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Philippe Caillé1
J’ai appris l’Italien pour parler au Pape, l’Espagnol pour parler à ma mère,
l’Anglais pour parler à ma tante, l’Allemand pour parler à mes amis et
le Français pour me parler à moi-même
Charles-Quint
Résumé
L’expérience personnelle d’une pratique dans deux différents pays du monde
occidental donne raison de croire que, sous condition d’une bonne affiliation
linguistique, la différence culturelle entre thérapeute et patient peut se révéler être
plus un avantage qu’un inconvénient. Les conditions de cette affiliation linguistique
sont étudiées, ainsi que le meilleur dosage du familier et de l’étrange dans toute
relation thérapeutique. La validité de cette observation lors de la rencontre de
cultures plus éloignées est aussi discutée.
Mots clés
Culture – Langage – Identité – Autopoïése – Psychothérapie.
Abstract
The personal experience of practising in two different countries of the
western world conducts one to believe that, provided a good linguistic affiliation, the
cultural difference between therapist and patient may reveal itself to be more an
advantage than a difficulty. The conditions of this linguistic affiliation are studied
as well as the optimal balance between familiarity and strangeness in every
therapeutic relation. The validity of such an observation when more distant cultures
are meeting is discussed.
Key words
Culture – Language – Identity – Autopoïesis – Psychotherapy.
1. Le refus de la distinction
Parler norvégien, être norvégien
Quand je suis parti en Norvège en 1962, je vivais depuis huit ans une
union heureuse avec une norvégienne. C’était certes la fin de la malheureuse
guerre d’Algérie, mais c’était aussi une période optimiste où il était
Appartenance culturelle et affiliation linguistique en psychothérapie 15
plus semblable au monde que lui aurait souhaité lorsqu’il était enfant (Caillé,
2001).
L’« étrange » apporté par le patient, et les différences présentées par
sa culture familiale, protégeront heureusement souvent le thérapeute contre
de telles confusions, pour ne pas dire « fusions ». Il n’empêche qu’un
thérapeute ne peut initier de travail créatif sans faire usage dans sa thérapie
du système complexe de représentations qui constitue sa propre orientation
dans le monde, sa subculture personnelle, ses valeurs, pour reprendre un
terme que j’ai souvent employé son « absolu cognitif » (Caillé, 1996,1999).
Il va sans dire que le patient ne peut faire moins que d’apporter
parallèlement dans la rencontre, sa propre culture avec les représentations
qu’elle comporte au niveau de l’individu, du couple, de la famille, du travail.
Il faut cependant qu’il soit créé un fort climat de confiance, que thérapeute
et patient aient ensemble défini un projet commun, pour que la culture propre
du patient se révèle sous une forme suffisamment claire pour permettre
l’échange créatif. Elle est au début souvent maintenue dans l’ombre par un
espoir paradoxal du patient, celui de pouvoir changer sans que pourtant rien
ne doive subir de changements. Le sentiment d’affaiblissement de la
personnalité, la perte de repères fiables font en effet craindre d’abandonner
ce qui malgré tout semble maintenir en place ce qui reste de l’identité.
On comprendra donc que l’affiliation par partage d’un langage
commun n’autorise pas la mise à nu de l’identité de l’autre, mais permet de
poser les prémisses de la révélation de cette identité. Il faut certes faire usage
du familier pour accéder à l’étrange, mais il y a une question de dosage, ni
trop de familier, ni trop peu.
En psychothérapie, lors de la mise en contact des deux cultures, celle
du thérapeute et celle du patient, la priorité est donnée dans un premier temps
au processus d’affiliation par partage du code linguistique. Le thérapeute
tente de créer une alliance et définir un objectif, le demandeur d’aide a les
mêmes objectifs, mais veut aussi se protéger contre de possibles dangers.
Le familier devra, dans cette phase, dominer sur l’étrange, et la culture
propre de chacun ne fera que transparaître. Une apparente exception qui n’en
est en fait pas une, est le cas où la demande du patient est provocatrice,
formulée comme un défi à l’autre de pouvoir comprendre. La culture du
demandeur d’aide est ici présentée comme entièrement et irréductiblement
étrangère à celle du thérapeute, un obstacle insurmontable à tout travail
véritable. Une telle attitude ne représente bien sûr qu’un déchirant appel à
être compris.
