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De l’étrange et du familier

Appartenance culturelle et affiliation linguistique


en psychothérapie

Philippe Caillé1

J’ai appris l’Italien pour parler au Pape, l’Espagnol pour parler à ma mère,
l’Anglais pour parler à ma tante, l’Allemand pour parler à mes amis et
le Français pour me parler à moi-même
Charles-Quint

Résumé
L’expérience personnelle d’une pratique dans deux différents pays du monde
occidental donne raison de croire que, sous condition d’une bonne affiliation
linguistique, la différence culturelle entre thérapeute et patient peut se révéler être
plus un avantage qu’un inconvénient. Les conditions de cette affiliation linguistique
sont étudiées, ainsi que le meilleur dosage du familier et de l’étrange dans toute
relation thérapeutique. La validité de cette observation lors de la rencontre de
cultures plus éloignées est aussi discutée.

Mots clés
Culture – Langage – Identité – Autopoïése – Psychothérapie.

Abstract
The personal experience of practising in two different countries of the
western world conducts one to believe that, provided a good linguistic affiliation, the
cultural difference between therapist and patient may reveal itself to be more an
advantage than a difficulty. The conditions of this linguistic affiliation are studied
as well as the optimal balance between familiarity and strangeness in every
therapeutic relation. The validity of such an observation when more distant cultures
are meeting is discussed.

Key words
Culture – Language – Identity – Autopoïesis – Psychotherapy.

1. Psychiatre, formateur et intervenant en systémique.


14 Philippe Caillé

Jeune psychiatre, j’ai quitté la région parisienne en 1962, après trois


longues années passées sous les drapeaux, pour un district perdu de la côte
ouest de la Norvège. Comme il était fréquent à une certaine époque, les
pouvoirs publics avaient caché dans un endroit isolé, coincé entre un glacier
et un fjord, un hôpital psychiatrique de 500 lits. Pour les mêmes raisons,
éviter la contamination des populations « saines », l’établissement avait
précédemment été sanatorium pour tuberculeux. Je m’y trouvais, sur-le-
champ et par la force des choses, conduit à y combiner les fonctions de
responsable d’un service de cet hôpital à celle de médecin généraliste pour
la population rurale des alentours qui, dans ce district isolé, n’avait pas
d’autres possibilités d’aide médicale. Le poste de généraliste prévu dans les
plans départementaux n’avait pas été pourvu depuis de nombreuses années.
Après quelques années dans ces conditions d’exercice aussi
passionnantes qu’épuisantes, la raison me poussa, non sans regret, à quitter
ce lieu qui m’est resté très cher et à rallier la grande ville pour poursuivre une
carrière plus conventionnelle de psychiatre dans les hôpitaux universitaires
de Bergen et d’Oslo.
Un bienheureux concours de circonstances me fît faire la connaissance
de Mara Selvini Palazzoli à Lausanne en 1973. J’eus ainsi l’occasion, dans
les années qui suivirent, de faire ma formation de systémicien au « Centro
per lo Studio della Famiglia » de Milan, avec Mara et sa première équipe. De
nouvelles rencontres me conduisirent par la suite à devenir moi-même
formateur à Paris, Grenoble, Bruxelles et plus occasionnellement dans
différentes autres villes d’Europe, tout en poursuivant mes activités
professionnelles en Norvège.
J’ai donc fait l’expérience d’être psychothérapeute, thérapeute de
couple et de famille dans de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest,
essentiellement dans une perspective verticale, c’est-à-dire de l’extrême
Nord, Kautokeino en Laponie, près de la frontière russe, à l’extrême Sud,
Bari dans les Pouilles, au sud de l’Italie. Je pense cependant que, plus que de
courtes expériences, ce sont surtout mes pratiques parallèles de psychothérapie
pendant de très nombreuses années dans la région d’Oslo et dans la région
parisienne qui me valent l’aimable invitation à intervenir dans ce numéro des
Cahiers Critiques.

