You are on page 1of 249

1

A la même librairie

PAUL-JACQUES BONZON

1. • LE CHATEAU DE POMPON
Premier livre de lecture courante.
Cours préparatoire.

2. • POMPON A LA VILLE
Lectures suivies. Cours préparatoire.

3. • LE JARDIN DE PARADIS
Lectures suivies. C.P., C.E. 1" année.

4. • POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES


Lectures suivies. Cycle élémentaire.

5. • LA MAISON AUX MILLE BONHEURS


Lectures suivies. Cycle élémentaire.

6. • LE CIRQUE ZIGOTO
Lectures suivies. Cycle élémentaire.

7. • LE CHALET DU BONHEUR
Lectures suivies. C.E., C.M. 1" année.

8. • LE RELAIS DES CIGALES


Lectures suivies. Cycle moyen.

9. • LA ROULOTTE DU BONHEUR
Lectures suivies. C.M. 2e année.

10. • YANI
Cours moyen.

11.•AHMED ET MAGALI
Cycle moyen.

2
PAUL-JACQUES BONZON
INSTITUTEUR
LAURÉAT DU PRIX ENFANCE DU MONDE

La Roulotte du

BONHEUR
LIVRE DE LECTURES SUIVIES
COURS MOYEN

ILLUSTRATIONS DE DANIEL DUPUY


205' MILLE

D E L A G R A V E

3
PRÉFACE

Paul-Jacques BONZON est surtout connu comme grand romancier de la jeunesse,


d'ailleurs abondamment lauré (Second Prix " Jeunesse " en 1953. Prix " Enfance du Monde "
en 1955. Grand Prix du Salon de l'Enfance en 1958).
Ses ouvrages suscitent chez nos enfants — et chez bien des adultes — un intérêt
croissant. Il sait, de longue expérience, que composer un livre de « lectures suivies » est une
entreprise délicate, que le goût des jeunes est à l'action rondement menée, aux péripéties
multiples voire violentes ou cruelles. Les livres d'évasion, de délassement, de bibliothèque,
pour tout dire, laissent paraître ces caractères.

Le livre de classe est tout autre chose. Il est destiné à l'élève et doit atteindre ce but
tout simple mais combien essentiel : l'apprentissage de la lecture. C'est donc l'éducateur qui
intervient ici. Or, Paul-Jacques Bonzon, écrivain, est aussi un pédagogue authentique et
averti, à la tête d'une classe de cours moyen depuis bien des années. Un manuel, il le sait
bien, doit être lu mot par mot, phrase par phrase. Or, un ouvrage nourri d'action, où l'intérêt
de l'intrigue est tel que l'enfant ne pense qu'à dévorer les pages pour savoir « ce qui va se
passer », ne saurait être un bon livre de lecture, lequel est fait pour apprendre à lire et à bien
lire. LA ROULOTTE DU BONHEUR est donc un livre de lecture, non un livre de
bibliothèque. L'intérêt d'une action rapide et soutenue fait place, ici, à un intérêt
psychologique peut-être moins séduisant, du moins de prime abord, mais qui engagera
l'enfant à réfléchir et l'attachera en profondeur.
Paul-Jacques Bonzon a créé des personnages : Bertrand, Nadou, Bernard dont on
sait bien qu'ils sont authentiques, d'une réalité faite de grands événements sans doute, mais
aussi d'une infinité de petits détails.
Chaque chapitre forme un tout en soi et n'appelle pas nécessairement la lecture du
suivant. C'est intentionnellement aussi qu'on a restreint la place faite aux questions, aux
explications, en fin de chapitre. L'expérience n'a-t-elle pas prouvé en effet que rien ne saurait
remplacer les explications données par le maître lui-même, lesquelles savent s'adapter non
seulement au milieu local et régional mais au niveau de la classe.
Ce livre conviendra aux maîtres, nous pouvons l'affirmer car l'auteur vit leur
expérience propre ; il plaira aux élèves : l'auteur est connu et aimé d'eux et il parle si bien
leur langue !
Je pense enfin que Paul-Jacques Bonzon trouvera sa meilleure récompense dans cette
contribution à raviver un goût combien précieux mais qui se perd : celui de la lecture bien
entendue.

Paul VIGROUX,
Inspecteur Général Honoraire.

4
TABLE DES CHAPITRES

1 - La consultation 6
2 - Une ville grise 9 33 - La Hautière 118
3 - Joël 12 34 - Finette 121
4 - Pénibles souvenirs 15 35 - A cause de Finette 124
5 - La lettre 18 36 - L'espoir renaît 128
6 - Au revoir la mer. 22 37 - Les violettes 131
7 - Le rendez-vous manqué 26 38 - Augustine 134
8 - Un portillon diabolique 30 39 - Un certain camion 138
9 - Le soleil du Midi 34 40 - II est difficile de mentir 142
10 - Premières impressions 38 41 - La chaîne rompue 145
11 - Mauvais débuts 41 42 - Départ clandestin 149
12 - La composition. 45 43 - Grâce à Finette 153
13 - Règlement de comptes 48 44 - De braves gens 157
14 - Nadou sait convaincre. 52 45 - Les faïences de Rouen 160
15 - Une prouesse de Bertrand 56 46 - Le carrefour Pompadour 164
16 - La lettre 60 47 - Deux ombres 168
17 - Un beau métier 64 48 - Une étrange arrivée 172
18 - La décision de Bertrand 68 49 - Le récit de Bertrand 176
19 - La lettre ne partira pas 71 50 - Mme Chanac avait deviné 179
20 - Projet de voyage 74 51 - Que deviendra Finette 183
21 - Un départ mouvementé 77 52 - A la découverte de Paris 187
22 - La grande bleue. 80 53 - La Tour Eiffel 191
23 - Inquiétude 84 54 - Autres découvertes 195
24 - La lettre de Joël 87 55 - Nouvelle brouille 199
25 - Retour 90 56 - Du nouveau 204
26 - Tristesse 94 57 - La caravane 208
27 - Changement de vie. 98 58 - Tremblement de terre . 212
28 - La rentrée . 102 59 - Au bord du Doubs 217
29 - La salière de faïence 105 60 - A quelque chose malheur est bon 221
30 - Joël s'inquiète 109 61 - La route du soleil. 225
31 - La lettre de Nadou 112 62 - La guerre a passé par là 230
32 - Maladie 115 63 - Avalanche de lettres 235
Epilogue 241

