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Il est impossible que les scandales n’arrivent pas ; mais malheur à celui par lequel ils arrivent.
(Luc, 17, 1)
Annoncé sous un premier titre, Le Testament de l’abbé, puis pré-publié dans le Gil Blas au
tournant des années 1887-1888, L’Abbé Jules a donné beaucoup de mal à Mirbeau1, à tel point que,
découragé, il en vient à juger son roman « assommant », dans une lettre écrite à Paul Hervieu, vers
le 10 février 1888. Heureusement quelques contemporains de l’écrivain (parmi lesquels Jean
Lorrain et Théodore Banville), puis, plus tard, des universitaires ont su repérer les immenses
qualités du livre. Dans sa préface, Pierre Michel souligne que « par-delà la démystification d’une
institution rétrograde, aliénante et obscurantisme, et d’une pseudo-morale hypocrite, répressive et
contre nature, c’est toute l’organisation sociale que Mirbeau remet en cause, et surtout, c’est toute
la tragédie de la misérable condition humaine qu’il entend très pascaliennement évoquer2 ».
L’allusion à Pascal est évidemment primordiale car celui qui, à côté de Jules, a un rôle
éminent dans le roman, malgré son absence ou son silence, c’est tout de même Dieu ! Dans son
article intitulé « Sébastien Roch ou les traits de l’éloquence », Julia Przybos rappelle avec raison
qu’à la fin de XIXe siècle, « les personnes éduquées par les frères jésuites, maristes et autres
ignorantins ne manquent pas » et que « dogmes, rituels et fêtes religieuses font par ailleurs partie
de l’héritage culturel commun3 ». C’est pourquoi, en dépit d’un engagement anarchiste qui ne
souffre d’aucune contestation, Mirbeau reste profondément religieux, au sens culturel du terme. Il a
beau nier la transcendance et ne voir dans la religion qu’un poison, il développe ses idées à partir
d’un corpus littéraire, philosophique, dans lequel la Bible tient assurément l’une des toutes
premières places. Les allusions au Christ, à Putiphar, à « l’Apocalypse du père St Paul », jetées au
fil de ses réflexions dans les lettres à Alfred Bansard du Bois, l’attestent suffisamment pour qu’il ne
soit pas utile de s’étendre outre mesure sur ce constat 4. Plus qu’un autre roman, L’Abbé Jules
permet de mettre à nu cette tension entre une éducation spirituelle dont Mirbeau ne peut se
débarrasser, quand bien même il le souhaiterait, et une révolte 5, toujours plus furieuse, au fur et à
mesure que se déroule l’histoire.
Toutefois, pour mesurer l’intensité du combat qui a lieu devant nous, il faut prendre un peu
de recul : l’abbé Jules ne s’attaque pas seulement à ses coreligionnaires ou à son entourage, mais au
Verbe6 lui-même. Et si l’œuvre ressemble à la biographie partielle d’un curé travaillé par le doute,
ne pouvons-nous pas la lire comme un nouvel évangile, dans lequel l’homme s’élèverait jusqu’à
Dieu afin d’exiger un droit : celui d’être en colère ?
1) Un nouvel évangile
À partir de la sixième heure, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure.
[…] Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla,
les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de trépassés
ressuscitèrent […]. (Mat., 27, 45/51-52)
Et ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidable d’une avalanche qui se
précipitait sur nous. Je crus que ce vacarme, que toute cette secousse dont le ciel et la terre
étaient ébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, qui mugissait, qui crachait de la
flamme et vomissait de la fumée, je crus que tout cela était mon oncle, et je fermai les yeux. (p.