1. Le refus de la distinction
Parler norvégien, être norvégien
Quand je suis parti en Norvège en 1962, je vivais depuis huit ans une
union heureuse avec une norvégienne. C’était certes la fin de la malheureuse
guerre d’Algérie, mais c’était aussi une période optimiste où il était
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« tendance » de se prétendre « citoyen du monde ». Certains allaient même


jusqu’à brûler leur passeport pour démontrer la légitimité de leurs propos.
J’étais moi-même, à ma façon, bien décidé à abolir les frontières et à devenir
tout autant norvégien que français.
On comprendra qu’apprendre le norvégien courant se trouvait être
dans mes premières conditions d’exercice, une pure condition de survie.
Cela ne posa donc pas grand problème. Apprendre un norvégien suffisamment
subtil pour effectuer des psychothérapies efficaces demanda beaucoup plus
de temps. On verra plus loin qu’outre des habiletés purement linguistiques,
un tel maniement de la langue demande de bien s’être familiarisé avec les
mœurs et l’histoire du pays. Quant à devenir un vrai Norvégien, ce me fut
bien naturellement totalement impossible, mais cette constatation me causa
en son temps une profonde déception. Victime de l’idéalisme un peu naïf de
l’époque, je n’avais pas encore compris qu’il faut quelques générations pour
devenir norvégien, belge, français, suisse … du moins pour être perçu
comme tel par les autres autochtones. Ce qui nous amène déjà à distinguer
entre langue et culture, du moins la forme de culture que j’appellerai ici
culture d’appartenance (ou, de façon peut-être plus précise culture de
filiation).
Je pense que ces quelques données sur mon histoire ont un certain
intérêt pour notre propos, car elles illustrent de façon très grossière ce qui
peut devenir familier, le langage (une habitude familiale fait que je n’ai
jamais parlé que norvégien avec mes enfants) et ce qui doit malgré tout rester
étrange, une culture nationale (mes enfants se sentent norvégiens et moi
français). Il me semble par ailleurs essentiel de comprendre qu’il ne peut y
avoir de relation vraie et profitable que si cette relation comporte tout à la fois
du familier (dans la plupart des cas, mais ce n’est peut-être pas une règle
absolue, au moins un langage commun) et de l’étrange (être autre par son
sexe, sa personnalité, sa place dans la famille, sa nationalité). Si tout n’est
qu’étrange ou tout que familier, aucun échange utile ou profitable ne peut
prendre place. C’est ce que j’essaierai de voir en plus de détails à propos de
la psychothérapie. Dans ce dernier contexte, ces deux termes, l’étrange et le
familier, sont, l’un autant que l’autre, porteurs de valeurs positives pour
autant qu’il s’établisse un certain équilibre entre eux. Aucun échange réel ne
se produit si tout ce qui est communiqué n’est qu’étrange ou que familier.
Il faut cependant bien voir que cette opposition entre l’étrange et le
familier, bien qu’elle me paraisse importante, est, comme toute distinction
théorique, très schématique et qu’elle doit s’enrichir de nombreuses nuances
pour faire sens.
16 Philippe Caillé

