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Collection des tudes Augustiniennes ZO®MIHY MAIHTOPEX « Chercheurs de sagesse » Hommage a Jean Pépin Institut d’Etudes Augustiniennes PARIS 1992 ‘Ouvrage publié avec le concours du Centre national des Lettres MICHEL NARCY LA LEGON D’ECRITURE DE SOCRATE DANS LE PHEDRE DE PLATON* ‘On sait quelle critique formule Socrate, & la fin du Phédre, contre I'écri- ture: a T'instar des produits de I’art de peindre, les discours (censément, apres le contexte, produits par I’écriture)! sont muets; plus exactement, «ils signifient une chose unique, la méme unique chose toujours. En outre, tout discours, une fois qu'il est écrit, va «rouler sa bosse»?, si 'on peut dire, aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux auxquels il ne convient pas du tout, ignorant & qui il doit et & qui il ne doit pas parler (27549 -e3). Ce Passage est toujours invoqué pour fonder ce que d'aucuns n'hésitent pes & brésenter comme le «nouveau paradigme>? des études platoniciennes, a savoir * AVorigine de cet article se trouve une commuaicaton présente au ® Symposium Platonicum (Perogi, 1-6 septembre 1989) sur « Platon,I'6rture et es transformations de Ia ‘hétorique». Une version abrégée de cetie communication (dont on ici au contrire une version développés)fgurera dans les Actas du Symposium, qui seront és parle soins de L- Rosset. 1. Bien que le fit alle ps de soi: parm les traduction frangasesactvellementdispo sible, L. Brisson (Gamier-Flammarion, Paris 1989) est le seul & ten compte de ce que Socmte cet endroit, parle seulement des «discours» (ol Abyot, 27547). L. Robin apres ‘avoir taduit les Gris» (CUP, Pans 1933), tradit es discours rite» («Bibliotheque de 4a Pigiade, Pats 1950), svi en ccla par P.Vicare (CUR, Pati 1985), Comment pourtant ne es voir 8 tne ambiguitécaltivée desscin per Platon? On ne manguera pus ron plus d'etre Sensible aux termes exacts du paralléle avec la peintue : signifier toajotrs la meme ehose (©7549) équivaut a garderle silence (27546). 2. Expression qui ne convient gutre 3 un rouleau de papyrs, mais qui rend assez itéra: lement le sens du verbe employé par Paton, xwhvBetvat. Aa reste, ce verbe li-méime ne ‘applique a ’6rit que par métaphore, une mélaphore anthtopomorphe, puisq'il ous est dit ‘que le discours a un , dont justement get le prive.Aillers, plus expictement ‘encore, Platon le personne sous ia forme d'un orphelin que I'on couvee de boue (These 1648) 3. Cf la modification, dans la auction talenne, du sowie du livre de"T.A. Sales, Paton und die Schrichiet der Philosophie, Berin- New York 1985 :Inerprettionen 2 ® que la critique de Iécriture, serait done Iaffir~ mation, dans ce passage du Phédre, du primat de la parole vivante, dont il faudrait reconnaitre en Platon ’un des demiers défenseurs’ TI faut avouer qu'il est assez 6trange d’avoir & tirer pareille conclusion & ‘propos de l'auteur d’«un ensemble d'écrits théoriques sans précédents pour la dimension et pour la qualité, dans Wexpérience culturelle des Grecs»*. Ce della maturitd ALLA LICE DI UN NUOVO PARADIGMA ERMENEUTICO (Platone ela scritura dell fiosfia, tradi en italien par G. Reale, Milano 1988, Les demiers mots du sous-tite Sont soulignés par moi). Cete modification du susie, esl préisé au verso du frontispice Ge a traduction iaienne, regu Iastentiment de auteur. C'est G. Reale (Per wna nuova inter- (pretacione di Paton. Riletwura della metofisica dei grand dialogh ala luce delle « Dotrine non {crite », Milano 1984, 19919) quia donne cette aouvelenterptatio dx plaonisne le start ‘on paradigme au sens que donne 2 c8 mot T.S. Kuhn (The Siructure of Scientific Revolutions, Chicago 1962; t-te La Structure des revolutions scientifiques, Psis 1972). Le terme de paadigme, avec st référence wkuhniennes, est ensuite devenu une sorte de signe de reconnaissance ent les tenants de ett 6cole: cf. J. Krdmer, «Motamento di paradigm rele ricerche su Platone. Riflession intoro al nuovo libro su Platone di Giovanni Reale», Rivista di flosofia neo-zcolastica, 78, 1986, p. 341-382; et, en demier lies, M. Miglior, Dialeaica Vert’. Commentari flosofico al “Parmenide” di Platone, Milano 1990. chap. 3 ‘
