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Les Aroumains, plus grecs que les

Grecs ?
Catégorie : Habari — admin @ 9:00

Excellent connaisseur de la langue aroumaine et bien familiarisé avec


l’abondante bibliographie dans ce domaine, Achille Lazarou présente dans son
livre intitulé L’Aroumain dans ses rapports avec le grec [1] toute une série de
matériaux et d’analyses à propos de l’influence du grec sur l’aroumain. Sa
contribution est bienvenue dans la mesure où l’influence grecque a été peu
étudiée jusqu’à présent, les chercheurs qui se sont penchés sur l’aroumain ayant
été intrigués avant tout par le maintien de cette langue romane dans un contexte
géolinguistique dominé par le grec, l’albanais, le bulgare, le macédonien ou le
serbe, les langues officielles des Etats balkaniques de nos jours. Avant d’aborder
l’influence proprement dite du grec sur l’aroumain – traitée dans le dernier tiers
du livre –, l’auteur se propose d’établir l’origine de l’aroumain, en fait de ses
locuteurs. Ceci le conduit à des affirmations catégoriques plutôt surprenantes
dans un domaine de l’histoire où les hypothèses et la discussion sont de rigueur,
étant donné l’absence de documents fiables sur les Aroumains jusqu’au Xe
siècle et leur rareté pour la période qui suit. Parallèlement, il se prononce sur la
nature, la fonction et le statut de la langue aroumaine dans des termes non
moins catégoriques, ce qui l’entraîne à avancer des conclusions plutôt insolites
dans le domaine auquel il se réfère, à savoir la linguistique.

Sa thèse est la suivante : «En conclusion (…) nous tirons la conséquence,


évidente selon nous, que les Aroumains eux aussi sont de purs Grecs, tout
autant que ceux d’autres régions, et qu’ils furent bilingues, ou même parlèrent
une autre langue à cause d’accidents survenus dans leur nation.» (P. 103.) Ce
qui est troublant avec cette thèse, en soi contestable comme nous le verrons
plus loin, c’est la cohérence de l’argumentation fournie tout au long du livre dès
lors qu’on l’envisage dans le contexte des récentes formes de manifestation du
nationalisme grec et des prises de position de la classe politique grecque dans
ce domaine. A bien des égards, dans ce livre, thèse de doctorat à l’origine, paru
il y a huit ans, Achille Lazarou fait oeuvre de pionnier puisqu’il anticipe, inspire et
justifie certains thèmes forts et arguments nationalistes véhiculés de nos jours en
Grèce. Son examen critique nous permettra, par ailleurs, de présenter la
«question aroumaine» dans les Balkans. Elle mérite, nous semble-t-il, d’être
mieux connue.

Les Aroumains : autochtones, c’est-à-dire grecs

Il existe traditionnellement deux hypothèses concernant l’origine des Aroumains


de Macédoine, Epire et Thessalie, régions dans lesquelles ils vivent jusqu’à nos
jours et où ils sont attestés à partir du Xe siècle. Pour certains spécialistes, ils
seraient les continuateurs de la population romanisée dès l’Antiquité – la
Macédoine devient province romaine en 146 av. J.-C. Pour d’autres, surtout des
linguistes, ils proviendraient du nord de ces régions, où ils auraient connu un
processus de romanisation similaire à celui des habitants de la Dace, province
romaine entre 106 et 271 avant de descendre vers le sud, en se détachant ainsi
des futurs Roumains. Achille Lazarou adopte la première hypothèse, plus
vraisemblable, en effet, même si elle n’est pas confirmée par des documents
historiques, et qui peut d’ailleurs être combinée avec la première (tant l’aroumain
que le roumain constituent des branches de la romanité orientale, même si leurs
locuteurs n’ont pas constitué au long de l’histoire un bloc homogène). Mais il va
plus loin. Après avoir élevé au rang d’évidence ce qui ne constitue qu’une
hypothèse plausible, il précise que les Aroumains, étant autochtones, ne
pouvaient être que grecs. A l’appui de ses dires il cite dès l’Introduction (p. 14 et
15) plusieurs auteurs grecs. «… La masse principale des Koutsovalaques
[Aroumains] du Pinde [massif montagneux dans le nord de la Grèce] est du point
de vue racial grecque.» (Kolias, 1969.) «… Les Koutsovalaques sont des
habitants autochtones des régions actuelles depuis les temps les plus anciens,
ayant subi à un moindre degré, en comparaison des autres Grecs, le
changement de leur race dû à un mélange quelconque…» (Katsougiannis,
1964.) En faisant remarquer que ses prédécesseurs n’ont pas approfondi
suffisamment le problème, Achille Lazarou se propose de démontrer
scientifiquement l’origine purement grecque des Aroumains. Le résultat est
douteux. «Bien sûr les savants contemporains ne mettent pas en doute le
caractère hellénique des Epirotes, ni des Macédoniens.» (p. 45), note-t-il à
propos des débuts de l’administration romaine dans les Balkans. Or, entre une
considération d’ordre général tel le «caractère hellénique» et la structure
ethnolinguistique effective pendant cette période en Macédoine et en Epire
(impossible à reconstituer avec exactitude à partir des données disponibles) il y a
une distance dont Achille Lazarou ne tient guère compte. Les mêmes savants
évoquent aussi la présence des Thraces en Macédoine tandis qu’Achille Lazarou
lui-même mentionne l’existence des tribus illyriennes en Epire lors de l’arrivée
des Romains (p. 26-27). Il se contente d’attirer l’attention sur le fait que
l’«adoption de la langue latine (…) n’est pas signalée chez les peuples non
développés (…) comme les Illyriens et les Thraces» (p. 44), en omettant de
mentionner que les documents de l’époque ne mentionnent pas non plus la
romanisation d’une partie de la population grecque et surtout de rappeler que les
spécialistes qui se sont penchés sur la question présentent les Aroumains
comme descendants surtout des Thraces et des Illyriens romanisés.