2. Problèmes de langue et affiliation linguistique


Dans l’optique qui me semble juste, le langage en psychothérapie se
trouve être dès la phase de départ ce qui tisse concrètement le lien, ce qui
rassure, ce qui témoigne qu’existe une affiliation entre thérapeute et clients.
« Nous parlons la même langue, toi et moi » dit Mowgli dans le Livre de la
Jungle pour rassurer ses amis de la forêt sur son aspect étrange.
On sait aussi la difficulté de travailler avec un interprète. Celui-ci peut
être tout à fait digne de confiance. On perd pourtant la connivence que crée
le fait de jouer ensemble avec les mêmes mots. Il faudra donc dans ces
situations employer beaucoup d’efforts pour créer malgré tout un climat de
confiance suffisant pour apaiser la peur de ce qui va peut-être se passer au
cours de l’entretien. Quelques mots spontanés d’accueil, une remarque
plaisante suffisent souvent à rendre aisée et profitable la première expérience
d’une situation inhabituelle.
Cet emploi sécurisant du langage suppose pourtant, outre un vocabulaire
suffisant, une bonne connaissance des conditions de vie des habitants et de
leur culture.
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le fait que les
Norvégiens disposent de cinq ou six mots pour désigner la neige sous ses
différents aspects et que les esquimaux en ont, paraît-il, une soixantaine,
alors que les Français n’en ont qu’un seul, dit quelque chose sur l’importance
de la neige comme contexte de vie important dans ces pays. Une connaissance
approfondie de la langue est cependant relativement aisée à acquérir pour
autant que les subtilités linguistiques concernent des phénomènes physiques
et trouvent, comme on vient de le voir, sans grande difficulté une explication
logique.
Pourtant, dans la poursuite de cet effort, l’appropriation de la langue
commence à perdre ses repères logiques et devient plus une question de
sensibilité et de réceptivité personnelle. C’est que le langage est loin de
désigner seulement des phénomènes naturels. Il exprime également des
coutumes, des traditions, des façons de faire, certaines partagées par tous les
habitants d’un pays, certaines autres liées, dans ce même pays, seulement à
certains districts ou à certaines catégories de personnes.
La parole se trouve ainsi chargée d’un sens, d’une odeur, d’un goût
que l’autochtone lui-même est bien incapable de pouvoir complètement
expliquer. C’est pourquoi les langues comme les personnes peuvent certes,
à un certain degré, être plus ou moins parentes, mais elles ne se ressemblent
jamais à l’identique. « Traduttore – tradittore » comme disent les Italiens. La
possibilité d’une traduction fidèle d’une langue dans une autre restera
toujours du domaine de l’impossible.
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Prenons quelques exemples tirés de ma propre expérience.


Dire de quelqu’un qu’il a l’air d’un « troll » ne peut faire sens que pour
quelqu’un dont les ancêtres ont vécu dans une ferme isolée entourée de bois
sombres, sous un climat assez peu clément. Les branches des arbres dans la
lumière crépusculaire des journées d’hiver prenaient l’allure d’êtres géants
maléfiques, mais assez stupides, qu’il fallait savoir leurrer par l’intelligence
de son propre discours si par malheur il vous arrivait d’en faire la rencontre.
Ce sont donc les « troll » au sujet desquels tout Norvégien a depuis l’enfance
entendu maintes histoires et dont il a vu de multiples illustrations. Qualifier
quelqu’un de « troll » n’est donc pas a priori un compliment. Il y a pourtant
une nuance selon qu’on s’adresse à un adulte ou à un enfant car, si le « troll
adulte » est bête et menaçant, il y a quelque chose de touchant chez le « troll
enfant » dans sa gauche spontanéité. Le fait d’être qualifié de « petit troll »
peut signifier quelque chose de positif, voire d’admiratif. On voit aisément
que toutes les implications possibles liées à ce mot « troll » pour un
norvégien n’effleureront jamais un paysan breton malgré l’apparent cousinage,
d’un point de vue strictement formel, entre le « troll » de Norvège et le
« korrigan » des landes de l’ouest de la France.
Dans un domaine plus intime, prenons le mot « kose », mot norvégien
très employé qui a un contenu très riche de chaleur, de tranquillité, de
satisfaction calme. Mon dictionnaire norvégien-français refuse, très sagement
à mon avis, de le traduire et se contente de donner des exemples : « kose for
sin mann » : dorloter son mari, « kose med et barn » : câliner un enfant,
« kose seg » : passer le temps agréablement, « kose seg med noe » : faire
quelque chose pour son propre plaisir. L’emploi de ce mot qui représente
donc un signal sémantique extrêmement important dans les langues nordiques,
n’a pourtant aucune correspondance en français.
Je suppose que ces deux exemples suffiront à démontrer la subtilité du
contenu des mots, révéler qu’ils recèlent une luminosité particulière, un
parfum, une connotation affective. On parle ici du sens complexe et de la
fonction relationnelle du langage, ce qui nous amène bien loin de la
traduction automatique par logiciel interposé.
L’attitude même de celui qui parle, confère également au message
parlé une signification culturelle. Il faudra par exemple, tenir compte du
contact physique considéré comme sécurisant par la culture. Une proximité
physique considérée comme sécurisante et créant du familier dans un pays,
peut être au contraire ressentie comme menaçante et créant de l’étrange dans
un autre pays. En Scandinavie, pas de « bisous » en toute occasion entre filles
et entre garçons et filles, les poignées de main sont très rares et chargées d’un
sens très solennel, alors que d’autres attitudes corporelles signaleront la
complicité et l’amitié. Sur un plan plus moral, il faudra savoir que,
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contrairement à certaines habitudes méditerranéennes, la meilleure façon de


