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Le ceur-miroir Remarques sur la théorie indienne de |’expérience esthétique et ses rapports avec le théatre Lyne Bansat-Boudon La fin de l'art est la délectation Poussin Dans I’Inde, plus nettement qu’ailleurs, 1’émotion esthétique est affaire de goat, puisqu’elle se dit rasa,vocable qui désigne d’abord la séve, le suc, T’essence, la saveur. En outre, parce que I’esthétique indienne, négligeant de raisonner sur les autres formes d’art, se constitue en une théorie de la Poésie -kavya !- et plus encore de ce qui en est le fleuron, a savoir le théatre -nafya-, c’est par excellence au théatre que se déploie |’émotion esthétique, celle du Poéte d’abord, transmuée en un texte, celle ensuite que l’on éprouve devant la repré- sentation de ce texte. D’un cété, l’effusion endiguée qu’est l’ceuvre, de I’autre, le coeur en fusion du spectateur, et le bonheur qui en résulte. Toutes métaphores qu’autorise la richesse sémantique du mot rasa. 1 Dérivé de kavi : le “potie”, le terme kavya désigne en fait la haute liuérature savante, c'est-i-dire Vensemble des cuvres — en vers et en prose — de la lyrique, du conte, du roman et du théatre. Les Cahiers de Philosophie, n°14, 1992, “L'Orient de Ia pensée” 136 Lyne Bansat-Boudon INDRA, LE MEURTRE DE VRTRA ET LE DON DU RASA Liquide, liquide savoureux, saveur, savouration, c’est-d-dire délectation, et figurément délectation esthétique : la fagon dont s’organise la dérivation sé- mantique est comme mise en acte dans un mythe fameux, celui du meurtre de Vytra, tel que s’en fait l’écho ce vers du Nirukta : « Le don du rasa et le meurtre de Vrtra, c’est son ceuvre. Tout acte de puissance est l’ceuvre d’Indra 2. » On connait la signification générale du mythe : recouvrant, enveloppant les Rivigres de son corps démesurément agrandi 3, Vrtra en arrété le cours. Indra, en tuant le démon obstrueur — c’est ainsi que L. Renou traduit le nom de l’Asura 4 — libére le rasa , la masse des eaux, et, triomphant de la sécheresse, rétablit le bon ordre du monde, ainsi qu’il convient & son statut de roi >. Cependant, le mythe védique se préte & un second niveau d’interprétation, pour peu qu’il soit Iu dans la perspective du mythe fondateur du thédtre tel qu’il est donné dans le premier chapitre du traité qui en énonce les lois — le Natyasastra 6, Le vocable rasa y désignerait la jouissance esthétique, et Vrtra, embléma tique de tout ce qui peut la menacer 7, préfigurerait la troupe démoniaque des Asura qu’Indra foudroie de son arme aprés qu’ils ont tenté d’interrompre le cours de la représentation et d’en interdire le succés, c’est-a-dire le plaisir qui en est l’accomplissement (NS I 62-73). Au reste, dans le récit que fait le 2 Yaska, Nirukta VII 10 athasya karma rasimupradanam vptravadha | ‘yd.ca ka ca balakgtirindrakarmaiva tat 3. Grandissement qui est effet de ses pouvoirs magiques, de sa maya . Cf. Reveda VI, 22, 6 et X, Il, 6 cités et traduits in E, Benveniste et L. Renou, Vera et vrBragna, Paris, Cahiers de la Société Asiatique Ili, 1934, 4 Laracine vp sur laquelle est formé Vytra porte les deux sens: “obstruer” et “envelopper”. 3 CLNirokta 1116 vivrddhya Sartrasya srotamsi nivarayancakara | tasmin hate prasasyandire apab M «Par le grandissement de son corps, i entrava les courants. Quand il fut tué, les eaux s'6coulerent. » © Auribué a un auteur mythique, Bharata, le traité serait probablement du ler ou du UI sitele de notre tre, Nous nous référerons 2 Tédition suivante : Najyasastra of Bharatamuni with the commentary Abhinava- ‘bharaut, ed. by R.S Nagar, Delhi/Ahmedabad, Parimal Publications, 1981-1984, 4 vol. Parimal Sanskrit Series, 4) 7 Rappelons Rgveda VI, 17, 1: vi yah... vadhisab... viSva vptrém amitriya (« (Indra) qui a tué Vetra, toutes les (puissances) hostiles »), que L.. Renou, op. cit. p. 100, présente comme un exemple du « glissement vers un Vrtra personnel, la faveur du cadre 1égendaire d'Tndra, d'un ancien vrtram, vetra(ni) impersonnel et anonyme », portant le sens d' “obstacle, entrave”. Le Ceeur-Miroir 137 Natyasastra, les assailants ont pour meneurs les Vighna, incarnation redoutable de ce que le traité présentera ensuite comme les obstacles -vighna- au rasa 8, Etudiant le Nafyasastra, on ne peut manquer de remarquer les liens privilé- giés qui unissent le dieu Indra au théAtre. Il en est l’inventeur, sinon le créateur, puisque c’est lui qui le demande & Brahmi sous les espéces d’un “objet de jeu” qui serait “A voir et & entendre” ». Il en est aussi le protecteur contre les Asura qui cherchent a le détruire, mécontents de voir porté sur la scéne le combat ot les dieux les ont défaits 1°. L'Indradhvajamaha, cette “Féte de I’Etendard d’Indra” par laquelle on com- mémorait, au moment du solstice d’hiver, la victoire des dieux menés par Indra sur les troupes des Asura, fournit l'occasion du premier spectacle dramatique, et c'est ce méme festival que reproduit le parvarariga, vocable qui désigne les longs préliminaires dont est invariablement précédée la représentation de toute fiction dramatique ©. Présent au début du spectacle, Indra l’est aussi 4 son terme : la banniére qui récompense alors la meilleure troupe ou le meilleur interpréte 12 apparait comme le correspondant profane de I’étendard qui donne son nom au festival et que le dieu offrit aux premiers acteurs en signe de satisfaction °. Ily aA comme une nouvelle spécialisation d’Indra qu’expliquent cependant les traits les plus marquants de sa personnalité. Il est en effet le dieu le plus 8 La subjectivité est au nombre de ces obstacles, cf, ABh (=Abhinavabharatl) ad NS [=Najyasastra] VI rasasatra, vol I, pp. 279 sqq. Traduction anglaise du passage in R. Gnoli, The Aesthetic Experience Accor- ding to Abhinavagupta, Varanasi, 1968 (2nd ed,), pp. 62-78. 