®, menant contre Iui-méme un
Combat d’arritre-garde, est bien inconséquent: ou bien il ne sait pas ce qu'il
fait, ou bien il le redoute, sans pour autant renoncer & le faire. Inconscience ou
conscience malheureuse, telle est Ialtemative devant laquelle nous laisse
Vinterprétation prima facie de ce passage du Phédre, La premitre hypothese
est celle de B.A. Havelock"; ta seconde, ses partisans ont beau s"en défendre,
est une conséquence du «nouveau paradigme>: sauf & ne pas interpréter
prima facie, justement, le terme de « jeu» (maria, 27642), on ne peut
‘éduire & un jeu la production littéraire de Platon sans « déclasser le corpus
entier»'!,
On voudrait ici tenter d’échapper & cette alternative. A confronter, en
effet, différentes déclarations prétées A Socrate par Platon, on peut étre conduit
8 penser que sa critique de Iécriture, et son affirmation de la supériorité du
discours parlé sur I’écrit, ne sont pas si «péremptoires» qu'elles le paraissent 2
premitre lecture. Car ce qu'il reproche ici aux discours, «signifier une chose
‘unique, 1a méme unique chose toujours», ailleurs il le revendique pour une
qualité, au point que cela parait avoir é1¢ dans sa bouche une sorte de slogan.
Prenons l’Apologie de Socrare. Socrate y déclare sa résolution, méme au cas
9. Cessna! que M. Vegeti (ibid) résume 'hypothtse avancée par BA. Havelock dans
Projce to Plao, Oxford 1963,
10. CE. The Greek Concept of Justice, Cambridge (Mass.)-London 1978, p. 329: on
‘observerit chez Plton une «prépondérancs croissant, bien qu nconscente, dol parole éeite
sur la parole orale» (c'est moi qui souligne). A quoi l'on ne peut que répondre, avec
M. Vege. qui cite ce passage (art. cit, p. 409, a 28): «Mais estl possible d’atribuer &
Paton une telleinconsciencevs-bvis del cite?»
1. M, Veget art. cit, p. 387 es intfressant de noter quel refus de cette conséquence
pares fondateus de Ecole de Tubingen of eurscontinuatetrs a entrain, de rtacationse0
bilans et en applications nouvelles au texte platoncien, un notable inféchisement du « para-
digme en fit une veritable réhabilitation des dialogues et une sfafirmation de our valeur
pbilosophique ete aux yeux mémes de Platon, au point de rEduire de plus en plus impor.
{ance de Ienseignement non Grit face & des ent gi sont aust por Paton une fan dens
ner. Ct. H.J, Krimer, «Retraktationen zim Problem des escletichen Plston», Museum
Hetveticum 21, 1964, p. 137-167; K. Gaiser, Platone come scrttore flosofico. Saggi
sul ermeneutica dei dalogh ploionici, Napoli 1984, vaut a pene de saree sur le fit que
IM. Migliore plus récentcontinuateu de cette Goole, aprts avoir affirms son alléscance at
«nouveau paradigme» tout au long de son ouvrage,n'héite as soligneren quo son inter.