En laissant de côté les spéculations ethno-raciales, on peut considérer que les


Aroumains étaient à l’origine surtout des Grecs. Pour qu’une telle hypothèse ait
un sens il faudrait que la notion de «grecs» soit précisée à son tour. Pour l’auteur
la «nation grecque», plusieurs fois évoquée, constitue cependant une catégorie
très élastique ayant traversé inchangée l’histoire depuis l’Antiquité jusqu’à nos
jours en passant par les périodes ottomane et byzantine. Sans doute, existe-t-il
une continuité grecque, mais elle est moins d’ordre génétique (combien des
ancêtres des Grecs de nos jours ne sont-ils slaves, albanais ou turcs?) que
d’ordre linguistique, la langue grecque ayant connu des changements limités
pendant sa longue existence. Cette continuité est d’autant plus remarquable que
la présence grecque sur trois continents pendant des siècles n’a jamais conduit à
un aggrandissement sensible de l’espace hellénophone. En général, les Grecs
n’ont pas cherché à imposer leur langue tandis que leurs activités commerciales,
politiques, administratives ou culturelles n’ont pas entraîné l’adoption massive de
la langue grecque par les populations avec lesquelles ils étaient en contact –
comme ce fut le cas, par exemple, des langues romanes. En revanche, des
secteurs prestigieux des élites de ces populations adoptaient fréquemment le
grec [2].

L’accent mis par Achille Lazarou sur l’origine grecque des Aroumains ne peut
être compris que dans la perspective d’une thèse plus globale, à savoir leur
appartenance tout au long de l’histoire à la «nation hellénique», malgré
l’«accident» provoqué par la présence romaine dans les Balkans. Cette thèse,
explicitement soutenue à plusieurs reprises, est plutôt politique qu’historique, la
projection rétrospective, de manière systématique, d’une notion moderne comme
celle de nation et l’interprétation en termes d’«accidents» des ruptures majeurs
survenues au cours du temps étant difficile à accepter aujourd’hui d’un point de
vue historique. Comment se fait-il, cependant, que ces «Grecs valaquophones»,
comme les appelle l’auteur, parlent depuis une vingtaine de siècles une langue
différente du grec et se disent eux-mêmes aroumains.

L’aroumain : ni langue ni dialecte…

Pour écarter cette objection, de taille, Achille Lazarou avance un double


argument : l’aroumain n’est pas une langue à proprement parler, et les
Aroumains sont et ont été – à de rares exceptions près, mais précisées –
bilingues. Parmi les linguistes qui ont traité le problème, il y a deux positions sur
le statut de l’aroumain : les uns le considèrent comme un dialecte du roumain
commun, les autres comme une langue romane à part. En effet, la parenté
structurale entre le roumain et l’aroumain est frappante, mais les différences
entre les deux sont suffisamment importantes pour empêcher la communication
courante entre leurs locuteurs. Après avoir présenté dans le détail ces positions,
Achille Lazarou conclut ainsi : «même la caractérisation de l’aroumain en tant
que dialecte dérivé du roumain n’est pas du tout justifiée», l’aroumain étant «tout
simplement, un idiome roman» (p. 118). Idiome est un terme générique utilisé
pour désigner indistinctement une langue, un dialecte ou un patois. N’étant ni
langue indépendante ni («même») dialecte, d’après Achille Lazarou, l’aroumain
ne peut être donc qu’un patois. Un patois (encore) vivant d’une langue morte
depuis longtemps, le latin.

Dans la décision d’établir la qualité de langue ou de dialecte d’un idiome


interviennent nécessairement certains critères extralinguistiques. Par exemple,
ce ne sont pas les conclusions unanimes des linguistes en Roumanie qui ont
décidé en dernière instance que l’aroumain est un dialecte. Une telle décision
relève en dernière instance des facteurs historiques et des velléités politiques qui
sous-tendent le discours national roumain. L’accord ou le désaccord des
linguistes n’y est pas pour grand-chose et les plus sérieux d’entre eux
reconnaissent n’avoir pas les critères pertinents pour décider dans ce domaine.
En revanche, le fait d’opposer un idiome à une langue et d’établir une hiérarchie
entre les deux est une opération soit pseudolinguistique, dans la mesure ou elle
fait abstraction délibérément des connaissances acquises dans cette discipline,
soit prélinguistique, dans la mesure où elle ignore purement et simplement ces
connaissances. Cette opération, qui a une fonction discriminatoire flagrante,
s’appuie sur une conviction naïve (mais pas toujours innocente) tout aussi
répandue que non fondée, qui nie la qualité de langue aux idiomes dont les
locuteurs ne sont pas organisés en Etats distincts ou ne sont pas reconnus
comme groupes nationaux particuliers dans les Etats où ils vivent. En vertu de ce
raisonnement, jusqu’à une date récente, voire parfois encore de nos jours, la
majorité des habitants d’Afrique ou de l’Amérique latine ne parlaient que des
patois, tandis qu’en Europe le basque par exemple ne serait une langue que
depuis que les autorités espagnoles et françaises l’ont reconnue comme telle.