9 NSTIL-I2: ‘mahendrapramukhair devair uktahkila pittmahal | Jidantyakam icctamo drsyam Sravvam ca yad bhavet nna vedavyavaharo ‘yam samsravyah sadrajatsu | tasmat spjtparam vedam parcamam sarvavarnikam I «Conduits par le grand Indra, les diewx, comme on sait, s'adressérent & Pitimaha : “Nous voulons quelque chose qui soit objet de jeu -kridantyaka -, quelque chose qui soit voir et& entendre. Le Veda que voici, le commerce en est interdit aux castes de Sddra_auxquelles on ne peut le faire entendre. Emets donc un nouveau et cinguidme Veda destiné a toutes les classes” », 10 Le premier chapitre du NS raconte assaut lancé par es Asura contre la premiére représentation dramatique. nda les réduit en pitces aprés quils ont réussi, grace & leur maya, cest-a-dire & leurs pouvoirs magiques, & paralyser la parole, le geste et la mémoire des acteurs, suspendant ainsi le spectacle (NS I 62-73) 11 Sur te parvaranga, auquel est consacré tout le chapitre V du NS, voir F.BJ. Kuiper, Varuna and Vidasaka (On the origin of the Sanskrit drama, Amsterdam/Oxford/New-York, North-Holland Publishing Company, 1989, p, 166-193. Egalement L., Bansat-Boudon, Le Nafyasastra et la pratique thédtrale, 1989, pp. 84-111 hase). !2 Cf. NS XXVII77-78. Le chapitre XVI est inttulé “Chapitre du succts” 13 NS 159 pttas tu prathamam Sakro dattavan svam dhvajam Subham\\ «Joyeux, Sakra, le premier, donna sa bannitre auspicicuse. » 138 Lyne Bansat-Boudon doué de maya 4, capable de toutes les métamorphoses, par conséquent le dieu le mieux fait pour concevoir I’idée de ce nouvel et prodigieux objet qu’est le théatre. Il est aussi le prototype du roi, le garant du dharma, Vordre socio- cosmique. Or I’idée d’Indra est que ce théatre dont il demande la création a Brahma soit aussi un cinquitme Veda, accessible & toutes les classes, qui per- mette de remédier au désordre du monde par la généralisation du savoir, puisque I’étude des Veda — au nombre de quatre — est par tradition réservée aux hommes des trois premiéres classes de la société 15. Dans ce contexte, supprimer par la force tout obstacle au rasa, en libérer le flot afin d’en combler ses sujets mortels et immortels, ne serait pas seulement un aspect de la vocation d’Indra a étre le héros par excellence et la puissance incamée : tel qu’il est rapporté par le Nirukta, l’épisode mythique du meurtre de Vytra renfermerait en germe le développement ultérieur de la figure d’Indra en un dieu promoteur et protecteur du théatre, par Ia dispensateur du rasa od ill culmine. LE RASA, CATEGORIE POETIQUE, Cependant, c’est avec le NafyaSastra que nait le concept de rasa. Le traité de Bharata invente le rasa comme il invente le théatre : en élaborant a leur su- jet une théorie et un mythe d’origine. Autorité supréme en matiére d’art dramatique, le Nafyasastra n’est luieméme que la forme sécularisée et codifiée du Natyaveda —“le Savoir du théatre” —, cinquigme Veda dont Brahma emprunte aux quatre premiers la quadruple matiére. Le Reveda, le Samaveda et le Yajurveda lui fournissent respectivement le texte -pathya -, le chant -gita - et le jeu -abhinaya - tandis que, de I’ Atharva, il extrait la Saveur -rasa - sous les espéces de ses huit modalités 16, '4 Leterme maya désigne, dans son acception restreinte, les pouvoirs magiques détenus par tel des dicux ou ddes Asura ; dans son acception large, I'llusion universelle, le reve cosmique ainsi que dit Zimmer. CY. Heinrich Zimmer, Maya ou Ie réve cosmique dans la mythologie hindoue, préface de Madeleine Biardeau, traduit de Yallemand par Michéle Hulin, coll. “L'espace intérieur”, 34, Paris, Fayard, 1987. Egalement L. Renou, Inde fondamentaie, Paris, Hermann, 1978, pp. 132-140, 15 CL NS 111-12 cité ct waduit supra, n. 9 16 NS117 Jagraha pathyam rgvedat samabhyo gltam eva cal ‘yajurvedad abhinayan rasan atharvanad api ‘11 prit le texte au Rgveda, au Sama le chant, au Yajurveda les registes de jeu, et les Saveurs & 1Atharvana lui-méme, » Le Ceeur-Miroir 139 Voila qui fonde le théatre indien comme l'association d'un texte et de sa re- présentation, et comme un art total convoquant sur la scéne, avec le jeu de T’acteur, le chant, la musique et la danse. Voila aussi qui fait du rasa non une simple composante de ce théatre, mais plutét son essence et son principe ultime. Car le rasa, nous y reviendrons, n’est pas de méme nature que le texte, le chant et le jeu, comme |’Atharva dont il est tiré n’est pas, du fait de sa forte connota- tion magique, de méme nature que les trois autres Veda. ‘Au reste n’est-il pas indifférent que le vers du Nafyasastra culmine sur le rasa comme fait aussi le thédtre. Abhinavagupta ne s’y trompe pas, qui com- mente ainsi : « Tel est le théatre : commengant par la pi&ce sous les espaces dun texte a réciter -pafhya -, déployant la troupe des registres de jeu -abhi- naya- dont le chant -gita- et la musique -atodya- sont la vie méme, et fait de cette félicité supréme -parapriti- qui consiste savourer le rasa 17. » MYTHE D’ORIGINE : LE RASA ET L’ATHARVAVEDA Abhinavagupta justifiant longuement !’emprunt de tel élément constitutif du théatre & tel Veda, nous ne retiendrons de son exégése que le passage concer- nant le rasa et |’ Atharvaveda. Pour le comprendre, il est nécessaire de faire un détour préalable par le sixigme chapitre du Nafyasastra ot figure le célébre “aphorisme du rasa” — le rasastra : « Le rasa nait de la conjonction des dé- terminants, des conséquents et des sentiments transitoires 18, » En dépit de son apparente simplicité, la définition n’est pas sans difficultés. Le processus esthétique qui s’accomplit dans l’expérience du rasa_ se laisse en effet décrire ainsi : le rasa n’est que la transformation, ou encore la sublima- tion, du sthayibhava— ou sentiment permanent — qui n’est jamais nommé ou représenté en tant que tel mais signifié plutét par ces trois facteurs que sont les vibhdva — ou déterminants — les anubhava — ou conséquents — et les vyabhicaribhava — ou sentiments transitoires. Dans le méme temps qutelle reconnait le rasa — c'est-A-lire 'émotion esthétique — pour une enité, la oétique indienne en recense huit modalités ; cf ina, n. 21. 17 ABh ad NS 117, vol I, p. 14 (avee correction de najyadirapakopakramam en pahyadi..) {ad evam pahyadirapakopakramam gitaiodyapranabhinayavargaparipusyad rasacarvandimakam paraprti- mayam eva najyam, 18. NS VI rasastira vibhavanubhavavyabhicarisamyogad rasanispattin. 