436)
La seconde partie ne manquera pas de décliner ce motif. Plusieurs fois, Jules sera perçu
comme un mort-vivant, une créature qui s’adresse aux humains depuis l’au-delà. Ainsi, après sa
mise en terre, « la foule grossie se précipit[era-t-elle], se bouscul[era-t-elle] autour de la fosse »,
attendant que le défunt soulève le couvercle de la bière. Ailleurs, après un évanouissement
particulièrement remarquable, Albert laissera éclater sa joie, en ces termes : « Ce n’est plus le cri de
détresse ; c’est le cri de joie… Il est vivant ! ». Alléluia, serions-nous tentés d’ajouter…
2) Renversement
Naturellement, en reprenant les grandes lignes de la Tradition, Mirbeau n’entend pas faire
œuvre d’éducation chrétienne. Au contraire : bien que son projet s’appuie sur la Bible, il en renverse
le projet. L’expression n’est pas seulement métaphorique. Contrairement aux évangélistes qui
visaient les hauteurs célestes et prônaient l’élévation des âmes jusqu’à Dieu, Mirbeau tourne son
regard vers les profondeurs et donne la priorité absolue à l’humanité.
Eusèbe de Césarée constatait, dans son Histoire ecclésiastique, que « la nature du Christ est
double : l’une ressemble à la tête du corps, celle par laquelle il est reconnu Dieu ; l’autre est
comparable aux pieds, celle par laquelle, il est devenu un être passible comme nous, pour notre
salut13 ». Comparable aux pieds ? L’expression ne manque pas de nous interpeller surtout lorsque
nous lisons le portrait de Jules que le narrateur dresse à la fin du premier chapitre :
De toute la personne de mon oncle, vague ainsi qu’un vieux pastel, je ne retrouvais qu’un
long corps osseux affaissé dans un fauteuil à oreillettes, avec des jambes croisées sous la
soutane, des jambes maigres et sèches, aux chevilles pointues, qui se terminaient par des pieds
énormes, carrés du bout, et chaussés de chaussons verts. (p. 335)14
À travers ce croquis, où les jambes acquièrent une place disproportionnée, il y a bien, chez
Mirbeau, une volonté de garder les pieds sur terre, de faire d’un curé une créature essentiellement
d’ici bas. Même si les habits sacerdotaux rappellent l’engagement irrévocable de l’homme au sein
de l’Église, le mouvement de haut en bas, que l’écrivain privilégie dans ses descriptions, dit mieux
qu’un long discours la condition humaine. La Vie des saints n’est-elle pas placée sous les fesses de
l’enfant ? L’huile de foie de morue, que l’on donne à Athalie, ne purge-t-elle pas son corps
malingre ? Même s’il rêve d’élévation, Pamphile ne passe-t-il pas le plus clair de son temps, à
genoux, le nez entre les fesses du sieur Lebreton ou au fond des excavations ? Son paradis n’est-il
pas fait d’arbres abattus, « de géants tombés » (p. 388) ? Grâce à toutes ces précisions, le romancier
maintient le lien avec la divinité, tout en répétant la chute d’Adam. À l’instar du Jésus décrit par
Eusèbe de Césarée, Jules est duel ; mais tandis que le Christ reste « l’ange du grand conseil, le
ministre de l’indicible pensée du Père15 », en dépit de son incarnation, Jules reste un être de chair et
de sang, longtemps après avoir prononcé ses vœux. Indissolublement lié au Créateur, il affirme sa
terrible humanité. Dieu absent – du moins son idée –, Jules n’aurait rien à faire sur terre ; c’est
parce que la puissance divine étend son pouvoir sur le monde que le héros mirbellien a le devoir
d’exister.
Le double monstrueux16, composé par Pamphile et Jules, se comprend aussi dans cette
perspective. Les deux prêtres ont tout pour s’entendre : ils sont en proie à une solitude identique ; ils
essuient des insultes similaires ; ils subissent un rejet semblable de la part de leurs coreligionnaires.