tation du Parmiide exetd les limits initales duit paradigme : le Parménide, selon Tui,
expose dans leur intégralié les notions constitatves du systéme de Paton, depuis la reali
physique jusqu'aux premiers principes, et, rit, , non seulement Socrate insiste sur le fait que ce
(ob8énore tatrt: Méyete nepl tv abr), ditil A Gorgias (Gorgias
4918), od Ton n’entend dordinaire qu'un rappel au reglement d’une
discussion sensée, Mais, dans Xénophon, Socrate est plus explicte: « toi, sans
doute, ditil& Hippias, parce que tu sais beaucoup de choses, jamais tu ne dis
es mémes choses sur les memes sujets» (ob 8” fous xd xO modywadc elva
epi vv abray ob8énore re ada AeyexG, Mémarables, lc. cit.). Reflet de
Ja varigté de son savoir, les variations d"Hippias sont l'indice positif d'une
ressource, plutdt que celui, négatif, d’une insuffisance. N’en va-bil pas de
meme de Calliclts? Tout comme Hippias, par I"étendue de son savoir, a de
‘quoi parler au gré de publics divers, ainsi Calliclés, dit par Socrate docile &
son public, sait-l lui aussi reformuler sa these au gré des objections. Ce qui
‘oppose I'um et autre & Socrate, c'est le sens de I'opportunte, du xaupdc. Pout
Ja rhétorique ancienne, le xaxpé¢ donne sa regle au discours: il n'est de
‘meilleur discours que de circonstance. Pour Socrate au contraire, toute
13, Cestde ce ttachement exclu la philosophio que es propos de Scerte ene eur
caractte pti car, ala diflrence de Demos, aime de Callies (Démos, es de Pyare.
uss bien que Démos, le peuple des Athénien pésens A 'assemblée), ia philosophie cen reste
foujours aux mémes discours» (48237) : e nest done pas seulement Socrate, mais la philo-
sophie elle-méme qui, comme les discours Gents, dit toujours la méme chose. Si méme, par
‘conséquent, comme le Yeulent les adeptes du « nouveau paraigme , la « ree philosopie » ne
ouvatétequ’orale, cela ne la mettait ps abr du danger qui menace le texte ett, de ne
[pouvoir se défendre ni se porter secours A lui-méme (obr’ dudwagbut obe Bondhoat
Swarig aid, Phddre 275¢5), Calliclés ne mangue daileurs pis de dénoncer la méme
‘neapacté chez Socrate, ques « philosophic» rend wincapable dose porter secour u- mime
ctde se sauver des pres dangers» (use aivov aio Oowiqiewov Bondeky ub xan
tov peyiovwv xivBivav, Gorgias 4866-7), LA encore, Soerate ne fera que Ii en donner
‘sete en r€pondant que ce qui le met dans cete position, honease aux yeux de Calli, c'est
(qua ses yeux Tu Socrate re vitime d'une injustice est moins honteux que den commette
(Gorgias 5080-). En d'autres termes, c'est justement parce qu le philosophe a en sa posses-
sion, selon le mot du Phédre (27848), des , Ie xaup6c en est le grand
absent — nous le verrons plus loin & propos du Phédre — A moins qu'il y soit
présent, mais sous une forme radicalement inversée. C'est ce qui arrive dans le
Gorgias: sil est préférable en toutes circonstances d'etre victime plutdt
4qu'auteur d'une injustice; si, au cas od T’on s’en est rendu coupable, il est,
préférable d’en subir le chtiment plutOt que de rester impuni, alors, soutient
Socrae, il ne reste d'autre ulité, pour la rhétorique, que d’obtenir, lorsqu’on
sen est rendu coupable, d'etre chat: d obtenir la méme chose pour ses amis si
‘ce sont eux les coupables; enfin, dans le cas ob c’est un ennemi qui s*est rendu
coupable d'une injustice, d’empécher qu'il soit chitié (480-481 0)'S. Dans
tous les cas, la rhétorique de Socrate est aux antipodes de I'art rhétorique de
saisir le eaupdc, et c'est ce que manifeste son incapacité & se défendre. Or, en
rmontrant, dans le Phédre, les écritsalfligés «une failesse identique & celle de
la parole de Socrate, Platon ne souligne-t-il pas qu’eux non plus ne sauraient,
4u fait méme qur'ils sont fixés par I'écriture, prétendre a saisir le xaupde? Ce
ne serait que retourner, contre les rhéteurs de sa genération, Ja critique que
leurs prédécesseurs adressaient & Socrate. C’est aussi fre entendre que la
‘nouvelle rhétorique» Mlustrée puls théorisée par Socrate dans les partes
précédentes du dialogue, est une réponse au recours croissant, de la part des
arts du discours, 8 'eriture. On a tort d’oublir, en effet, que la critique de
['écriture n'apparatt dans le Phédre qu'au terme dune legon, pratique puis
théorique, de thétorique éerite. Socrate mafire de rhétorique et maftre de
logographie: tel est le paradoxe dont doit tenir compte V'interpreation de la
critique finale de M'écriture,
[Le débat autour des théses de I'efcole de Tubingen» a fait quelque peu
coublier que le Phédre n'est pas seulement une pitce & verser au dossier des
rapports entze écrit et non rit au sein de la philosophic platonicienne. Tl
figure aussi dans un autre dossier: celui du débat qui partageat les contempo-
rains et rivaux de Platon sur la valeur de I’écriture, L'éeriture avait pu n'¢tre
14. Ce nest pas de fagon purement gratuite que jappligue & Soca, dune fagon réto-
active, expression dont Chaim Perelman file mom propre de son entreprise. Anim par le
‘tone réflexion sur Te droit, loge perelmanien dela thétrigue ne renie
opposition socratgue &Calliclts,etI'on pouraitmontrer que la wéféence
‘eto uriversel» ext cll aussi le contre dune valorstion du xaupsc.