140 Lyne Bansat-Boudon Les vibhava et les anubhava sont la transposition sur le théatre de ce que Yon appelle respectivement cause -karana- et effet -karya - dans la réalité 19, Les vibhava sont de deux sortes : les alambanavibhdva — ou causes “sub- stantielles” — sont les personages eux-mémes et, d’une fagon générale, les étres animés, tandis que les uddipanavibhava — littéralement causes “enflam- mantes” ou encore “rehaussantes” — sont les circonstances qui président a l’ap- parition et 4 l’épanouissement du sentiment : actions, objets, saisons, fragran- ces, nuages et clairs de lune, efc. Les anubhava, “effets” du sentiment, sont ce qui l’exprime, et relevent com- me tels du jeu de l’acteur. Ainsi les ceillades et le jeu des sourcils, la démarche gracieuse, les étreintes, les sourires, etc., signifient-ils le sentiment amoureux. Quant aux vyabhicaribhava — au nombre de trente-trois — ils sont ces sen- timents transitoires qui nuancent et accompagnent le sentiment permanent, tra- versant de leur flot ininterrompu le coeur des personages 2, On voit que les trois concepts mis en ceuvre par le rasasiltra se définissent par rapport au sthdyibhava .Du rasasutra, pourtant, le sthayibhava est absent. Pourquoi ? C’est que le sthdyibhava_participe d’un plan qui n’est pas celui du triple groupe formé par les vibhava, les anubhava et les vyabhicarin. Sentiments permanents en ce qu'ils sont consubstantiels a la nature humaine, les sthayibhava sont au nombre de huit — rati, le plaisir amoureux, hdsa, la gaité, Soka, le chagrin, krodha, la colére, utsdha, la fougue, bhaya, la peur, jugupsa, l’aversion, vismaya, 1’étonnement ?! — et suffisent a rendre compte de la totalité de la vie psychique. 19. Cf.le Locana, commentaire d'Abhinavagupta au Dhvanyaloka (= DhAL) d'Knandavardhana (1 8) : ata evalaukika eva vibhavadivyavaharah(...)loke kiranam evabhidhtyate na vibhavah /anubhavo" py alau- kika eva (...)oke tu karyam evocyate nanubhavah «Par conséquent, lemploi des mots vibhiva, ef, est ordre supra-mondain ...); dans la vie réelle, on appelle cela “cause” etnon vibhiva. L'anubhalva aussi est ordre supra-mondain(..): dans la vie réell on appelle ela “effet” et non anubhava. » 20 « Au moment od les rites du mariage allaient s‘accomplir, distraite de sa pritre au dieu, Gaurt vit, wacée evant elle, Fimage de son époux avec la Gaga sur la téte;émue alors de rouble, de surprise, de colére et de pudeur, longtemps elle tarda, malgré les recommandations des vieilles femmes, &répandre sur Faimé une Poignée de fleurs. Puissent ces fleurs vous protéger! » ans ceute strophe atsibuée & Bhisa — et citée par S. L&vi, Le thétte indien, Paris, Champion, 1890, 22me tirage 1963 avec intod, de L, Renou (Bibl. de IEcole des Hautes Etudes, Sc. philologiques et historiques, 83) p. 159 — le rouble, la surprise, la col@re ct la pudeur sont les sentiments transitoires qu'éprouve Gaur, "'épouse de Siva, devant sa rvale, la d6esse Ganga ; 'amour -rat-est le sentiment permanent. 21 Ces uit sthayin sont respectivement les substrats des huit rasa : stgara , 'Amoureux, hasya , le Comi- que, karupa , le Pathétique, raudra, le Furieux, vira , 'Héroique, bhayanaka , le Terrible, brbhatsa , VOdieux, adbhuta , le Merveilleux. Nous n‘aborderons pas dans cet exposé la difficile question du nombre {des rasa dont on sait quelle est née d'une vive controverse portant sur Fexistence d'un neuvigme rasa : le Santa, autrement dit V'Apaisé. Nous suggérons donc a notre lecteur de se reporter & V. Raghavan, The ‘number of rasas, 2nd rev. and enlarged ed., Madras, Adyar Library and Research Center, 1967 ; et surtout, Le Ceeur-Miroir 141 Ces sthayibhava demeurent a l'état latent, sous forme de traces ou imprégna- tions -vasana-, dans le coeur de tout homme. Ils y ont été déposés comme autant de dispositions -samskdra- par l’expérience réelle vécue par chacun dans sa vie présente comme dans ses vies antérieures, ou bien encore par I’expérience fictive que I’on retire de la lecture de la Poésie ou de la contemplation du théa- tre, C’est pourquoi tout homme peut tout comprendre des sentiments qui sont interprétés sur le théatre. Ainsi le sthayin n’est-il rien d’autre qu’une sorte d’abstraction dormante qui trouve dans le jeu de I’acteur l’occasion de s’incarner : la combinaison des vibhava,des anubhava et des vyabhicaribhava le réactive et le fait exister & nouveau. De fait, si le rasasdtra omet de mentionner le sthayibhava, c’est aussi que ce dernier reléve du spectateur tandis qu’avec cette définition du rasa, le Natyasastra s’intéresse & ce qui se passe concrétement sur la scéne, du cété du personnage et de l’acteur, envisageant tout ce que ce dernier doit mettre en ceuvre pour donner le branle a ces émotions potentielles qui caractérisent, au thétre, le spectateur. Appréhendé dans le chatoiement de ses manifestations partielles, suggéré par les vibhava qui le suscitent, les anubhava qui l’expriment et les vyabhicarin qui le nuancent et l’accompagnent, le sthayin, et par conséquent le rasa dans lequel il culmine, est l’implicite tandis que la constellation des vibhava, anubhava et vyabhicarin est l’explicite. En outre, enseigne Abhinavagupta, il n’y a pas moyen de se méprendre : une certaine combinaison des trois facteurs —vibhava, anubhava et vyabhicarin — ne peut éveiller au coeur de celui qui assiste & la représentation qu’un sthayibhava déterminé et aucun autre : « Les anubhava, les vibhava, les vy- abhicarin, pris séparément, ne sont pas liés A un sth4yin particulier puisque Ton voit, par exemple (couler) des larmes qu’ont provoquées le bonheur ou bien une maladie de l’ceil, etc. ; puisque, par exemple, un tigre peut causer la colére ou la peur ; puisque I’on constate (par ailleurs) que fatigue et inquiétude peuvent accompagner plus d’un (sthayin ) tel que la fougue ou la peur. Mais l'ensemble (de ces facteurs), Iui, n’est pas susceptible de varier (quant & sa si- gnification). Ainsi, quand la disparition d’un proche est le déterminant, quand Ies lamentations et les larmes répandues sont les conséquents, quand l’anxiété et pour la pénétration de analyse, & M. Hulin, Le principe de lego dans la pensée indienne. La notion d'ahamkara , Paris, De Boccard, 1978, pp. 353 sqq. 142 Lyne Bansat-Boudon Vabattement sont les sentiments transitoires, c’est nécessairement de (ce sthayin qu’est le) chagrin qu’il s’agit 2 ». Quand il justifie ’emprunt du rasa @ I'Atharvaveda, révélant leur lien essen- tiel et comme leur homogénéité, Abhinavagupta fait du rasasitra le fondement de sa démonstration : « Et, dans l’Atharvana ? est essentielle la conjonction des anubhava (... 