Ils ont, en outre, des chimères communes, puisque le premier rêve d’une chapelle, quand le second
s’imagine déjà l’heureux propriétaire d’une « prodigieuse bibliothèque ». Pour parvenir à leurs fins,
ils ne reculent devant aucune bassesse : Jules s’empare, par exemple, de l’argent qui se trouve sur la
cheminée de l’évêque, quand Pamphile, de son côté, devient « un mendiant accompli17 », sans
scrupules superfétatoires. Le résultat n’est assurément pas brillant, mais, là encore, force est de
constater des points de convergence. De fait, au fur et à mesure que le temps passe, le but que les
deux parias se sont assigné s’éloigne. Il suffit que Pamphile revienne de ses tournées pour constater
que, durant son absence, « un toit s’était encore affaissé ; des lézardes fraîches dessinaient sur les
grosses maçonneries des figures d’arbres bizarres ; les lambourdes des planchers fléchissaient »
(p. 392). Quant à Jules, il a beau essayer de dompter sa nature afin « de parvenir à quelque haute
dignité ecclésiastique » (p. 352), une ultime incartade le ramène à son point de départ, dans une
église misérable, « triste et sombre, avec sa voûte basse, écrasée, et ses massifs piliers qui
supportaient les arcs d’un dessin vulgaire ».
On comprend, dès lors, pourquoi Jules éprouve le besoin de rendre visite au Trinitaire quand
il se prend de passion pour la bibliophilie, quand il est renvoyé de l’évêché, bref, quand il se
retrouve dans une impasse. Leurs destins sont liés jusque dans la mort, de sorte que l’enterrement
grotesque de Randonnai, que préside l’abbé Jules, suit la disparition du Trinitaire, enseveli sous les
gravats, le sabot dressé une vingtaine de centimètres au-dessus de la terre.
Reste que, comme le rappelle René Girard, « si du dehors il n’y a que de l’identité », « de
l’intérieur du système, il n’y a que des différences18 ». Jules et Pamphile diffèrent sur un point
important, essentiel, fondamental : l’un est, si l’on se fie à son nom, « tout amour » quand l’autre est
entièrement habité par une vraie colère. Au-delà de l’anecdote, L’Abbé Jules soulève la question de
la colère, de sa définition, de sa place dans l’Église moderne et dans le monde. En ramenant tout à
la volonté d’un dieu d’amour, Pamphile met hors circuit sa fierté. « Dans ces milieux éthérés,
remarque Peter Sloterdijk, tout le champ thymotique19 étant verrouillé par l’accusation de superbia,
on préférait se vautrer dans les délices de la modestie. Honneur, ambition, […], haut sentiment de
soi-même – tout cela a été dissimulé derrière un mur épais de prescriptions morales et de
“connaissances” psychologiques qui revenaient toutes à mettre au ban ce qu’on appelle
“l’égoïsme”20 ». En d’autres termes, parce qu’il accepte volontiers « le dressage théiste de
l’humilité21 », le croyant renie son propre moi, avant de vouer sa vie aux autres. Pamphile est dans
ce cas : il s’oublie totalement et ne pense plus qu’à racheter les supposés captifs chez les infidèles.
S’il se met encore en colère, ce n’est jamais que dans le strict cadre de sa mission, dans les limites
de l’acceptable et pour le bien de ses semblables. D’ailleurs, lors de sa confrontation avec Jules, il
ne peut s’empêcher de s’excuser, une fois son courroux apaisé : « Vous m’avez insulté, tout à
l’heure… Hé, mon Dieu ! comme tant de gens l’ont fait qui ne savaient pas… Je vous pardonne… »
(p. 400). Le bonheur chrétien est, à la fois, dans la soumission, le ressentiment contre le Moi et la
condamnation du génie colérique. D’une certaine façon, l’évêque va au bout de cette logique
mortifère puisque, incapable de se révolter, il finit par ne plus être bon qu’à « se repentir, regretter
ses erreurs, s’humilier, demander pardon », au risque de perdre sa dignité.
