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Grecs ?
Catégorie : Habari — admin @ 9:00
L’accent mis par Achille Lazarou sur l’origine grecque des Aroumains ne peut
être compris que dans la perspective d’une thèse plus globale, à savoir leur
appartenance tout au long de l’histoire à la «nation hellénique», malgré
l’«accident» provoqué par la présence romaine dans les Balkans. Cette thèse,
explicitement soutenue à plusieurs reprises, est plutôt politique qu’historique, la
projection rétrospective, de manière systématique, d’une notion moderne comme
celle de nation et l’interprétation en termes d’«accidents» des ruptures majeurs
survenues au cours du temps étant difficile à accepter aujourd’hui d’un point de
vue historique. Comment se fait-il, cependant, que ces «Grecs valaquophones»,
comme les appelle l’auteur, parlent depuis une vingtaine de siècles une langue
différente du grec et se disent eux-mêmes aroumains.
Le bilinguisme, tel qu’il ressort des indications d’Achille Lazarou, serait donc
chez les Aroumains un phénomène historique quasi-continu et, socialement,
plutôt homogène puisque aucune différenciation n’est signalée en ce sens. Enfin,
le fait que l’aroumain ne pouvait jouer que le rôle de langue maternelle (ou plutôt
de première langue) dans ce bilinguisme n’est jamais mentionné non plus. Inutile
de s’attarder sur les raisons pour lesquelles l’idée de la perpétuation pendant
vingt siècles d’un «peuple bilingue» n’est pas acceptable. Nous nous tiendrons
par conséquent à quelques observations sur la période à partir de laquelle on
peut parler de bilinguisme chez les Aroumains et sur les facteurs institutionnels
qui ont déterminé la différence fonctionnelle, de plus en plus au détriment de
l’aroumain, caractérisant ce bilinguisme.
Tant les Aroumains, désormais essaimés dans plusieurs Etats, que les autres
communautés nationales minoritaires ont été d’emblée soumis aux pressions
des autorités, visant leur assimilation, parfois dans des conditions humiliantes.
Souvent abusif même pour certaines minorités nationales (dont la conscience
nationale n’était pas toujours fixée au départ), le terme de dénationalisation,
couramment utilisé à l’Est pour désigner ce type d’assimilation, ne nous semble
pas adéquat pour les Aroumains. Répétons-le, ils n’ont pas affirmé une
conscience nationale propre [6]. Ceci ne veut pas dire qu’ils étaient moins
attachés à leur conscience ethnolinguistique que leurs semblables à leur
conscience nationale (souvent de date récente), ni qu’ils ont moins souffert à
cause de la limitation, la déformation ou la négation de leur conscience
ethnolinguistique, ni que cette dernière les a empêchés d’accéder à la
conscience politique moderne. Bien au contraire, le fait que les Aroumains n’ont
pas affirmé de conscience nationale propre peut être interprété comme le signe
de l’existence d’une conscience politique moderne très aiguë parmi ses élites,
qui étaient, par exemple, favorables, à la veille de la désagrégation définitive de
l’Empire ottoman dans la région, à une solution de type fédéral pour la
Macédoine : la manifestation au grand jour d’un nationalisme aroumain,
réclamant un Etat propre, aurait pu entraîner à tout instant des massacres à
grande échelle, l’exode massif, la soumission forcée [7].
Jusqu’à nos jours, la situation des Aroumains dans les nations et les Etats
balkaniques est unique dans son genre pour deux raisons indissociables. D’une
part, parce que leur conscience ethnolinguistique, non doublée d’une conscience
nationale à part, ne constituait pas un obstacle majeur, de leur point de vue,
dans l’intégration à la vie sociale, économique, culturelle ou politique de ces
nations. Cette intégration a été plutôt rapide et réussie (surtout en milieu urbain,
puisque les villages aroumains se situaient dans les zones économiquement
défavorisées, de surcroît marginalisées dans la configuration étatique
postottomane) malgré les obstacles auxquels ils ont dû faire face du fait de leur
non-appartenance aux nations majoritaires. D’autre part, l’intégration n’impliquait
guère chez les Aroumains l’abandon de leur langue (même si elle allait entraîner
son déclin) et n’interférait pas sur leur conscience ethnolinguistique qui marquait
leur différence par rapport aux autres. Pour eux, a priori, cette conscience
ethnolinguistique n’était pas incompatible avec la conscience nationale de la
population de l’Etat où ils vivaient. D’ailleurs, bien des Aroumains ont même
adhéré au nationalisme ambiant. Ceci ne les a pas empêché de continuer à
parler leur langue et de conserver intacte la conscience de leur particularité, pour
eux d’ordre ethnolinguistique essentiellement, malgré le fait que la conscience
nationale majoritaire avait comme point de départ et comme référence privilégiée
une conscience ethnolinguistique différente. C’est la raison pour laquelle ils ont
intrigué bien des leurs conationaux. En revanche, les Aroumains qui perdaient
leur langue, perdaient automatiquement aussi leur conscience ethnolinguistique
et adoptaient rapidement la conscience nationale majoritaire. Leur assimilation
était d’autant plus aisée qu’ils appartenaient (contrairement aux juifs, par
exemple, auxquels ils étaient parfois associés) à la religion majoritaire,
orthodoxe, et qu’ils avaient en commun avec la société majoritaire de nombreuse
références historiques et culturelles. Par conséquent, les Aroumains qui ont
perdu définitivement leur langue maternelle sont tout aussi faciles ou difficiles à
mobiliser pour une cause nationale que les autres membres de la nation, tandis
que pour les Aroumains qui ont conservé la langue, une telle mobilisation ne
signifie pas l’abandon de leur conscience ethnolinguistique, donc la perte de leur
spécificité. En soi, le particularisme aroumain n’est pas récupérable dans la
perspective d’une cause nationale, telle que cette dernière peut être conçue par
ses partisans nationalistes. Pour ce qui est du nationalisme, majoritaire comme
minoritaire, la position de Ernest Gellner, très pertinente dans le contexte
balkanique, mérite d’être rappelée. L’anthropologue britannique définit le
nationalisme comme «un principe politique qui affirme que l’unité politique et
l’unité nationale doivent être congruentes», comme «une théorie de la légitimité
politique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limites
politiques» . Considérés en termes de communauté distincte, les Aroumains
constituent à bien des égards une exception dans le Sud-Est européen, région
dominée pendant la période moderne par des tensions et des affrontements
ininterrompus entre forces et passions nationalistes tout aussi dérisoires en
temps de paix que criminelles en temps de guerre.
Hier plus roumains que les Roumains, aujourd’hui plus grecs que les Grecs?
Nicolas Trifon
NOTES
[1] Ed. Institut for Balkan Studies, Thessalonique, 1986 (en français).
[3] Ceci ne les empêcha pas de conserver leur langue et de la cultiver, parfois en
même temps que le grec : le premier manuel conséquent de grammaire
aroumaine, paru à Vienne en 1813, est rédigé en aroumain, grec et allemand.
[7] Le drame actuel des Musulmans de Bosnie (devenus «nationalité» par décret
sous Tito en 1968) et la situation précaire de la République de Macédoine
(proclamée par Tito en 1945) mettent en évidence un aspect de la réalité
balkanique auquel les Aroumains ont été aussi confrontés il y a plus d’un siècle.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
WINNIFRITH, T.J. : The Vlachs, the history of a Balkan people, Londres, 1987.