Pour la réterque présoeratiqne on préplatoncienne il ny aps d'auitere universe et tut
Yar de Vorateur est au contcaire de savoir capter en chaque occasion la spécifieité de son
auditoire
15, On notera que Soerate n'eavisage pas que Ia shélorque pits servi A carter injustice
oi on ext menace vitime.LA LEGON D'ECRITUREDE SOCRATE, 3
Gabor pour les rhéteurs professionnets, au tournant du V° sitcle'®, qu'un
moyen d’étendre leur champ d'action: réiger des discours & I'usage de plai-
deurs inexperts dans l'art oratoire, ¢’étit le moyen d'exercer leur talent en des
ieux d’ot ta loi teur prescrivait d'etre absents, Mais I'écriture permettait aussi
a conservation des discours ainsi rédigés, incontestable moyen pour leurs
auteurs d°étendre leur audience au-deld de l'auditoire auquel se limitaient
nécessairement leurs prestations orales proprement dites, L'éloquence se
‘oyait, par Iécriture, mise en valeur au-del& de I’événement qui l'avait susci-
{ée: elle se voyait élevée au-dessus du xaupdc. De Id & penser que le talent
oratoire pouvait se déployer sans qu'aucune occasion 'appelat, ni méme sans
gu’aucun discours fit prononcé, il n'y avait qu'un pas: les tétralogies
@'Antiphon, tenu, sur a foi de Thucydide, pour le premier logographe,
‘montrent que ce pas ne fut pas long & franchir, Mais dds lors, continuer &
‘composer des discours selon des techniques éprouvées sur des publics daudi-
teurs plutdt que de lecteurs ne pouvait manguer de susciter une crise de Ia
thétorique. De cette crise, porte témoignage le débat qui s"instaure parmi les
contemporains de Platon autour de T'irruption de I'écrit dans I'art oratoire,
sous la forme tant de tratés ou de recueils de procédés, que de discours appre-
‘és par écrit a I'avance: pour une rhétorique qui se définit elle-méme comme
art de se régler sur le xaupéc, Mutilisation des ressources offertes par I’écri-
ture n’est-elle pas une contradiction ?