perdre la face dans un pays nordique est de se vanter ou d’essayer de se mettre
en valeur. Au contraire, celui qui sait faire état de ses faiblesses est celui qui
sera le plus admiré, car s’il ose se montrer faible, c’est donc qu’il est fort et
sûr de lui. On pourrait continuer ainsi longtemps et passer en revue différentes
formes de salutations, de remerciements, mais cela ne semble pas utile à
notre propos.
On dira seulement qu’il faut du temps, de l’intérêt et des efforts pour
acquérir la connaissance subtile d’un langage, pour atteindre ce qu’on peut
appeler, pour simplifier, la maîtrise du code linguistique. Je pense que du
point de vue symbolique, l’acquisition de la maîtrise d’un tel code représente
un important signe d’affiliation.
Nous pouvons certes être différents de bien des façons, mais nous
sommes affiliés l’un à l’autre par le langage. Il y a du « familier » entre nous
car nous partageons un code linguistique commun. Le partage du langage
représente l’accès à une forme de culture qui n’est pas culture d’appartenance,
mais ce qu’on pourrait appeler culture d’affiliation. Rappelons entre
parenthèses à ce propos, que les questions tournant autour de l’appropriation
du code linguistique du pays d’accueil, sont toujours centrales dans les
débats sur l’immigration et l’intégration des immigrés.

