mois), des indications sur les effets à rapporter à la
place de ceux que j’emportais et qui avaient souffert dans la bagarre : le jean est déchiré, la
chemise pleine de sang séché, même le blouson aurait besoin d’un nettoyage. Elle rajouta des
conseils de prudence, notamment aux approches de son appartement.
— On ne sait pas ce qu’ils veulent, il est possible qu’ils connaissent mon appartement
ou qu’ils nous aient suivis à l’hôpital et qu’ils te guettent à la sortie.
La poésie de Marlowe perdait de son charme et, n’eût été mon désir de rendre service, je
n’aurais pas fait le bravache, laissant à d’autres la traque des mystères des étiquetages des
vins et la réapparition des vieux millésimes. J’aurais trouvé soudain un charme fou aux
déclarations URSSAF, aux versements libératoires pour la formation professionnelle et le 1%
logement.
Le besoin créant l’organe et la nécessité faisant vertu, je pris la posture nécessaire à
l’accomplissement du devoir. Quittant la chambre, j’épiai les couloirs d’un regard en coin,
Je fis le tour de l’appartement qui aurait pu paraître luxueux avec un peu de décor, mais
Mme Nouard semblait se soucier comme de l’an quarante de cet aspect des choses. J’ouvris
les placards pour prendre des habits comme elle me l’avait demandé. Il n’y avait pas grand
choix. Trouvant deux valises par terre dans une des penderies, j’en ouvris une et y enfournai
un jean et une chemise écossaise à base de rouge. À tout hasard, et je fus surpris de trouver ce
vêtement ici, n’ayant jamais vu Mme Nouard dans cette tenue, je décrochai une robe légère et
une veste en une sorte de tricot ornée d’un écusson St James.
Dans une boite sur une étagère, je découvris les culottes, dans une autre les chaussettes,
une troisième abritait les bas (sans jarretelles) et ce qui était alors encore une nouveauté, les
collants. Les soutien-gorges quant à eux, pendaient sur des cintres. J’étais un peu gêné de
m’immiscer dans l’intimité de ma patronne, mais à la guerre comme à la guerre, je complétai
la valise d’une paire de bas, d’un slip et d’un soutien-gorge. À tout hasard je rajoutai une paire
de socquettes et un foulard. De toute manière, c’était juste pour sortir de l’hôpital, elle
viendrait ensuite se choisir elle-même ce qu’elle voudrait se mettre sur le dos.
J’ouvris le réfrigérateur. Il y avait encore de quoi manger, et s’il le fallait, je pourrais
toujours lui faire des courses si elle ne pouvait pas trop marcher. Je calculai que j’avais le
temps de passer au bureau quoiqu’en ait dit Mme Nouard. Je sortis de l’appartement
précautionneusement, je n’avais pas oublié nos amis à la Peugeot, mais rien ne troublait le
calme de la résidence. La valise à la main, je descendis l’escalier, et par prudence un tantinet
exagérée, je pris la porte qui donnait sur le derrière de l’immeuble et atteignis la rue sans
encombre. De là je rejoignis la voiture, non sans me retourner vingt fois, non sans vérifier que
la voie était libre au coin de la rue, non sans craindre dans chaque voiture qui s’approchait un
char d’assaut de l’armée adverse.
En réalité je ne vis rien et pus me glisser dans la voiture. Je ne trouvai pas le système
d’ouverture du coffre (à l’avant, le moteur était à l’arrière sur la Renault 8) aussi sans
***
J’ai les côtes qui se frôlent et le foie qu’est pas droit. Mon Dieu que c’est embêtant
d’être si mal portant.
Enfin! ça aurait pu être pire. Depuis le départ de Jean-Pierre, je me suis endormie et
réveillée trois fois, et le reste du temps j’ai somnolé. La bouteille accrochée à la potence
diffuse au goutte à goutte une potion magique dans mon corps.
— Anti-inflammatoires – avait dit l’infirmière quand je lui demandai quelle saloperie
on m’injectait – ça va vous faire du bien.
— Si vous le dites…
Probablement que ça me fait du bien, car je flotte un peu dans les nuages, incapable de
mettre deux idées l’une à la suite de l’autre sans oublier la première ou la seconde ; alors je
laisse courir. Il paraît que je survivrai. Ce n’est jamais qu’une dérouillée, mais je n’en ai
jamais reçu, ni de mes parents ni même de ce grand con de Nouard dont on aurait pu penser
que ce serait le genre. Ça valait d’ailleurs mieux pour lui, je ne me serais pas laissé intimider
ni molester. Et les quatre mousquetaires ne l’emporteront pas au paradis sans payer principal
et intérêts.
Il est onze heures. Dans la matinée, deux aide-soignantes m’ont fait une toilette sans me
demander mon avis, une personne au grade indéterminé m’a questionnée sur ce que je voulais
manger, en me débitant une liste de choses insipides. Mon choix n’étant pas correct, elle
cocha ce qui serait bon pour moi sur sa carte de commande.
Je me rendors à moitié. Branle bas de combat dans le couloir, ça claque, ça choque, ça
s’agite. La porte de ma chambre est ouverte à la volée, on ouvre le store qui plongeait la pièce
dans une agréable pénombre, on me colle un plateau sur une table à roulettes. On n’y voit
qu’un assortiment de gamelles en inox chapeautées de même métal.
— Mangez! Ça vous fera du bien. Vous avez besoin d’aide?
Il n’y a plus personne dans la chambre avant que je comprenne qu’on me pose une
question. De toute manière, je n’ai pas faim. Je me laisse glisser malgré la lumière trop vive.
On me réveille encore. J’entends des voix. Jeanne de Nouarc.
— Ce n’est pas l’heure des visites!
— Je sais merci. Vous êtes sûre que votre voiture est bien garée et que vos pneus sont
en bon état?
— Co… comment? Vous ne pouv…
— POLICE! Alors vos pneus?
— Bé …Heu! Vous pouvez entrer.
— Merci bien. Au revoir, Madame, vérifiez vos roues...
Qui c’est encore? Une moustache s’approche, je reconnais Duponh. Il est plus grand que
je … en fait je n’avais aucune idée de sa taille, il était resté assis derrière son bureau lors de
ma visite chez les flics.
— Bonjour. Comment vous sentez-vous?
— J’ai connu de meilleurs moments, mais je n’en mourrai pas d’après les docteurs.
— Ça fait mal quand même. Voulez-vous que je descende le store, j’ai l’impression que
la lumière vous gêne.
Quelle prévenance!
— Oui, je veux bien.
Il manœuvre la ficelle – « Comme ça c’est bien? » – puis soulève les couvercles des
plats.
Deux heures passent, on m’apporte le repas du soir, la présentation est toujours aussi
peu apéritive, mais je m’avale pourtant tout ce qu’il y a sur le plateau. Un petit somme, puis le
médecin effectue sa tournée du soir.
— On va bien à ce que je vois, me dit-il en prenant ma tension d’un air distrait.
— On va mieux.
— Bon…Vous ne pourrez pas encore sortir demain, mais après-demain certainement.
Je vous conseillerai de vous reposer. On vous donnera une ordonnance pour
continuer la cortisone quelques jours, ça remplacera les anti-inflammatoires et vous
donnera un peu d’entrain par la même occasion. Bonne nuit.
Je ne passe pas une bonne nuit, réveillée régulièrement par une douleur costale quand je
veux me retourner dans mon lit. Au petit matin, on me rebranche le goutte-à-goutte, et je me
rendors jusqu’à ce qu’on m’apporte un petit-déjeuner. La journée se traîne lamentablement. Il
pleut pour faire bonne mesure. Je me sens de mieux en mieux et espère vivement sortir d’ici.
Je n’ai pas eu droit à la visite de mon employé de toute la journée, mais Duponh passe dans
l’après-midi. Rien de neuf dehors semble-t-il. Rien de bien nouveau ici non plus. Il s’en va en
me souhaitant de bien me remettre. Merci à lui.
Le toubib confirme que je sors demain. Nourriture fade et insuffisante, pour les étoiles
au Michelin il faudra repasser.
Je me réveille après une bonne nuit, en forme et impatiente de débarrasser le plancher.
Et le Jean-Pierre qui n’arrive pas. En fait il est sept heures du matin. J’effectue une toilette
approfondie, de haut en bas, dehors et dedans. Nickel chrome.
Il est neuf heures et demie quand il arrive enfin!
— Désolé pour hier, je n’ai pas pu venir : j’avais un partiel toute la journée, et hier soir
la voiture n’a pas voulu démarrer. Mais ce matin, pas de problèmes.
— C’est l’humidité. Quand il pleut, il y a un coup de main spécial. Seule la pratique
peut l’apprendre. Euh…ça a marché?
— Quoi?
On attend des plombes pour les formalités de sortie. Papiers tamponnés, certifiés,
ordonnance commentée par un interne débordé («N’abusez pas de ça, respectez la dose ») on
quitte l’hôpital. Il fait beau, c’est-à-dire que quelques nuages rappellent la pluie d’hier et
annoncent celle de demain, mais à Bordeaux, on s’en fiche, il pleut tout le temps. Je me case
sur le siège passager de la Renault 8 et Jean-Pierre me conduit. Comme ça bouchonne sur les
boulevards, on a le temps de faire le point. Je parle des visites de Duponh. Il me raconte que
les méchants attendaient devant l’hôpital l’autre jour, qu’il les a semés et qu’il ne les a pas
revus depuis.
***
Et elle me croqua.
Je me retrouvai sur le lit, allongé sur le dos, dans la tenue d’Adam sans feuille de vigne,
monté par une Junon dont la robe étalée en corolle autour d’elle et de moi me cachait le centre
de la scène. Mais comme il est des évènements qui se peuvent passer sans le secours de la
vue, je sentis mon engagement personnel dans cette corpographie particulière, et le sentiment
kinesthésique fit tant et si bien qu’en très peu de temps, j’éclatai.
— Oh! le saligaud.
Tel fut le commentaire qui salua mon dépucelage.
— Tu ne perds rien pour attendre.
Mme Nouard fit envoler sa robe par-dessus sa tête. Deux mains expertes passèrent dans
son dos et le soutien-gorge rejoignit la robe sur le sol. Passant la jambe au ras de mon nez,
Mme Nouard s’assit sur le bord du lit, roula ses bas qui partirent au loin, puis se retourna vers
moi tandis que mes yeux, inexplicablement avaient tendance à se fermer comme si je n’avais
pas dormi de la nuit.