Dans ce débat, qui nous estattesté par le Sur les sophistes d’Alcidamas et le
Conire les sophistes °Isocrate, on s'est toujours accord & considérer que le
Phedre représente Vintervention de Platon, et c'est méme en fonction de ce
débat qu'on a longtemps cherché & déterminer la date de la composition du
Phedre". On a beaucoup épilogué sur le sens de cette intervention. Les paral-
‘les sont si nombreux entre Platon et Alcidamas d'une part, Platon et Isocrate
autre part", qu’on a pu douter que, sur la question de I’écriture, Platon eft
lune position originale, ct certains auteurs ont cru @ un front commun
Alcidamas-Lsocrate-Platon contre les tenants d'une «école sicilienne » distincte
de I'« école altique> issue de l'enseignement de Gorgias". Le cas serait unique,
16. CF. R. Wel, «Lire dans Thueydide, dans Le Monde gree, Hommage Claire Préaux,
Bruxelles 1975, en paniculir p. 166, 1. 2,
17, Voir mon article « Alcidamas fie» dans le Dictionnaire des philosophes antiques
publié sous la dzecton de R. Goulet, tT, Paris 1989, p. 102,
18. On trouver alist de ces parales dans la «Notion» consanée au Phédre par L. Robin
{en tte de son édition (CUF, Pais 1933, p. CLXIV.CLXVII et reprise en tte de Ia récente
ftiion de C. Moreschini (traduction par P. Vicare, CUF, Paris 1989, p. CXCI-CXC\), mais
surtout on les trouvera étudiés de beaucoup plus pris dans 'ouvrage de W. Siss, thos,
‘Studien zu tern grischischen Rhetrik, Leipzig, 1910, p. 34599,
19. CF. A. Gereke, «Die ale téyon ntopot und ihre Gegners, Hermes 32, 1897,
341-381; HL. Reet, Platonsphilosophische Enowicklung, Leiprig 1905; C. Rites «Dic84 M.NARCY
co Y'on verrait Paton apporier sa contribution & un débat qui n'est pas le sien,
ct d'autant plus singulier qu'il ferait alors cause commune avec les représen-
tants d'une discipline qu'il ne cesse, jusque dans le Phédre, de dénoncer
‘comme la contrefagon de la philosophie. Car le rejet, dans le Phedre, de ta
shétorique fondée sur le vraisemblable (au nom dune rhétorique authentique,
fondée, elle, sur la connaissance et I'enseignement du vrai) ne le ebde en rien &
Ja violence du rejet de la rhétorique de Gorgias, dans le dialogue qui porte son
nom,
1 me semble que la position de Platon s'éclaire si on fait la remarque
suivante. Ce qui frappe dans le débat entre Alcidamas et Tsocrate, c'est que tous
eux soutiennent par écrit Ia supériorité de loral sur écrit: il y a une
vidente contradiction entre ce qui est désormats le véhicule par lequel chaque
cole donne publicté a ses theses, et les theses elles-mémes. On dira qu'il en va
dde méme chez Platon: mais Platon justement place la critique de I'écriture
dans la bouche d'un personnage, Socrate, dont il est bien connu qu'il n’a jamais
rien écrit, En d'autres termes, déléguer & Socrate 1a position d”énonciateur
‘une telle critique permet a Platon d’éluder la contradiction qui frappe de
plein fouet aussi bien Alcidamas qu’lsocrate. A partir de Ta, on comprend le
sens qu’ll y a pour Platon a s'approprier, via le personnage de Socrate, les
formules par lesquelles Alcidamas ou Isocrateillustrent la fablesse de Iécrit
ou le rl2guent 3 la seconde place: appropriation ici vaut critique. Si ce sont
ceux, en effet, qui sont les auteurs de ces formules™, c'est pourtant a Socrate
4qu'etles conviennent le mieux; plus exactement, la voix de Soorate est la seule
autoriage & es énoncer,puisque scl il ne s'est pas depart une fidélitéexelu-
sive 8 Ioralié, Eux, au contrary, trahissent Poralité au moment méme ob ils
la défendent, puisqu'ils le font par Grit. La parole, et le génie de 1'2-propos
qui lui confére un rOle crucial dans un univers régi par le xaip6c, reste
thématiquement an centre de leur rhétorique; mais elle n'y a plus de xble opé-
ratoire. La supécirité du discours parlé sur le discours rit s'y voit réduite &
‘Abfabungzcit des Phadcus, ein Schibboleth der Platonertlirung», Phifologus 73, 1914,
p. 321-373.