Tout autre est l’attitude de Jules. Chrétien par son éducation et son sacerdoce, il est païen
par ses emportements. Pour être plus clair et précis, il convient de revenir à l’antiquité, au temps où
les Grecs accueillaient « l’irruption de la colère dans la vie des mortels22 ». Le héros homérique
fascinait d’autant plus qu’il faisait de chaque jour un dies irae. Or, « là où la colère s’embrase,
insiste Sloterdjik, on trouve le guerrier complet23. Avec l’engagement du héros enflammé dans le
combat se réalise une identité de l’homme avec ses forces motrices, dont les être domestiques
rêvent dans leurs meilleurs moments. Eux-mêmes, aussi habitués qu’ils soient aux ajournements et
à l’obligation d’attendre, n’ont pas oublié le souvenir des moments de leur vie au cours desquels
l’élan de l’action semble découler des circonstances elles-mêmes24. »
La relation que Jules établit avec Dieu – ce Dieu qu’il ne peut ignorer, pour la bonne raison
qu’il existe peut-être et qu’il est son point de fixation taiseux – se fait donc sous le seul mode qui
importe : le mode irascible. Au rebours de Pamphile, qui accepte de bonne grâce sa sujétion, le
héros mirbellien est « en quelque sorte un prophète auquel revient la mission d’actualiser sur le
champ le message de sa force25 ». Ce n’est pas la vengeance26 qui le guide – même si sa haine des
autorités est un puissant ferment –, mais l’affirmation volontaire de son ego. Un ego rétif à tout
abaissement, même face au Souverain Juge. Un ego qui puise son énergie dans la fière et
douloureuse27 reconnaissance de soi. Un ego qui veut s’exprimer, ici et maintenant, refusant de
laisser la colère au seul Dieu. Au phénomène de cristallisation qui frappe Pamphile, à sa stupeur
abêtissante, Jules oppose sa lucidité rageuse. Contrairement à ce que pensent les tenants d’une
morale chrétienne ou « les honnêtes gens » (p. 451), la vraie lutte de Jules n’est pas contre sa chair
ni contre ses désirs, elle est contre ses paralysies, ses envies intermittentes de consolation. Bien
qu’il supplie parfois ses supérieurs, il ne supporte pas ces instants de faiblesse qui lui font plier les
genoux. D’où « la fierté » (p. 378) qu’il éprouve, après avoir effrayé l’évêque durant son sommeil.
D’où l’air obscène qu’il s’amuse à siffler, lors de l’enterrement de Pamphile. D’où son rire
diabolique.
3) Garrulitas vs orationes
Diable : l’insulte jaillit sans arrêt, lorsque les membres de la famille ou les citoyens parlent
de Jules. Pourtant, il ne faut pas s’en tenir à l’invective. Si, d’après l’étymologie, le diable est le
calomniateur, pour nous, il est surtout celui qui prend Dieu au mot ou, plus exactement, celui qui
s’empare des mots de Dieu. Autrement dit, la colère julienne passe par la réappropriation violente
du Verbe.
Tout le monde connaît l’importance de la Parole dans la religion chrétienne. Dès le verset 3
de l’Ancien Testament, Dieu dit le monde (cf. Gen. I, 3 et sq), et c’est par sa seule profération que
ce qui n’existait pas accède à la création ; l’incipit de l’évangile johannique réaffirme cette vérité :
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au
commencement avec Dieu » (Jn, I, 1). Dans chacun de ces textes, la Parole est la manifestation de la
divinité ou, mieux, elle est la divinité. En parlant, « Dieu crée de façon entièrement libre et, […]
jusque dans son acte créateur, il reste complètement libre vis-à-vis de son œuvre. […] Il est dans le
monde en tant que parole parce qu’il est celui qui se situe absolument au-delà, et il est celui qui est
absolument au-delà parce que c’est dans sa parole qu’il est dans le monde28 » .
Problème : à cause de l’omnipotence du Verbe – un Verbe performatif, à la fois impératif et
indicatif29 – l’homme d’Église, dépositaire privilégié de la Parole divine, finit par manier les mots –
qu’ils soient religieux ou politiques – avec une extrême prudence. Ainsi l’évêque éprouve-t-il les
pires inquiétudes, chaque fois qu'il doit prendre la parole :
La nuit dans ses rêves, il voyait des phrases de son mandement, casquées de fer, hérissées
d’armes terribles, rangées en bataille, se précipiter contre lui avec des hurlements sauvages.