Le bilinguisme des Aroumains est l’argument le plus fréquemment invoqué par


l’auteur : l’aroumain ne serait qu’une sorte d’idiome roman parce que ceux qui le
parlent ont utilisé et utilisent aussi une langue au sens plein du terme, à savoir le
grec. Sous l’occupation romaine, «la langue hellénique des Epirotes et des
Macédoniens fut durement éprouvée, et le bilinguisme s’imposa; et même, de
façon éphémère, la langue latine l’emporta en quelques endroits» (p. 47) «Le
même peuple qui habitait là [dans le Pinde], peu après que les Romains se sont
établis, devint bilingue, mais parlait surtout la langue de ses pères comme étant
la sienne; il resta bilingue par la suite, même lorsque la langue latine fut utilisée
petit à petit dans le langage courant. C’est ce qui nous donne les Valaques» (p.
47). «Les Aroumains parlant aussi le grec ne sentirent pas le besoin de cultiver
le latin vulgaire. Inversement, les Daces [dans la future Roumanie] s’emparèrent
de la nouvelle langue comme seul moyen d’expression» (p. 118). Pendant cette
période «le bilinguisme était général», «très remarqué chez les lettrés d’origine
romaine et grecque» (p. 47). Enfin, l’auteur fait remarquer, en citant Gyoni, que
«tout porte à croire que les Valaques doivent avoir été bilingues pendant toute
leur histoire. Dans ces conditions, il est relativement facile de supposer
l’abandon d’une langue et l’adoption d’une autre» (p. 81).

Le bilinguisme, tel qu’il ressort des indications d’Achille Lazarou, serait donc
chez les Aroumains un phénomène historique quasi-continu et, socialement,
plutôt homogène puisque aucune différenciation n’est signalée en ce sens. Enfin,
le fait que l’aroumain ne pouvait jouer que le rôle de langue maternelle (ou plutôt
de première langue) dans ce bilinguisme n’est jamais mentionné non plus. Inutile
de s’attarder sur les raisons pour lesquelles l’idée de la perpétuation pendant
vingt siècles d’un «peuple bilingue» n’est pas acceptable. Nous nous tiendrons
par conséquent à quelques observations sur la période à partir de laquelle on
peut parler de bilinguisme chez les Aroumains et sur les facteurs institutionnels
qui ont déterminé la différence fonctionnelle, de plus en plus au détriment de
l’aroumain, caractérisant ce bilinguisme.

Le bilinguisme chez les Aroumains et le déclin de leur langue maternelle

Langue officielle de l’Empire byzantin, le grec va continuer, après sa chute, à


remplir des fonctions considérables grâce et à travers le «millet» chrétien mis en
place par les Turcs. Dans les limites tracées par le pouvoir ottoman, et sous son
contrôle, la langue grecque joue un rôle hégémonique non seulement sur le plan
religieux, parmi les orthodoxes, mais aussi dans les domaines culturel ou
commercial. Elle constitue un pôle d’attraction, une référence commune et dans
certains cas un moyen de communication indispensable pour les populations
orthodoxes de l’Empire. Dans les Balkans, les Aroumains ne font pas exception.
Leur langue liturgique est le grec, les artisans, dans leurs déplacements (où ils
sont rarement accompagnés par leur famille), les aubergistes et les
commerçants, petits et grands, répandus dans les Balkans et présents jusqu’à
Vienne, Poznan, Budapest, Brasov ou Bucarest, ont souvent recours au grec. On
ne saurait parler de bilinguisme pour l’ensemble des Aroumains. Les paroissiens
aroumains n’étaient pas plus bilingues que les Allemands qui écoutaient la
messe en latin ou les Roumains qui la suivaient en slavon. Les Aroumains en
contact fréquent avec les Grecs et surtout ceux établis à l’étranger, qui passent
souvent pour des Grecs (terme générique désignant, chez les «Latins», les
orthodoxes de l’Empire ottoman)[3], ne représentent qu’une minorité par rapport
aux masses compactes des Aroumains des régions montagneuses de la
Macédoine ou de l’Epire, des régions qui constituent des sources d’immigration
permanente jusqu’aux années 60 de ce siècle. Si en parlant d’une langue on se
réfère à la majorité de ses locuteurs, les Aroumains, pendant la période
ottomane, n’étaient pas plus bilingues que les Grecs et les Romains de la basse
Antiquité dont seuls les lettrés maîtrisaient le grec et le latin. Le bilinguisme
s’impose progressivement à partir de la deuxième partie du siècle dernier, au fur
et à mesure que les régions traditionnellement habitées par les Aroumains
entrent dans la composition des nouveaux Etats nationaux. Fondé en 1830, l’Etat
grec obtient la Thessalie et le sud de l’Epire en 1881, et la Macédoine est
partagée entre la Serbie, la Grèce et la Bulgarie en 1913, tandis que le nord de
l’Epire reviendra à l’Albanie. Composante significative, regroupée surtout dans
les zones d’accès difficile, la population aroumaine ne constitue pas une
majorité, même relative, dans aucune de ces régions historiques, et à plus forte
raison à l’échelle des Etats nationaux en formation. Elle ne peut pas tenter de
jouer un rôle national à part, en tout cas rien n’atteste chez eux l’existence d’un
mouvement nationaliste comparable à ceux qui s’affrontaient dans la région en
ce temps. Même si elle leur a permis, notamment sur le plan culturel, de sortir de
leur isolement, l’assistance accordée par l’Etat roumain à partir de 1862 n’offrait
pas aux Aroumains une perspective claire : ni politique (l’Etat roumain n’était pas
limitrophe avec les régions où vivaient les Aroumains) ni linguistique (en
promouvant la langue roumaine dans les écoles qu’il finançait, l’Etat roumain ne
contribuait pas à la consolidation de l’élément aroumain local mais à la
roumanisation d’une partie des Aroumains, dont beaucoup émigreront ensuite en
Roumanie).