  • ®, menant contre Iui-méme un Combat d’arritre-garde, est bien inconséquent: ou bien il ne sait pas ce qu'il fait, ou bien il le redoute, sans pour autant renoncer & le faire. Inconscience ou conscience malheureuse, telle est Ialtemative devant laquelle nous laisse Vinterprétation prima facie de ce passage du Phédre, La premitre hypothese est celle de B.A. Havelock"; ta seconde, ses partisans ont beau s"en défendre, est une conséquence du «nouveau paradigme>: sauf & ne pas interpréter prima facie, justement, le terme de « jeu» (maria, 27642), on ne peut ‘éduire & un jeu la production littéraire de Platon sans « déclasser le corpus entier»'!, On voudrait ici tenter d’échapper & cette alternative. A confronter, en effet, différentes déclarations prétées A Socrate par Platon, on peut étre conduit 8 penser que sa critique de Iécriture, et son affirmation de la supériorité du discours parlé sur I’écrit, ne sont pas si «péremptoires» qu'elles le paraissent 2 premitre lecture. Car ce qu'il reproche ici aux discours, «signifier une chose ‘unique, 1a méme unique chose toujours», ailleurs il le revendique pour une qualité, au point que cela parait avoir é1¢ dans sa bouche une sorte de slogan. Prenons l’Apologie de Socrare. Socrate y déclare sa résolution, méme au cas 9. Cessna! que M. Vegeti (ibid) résume 'hypothtse avancée par BA. Havelock dans Projce to Plao, Oxford 1963, 10. CE. The Greek Concept of Justice, Cambridge (Mass.)-London 1978, p. 329: on ‘observerit chez Plton une «prépondérancs croissant, bien qu nconscente, dol parole éeite sur la parole orale» (c'est moi qui souligne). A quoi l'on ne peut que répondre, avec M. Vege. qui cite ce passage (art. cit, p. 409, a 28): «Mais estl possible d’atribuer & Paton une telleinconsciencevs-bvis del cite?» 1. M, Veget art. cit, p. 387 es intfressant de noter quel refus de cette conséquence pares fondateus de Ecole de Tubingen of eurscontinuatetrs a entrain, de rtacationse0 bilans et en applications nouvelles au texte platoncien, un notable inféchisement du « para- digme en fit une veritable réhabilitation des dialogues et une sfafirmation de our valeur pbilosophique ete aux yeux mémes de Platon, au point de rEduire de plus en plus impor. {ance de Ienseignement non Grit face & des ent gi sont aust por Paton une fan dens ner. Ct. H.J, Krimer, «Retraktationen zim Problem des escletichen Plston», Museum Hetveticum 21, 1964, p. 137-167; K. Gaiser, Platone come scrttore flosofico. Saggi sul ermeneutica dei dalogh ploionici, Napoli 1984, vaut a pene de saree sur le fit que IM. Migliore plus récentcontinuateu de cette Goole, aprts avoir affirms son alléscance at «nouveau paradigme» tout au long de son ouvrage,n'héite as soligneren quo son inter. tation du Parmiide exetd les limits initales duit paradigme : le Parménide, selon Tui, expose dans leur intégralié les notions constitatves du systéme de Paton, depuis la reali physique jusqu'aux premiers principes, et, rit, , non seulement Socrate insiste sur le fait que ce (ob8énore tatrt: Méyete nepl tv abr), ditil A Gorgias (Gorgias 4918), od Ton n’entend dordinaire qu'un rappel au reglement d’une discussion sensée, Mais, dans Xénophon, Socrate est plus explicte: « toi, sans doute, ditil& Hippias, parce que tu sais beaucoup de choses, jamais tu ne dis es mémes choses sur les memes sujets» (ob 8” fous xd xO modywadc elva epi vv abray ob8énore re ada AeyexG, Mémarables, lc. cit.). Reflet de Ja varigté de son savoir, les variations d"Hippias sont l'indice positif d'une ressource, plutdt que celui, négatif, d’une insuffisance. N’en va-bil pas de meme de Calliclts? Tout comme Hippias, par I"étendue de son savoir, a de ‘quoi parler au gré de publics divers, ainsi Calliclés, dit par Socrate