5
1 - LA CONSULTATION
Une servante, coiffée d'un savant bonnet de dentelle juché (i) sur des
cheveux d'un roux, flamboyant (2), introduisit Bertrand et sa mère.
— Y a-t-il beaucoup de monde? demanda Mme Levasseur.
— Une personne seulement ; vous n'attendrez pas longtemps !
La servante les fit entrer dans un petit salon rustique, égayé par un
tableau haut en couleurs représentant une flottille de pêche, à l'ancre, dans
un petit port normand. Bertrand s'assit sur une chaise, laissant à sa mère le
fauteuil dont les ressorts gémirent en s'affaissant. Des illustrés traînaient,
pêle-mêle, sur un petit guéridon. Trop impressionné, Bertrand n'osa y jeter
un coup d'œil. Presque aussitôt, d'ailleurs, on entendit, à travers la cloison,
des bruits de pas, de voix et de portes. Un homme en blouse blanche
apparut, invitant du geste les deux clients à passer dans le cabinet voisin.
Intimidée, Mme Levasseur ne retrouvait plus les phrases préparées en
entrant. Le docteur la regarda, interrogateur. Elle bredouilla :

6
— C'est pour mon garçon... mon fils.
— Bien... et de quoi se plaint-il?
— A vrai dire, monsieur le docteur (3), c'est difficile à expliquer. Il
n'a jamais été très fort. Depuis plusieurs mois, il manque d'appétit. Il dort
mal et se montre nerveux. Il ne se développe pas comme les enfants de son
âge.
— Je vois, fit le docteur... Quel âge as-tu, mon garçon?
— Je vais avoir onze ans.
— Hum ! long comme une asperge... une poitrine de moineau...
Veux-tu te dévêtir jusqu'à la ceinture?
Tandis que Bertrand s'exécutait, le docteur se tourna vers la mère.
— Vous êtes de Cherbourg?
— Non, monsieur le docteur, de Guerville, à une trentaine de
kilomètres d'ici.
— Guerville?... Il y a pourtant un médecin là-bas, mon vieil ami
Bachelet.
— C'est lui-même qui nous a conseillé de venir vous voir... parce
que vous avez la radio.
Le docteur balança la tête, approbateur.
— Excellente idée, en effet.
Il n'en fallut pas davantage pour affoler la pauvre femme.
— Alors, monsieur le docteur, c'est grave, vous croyez?
— Nous allons voir.
Bertrand achevait d'enlever son maillot de flanelle. Le médecin fit la
moue devant ce torse trop grêle, cette poitrine trop creuse. De ses grosses
mains, il prit les épaules de l'enfant et les redressa.
— Eh ! bien, fit-il en souriant, on ne sait donc pas se tenir droit à
Guerville?
Bertrand rougit. Le docteur prit son stéthoscope (4) sur le bureau,
l'appliqua sur la poitrine nue.
— Respire fort... encore. Bien! Veux-tu tousser maintenant?
A l'écart, MIÏU' Levasseur retenait son souffle comme si ses propres
oreilles pouvaient percevoir quelque bruit insolite (5).
— Alors, monsieur le docteur? redemanda-t-elle, anxieuse.
Le praticien (6) ne répondit pas. D'un petit signe, il l'invita au
silence. Puis, à Bertrand :
— Dans le dos, à présent ; c'est ça, les bras bien en avant. L'examen
durait trop. Sûrement, il y avait quelque chose. Mon Dieu !

7
si c'était... Pourtant, elle l'avait toujours si bien soigné son Bertrand.
Tous les hivers il prenait régulièrement son fortifiant.
- C'est bien, fit le docteur en reposant son petit appareil de bois. Si
vous voulez me suivre à côté...
Il poussa une porte donnant sur une sorte de petite salle obscure,
mystérieuse où, dans la pénombre, brillaient vaguement les nickels d'un
étrange appareil. Mme Levasseur tressaillit. Oh ! si, tout à coup, elle allait
apprendre que son Bertrand était très malade!...

LES MOTS (5) Insolite : Contraire aux règles


(1) juché : le verbe jucher s'emploie ou à l'usage, inhabituel.
d'ordinaire pour les volatiles qui ont l'habitude (6) Praticien : se dit de celui qui
de se percher pour dormir. Employé ici exerce un art, un métier, dont il connaît les
au sens figuré. procédés pratiques. Il s'emploie surtout pour
(2) Roux flamboyant : des cheveux désigner les médecins.
roux qui ont la couleur vive, éclatante,
d'une flamme. LES IDÉES
(3) Monsieur le docteur : Quelle maladie Mme Levasseur peut-
habituellement on dit simplement : docteur. elle donc redouter pour son fils ?
C'est par souci de grande politesse que De quel verbe l'adjectif « approbateur
Mme Levasseur ajoute « monsieur ». » est-il parent ?
(4) Stéthoscope : petit
instrument de bois ou de métal, utilisé
par les médecins pour l'auscultation.

8
2 - UNE VILLE GRISE
Bertrand et sa mère venaient de quitter le cabinet du docteur et
descendaient une rue étroite, aux pavés moites, suant l'humidité. Du ciel
gris, où le vent marin poussait de lourds troupeaux de nuages, tombait un
impalpable crachin (1) qui adhérait aux vêtements comme une rosée. Ils
arrivèrent sur le port où étaient amarrés deux remorqueurs luisants de pluie
et tout une flottille de chalutiers. L'autobus de Guerville était là, arrêté au
pied d'une immense grue au bras inerte (2), mais il ne repartirait pas avant
deux bonnes heures.
— Nous sommes partis de chez nous depuis longtemps, fit Mme
Levasseur, tu dois avoir faim.
Bertrand hocha la tête, mais, presque aussitôt, rattrapa son geste.
— Oui... peut-être.
- Ah! tant mieux, tu me fais plaisir.
La Normande chercha une boulangerie et en rapporta des croissants,
- Si nous nous reposions un moment dans un café, proposa-t-elle, je
quitte si peu souvent Guerville que tout ce bruit m'étourdit.

9
En vérité, elle avait surtout grand
besoin de se remettre de ses émotions, de
parler à Taise avec Bertrand de cette visite
chez le docteur. Ils entrèrent dans le
premier petit café qu'ils rencontrèrent, un
de ces cafés défraîchis et sans luxe comme
on en trouve dans tous les ports. En plein
après-midi, la salle était déserte. Ils
s'installèrent au fond, sur une banquette de
faux cuir rouge. Entre la mère et l'enfant, il
y eut d'abord un long silence pendant lequel
Bertrand grignota distraitement son
croissant.
— Dis, maman, tu es contente?...
— Oh ! oui, très contente. Je
craignais tant qu'on te trouve un méchant
mal à la poitrine. De ce côté-là, je suis
rassurée... seulement!...
- Puisque le docteur a dit que ce
n'était pas grave...
- Pas grave, peut-être, mais tu te
souviens de ce qu'il a expliqué. C'est l'air
de la mer qui ne te convient pas ; le climat
est trop rude dans le Cotentin. Tant que tu
resteras à Guerville...
- Nous partirons ailleurs, comme le
docteur a dit.
— Mon pauvre petit, comme tu vas
vite! Tu ne te rends pas compte et le
médecin non plus, bien sûr. Avec de
l'argent on peut aller n'importe où. Mais
nous?... Où trouver un logement, du
travail?... sans parler de ton frère, que je ne
peux pas abandonner avant qu'il soit marié
et installé.