La situation de l’aroumain dans le nouveau bilinguisme était d’emblée


défavorable, ses locuteurs ne bénéficiant d’aucun statut juridique qui puisse leur
permettre d’utiliser et de cultiver leur langue en dehors de la sphère strictement
privée. Les Aroumains ne sont pas reconnus comme minorité nationale dans les
Etats où ils vivent et ne constituent nulle part une entité nationale à part tandis
que l’Etat roumain les soutient comme roumains et non pas comme aroumains.
Leur langue n’est pas enseignée à l’école, n’a pas de support écrit courant, est
ignorée par les instances administratives et considérée d’ordinaire comme un
obscur patois utilisé par une population (des rustres bergers ou des habiles
commerçants) dont l’origine et l’appartenance ethnique ne sont pas moins
obscures.

Tout en perdant du terrain, l’aroumain se maintient pendant l’entre-deux-guerres.


La situation deviendra plus critique après la guerre. Le processus d’intégration
des Aroumains à la société majoritaire (grecque, bulgare, macédonienne ou
serbe), continu depuis plus d’un siècle, se généralise et se traduit de plus en plus
par la perte de leur langue maternelle. Les structures traditionnelles, familiales et
communautaires, surtout rurales, qui constituaient le vivier de cette langue se
désagrègent rapidement dans le contexte de la modernisation, accélérée
pendant les années 60. L’absence de l’aroumain dans des institutions aussi
omniprésentes et toutes-puissantes dans les sociétés de nos jours que l’école, la
radio et la télévision conduit inexorablement à sa disparition progressive. Le
bilinguisme actuel de beaucoup des Aroumains parmi ceux, peu nombreux, qui
ont pu conserver leur langue maternelle risque donc d’être de courte durée…

La grécité des Aroumains : de la digression à la diversion

Si l’on considère la situation actuelle de la langue aroumaine en Grèce, où se


trouve une bonne partie de ses locuteurs – entre 150.000 et 200.000, selon les
estimations, puisqu’il n’y a pas de statistiques, citées dans ce livre (p. 113) – les
digressions quelque peu tortueuses d’Achille Lazarou sur la grécité bimillénaire
des Aroumains apparaissent comme étant moins paradoxales qu’il n’y paraît à
première vue. A plusieurs reprises, l’auteur signale certains aspects en rapport
direct avec sa thèse sans avancer de réponse aux interrogations qu’ils suscitent.
«En Grèce, l’aroumain et en général la question de l’origine des Aroumains n’ont
pas fait l’objet d’études scientifiques spéciales» (p. 12), note-t-il en déplorant la
«pauvreté» de la bibliographie grecque sur ce thème (p. 14-15) et en faisant
l’éloge des rares exceptions. Pourquoi ? En grec les Aroumains sont désignés,
identifiés, par toute une série de composés à partir du terme valaque qui ont
couramment un sens «dépréciatif», «railleur», «moqueur» ou «injurieux» (p. 77-
79). Pourquoi ? Le terme aroumain, utilisé par les principaux concernés et par
les chercheurs qui les étudient depuis plus d’un siècle, n’a été accrédité dans
certains cercles scientifiques grecs que récemment (p. 12). Pourquoi ? Parce
que, et c’est la seule explication que le lecteur peut en déduire, tant la population
que bien des hommes de science, en Grèce, ignoraient l’origine grecque des
Aroumains et leur appartenance continue à la nation grecque. Dans ce cas, la
contribution d’Achille Lazarou et de ses prédécesseurs qu’il cite lorsqu’ils
démontrent «scientifiquement» le caractère hellène des ancêtres des Aroumains
ne peut avoir qu’un effet positif puisqu’elle peut donner un nouvel essor aux
études historiques, linguistiques ou ethnographiques sur les Aroumains en
Grèce, puisqu’elle peut atténuer à la longue l’acception dépréciative du terme
valaque dans le langage de tous les jours et même faire accréditer une fois pour
toutes le terme aroumain dans les milieux scientifiques. Les Grecs qui parlent
l’aroumain ou qui proviennent de familles où on le parle, soucieux de ne pas
passer pour des citoyens de deuxième ordre, comme ce fut le cas par le passé,
ne peuvent donc qu’être sensibles à l’argument scientifique accréditant leur
origine purement grecque. Ils peuvent même s’en sentir flattés, vu la manière
peu amène dans laquelle sont présentés dans ce livre les ancêtres (illyriens ou
slaves) des populations non grecques qui vivent de nos jours dans les Balkans
(en Grèce y compris).

Cette réhabilitation tardive mais spectaculaire s’accompagne cependant d’une


condition formelle : d’origine grecque, fidèles au long des siècles à la nation
grecque, les Aroumains doivent revenir définitivement à la langue de leurs pères
(d’il y a deux mille ans) et abandonner l’aroumain, qui n’est pas une langue à
proprement parler et entretient des situations confuses. «Au cours de la lutte
difficile contre le latin, le grec sortit finalement vainqueur, mais non indemne,
comme en témoigne les îlots romano-vlachophones» (p. 56). Il est donc temps
de corriger cette injustice : le message est clair. Achille Lazarou va d’ailleurs
jusqu’à justifier son intérêt scientifique pour l’aroumain, qui dépasse la simple
problématique de cette «langue en disparition» (p. 153). Or la plupart des
locuteurs de l’aroumain, y compris parmi ceux qui sont agréablement surpris par
la place d’honneur qu’on leur propose dans l’histoire et la nation grecques, ne se
font pas facilement à l’idée d’abandonner purement et simplement leur langue
maternelle. A l’occasion de l’entrée de la Grèce dans la CE, des groupes
d’Aroumains établis en Occident ont initié des démarches pour que l’aroumain
soit reconnu en Grèce comme langue à part et qu’on lui accorde, en conformité
avec la législation européenne, un certain nombre de droits et de moyens
permettant son maintien. Jusqu’à l’heure actuelle, il n’y a en Grèce ni cours
d’aroumain à quelque niveau scolaire que ce soit, ni publications ou émissions
radiophoniques régulières dans cette langue, alors que certains progrès ont été
réalisés dans ce domaine en Macédoine ex-yougoslave, dont la nouvelle
Constitution consigne l’existence des Aroumains (Vlassi) comme peuple
cohabitant, et en Albanie postcommuniste. En revanche, la thèse sur la grécité
des Aroumains a bénéficié d’une audience politique et médiatique inattendue. Un
exemple récent : en juin 1994, un symposium scientifique, bénéficiant d’une
large participation, a été organisé dans la ville de Veria par les autorités
municipales et des universitaires de Thessalonique. Le thème de cette première
scientifique en Grèce ne laissait aucun doute : «Les Valaques dans l’histoire de
l’hellénisme, passé et perspectives». Les débats y furent passionnés, mais la
question de la disparition de l’aroumain n’était pas à l’ordre du jour.