docile & son public, sait-l lui aussi reformuler sa these au gré des objections. Ce qui ‘oppose I'um et autre & Socrate, c'est le sens de I'opportunte, du xaupdc. Pout Ja rhétorique ancienne, le xaxpé¢ donne sa regle au discours: il n'est de ‘meilleur discours que de circonstance. Pour Socrate au contraire, toute 13, Cestde ce ttachement exclu la philosophio que es propos de Scerte ene eur caractte pti car, ala diflrence de Demos, aime de Callies (Démos, es de Pyare. uss bien que Démos, le peuple des Athénien pésens A 'assemblée), ia philosophie cen reste foujours aux mémes discours» (48237) : e nest done pas seulement Socrate, mais la philo- sophie elle-méme qui, comme les discours Gents, dit toujours la méme chose. Si méme, par ‘conséquent, comme le Yeulent les adeptes du « nouveau paraigme , la « ree philosopie » ne ouvatétequ’orale, cela ne la mettait ps abr du danger qui menace le texte ett, de ne [pouvoir se défendre ni se porter secours A lui-méme (obr’ dudwagbut obe Bondhoat Swarig aid, Phddre 275¢5), Calliclés ne mangue daileurs pis de dénoncer la méme ‘neapacté chez Socrate, ques « philosophic» rend wincapable dose porter secour u- mime ctde se sauver des pres dangers» (use aivov aio Oowiqiewov Bondeky ub xan tov peyiovwv xivBivav, Gorgias 4866-7), LA encore, Soerate ne fera que Ii en donner ‘sete en r€pondant que ce qui le met dans cete position, honease aux yeux de Calli, c'est (qua ses yeux Tu Socrate re vitime d'une injustice est moins honteux que den commette (Gorgias 5080-). En d'autres termes, c'est justement parce qu le philosophe a en sa posses- sion, selon le mot du Phédre (27848), des , Ie xaup6c en est le grand absent — nous le verrons plus loin & propos du Phédre — A moins qu'il y soit présent, mais sous une forme radicalement inversée. C'est ce qui arrive dans le Gorgias: sil est préférable en toutes circonstances d'etre victime plutdt 4qu'auteur d'une injustice; si, au cas od T’on s’en est rendu coupable, il est, préférable d’en subir le chtiment plutOt que de rester impuni, alors, soutient Socrae, il ne reste d'autre ulité, pour la rhétorique, que d’obtenir, lorsqu’on sen est rendu coupable, d'etre chat: d obtenir la méme chose pour ses amis si ‘ce sont eux les coupables; enfin, dans le cas ob c’est un ennemi qui s*est rendu coupable d'une injustice, d’empécher qu'il soit chitié (480-481 0)'S. Dans tous les cas, la rhétorique de Socrate est aux antipodes de I'art rhétorique de saisir le eaupdc, et c'est ce que manifeste son incapacité & se défendre. Or, en rmontrant, dans le Phédre, les écritsalfligés «une failesse identique & celle de la parole de Socrate, Platon ne souligne-t-il pas qu’eux non plus ne sauraient, 4u fait méme qur'ils sont fixés par I'écriture, prétendre a saisir le xaupde? Ce ne serait que retourner, contre les rhéteurs de sa genération, Ja critique que leurs prédécesseurs adressaient & Socrate. C’est aussi fre entendre que la ‘nouvelle rhétorique» Mlustrée puls théorisée par Socrate dans les partes précédentes du dialogue, est une réponse au recours croissant, de la part des arts du discours, 8 'eriture. On a tort d’oublir, en effet, que la critique de ['écriture n'apparatt dans le Phédre qu'au terme dune legon, pratique puis théorique, de thétorique éerite. Socrate mafire de rhétorique et maftre de logographie: tel est le paradoxe dont doit tenir compte V'interpreation de la critique finale de M'écriture, [Le débat autour des théses de I'efcole de Tubingen» a fait quelque peu coublier que le Phédre n'est pas seulement une pitce & verser au dossier des rapports entze écrit et non rit au sein de la philosophic platonicienne. Tl figure aussi dans un autre dossier: celui du débat qui partageat les contempo- rains et rivaux de Platon sur la valeur de I’écriture, L'éeriture avait pu n'¢tre 14. Ce nest pas de fagon purement gratuite que jappligue & Soca, dune fagon réto- active, expression dont Chaim Perelman file mom propre de son entreprise. Anim