10
Elle se tut. Le garçon apportait deux tasses de café accompagnées de
deux petits verres d'eau-de-vie de cidre, selon l'usage en Normandie. Mme
Levasseur repoussa les verres et poursuivit:
- Quant à t'envoyer chez des parents, ce n'est pas possible. Toute
notre famille habite sur la côte. Il y a bien le cousin Chardin, à Saint-Lô,
mais c'est encore si près de la mer... et avec ses quatre enfants.
Bertrand regretta ses paroles, dites à la légère ; le visage soucieux de
sa mère l’affligea (3).
— Ah! soupira Mme Levasseur, si ton père était encore là, comme
tout serait plus facile. Il savait si bien prendre une décision. Mon Dieu! une
femme restée seule pour élever ses enfants est bien à plaindre... Et
pourtant, le docteur l'a répété, plus tôt tu partiras, mieux cela vaudra pour
toi.
Gentiment, Bertrand se pencha vers sa mère et l'embrassa.
- Ne te tracasse pas trop ; je ne suis pas vraiment malade ; nous
avons le temps de réfléchir.
Ils parlaient ; les aiguilles de l’œil-de-bœuf (4) au fond de la salle,
tournaient. Mme Levasseur songea aux menues courses qu'elle s'était
proposé de faire en ville, à l'ordonnance du médecin... Ils quittèrent le café.
Dehors, la même petite pluie fine et froide engluait (5) toutes choses,
confondait le ciel et la mer. Bertrand éternua.
— Oh! murmura Mme Levasseur, si tu allais encore t'enrhumer.
Ils s'éloignèrent, tandis que, dans la rade, au loin, mugissait la sirène
étouffée d'un paquebot.

11
3 - JOËL
Mme Levasseur ne cessait de
chercher une solution et n'en
trouvait aucune qui lui convînt.
Certes, elle aurait pu placer
Bertrand dans un préventorium (i),
comme le lui conseillait le médecin
de Guerville ou dans une pension
de montagne, comme il en existe
dans les Alpes ou le Jura ; mais ce
mot de préventorium l'effrayait.
Elle se représentait un hôpital plein
d'enfants moribonds (2) rongés par
la fièvre. Quant à la pension, oh ! non, jamais Bertrand ne s'habituerait dans
une maison où il ne connaîtrait personne, où il se sentirait loin de chez lui!
— Tu as tort, déclara Joël, son fils aîné, Bertrand n'est plus tout à fait
un gamin, je suis sûr que si papa était encore là, il te blâmerait de le garder
dans tes jupes.
— Peut-être, soupira Mme Levasseur, mais tu connais Bertrand, il est si
sensible, si émotif, si nerveux, un rien l'exalte ou l'accable (3). Que
deviendrait-il, livré à lui-même?
Joël sourit doucement.
— Il faut pourtant bien que les enfants s'envolent, un jour.
A vingt-trois ans, avec sa carrure athlétique, son visage buriné par les
embruns, mangé par le sel, Joël n'était plus un enfant, mais un homme viril,
mûr, réfléchi. Il aimait sa mère d'un amour profond et savait la conseiller.
— Je comprends, maman, je comprends tes hésitations, mais laisse-
moi réfléchir à tout ça ; fais-moi confiance. Je finirai bien par trouver une
solution qui arrangera tout.
Un soir, en effet, au retour de deux jours et deux nuits de pêche sur le
banc des Minquiers, alors que Bertrand était déjà couché, il déclara :

12
13
- Pour les terriens, la nuit porte conseil. Pour nous, c'est le grand
large qui nous aide à débrouiller les affaires compliquées. Voilà à quoi j'ai
pensé en halant mes filets : si nous écrivions aux Chanac?
— A Pierre Chanac?
— Pourquoi pas? Il habite dans le Midi, ou presque. Je ne suis
pas très calé en géographie, mais je crois me souvenir que le département
de la Lozère est montagneux. Il trouverait peut-être une maison où
Bertrand serait bien soigné et où M. Chanac pourrait venir le voir de
temps en temps. C'était un bon camarade de papa ; ils se sont battus côte à
côte au maquis, pendant la guerre ; ce sont des choses qui comptent et ne
s'oublient pas.
Mme Levasseur hocha la tête :
— Bien sûr, quand les Chanac sont passés nous voir, il y a quelques
années, je les ai trouvés charmants, mais de là à leur demander pareil
service... Et qui sait ce qu'ils sont devenus? Depuis longtemps, nous
n'avons plus reçu de nouvelles,
— Ecrivons toujours, nous verrons bien.
La Normande soupira et ne répondit pas. Elle se leva, traversa la
cuisine pour décrocher le calendrier du facteur, pendu derrière le fourneau
et regarda la carte de France collée au dos. Longtemps, elle contempla la
mosaïque (4) colorée des départements.
- La Lozère, voyons, où est-ce, au juste?
De son gros doigt, Joël désigna une tache rosé presque au bas de la
carte.
— Mon Dieu! s'écria la pauvre femme, si loin!... toute la France à
traverser. C'est là que tu voudrais envoyer notre Bertrand?...

LES MOTS (4) Mosaïque : dessin formé par de


(1) Préventorium : établissement nombreuses petites figures de couleurs
où l'on reçoit tes personnes fatiguées, différentes posées les unes contre les autres.
convalescentes mais non malades.
(2) Moribonds ; près de mourir. LES IDÉES
(3) Un rien l'exalte ou l'accable : un Que pensez-vous des hésitations de
rien suffit pour le transporter de joie ou Mme' Levasseur. A votre avis a-t-elle raison ?
pour le chagriner profondément. Cherchez, sur une carte, où se trouve
la Lozère ?