3. Psychothérapie, culture du thérapeute,


culture du système demandeur d’aide
La rencontre entre le psychothérapeute et le patient (il faudra entendre
ici, quand nous disons patient, tout système demandeur d’aide que ce soit un
individu, un couple, une famille, une institution) est nécessairement la
rencontre de deux cultures.
Outre ses connaissances, le thérapeute apporte sa culture, et j’entends
par-là la représentation qu’il se fait de lui-même en tant qu’être humain, avec
les aspirations et les besoins qui sont naturels à cette condition, la représentation
qu’il se fait du couple à travers son propre couple, la représentation qu’il se
fait de la famille à travers sa propre famille, et ainsi de suite.
Ce disant, je ne prétends pas qu’il considère ces représentations
comme idéales, et désire qu’elles servent d’exemple au patient, encore que
ce puisse parfois être un danger. Ce danger, quand il apparaîtra, se manifestera
plutôt d’ailleurs sous un mode paradoxal, la motivation profonde pour
choisir le métier de thérapeute ou de soignant étant souvent le besoin de
réparer ce qu’on pense ne pas avoir réussi à accomplir dans sa famille
d’origine. Le thérapeute, si sa formation ne lui a pas permis de travailler ce
volet de sa personnalité, risquera donc de vouloir rendre le monde de l’autre
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plus semblable au monde que lui aurait souhaité lorsqu’il était enfant (Caillé,
2001).
L’« étrange » apporté par le patient, et les différences présentées par
sa culture familiale, protégeront heureusement souvent le thérapeute contre
de telles confusions, pour ne pas dire « fusions ». Il n’empêche qu’un
thérapeute ne peut initier de travail créatif sans faire usage dans sa thérapie
du système complexe de représentations qui constitue sa propre orientation
dans le monde, sa subculture personnelle, ses valeurs, pour reprendre un
terme que j’ai souvent employé son « absolu cognitif » (Caillé, 1996,1999).
Il va sans dire que le patient ne peut faire moins que d’apporter
parallèlement dans la rencontre, sa propre culture avec les représentations
qu’elle comporte au niveau de l’individu, du couple, de la famille, du travail.
Il faut cependant qu’il soit créé un fort climat de confiance, que thérapeute
et patient aient ensemble défini un projet commun, pour que la culture propre
du patient se révèle sous une forme suffisamment claire pour permettre
l’échange créatif. Elle est au début souvent maintenue dans l’ombre par un
espoir paradoxal du patient, celui de pouvoir changer sans que pourtant rien
ne doive subir de changements. Le sentiment d’affaiblissement de la
personnalité, la perte de repères fiables font en effet craindre d’abandonner
ce qui malgré tout semble maintenir en place ce qui reste de l’identité.
On comprendra donc que l’affiliation par partage d’un langage
commun n’autorise pas la mise à nu de l’identité de l’autre, mais permet de
poser les prémisses de la révélation de cette identité. Il faut certes faire usage
du familier pour accéder à l’étrange, mais il y a une question de dosage, ni
trop de familier, ni trop peu.
En psychothérapie, lors de la mise en contact des deux cultures, celle
du thérapeute et celle du patient, la priorité est donnée dans un premier temps
au processus d’affiliation par partage du code linguistique. Le thérapeute
tente de créer une alliance et définir un objectif, le demandeur d’aide a les
mêmes objectifs, mais veut aussi se protéger contre de possibles dangers.
Le familier devra, dans cette phase, dominer sur l’étrange, et la culture
propre de chacun ne fera que transparaître. Une apparente exception qui n’en
est en fait pas une, est le cas où la demande du patient est provocatrice,
formulée comme un défi à l’autre de pouvoir comprendre. La culture du
demandeur d’aide est ici présentée comme entièrement et irréductiblement
étrangère à celle du thérapeute, un obstacle insurmontable à tout travail
véritable. Une telle attitude ne représente bien sûr qu’un déchirant appel à
être compris.
Tout travail thérapeutique, c’est-à-dire toute possibilité que thérapeute
et demandeur d’aide puissent parallèlement évoluer dans leurs absolus
cognitifs pour pouvoir ensuite se séparer dans une estime réciproque,
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nécessite que leurs deux cultures se rencontrent, se révèlent à elles-mêmes


en se dévoilant à l’autre, retrouvent ainsi la trace et la plénitude de leurs
origines et soient de ce fait en état de laisser s’accomplir en elles les
transformations nécessaires (autopoïése).
On pourrait donc dire que le travail du thérapeute se passe à deux
niveaux logiques distincts.
Au premier niveau, il devra ressentir et noter les associations
qu’évoquent en lui les modalités, le climat et le contenu de la rencontre,
évaluer aussi sa réaction affective (crainte et anxiété, ou tout au contraire
bien-être et satisfaction inhabituelle). Cela lui permettra de mieux connaître
les contours du système cognitif de sa propre culture.
À un second niveau, il devra s’occuper de gérer au mieux la rencontre
pour y créer un raisonnable climat de confiance réciproque. Il faudra
maintenir un suffisant mélange de familier et d’étrange pour que l’échange,
ni ne s’endorme dans des répétitions dormitives, ni ne se rompe sous l’effet
d’affects trop menaçants.
Ce travail au second niveau sera particulièrement important au cours
de premières séances, souvent à juste titre définies, afin de diminuer les
craintes du patient, comme une évaluation avant toute prise de décision sur
le réel début d’un traitement.
Pourtant, l’affiliation par le code linguistique sera nécessaire tout au
long du traitement, pour calmer le jeu si nécessaire, réduire les tensions et
nuancer les différences quand les différences entre les cultures se révéleront
d’une ampleur qui les rend improductives. Il faudra du familier pour apaiser
l’étrange.