La problématique de la grécité des Aroumains (qui relève de l’ethnogenèse,


discipline qui joue de nos jours un rôle pilote dans l’élaboration des versions les
plus insolites des nationalismes à l’est et au sud-est de l’Europe) a, en
l’occurrence, une fonction de diversion assez limpide : détourner l’attention d’une
réalité sociolinguistique, à savoir la disparition en cours de l’aroumain, et
empêcher le débat qui pourrait s’en suivre. L’octroi d’un statut de langue
régionale, la protection institutionnelle de la langue aroumaine par les Etats où
elle est parlée, pourraient constituer l’amorce d’une solution. Mais, dans le
contexte des surenchères et des pressions nationalistes qui prévalent dans les
pays balkaniques, l’adoption et l’application d’une telle solution, qui n’est certes
pas simple et exige des efforts considérables, est difficile à concevoir. Les
langues en danger de disparition font partie du patrimoine universel protégé par
l’ONU, l’Unesco et d’autres instances internationales. Récemment, par exemple,
en collaboration avec les autorités helvétiques, l’Unesco a participé à un
programme de mise en place d’une langue standard rhéto-romane, afin de
mettre un terme à la disparité régionale qui nuisait à l’usage écrit de cette langue
[4]. La plupart des Etats préfèrent cependant les programmes internationaux de
restauration des monuments architecturaux aux mesures portant sur la
protection des minorités linguistiques… La marginalisation et l’élimination
définitive de l’aroumain au nom de la grécité de ses locuteurs (qui pourront ainsi
intégrer de plein pied leur nation d’origine) n’est qu’un aspect de l’enjeu de la
thèse défendue par Achille Lazarou et du courant d’opinion qu’elle a occasionné.
L’autre aspect de l’enjeu dépasse les frontières de ce pays.

Les Aroumains comme enjeu dans la crise en cours

En traitant du bilinguisme des Aroumains, le principal axe de sa démonstration,


Achille Lazarou se réfère non seulement aux origines et à l’histoire lointaine mais
aussi au XXe siècle lorsque «l’influence grecque fut capable de pénétrer plus
profondément par des moyens plus importants [parmi les Aroumains]» (p. 101). Il
s’abstient de préciser que les autres Etats de la région se sont donné des
moyens similaires pour étendre leur influence sur leur territoire national,
autrement dit qu’au XXe siècle la deuxième langue des Aroumains qui vivent en
Macédoine ex-yougoslave est le serbe ou le macédonien tandis que celle de
ceux qui habitent l’Albanie est l’albanais. Pas le grec. L’objet de son ouvrage,
annoncé dans l’introduction, est «l’étude de l’idiome propre aux valaquophones,
les Valaques des régions grecques» (p. 9). Il ne précise pas, de Grèce. Etant
donné que les références au nord de la Macédoine (qui constitue aujourd’hui la
république du même nom) et au nord de l’Epire (qui fait partie de l’Albanie) sont
fréquentes, on peut aisément conclure que l’auteur se réfère aussi aux
Aroumains des régions d’influence grecque dans le passé, qui appartiennent
aujourd’hui à d’autres Etats. Examinée dans le contexte des polémiques en
cours entre la Grèce, d’une part, la Macédoine (depuis sa proclamation comme
république indépendante) et l’Albanie (depuis la chute du communisme) de
l’autre, la thèse sur l’origine grecque des Aroumains, connus dans tous ces pays
sous le même nom de Valaques, acquiert une fonction très précise. Le fait que le
grec n’entre pas dans la composition du bilinguisme des Aroumains de
Macédoine et d’Albanie peut être facilement attribué, selon l’esprit spéculatif
adopté par l’auteur, aux «accidents» historiques occasionnés par le tracé des
frontières au début du siècle. Quand le gouvernement et la presse grecs parlent
des 400.000 conationaux d’Albanie, alors que le régime de Tirana s’en tient au
chiffre de 60.000 Grecs, ils incluent dans leurs calculs également les Aroumains.
Quand la Grèce polémique avec le gouvernement de Skopje, elle ne manque
pas d’évoquer le sort réservé par le dernier aux Grecs de ce pays. Or il n’y a pas
de minorité grecque en Macédoine ex-yougoslave, tandis que les Aroumains,
eux, ils sont présents et, depuis quelques années, actifs sur le plan culturel dans
ce pays. Apparemment, c’est à eux que la Grèce se réfère. A bien des égards,
nous assistons dans cette région à une réactivation des procédés rhétoriques
ayant eu cours au début du siècle. Pour ce qui est du «parti grec», la contribution
d’Achille Lazarou, de ses prédécesseurs et de ses disciples vient enrichir son
registre argumentatif. Dans les conflits qui ont marqué les dernières décennies
de règne ottoman dans les Balkans, les nationalistes grecs incluaient dans leurs
statistiques les Aroumains en raison de leur appartenance à l’Eglise grecque.
Désormais, ils peuvent s’en réclamer à cause de leur origine grecque. Les IXes
Rencontres organisées par les Associations valaques de Grèce en juin 1992 ont
apporté une éclatante consécration à la thèse concernant la grécité des
Aroumains et confirmé le succès politique de la notion de Grecs valaquophones.
«Tous les Valaques sont grecs, mais tous les Grecs ne sont pas valaques»,
titrait le quotidien grec Macédoine en rendant compte de ces rencontres qui
marquaient une véritable entrée dans la scène politique et fantasmatique
nationale des Grecs valaquophones. Rappelons que jusqu’à cette date, les
associations valaques (fondées à la veille de l’entrée de la Grèce dans la CE)
s’en tenaient plutôt à l’organisation de spectacles de danses folkloriques [5], et
que la question aroumaine n’était traitée en public que très rarement, de manière
allusive et plutôt malveillante, en Grèce. Participaient également à ce petit
événement insolite, plusieurs ministres du gouvernement de l’époque, qui ont
exposé aux participants et à la presse leur fierté d’être d’origine valaque. Le
discours d’inauguration des réunions de Serres, prononcé par un universitaire de
Salonique, était consacré au «rôle historique joué par les Grecs valaquophones
en Macédoine supérieure» (aujourd’hui République de Macédoine).