14
4 - PÉNIBLES SOUVENIRS
Quand il apprit que Joël avait écrit à Pierre Chanac, Bertrand se
montra ravi. Pour lui, aucun doute, l'ancien camarade de son père allait
accepter et lui, Bertrand, partirait pour le Midi.
Et pourtant, il connaissait à peine ces lointains amis de sa famille,
venus juste une fois à Guerville, pendant leurs vacances, sept ans plus tôt.
Sept ans ! Bertrand n'en avait alors que quatre. Comment pouvait-il' se
souvenir, alors que sa mémoire ne lui laissait, de son père, mort quelques
mois plus tard, qu'un portrait infidèle (i)?
— Maman, demanda-t-il un soir, parle-moi encore de ces amis de
papa. Comment papa les avait-il connus puisqu'ils habitent si loin?
Mme Levasseur eut un sourire un peu triste et posa la main sur
l'épaule de son fils.
— Vois-tu, Bertrand, je n'ai guère envie de parler de tout cela. Trop
de tristes souvenirs me reviennent. Oh! je ne veux pas parler du camarade
de ton père... mais de la guerre. Elle nous a fait tant de mal, la guerre! tu
n'étais pas né ; tu ne pourrais guère comprendre...
Il s'assit près d'elle et lui prit les mains.

15
— Je sais, c'est à cause de la guerre que papa n'est plus parmi nous,
mais raconte-moi quand même.
Elle regarda encore son fils avec tendresse ; une larme borda sa
paupière, comme une goutte de rosée.
— Oui, c'est à la guerre que ton père et Pierre Chanac se sont
connus. Au moment de la grande débâcle (2), en 1940, ton père avait eu la
chance de n'être pas fait prisonnier. Après l'armistice, il était revenu à
Guerville et, aussitôt, s'était enrôlé dans la Résistance, comme beaucoup de
marins du pays. A bord du chalutier, il conduisait clandestinement (3) des
patriotes en Angleterre. Hélas! un jour, il s'était fait prendre, juste au
moment de quitter le petit port d'Auderville, tu sais, tout près d'ici. Les
Allemands l'avaient emmené vers un camp de concentration. Dieu merci! il
avait pu s'évader du train qui le conduisait en Allemagne, mais, pour lui, il
n'était plus possible de revenir à Guerville. Il s'était réfugié très loin, dans
les montagnes du Vercors. C'est là qu'il avait rencontré Pierre Chanac.
Tout de suite, ils étaient devenus camarades... plus que des camarades. Au
cours de la grande attaque allemande sur le Vercors, en 44, ils se trouvaient
encore ensemble. Avec son air tranquille, ton père était le plus intrépide, le
plus courageux des hommes. Un jour, après un engagement (4), il était allé
à la recherche de son camarade, blessé, qui gisait dans un fourré. C'est en
le ramenant qu'il avait reçu cette balle dans la poitrine, cette balle si mal
placée, tout près du cœur, que plus tard, aucun chirurgien ne voulut se
risquer à l'enlever.
— Oui, je sais, maman.
— Les médecins semblaient d'ailleurs avoir raison, puisque ton père
s'était remis, qu'il avait même pu reprendre la pêche, à sa sortie de l'hôpital
de Grenoble... Hélas, c'était trop beau ; ce maudit petit morceau de métal,
qu'on croyait devenu inoffensif, n'avait pas dit son dernier mot. Un matin,
ton père rentrait d'une nuit de pêche et traversait la place quand tout d'un
coup, il s'est abattu, comme une niasse, contre une marche de l'église, là-
bas, vois-tu, la petite marche d'ardoise bleue. Et il est resté là, inerte, la
main collée contre sa poitrine. C'était fini. Sept ans après, la guerre venait
de le tuer.
Mme Levasseur avait sorti son mouchoir et s'essuyait les yeux tout
en regardant une petite photo encadrée, au milieu du buffet, posée contre la
grosse cruche de cuivre, une petite photo représentant un marin souriant, la
pipe aux dents, le suroît (5) sur la nuque, la main à la barre d'un bateau de
pêche.

16
II y eut un long, très long silence, puis la pauvre femme murmura, à
voix basse :
— La guerre!... l'horrible chose. Puisses-tu ne la connaître jamais,
mon petit Bertrand...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Portrait infidèle : portrait qui Quand Mme Levasseur dit : « Oh ! je
manque de ressemblance. ne veux pas parler du camarade de ton père »
(2) Débâcle : déroute, retraite que veut-elle signifier ?
précipitée. Que veut dire : camp de
(3) Clandestinement : en cachette. concentration. Décomposez le dernier mot
(4) Engagement : petit combat pour l'expliquer.
ne mettant aux prises que peu d'hommes. Que signifie cette expression : ne pas
(5) Suroît : coiffure de toile dire son dernier mot. Employez-la dans une
huilée qui protège la tête et surtout la phrase.
nuque des marins. Désigne aussi le vent du
sud-ouest.

17
5 - LA LETTRE

On était au début de mars. Le soleil se couchait maintenant plus tard


sur la mer et les barques dormaient moins longtemps dans le port. Déjà
onze jours que Joël avait écrit ; et aucune réponse n'arrivait.
— Le temps passe, conclut un soir Mme Levasseur avec une pointe
de mélancolie, et avec le temps, tout s'efface. L'ancien camarade de mon
mari est sans doute trop pris par la vie ; il nous a oubliés.
— Oubliés? s'écria Joël.,. Oh! certainement pas. Je n'ai vu Pierre
Chanac qu'une fois, il m'a tout de suite paru de la même trempe que papa...
et papa, lui, n'aurait pas oublié !
— Alors, attendons avant de chercher ailleurs.
Trois jours passèrent encore. Chaque midi, en rentrant de l'école, où
il retournait depuis une semaine, Bertrand jetait un bref regard sur le coin
du buffet où le facteur déposait les rares lettres qui arrivaient à la maison.
— Toujours rien, maman?
— Rien encore.... il ne faut plus y penser. Joël se faisait des
illusions (i). Si gentils qu'ils soient, les Chanac ne pouvaient pas grand
chose pour nous.
Et puis, un matin, alors qu'on n'attendait plus, le facteur tendit une
enveloppe. C'était un jour de congé. Bertrand n'était pas en classe. Il se jeta
sur la lettre, la tourna dans tous les sens pour déchiffrer le tampon de la
poste.
— C'est lui, maman! c'est M. Chanac!.,.
Les doigts tremblants, Mme Levasseur prit la lettre, puis, presque
effrayée par le visage rayonnant de son fils :