4. Langage verbal et langage analogique


On voit donc que le partage d’un code linguistique commun est utile
par le familier qu’il crée, symbole d’une relation d’affiliation. Il est pourtant
évident que ce n’est pas son unique rôle et que la maîtrise du langage peut
aussi, dans le jeu subtil des mots, faire apparaître l’étrange, la différence des
cultures, la non-concordance des absolus cognitifs en présence.
Là surgit un réel danger. Le langage, par sa structure linéaire, tend à
révéler la différence en termes d’opposition logique. Un fait sera vrai ou
faux, un acte juste ou injuste. Il est difficile d’exprimer par le langage qu’un
phénomène peut être à la fois une chose et son contraire, qu’une femme peut
être, à la fois, forte et faible, un enfant rêveur et passionné, un homme
autoritaire et incertain. Pourtant ce que nous appelons une culture n’est que
la réponse actuellement donnée par un groupe d’humains à des problèmes
éternels qui se posent à eux comme à tous les hommes, par exemple de
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vouloir donner ou ne pas donner de la valeur à la force, l’engagement,


l’autorité.
Georges Devereux (1963) montre que dans la société africaine
traditionnelle tout comme dans notre société, des experts, psychiatres ici,
guérisseurs là-bas, doivent décider si un acte antisocial mérite traitement ou
au contraire punition, mais, fait essentiel, les critères de jugement sont loin
d’être comparables. La culture consiste donc en réponses aléatoires et
temporaires à des questions que n’épuisera définitivement aucune réponse.
Il est donc illusoire de croire pouvoir décider, une fois pour toutes, ce qui est
vrai et ce qui est faux comme tentent périodiquement de le faire certaines
idéologies totalitaires.
De ceci, on peut tirer deux conclusions.
La première est que les cultures séparent les humains en répondant
différemment aux mêmes questions profondes. Leurs réponses les séparent,
tandis que les questions auxquelles elles répondent les rassemblent. Il est
donc dangereux d’opposer les cultures comme le fait facilement le langage
car, en dépit de leur apparente diversité, existent entre elles de profondes
similitudes comme nombre d’anthropologues, et plus particulièrement Claude
Lévi-Strauss (1967,1974), l’ont abondamment démontré.
La deuxième est que la culture joue essentiellement comme symbole
d’appartenance à un groupe défini, permettant à chaque membre de ce
groupe de s’affirmer comme être existant au monde. On est né dans une
culture, on l’a en soi comme un gage heureux ou néfaste, de son identité
propre, et on la défend comme une vérité absolue. Toute culture humaine est
pourtant en évolution et ne se maintient que grâce à une confirmation
réciproque aussi subtile qu’irrationnelle, entre les croyances et les pratiques
rituelles qui la caractérisent. Est-il provençal de jouer aux boules ou
Norvégien de faire du ski de fond ? Certes oui du point de vue d’une
appartenance culturelle, mais plus que douteux du point de vue de la raison
pure. On va pourtant jusqu’à dire que les Norvégiens naissent les skis aux
pieds, ce qui doit être bien inconfortable pour leurs mamans.
Revenant à la psychothérapie, pour faire apparaître l’étrange que nous
avons vu nécessaire à sa progression, le langage si utile pour souligner le
familier se révèle souvent ici trop peu nuancé, trop catégorique. C’est ici que
l’échange non verbal, par l’emploi de méthodes d’exploration analogiques,
prend toute sa valeur en mettant discrètement en évidence le fond commun
affectif et cognitif qui sous-tend l’évidente différence des cultures. Ainsi la
même instruction donnée à chacun des partenaires d’un système, familial ou
autre, d’exprimer avec le corps un besoin donné sera intelligible par tous,
mais fera pourtant apparaître des différences notables dans les réponses.
Le langage corporel est chez nous inné et universel. Il ne comporte
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surtout que des niveaux d’appréciation, jamais d’affirmation ou de négation