par le ‘tone réflexion sur Te droit, loge perelmanien dela thétrigue ne renie opposition socratgue &Calliclts,etI'on pouraitmontrer que la wéféence ‘eto uriversel» ext cll aussi le contre dune valorstion du xaupsc. Pour la réterque présoeratiqne on préplatoncienne il ny aps d'auitere universe et tut Yar de Vorateur est au contcaire de savoir capter en chaque occasion la spécifieité de son auditoire 15, On notera que Soerate n'eavisage pas que Ia shélorque pits servi A carter injustice oi on ext menace vitime. LA LEGON D'ECRITUREDE SOCRATE, 3 Gabor pour les rhéteurs professionnets, au tournant du V° sitcle'®, qu'un moyen d’étendre leur champ d'action: réiger des discours & I'usage de plai- deurs inexperts dans l'art oratoire, ¢’étit le moyen d'exercer leur talent en des ieux d’ot ta loi teur prescrivait d'etre absents, Mais I'écriture permettait aussi a conservation des discours ainsi rédigés, incontestable moyen pour leurs auteurs d°étendre leur audience au-deld de l'auditoire auquel se limitaient nécessairement leurs prestations orales proprement dites, L'éloquence se ‘oyait, par Iécriture, mise en valeur au-del& de I’événement qui l'avait susci- {ée: elle se voyait élevée au-dessus du xaupdc. De Id & penser que le talent oratoire pouvait se déployer sans qu'aucune occasion 'appelat, ni méme sans gu’aucun discours fit prononcé, il n'y avait qu'un pas: les tétralogies @'Antiphon, tenu, sur a foi de Thucydide, pour le premier logographe, ‘montrent que ce pas ne fut pas long & franchir, Mais dds lors, continuer & ‘composer des discours selon des techniques éprouvées sur des publics daudi- teurs plutdt que de lecteurs ne pouvait manguer de susciter une crise de Ia thétorique. De cette crise, porte témoignage le débat qui s"instaure parmi les contemporains de Platon autour de T'irruption de I'écrit dans I'art oratoire, sous la forme tant de tratés ou de recueils de procédés, que de discours appre- ‘és par écrit a I'avance: pour une rhétorique qui se définit elle-méme comme art de se régler sur le xaupéc, Mutilisation des ressources offertes par I’écri- ture n’est-elle pas une contradiction ? Dans ce débat, qui nous estattesté par le Sur les sophistes d’Alcidamas et le Conire les sophistes °Isocrate, on s'est toujours accord & considérer que le Phedre représente Vintervention de Platon, et c'est méme en fonction de ce débat qu'on a longtemps cherché & déterminer la date de la composition du Phedre". On a beaucoup épilogué sur le sens de cette intervention. Les paral- ‘les sont si nombreux entre Platon et Alcidamas d'une part, Platon et Isocrate autre part", qu’on a pu douter que, sur la question de I’écriture, Platon eft lune position originale, ct certains auteurs ont cru @ un front commun Alcidamas-Lsocrate-Platon contre les tenants d'une «école sicilienne » distincte de I'« école altique> issue de l'enseignement de Gorgias". Le cas serait unique, 16. CF. R. Wel, «Lire dans Thueydide, dans Le Monde gree, Hommage Claire Préaux, Bruxelles 1975, en paniculir p. 166, 1. 2, 17, Voir mon article « Alcidamas fie» dans le Dictionnaire des philosophes antiques publié sous la dzecton de R. Goulet, tT, Paris 1989, p. 102, 18. On trouver alist de ces parales dans la «Notion» consanée au Phédre par L. Robin {en tte de son édition (CUF, Pais 1933, p. CLXIV.CLXVII et reprise en tte de Ia récente ftiion de C. Moreschini (traduction par P. Vicare, CUF, Paris 1989, p. CXCI-CXC\), mais surtout on les trouvera étudiés de beaucoup plus pris dans 'ouvrage de W. Siss, thos, ‘Studien zu tern grischischen Rhetrik, Leipzig, 1910, p. 34599, 19. CF. A. Gereke, «Die ale téyon ntopot und ihre Gegners, Hermes 32, 1897, 341-381; HL. Reet, Platonsphilosophische Enowicklung, Leiprig 1905; C. Rites «Dic 84 M.NARCY co Y'on verrait Paton apporier sa contribution & un débat qui n'est pas le sien, ct d'autant plus singulier qu'il ferait alors cause commune avec les représen- tants d'une discipline qu'il ne cesse, jusque