Alors, brusquement, il se réveillait, la sueur au front, et il demeurait de longues heures, très
malheureux, tourmenté par la crainte qu’une virgule mal placée n’amène des gloses, des
querelles, d’incalculables désastres. (p. 360)
Sa peur de choquer est à la mesure du respect qu’il éprouve pour le Logos ; il craint la portée
de ce qu’il écrit, au point qu’il s’acharne à trouver le mot le moins compromettant possible, et ne
cesse de rabattre la langue sur sa fonction purement phatique. Mirbeau multiplie les expressions de
la dérision : « Vers démodés », « banalités ambiguës », « recommandations courantes du
catéchisme », « intarissable dictionnaire de mots insignifiants et fleuris » (p. 359). Le Père
Pamphile n’est pas mieux loti, lui qui, si bavard d’habitude, se condamne joyeusement au
« mutisme presque absolu » (p. 386).
Cela dit, parler pour parler ne résout rien, car tous les mots ne se valent pas. Par conséquent,
Mirbeau, à la suite d’Érasme, oppose constamment, dans son récit, la garrulitas, autrement dit le
simple babillage, à l’oratio dont la visée est plus noble, puisqu’il s’agit d’entretenir une
conversation sérieuse avec les hommes et surtout avec Dieu.
Le bavardage n’a évidemment pas les faveurs de Jules. Comme le signale Jean-Paul Gilet
dans sa préface de La Langue30, l’intempérance linguistique est cause de désordre et, loin d’être un
simple dysfonctionnement auquel il conviendrait de s’habituer, c’est une maladie qui met à mal
l’éthique et la foi. C’est pourquoi l’abbé ne manque pas de tempêter, à chaque fois qu’on lui
rapporte des médisances, qu’on lui inflige des racontars ou qu’on l’accable de commentaires
insignifiants. Pour preuve, il n’hésite pas à menacer l’archiprêtre qui osa se répandre en calomnies,
et qui laissa « circuler des bruits fâcheux sur la moralité du secrétaire intime » (p. 363) ; il ne
supporte pas non plus le Père Pamphile quand ce dernier se saoule de « balivernes » (p. 398), sans
se préoccuper des raisons qui ont poussé son visiteur à venir jusque sur le chantier de la future
chapelle. Plus tard c’est au tour de la famille Dervelle de se faire rabrouer : « Tu m’agaces avec
toutes tes explications… Et ta femme ?.... Elle m’agace aussi, ta femme !… Suis-je ici pour subir
des interrogations, être espionné ?... Mais soyez tranquilles, je ne vous ennuierai pas longtemps »
(p. 440). Dans chacun des cas, les mots sont utilisés à mauvais escient : l’archiprêtre – « gros
homme voluptueux et rancunier qui voyait avec rage son influence sur l’évêque lui échapper » –
recourt à la diffamation pour mieux continuer à « voler la fabrique » ou « débaucher les petits
enfants », tandis que le vieil ermite bégaie les mêmes formules (« je la bâtirai »), afin de ne pas
affronter la vérité ; quant au babil de Monsieur Dervelle, il n’est qu’un moyen ridicule de masquer
la peur qu’il éprouve devant son frère. Ici, la langue falsifie les réalités, là, elle couvre du sceau du
secret les actions les plus viles ; ici, les lèvres se souillent d’ordure, notamment lorsqu’elles
récupèrent quelques louis d’or entre les fesses du sieur Lebreton, là, elles se salissent dans des
embrassements coupables, à moins que, telles celles de Madame Robin, elles ne se dessèchent en
rancunes tenaces.
Dans ces conditions pourquoi s’étonner que Jules songe à couper la parole des garruli ou,
pis, qu’il leur impose le silence ? L’épisode qui précède la rupture avec Monseigneur et qui,
d’emblée, est placé sous le signe de Bossuet, est, de ce point de vue, éclairant. Au moment où le
grand vicaire s’apprête à dérouler sa « petite allocution », sentimentale et prétentieuse, devant
l’assemblée des diocésains, Jules ne peut s’empêcher de crier :
Taisez-vous !… Pourquoi parlez-vous ?... De quel droit ?... Au nom de qui ?... […] Taisez-
vous !… que parlez-vous de religion… d’Église ?... Vous n’êtes rien… rien… rien ! Vous êtes
le mensonge, la convoitise, la haine… Taisez-vous… Vous mentez ! […] Vous mentez tous ! (p.