L’exception aroumaine dans la dynamique nationaliste balkanique

En Grèce, le succès de cette nouvelle version «ethnogénétique» sur les


Aroumains est certain, y compris parmi certains Aroumains, bien contents à
l’idée d’échapper ainsi à la suspicion voire aux griefs de leurs concitoyens que
pouvait leur valoir l’étrangeté de leurs origine et de leur parler. En revanche, la
mobilisation effective du particularisme aroumain à la faveur d’une cause
nationale particulière, en l’occurrence grecque, est nettement plus
problématique. Si nous laissons de côté les spéculations circulant sur le compte
des Aroumains, et les mystifications flatteuses ou désobligeantes auxquelles
elles donnent lieu, on peut faire deux observations. Primo, les Aroumains ont une
conscience ethnolinguistique très précise : ils sont aroumains, et se disent tels
parce qu’ils parlent l’aroumain, ce qui les différencient à leurs yeux des autres,
qu’ils soient grecs ou albanais, slaves macédoniens ou roumains, japonais ou
esquimaux. Ce principe a été clairement rappelé par la linguiste Matilda Caragiu-
Marioteanu, spécialiste de la question, dans plusieurs interventions récentes.
Secondo, la perte de leur langue, suite à l’attraction ou aux pressions exercées
sur eux par les sociétés majoritaires avec lesquels ils sont en contact ou les
Etats nationaux où ils vivent, implique ipso facto la disparition de cette
conscience spécifique comme telle. Ce phénomène est attesté par exemple par
le fait que les personnes qui ont perdu la langue aroumaine font appel, pour
indiquer leurs origines, au terme employé pour les désigner par les sociétés
auxquelles ils se sont assimilés : valaque dans les Balkans, macédonien en
Roumanie. Outre la langue, ce qui différencie les Aroumains de leurs voisins
c’est le fait que, isolés et peu nombreux, ils n’ont pas transformé leur conscience
ethnolinguistique en une conscience nationale impliquant notamment la
revendication d’un Etat séparé. Ceci déterminera en grande mesure leur
situation dans les Etats balkaniques modernes. Depuis leur constitution jusqu’à
nos jours, ces Etats n’ont accordé des droits spécifiques qu’aux communautés
de langue (et de religion, comme c’est le cas des musulmans surtout) qui
bénéficiaient du soutien des Etats où elles étaient constituées à leur tour en
nations majoritaires ou aux communautés qui présentaient un intérêt particulier
du point de vue de l’exercice du pouvoir d’Etat (cf. la situation des Slaves
macédoniens et des Slaves musulmans dans la Yougoslavie titiste). Qui plus est,
dans le premier cas, l’efficacité du soutien dépendait de la capacité des Etats
concernés d’imposer la protection de ses conationaux en situation de minorité
dans les autres Etats : par la guerre, la diplomatie, les mesures de rétorsion, les
échanges de population, etc. Les Aroumains, eux, ne constituaient nulle part la
nation majoritaire d’un Etat, et le seul Etat qui a montré un intérêt à leur égard et
leur a accordé son appui fut la Roumanie, qui les considérait comme roumains.
Cet appui cesse en 1913, à la paix de Bucarest la Roumanie ayant obtenu le sud
de la Dobroudja mais pas de garanties formelles pour le respect des droits des
Aroumains dans les nouveaux Etats.

Tant les Aroumains, désormais essaimés dans plusieurs Etats, que les autres
communautés nationales minoritaires ont été d’emblée soumis aux pressions
des autorités, visant leur assimilation, parfois dans des conditions humiliantes.
Souvent abusif même pour certaines minorités nationales (dont la conscience
nationale n’était pas toujours fixée au départ), le terme de dénationalisation,
couramment utilisé à l’Est pour désigner ce type d’assimilation, ne nous semble
pas adéquat pour les Aroumains. Répétons-le, ils n’ont pas affirmé une
conscience nationale propre [6]. Ceci ne veut pas dire qu’ils étaient moins
attachés à leur conscience ethnolinguistique que leurs semblables à leur
conscience nationale (souvent de date récente), ni qu’ils ont moins souffert à
cause de la limitation, la déformation ou la négation de leur conscience
ethnolinguistique, ni que cette dernière les a empêchés d’accéder à la
conscience politique moderne. Bien au contraire, le fait que les Aroumains n’ont
pas affirmé de conscience nationale propre peut être interprété comme le signe
de l’existence d’une conscience politique moderne très aiguë parmi ses élites,
qui étaient, par exemple, favorables, à la veille de la désagrégation définitive de
l’Empire ottoman dans la région, à une solution de type fédéral pour la
Macédoine : la manifestation au grand jour d’un nationalisme aroumain,
réclamant un Etat propre, aurait pu entraîner à tout instant des massacres à
grande échelle, l’exode massif, la soumission forcée [7].