dans le Phédre, de dénoncer ‘comme la contrefagon de la philosophie. Car le rejet, dans le Phedre, de ta shétorique fondée sur le vraisemblable (au nom dune rhétorique authentique, fondée, elle, sur la connaissance et I'enseignement du vrai) ne le ebde en rien & Ja violence du rejet de la rhétorique de Gorgias, dans le dialogue qui porte son nom, 1 me semble que la position de Platon s'éclaire si on fait la remarque suivante. Ce qui frappe dans le débat entre Alcidamas et Tsocrate, c'est que tous eux soutiennent par écrit Ia supériorité de loral sur écrit: il y a une vidente contradiction entre ce qui est désormats le véhicule par lequel chaque cole donne publicté a ses theses, et les theses elles-mémes. On dira qu'il en va dde méme chez Platon: mais Platon justement place la critique de I'écriture dans la bouche d'un personnage, Socrate, dont il est bien connu qu'il n’a jamais rien écrit, En d'autres termes, déléguer & Socrate 1a position d”énonciateur ‘une telle critique permet a Platon d’éluder la contradiction qui frappe de plein fouet aussi bien Alcidamas qu’lsocrate. A partir de Ta, on comprend le sens qu’ll y a pour Platon a s'approprier, via le personnage de Socrate, les formules par lesquelles Alcidamas ou Isocrateillustrent la fablesse de Iécrit ou le rl2guent 3 la seconde place: appropriation ici vaut critique. Si ce sont ceux, en effet, qui sont les auteurs de ces formules™, c'est pourtant a Socrate 4qu'etles conviennent le mieux; plus exactement, la voix de Soorate est la seule autoriage & es énoncer,puisque scl il ne s'est pas depart une fidélitéexelu- sive 8 Ioralié, Eux, au contrary, trahissent Poralité au moment méme ob ils la défendent, puisqu'ils le font par Grit. La parole, et le génie de 1'2-propos qui lui confére un rOle crucial dans un univers régi par le xaip6c, reste thématiquement an centre de leur rhétorique; mais elle n'y a plus de xble opé- ratoire. La supécirité du discours parlé sur le discours rit s'y voit réduite & ‘Abfabungzcit des Phadcus, ein Schibboleth der Platonertlirung», Phifologus 73, 1914, p. 321-373. 20. A ladiférence de L- Robin (op tp. CLXIV = p. CXeH! dans Iéition Moreschini- Vicair), je pense que les paraltles quiofve le Piddre avec Alcidamas @ane part, Isocrate ‘autre pert, doivent etre considérs comme stant d'empeunis. $l en Git autremen, c'est Paton qui erat eité par ss contemporains, et le eas serait, me semble-i, unique, ob Yon verrit Platon faire éeole ups de ceux mimes qu'il waite comme ses aiversaies ou ses concurrents Si, d'autze part il était «fatal», comme 'érit L- Robin, que, «dans un miliew Testiint, of certanes qdestions sont au méme moment sur le tapis..reviennent les mémes texpressions sus la plume de divers auteurs, la chose devrait se prose, non seulement entre Platon et Alidamas, Plaon et Isorate, mais ene Aleidamas et Iscrate. Or, c'est ce que ces (234d 3-4). L’éeriture logographique, méme si elle les reporte au temps de Ia lecture au lieu de les obtenir dans Pimmédiat, vise Jes mémes effets, revendique les mbmes propriétés pragmatiques, que I’éloquence parlée: captiver, séduire son public. L'échantillon qu’en donne Platon — évidemment, sous ce rappor, surdéierminé & dessein, puisque le contenu méme du aiscours dde Lysis n'est autre qu'une tentative de séduction —illustre dela fagon la plus claire le «paradigme pédérastique de I'écrture»™, Et c'est ce paradigme que défaitIéeriture platonicienne, celle que Socrate, faute évidemment de pouvoir appeter platonicienne, nomme dithyrambique, L'indication 1a plus claire donnée par Socrate, au livre II de la République, pous caractériser la diégesis, c’est que le pode ne s'y dissimule pas lui-méme*: c'est le dithyrambe qui, selon Tui, en donne la meilleure illustration’, Quand maintenant, dans le Phedre, il montre comment Lysias aurait dQ écrire son discour,ilsouligne combien ce qu’il est en train de dire fest proche du dithyrambe (2384 2-3; cf. 241.