20. A ladiférence de L- Robin (op tp. CLXIV = p. CXeH! dans Iéition Moreschini-
Vicair), je pense que les paraltles quiofve le Piddre avec Alcidamas @ane part, Isocrate
‘autre pert, doivent etre considérs comme stant d'empeunis. $l en Git autremen, c'est
Paton qui erat eité par ss contemporains, et le eas serait, me semble-i, unique, ob Yon
verrit Platon faire éeole ups de ceux mimes qu'il waite comme ses aiversaies ou ses
concurrents Si, d'autze part il était «fatal», comme 'érit L- Robin, que, «dans un miliew
Testiint, of certanes qdestions sont au méme moment sur le tapis..reviennent les mémes
texpressions sus la plume de divers auteurs, la chose devrait se prose, non seulement entre
Platon et Alidamas, Plaon et Isorate, mais ene Aleidamas et Iscrate. Or, c'est ce que ces
(234d 3-4). L’éeriture logographique, méme si elle les reporte au
temps de Ia lecture au lieu de les obtenir dans Pimmédiat, vise Jes mémes
effets, revendique les mbmes propriétés pragmatiques, que I’éloquence parlée:
captiver, séduire son public. L'échantillon qu’en donne Platon — évidemment,
sous ce rappor, surdéierminé & dessein, puisque le contenu méme du aiscours
dde Lysis n'est autre qu'une tentative de séduction —illustre dela fagon la plus
claire le «paradigme pédérastique de I'écrture»™, Et c'est ce paradigme que
défaitIéeriture platonicienne, celle que Socrate, faute évidemment de pouvoir
appeter platonicienne, nomme dithyrambique,
L'indication 1a plus claire donnée par Socrate, au livre II de la
République, pous caractériser la diégesis, c’est que le pode ne s'y dissimule
pas lui-méme*: c'est le dithyrambe qui, selon Tui, en donne la meilleure
illustration’, Quand maintenant, dans le Phedre, il montre comment Lysias
aurait dQ écrire son discour,ilsouligne combien ce qu’il est en train de dire
fest proche du dithyrambe (2384 2-3; cf. 241.¢ 1-2)". Manigre de dire que
«signe l-méme comme Ie source de la Gonnaissanee qui va Bue exposte par Socrate. Bien
‘que Socrate parle d'abord des Anciens (235 7), le terme de ovyypagedc, que L. Robin,
. Vicate et L. Brisson sont unanimes & traduire par ,
Lysias dit les choses comme elles Tui viennent™ 11 plc, autrement dit, I'éri-
ture a une nécessité qui lui est trang, celle qui est propre ala parole. Dire
Jes choses au bon moment, c'est le propre du bon orateur, c'est la regle de
eloquence pariée: Lysis se trompe de jeu.
Plusieurs conséquences sont 8 tirer de I. La premitre, c'est pour le moins
‘que, s'il existe une bonne et une mauvaise maniére de jouer au jeu de M'écr
ture, une bonne et une mauvaise mane d'écrie, toute écrture n'est pas éga-
Jement condamnable. En second liew, Iécrture n’est peut-tre qu'un jeu, mais
ce n'est pas Ie seul, L'éloquence parlée en est un autre, dont les regles sont
cifferentes, parce qu’elles se tirent du >ea.p6c. Dire que Lysias écrit les choses
comme elles Tui viennent, c'est dire qu'il se bome & refléer, ou mieux, 2
miter dans 'éeriture le caracttre instantané de 1a parole, c’est-t-dire sa
conformité au xaip6¢: il ignore que le passage & critue induit de nouvelles,
29, Crest sins que P. Vicar tradi
x Em elpa6an x9 ypsigove (2646.LA LEGON D'SCRITURE DE SOCRATE, 89
regles. On pourrait de ce point de vue donner du Phédre le résumé suivant:
Platon y donne d’abord un échantilion de I'art de Lysias, qui consiste & écrire
‘comme on parle, puis fait parler Socrate comme un livre,
Soyons attentifs ici & économie du propos de Platon. La parole de
Socrate, en premier lieu, est donnée comme le modble de I'éloquence écrite.