Mais j’avais vingt ans. Mme Nouard se tenait de nouveau au-dessus de moi, tête-bêche,
et se penchait activement vers un point médian de ma personne. Je me retrouvais le nez dans
la broussaille.
Qu’y faire? …Je broutai.
Nous fîmes tant et si bien que se redressa ce qui se devait et que la faim venant en
mangeant, je me redressai le reste du corps pour le festin.
Avez-vous vu les mains d’un menuisier qui d’un geste sûr saisissent une pièce de bois?
Comme elles en flattent la matière, comme elles en épousent le grain, comment elles la
portent à l’œil qui estime le sens du fil, comment la serrant fermement dans la presse, elles
forcent de quelques coups de rabot prestes et incisifs les premières nodosités, puis comment
se déploie l’ample mouvement de la varlope, et enfin comment elles poncent, alternant les
petites rotations et les longues traversées qui polissent le chant de la planche dressée. Et
comme enfin, satisfaites, elles flattent tendrement la douce surface, testant la finesse du grain
et glissent tout du long dans l’apaisement du beau geste accompli.
Je caressai la peau d’une cuisse, étendu sur le dos, fiérot et las, et je m’endormis.
Je mentirais en parlant des douze travaux d’Hercule, car nous déclarâmes forfait à la
sixième reprise, K.O. couchés, quand un nouveau matin fit place à la nuit qui suivit ce
premier jour.
Le café avalé, calé de pain frais beurré – le courage de se sortir du lit et de courir à la
boulangerie – il fallut bien que le monde nous rattrapât.
— Dis donc Jean-Pierre, t’aurais pas des cours cet après-midi.
— J’avais complètement oublié. Et le bureau, il y a deux jours qu’on n’a pas ouvert!
— T’inquiète pas pour le bureau, c’est pas la première fois. Quand je travaillais toute
seule, c’était pas ouvert non plus tous les jours.
— Quand même! Comme vous ne pouvez pas travailler déjà, je vais y passer avant
d’aller à l’institut. Je vais partir maintenant en bus.
Nous descendîmes, Mme Pétrain et moi, pour nous retrouver cours Clemenceau où Mme
Nouard avait déniché une place pas très loin du bureau. Mme Pétrain et son mari habitaient à
Cenon, de l’autre côté de la Garonne. À cette heure-là, la circulation n’était pas trop dense et,
tandis que Mme Pétrain me racontait son histoire en tordant un mouchoir, je rejoignis sans
problèmes les quais, empruntai le pont de Pierre, l’avenue Thiers, et dans la montée des
Quatre Pavillons, Mme Pétrain me fit tourner à droite pour grimper dans les hauts de Cenon.
Nous atteignîmes sa maison, jolie construction récente dans un lotissement accoté au bois.
— Sa voiture est ici. J’ai honte, je n’ose pas entrer. Qu’est-ce qu’il va dire?
Je la rassurai comme je pus, mais sans effets notables.
— Qu’est-ce qu’il va dire? Il est si gentil, j’ai honte.
Je ne voyais pas de quoi elle aurait dû avoir honte, aussi prenant le taureau par les
cornes, lui proposai de m’occuper de tout, lui demandant de simplement me faire confiance.
Ô l’admirable inconscience de la jeunesse. Je sortis de la Renault et sonnai à la porte,
moins rassuré soudain que j’en avais fait montre un instant auparavant.
M.Pétrain mis le nez au-dessus de sa chaîne de sécurité, s’informant de qui était là, mais
me reconnut et me demanda si j’avais des nouvelles.
— De très bonnes. Laissez moi entrer, je vous expliquerai.
— Tout de suite.
Il cafouilla un peu dans le maniement de sa chaîne de sécurité tant il voulut s’empresser
et la porte à peine ouverte, me fit entrer sans remarquer la présence de sa femme dans la
voiture.
Je racontai l’histoire à ma façon, insistant sur l’odieux du méchant suborneur, présentait
son épouse comme quasiment victime d’un enlèvement, victime de séquestration morale
(concept de mon cru) et insistait sur la gentillesse qu’il devrait déployer pour permettre
d’oublier son cauchemar à sa femme revenue.
— Mon Dieu! Mon Dieu! Où est-elle?
— Je vais la chercher.
Il ne me laisse pas ce soin, sort derrière moi puis se précipite à la voiture.
— Oh! Ma chérie, ma chérie! Oh! Ma pauvre chérie! Viens vite. Fais doucement.
Je suivis le mouvement, préférant m’assurer que tout irait bien et que Mme Pétrain
n’était pas tombée de Charybde en Scylla. Mais non, tout alla bien. Je pris M.Pétrain à part et
lui expliquai ce que Mme Nouard avait promis à son épouse et qu’elle ne tiendrait pas.
— Il faudrait que vous soyez plus attentif à votre épouse, elle a besoin de vous, pas de
votre argent. Vous devriez en parler avec elle, vous savez, elle se moque d’avoir un
voilier de dix mètres, d’autant plus que vous n’avez pas le temps de vous en servir.
— Vous croyez? vous croyez? Mais moi, c’est pour elle que je travaillais, pour elle,
pour qu’elle ait tout.
C’était assez cocasse de voir un jeune homme de vingt ans, à peine sorti de son cocon,
faire la leçon à un monsieur qui aurait largement pu être son père. Mais il faut croire que je
fus crédible, car l’histoire se termina bien entre les époux Pétrain. Je peux le dire car je les ai
rencontrés, bien des années plus tard, au Cap-Ferret, coulant des jours heureux dans une petite
maison où ils résidaient toute l’année, M.Pétrain ayant pris sa retraite. Je l’avais trouvé
toujours aussi antipathique.
***
4
Jacques Chaban-Delmas fut maire de Bordeaux et Premier ministre de Georges Pompidou.
5
Pierre Messmer fut Premier ministre de Georges Pompidou en remplacement de Jacques Chaban-Delmas.
***
Je me levai comme d’habitude, rangeai mon petit logement, et m’attablai pour un petit-
déjeuner ordinaire. Ceci fait, je me lavai avec les moyens du bord, rangeai ce qui le nécessitait
de nouveau, puis me rendis, à pied à mon travail Place Gambetta.
Mme Nouard n’étant pas là, je fis un rapide rangement et le ménage habituel, regardai
par principe les différentes factures en souffrance, peu nombreuses, les finances de l’agence
s’étant avérées très saines une fois les retards comblés et les procédures régulières mises en
place, rédigeai les factures des enquêtes récentes (je nous sucrai en salant celle pour le sieur
Pétrain), cherchai quelques recommandations que m’aurait laissées la patronne, n’en trouvai
point et me résignai, faute de tâches plus palpitantes, à l’étude du droit commercial. Pas
longtemps.
Sur le coup des dix heures trente, Mme Nouard fit son entrée.
— Alors, petit poulet, déjà au travail!
— Il n’y a pas grand-chose. Avez-vous trouvé la voiture hier soir?
— Je ne l’ai pas cherchée, à vrai dire je n’y ai même pas songé. J’étais vannée. Ça a été
avec la famille Pétrain?
Je racontai les retrouvailles des époux, et lui montrai la facture que j’avais établie.
— Tant que ça! Tu n’as pas honte?
La présentation de la facture plus modeste pour les modestes serveurs de restaurant
calma ses récriminations vertueuses.
— On ne peut pas consentir du rabais à tout le monde, il faut bien compenser, songez à
l’URSSAF du premier trimestre qu'on doit régler ce mois-ci. Autant que ce soient
les plus riches qui payent le plus.
— Vu comme ça.
J’envoyai les deux factures.
— Et vous, votre journée?
— Affreuse et je suis en dessous de la vérité.
— Mme Bertin-Macquard?
— Tiens, lis ça et dis-moi ce que tu en penses.
Trois feuilles de listes de numéros et de noms, quelques lignes marquées d’un point
d’interrogation.
— C’est censé correspondre à quoi?
— Dans l’ordre : des barriques, des acquits, des courtiers.
— Et dans le désordre?
— Peut-être des fripouilleries.
— Bien.
J’étudiai les trois feuillets, il n’y avait pas grand-chose à en dire, tout était dans la
définition : des numéros de barriques, des numéros d’acquits, des noms de courtiers.
— Sans voir les chais, il est difficile de deviner s’il y a des éléments bizarres.
— Regarde bien quand même, tu dois te montrer plus malin que moi avec ces chiffres.
Le moyen de résister à la flatterie? Je m’usai les yeux là-dessus. Je sentais quelque
chose, mais quoi?
Sur ces entrefaites, une femme se manifesta à la porte. Cliente. Cagibi. Je n’abusai pas
longtemps de mon droit de regard par la fente portière : cas classique de la maison Nouard. Le
mari qui trompe, la recherche de la preuve de l’adultère. Seule incertitude : jalousie ou intérêt
La matinée tirant sur sa fin, il importa que nous fissions le point sur nos relations, mais
la difficulté nous incitait à nous comporter comme si de rien n’était et à continuer l’échange
d’informations sur le dossier Bertin-Macquard.
— Je ne vois rien de bien net sur ces listes, sauf qu’il y a deux groupes de courtiers.
Je fis part ainsi à Mme Nouard de ce qui m’était apparu et soulignai l’inutilité de
formuler des hypothèses plus élaborées sans éléments pour les valider ou au contraire les nier,
retrouvant sans le savoir quelques thèses de savants épistémologues. Je ne connaissais même
pas le mot « épistémologue » qu’on m’aurait dit être un médecin de la prostate que je ne
l’aurais pas mis en doute, malgré un penchant cartésien natif.
— Vérifie quelques noms, proféra soudain la patronne, comme prise d’une illumination
soudaine.
***
Je quitte le bureau en refermant doucement la porte sur moi, de peur de la claquer trop
fort. Régis m’accueille au bar du Régent.
- Raide ou sobre, ma Grande?
- Un bourbon.
- C’est parti.
Je rumine devant mon alcool. « Content de vous avoir connue... bibliquement ». Merde!
Contente que tu m’aies foutue, oui! Et s’il faut mêler de la religion à tout ça, que tu m’aies
sacrément foutue, petit saligaud. Je me regarde dans le miroir. Mon œil bleu est carrément
noir, autour. Valait mieux que ça s’arrête tout de suite, de toute façon. L’effet cortisone ne
durerait pas éternellement, et sans la dope...