Jusqu’à nos jours, la situation des Aroumains dans les nations et les Etats
balkaniques est unique dans son genre pour deux raisons indissociables. D’une
part, parce que leur conscience ethnolinguistique, non doublée d’une conscience
nationale à part, ne constituait pas un obstacle majeur, de leur point de vue,
dans l’intégration à la vie sociale, économique, culturelle ou politique de ces
nations. Cette intégration a été plutôt rapide et réussie (surtout en milieu urbain,
puisque les villages aroumains se situaient dans les zones économiquement
défavorisées, de surcroît marginalisées dans la configuration étatique
postottomane) malgré les obstacles auxquels ils ont dû faire face du fait de leur
non-appartenance aux nations majoritaires. D’autre part, l’intégration n’impliquait
guère chez les Aroumains l’abandon de leur langue (même si elle allait entraîner
son déclin) et n’interférait pas sur leur conscience ethnolinguistique qui marquait
leur différence par rapport aux autres. Pour eux, a priori, cette conscience
ethnolinguistique n’était pas incompatible avec la conscience nationale de la
population de l’Etat où ils vivaient. D’ailleurs, bien des Aroumains ont même
adhéré au nationalisme ambiant. Ceci ne les a pas empêché de continuer à
parler leur langue et de conserver intacte la conscience de leur particularité, pour
eux d’ordre ethnolinguistique essentiellement, malgré le fait que la conscience
nationale majoritaire avait comme point de départ et comme référence privilégiée
une conscience ethnolinguistique différente. C’est la raison pour laquelle ils ont
intrigué bien des leurs conationaux. En revanche, les Aroumains qui perdaient
leur langue, perdaient automatiquement aussi leur conscience ethnolinguistique
et adoptaient rapidement la conscience nationale majoritaire. Leur assimilation
était d’autant plus aisée qu’ils appartenaient (contrairement aux juifs, par
exemple, auxquels ils étaient parfois associés) à la religion majoritaire,
orthodoxe, et qu’ils avaient en commun avec la société majoritaire de nombreuse
références historiques et culturelles. Par conséquent, les Aroumains qui ont
perdu définitivement leur langue maternelle sont tout aussi faciles ou difficiles à
mobiliser pour une cause nationale que les autres membres de la nation, tandis
que pour les Aroumains qui ont conservé la langue, une telle mobilisation ne
signifie pas l’abandon de leur conscience ethnolinguistique, donc la perte de leur
spécificité. En soi, le particularisme aroumain n’est pas récupérable dans la
perspective d’une cause nationale, telle que cette dernière peut être conçue par
ses partisans nationalistes. Pour ce qui est du nationalisme, majoritaire comme
minoritaire, la position de Ernest Gellner, très pertinente dans le contexte
balkanique, mérite d’être rappelée. L’anthropologue britannique définit le
nationalisme comme «un principe politique qui affirme que l’unité politique et
l’unité nationale doivent être congruentes», comme «une théorie de la légitimité
politique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limites
politiques» . Considérés en termes de communauté distincte, les Aroumains
constituent à bien des égards une exception dans le Sud-Est européen, région
dominée pendant la période moderne par des tensions et des affrontements
ininterrompus entre forces et passions nationalistes tout aussi dérisoires en
temps de paix que criminelles en temps de guerre.

Hier plus roumains que les Roumains, aujourd’hui plus grecs que les Grecs?

La perpétuation, dans un contexte de plus en plus défavorable, du particularisme


aroumain, signifiée par le maintien de la langue aroumaine, dont la disparition
était présentée déjà au début de ce siècle comme imminente, a constitué une
source permanente de préoccupation pour les promoteurs et les garants de la
conscience nationale dans les pays balkaniques. Perçue comme une une
conception infranationale, cette conscience ethnolinguistique aroumaine
apparaissait soit comme un obstacle, soit comme un concurrent potentiel soit
comme une force occulte hostile. La confusion était quelque peu entretenue
également par le silence des Aroumains, aisément explicable par l’absence dans
tous ces pays, indépendamment des régimes politiques qui s’y sont succédé
(monarchiste ou parlementaire, militaire ou fasciste, communistes stalinien ou
autogestionnaire) d’un débat serein, ouvert et contradictoire sur la question
nationale. Jusqu’à récemment, le discours national (officiel et officieux,
académique et grégaire) se contentait d’«ignorer» l’existence des Aroumains, la
spécificité de leur histoire et de leur langue. Le livre d’Achille Lazarou et
l’audience politique soudaine de la thèse sur la grécité de tous les Aroumains
font figure de tournant plutôt surprenant, notamment dans un pays comme la
Grèce. Afin d’éviter tout malentendu, il nous semble nécessaire de rappeler que
l’actuelle tentative grecque d’inclure les Aroumains dans le champ d’une nation
et d’un nationalisme distinct a connu un précédent de taille et d’une ampleur
encore plus grande à la fin du siècle dernier. Il s’agit de la position de la
Roumanie qui, en vertu de la parenté linguistique, revendiquait les Aroumains
comme Roumains. Le résultat fut négatif, puisque cette tentative ne s’est traduite
que par la roumanisation d’une petite partie des Aroumains, qui se sont ensuite
installés en Roumanie. Dans la perspective adoptée ici, leur destin ne diffère pas
fondamentalement de celui des Aroumains qui sont restés dans leur pays
d’origine. Comme ces derniers, ils ont conservé leur langue, en la transmettant
quand c’était possible aux générations suivantes. Ils y ont formé une nouvelle
communauté aroumaine, fort respectueuse de la nation majoritaire qui à son tour
lui a accordé une place d’honneur en son sein. Certains membres de cette
communauté se sont même «distingués» dans les manifestations les plus
extrémistes des mouvements nationalistes se taillant la réputation d’être «plus
roumains que les Roumains». Mais pas tout à fait roumains, aux yeux des
Roumains, faudrait-il ajouter pour être précis. En effet, leur attachement pour la
nouvelle patrie, dont ils furent si longtemps éloignés par les «accidents» de
l’histoire, n’impliquait pas l’abandon de leur langue, phénomène qui n’est pas
passé inaperçu et qui intrigue jusqu’à nos jours. Ils sont bilingues, comme en
Grèce, Macédoine ou Albanie, où continuent à se trouver des branches de leurs
familles, et la position de l’aroumain dans leur bilinguisme, comme dans celui de
leurs semblables des Balkans, est de plus en plus précaire… En Grèce, les
Aroumains sont en passe d’être décrétés «plus grecs que les Grecs». Cette
nouvelle promotion ne saurait nous empêcher de conclure par un constat plus
prosaïque : au rythme où ils perdent leur langue, les Aroumains, comme tels,
risquent de ne pas survivre à l’an 2000.