Cela s‘accorde avec les indications rassemblées plus haut: tout en n’écrivant
as, Socrate ne cesse de prendre A contre-pied I'oralité. De cet étrange
traitement de Ja parole, le Phédre donne la clé: au vraisemblable cristallisé
dans un xaip6c, Socrate oppose le vrai, fondé en toute occasion, et hors de
toute occasion, dans la connaissance du tout. Ml réeulte de tout cela que la
«nécessité logographique» incarnée par Socrate, Ia nécessité propre &
"écriture, soit Iécriture elle-méme quand elle est prise au sérieux, est du cOté
de la vérite, contre la parole, le xaipd¢ et le vraisemblable. La critique de
Lysias dans le Phédre converge avec celle de Gorgias dans le dialogue qui
porte son nom. Mais des lors, I'opposition de Socrate & Gorgias et 2 ses
Successeurs prend la forme d'une suprématie de I'écriture sur la parole.
Difficile, parvenus & ce point, de ne pas lire dans le Phédre un éloge de
écriture: & quoi bon une tegon de I'art d°écrite si écriture ne vaut pas une
heure de peine?
‘Aussi bien Socrate, & la fin du dialogue, dit-il tout le contraire : 'écriture
beau n’étre qu'un jeu, c'est un jeu qui vaut qu'on y passe sa vie, & exclusion
des autres plaisirs (2765-8). Combien décrivains, depuis Platon, n'ont-ils pas
‘cosigné cette déctaration? Elle implique bien sOr I'aveu, par Platon, du plaisir
'écrire, mais il est difficile de croire que ce plaisir n'est, pour le philosophe,
‘qu'une récréation. Un jeu auquel on sacrifie tous les autres plaisirs, ce n'est
plus un amusement: «jeu séricux», soit une gratuité qui n’est pas légereté,
c'est une définition de ta littérature, que Platon pourrait bien n°etre que le
premier & avoir donnée.
Cotte idée d’un «jeu sérieux» est, en bonne logique, exclue catégori-
‘quement par ceux qui, en se fondant sur ce passage du Phédre, voient dans
PPlaton un contempicur de l'écriture. La comparaison des ouvrages écrits avec
les jardins d’Adonis, écrit T.A. Szlezdk, «ne connait pas d'activité qui soit en
‘meme temps jeu et chose sérieuse »%®, C'est au contraire ce dont il est permis,
et m&me inévitable, de douter, dds lors que I’on suit Ie texte platonicien a la
lettre. Certes, le premier terme de la comparaison (2766) établit une oppo-
sition tranchée entre le jew t le sérieux. Les jardins d° Adonis sont un rituel de
{fete qui symbolise la vie éphémere de I'aimé d’ Aphrodite: semés hors saison,
if est clair qu'on n’en attend aucun fruit; tout leur symbolisme est dans I’éclat
sans lendemain de leur beauté, Le métier d’agriculteur, au contraire, c'est de
savoir allendre, tout le temps qu’il faut, que ce qu'on a semé atteigne sa fi
30. T.A. Saleztk, op ety p. 14.90 M.NARCY
non pas la fleur mais le fruit ef, au-deld du fruit, une nouvelle semence. Or,
C'est seulement & premigre vue que le second terme de la comparaison repro-
duit cette opposition sous les esptces des «jardins d'écriture» (276d1) d'une
part, de la dialectique (276¢5-6) d'auire part. A lire de pres, le paralléle est
bientOt compromis. En effet, «celui quia la science du juste, du beau et du
bien» (276¢3-4), sot le philosophe, c’est bien «pour jouer, semble--il, qu'il
censemencera les jardins d’écriture » (276d 1-2); pourtant ce sera pout Iui une
fagon de «thésauriser des souvenirs », soit pour Iui-méme, en vue du temps od
la vieillesse 'exposera & Voubli, s'il parvient jusqu’a cet Age, soit «pour
quiconque suit la méme trace » (2763-4): rien & voir avec l’exaltation de