Là c’est l’effet bourbon qui m’embourbe. Mais je ne vois pas le moyen de m’en passer
aujourd’hui. J’écluse le verre et me tire avant d’en commander un autre. C’est pas tous les
jours fête et faut gagner sa gnôle. J’ai à peu près autant envie de m’occuper de la Bertin-
Macquard que de sucer un panaris. Mais comme j’ai un compte personnel à régler avec les
affreux de l’autre soir, je récupère la bagnole et file vers Bacalan. C’est plus loin en fait. Il
faut passer le pont du bassin à flot et après une zone d’entrepôts, on arrive à la cité Claveau.
Le Paupo habite derrière la rue Léon Blum. Taudis et terrains vagues. Je trouve la masure,
genre échoppe pas remise à la mode. La porte tient par la rouille des gonds, il n’y a plus de
mastic aux fenêtres et pas de rideaux coquets, la crasse en tient lieu.
Je frappe. Pas de réponse. Je pousse ce qui reste de porte. Que ça pue, nom de Dieu! Je
ne suis pas une championne du ménage, mais on me bat à plate couture dans cette taule. Je
fais le tour. C’est vite fait. Une pièce à droite, une autre à gauche, la chambre car il y a un lit.
Sur le lit, ça pionce ou c’est mort? Ça respire encore.
Le corps à l’air d’avoir eu droit à un passage sans eau dans un lavomatique. Je
m’approche, jette un coup d’œil et reconnais le Paupo du fichier. C’est bien le putain
d’encagoulé de l’autre soir.
— Toi mon pote, tu as de la chance que j’arrive après les autres, sinon t’aurais eu droit à
un sacré bordel de quart d’heure.
Bon le travail est déjà fait, ça sert à rien de recommencer. Je ressors, je vois personne
dans le coin. Je remonte dans la Renault et file à la recherche d’une cabine téléphonique. Qui
marche. Celles qui marchent ne sont pas restées dans le quartier. Je dégote une miraculée à
l’angle du Quai de Bacalan et de la rue Lucien Faure. J’appelle les flics.
— Qui êtes-vous?
Je leur dis.
— Ne bougez pas, nous arrivons.
Je bouge quand même puisque je retourne chez Paupo. J’attends en grillant un cigarillo
qui combat l’odeur. Et le goût de bile que j’ai dans la bouche.
Les pin-pons arrivent les premiers. Les képis bleus pas longtemps après. Les pompiers
embarquent la viande et les bourres veulent m’embarquer.
— Appelez la criminelle, ils savent pourquoi je suis là. Je vous suis, mais avec ma
voiture, tant qu’elle a des roues.
Je ne dis pas de gros mots dans certaines situations.
Après quelques hésitations, leur radio crachote et une voix (Duponh?) dit qu’elle arrive.
Les flics me serrent dans le panier à salade. Nom, prénom, profession, adresse, raisons d’être
ici. Et queue taira.
Ça dure deux plombes à attendre. Je ne suis pas bouclée dans une cage, c’est déjà ça,
mais le banc du couloir est un peu raide pour mes os. Mes côtes me font souffrir et ma jambe
amochée s’ankylose.
Duponh passe dans le couloir. Je l’appelle.
— Qu’est-ce que tu fais là? me demande-t-il.
— J’attends, Paupo est à l’hosto, c’est ma pomme qui l’a trouvé, et on me fait sécher là
comme une figue. T’as pas un endroit plus confortable, je tiens plus, je serais mieux
à l’hosto moi aussi.
— Je vais voir.
Il a bien vu. On me prie d’entrer dans un bureau. Pète-sec et Duponh. Je m’assois
comme on m’en prie de nouveau. Et Pète-sec s’excuse du retard, il fallait d’abord interroger
M.Popoueix, la victime. Victime mon cul!
— Cette fois, c’est lui la victime, me dit Duponh.
Bien forcée d’en convenir. Je raconte une fois encore les raisons de ma présence sur les
lieux. Pète-sec demande comment je connaissais l’adresse de la « victime ».
— C’est mon boulot de trouver les gens.
— C’est bon, dit Duponh.
Pète-sec n’insiste pas la-dessus, mais reprend l’histoire Macquard. Je re-répète l’histoire
Macquard. On finit par me lâcher.
En représailles, je laisse ma caisse dans leur parking, c’est toujours ça de gagné et
remonte au bureau. Jean-Pierre est parti, je regarde l’heure : seize heures. Je ne sais pas
pourquoi j’ai pu penser qu’il serait là un après-midi.
Chienne de vie! Je m’écroule sur la banquette. C’est presque aussi bon qu’un Pullman.
Je crois que c’est l’heure d’un verre. Je sais qu’il ne faudrait pas, mais je n’ai pas de bonnes
raisons de ne pas boire un verre.
Je m’abstiens quand même.
Si je veux pas partir dans le morose, il faut que je m’occupe la tête. J’ouvre le dossier de
la bonne femme de ce matin pour voir ce que je peux torcher facilement. Le couple Labeyrie
habite une maison à Caudéran, du côté du Parc Bordelais, à deux pas de chez moi. Je décide
d’y péter un saut pour voir comment organiser une petite filature du monsieur.
Je boucle le bureau, toujours sans avoir touché un verre mais bourrée de cortisone, et
retourne chez lez flics récupérer ma caisse. Comme je ne suis pas en peine de mauvaises
idées, je demande à voir Fillaudeau.
— Je voudrais voir le commissaire Fillaudeau. C’est personnel.
Le planton en réfère à qui de droit, qui demande à quelqu’un d’autre.
— Montez! vous connaissez le chemin?
— Pas de problèmes.
Le commissaire me reçoit.
— Chère Madame, je suis ravi de vous revoir. Votre œil ne vous fait-il point trop
souffrir?
— Ça va merci.
— Que me vaut l’honneur de votre présence?
— J’aimerais savoir pourquoi vous enquêtez encore sur la mort de Macqard?
***
En sortant du bureau ce samedi midi juste après Mme Nouard, je traînai un peu chez le
marchand de livres à prix réduits à côté du Régent où je l’avais aperçue au bar, puis je fis un
tour rue Condillac chez Torrente voir les peintures. J’arrivai juste avant la fermeture. Je n’eus
donc pas le temps d’effectuer le tour des caves, aussi me contentai-je de la salle des gravures
où un artiste discutait avec le maitre des lieux de la qualité du rendu de la litho qu’ils étaient
en train de tirer sur une presse à bras.
Je coupai par la place des Grands Hommes, n’osant pas entrer dans le sex-shop qui,
nouveauté de l’époque, venait d’y faire son apparition. Je rejoignis la rue Porte-Dijeaux de
l’autre côté du cours de l’Intendance, puis la place où se dresse la cathédrale. En attendant
quatorze heures, je m’autorisai un sandwich, une bière et un café sur le cours Pasteur, près de
l’ancienne Faculté des lettres quasi désaffectée. Une assemblée de psychosociologues (parmi
lesquels je remarquai une brune à mon goût) concentrés autour d’une table à côté de moi
refaisaient, dans le désordre : le cours d’ethnopsychiatrie auquel ils avaient assisté le matin ;
le cours de l’histoire dans le sens adéquat ; le monde ; mais négligeaient d’étendre le bénéfice
de leurs réflexions à la réfection des papiers peints.
La musique de leurs mots incongrus aurait pu me bercer si quelques véhémences
théoriques n’avaient monté brutalement le son qui, par moments, atteignait un niveau de
stridulence assez difficile à supporter. J’abdiquai donc, perdant par-là une occasion de me
frotter à la réflexion contemporaine, ratant quelques éclairs de pure pensée plus ou moins
sauvage, passant à côté de commentaires religieux des grands auteurs marxo-freudiens et
périphériques. Je dus attendre quelques années pour m’imbiber des grands textes explicatifs
du monde ; pour l’heure, mon horizon se borna à l’apprentissage du plan comptable de
l’époque et des numéros de comptes d’exploitation générale et de résultats : 40/fournisseurs ;
62/Impôts et taxes ; 72/Vente de déchets et d’emballages récupérables (à détailler) ; 62/
Travaux, fournitures et services extérieurs. Et quelques autres intitulés poétiques.
Je m’acheminai à pas tranquilles vers mon institution universitaire, réfléchissant aux
évènements de ces derniers jours. Il n’y avait qu’un cours de marketing ce samedi après-midi,
un cours en commun avec l’Institut d’Administration des Entreprises qui, s’adressant à des
salariés, casait ses programmes dans des horaires qui leur soient accessibles. Il n’était pas
obligatoire, mais ouvrait les comptables à d’autres points de vue. J’éprouvais un désir un peu
vague de compléter l’apprentissage d’une simple technique en abordant des aspects différents
de la gestion, recherchant une cohérence et une justification aux études que je poursuivais.
Mon travail chez Mme Nouard, bien qu’il ne fût qu’un job pour étudiant, m’avait fait
entrevoir des mondes que je soupçonnais à peine, et les situations nouvelles auxquelles je fus
mêlé, en pimentant une vie tranquille, rendaient plus fades les exercices imposés pour
formater une tête de jeune homme aux normes de la « balance carrée ».
Je me retournai sur une passante rousse que j’avais croisée, me faisant la remarque que
j’aurais pu l’aimer pour peu que les circonstances s’y prêtassent, mais répondant aux forces de
l’habitude, je rentrai dans l’amphithéâtre au lieu de me précipiter derrière ce qui eut pu se
révéler le grand amour de ma vie.
Je développais depuis quelque temps une affinité élective, bien qu’encore platonique,
avec une blonde qui suivait les cours de l’Institut d’Administration des Entreprises, et j’allais
m’asseoir auprès d’elle. Le professeur compara l’échec relatif de la Ford Taunus et de la
réussite commerciale imprévue de la Ford Capri pour démontrer que les études de marché
fondées sur le culte du besoin standard ne savaient anticiper l’engouement émotif de la
clientèle pour un dessin de carrosserie. J’eus quelques peines à entendre sa démonstration,
Le petit poulet joli me manque. Je ne veux pourtant pas souffrir de cette histoire. Ma
Grande, tu as passé l’âge de croire aux belles histoires, t’en vois trop tous les jours pour te
bercer d’illusions. Regarde-toi dans la glace! Le Père Noël t’a fait cadeau d’une sacrée putain
de nuit. T’en as profité. Basta.