74) — ceux de cet officiant pareil A un acteur quand il ac- complit les rites propitiatoires et les rites destinés 4 causer la mort —, des vibhava dont (la réalité tient pour) I’essentiel a la concentration atteinte dés Pinstant od (les mots) “progéniture” et “ennemi” (sont prononcés par l’offi- ciant), et des vyabhicari (bhava) — fermeté, joie, etc— dont il fait réellement Vexpérience. Parce que le plaisir esthétique -carvand % - se manifeste sous les espaces de ce rasa qui consiste en la conjugaison des vibhava (anubhava et vya- bhicdribhava), on a dit qu’on le tirait de 1a (c’est-a-dire de l’Atharvaveda). Ces (vibhava ), etc., ne sont pas indifférents (au spectateur) et sont, par consé- quent, savourés. Et nous expliquerons qu’ils ne sont savourés que Ia (au théatre) 26 », Mais il y a encore cette autre raison : de méme que I’ Atharvaveda, recueil & la fois orthodoxe et presque tout entier consacré a l’aspect magique de I’action rituelle, s’écarte de la norme représentée par les trois autres Veda et l’outre- passe jusqu’a I’inverser parfois, de méme le rasa est-il cette expérience prodi- gicuse qui doit son intensité A son caractére extraordinaire -alaukika . Le mot Joka signifie le “monde”, la “vie ordinaire”. Aussi l’adjectif laukika qui en est dérivé a-t-il le sens de “mondain”, “ordinaire”, tandis que son anto- 22 ABh. ad NS VI rasasatra , vol. I, p. 282 (avec adoption des corrections apportées par Gnoli, op.cit, p. 20) ‘atranubhavanam vibhavanam vyabhicarinam ca prthak sthayini niyamo nasti | baspader anandaksirogadi- Jatvadarsanat | vyaghrades ca krodhabhayadihetutvat Sramacintader utsthabhayédyanckasahacaratvavaloka- ‘nat | sAmagrt tu na vyabhicarint | tatha hi bandhuvindso yatra vibhavah paridevitasrupatadis tv anubhavas cintadainyadis ca vyabhicart so "vasyam Soka evel 23 Atharvan est léponyme des pottes de TAtharvaveda, dod cet autre nom d'Atharvanaveda (avec détivation par vedahi initiate). 24 Ici e texte est corrompu, 25 Le terme fonctionne comme un synonyme de rasa. Il a pour acception premitre celle de “mastication” ‘comme le montre le Locana oi Abhinavagupta glose carvana par nigpldana ,littéralement “le fait d'Gcraser, dexprimer Ie suc”, comme on fait lorsque l'on mache une feuille de betel, Cf, Locana ad DhAL 118: ‘kavyatmakaSabdanispidanenaiva tac carvana dsyate, «La carvapa consiste en une mastication du verbe poétique.» 26 ABh ad NS117, vol. I, p. 14: Atharvanavede tu Santikamaranadikarmasu nafasyeva (asyartvijah (..) anubhavanam prajasatruprabhiytina ‘vadhanagrahanadind pradhanyat vibhavanam dhptipramodadivyabhicarinam ca paramarthasatam samaharanam pradhanam iti vibhavadisamagriraparasdtmakacarvanasambhava iti tatas tadgrahanam uktam iti /na tatastha evaite /ata eva rasyante /tatraiva ca rasyanta iti hi vaksyamah, Le Coeur-Miroir 143 nyme, alaukika, prend le sens contraire de “non-ordinaire”, lequel peut s*inter- préter en “extra-ordinaire”, ou “supra-mondain” — comme y invite son synonyme Jokottara — voire en “surnaturel”, pour peu que l’on tienne compte du lien, si fortement souligné, du rasa et de |’ Atharvaveda. Aussi bien I’expérience qu’au théatre l’on fait du rasa coincide-t-elle avec la daivi siddhi 27, ce succés véritablement divin dont la seule manifestation est le silence od la salle s’immobilise. Sous le charme, le public demeure comme in- terdit. Ainsi en est-il de celui qui assiste a la premiére représentation de Sakuntala : « Bien chanté, Madame ! La salle tout entiére est un tableau, di- rait-on, tant la mobilité de sa pensée est enchainée par la mélodie 28 », ou de cet autre, saisi par Mallarmé : « L’auditoire s’immobilisait dans une vacance au- dela, s’y figeait ». De méme, nous l’avons vu, la maya des Asura suspendit- elle, aux débuts du théatre, le geste et la parole des acteurs 29. Pouvoirs inouis et proprement magiques qui ne se déploient jamais mieux que sur la scéne : ces vibhava, anubhava, vyabhicaribhava, insiste Abhinava- gupta, ne sont savourés qu’au théatre, comme n’est savourée qu’au thédtre la Saveur -rasa- créée par leur synergie. THEORIE ESTHETIQUE Des trois protagonistes impliqués dans le processus esthétique, seuls le Po&te et le spectateur font l’expérience du rasa. En témoigne la notion centrale de ra- sasamkranti et le nom de patra — littéralement “instrument & boire” — que re- goit I’acteur. En effet, dans le “transvasement de la Saveur” qui s'opére du coeur du Po’te au coeur du spectateur, I’acteur n’est que la coupe insensible A la liqueur qu’elle renferme. Telle est du moins la position défendue par Abhi- navagupta contre d’autres commentateurs et théoriciens. Qu’adviendrait-il, en effet, de la représentation — car le rasa se définit comme un enchantement — si Pacteur, a l'image du public, se laissait fasciner et immobiliser par le jeu théatral dont il a l’entidre responsabilité ? C’est, conclut Abhinavagupta, le 27 Cf. NS XXVII 3a et 16-17. Il y a aussi une manus! siddhi, c'est-A-dire un succs humain dont il y a dix ‘manifestations. Six sont purement vocales deux variéiés du rire : rie léger et rire de moquerie, des exclamations telles que “bravo!” “ah ou bien encore un tumulte prolongé, Les quatre autres ‘ont corporelles : le spectateur laisse paraitre cette chair de poule qui, dans I'Inde, signifie le plaisir fe plus vif et le plus sensuel ; il se eve brusquement pour acclamer les acteurs, il 6te pitees de vétement et bijoux de prix pour les leur donner, ila un geste de la main qui manifeste son enthousiasme (NS XXII 3b - 5). 