18
19
- Oh ! Bertrand, tu serais donc si heureux de partir, de nous quitter ?
Bertrand resta interdit. La petite phrase de sa mère lui fit mal. Pouvait-elle
comprendre qu'on puisse être à la fois triste de quitter ceux qu'on aime et
heureux de partir?
— Puisque c'est pour ma santé, maman, pour que je devienne fort
comme Joël.
Sans hâte apparente, Mme Levasseur ouvrit l'enveloppe avec la
pointe d'une aiguille à tricoter ; mais, trop émue, elle tendit la missive (2) à
Bertrand.
— Lis pour moi, veux-tu?
La lettre était longue, d'une écriture rapide et aisée.
« Chère madame,
« Tout d'abord, excusez mon très long retard à vous répondre. Ce
n'est pas tout à fait notre faute. Je porte un nom courant dans notre région.
Trois familles s'appellent Chanac à Sainte-Enimie. Votre lettre a été
déposée dans la boîte d'un homonyme (3) qui, par malchance, était absent
pour quelques jours...
« Enfin, l'essentiel est qu'elle soit bien arrivée. Notre chagrin de
savoir votre petit Bertrand souffrant est atténué par la confiance que vous
nous faites en vous adressant à l'ancien compagnon d'Yves Levasseur.
Voici donc la solution toute simple que je vous propose : Bertrand viendra
chez nous. Ma femme sera heureuse de l'accueillir, de s'occuper de lui.
Sainte-Enimie n'est qu'un modeste village au pied du Causse, mais son
climat sec est excellent. La maison est grande et agréable ; si agréable que
nous sommes toujours restés là, bien que mon travail me retienne cinq
jours sur sept à Nîmes. Bernard et Nadou, mes deux enfants, se font déjà
une grande joie d'avoir un nouveau compagnon ; tous trois sont presque du
même âge ; ils s'entendront à merveille.
« Acceptez donc cette proposition et surtout, chère madame, ne me
remerciez pas. Je n'oublierai jamais que je dois la vie à votre mari. Nous
attendons donc Bertrand le plus tôt possible ; je pense qu'il est assez grand
pour faire seul le voyage jusqu'à Nîmes. Qu'il y arrive de préférence un
vendredi ; je serai à la gare et nous remonterons ensemble à Sainte-Enimie.
Nous attendons donc une prochaine lettre qui nous donnera votre accord.
« En vous remerciant encore une fois d'avoir pensé à nous, je vous
prie d'accepter, chère madame Levasseur, toute ma sincère et affectueuse
amitié. »
« Pierre Chanac. »

20
La lecture terminée, Bertrand leva les yeux vers sa mère. La pauvre
femme était bouleversée. Il eût été impossible de discerner si elle était au
bord des larmes ou de la joie.
- Oh! murmura-t-elle simplement, c'est bon de penser que là-bas, si
loin, à l'autre bout de la France, on puisse trouver de vrais amis prêts à
vous aider...
Puis, souriant à son fils :
- Alors, mon petit Bertrand, me voilà maintenant au pied du mur (4).
Il faudra donc que je te laisse partir?
Bertrand ne répondit pas et embrassa sa mère, sentant bien qu'une
caresse valait mieux que n'importe quels mots.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Se foire des illusions : croire Que signifie cette expression : être de
à des choses qui ne peuvent pas arriver. la même trempe.
(2) Missive : synonyme de message. En recevant la lettre, Mme Levasseur
(3) Un homonyme : une est très émue. Elle pense à deux choses
personne qui porte le même nom que soi. opposées : lesquelles ?
(4) Être au pied du mur ; être Que pensez-vous de M. Chanac.
obligé de faire ce qu'on hésitait à Quelles qualités possède-t-il ?
entreprendre.

21
6 - AU REVOIR, LA MER!
Grande animation sur le quai de la gare de Cherbourg. Un long train
noir attend, impatient, crachant une épaisse fumée que le vent d'ouest rabat.
Bertrand cache mal sa joie. Jusqu'au dernier moment, il a craint que
sa mère ne le retienne, effrayée à la pensée d'un voyage solitaire pour son
fils et d'une aussi longue séparation. Non ; Joël a bien su plaider la cause
de son frère, calmer les appréhensions de sa mère. Elle a fini par accepter.
A quoi ne consentirait-elle pas pour la santé de son Bertrand ?
Elle Ta accompagné jusqu'à Cherbourg, avec Joël qui a sacrifié une
journée de travail pour ne pas la laisser revenir seule, à Guerville, le cœur
lourd.
— Comme tu parais heureux, soupire la Normande en regardant son
fils ; ma parole, depuis que tu sais que tu vas partir là-bas, tu as déjà repris
meilleure mine.
Et, ma foi, c'est presque vrai. Il se sent tout autre. Sa nervosité (i)
maladive est devenue un énervement (2) agréable. Il va découvrir des pays
nouveaux, voir enfin Paris dont il a si souvent rêvé. Quel voyage! Il
n'arrivera que le lendemain et devra, jusque-là, se débrouiller comme un
homme.

22
Comme un homme!... Quelle griserie! D'un seul coup, il se trouve
grandi de trois ou quatre ans. Il n'est plus le petit garçon dont on s'occupe
trop mais le voyageur qui traverse tranquillement la France tout entière...
comme un homme !
L'heure du départ approche. Les voyageurs prennent leur place. Joël
est monté dans le wagon pour installer son frère.
— Là, dans ce coin, à gauche, contre la vitre, tu pourras apercevoir,
au passage, la cathédrale de Bayeux et les quartiers neufs de Caen.
Le sac de marin et la valise déposés dans le filet, ils redescendent sur
le quai d'où Mme Levasseur a suivi l'installation.
— Vois-tu, fait-elle, pour se persuader qu'elle est heureuse et ne
laisser aucun regret à Bertrand, à présent, je suis contente de te voir partir...
simplement, ce qui me soucie, c'est cette traversée de Paris !
— Ne t'inquiète pas, maman, puisque Mme Ledolley m'attendra à la
descente du train.
Mme Ledolley est une ancienne Guervillaise ; partie à Paris, ou
plutôt à Levallois, où son mari travaille, elle a quitté le pays depuis deux
ans ; Bertrand se souvient bien d'elle. Quand on lui a écrit pour lui
demander de piloter Bertrand de la gare Saint-Lazare à la gare de Lyon,
elle a accepté avec empressement.
— Surtout, insiste Mme Levasseur, si tu ne l'aperçois pas tout de
suite, attends-la, près de la grille de la sortie, comme elle l'a bien
recommandé, là où l'employé ramasse les billets.
Puis, brusquement, reprise par son éternelle inquiétude maternelle :
— Mon Dieu ! et si elle ne venait pas !
— Eh bien, il se débrouillera, tonnerre de sabord, lance Joël en riant,
il a une langue, que diable, et à Paris, on parle français...
Mme Levasseur sourit, n'ose insister ; mais c'est plus fort qu'elle, elle
reprend ses recommandations cent fois répétées.
— Tu sais que j'ai mis les sandwiches au jambon au fond de ton sac,
enveloppés dans la serviette... fais bien attention en rebouchant ta bouteille
d'eau minérale... surtout, n'oublie pas de mettre ton second pull-over, la
nuit prochaine dans le train...
Mais Bertrand n'écoute pas... ou plutôt, \\feint (3) de ne pas entendre,
car il vient de voir sourire, à travers la vitre du wagon, la grosse dame qui
sera sa voisine. Enfin, l'heure du départ est là, inexorable (4).
— En voiture, Paris, en voiture !...