¢ 1-2)". Manigre de dire que «signe l-méme comme Ie source de la Gonnaissanee qui va Bue exposte par Socrate. Bien ‘que Socrate parle d'abord des Anciens (235 7), le terme de ovyypagedc, que L. Robin, . Vicate et L. Brisson sont unanimes & traduire par , Lysias dit les choses comme elles Tui viennent™ 11 plc, autrement dit, I'éri- ture a une nécessité qui lui est trang, celle qui est propre ala parole. Dire Jes choses au bon moment, c'est le propre du bon orateur, c'est la regle de eloquence pariée: Lysis se trompe de jeu. Plusieurs conséquences sont 8 tirer de I. La premitre, c'est pour le moins ‘que, s'il existe une bonne et une mauvaise maniére de jouer au jeu de M'écr ture, une bonne et une mauvaise mane d'écrie, toute écrture n'est pas éga- Jement condamnable. En second liew, Iécrture n’est peut-tre qu'un jeu, mais ce n'est pas Ie seul, L'éloquence parlée en est un autre, dont les regles sont cifferentes, parce qu’elles se tirent du >ea.p6c. Dire que Lysias écrit les choses comme elles Tui viennent, c'est dire qu'il se bome & refléer, ou mieux, 2 miter dans 'éeriture le caracttre instantané de 1a parole, c’est-t-dire sa conformité au xaip6¢: il ignore que le passage & critue induit de nouvelles, 29, Crest sins que P. Vicar tradi x Em elpa6an x9 ypsigove (2646. LA LEGON D'SCRITURE DE SOCRATE, 89 regles. On pourrait de ce point de vue donner du Phédre le résumé suivant: Platon y donne d’abord un échantilion de I'art de Lysias, qui consiste & écrire ‘comme on parle, puis fait parler Socrate comme un livre, Soyons attentifs ici & économie du propos de Platon. La parole de Socrate, en premier lieu, est donnée comme le modble de I'éloquence écrite. Cela s‘accorde avec les indications rassemblées plus haut: tout en n’écrivant as, Socrate ne cesse de prendre A contre-pied I'oralité. De cet étrange traitement de Ja parole, le Phédre donne la clé: au vraisemblable cristallisé dans un xaip6c, Socrate oppose le vrai, fondé en toute occasion, et hors de toute occasion, dans la connaissance du tout. Ml réeulte de tout cela que la «nécessité logographique» incarnée par Socrate, Ia nécessité propre & "écriture, soit Iécriture elle-méme quand elle est prise au sérieux, est du cOté de la vérite, contre la parole, le xaipd¢ et le vraisemblable. La critique de Lysias dans le Phédre converge avec celle de Gorgias dans le dialogue qui porte son nom. Mais des lors, I'opposition de Socrate & Gorgias et 2 ses Successeurs prend la forme d'une suprématie de I'écriture sur la parole. Difficile, parvenus & ce point, de ne pas lire dans le Phédre un éloge de écriture: & quoi bon une tegon de I'art d°écrite si écriture ne vaut pas une heure de peine? ‘Aussi bien Socrate, & la fin du dialogue, dit-il tout le contraire : 'écriture beau n’étre qu'un jeu, c'est un jeu qui vaut qu'on y passe sa vie, & exclusion des autres plaisirs (2765-8). Combien décrivains, depuis Platon, n'ont-ils pas ‘cosigné cette déctaration? Elle implique bien sOr I'aveu, par Platon, du plaisir 'écrire, mais il est difficile de croire que ce plaisir n'est, pour le philosophe, ‘qu'une récréation. Un jeu auquel on sacrifie tous les autres plaisirs, ce n'est plus un amusement: «jeu séricux», soit une gratuité qui n’est pas légereté, c'est une définition de ta littérature, que Platon pourrait bien n°etre que le premier & avoir donnée. Cotte idée d’un «jeu sérieux» est, en bonne logique, exclue catégori- ‘quement par ceux qui, en se fondant sur ce passage du Phédre, voient dans PPlaton un contempicur de l'écriture. La comparaison des ouvrages écrits avec les jardins d’Adonis, écrit T.A. Szlezdk, «ne connait pas d'activité qui soit en ‘meme temps jeu et chose sérieuse »%®, C'est au contraire ce dont il est permis, et m&me inévitable, de douter, dds lors que I’on suit Ie texte platonicien a la lettre. Certes, le premier terme de la comparaison (2766) établit une oppo- sition tranchée entre le jew t le sérieux. Les jardins d° Adonis sont un rituel de {fete qui symbolise la vie éphémere de I'aimé d’ Aphrodite: semés hors saison, if est clair qu'on n’en attend aucun fruit; tout leur symbolisme est dans I’éclat sans lendemain de leur beauté, Le métier d’agriculteur, au contraire, c'est de savoir allendre, tout le temps qu’il faut, que ce qu'on a semé atteigne sa fi 30. T.A. Saleztk, op ety p. 14. 