J’ai une soif terrible. Je me lève de mon Dunlopillo et vais me chercher un verre d’eau
pour allonger le bourbon. Le verre avalé, j’ai encore soif. Pourtant ce que j’ai mangé, c’était
du jambon blanc, pas du bayonne salé. Je crève de soif. Je me refais un verre avec encore plus
d’eau. L’alcool est tellement dilué qu’il ne compte pas. Je tourne en rond dans mon
appartement, incapable d’envisager de dormir. J’ai les idées qui s’éclaircissent à l’allure grand
V. Je me sens d’une intelligence comme jamais. C’est pas croyable comme je suis en forme
d’un seul coup. Je sais soudain avec une acuité de scalpel ce que je dois exécuter. Agir. Je
regarde ma montre. Il n’est pas tard, surtout pour un samedi. Je ne tiens plus en place. Agir. Je
vais débouler à Lormont visiter les locaux de Noubel. C’est évident que c’est ça ! C’est facile
comme tout. Le Noubel c’est moins que rien. Le chien, j’en fais mon sucre. Si je rencontre
des types ? Ils ne péseront pas le maxi poids. C’est pas croyable comme je me sens bien. À
part cette soif de merde.
Je m’habille comme d’habitude. Jeans. Chemise. Blouson. Je mets des rangers aux
pieds au lieu de mes santiags. J’avale le reste de la boîte de comprimés de cortisone. Un verre
de bourbon à la flotte pour la route, et en route.
J’entendis le verrou s’ouvrir à mon coup de sonnette. Je ne me sentais pas trop fier, me
demandant comment j’allais être accueilli à une heure pareille. Je poussai la porte et ne pus
retenir Mme Nouard qui s’écroulait.
Les élans amoureux n’étaient plus de mise. Je commençais à avoir l’habitude de ces
écroulements à l’ouverture des portes, cependant je sus immédiatement que c’était grave tant
le visage de Mme Nouard se décomposait. Je tentai de la ranimer en lui parlant et en lui
tapotant la main, cependant l’inefficacité de la méthode se montrait si patente que je n’insistai
pas et choisis les grands moyens.
Sachant qu’il n’y avait pas de téléphone dans l’appartement, je sonnai à l’autre
appartement du palier. Une éternité plus tard, une voix demanda : « Qui c’est?».
Ce n’était certes pas le plombier à une heure pareille. J’expliquai à travers la porte qu’il
fallait appeler les pompiers, que Mme Nouard était très gravement malade. Une vieille dame
ouvrit la porte sans plus de précautions et me dit qu’elle n’avait pas le téléphone, mais qu’elle
croyait que le professeur du dessous en était équipé.
Je descendis quatre à quatre les marches et tambourinai à la porte du professeur.
Dorifort m’ouvrit quasi immédiatement. Dorifort!
— Ah! c’est vous – me dit-il sur le ton de quelqu’un pas surpris du tout – j’avais
entendu des bruits, je m’apprêtais à aller voir. Que se passe-t-il? .
Je l’informai de l’infortune de sa voisine, il monta presque aussi vite que j’étais
descendu, ce qui m’étonna plus tard quand j’eus le temps de réfléchir. Mais il n’était de fait
pas aussi vieux qu’on juge à vingt ans, et une pratique régulière des sports expliquerait
simplement cette vigueur maintenue.
Il prit le pouls de Mme Nouard, jeta un coup d’œil circulaire qui enregistra les bouteilles
et les boîtes de médicaments.
***
L’hôpital avait pris en charge Mme Nouard et j’eus des difficultés pour arriver jusqu’au
service qui l’accueillait. Néanmoins, une fois que j’eus trouvé une oreille attentive dans ces
services surchargés et sous-équipés dans la nuit, elle me fournit les explications adéquates. Je
pus ainsi avancer dans le labyrinthe jusqu’aux portes de la salle de réanimation, où ma
patronne avait été mise en surveillance étroite.
J’attendis dans le couloir en alternant les cent pas et les prostrations sur un bord de
chaise. Je me partageai entre l’angoisse, l’espoir, l’abattement, et le sentiment de culpabilité,
cette forme triste de la présomption. Un temps indéterminable passa interminablement. Quand
quelqu’un sortait il n’avait pas le loisir de me parler et quand il rentrait, il courait.
Enfin, une blouse blanche m’informa, quand il fut admis que j’étais « de la famille», que
tout danger immédiat semblait écarté, que le lavage d’estomac avait pu s’effectuer à temps,
cependant on la garderait au moins pour la nuit. On me demanda si Mme Nouard était sujette
à des tentatives de suicide. Mon ignorance de la chose n’aida pas. On me demanda encore si
Mme Nouard avait fait une crise de délire maniaque avec passage à l’acte. Je ne compris pas
les termes et on me précisa la question : avait-elle eu une période d’intense activité en se
comportant violemment envers autrui? Je n’en savais rien et expliquai que je l’avais quittée
vers midi en état normal, et revue à une heure du matin quand j’avais appelé les pompiers.
Bref, je n’étais présentement d’aucune utilité dans cette bataille. Devant le regard exténué de
mon interlocuteur, j’abandonnai mes propres questions, d’autant que les réponses techniques
m’eussent passé par-dessus la tête et que l’essentiel avait été formulé.
Je rentrai me coucher rue du Chai des Farines. Rien de notable à signaler. Je dormis
mieux qu’on eut pu le supposer et me réveillai avec la faim, que je réduisis en prenant un
petit-déjeuner copieux, quoique le pain ne fut pas de cuisson matinale.
Avec le jour et l’estomac garni, la situation me parut moins sinistre que la veille dans
ces couloirs vert-blafard sous les néons de l’hôpital. Je me rendis au chevet de Mme Nouard
qui était réveillée quand j’arrivai, et qui avait été transportée de la salle de « réa » à une
chambre particulière où je pus lui demander de ses nouvelles.
— Ça fait beaucoup en peu de temps ces séjours dans cet hôtel de grand luxe, tu ne
trouves pas, Petit-Poulet?
Il n’y avait rien de bien malin à répondre. Aussi grommelai-je plutôt que je répondis.
Ensuite Mme Nouard m’avoua ses folies de la veille, sa promenade à Lormont dont elle ne se
souvenait pas des détails mais dont elle savait qu’elle s‘y était montrée d’une violence
extrême.
— Tu n’en parles à personne, je vais dire que je suis restée chez moi. Je ne sais pas trop
ce que j’ai fichu là-bas. J’aviserai quand j’irai mieux et que je saurai quel bon dieu
de bordel j’ai dégoupillé.
Je promis de ne rien dire.
Comme elle avait été emportée par les pompiers dans une tenue de nuit légère, elle me
demanda de lui rapporter des vêtements comme la dernière fois, mais elle ne dut pas éprouver
une confiance excessive dans mon jugement, car elle prit la peine de me préciser ce que je
devais prendre et où. C’était pourtant simple : jeans et chemise canadienne, slip et soutien-
gorge, socquettes et santiags. Je promis de m’acquitter de cette tâche et de regarder chez elle
si elle n’avait rien laissé traîner de compromettant.
Je la quittai en fin de matinée et m’en fus à Caudéran. Je fis un peu de ménage,
supportant mal le désordre habituel de l’appartement. Je ne vis rien qui eut pu la
compromettre dans quoi que ce fût, si d’aventure il y eut pu y avoir à être compromis.
Je retournai à l’hôpital où je livrai un paquet d’habits à Mme Nouard ainsi que les
informations que j’avais glané à Lormont.
— C’est pas possible que ce soit moi. Non, c’est pas possible!
Je ne savais que dire devant son désarroi.
— Pourtant je crois que c’est moi. Je me revois en train de casser un classeur, et de me
battre avec deux types. C’est flou dans ma tête, mais je crois bien que c’est moi.
Qu’est-ce que je vais faire? C’est pas possible!
— Ne rien dire. C’est le mieux. Vous verrez bien plus tard s’il faut changer de point de
vue. De toute manière vous n’êtes pas certaine que c’est vous qui avez tout fait.
Peut-être que vous vous êtes battue, mais qu’après, d’autres sont venus et ont tout
cassé et blessé les deux types qu’on a emmenés en ambulance. Ce ne sont
éventuellement pas les mêmes que ceux avec qui vous vous êtes battue.
Une telle tirade était censée emporter l’adhésion à ma thèse. Mme Nouard parut
acquiescer. Le sommeil la gagna et je ne fis rien pour la réveiller. J’occupais toujours le
fauteuil visiteur quand entra un individu assez grand pour que je regardasse aussitôt son
visage à la recherche d’une cicatrice. À moins qu’il ne la dissimulât sous une moustache
imposante, le visage ne portait pas de stigmate. Il observa silencieusement Mme Nouard puis,
me montrant une carte de police, me fit signe de le suivre hors de la chambre.
— Duponh.
— Jean-Pierre Laistradet.
— Je sais.
Il m’entraîna dans un élargissement du couloir qui faisait office de salle d’attente. Il
m’interrogea longuement sur ce qui était arrivé, tout en ayant l’air de croire mes réponses et
en même temps de les considérer comme mensongères, ce qui dénotait une grande
perspicacité car je racontais la vérité, amputée de ce que je cachais ; notamment je ne dévoilai
rien de ma visite à Lormont.
Il me montra la photo de trois individus que je ne connaissais pas, bien que l’allure me
rappela les deux assaillants de l’autre soir dans mon escalier. Je ne pipai mot. Je notai
néanmoins la cicatrice sur le visage de l’un d’eux que je m’efforçai de mémoriser.
***
Les flics me ramènent chez moi. Je me re-suicide ou je fais quelque chose ? Je n’ai
aucune envie de me couper les durites. Je n’ai jamais eu, à jeun, envie de me faire sauter le
caisson, ni de me pendre, ni de m’empoisonner, ni de me noyer. Merde de merde de putain de
vérole d’enculé d’alcool.
C’est mardi, il fait beau. Je suis en vie.
Je m’accorde un après-midi de relâche. Je file au Bouscat. Même que je ressors les
habits de printemps, robe légère et veste Deauville.