23
Une ultime embrassade et Bertrand rejoint son compartiment. Par la
vitre baissée, il tend les mains.
— Ne t'inquiète pas, maman ; je t'écrirai tout de suite en arrivant...
Un coup de sifflet, une légère secousse, un glissement
imperceptible ; sans bruit, le long train démarre. Bertrand se penche,
cheveux au vent. Il suit, comme si elles s'éloignaient à reculons, la
silhouette trapue de Joël et celle, toute menue, de sa mère qui agite un
mouchoir. Puis, brusquement, la courbe de la voie emporte la gare, ne
laissant plus entrevoir, un instant, par-dessus les toits, que les
superstructures (5) du paquebot anglais Queen Elisabeth, ancré au quai de
France.
C'est fini. Lentement, Bertrand remonte la vitre et s'assied. C'est
étrange! Lui si impatient, si heureux de partir, sent tout à coup monter en
lui une indicible impression de tristesse, d'abandon. Il pense au chagrin de
sa mère dont il s'est si peu soucié et se reproche de ne pas l'avoir mieux
embrassée. Ses yeux papillotent. Va-t-il se mettre à pleurer ? Il serre ses
paupières, très fort, pour contenir les larmes. En face, la grosse dame, qui
s'est déjà mise à tricoter, ouvre une petite boîte

24
- Tiens, mon petit, prends un bonbon ; ça te fera oublier ton chagrin !
Elle a dit « mon petit ». Bertrand rougit, honteux, vexé. Par politesse, il
accepte le bonbon mais, aussitôt, fouillant sa poche, il en tire un indicateur
tout neuf et, comme un homme, se plonge dans la lecture aride des
chiffres...

LES MOTS
(I) Nervosité ; état d'agitation et LES IDÉES
d'inquiétude durable qui constitue une sorte de Recherchez, dans la lecture, la petite
maladie. phrase qui montre le mieux l'amour de Mme
(2) Enervement : même état, Levasseur pour Bertrand.
mais causé par un événement, un fait précis. Pourquoi l'auteur répète-t-il plusieurs
(3) Feint : du verbe feindre : faire fois l'expression ; « comme un homme » ?
semblant. Quand la dame lui a dit « mon petit »
(4) Inexorable : qui ne peut qu'aurait pu répondre Bertrand s'il avait osé.
manquer d'arriver, par exemple, la mort est Essayez de composer cette réponse.
inexorable.
(5) Superstructures : parties
supérieures du navire.

25
7 - LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ

De grosses lettres rouges sur un panneau planté en plein champ :


PARIS : 28 KM. Le compartiment commence à s'agiter. Dans le soir qui
descend, défilent les lumières de petites villes de banlieue. Comme un pur-
sang (i) qui sent l'écurie, le train semble forcer sa vitesse.
Paris! ce mot merveilleux effraie presque Bertrand, à présent. La
banlieue est déjà si grande , que doit être Paris ! Et tout à l'heure, en
débarquant, s'il ne trouvait pas Mme Ledolley?... Mais non, pourquoi
s'inquiéter? S'il ne la reconnaît pas, elle lui fera signe ; de toute façon, le
rendez-vous est précis, près du préposé aux billets.
Comme tout le monde, il commence à descendre ses bagages : la
grosse valise et le sac de marin, acheté tout exprès aux galeries Jean-Bart, à
Cherbourg. Maternelle et souriante, la grosse dame qui a eu le temps,
pendant les six longues heures du trajet, de finir une chaussette, lui
demande :
— On t'attend, à l'arrivée?
— Oh! oui, madame, on m'attend.

26
27
Mais aussitôt, il ajoute, d'un air détaché :
— Et si je ne trouve personne, je saurai me débrouiller.
Dehors, les lumières défilent, plus nombreuses, plus serrées, grappes
énormes sous le ciel sombre, des lumières qui, tout à coup, se reflètent
dans l'eau.
— La Seine, murmure quelqu'un, nous arrivons.
Deux ponts, un court tunnel, des aiguillages sur lesquels le wagon
tressaute et le train ralentit. Les couloirs s'emplissent. Son sac sur le dos, sa
valise à la main, Bertrand suit la foule pressée de mettre pied à terre. Quel
monde! Enfin, le voilà sur le quai. Cœur battant, tête levée, il cherche, des
yeux, les grilles de la sortie. Dans la cohue, il ne voit rien. Les aurait-il
dépassées?... Il avance toujours, suivant le troupeau de voyageurs.
— Billets, s'il vous plaît!...
Il s'arrête, pose sa valise et, le nez en l'air, cherche un visage. Une
voix gouailleuse (2), derrière lui, l'interpelle:
— Si tu veux compter les étoiles, tu ferais mieux de sortir de la gare!
Il s'écarte. Un peu plus loin, comme il vient à nouveau de poser sa valise
pour inspecter l'horizon, il se trouve aussitôt entouré :
— Porteur?... Commissionnaire?... Taxi?...
— Non, merci!

Il repousse les importuns (3) mais, sans doute, pas assez vivement,
car ils insistent. Pour s'en débarrasser, il s'éloigne et, après un détour,
revient près des fameuses grilles. Le flot des voyageurs s'écoule toujours,
moins dense, devant la grosse locomotive qui halète comme un chien après
une course éperdue. Voici encore un matelot qui se jette dans les bras de sa
femme ou de sa fiancée, une vieille dame infirme qu'on roule sur un
chariot, un monsieur chauve qui boite. C'est fini, les grilles se referment.
Mme Ledolley n'est pas venue. Bertrand veut espérer encore et surtout se
cacher son inquiétude. Elle a manqué son autobus... ou le métro ; elle va
arriver ; certainement, elle ne peut pas manquer de venir.
Dix minutes ! Son sac et sa valise à ses pieds, il attend, planté devant
la grille noire. Peu à peu, l'angoisse monte en lui. Dix minutes encore!
Mme Ledolley se serait-elle trompée d'heure... ou de train? Avisant un
convoi qui arrive, sur un autre quai, il reprend ses bagages, court à travers
la foule, se faisant invectiver (4) par des voyageurs qu'il bouscule. Ce train
est l'express de Dieppe. Mme Ledolley sait bienqu'on ne prend

28
pas le train à Dieppe pour arriver de Guerville. Il revient en courant
vers son point de départ. Trente-cinq minutes! L'espoir s'amenuise (5). Elle
ne viendra pas. Il se trouve seul, perdu, dans la grande ville inconnue.
Découragé, il s'assied sur sa valise, la tête dans les mains. Que faire?...