90 M.NARCY non pas la fleur mais le fruit ef, au-deld du fruit, une nouvelle semence. Or, C'est seulement & premigre vue que le second terme de la comparaison repro- duit cette opposition sous les esptces des «jardins d'écriture» (276d1) d'une part, de la dialectique (276¢5-6) d'auire part. A lire de pres, le paralléle est bientOt compromis. En effet, «celui quia la science du juste, du beau et du bien» (276¢3-4), sot le philosophe, c’est bien «pour jouer, semble--il, qu'il censemencera les jardins d’écriture » (276d 1-2); pourtant ce sera pout Iui une fagon de «thésauriser des souvenirs », soit pour Iui-méme, en vue du temps od la vieillesse 'exposera & Voubli, s'il parvient jusqu’a cet Age, soit «pour quiconque suit la méme trace » (2763-4): rien & voir avec l’exaltation de Yimmédiat, de la beauté contre a fécondité, symbolisée dans le cute d'Adonis ‘Alors que, nous dit-on", les jadins d° Adonis étaient semés dans des récipionts ‘orbeilles, coquilles, essons) pouvant servir de nacelles, pour €tre abandonnés ‘sur l'eau au jour de Ia féte, ces autres jardins 4’ Adonis que seraient préten- ‘dument, pour le philosophe, ses écrit, il aime, au contraire, a les regarder pousser (276d4-5): on pense évidemment & W'agriculteur qui surveille ta croissance de sa récolte. De telles indications, il ressort en tout cas que I'éc ture du philosophe, a instar de I'agriculture et & inverse du rituel horticole des Adonies, demande du temps et est faite pour durcr. Autrement dit, si le philosophe, quand il écrit, a lair (Zovce) d'un horticulteur pour rire, ce nest qu'une apparence; s'il semble jouer, il n'est en réalité pas loin d’étre aussi sérieux qu’en pratiquant la diaiectique. Car on devra bien concéder qu’accu~ muler des trésors dans ses écrits, a intention de ceux qui s’engageront sur sa trace, c'est un peu la meme chose, cela vise en tout cas le meme effet, que ‘ensemencer par la dialectique I'ame dun interlocuteur de manigre & y faire naftre des discours qui A leur tour ensemenceront d’autres ames. La ou la dialectique suppose une chatne ininterrompue, écrire est une sorte de raccourci vers les générations futures. Mais de toute fagon, ce que vise le philosophe, par écrit ou par la parole, c'est le fruit: le comparaison avec les jardins d Adonis ne convient pas du tout, ou alors seulement en apparence, & T'éeriture du Philosophie. Pourquoi, dts lors, une telle comparaison? Ma these est qu'elle est ininteligible si 'on n'a pas compris auparavant la distinction des deux types d¢écrture telle que je I'ai analysée plus haut. En effet, sil est une écriture qui mérite d'etre comparée aux jardins d° Adonis, c'est justement celle de Lysias, Se réclamant ouvertement du xaip6c, de l'occasion, done du moment présent, elle ne peut, en bonne logique, prétendre 8 un avenir. Si le philosophe, dit Socrate, n'ira pas Gerire sur 'eau'? (2767), d'autres le font: les logographes 31. L: Brisson, 451 de sa traduction du Phadre. Surle situel des Adonis, voir naure!- lement Mi Deticnne, Les Jardine ’Adonls, Paris 1972, p. 187-226. ‘32. L: Robin (CUP 1933, p. 91, n. 1), epris par L. Brisson (a. 454 de a traduction du hare, op. et) rapproche cette location denote «crite su le sable», et P. Vicaire (CUP LALEQON D'ECRITUREDE SOCRATE. a1 a Ia Lysias. 