Yimmédiat, de la beauté contre a fécondité, symbolisée dans le cute d'Adonis
‘Alors que, nous dit-on", les jadins d° Adonis étaient semés dans des récipionts
‘orbeilles, coquilles, essons) pouvant servir de nacelles, pour €tre abandonnés
‘sur l'eau au jour de Ia féte, ces autres jardins 4’ Adonis que seraient préten-
‘dument, pour le philosophe, ses écrit, il aime, au contraire, a les regarder
pousser (276d4-5): on pense évidemment & W'agriculteur qui surveille ta
croissance de sa récolte. De telles indications, il ressort en tout cas que I'éc
ture du philosophe, a instar de I'agriculture et & inverse du rituel horticole
des Adonies, demande du temps et est faite pour durcr. Autrement dit, si le
philosophe, quand il écrit, a lair (Zovce) d'un horticulteur pour rire, ce nest
qu'une apparence; s'il semble jouer, il n'est en réalité pas loin d’étre aussi
sérieux qu’en pratiquant la diaiectique. Car on devra bien concéder qu’accu~
muler des trésors dans ses écrits, a intention de ceux qui s’engageront sur sa
trace, c'est un peu la meme chose, cela vise en tout cas le meme effet, que
‘ensemencer par la dialectique I'ame dun interlocuteur de manigre & y faire
naftre des discours qui A leur tour ensemenceront d’autres ames. La ou la
dialectique suppose une chatne ininterrompue, écrire est une sorte de raccourci
vers les générations futures. Mais de toute fagon, ce que vise le philosophe, par
écrit ou par la parole, c'est le fruit: le comparaison avec les jardins d Adonis
ne convient pas du tout, ou alors seulement en apparence, & T'éeriture du
Philosophie.
Pourquoi, dts lors, une telle comparaison? Ma these est qu'elle est
ininteligible si 'on n'a pas compris auparavant la distinction des deux types
d¢écrture telle que je I'ai analysée plus haut. En effet, sil est une écriture qui
mérite d'etre comparée aux jardins d° Adonis, c'est justement celle de Lysias,
Se réclamant ouvertement du xaip6c, de l'occasion, done du moment présent,
elle ne peut, en bonne logique, prétendre 8 un avenir. Si le philosophe, dit
Socrate, n'ira pas Gerire sur 'eau'? (2767), d'autres le font: les logographes
31. L: Brisson, 451 de sa traduction du Phadre. Surle situel des Adonis, voir naure!-
lement Mi Deticnne, Les Jardine ’Adonls, Paris 1972, p. 187-226.
‘32. L: Robin (CUP 1933, p. 91, n. 1), epris par L. Brisson (a. 454 de a traduction du
hare, op. et) rapproche cette location denote «crite su le sable», et P. Vicaire (CUPLALEQON D'ECRITUREDE SOCRATE. a1
a Ia Lysias. 11 apparait ainsi que Je partage entre les jardins "Adonis,
éphémeres comme la fete qu’ils célebrent et le plaisir quis commémorent,
d'une part, et la sérieuse agriculture d’ autre part ~ que ce partage passe au sein
‘meme de lécriture. Comme on vient de le voir, il n’est pas possible de
simplement comprendre que I'oral (la dialectique) est & écrit comme
agriculture aux jardins d’Adonis, Ce qui apparait en revanche, c'est que les
Jardiné d’Adonis sont & I'agricultre ce que I’écriture de Lysias est & I'éeriture
‘du philosophe, celle que Socrate tout a I’heure a nommée dithyrambique et que
Phedre appete maintenant mythologisante (276¢3). Sans doute Socrate
ajoute-t-i que la méme relation existe entre cette écriture mythologisante et la
dialectique (276¢4 - 2774): tout ce qu'on peut en conclure, c'est qu’entre
Vécriture dédiée au xaupsc, écriture, au fond, caduque par hypothese, ou de