28 Sakuntala, prologue & Face I, prose aprés la strophe 4 29 Mallarmé, Crayonné au thédtre, dans (Euvres completes, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1945, p. 347. 144 Lyne Bansat-Boudon rythme méme du spectacle qui en serait brisé : « Si l’acteur était assujetti a Vexpérience du rasa, il serait pénétré par des émotions réelles au moment de jouer la mort, efc., et s’ensuivrait une interruption du tempo, etc. 30 » C'est dire que le jeu de l’acteur reléve d’une activité ininterrompue, tandis que le rasa est de l’ordre de la contemplation. Telle, l’expérience esthétique vécue par le Poate et le spectateur est fonda- mentalement la méme jusque dans la succession de ses phases. Deux textes sy- métriques en apportent la preuve : d’une part, un passage du Locana qui analy- se le rasa du point de vue du Poste — ici, Valmiki, le premier d’entre eux et auteur du Ramayana —, ainsi qu’il convient au commentaire d’un ouvrage de poétique ; d’autre part, un texte de I’ Abhinavabharatf od Abhinavagupta, exé- géte cette fois d’un traité du théatre, considére l’expérience esthétique du point de vue du spectateur. Le Locana évoque cet épisode du Ramayana (I 2) ot le Premier Podte, touché du chagrin que manifeste le male d’un couple d’oiseaux devant le corps sans vie de sa femelle tuée par un chasseur, transforme ce chagrin -Soka- en une émotion esthétique, aussitét maitrisée sous la forme d’un vers -Sloka-. Abhinavagupta observe alors : « Ce chagrin -soka - qui est le sthayibhava du Pathétique -karunarasa- (...) en vient a étre savouré en raison du processus d’identification -tanmayibhava- né de la sympathie -hydaya- samvada- qu’a produite la mastication répétée des anubhava, c’est-a-dire des cris qui s’élévent de ces vibhava (que sont la femelle morte et le male qui se lamente). Il en vient 4 prendre la forme du karunarasa qui est trés différent du chagrin de la vie ordinaire et dont l’essence ne peut étre complétement savourée que si l’esprit (du podte) est en fusion 3!. » Schéma que I’ Abhinavabharatt reprend en ces termes : « Une fois qu’ils se sont affranchis de l’amour et de la haine jusqu’A atteindre une certaine neutralité, et qu’ils sont capables, le miroir de leur coeur devenu limpide, de s’identifier (au spectacle), les spectateurs obtiennent de gofiter au rasa 32, » 30 ABh. ad NS VI 10, vol. 1, p. 263 sqg. : najasya hi rasabhavayoge maranadau tattvaveso layadibhangas ca syat. 31 Locana ad DBL 1, p. 85-86 : Yah Sokah sthayibhavo (...) sa eva tathabhitavibhavatadutthakrandadyanubhavacarvanaya hydayasam- vadatanmaytbhavanakramad asvadyamanatim pratipannah karunarasardpatim laukikasokavyatirikiam svacittadratisamaisvdyasdram pratipanna. 32 ABN ad NS, avataranika ad 119-127, p. 15 Migatardgadvesd madhyasthavrtaya nirmalaydayamakure sti tanmaybhavaneyogyatopeaabitrassvach samaji Le Coeur-Miroir 145 Dans I’un et I’autre cas, c’est bien le méme protocole : universalisation de l’émotion — on est exempt d’amour et de haine — grace a l’effet de distancia- tion que produit le jeu de l’acteur (signifié dans le Locana par les anubhava, objet de “mastication” pour le spectateur), puis “sympathie”, littéralement “cor- respondance des ceeurs” -hydayasamvada -, c’est-A-dire encore, nous le verrons, leur transformation en miroirs limpides, enfin identification -tanmaytbhava - culminant dans l’expérience du rasa . 1, DISTANCIATION Tout commence en effet avec le sddhdranikarana. Vocable qu’on pourrait traduire par “généralisation”, a condition toutefois de comprendre que le terme signifie la dépersonnalisation de 1’émotion, affranchie de toute référence au moi, et corrélativement son universalisation : elle peut dés lors étre partagée de tous. « Précédée du po&me, observe Abhinavagupta, l’activité de l’acteur s’enracine dans la conscience du Poéte, une fois qu’elle a atteint l’état de géné- ralité 33 », c’est-A-dire I’état de conscience oi s’opére la mise en mots d’une émotion épurée par la pratibhd — cette sorte d’inspiration ou de force inté- rieure qui place le Poéte au-dessus de l’humanité 4. Or, parmi toutes les conventions dramatiques, la présence sur la scéne d'un étre au statut ambigu qui n’est ni tout a fait ’acteur, ni tout a fait le person- nage, et la conscience qu’en a confusément le spectateur conservent a I’émotion du Podte son caractére en quelque sorte abstrait ou idéal. Tele la regoit le spec- tateur, préservée par la théatralité méme. Dans son commentaire, Abhinavagupta multiplie les analyses du mystére ob se fonde le théatre : l’acteur demeure sous le personage et le spectateur s’en souvient. Aussi n’est-ce « pas la joie ou la peine de cet homme-ci, en ce lieu et en cet instant, qu’il pergoit 35 » mais plutét un sentiment — i 33 ABh, ad NS VI38, vol. I, p.292 ‘avigatasddharantbhatasamvinmals ca kavyapurassaro natavyaparah, 34 Cf, ABh ad NS 11, vol. I, p.4: (.) kaver api svahydayayatanasatatoditapratibhabhidhanaparavagdevatinugrahothitavicitrdparvarthanirmana- Saktisatnal prajapater iva kimajanitajggatah «(..) au poete aussi qui, tel Prajépati quand il exéa le monde conformément & son désir, a le pouvoir de produire le sens, inoui et merveilleux, que suscie la faveur de cette divinté supréme de la Parole nommée Pratibha qui ne cesse de grandir dans ie cour (du pode), sa demeure. » 35 ABh ad NS VI rasasdtra , vol. I, p. 279 (avec les corrections proposées par Gnoli, op. cit, p. 16) asyaivatraivaitarhy eva ca sukham dubkham vet na bhavati pra, 146 Lyne Bansat-Boudon indifférencié, — en ce qu’il est hors temps, hors lieu, hors référence a tout in- dividu — et qui acc8de & l’universalité. « La perception qu’on a de l’acteur est occultée par le diadéme, la couronne, etc. Cependant, elle s'est auparavant si profondément inscrite dans la conscience. (du spectateur), que l’idée — suscitée pourtant par le po&me —qu’il est Rama ne parvient pas a la recouvrir (entigrement). Ainsi s’affranchit-on de l’espace et du temps propres & I’un et & Vautre (a l’acteur et 4 Rama) 36. » Conception dont on retrouve l’écho chez Mallarmé quand il évoque la tragédie dont l’objet est de « produire en un mi- lieu nul ou a peu prés les grandes poses humaines et comme notre plastique mo- rale 37 », L’imparfaite superposition des deux formes que sont I’acteur et le person- nage a encore un autre effet : le spectateur a du spectacle une perception dont on dit qu’elle est une perception quasi directe : pratyaksakalpapratiti. Dans ce “quasi” qui dit a la fois le simulacre et la conscience qu’on en a, dans ce “je ne sais quoi de direct” dont parle aussi Mallarmé 38, est le secret de I’Ilusion. La perfection du trompe-I’ceil n’est-elle pas dans la reconnaissance in extremis de ce qu’il est ? En effet, explique encore Abhinavagupta, s’il n’y a pas & proprement parler de perception directe de I’acteur, puisqu’il est masqué du personage, en re- vanche il y a, du personage, une perception directe déterminée par ces facteurs de particularisation que sont au héros son nom — Rama — et les exploits que ce nom connote >°, Absence de perception directe d’un étre réel — l’acteur — et perception directe d’un étre fictif — le personnage —: tel est le paradoxe dont rend compte la notion de pratyaksakalpapratiti. « Le théatre, remarque 36 ABh ad NS VI rasasdtra , vol I, p. 283 : ‘mukujapratisirsakadina tavan nafabuddhir Acchadyate | gAdhapraktanasamvitsamskarac ca kavya- ‘balantyamanapi na tatra ramadhir visramyati ata evobhayadesakalatyagah, 37 Mallarmé, op. cit.,p. 319. 38 Ibid 39 ABh ad NS 107, vol. I, p. 36. Afin de le rendre plus intelligible, nous avons résumé ce passage difficile, En voici le texte et la traduction {atha caharyavisesadina nivrte taddeSakalacaitramaitradinajaviSesapratyaksabhimane visesalesopakramena ca vind pratyaksdpravrtter ayate ramadisabdasyatropayogat prasiddhatadarthatayadaranlyacaritavacakasyasam- ‘bhavanamatranirakaranenanuv yavasdyasya pratyaksakalpanaiye (...) « Une représentation théatrale fait Yobjet d'une perception quasi directe : d'une part, en effet, la conscience de percevoir directement tel espace, tel temps, tel acteur — Caitra ou Maitra — s'est effacée du fait de tel cos- tel maquillage (imposant le personnage) ; dautre part, compte tenu qu'il n'y a pas de perception directe si Ton ne commence par (oflrir au spectateur) un minimum de particularisation, Yemploi de noms comme Rama, etc., qui dénotent, du fait de leur célébrité méme, d'admirables exploits, rend possible la ‘connaissance -anuvyavaséya~ (du personage par Ie spectateur). Dans cette représentation donc (...) » Le Coeur-Miroir 147 ailleurs Abhinavagupta, est l'objet d’une perception quasi directe en ce qu’il différe de ce que l’on connait pour le vrai et le faux dans la vie réelle “, » On voit comment I’Esthétique indienne cristallise en un concept ce que s’es- saie A dire ’Occident de Vinsaisissable mystére du théatre : « Ils veulent tous que ce soit le plus vrai possible... moins quelque chose d’indéfinissable qui fera que ce n’est pas vrai», enseigne la tenancitre du Balcon, cet autre théatre, & Pune de ses pensionnaires “1, Vérité qu’A son tour proclame haut et fort Lechy Elbernon, l’actrice qui, du théatre, n’ignore rien : « Attention ! Attention ! Il va arriver quelque chose! Quelque chose de pas vrai comme si c’était vrai ! 4 » Prenant pour exemple la scéne fameuse de Sakuntald oi l’acteur joue V’ef- froi de la gazelle que poursuit le roi Dusyanta, Abhinavagupta décrit le proces- sus au terme duquel le spectateur fait l’expérience de l’émotion esthétique, C’est-A-dire la fagon dont un sth4yibhdva — ici, bhaya : la peur — s’épure jusqu’a devenir le rasa correspondant — bhaydnaka : le Terrible — : « La peur en soi — une peur que ne délimitent plus ni le temps ni l’espace, par consé- quent différente des expériences (ordinaires) de peur telles que : “J’ai peur” ou “Mon ennemi, mon ami, quelqu’un qui m’est indifférent a peur”, que l'on re- connait pour une perception dépourvue d’obstacles puisqu’elle pénétre pour ainsi dire directement dans le coeur —, c’est le rasa_du Terrible qui danse, comme s’il était sous les yeux mémes (du spectateur). Dans une telle peur, le Soi [individuel] ne disparait pas entitrement, il n’est pas non plus directement manifesté ©. » Tandis que l’ego — sous les espéces du “je” et du “mien”, de ici et mainte- nant — s’abolit, le spectateur tend donc & s’affranchir de sa condition d’étre fini, Simultanément, Ia danse, Ie chant, la musique, la beauté des actrices, la décoration de la salle travaillent A ’enchanter, ce qui est un autre moyen de 40 ABh ad NS 1119, vol.I,p.41 : (natyam) pratyaksakalpinuv yavasdyavisayo lokaprasidahasatyasatyadivilaksanatvat, Notons que pratyaksa- alpanuvyavasaya aut ici pour pratyaksakalpapratt. 41 J Genet, Le Balcon, Cinquiéme tableau. 42 P. Claudel, PEchange, seconde version, ate I 43 ABh ad NS VI rasasotra, vol. p.278 .) bhayam eva param desakaladyanalingitam tata eva bhtto'ham into" yam Satrur vayasyo madhyastho (vadipratyayebhyo (..) vilaksanam nivighnaprattigrahyam saksad iva hydaye nivasamanam caksusor iva Viparivartamanam bhayanako rasah/tathavidhe hi bhaye natmalyantatiaskrto na visesataullikhitah. 