À l’hippodrome, il n’y a que des petites courses ce jour-là. Ça ne fait rien, les chevaux
sont toujours des chevaux. Les jockeys toujours en casaque. Le crottin sent toujours le crottin.
Et j’oublie le Macquard, le Rougon mal embouché, les maris cocus et les femmes trompées.
Je passe un après-midi de fainéante. Je ne joue pas, je ne fume pas, je ne bois pas. Je
profite du soleil qui ne va pas tarder à se trouver bouffé par de gros nuages qui arrivent. La
dernière course va y avoir droit! Ça ne loupe pas. Des trombes d’eau se mettent à dégringoler,
tout le monde se précipite vers des abris. Je cours comme tout le monde. Un grand gonze me
rattrape et me dépasse en tenant comiquement sa casquette. Je le regarde et lui trouve une
ressemblance avec quelqu’un que je connais. Qui? il me sourit.
— Comment vas-tu?
Je le reconnais, c’est Duponh.
— Ta moustache, qu’en as-tu fait?
— Dans mon tiroir. Elle est fausse. Comme ça je me déguise quand je vais travailler, et
on ne me reconnaît pas quand je suis de repos.
— Malin. Et réussi.
On discute un moment, et je m’aperçois que Duponh me plait bien, surtout sans sa
moustache de caricature. Je commence à me projeter un petit cinéma d’avenir.
— Ah! Voilà ma femme, viens que je te présente.
Et il me présente sa femme, adorable, et son gamin mignon tout plein. Il regarde sa
petite famille avec un air de bonheur qui me fait mal aux seins. Pourquoi les types bien sont-
ils tous mariés? Rengaine ancienne et sans réponse.
Je souris à tout le monde et tout le monde me sourit. Le monde me paraît tout beau et
moi toute moche.
Après la pluie, on fout le camp. Chacun chez soi, moi chez moi. Je monte l’escalier. Au
second, je fais un effort de politesse en sonnant chez le professeur de Petit-Poulet qui est venu
à mon secours.
***
Le mercredi matin, je me rendis comme d’habitude vers neuf heures à l’agence Nouard.
Je fis un café avant toute chose et la patronne arriva comme il terminait son écoulement dans
le filtre en papier de la moderne machine. L’arôme emplissait notre petit univers et fournissait
l’environnement rassurant dont nous avions besoin pour faire le point sur la marche de la
maison.
J’informai Mme Nouard, un rien inquiet d’avoir mal répondu, de l’interrogatoire que
Duponh m’avait infligé.
— T’inquiète! J’ai eu droit au même par ce cornichon de la Touchette, et le même en pire
par Fillauduche. Ils se doutent que c’est moi chez Noubel, mais ils ne sont pas certains
et ne peuvent ou ne veulent rien prouver.
Je fus quelque peu rasséréné de cette nouvelle et, ne craignant plus d’avoir l’air de me
préoccuper de choses secondaires eu égard à ses malheurs, je lui fis part de meilleur cœur de
mes idées sur la signification possible des listes interrogatives de feu Macquard.
— Tu sais que tu feras quelque chose, toi, si les petits cochons ne te mangent pas.
Je rosis sous le compliment, mais comme je commençais à ne plus avoir honte de ma
sensibilité, je continuai sur la nécessité qu’il y aurait à étudier la comptabilité de la maison
Macquard Frères.
— Tu as raison, t’en sens-tu capable?
— Peut-être.
— La belle réponse utile. Oui ou non?
J’hésitai. En réfléchissant je me dis que le risque n’était pas bien grand, au pire je ne
verrais rien dans les chiffres, et si les autres n’y voyaient rien non plus, cela ne serait pas
différent que de n’y point regarder.
— Oui.
— J’appelle la Genièvre Bertiquard.
Elle appela Mme Geneviève Bertin-Macquard, qui demanda un temps de réflexions,
disant qu’elle rappellerait.
— Bon, tu restes là, moi je retourne à Langon, j’ai quelques questions à poser à mon ami
Barterne.
Elle décrocha le téléphone et appela la secrétaire de la société « S.&B. », qui lui
confirma que M.Barterne serait là vers onze heures.
— C’est bon, j’ai le temps d’y aller sans jouer les Fangio. Pour ce qui est de la Labeyrie,
je vais m’occuper de son cas un de ces jours. Si elle se manifeste, dis que je suis en
enquête pour elle à Facture.
— Je lui en ferai une salée, de facture.
— Gros malin! personne ne l’avait jamais faite, celle-là.
J’en convins, mais proférer des bons mots suppose d’en rater quelques-uns, cela ne porte
pas à conséquence, quand on n’en fait pas profession.
La patronne partie vers d’autres vignobles, je fis mon ménage quotidien et me forçai, en
l’absence d’autre travail, à revoir quelques cours de droit que j’avais négligés. J’étais enfin
entré dans la matière, absorbé dans cette pourtant rébarbative potion, quand la porte s’ouvrit
avec fracas.
Je n’étais point habitué à une telle pratique, les clients de Mme Nouard se montrant
plutôt discrets dans leur approche, ressentant plus ou moins consciemment toute
l’indélicatesse de leur démarche à demander la surveillance d’un conjoint. Aussi sursautai-je à
Les procédures de plaintes pouvant attendre, les policiers emmenèrent le pauvre Tiffont,
et je demeurai avec Mme Macquard, apparemment pas plus émue que cela. Pourtant :
— Auriez-vous un petit remontant, je crois que j’ai besoin d’un peu d’excitant, sinon je
vais défaillir.
Je fouillai le placard sans trouver autre chose qu’un fond de bourbon que je lui proposai.
— Je ne suis pas tombée si bas. Un peu de cognac?
Je la priai de nous excuser de ce manquement au soutien économique d’une région sœur.
En désespoir de cause, je proposai un café.
Je me retrouvai seul et pris seulement conscience que j’aurai pu mourir pour avoir
téléphoné à des laboratoires pharmaceutiques et avoir obtenu l’adresse d’un ancien employé.
Le reste s’ensuivant.
Je nettoyai les tasses et la cafetière et fis un peu de rangement dans le placard. J’avais la
bouteille de bourbon à la main qui m’importunait quand le téléphone me dérangea.
C’était l’avocat d’une cliente qui voulait une référence.
— Un instant, il faut que je regarde dans les archives.
Je posai la bouteille sur la table du cagibi pour retrouver dans une boîte en carton le
dossier correspondant.
— Allo! La dernière fois, c’était en novembre 1971, mais nous avons des photos relatives
à mai de la même année.
— …
— Non, nous ne fournissons rien de plus que le rapport remis à notre client en son temps.
Désolé, nous pourrions aussi fournir des indications à la partie adverse…De rien, au
revoir, j’en parlerai à Mme Nouard … oui… oui…Bien sûr, au revoir.
***
Il faut que je mette de l’ordre dans pas mal de choses. Tout d’abord, en terminer avec
cette ménagerie Macquard.
J’ai le vague souvenir d’une idée qui m’a traversé le crâne récemment, je n’arrive plus à
me rappeler quand, ni l’idée elle-même, mais je sais que ça a un rapport avec les Rougon et
Barterne. Alors le mieux, c’est encore d’y aller voir.
La Renault 8 rechigne à démarrer, pourtant il ne pleut pas ce matin et la batterie est
neuve. Je dois perdre la main, ou alors c’est Jean-Pierre qui me l’a détraquée. J’ai des
décisions à prendre aussi par rapport à lui.
D’abord la bistrouillerie Macquard. Le Petit-Poulet a bien travaillé encore une fois avec
cette histoire de permutations de barriques ou d’acquits. Si on trouve quelque chose dans la
comptabilité, on pourra peut-être tirer un trait avec la Geneviève. Les faux Rougon, en
revanche, c’est pas gagné. À part d’aller voir Barterne, je suis dans le coltard.
Au moins je ne me ressens plus de mes côtes. L’alcool a eu un effet vasodilatateur sur
l’hématome de mon œil, faut croire, car il s’est bien résorbé. Je commence à reprendre ma
gueule des beaux jours, ce qui ne fait pas de moi quand même une rivale de la Belle Otéro.
Encore que je connais quelque petit saligaud qui me l’aurait fait croire.
Je ne dis pas ce que ça me tourneboule quelque part, rien que d’y repenser, mais je me
reprends car je dois fixer mon attention sur la route. J’arrive à Langon à peine une heure après
avoir quitté le bureau.
Sur une place, je remarque des camions, dont un de chez Tordesillas dont je ne vois pas
le chauffeur. Je gare la Major un peu plus loin, près du Grand Café dont la verrière aurait
besoin d’un coup de jeune. Je crève d’envie de boire un verre, pourtant je n’y entre pas et vais
directo chez Sausac & Barterne. Mlle Servais, petit caniche joue les Cerbères.
— Monsieur Barterne est en conférence. On ne peut pas le déranger maintenant.
— Je crois que si. Je précède les inspecteurs des Indirectes. Ça urge.
Il y a des mots magiques dans la profession, faut croire. Mlle Servais prend son
téléphone, appuie sur une touche secrète qui la met immédiatement en liaison avec son astre
patronal.
— Monsieur Barterne, il y a la dame de l’autre jour qui vient vous prévenir de la visite
des « Fraudes ».
— Couic rak dzingoinn! répond l’appareil.
— Vous pouvez entrer.
Elle me montre la porte du saint des saints. Le bureau de Barterne est identique à la fois
précédente, pas jeune et poussiéreux, mais plein de registres, de catalogues et de caisses de
vin.
— Bonjour, Barterne. C’est encore moi.
Je m’installe dans un fauteuil qui a subi plus de paires de fesses qu’il n’aurait dû.
— Mlle Servais m’a parlé de la Répression des Fraudes.
— Il n’y a pas encore le feu. Mais il y a de la braise sous la cendre.
— Comment le savez-vous?
Comme tout courtier et marchand de vin, il y a bien une petite irrégularité quelque part,
aussi sa remarque ne veut rien dire de particulier pour ce qui me concerne.
— Vous savez que Macquard est mort.
— Bien sûr. Nous en avons déjà parlé la dernière fois.
— Je sais, mais vous ne m’avez pas dit la vérité sur vos achats de faux Rougon.
— Je ne vous permets pas.
Je vous raconte les pleurs. Barterne et Sausac sont dans un bateau. Sausac tombe dans
l’eau, qui? qui garde les dettes : Barterne.