absolues. La distance existant dans la relation entre deux individus, telle
qu’elle ressort de la pratique par exemple d’une « sculpture vivante», ne peut
pas « exister » ou « ne pas exister ». Elle a une valeur précise dont
l’appréciation variera certes selon chaque partenaire, mais son existence
même ne peut faire l’objet d’une querelle. L’étrange que font apparaître ces
techniques, est acceptable, puisqu’il est respectueux, dans le processus
même de sa création, de la différence de l’autre (Caillé, 1995).
C’est dire l’utilité des méthodes analogiques. La chaise vide de
l’absolu relationnel, les sculpturations phénoménologiques et mythiques, le
jeu de l’oie systémique, le dialogue avec les masques en sont quelques
exemples (Caillé & Rey, 1998).

5. Hiérarchie des cultures dans les systèmes humains


Quand on parle de conflits de cultures en psychothérapie, on pense
généralement aux problèmes d’accommodation entre la culture du thérapeute
et celle de la famille. Quand on parle de conflits de culture dans le travail
systémique en institution, il s’agit alors de la tension culturelle entre les
différentes catégories d’employés : direction, administration, techniciens,
ouvriers. Le terme de culture ne semble s’appliquer qu’à des groupes
d’individus, et nous avons vu que cela se justifie par le rapport étroit entre
appartenance culturelle et identité individuelle.
Si pourtant nous prenons la culture dans un sens plus large, comme
système cognitif quelle que soit sa taille, fait de croyances et de pratiques
ritualisées, système cognitif dont nous ne pouvons nous passer pour organiser
et rendre intelligible le monde qui nous entoure, il devient évident que tout
être humain doit aussi créer sa propre culture. Il l’invente par sa connaissance
des cultures qu’il a rencontrées depuis sa naissance ou qui étaient antérieures
à son existence, mais ont créé les attentes qui l’ont entouré à sa venue au
monde. Il s’agit des cultures particulières de ses parents, de sa famille
nucléaire, de son système familial élargi, peut-être d’un système familial
reconstitué, de son milieu social, de son environnement régional, de sa
culture nationale et ainsi de suite. La culture, d’un point de vue cognitif,
pourra alors être perçue comme une imposante poupée russe. Elle contiendra,
superposés, une longue série de niveaux culturels allant s’amenuisant mais
se précisant, du niveau de la nation ou du groupe ethnique jusqu’à la famille
et jusqu’à l’individu.
Pour en revenir au rapport entre l’étrange et le familier, si le travail du
thérapeute peut superficiellement être perçu comme un travail sur ces deux
dimensions pour mettre en route une évolution cognitive parallèle de la
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famille et de lui-même, le vrai but de son travail est qu’un processus


identique se produise à l’intérieur de la famille, entre famille d’origine et
famille nucléaire, entre parents et enfants et également à l’intérieur du
couple.
Pour le dire plus simplement, il s’agit de créer suffisamment de
familier pour que l’étrange, ce qui fait la différence, soit enfin permis à
l’individu et acceptable dans le milieu familial. Le but est que tout individu
ou tout sous-système assume une identité dont il se sent responsable et qui
se trouve respectée par les autres. Sinon le danger est grand de « racisme dans
la famille » où tous prennent par peur, refuge dans l’anonymat de la pensée
unique en désignant un bouc émissaire, cause de tous leurs maux, thème
magistralement décrit par Mara Selvini (1980).
De ce point de vue, je pense que le thérapeute travaillant dans un pays
dont il ne partage pas la culture d’origine, possède un avantage sur le
thérapeute autochtone car, s’il arrive à faire accepter comme positif
« l’étrange » qu’apporte sa différence de culture en utilisant « le familier »,
c’est-à-dire l’usage suffisamment subtil de la langue qu’il aura su acquérir,
je suis tenté de parier que, par le jeu des analogies, les différences « culturelles »
à l’intérieur de la famille entre époux, entre parents et enfants cesseront
d’être vécues nécessairement comme de regrettables handicaps, et apparaîtront
au contraire comme des ressources potentielles. C’est du moins ce que j’ai
cru remarquer dans de nombreuses circonstances où je suis intervenu, soit à
la suite de thérapeutes autochtones, soit en supervision directe.