Son propre aveu, et la dialectique, I’écriture louée plus haut par Socrate,
Vécriture dithyrambique ou mythologisante, joue le rOle de moyenne
roportionnetie,
Subsiste done bien, au terme de cette analyse, la supériorité de la dialec-
tique sur I’écriture. Mais reconnattre cette supériorité ne va pas sans opérer un
discernement au sein de I'écriture, ni sans reconnattre lexistence une écri-
ure philosophique: celle qui, assumant le canon suranné du dithyrambe,
rend Ia forme du mythe. Car c’est ict le lieu de souligner que I'écriture
‘théorisée par Socrate est solidaire d’une réhabilitation du mythe. La palinodie
de Socrate, en effet, n'avait d’autre objet que de substituer, au paradoxe du
séducteur indifférent, le mythe de I'ame ailée, rendue a elle-méme par
Yenthousiasme : le meilleur discours contenu dans le Phédre, le seul digne duu
Philosophe, c'est un mythe ~ et, il vaut la peine de le relever, en méme temps
tun jeu, car c'est Iui que Socrate a d'abord qualifié de jeu (2653). Notons en
outre qu’avant méme de faire d'un mythe le contenu dé son deuxitme discours,
Socrate avait annoncé le premier déja comme un mythe (237a9)°°: du
discours de Lysias a celui de Socrate, on passe ainsi du Adyor au p500¢%*:
Adyoc vient de la sorte & coincider avec I'écriture dissimulée du logographe,
avec la rhétorique, avec le xaipé¢; pour ’écriture diégétique, au contraire,
dont il livre le paradigme, Socrate ne trouve pas de meilleur nom que ceux de
dithyrambe et de mythe. En faisant du mythe de l'ame lobjet de sa palinodie,
Socrate ne fait done rien d'autre que mettre en accord le contenu de son
\iscours avec sa forme écrite. On en conclura que pour le philosophe il n’est
Paris 1989, p. 85, n. 3) indique qu'elle «se diten gee dun travail inutile», Sans dowte. Mais,
‘tre son caracre proverbial on doit ater ausi que par cote expression, Socrate continue de
‘Slr la mésaphore des jardns "Adonis, dont le desn contre nate est précinément de fini
TFeau au lie de prendre racine en te
33. Cf. L. Brisson, n. 99 etn, 94 de sa duction du Padre.
34. A Vinverse des explcatons allégoriqus des mythes que critique Socrate au début du
dialogue 229 66 - 230.6).92 MLNARCY
4e thétorique qu’ éerite: soustrait a la tyrannie du xcaupée, le philosophe pent,
‘mieux que personne, 6crire au lieu de parler. A cette séserve prés que lorsqu’il
donne par écrit 1a connaissance de la nature du tout, le dialecticien se fait
mythologue™
435, Pourquc la connaissance du tout dot-elle prendre par Grit la forme du mythe? La
réponse pourrait fre que, si sa forme orale et la dalectique, celle-i est un travail sans Gn
(Crest la thse déyeloppée par M. Miglion dans son commentaire du Parménide, Diletica e
Verita, op. eit. ext, selon I, que se site en denide analy a diférence essentlle entre
Iesialoguc écrit a dslctique orale, et qui rend ea esentelle la dalectique (ef, ax
1. 36436, le paragraphe intitalé «Un esercsio Infinito®; voir aussi p. 399, 00 il taduit
Sishysvow np [Parménide, 136¢6-7] «un esercizio senza fine» et p. 490, 08 ensci-
{Brera est defini comme une «techerce infnie»). Sia daloctique ett ainsi par essence
Inachevée, et ne saurat donc tenir dans les limites d'un écrit, en va tout eu contraire du
smythe, qui présente cette paenté avec I’Srit que, ui non plus, il ne convient pas dee laiser
Jnacheve (Gorplas 505¢ 10-42): on comprend que