— Les affaires allaient mal, les liquoreux ne se vendaient plus, j’avais du stock qui
perdait de la valeur et les banques qui me réclamaient des agios de plus en plus gros.
— J’écoute, ma louloutte.
— Il fallait fermer et encore, je ne m’en sortais pas.
— Et alors, Zorro est arrivé?
— Fert.
— Quoi Fert?
— Il avait une combine pour écouler le Sainte-Croix-du-Mont. Je lui ai vendu à prix
coûtant, bien content. J’ai pensé qu’il le transformait en Sauternes, mais moi je ne
voulais rien savoir, j’avais vendu mon vin régulièrement.
— Mais il est revenu.
— Oui. Je n’avais pas remonté la pente. Il me fallait de l’argent frais. Il est venu avec un
Suisse. Un Suisse allemand qui voulait placer des capitaux. J’ai vendu une partie de
mes parts, il a acheté les parts de Henriette Sausac, qui voulait vendre. Et je suis
Je rejoins ma voiture. Au passage, je note que le camion Tordesillas est toujours là. Le
chauffeur doit se boire un coup au bistrot avant de reprendre la route à moitié bourré. Je
monte, à jeun moi, dans la Renault, toujours aussi récalcitrante, mais elle a l’excuse qu’une
petite pluie commence à tomber.
Direction Blanquefort, les entrepôts Noubel, s’ils existent. Pour varier, je prends la route
de la rive droite, plus étroite, mais moins encombrée que la N113. À la sortie de Saint-Croix-
du-Mont je vois un camion rouge apparaître dans mon rétro. Il va m’emmerder jusqu’à
Bordeaux celui-là je parie, encore heureux qu’il ne soit pas devant! J’accélère un peu, il me
rattrape. Sans doute qu’il n’est pas chargé. Pas moyen de profiter du point de vue sur la
Garonne avec ce gros-cul qui me colle. À Loupiac, dans le virage, je vois le côté du camion.
Décidément, encore un Tordesillas, je suis poursuivie ma parole! J’espère qu’à Cadillac, il va
me lâcher les miches, que je profite du paysage.
Peau de balle! À Cadillac, il est toujours là.
— Plus près encore, mon pote!
Il n’entend rien, bien sûr.
Moi, j’entends un boum et je sens la voiture qui saute. Le con, il n’a pas ralenti. Je me
serre au maximum et lui fait signe de passer. Il ne passe pas. J’ai compris. J’accélère à fond.
La Renault se cabre et manque de partir le cul d’abord. Je prends quelques mètres, que le
camion regagne. Il me recogne par derrière. Il cherche l’accident grave. Je ne suis pas une
championne du volant, je ne sais qu’appuyer sur le champignon pour aller plus vite et freiner
pour ralentir. J’aperçois les poteaux signalant une route à droite. Je tourne sur les chapeaux de
roue, rate le virage et tape contre le poteau indicateur (« Bouit ; Mouleyre ; Broussey ;
D120). ») qui m’empêche de partir en tonneau.
Le camion s’est arrêté et le chauffeur en descend, un grand type, muni d’un démonte-
pneu. J’ai pas besoin de prendre une paire de lunettes pour voir une cicatrice sur la joue. C’est
complet. Le quatrième homme, le seul qui n’est pas encore à l’hosto.
***
Mme Nouard m’informa en deux mots de notre rendez-vous quasi nocturne avec les
dames Macquard, au domicile de Mme Blanche, dans un des quartiers les plus huppés de
Bordeaux.
Dire que cela m’impressionnait serait surestimer mon sens des réalités. Je n’étais point
conscient des différences de conditions entre la grande-bourgeoisie et moi ; être reçu dans la
haute ne représentait simplement rien de particulier, et il eut fallu se rendre chez un ouvrier
agricole ou un des sous-dockers à la journée du port, que la promenade m’eut semblé aussi
naturelle, aussi ordinaire que de prendre un café dans un bar avec un autre étudiant.
Revoir Mme Geneviève, sans paraître déplaisant, ne m’excitait tout bonnement pas ; la
perspective de remercier avec quelques heures de retard Mme Blanche m’ennuyait car je ne
savais pas m’y prendre pour exprimer ma réelle gratitude, bien que j’appréciasse la possibilité
de m’acquitter de cette tâche.
En revanche, voir prises au sérieux mes hypothèses, être en mesure d’en valider
éventuellement certaines, découvrir peut-être les traces comptables d’une malversation, en
établir la preuve, tout cela me transportait d’impatience mêlée d’un rien de forfanterie.
Je l’avais quittée partant pour Langon, je l’interrogeai sur son voyage. J’appris ainsi que
Monsieur Barterne avait partie liée avec le dénommé Fert, dont il semblait que la loucherie de
faux vieux Rougon lui tournât autour, j’appris aussi que de Noubel, point à Lormont ni plus à
Blanquefort, et j’appris la course-poursuite spielberguienne des Bords de Garonne et ce qui
s’ensuivit.
— Alors la bande des quatre est mise hors d’état de nuire. Qu’en pensent les policiers?
— Les flics, j’en sais rien, je les ai pas vus depuis. Et pas le temps de m’occuper d’eux ce
soir.
— En parlant de policiers, ils sont venus ce matin après votre départ.
— Qu’est-ce qu’ils voulaient, ces petits chéris?
— Force me fut de l’informer de l’impolitesse extrême de Monsieur Tiffont, et des dégâts
qu’il occasionna à sa gravure. Elle tourna la tête pour en mesurer l’étendue.
— Oh! celle-là. C’est l’occasion d’en changer.
Elle ne se formalisa pas plus des quelques plombs qui parsemaient le bois de son bureau.
— Patine d’antiquaire.
En revanche, je dois avouer qu’elle s’émut de ce qui aurait pu m’arriver et qu’elle ne
prit pas à la blague cette partie de l’événement.
— Mais bordel de Dieu! tu ne pouvais pas te méfier. Putain! il faut faire gaffe avec des
cinglés. T’es sûr que t’as rien? Faut pas rigoler avec ça. Merde! tu te rends compte que
tu aurais pu mourir?
— Vous ne me paraissez pas bien placée pour m’abreuver de leçons de morale, vous que
les camionneurs fous poursuivent sur les départementales pour vous traiter au
démonte-pneu.
Après quelques amabilités, nous retrouvâmes nos esprits troublés par les risques
encourus, soulagés que miraculeusement rien de fâcheux ne fût advenu, et pûmes rire de nos
malheurs évités, masquant sous les plaisanteries les craintes rétrospectives que nous
éprouvions pour l’autre.
Nous fîmes le rapprochement entre Mme Blanche Macquard et le camionneur, tous deux
armés d’une redoutable contonde, l’un au service des forces du mal, l’autre de l’innocence
Comme il fallait clore ce moment d’émotion, Mme Nouard proposa que nous allions
manger un morceau avant de nous rendre chez les reines de Chartronnie.
— J’ai la dalle, j’ai rien bouffé à midi, on se fait vite fait un petit graillon, je t’invite.
Je n’étais pas jeune-homme à refuser une invitation au restaurant, mon ordinaire ne me
permettant pas de tordre le nez sur une telle proposition. Comme le temps imparti pour se
restaurer avant notre rendez-vous n’autorisait pas des agapes prolongées, Mme Nouard se
résigna à une brasserie du cours Victor Hugo, où l’on servait vite, à toute heure et quelquefois
des plats mangeables. Pour moi, c’était toujours meilleur que le restaurant universitaire où les
sandwiches au pain qui me servaient parfois de cale-estomac, et je ne jouais pas la fine
bouche.
Nous retrouvâmes la Renault 8, touchée par la disgrâce, mais roulante, après que nous
eûmes avalé une entrecôte accompagnée de pommes de terre sautées recouvertes de beurre
fondu mêlé de persillade et un ramequin de crème vanillée. Mme Nouard commanda pour
arroser cela une bouteille d’eau de Vichy et je me retins à temps de la bêtise d’une remarque,
malgré le désir d’un verre de vin que j’aurais bien vu accompagner la viande rouge.
À huit heures moins deux minutes, nous sonnâmes cours Xavier Arnozan à la porte d’un
hôtel particulier. Une femme nous ouvrit :
— Ces dames vous attendent au petit salon.
— Nous vous suivons, mon collaborateur et moi-même.
Élevé au rang de collaborateur, je pris note de mon ascension fulgurante dans
l’organigramme de l’Agence Nouard, me demandant s’il serait conforme à l’image de marque
de la maison que j’accomplisse encore dorénavant les tâches ménagères. Je n’eus pas le loisir
de m’appesantir sur cette épineuse question de ma définition de poste, car la porte s’ouvrait
sur le petit salon, qui de fait n’était pas bien grand, du moins pour moi qui m’attendais à une
pièce immense. Cela dit, et pour ne pas vous amener à plaindre outre mesure les occupantes,
le décor compensait en richesse la modestie des dimensions.
Mme Blanche se leva de sa bergère dont je n’eus pu dire le numéro du Louis
correspondant – pardonnez mon ignorance d’alors, je n’étais pas né dans la soie – mais que je
trouvai néanmoins fort élégant à défaut de paraître confortable.
— Mme Nouard, bienvenue et merci d’avoir bien voulu répondre à mon invitation.
Monsieur Laistradet! je vois que le spécialiste a pu venir aussi. Merci de cet effort.
Alors, me surprenant moi-même, je répondis comme un habitué des mondanités en
rajoutant des majuscules emphatiques aux titres de civilité.
— Je ne dois cet honneur qu’à vous, Madame. Par votre intervention courageuse et si
opportune, vous avez rétabli une situation fort compromise et m’avez permis de
retrouver une posture plus digne que celle où vous m’avez trouvé. Croyez, Madame,
en mon infinie reconnaissance.
— Charmant garçon. Je m’en serais voulu qu’on perde un si pertinent futur analyste des
comptes opaques des sociétés de négoce.
— Je ne saurais prétendre à de tels éloges, n’étant qu’à peine né et devant suivre encore
longtemps l’exemple de mes maîtres.