148 Lyne Bansat-Boudon Varracher a la subjectivité “. Parce qu’ils sont beauté et plaisir purs, ces auxi liaires de 'abhinaya ont en effet vocation & pénétrer les cceurs 45 jusqu’a leur procurer I’oubli des préoccupations et des affects d’ordre mondain, les trans- formant en des miroirs capables de tout refléter de ce qu’on leur présente 4, « En sorte que méme un homme insensible -ahydaya- devient un homme sen- sible -sahydaya - en acquérant la limpidité du coeur -hrdayavaimalya - #7, » 2. SYMPATHIE Tel est en effet, signalé par l'image du cceur-miroir, le deuxitme moment du Processus esthétique : celui de la “sensibilité” -sahpdayatd - (littéralement “fait d’étre pourvu d’un coeur”, “cordialité”) ou bien — les termes sont syno- nymes 4* — celui de la Aympathie -hrdayasamvada-, (ittéralement “cor- respondance des cceurs”)]} car ce coeur bat A I’unisson d’un autre, celui du Poste. Equivalence maintes fois affirmée que déploie, dans le contexte général du kavya, cette définition du sabrdaya par Abhinavagupta : « Ceux qui ont la fa- culté de s’identifier & l'objet de 1a description, le miroir de leur coeur rendu 44 CE. ABh, ad NS VI rasasitra , vol. I, p. 280 nijasukhadivivastbhatas ca katham vastvantare samvidam visramayed iti tatpratyahavyapohanaya (...) ‘Modyaganavicitramandapapadavidagdhaganikadibhir uparafjanam samasritam, « Or, comment quelqu'un qui ne maitrise pas ses propres (sentiments) : bonheur, (peine), efc., pourrait-il Conduire sa conscience a s'arréter sur un autre objet” Afin déviter et obstacle, on a recours & ce plaisir que procurent des courtisanes accomplies, des salles ornées, et le chant, et la musique. » Voir également sur la mise en cuvre simultanée de Vabhinaya ct des arts auxiliaires — musique, chant, cte:—,eréatrice de rasa , ABh. ad NS V1 33, vol. I, p. 289 (...)tesam pratyaksocitaathavidhacarvanalabhaya najadiprakriya svagatakrodhasokadisankatahydayagranthi- ‘bhanjandya gildiprakriya ca munina viracit «(..) le Muni a preserit Temploi de Tacteur, fc. afin que Yon acctde & cette sorte de délectation -carvand- 4ui releve de la perception directe, et Yemploi du chant, etc, afin que soient coupés les necuds du carur ruéci par les sentiments — colére, chagrin, etc. — propres & chacun. » 45 Cf, ABh ad NS 1107, vol. I, p. 36 ‘rdyagitadyanusydtataya camatkdrasthinatvad dhydayanupravesayogyatvam (..) tan nalyam, « Dans la mesure od, entrecousu qu'il est du chant, ef, qui charme les coeurs -hrdya -, le théatre est le lieu ‘dun émerveillement, il est capable de pénéurer les cceurs. » 46 Cl. ABh ad NS 1107, vol. 1, p. 35 cité et traduit infra, p. 152. 47 ABh ad NS VI rasasitra , vo. 1, p. 280: yendhrdayo' pi hrdayavaimalyapraplya sahydaytkrivate. “8 sahrdayatva et hrdayasamvada sont des termes synonymes comme Fenseigne le Locana ad DhAL. 1 18, p. 155: hrdayasamvadiparaparyayasahydayawva Le Ceeur-Miroir 149 limpide par l’étude et la pratique assidue de la poésie, ceux-Ia, dont le ceeur ré- pond [a celui du Poéte], ce sont les sahrdaya *. » Une strophe de Sakuntala développe et explicite la symbolique du miroir dont la présence dans les textes — littéraires aussi bien que philosophiques — et dans la miniature fait un des topoi de la pensée indienne : « Une malédiction a fait que tu fus repoussée. Tant que sa mémoire fut enchainée, ton époux fut cruel. Cependant les ténébres se sont dissipées, et le moment est venu pour toi de régner sur lui. Le reflet ne s’inscrit pas & la surface d’un miroir quand l’éclat en est terni par la poussiére. Mais qu’elle soit limpide, il l’investit aisé- ment 50, » Ainsi l’image du cceur-miroir rendu a la limpidité signifie-t-elle la dissipa- tion du tamas, le principe ténébreux de la nescience, et I’émergence du sattva, principe lumineux de la conscience, de |’étre en soi. C’est dire aussi que le moi, s’effacant, laisse la place a la pure essence de l’étre, 4 l'ipséité absolue, au Soi- méme qu’est |’ dtman. 3. IDENTIFICATION Sensibilité qui est une spécularité od I’ego se résorbe, la sahpdayata culmine nécessairement dans I’identification -tanmayibhava- 51 du spectateur au spec- tacle, lui-méme projection du spectacle du monde. Au reste, I’effacement de l'opposition fondamentale du sujet et de l'objet est signifiée par le terme méme de tanmayibhava — littéralement “le fait d’étre constitué de cela” — ou celui, synonyme, de tadatmya “le fait d’étre cela” 2, 49 Locana ad DhAL, vptti ad 11, p. 38: _yesdin kavyanustianabhyasavasad visadibhate manomukure varnantyatanmaytbhavanayogyata te svahydaya- ‘samvadabhajah sahrdayah. Dans son Aesthetica in nuce (1929) — dans Essais d'esthétique, Paris, Gallimard, 1991, p. 48 —, Benedetto Croce a cette définition, écho de celle que pose Abhinavagupta : « L'amateur de poésie va directement au cceur du poétique avec lequel il sent son propre coeur battre & Tunisson, » 50° Sakuntala acte VIL, st. 32: ‘ipa asi praihattsmrirodharakse Dhartary apetatamasiprabhutd tavaiva | haya na marcchati malopahatapraside Suddhe tu darpanatalesulabhavakasa 1 51 Cf ABh ad NS 1107, vol. 1, p. 36: (..) Irdayasamvadatanmaytonavanasahakarioa prayokir «<(.) gre & Tacteur conribuant a identification (qu résulte) de la correspondance des eceurs...» 5? Droit es deux acceptions enregstées par les lexiques “identification avec cela” et “absorption dans cela". De fait Tidemtification est immersion : cf. cette strophe du Tantrdloka IIT 240 cité in Masson, J.L., Pathwardan, M.V., Santarasa and Abhinavagupta's Philosophy of Aesthetics, Poona, BORI, 1969, reprint 1985, p. 49° 150 Lyne Bansat-Boudon On y retrouve en effet, devenu concept par la grace de la composition nomi- nale, le tat tvam asi : “Toi -tvam-, tu es cela -tat-” des Upanisad, qui pro- clame I"identité du Soi individuel — I’ atman — et du Soi absolu — l'atman- brahman —, c’est-a-dire encore celle de "homme et du cosmos. « Accéder au brahman, enseigne le commentaire au Vakyapadiya, c’est simplement franchir le noeud de I’individualité qui fait dire : “le mien, moi” 8, » Ce raisonnement identificatoire tout entier organisé par la métaphore du mi- roir — puisqu’A l’origine du tanmayrbhava, il y a l’étape essentielle de la sahpdayata —, on le retrouve dans un texte de Vacaspati, la BhématT, au sein d'un des développements qu’elle consacre au probléme de l’individuation : «De méme que l'image inscrite (dans le miroir) n’est pas réellement distincte de la chose reflétée, de méme le Soi (individuel) sapient -vijaanatman- n'est pas réellement distinct du Soi supréme -paramatman- 54, » 4. RAVISSEMENT Le moi résorbé dans le Soi, le Soi individuel indistinct du Soi universel, toute finitude et toute dualité abolies : les conditions sont réunies pour que le spectateur fasse I’expérience supréme de la jouissance esthétique qui se dit rasa : saveur, ou carvand : délectation, et qui se définit encore comme ca- matkara : émerveillement, ananda : félicité, nirvyti : sérénité, atmavisranti : repos dans le Soi, sa