LES MOTS (5) S'amenuise diminue ; exactement


(1) Pur-sang : cheval de race pure, devient menu.
cheval de course. LES IDÉES
(2) Voix gouailleuse : voix qui Regardez la carte et recherchez les
plaisante d'une façon un peu vulgaire. villes traversées par Bertrand de Cherbourg à
(3) Un importun : est une Paris.
personne qui nous agace par sa présence, Pourquoi répondit-il à la grosse dame
par ses demandes répétées. Voir la fable d'un air détaché ?
de La Fontaine : Le coche et la mouche. Essayez de trouver quatre raisons
(4) Invectiver : lancer des invectives, pour lesquelles Mme Ledolley aurait manqué
des paroles arrières, violentes ou injurieuses. le rendez-vous.

29
8 - UN PORTILLON DIABOLIQUE

Il est toujours là, assis sur sa valise, la tête lourde, pleine des bruits
de cette gare immense, pleine de ses pensées désorientées, quand de brefs
coups de sifflet d'un employé le tirent de son isolement. Un train arrive
lentement, à reculons, un train vide, qui vient attendre sa cargaison
humaine. Au flanc de chaque wagon, une pancarte : Cherbourg.
Bertrand tressaille. Ainsi, ce train va repartir là-bas! Demain matin,
quand le jour se lèvera, sa locomotive s'arrêtera près du port, devant les
bassins pleins de bateaux!...
Alors, ô miracle! la détresse qui l'étreignait, la folle envie de repartir
à Guerville qui, depuis une heure, montait en lui, insidieuse (I) d'abord,
puis impérieuse (2) comme une marée, retombe brusquement. Puisqu'il
pourrait, demain, revoir Guerville, il n'est plus perdu. Oh! pourquoi s'est-il
abandonné à la détresse? Devant ses yeux, repasse l'image de la grosse
dame au tricot. Il revoit son sourire apitoyé, entend sa voix : « Tiens, mon
petit, ça te fera oublier ton chagrin. »
Vraiment, la phrase désobligeante lui est restée sur le cœur. Eh! bien
non, il n'est plus un enfant... et il va le prouver. Après tout, traverser Paris
n'est pas la mer à boire. Mme Ledolley n'est pas venue, tant pis ! Le train de
Nîmes ne part de la gare de Lyon qu'à onze heures ; il a tout son temps. Il a
presque envie de rire de sa stupidité.
Crânement, il jette son sac sur l'épaule, empoigne sa valise, traverse
l'immense salle des Pas-Perdus, longue comme un boulevard, grouillante
comme une foire, et descend un large escalier de pierre. L'air du dehors,
plus vif qu'à Cherbourg, le saisit. Ebloui par les enseignes lumineuses qui
rampent, dansent, courent, gesticulent le long des murs, étourdi par le trafic
hallucinant de la place, il reste hébété. Dire qu'il prenait Cherbourg pour
une grande ville!...
— Taxi, jeune homme?...
Il hésite. Joël, qui est venu deux fois dans la capitale, lui a dit : les
taxis sont pour les gens riches. Mais Joël a aussi parlé du métro, ce train
sou-

30
31
terrain qui vous emmène n'importe où pour une somme dérisoire (3).
Le métro!... Pourquoi pas. C'est Joël qui restera ébahi quand il lui écrira
qu'il a traversé Paris, tout seul, en métro. - Alors, jeune homme, taxi?...
— Non, merci!
Une entrée du métro s'ouvre justement à deux pas. Il descend
quelques marches. Une bouffée d'air chaud et fade lui monte au visage. Un
long couloir ; des flèches, des noms partout ; un autre couloir qui débouche
dans une sorte de rotonde pleine de vitrines, un guichet : billets. Toute
assurance retrouvée, il suit la file d'attente. Pas du tout impressionnant le
métro!... Son billet au bout des doigts, il demande à un ouvrier qui lave des
vitres :
— S'il vous plaît, m'sieur, pour aller à la gare de Lyon?
— Direction ; Porte des Lilas ; tu changeras d'abord à Réaumur
ensuite au Chatelet.
Direction Porte des Lilas, bon ; il n'y a qu'à suivre les flèches. Un
couloir, encore un autre ; le voici sur le quai, au milieu d'une foule énorme.
Une rame arrive, déjà bondée (4), jamais il ne pourra monter. Mais il se
sent bousculé, entraîné, poussé, irrésistiblement vers le wagon où il se
trouve coincé entre une négresse et un vieux barbu qui le regarde d'un
mauvais œil, à cause de sa valise encombrante. Quelle chaleur! Le train
démarre, s'arrête. Déjà une gare? A chaque arrêt, au milieu des remous du
wagon, il se dévisse le cou pour lire le nom de la station : Réaumur-
Sébastopol. C'est là. Vraiment, circuler dans le métro est simple; il suffit de
savoir lire.
Un couloir, encore un autre, une flèche qui l'invite à tourner à
gauche, une autre à tourner à droite et le voici sur un nouveau quai. Cinq
minutes plus tard il débarque à la station Chatelet. Recommençons à suivre
les flèches.
Hélas! on ne devient pas Parisien aussi vite. Il ne tardera pas à
l'apprendre. Le sac sur le dos, la valise au poing, il va déboucher sur un
quai quand tout à coup, il voit un portillon vert se fermer lentement,
comme mû par une main invisible. Résolument il veut le pousser ; le
portillon résiste. Il insiste. Inexorablement, la diabolique petite porte
continue de se refermer. Tant pis, essayons de passer quand même. Il se
glisse de biais. Hélas! son sac de marin épaissit considérablement sa
silhouette. L'étau se resserre. Il se déhanche pour y échapper. Impossible, il
reste coincé là, comme dans une souricière... tandis que le train qui entre en
gare offre à

32
ses passagers le spectacle d'un pantin gesticulant. Sur le quai, ce ne
sont que rires et quolibets (5)... Et le supplice dure jusqu'à ce que, le train
reparti, le portillon se rouvre tout seul, comme par enchantement, libérant
son prisonnier.
Ah! le petit Normand s'en souviendra longtemps, des portillons
automatiques du métro. Si, de Paris, il ne conserve qu'un souvenir, ce sera
bien celui-là...