Nicolas Trifon

NOTES

[1] Ed. Institut for Balkan Studies, Thessalonique, 1986 (en français).

[2] Cf. Michel Bruneau, «L’hellénisme, paradoxe ethnogéographique de la longue


durée» dans Géographie et cultures, n° 2 (1992). Sur cette question, dans ses
rapports avec l’actualité, Georges Prevelakis écrit : «L’interprétation nationaliste
[en Grèce] a été basée sur le mythe de la continuité de la race. Or la Grèce a
fonctionné comme un creuset de populations balkaniques d’origines différentes
(albanaise, valaque, bulgare, etc.) assimilées grâce au dynamisme de la culture
grecque. Ce passé refoulé de « non-grécité » se réveille comme une angoisse
qui prend aujourd’hui la forme d’une hostilité envers les Macédoniens.» (Nations
et frontières dans la nouvelle Europe (éd. Eric Philippart), Complexe, 1993, p.
238.

[3] Ceci ne les empêcha pas de conserver leur langue et de la cultiver, parfois en
même temps que le grec : le premier manuel conséquent de grammaire
aroumaine, paru à Vienne en 1813, est rédigé en aroumain, grec et allemand.

[4] Voir à ce sujet Sprachstandardisierung (éd. Georges Lüdi), Ed. universitaires


de Friebourg, 1994.

[5] «Pourquoi ne voulez-vous pas comprendre, à l’étranger, que l’aroumain est le


moyen d’expression orale des Aroumains qui, pour la communication écrite,
utilisent le grec? Comment écrire dans une langue dont la grammaire et la
syntaxe ne sont pas enseignées sans courir le risque de se couvrir de ridicule et
de provoquer la dégradation de l’aroumain?» C’est dans ces termes que le
journal Avdela, édité par l’une des associations valaques de Grèce, répondait en
1986 à un autre journal, paraissant en aroumain à Friebourg, Zborlu a nostru, qui
avait formulé l’objection suivante : «Si votre association déclare défendre la
cause aroumaine, pourquoi votre publication n’est-elle pas rédigée en
aroumain?» L’auteur de l’article (non signé) cité précise d’emblée : «beaucoup
de gens ne sont pas d’accord avec ma réponse». Les arguments qu’il y avance
ne sont pas moins significatifs de la façon dont bien des responsables de ces
associations se refusent de prendre une position nette sur la question de la
survie de la langue aroumaine.

[6] Il n’existe pas dans la littérature de spécialité un consensus pour établir, a


priori, la différence entre l’ethnie et la nation. Si nous suivons par exemple Walter
Connor (cité par Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens,
Gallimard, 1994, p. 31), qui considère que la nation est une ethnie consciente
d’elle-même, dont les membres sont conscients du caractère unique du groupe
qu’ils constituent, alors les Aroumains seraient une nation plutôt qu’une ethnie.
En même temps, parler de nation de nos jours pour une population qui n’a pas
d’Etat (administration, enseignement, médias…) propre n’a pas beaucoup de
sens.

[7] Le drame actuel des Musulmans de Bosnie (devenus «nationalité» par décret
sous Tito en 1968) et la situation précaire de la République de Macédoine
(proclamée par Tito en 1945) mettent en évidence un aspect de la réalité
balkanique auquel les Aroumains ont été aussi confrontés il y a plus d’un siècle.

[8] Nations et nationalisme, Payot, 1989, p. 11-12.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

CARAGEANI, Gheorghe : «Gli aromeni e la questione aromena nei documenti


dell’archivo storico diplomatico del Ministerio degli affari esteri italiano», dans
Storia contemporanea, a. XIII, n° 5 (1987), pp. 928-1007 et a. XXII, n° 4 (1990),
pp. 633-662, Rome.

COLLECTIF : Les Aroumains, Paris, 1990.

CARAGIU-MARIOTEANU, Matilda : «A propos de la latinité de l’aroumain», dans


Revue roumaine de linguistique, t. 33, n° 4, pp. 237-250, Bucarest, 1988.

PAPAHAGI, Tache : Dictionarul dialectului aromân : Dictionnaire aroumain


(macédo-roumain), Bucarest, 1974.

PEYFUSS, Max Demeter : Die aromunische Frage, Vienne 1974. TRIFON,


Nicolas : Notes sur les

Aroumains en Grèce, Macédoine et Albanie, Paris, 1993.

WINNIFRITH, T.J. : The Vlachs, the history of a Balkan people, Londres, 1987.

Paris, 1995. P. 105-121. – étude parue dans Géographie et culture n° 16

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