11 apparait ainsi que Je partage entre les jardins "Adonis, éphémeres comme la fete qu’ils célebrent et le plaisir quis commémorent, d'une part, et la sérieuse agriculture d’ autre part ~ que ce partage passe au sein ‘meme de lécriture. Comme on vient de le voir, il n’est pas possible de simplement comprendre que I'oral (la dialectique) est & écrit comme agriculture aux jardins d’Adonis, Ce qui apparait en revanche, c'est que les Jardiné d’Adonis sont & I'agricultre ce que I’écriture de Lysias est & I'éeriture ‘du philosophe, celle que Socrate tout a I’heure a nommée dithyrambique et que Phedre appete maintenant mythologisante (276¢3). Sans doute Socrate ajoute-t-i que la méme relation existe entre cette écriture mythologisante et la dialectique (276¢4 - 2774): tout ce qu'on peut en conclure, c'est qu’entre Vécriture dédiée au xaupsc, écriture, au fond, caduque par hypothese, ou de Son propre aveu, et la dialectique, I’écriture louée plus haut par Socrate, Vécriture dithyrambique ou mythologisante, joue le rOle de moyenne roportionnetie, Subsiste done bien, au terme de cette analyse, la supériorité de la dialec- tique sur I’écriture. Mais reconnattre cette supériorité ne va pas sans opérer un discernement au sein de I'écriture, ni sans reconnattre lexistence une écri- ure philosophique: celle qui, assumant le canon suranné du dithyrambe, rend Ia forme du mythe. Car c’est ict le lieu de souligner que I'écriture ‘théorisée par Socrate est solidaire d’une réhabilitation du mythe. La palinodie de Socrate, en effet, n'avait d’autre objet que de substituer, au paradoxe du séducteur indifférent, le mythe de I'ame ailée, rendue a elle-méme par Yenthousiasme : le meilleur discours contenu dans le Phédre, le seul digne duu Philosophe, c'est un mythe ~ et, il vaut la peine de le relever, en méme temps tun jeu, car c'est Iui que Socrate a d'abord qualifié de jeu (2653). Notons en outre qu’avant méme de faire d'un mythe le contenu dé son deuxitme discours, Socrate avait annoncé le premier déja comme un mythe (237a9)°°: du discours de Lysias a celui de Socrate, on passe ainsi du Adyor au p500¢%*: Adyoc vient de la sorte & coincider avec I'écriture dissimulée du logographe, avec la rhétorique, avec le xaipé¢; pour ’écriture diégétique, au contraire, dont il livre le paradigme, Socrate ne trouve pas de meilleur nom que ceux de dithyrambe et de mythe. En faisant du mythe de l'ame lobjet de sa palinodie, Socrate ne fait done rien d'autre que mettre en accord le contenu de son \iscours avec sa forme écrite. On en conclura que pour le philosophe il n’est Paris 1989, p. 85, n. 3) indique qu'elle «se diten gee dun travail inutile», Sans dowte. Mais, ‘tre son caracre proverbial on doit ater ausi que par cote expression, Socrate continue de ‘Slr la mésaphore des jardns "Adonis, dont le desn contre nate est précinément de fini TFeau au lie de prendre racine en te 33. Cf. L. Brisson, n. 99 etn, 94 de sa duction du Padre. 34. A Vinverse des explcatons allégoriqus des mythes que critique Socrate au début du dialogue 229 66 - 230.6). 92 MLNARCY 4e thétorique qu’ éerite: soustrait a la tyrannie du xcaupée, le philosophe pent, ‘mieux que personne, 6crire au lieu de parler. A cette séserve prés que lorsqu’il donne par écrit 1a connaissance de la nature du tout, le dialecticien se fait mythologue™ 435, Pourquc la connaissance du tout dot-elle prendre par Grit la forme du mythe? La réponse pourrait fre que, si sa forme orale et la dalectique, celle-i est un travail sans Gn (Crest la thse déyeloppée par M. Miglion dans son commentaire du Parménide, Diletica e Verita, op. eit. ext, selon I, que se site en denide analy a diférence essentlle entre Iesialoguc écrit a dslctique orale, et qui rend ea esentelle la dalectique (ef, ax 1. 36436, le paragraphe intitalé «Un esercsio Infinito®; voir aussi p. 399, 00 il taduit Sishysvow np [Parménide, 136¢6-7] «un esercizio senza fine» et p. 490, 08 ensci- {Brera est defini comme une «techerce infnie»). Sia daloctique ett ainsi par essence Inachevée, et ne saurat donc tenir dans les limites d'un écrit, en va tout eu contraire du smythe, qui présente cette paenté avec I’Srit que, ui non plus, il ne convient pas dee laiser Jnacheve (Gorplas 505¢ 10-42): on comprend que

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