Tout travail thérapeutique, c’est-à-dire toute possibilité que thérapeute
et demandeur d’aide puissent parallèlement évoluer dans leurs absolus
cognitifs pour pouvoir ensuite se séparer dans une estime réciproque,
20 Philippe Caillé
6. En conclusion
Il semble que l’on confonde souvent langage et culture. Or, si le
langage fait bien partie de la culture, il appartient essentiellement à ce versant
de la culture que j’appellerais culture d’affiliation. Je crois important de
distinguer dans le domaine culturel, la culture d’affiliation, culture que nous
pouvons aussi bien intégrer que quitter par des actes volontaires, et la culture
d’appartenance qui nous marque dès avant notre naissance, qui est de ce fait
un ancrage essentiel de notre identité, et qui évolue en nous, à notre insu, par
des phénomènes autopoïétiques. Ces phénomènes autopoïétiques nous
paraissent résulter d’une évolution naturelle. Le Norvégien d’aujourd’hui,
bien que différent de son ancêtre du siècle dernier, se sent tout aussi
norvégien que lui. L’évolution importante qui s’est produite n’a fait l’objet
d’aucun projet conscient.
La culture d’affiliation est donc le plus grand commun dénominateur
dans une relation. La culture d’appartenance nous possède au contraire sans
que nous le sachions. Dans le travail thérapeutique, elle se révèle à nous en
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même temps qu’elle nous révèle aux autres. Nous en découvrons les
différentes strates et les possibilités limitées qui nous sont offertes d’en
assumer l’évolution.
Dans le monde occidental, il y a malgré tout une certaine similarité
entre les différentes cultures d’appartenance, car les réponses qu’elles
tentent d’apporter à la condition humaine, sont influencées par des traditions
de pensées somme toute assez proches. Dans ce contexte, l’apport d’étrange
et de familier fait par un thérapeute étranger, mais connaissant bien le code
linguistique, me semble non seulement ne pas poser problème, mais peut
même au contraire apporter certains avantages. C’est mon expérience.
Je ne suis pas certain qu’il en sera de même si le thérapeute occidental
aborde des cultures appartenant à des traditions de pensée fort différentes
comme les cultures asiatiques et africaines. Par exemple, ainsi que l’écrit
Rousseaux (1997) : « l’autonomie, élevée à la valeur d’un impératif
catégorique pour l’homme occidental et sa psychiatrie, n’est pas un mode de
socialisation universel ».
Le fait que les réponses culturelles soient différentes peut alors ne pas
dépendre seulement de réponses différentes aux mêmes questions basales,
mais du fait que les questions relatives au fait d’exister dans ce monde ont
d’autres contenus pour les autochtones de ces pays. Alors, la différence entre
les cultures d’appartenance du thérapeute occidental et du patient, pourra
contenir, en dépit d’une bonne connaissance de la langue, une trop grande
portion d’étrange pour que le traitement évolue de façon favorable. Je pense
que ces divergences fondamentales sont, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en
consterne, en train de s’atténuer comme un effet de la mondialisation. Le
dosage du familier et de l’étrange en psychothérapie est cependant
certainement un problème à considérer avec soin dès que l’on sort de la
sphère du domaine culturel occidental.
Références
CAILLÉ P. (1995) : Un et un font trois – le couple révélé à lui-même, ESF éditeur,
Paris.
CAILLÉ P. (1996) : Le couple et la maladie – une illustration de l’arithmétique
complexe des relations humaines. Thérapie familiale,17(4) : 475-486.
CAILLÉ P. (1999) : La société moderne peut-elle faire l’économie du couple ?
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseau, 23 : 15-31.
CAILLÉ P. (2001) : Parcours de changement pour le systémicien en formation
Thérapie familiale, 22 (1) : 3-20.
CAILLÉ P. (2001) : De l’intérêt de pouvoir bien se raconter – l’histoire et le récit de
l’histoire dans la relation thérapeutique, Générations, 24 : 56-60.
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