— Ne rappelez point si fort votre jeunesse, vous nous obligeriez à reconnaître que la
nôtre n’est plus. Pour ce qui est de l’expertise, sachez que je me suis renseignée auprès
d’un de mes bons amis, le professeur Merlin-Beau, qui n’a pas tari d’éloge sur votre
sens de la subtilité financière, et votre aptitude à lire les pièges des bilans soumis à vos
Vous décrire cette jeune femme présente quelques difficultés, car il m’est impossible de
prétendre à une quelconque objectivité. Néanmoins, il n’est pas exagéré de dire que c’était
une beauté. D’autres que moi vous le confirmeraient, car dire qu’elle était belle correspond à
J’étais dans mon élément et pris d’emblée les dispositions nécessaires, recherchant le
grand journal, les comptes, les factures clients et fournisseurs des derniers mois et me
plongeai dans l’analyse, sans trop savoir ce qu’il fallait trouver, confiant dans mes capacités à
repérer les anomalies.
***
Je me fais tartir en attendant la Virginie. Tenir le drageoir aux Macquardes c’est bien
parce que c’est le boulot! Les avantages d’Arcachon par rapport à ceux du Cap-Ferret, je
m’en fiche et m’en contrefiche. Les « Ma chère! » me tapent sur les nerfs. De plus, je suis mal
assise dans ces bibelots Louis XV qui m’obligent à me tenir droite à une heure où je préfère
m’étendre.
Enfin! Voilà la dernière génisse.
Bon, c’est de la belle vachette. Le pis est gonflé, la croupe est faite pour vêler, le poil est
luisant, la patte est longue et c’est vif comme de la bête landaise. Petit-Poulet en a perdu le
boire et le manger, pour un peu il nettoierait le tapis avec sa langue pendante.
— Entre ma chérie, que je te présente nos invités.
On me présente à la gamine, on lui présente Jean-Pierre qui lâche un gargouillis
pitoyable.
— Si vous ne connaissez pas d’autres mots, je serai obligée d’assurer la conversation
cette nuit.
Elle glousse.
— Ne te moque pas, ma chérie, Monsieur Laistradet sera occupé pendant que tu parleras,
espérons que ton bavardage ne le dérangera pas trop dans son travail si précieux pour
nous.
— Ne sois pas inquiète, maman, s’il le faut je me mettrai du Rubafix sur les lèvres.
Il est temps de déhotter, je ne supporte plus d’être assise et le canard ahuri se réveille et
frétille d’impatience.
Il fait un temps superbe, doux, un clair de lune à éteindre les lampadaires. Je refuse de
me tortiller dans l’Austin de l’héritière.
— Ça va pas! je vais pas descendre là-dedans!
Je prends mon coche en laissant les deux gamins se caser dans la caisse à savon
anglaise.
— Rendez-vous aux Chartrons!
C’est à croire qu’il y a cent kilomètres entre le château et les écuries, il leur faut peut-
être la nuit entière pour me rejoindre! La gamine pose sa voiture à côté de la mienne, le grand
sifflet se déplie par la portière du passager. On ouvre les portes, on arpente des couloirs, on
passe devant le bureau seigneurial de Monsieur Luc-André. On arrive enfin au service
comptable. Jean-Pierre en prend possession, la gamine et moi reléguées au rang de crottes de
bique.
L’ambiance devient à peu près aussi palpitante que dans le foutu boudoir de ces dames,
Virginie et moi, on se regarde en chien de faïence, assises sur des chaises de bureau à
roulettes, et on compte les mouches, histoire de tasser les plombes. Jean-Pierre est plongé
dans les paperasses. Faut croire que ça veut dire quelque chose, car il grogne par moments, se
précipite sur une autre pile de papiers qu’il feuillette en cherchant comme un cochon truffier.
Ça s’accompagne de « bon » ; « ah! » ; « bien sûr » ; « c’est normal ».
Je me fatigue de cette conversation et les charmes de la petite Macquard me font l’effet
d’un papillon sur mon pare-brise. Ça m’agace. Je me tire ailleurs. Scène égalée.
— Je vais me baguenauder dans la maison, j’ai quelque chose à vérifier.
— Voulez-vous que je…
Je n’écoute pas la fin de ce que raconte l’autre, et claque la porte derrière moi. Je
parcours rapidement les bureaux sans intérêts et je me réfugie dans les chais. L’odeur me
rappelle la cave de mon grand-père et je rajeunis d’un siècle. Je n’ai rien à vérifier bien sûr,
Ma parole, il inverse les rôles, le gonze! Je lui demande qui il est lui-même et ce qu’il
glande à une heure pareille dans des chais.
— Je suis Ferdinand Macquard, et je suis ici chez moi. Je vous prierais de m’expliquer ce
que vous, vous y faites, et à quel titre.
— Pollope! mon bonhomme. Je te prends la main dans le sac, en train de maquiller des
barriques et des acquits, alors on change de ton.
Faut croire qu’il avait épuisé sa morgue de propriétaire, car il patine un peu.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela?
J’y vais au culot, une illumination subite.
— Ya pas besoin de sortir de Saint-Cyr, il suffit d’ajouter deux et deux. Quelqu’un
trafique avec les acquits, changeant de la vinasse en super vinasse, et ça peut pas être
du petit personnel. Alors…
— Qui êtes-vous?
La voix est un peu geignarde, on est loin du ton supérieur du Macquouille de mes
queues d’art de tout à l’heure.
— Agence de police Nouard. Chargée par votre frère d’enquêter sur les tripatouillages
qu’il avait découverts. T’es pris mon bonhomme.
J’ai presque de la peine pour lui, à le voir se transformer en gueille molle. Et comme je
suis la dernière des connes ou la plus intelligente des perruches du patelin, je bluffe à fond.
— Ton copain Fert, il va pas être content que tu arrêtes, pas vrai?
— Comment savez-vous que c’était lui?
Bingo! Je croyais que c’était Noubel qui m’avait défoncé le ciboulot. Va pour Fert, c’est
encore mieux.
— Bon, on va aller voir les flics.
— Je vous en prie, ne compliquez pas les choses, on peut s’arranger. Il ne faut pas qu’il y
ait de scandale, la société ne s’en remettrait pas.
– Fallait y penser avant.
– Mais tout Bordeaux va souffrir s’il y a un scandale sur les vins. Beaucoup de gens
seront au chômage.
Ce n’est pas faux. De plus mes clientes et feu mon client n’auraient pas voulu voir étaler
sur la place publique les magouillages d’un membre de la famille. Ma belle, c’est pour
étouffer ça qu’on te paye, pas pour débonder la barrique.
— Expliquez-moi le coup des faux Rougon.
À la reprise du vouvoiement, il sait qu’il a gagné. Et c’est d’un ton plus affermi qu’il me
redemande pour qui je travaille.
— Votre frère.
— Mais il est mort!
— Justement.
— Je n’ai rien à vous dire.
— Je crois que si. Votre frère m’a confié une mission, découvrir ce qui se cache derrière
ces bouteilles de faux vieux Rougon. J’honore toujours mes contrats. Si vous ne
— Oncle Ferdinand! Ça tombe bien que tu sois là, tu devinerais jamais ce que Jean-Pierre
a découvert dans la comptabilité. Il va te raconter, je vais chercher Maman.
— Bien sûr, ma chérie, va!
Elle sort, toute excitée de la nuit originale qu’elle est en train de vivre, elle se croit dans
le « Club des Cinq ».
Tonton Ferdinand, lui, sait déjà que ça va être sa fête.
Il faut que je précise un truc. Ça n’a pas d’importance, mais c’est pour mon confort
intellectuel.
— Vous changiez les numéros sur les barriques, les ouvriers ne s’en apercevaient pas?
— Si, bien sûr, pour qui les prenez-vous? Il y a deux équipes. C’est pas très habituel dans
le négoce, mais nous pouvions ainsi accueillir les camions tôt le matin et tard le soir,
évitant les embouteillages des quais qui deviennent impossibles à gérer. Je suis
conseiller municipal, je sais qu’il n’y a pas d’espoir d’amélioration.
Conseiller municipal, évidemment.
— Oui et alors?
— Chaque équipe pouvait faire semblant de croire que c’était l’autre qui avait déplacé les
barriques. Chacun sait qu’il y a des manipulations délicates à opérer dans le
commerce.
Délicates, évidemment.
— Encore un point, connaissez-vous Noubel?
Là, il m’en bouche un coin. Il se met à rire, l’instant d’avant il avait l’air accablé par le
sort, maintenant il se gondole.
— Noubel. Vous cherchez Noubel!
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle!
— Vous avez raison, pardonnez-moi! Je crois que cela me fait du bien de rire, pour
relativiser mes ennuis.
Ça me le rend sympathique, le Tonton Ferdinand pris par le démon de la vieillesse.
— Noubel, il n’existe pas, c’est un prête-nom pour Fert. Quand il faut l’exhiber, c’est un
type qui travaille comme chauffeur chez Tordesillas qui tient le rôle. Un gars qui
aurait la technique pour changer le contenu d’une citerne en cours de route, sans
toucher aux plombs de la douane.
— Un grand gars avec une cicatrice sur la joue?
— Vous le connaissez?
— Oui, je l’ai rencontré.
— Méfiez-vous, c’est un individu dangereux.
— Merci du conseil… Restez avec mon collaborateur, je reviens.
***
Nous attendîmes ces dames dans un silence songeur. Elles arrivèrent bientôt. Je revis
avec plaisir Virginie, mais je n’eus pas le loisir de m’absorber dans sa contemplation, Mme
Blanche et Mme Geneviève se tournèrent vers M.Ferdinand et dirent quasiment en chœur :
— Que se passe-t-il?
— Que se passe-t-il ?
Interpellé ainsi, d’un geste las et résigné il désigna Mme Nouard.
— Juste une histoire d’amour qui a mal tourné. Il fallait de l’argent à Monsieur Macquard
ici présent pour… il lui fallait de l’argent, et il a manipulé quelques pièces de vins et
Je fais le tour des problèmes. Premièrement, le boulot. Faut un truc. Ou alors faut pas.
Permièrement Petit-Poulet. Non, deuxièmememment. Deuxièmement, faîtes excuse! Bon :
premièrement, le boulot. Premièrement aussi Petit-Poulet. Deuxièmement les flics.
Troisieumement le boulot.
Aussi il y a l’appartement. Et le bureau. Et le boulot. Et Jean-Pierre. Et les flics et le
boulot.
Faut que je boive un coup. Il n’y a rien dans cette turne. Premièrement, boire un coup.