414)
Fureur, ô combien, compréhensible. « Les hommes, notait Érasme, tolèrent quiconque donne
des avertissements modérés, mais quand un bavard prononce un éloge, il est encore plus pénible
qu’un censeur31 ». Jules ne supporte ni les propos mondains ni les compliments chantournés : il veut
que les mots soient vrais et efficaces. En interrompant le religieux dès ses premières phrases, en
coupant le caquet des membres de sa famille, il ne limite pas sa critique à quelque bavard
impénitent ou à un contenu, aussi futile qu’il soit ; il met en accusation la langue de tous ceux qui
sont rassemblés devant lui. Que leur reproche-t-il ? De faire si peu de cas des mots que ces derniers
finissent par ne plus avoir aucun sens ni aucune valeur. L’abbé ne désigne pas seulement des
comportements coupables ; il condamne, surtout, le mésusage de la parole avec tout ce que cela
entraîne : hypocrisie (cf. l’attitude de Mme Robin32), mauvaise foi, calomnie, bref ce qui fait de l’être
humain l’égal d’une bête33 et que nous nommerons, à la suite du grand humaniste de la Renaissance,
les « venins de la langue34 ». De fait, selon les lois de la causalité telles que l’abbé Jules les
applique, le mensonge mène à la convoitise, puis à la haine et, enfin, à l’animalité. Devenus
totalement insensés, soumis aux intérêts particuliers, les mots ne valent pas plus que les
grognements « des bêtes à engrais » ou que les râles d’un bouc en rut ; ils enlaidissent le monde et
rendent « sale » l’acte d’amour35. Pis, ils semblent venir du purin et n’aspirent qu’à y retourner.
D’ailleurs, Mirbeau met dans la bouche d’ecclésiastiques un calembour (bâton mère de Dieu / bâton
merdeux) – la fiente de l’esprit, dixit Victor Hugo –, qui résume à lui seul la situation :
— Il est si aimable !
— C’est un ours mal léché.
— Un ours !... dites un bâton mère de Dieu.
Cette plaisanterie obtint un succès si colossal qu’on n’appela plus Jules dans les presbytères,
que le curé mère de Dieu. (p. 428)
Jules n’échappe pas toujours aux travers qu’il dénonce ; lui aussi, de loin en loin, est menacé
de glossolalie, notamment après son expulsion de l’évêché et sa nomination comme curé de
Randonnai. Durant ces quelques années de solitude, il se met à l’anglais, commence un ouvrage de
philosophie religieuse, une « œuvre très vague et très symbolique, où il faisait parler des Christs
athées et babyloniens, dans des paysages de rêves » (p. 429), esquisse un livre polémique « dont il
n’écrivit que quelques feuillets » (p. 430), se jette dans le spiritisme et dans les spéculations
magiques. À l’agitation physique répond une agitation intellectuelle, une fièvre de mots inutiles qui
laisse Jules anéanti.
Heureusement, ces moments d’égarement demeurent rares, car Jules, plus que quiconque,
sait donner du poids à ses paroles. D’ailleurs Mirbeau use de tous les procédés pour mettre en avant
son logos : les éclats ne sont jamais privés, mais toujours publics ; ils ont lieu en chaire devant
l’assemblée des fidèles, lors de la fête de l’évêque, au cours de l’enterrement d’un notaire ou de
leçons particulières. Il faut que la voix porte, qu’elle fasse scandale. Pour les chrétiens, la faute de
l’homme a été d’avoir surajouté sa parole à la parole divine. Jules reconnaît si peu cette erreur que,
loin d’apposer une apostille au Verbe divin, il vise à le concurrencer, à le profaner. Qu’est-ce que la
profanation, en effet, si ce n’est la possibilité de « restituer à l’usage commun ce qui a été séparé
par le sphère du sacré36 » ? Alors que « consacrer désigne la sortie des choses de la sphère du
droit humain, profaner signifie, au contraire, [leur retour] au libre usage des hommes37 ». La parole
n’est pas exclue de cette opération. En fait, Jules conteste le monopole linguistique que Dieu s’est
octroyé ; il réclame – contre l’avis des ecclésiastiques – le droit de mal parler et d’user des mots de
colère qui sont d’ordinaire interdits aux créatures ; il veut pouvoir se moquer des règles, qu’elles
soient théologiques, politiques ou grammaticales38. En revendiquant le Verbe, l’abbé réalise ce
qu’Érasme imaginait (dans un tout autre but, convenons-en !) : s’élever jusqu’à Dieu – jusqu’à
l’idée de Dieu.