6. En conclusion
Il semble que l’on confonde souvent langage et culture. Or, si le
langage fait bien partie de la culture, il appartient essentiellement à ce versant
de la culture que j’appellerais culture d’affiliation. Je crois important de
distinguer dans le domaine culturel, la culture d’affiliation, culture que nous
pouvons aussi bien intégrer que quitter par des actes volontaires, et la culture
d’appartenance qui nous marque dès avant notre naissance, qui est de ce fait
un ancrage essentiel de notre identité, et qui évolue en nous, à notre insu, par
des phénomènes autopoïétiques. Ces phénomènes autopoïétiques nous
paraissent résulter d’une évolution naturelle. Le Norvégien d’aujourd’hui,
bien que différent de son ancêtre du siècle dernier, se sent tout aussi
norvégien que lui. L’évolution importante qui s’est produite n’a fait l’objet
d’aucun projet conscient.
La culture d’affiliation est donc le plus grand commun dénominateur
dans une relation. La culture d’appartenance nous possède au contraire sans
que nous le sachions. Dans le travail thérapeutique, elle se révèle à nous en
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même temps qu’elle nous révèle aux autres. Nous en découvrons les
différentes strates et les possibilités limitées qui nous sont offertes d’en
assumer l’évolution.
Dans le monde occidental, il y a malgré tout une certaine similarité
entre les différentes cultures d’appartenance, car les réponses qu’elles
tentent d’apporter à la condition humaine, sont influencées par des traditions
de pensées somme toute assez proches. Dans ce contexte, l’apport d’étrange
et de familier fait par un thérapeute étranger, mais connaissant bien le code
linguistique, me semble non seulement ne pas poser problème, mais peut
même au contraire apporter certains avantages. C’est mon expérience.
Je ne suis pas certain qu’il en sera de même si le thérapeute occidental
aborde des cultures appartenant à des traditions de pensée fort différentes
comme les cultures asiatiques et africaines. Par exemple, ainsi que l’écrit
Rousseaux (1997) : « l’autonomie, élevée à la valeur d’un impératif
catégorique pour l’homme occidental et sa psychiatrie, n’est pas un mode de
socialisation universel ».
Le fait que les réponses culturelles soient différentes peut alors ne pas
dépendre seulement de réponses différentes aux mêmes questions basales,
mais du fait que les questions relatives au fait d’exister dans ce monde ont
d’autres contenus pour les autochtones de ces pays. Alors, la différence entre
les cultures d’appartenance du thérapeute occidental et du patient, pourra
contenir, en dépit d’une bonne connaissance de la langue, une trop grande
portion d’étrange pour que le traitement évolue de façon favorable. Je pense
que ces divergences fondamentales sont, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en
consterne, en train de s’atténuer comme un effet de la mondialisation. Le
dosage du familier et de l’étrange en psychothérapie est cependant
certainement un problème à considérer avec soin dès que l’on sort de la
sphère du domaine culturel occidental.

Références
CAILLÉ P. (1995) : Un et un font trois – le couple révélé à lui-même, ESF éditeur,
Paris.
CAILLÉ P. (1996) : Le couple et la maladie – une illustration de l’arithmétique
complexe des relations humaines. Thérapie familiale,17(4) : 475-486.
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Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux – n° 28, 2002/1

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