Il n’y a rien à boire, je sens que je vais grimper aux rideaux. Je vais sonner chez le
dentiste. Le con, il habite même pas là. C’est juste un cabinet pour bousiller la gueule de ses
clients. Salaud de menteur d’arracheur de dents. À l’agence de voyage, c’est pareil. Elles sont
toutes parties. Salopes.
Je sors pieds nus dans la rue. Il n’y a personne. Ils dorment tous. Je hurle à la lune.
— Ta gueule! y'a des gens qui dorment.
C’est un clodo qui pieute sur un banc dans le jardin au centre de la place Gambetta.
Je traverse la rue. Je lui pique sa bouteille.
— On touche pas! C’est à moi, hé! la gonzesse.
Je lui flanque un coup de poing sur la tronche à ce gros dégueulasse. Et je repars avec la
bouteille. C’est un muscat sucré. Le liquide le moins cher du marché de la saoulerie. Salaud
***
La matinée était bien entamée lorsque nous nous réveillâmes ce vendredi matin, serrés
l’un contre l’autre dans un lit qui me contenait à peine en temps ordinaire.
Je serai en retard au bureau, mais à l’heure où nous avons terminé hier, je ne me sentais
pas en faute, considérant que les heures de nuit valent largement les diurnes.
Virginie se leva quand le café commença à gargouiller dans la cafetière italienne. Je la
regardai s’étirer dans cette chambre trop petite pour se livrer à cet exercice sans risquer de
cogner dans les cloisons.
— Aurais-tu du thé?
— Non, désolé.
— Dommage, va pour du café!
— Il faut que j’aille au bureau.
— Es-tu sûr de devoir y aller?
— Hélas, oui. Sinon, je ne vois pas comment je paierais le loyer de ce luxueux
appartement.
— Tes parents?
— Ils n’ont pas d’argent, ce qu’ils gagnent c’est déjà juste pour eux.
Nous avons bu nos cafés, avec du pain sans beurre mais avec de la confiture qui, elle, ne
nécessitait pas de réfrigérateur.
Il était dix heures très largement passées lorsque je franchis les portes de l’Agence
Nouard.
— Alors, Petit-Poulet, bien dormi?
— Oui, merci.
Je remarquai seulement alors les traces d’alcool qui flottaient dans l’air, plus une légère
odeur de vomissure. Je regardai Mme Nouard et n’eus aucun doute sur le régime alimentaire
de la nuit.
Cependant, contrairement à d’habitude, la pièce était presque propre, la fenêtre sur la rue
ouverte, le sol quant à lui avait eu droit à un lessivage, grossier mais un lessivage.
La situation se révélait si inhabituelle que je m’enquis auprès de Mme Nouard de son
état de santé.
— Allez-vous bien?
— Je ne sais pas trop, mais ça ira bien. C’est toi qui as biberonné le reste du bourbon?
— Non, certainement pas! La bouteille doit toujours être à côté. Mais croyez-vous qu’il
puisse ne vous procurer que du bien?
— Donne la bouteille, je ne l’ai pas trouvée cette nuit.
— Je vais vous la chercher.
Passant dans le cagibi, j’attrapai la bouteille sur la table où je l’avais abandonnée par
mégarde la veille et la rapportai à Mme Nouard.
— Donne-moi un verre.
Je lui tendis un verre à whisky. Elle le remplit, vidant ce qui restait de bourbon. Et le
leva.
— À ta santé mon salaud!
J’osai un « à la vôtre! »
— Tu vois ce verre… c’est le dernier.
Elle ouvrit le placard et renversa le bourbon dans le lave-main qui faisait office d’évier.
Ma tête!
— Que tu es drôle! Si tu te voyais!
— Si on se faisait un café?
Malgré celui que j’avais pris avec Virginie, je ne refusai pas l’offre de ma patronne,
parce que son café était meilleur que le mien, et que j’avais besoin de me raccrocher à un
événement familier avant d’essayer de comprendre ce qu’impliquait le verre retourné.
L’odeur de l’arabica occulta les relents d’alcool et de déjections que l’air venu de la
fenêtre n’arrivait pas à dissiper. Assis de part et d’autre du bureau, nous sirotions notre tasse
quand Mme Nouard repris la parole.
— Je ferme l’agence.
Je ne dis rien. Un ange passa.
— Oui, j’ai décidé d’arrêter tout ça. L’affaire Macquard est ma dernière. Tu vas envoyer
la facture et m’expliquer comment clore les comptes. Tes examens sont début juin, la
maison te paye le préavis jusqu’à fin juin.
— C’est excessif, vous ne me devez pas autant.
— Hier, c’est pas du travail de femme de ménage qu’on t’a refilé. La facture, il y en a une
pincée pour toi, c’est normal. Et puis m’emmerde pas avec ça. Tu te payes jusqu’à tes
examens et c’est marre! Bordel, qui c’est qui commande ici?
Je crus prudent de ne pas insister, d’autant que je me mis illico à établir la note des
Macquard et que je la poivrai-salai à point, une très jolie taxe à la tête du client terminant en
beauté l’ultime facture de l’Agence Nouard.
— Les Labeyrie?
— J’avais oublié.
Elle décrocha le téléphone.
— Allô! M.Labeyrie? Pourrais-je parler à Madame Labeyrie?
— …
— Allô! Madame Labeyrie? Ici Madame Nouard, rappelez-vous, nous nous sommes
rencontrées il y a quelques jours. Un instant? Oui, j’attends… … … Allô oui. Voilà,
notre agence ferme ses portes définitivement, je vais vous rendre votre chèque. Dois-je
y joindre la photo où vous êtes avec M.Giraud dans une auberge des Landes? …
Naturellement…Bien sûr. Comptez sur moi. Oui, vous aussi…Au revoir.
— Alors?
— On garde la provision et on déchire la photo. Tu envoies cet argent à Tiffont, ce sale
connard de pauvre diable, il aura besoin d’un avocat.
— Je suis content que vous fassiez ça.
— Je vais chez les flics, tu fais tous les papiers d’abord, et si tu as le temps, tu
commences à tout mettre en paquets, je laisse le bureau demain soir, dernier délai, j’ai
déjà réglé ça avec le propriétaire qui est content de le récupérer. Il va le louer
beaucoup plus cher.
Elle mit son blouson et sortit. La porte ne se referma pas tout de suite, sa tête réapparut
un instant.
— Tu sais, hier, j’ai touché le fond. J’ai cogné un clochard pour lui voler son muscat et
finir de me cuiter. Après ça, il n’y a plus que la sobriété. Tchao! à tout à l’heure ou à
demain.
Le samedi vers cinq heures du soir, Mme Nouard tira la porte du bureau, vide, de la
place Gambetta, et disparut de Bordeaux.
Comme tout le monde l’avait dit, il ne se passa rien. Aucun scandale sur les vins ne vint
émailler l’actualité de cette année 1972. Bien au contraire, la récolte qui n’allait guère que du
bon au passable s’afficha à des prix ridiculement élevés, qui commencèrent à donner la
grimace à nombre de négociants et courtiers.
Virginie et moi nous vîmes et nous connûmes souvent, ainsi j’arrivai à mes examens sur
les rotules. Je fus pourtant reçu, à ma grande surprise, avec les honneurs du jury grâce à une
note brillante en analyse financière. Ma modestie dût-elle en souffrir, seule ma prestation à
l’épreuve juridique m’empêcha d’obtenir une mention « très bien ».
Virginie en revanche fut recalée à sa première année de sciences économiques, comme
elle l’avait été à une première année de médecine, malgré de faciles études secondaires.
ÉPILOGUE
J’ai dit en commençant ce récit, que j’avais failli perdre outre ma vertu, mon honnêteté,
mon honneur et ma vie.
Pour la vertu, tout est dit. Personne ne regrette ce genre de chose, on craindrait plus
facilement de la garder trop longtemps.
Ma vie, l’irascible Tiffont envisagea de me la retirer, fort heureusement l’opération
échoua à ma grande satisfaction.
Mon honneur, bien que ce soit là une valeur fluctuante, je prétends n’y avoir point failli,
ne vivant pas au crochet de qui que ce soit, ne me livrant point à quelque forme de chantage
que ce soit, même vis-à-vis d’un vieil homme quand cela aurait pu l’aider.
Je signalerais que l’oncle Ferdinand, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, vit au
château à Rougon, et qu’il m’est précieux par son goût préservé de la fine dégustation de nos
vins.
Ma belle-mère nous a quittés dans sa quatre-vingt-sixième année. Mes parents vivent
toujours en Charente et je passe régulièrement leur dire bonjour, pas aussi souvent qu’ils
l’aimeraient sans doute.
Virginie et moi avons divorcé à la bordelaise, c’est dire que nous nous rencontrons
régulièrement chez des amis. Elle a pris ses distances depuis longtemps avec un Mao Tse
Toung rêvé, mais elle évite de prendre la Jaguar quand c’est son jour de bénévolat au resto du
cœur.
Il me reste à vous parler de mon honnêteté. Je vous laisse juges.
La S.A.Macquard, n’ayant pas fait preuve de dynamisme dans les années suivantes, du
fait d’un retrait de Monsieur Ferdinand, d’ennuis de santé de Mme Blanche et d’un
éloignement des Bertin qui se consacrèrent de plus en plus à leurs chevaux, passa la
tourmente sans que ses finances fussent défaites lors du contrecoup de la spéculation sur les
vins et le scandale de 1974.
Je devins directeur financier dès 1975, puis directeur général en 1979. Je fis gagner
beaucoup d’argent à la famille.
Un mot encore. Un jour, de passage chez mon beau-frère dans la propriété où il élevait
des chevaux, j’accomplissais le tour rituel avec le propriétaire.
— Bordel de Dieu de putain d’enfant de garce. Lève ta Nom de Dieu de patte! Vérole de
merde.
Cela m’avait rajeuni de dix ans. Mme Nouard, superbe dans sa quarantaine épanouie,
exerçait son nouveau métier de maréchal-ferrant.
Levant un Coca-cola à ma santé :
— Alors Petit-Poulet te voilà bien beau coq maintenant. Quel plumage!
Je répondis galant et sincère :
— Et vous une volaille qui ferait une bonne poule au pot.
***
édition dMc
La Flotte en Ré , France
décembre 2002
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tous droits réservés
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