propre essence et I’essence du monde. Il y a Ia une pensée dont la comparaison avec les théories modemes, et en particulier avec I’ “esthé- tique de la réception” élaborée par I’ “école de Constance”, fait éclater la cohérence et la modernité. « En face de l’objet esthétique irréel, (le sujet) peut jouir aussi bien de l'objet que son plaisir lui découvre de plus en plus que de son moi propre qui, par cette activité, se sent libéré de son existence quotidien- ne. La jouissance esthétique s’accomplit donc toujours dans une relation dialec- _yesam na tanmaytohatis te dehadinimajjanam | vidanto’ magnasamvinmands (v ahgdaya iti «Ceux qui ne sidentifient pas, ceux qui ne connaissent pas Timmersion -nimajjana- du corps, etc., et desquels lintellect (non plus) — ce moyen de connaissance — n'est pas immergé, ceux-Ia sont dits insensibles. » 53 Commentaire d’Harivstsabha au Vakyapadiya de Bhartshari (I 5) ‘maméham ityahatkaragranthisamatikramamatram brahmanah praptib. Nous avons repris la traduction de M. Biardeau, Publications de l'Institut de Civilisation Indienne XXIV, Paris, De Boccard, 1964, p. 33, 34° Bhamatr 141 ‘yatha hi samaropitam pratibimbam bimban na vastuto bhidyate tatha na paramatmano vijnanaima vastuto bhidyata iti. La traduction, ponctuellement remaniée, est de M. Hulin, op, cit, p. 257. Le Cceur-Miroir 151 tique de jouissance de soi-méme dans la jouissance de l’autre » : a prés d’un millénaire de distance, cette formule de Hans Robert Jauss, chef de file de P’école allemande, sonne comme une conclusion aux raisonnements indiens sur Vexpérience esthétique 55. ESTHETIQUE ET MYSTIQUE Un bonheur ébloui, savoureux et paisible, tel est le rasa qui soustrait le spec- tateur au temps pour l’installer dans l’éternité — fit-elle I’éternité provisoire de la représentation. « Le repos, ainsi que dit Marsile Ficin, est tout entier dans Vétemité. » Encore s’agit-il d’un bonheur et d’un repos frémissants ainsi que le veut le concept méme de sensibilité -sahydayata- et celui, connexe, d’émerveil- lement -camatkara. Car le coeur-miroir dont est doué le sahydaya est aussi un coeur qui bat : « La vibration du coeur, lit-on dans le Tantraloka, c’est ce que I’on appelle le pouvoir de félicité -ananda - qui fait qu’un étre est pourvu d’un cour 56 ». Bt dans le PardtrimSsikavivarana : « L’inertie n’est pas autre chose qu’une totale absence d’émerveillement et (inversement) ce qu’on appelle “sensibilité” -sa- hydayata- ne consiste qu’en une immersion dans un intense émerveillement od l’énergie virile est en état de tumulte 57, » Ces définitions, données dans des textes spéculatifs — tous deux d’Abhinavagupta —, confirment qu’esthétique et mystique ont des objets com- muns et que le rasa, plus encore qu’une jouissance, est une extase. En té- moigne, célébrant Siva, — Seigneur supréme (Maheévara) et Prince des acteurs (Nataraja) — la premitre des strophes propitiatoires qu’ Abhinavagupta, son dé- vot, place en exergue de son commentaire au Nafyasastra : « De ceux qui s’identifient (au spectacle) par la correspondance des ceeurs, II obtient — Lui qui poss&de en partage les classes de Sakti merveilleusement variées distribuées en niveaux — qu’aussitét ils s’enchantent de la transformation supréme oi l’on 55 HR Jauss,” La jouissance esthétique”, dans Poétique , 39, p. 270. 56 Tantrloka 1 200 (..) yasau hydaye spandamanata | AnandaSaktihsaivokis yatahsafydayajanah 57 Abhinavagupta, Paratrimsikavivarana , pp. 45-49 : sarvato hy acamatkare jadataiva | adhikacamatkardvesa eva viryaksobhatma salydayatocyate. Nous avons reproduit la traduction de M, Hulin, op. cit, p. 327. 152 Lyne Bansat-Boudon est joie vibrante. Entre tous, je Le salue, Celui qui se pare du croissant de la lune 5, » De méme ce long passage a la fin du commentaire au premier chapitre, par- fait résumé de la théorie du rasa telle qu’elle s’élabore dans le contexte du thédtre : « Mais, au théatre, chacun des spectateurs, loin d’éprouver aucune in- clination A penser : “Aujourd’hui, je vais accomplir quelque chose de réel”, pense plutét : “Aujourd’hui, je vais voir et entendre une chose extraordinaire, une chose qui mérite mon attention, d’oi le déplaisir est tout a fait absent, dont essence est faite d’exultation et qui est partagée par toute l’assistance”. Son cceur devient alors comme un miroir limpide car, 4 savourer les chants et la musique appropriés, les préoccupations d’ordre mondain ont été oubliées, et il peut s’identifier au chagrin, a la joie, 4 n’importe lequel (des sentiments) qui surgissent (en lui) & contempler le jeu des acteurs qui commence avec la sic. A écouter le texte dramatique, A voir entrer les différents personages, se produit alors une connaissance (intuitive et immédiate) de ce que sont par exemple Rama et Ravana, connaissance que ne circonscrit aucune appartenance a un lieu ow A un temps déterming (...). Son esprit, empli d’émerveillement pour avoir pénétré au ceeur des exploits (de Rama, etc.), prend, pour les cing ou six jours (de la représentation), la forme de son propre Soi -svatman- et il voit I’univers entier & travers Ini 59, » Au-dela des affinités cependant, ces deux textes laissent aussi transparaitre en filigrane les traits qui distinguent l'expérience esthétique de l"expérience mys- tique. Condition nécessaire A son accomplissement, la dimension collective de l’ex- Périence esthétique, telle du moins qu’elle se réalise au théatre, est le premier de ces traits : « Dans les grandes réunions (...), la masse des rayons de notre propre conscience effervescente est reflétée dans celle des autres comme en 58 ABh ad NS 11, vol. I, p. 1: ‘yas fanmayan hydayasam vadanakramena drak citrasaktiganabhamividhagabhagt | harsollasaparavikarajussh karoti vandetamém tam aham indukalavatamsam 0 59 ABh, ad NS I 107, vol. I, p. 35: nalye tu paramarthikam kim cid adya me krtyam bhavisyatty evambhatabhisamdhisamskarabhavat sarva- parisatsadharanapramodaséraparyantavirasanadaranlyalokottaradarsanasravanayog! bhavisyamity abhisam-

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