La bibliothèque est le signe visible de cette audace, à partir du moment où elle prétend
contenir tous les livres :
[Jules] avait rêvé, subitement, de se monter une bibliothèque prodigieuse et comme personne
n’en aurait jamais vu. D’un coup, il eût voulu posséder, depuis les énormes incunables
jusqu’aux élégantes éditions modernes, tous les ouvrages rares, curieux et inutiles, rangés par
catégories, dans les salles hautes, sur des rayons indéfiniment [c’est nous qui soulignons]
superposés et reliés entre eux par des escaliers, des galeries à balustres, des échelles roulantes.
(p. 380)
Quant à la malle, elle devient le réceptacle de tous les mots que la population de Viantais –
la bonne, Victoire, en tête – libère, sous le coup de la curiosité :
L’histoire de la malle grandit, courut le pays de porte en porte, remuant violemment les
cervelles. […] On se livrait, à propos de la malle, à des commentaires prodigieux, à de
tragiques suppositions qui ne contentaient point la raison. (pp. 453-454)
En collectionnant le verbe infini, en l’attirant à lui pour le garder enfermé à double tour, le
héros mirbellien vise à rivaliser avec Celui dont Bonhoeffer assure qu’Il se confond avec son
commandement. Voilà la véritable profanation ! Voilà la véritable obscénité, aux yeux de bien-
pensants ! Certes, dans la France pudibonde de la fin du XIXe siècle, le lecteur s’offusque d’abord
des pulsions sexuelles du curé. La séparation ne s’exerce-t-elle pas avant tout « dans la sphère
corporelle39 », obligeant les gens à cacher les fonctions génésiques et défécatoires ? Mais s’il ne
s’agissait que de batailles contre la chair ou de chants paillards lancés par un curé moribond,
L’Abbé Jules n’aurait pas cette puissance blasphématoire. En vérité, Jules prend la place du Verbe.
Il devient le Verbe. Dans un évangile qu’Albert lui consacre entièrement, il est le Verbe colérique,
apocalyptique. Et puisqu’il faut donner un terme qui contienne, englobe et remplace tous les mots
des philosophies, des systèmes, des religions et des arts, Mirbeau choisit une insulte, presque un
juron : « T’z’imbéé… ciles ! ». Tout est là, dans ce « bruit, pareil à un éternuement » (p. 430) : la
profération, la colère, la profanation, la libération. La parole du prêtre, d’ordinaire sacrée et
aseptisée, est redonnée à l’homme, à charge pour lui de substituer une philosophie du non à la
philosophie du oui. C’est sans doute le sens qu’il faut donner au testament de Jules : le défroqué
auquel le notaire remettra « les biens meubles et immeubles » du mort, n’est-il pas en effet l’homme
du refus, celui qui rompt ses vœux et reprend à Dieu son assentiment ? Celui qui préfère un ego
salvateur au Seigneur ? Celui qui donne, enfin, de la voix ?
Alors que le Père Pamphile prétendait libérer des prisonniers imaginaires, l’abbé Jules a,
tout au long de sa vie, tenté de dénouer les liens qui rattachaient l’humanité à Dieu. A-t-il réussi à
imposer son ire salutaire, sa saine fureur ? Notons en tout cas que l’enfant – le disciple préféré qui a
reçu un enseignement privilégié – ne s’abîme pas en prières, devant le corps de son oncle mort,
mais écoute la chanson de l’abbé :