LES MOTS (5) Quolibets : plaisanteries, railleries,


(1) Insidieuse : sourde, sournoise, moqueries.
qui entre en soi sans qu'on s'en aperçoive.
(2) Impérieuse : qui commande, LES IDÉES
qui ordonne. Ce texte pourrait être coupé en trois
(3) Un prix dérisoire : un prix si grands paragraphes. Lesquels ?
minime, si faible, qu'il est insignifiant, Remarquez un passage où les
qu'on peut en rire. phrases sont construites sans verbe. Pourquoi
(4) Bondée : comparaison avec un l'auteur les a-t-il supprimés ?
tonneau, empli jusqu'à la bonde. Pris dons le portillon : Bertrand
éprouve deux sentiments : lesquels ?

33
9 - LE SOLEIL DU MIDI

Nîmes!... Tout le monde descend!


Les voyageurs se répandent sur le quai. Enveloppé dans son manteau
trop court (il le porte depuis deux ans), Bertrand cherche quelqu'un, à
travers la foule, comme la veille à la gare Saint-Lazare. Mais ses
expériences l'ont aguerri (i) et à Nîmes, ni métro ni portillons
automatiques.
Il avance en titubant, comme un marin qui met pied à terre après une
traversée houleuse. Quel voyage! Il a roulé toute la nuit et n'a pas dormi
plus de trois heures. La fatigue pèse sur ses épaules. Il cherche l'entrée du
passage souterrain où M. Chanac doit l'attendre, mais n'a pas le temps
d'arriver jusque là.
— Bonjour, Bertrand!...
Une main s'est posée sur son épaule. Un homme lui sourit qui, sans
hésiter, le serre dans ses bras.
— Je t'ai tout de suite reconnu. Tout le portrait de ton père!... Pas
trop fatigué par ce long voyage?...
Bertrand qui, pendant les dernières heures du trajet, se demandait
comment était l'ancien camarade de son père et surtout comment il
l'accueillerait, est tout de suite rassuré. M. Chanac est un homme cordial,
pas très grand, mais robuste, brun de peau et de cheveux, avec cette voix
chaude, teintée de soleil, cette voix bien timbrée et sonore des
méridionaux. X
— Bien sûr, toi, Bertrand, tu ne pouvais pas me reconnaître. Tu étais
haut comme trois pommes quand nous sommes allés à Guerville... Mais tu
dois avoir faim et surtout envie de boire quelque chose de chaud?
M. Chanac empoigne la valise ; ils quittent la gare, une gare curieuse
puisqu'ils doivent descendre un escalier pour arriver en ville. L'heure est
matinale, mais le soleil déjà chaud. Bertrand ne peut s'empêcher de lever
les yeux vers le ciel intensément bleu.
— Eh! oui, Bertrand, ici c'est le Midi... et déjà le printemps. Tiens,
regarde ces feuilles!... Ça te change, n'est-ce pas?
- Oh! oui, beaucoup!
Ils s'installent à une terrasse. Un café brûlant et deux croissants frais
réconfortent le petit voyageur dont la tête reste emplie des bruits du train. Il

34
se croit encore dans son wagon et par moments, les maisons, de
l'autre côté de la rue, semblent défiler. Il doit être assez pâle car M. Chanac
s'inquiète :
- Tu n'es pas malade, au moins?... Tu verras, à Sainte-Enimie, tu
prendras vite de belles couleurs.
Ils bavardent, ou plutôt c'est M. Chanac qui parle pour le mettre à
Taise. Il explique qu'il a, en son honneur, demandé une journée de congé à
l'usine où il travaille comme chef-monteur; d'ordinaire, il ne retourne là-
haut que le vendredi soir. Puis il interroge Bertrand sur son voyage :
- Et tu as traversé Paris tout seul?
Tout seul, la dame qui devait m'attendre n'est pas venue... J'ai même
pris le métro.
Il passe sous silence le portillon automatique, M. Chanac se
moquerait de lui.
Il fait bon à la terrasse de ce café, sous la caresse du soleil. Bertrand
commence à se détendre ; il étire ses jambes engourdies. L'ami de son père
propose :
- Un bureau de poste est là, tout près. Veux-tu que j'expédie un
télégramme à ta mère pour lui dire que tu es bien arrivé? Elle sera tout de
suite rassurée.
- Oh! oui, je veux bien.
M. Chanac s'absente quelques instants puis invite Bertrand à monter
dans sa voiture qui attend, sur le parking voisin.
- Sainte-Enimie, est-ce loin?

35
- Près de 150 kilomètres. Quand j'ai trouvé ce travail, ici, nous
n'avons pu nous loger à Nîmes. Provisoirement, nous nous sommes
installés à Sainte-Enimie, dans la vieille maison qui me vient de mes
parents. Ma femme se plaît tant à la campagne que nous y sommes restés ;
pour mon travail, bien sûr, c'est loin. Je ne remonte que pour le week-end
(2).
Bertrand s'installe à côté du chauffeur et la voiture démarre. En
passant, M. Chanac désigne les arènes, la Maison Carrée, mais Bertrand a
vu trop de choses pendant ces deux jours. Les faubourgs traversés, la
voiture s'engage sur une large route, puis atteint Aies et un paysage minier
assez laid. Enfin on aborde la montagne aride. Quelle différence avec la
verte Normandie !
— Tiens, regarde la neige, là-bas, sur l'Aigoual ; elle fondra bientôt...
à moins qu'il n'en retombe d'autre.

36
Peu à peu, Bertrand sent son cœur se serrer. Malgré l'aimable et forte
présence de M. Chanac, une étrange impression de solitude monte en lui.
Guerville lui paraît trop loin. Le train donne moins l'impression
d'éloignement que l'auto, peut-être à cause de ce fil permanent (3) que
constituent les rails. Pendant des semaines, des mois peut-être, il ne reverra
plus son pays. Saura-t-il s'habituer à cette nouvelle vie, lui qui n'a jamais
quitté sa mère et son frère?... Il soupire. M. Chanac comprend ce que cela
signifie, et pose une main sur l'épaule du petit Normand.
— Ça te passera, mon gars ; c'est le dépaysement ; un jour ou l'autre,
tout le monde a connu ça.
Bertrand sourit et ne répond pas, mais comme la voiture atteint le
sommet d'une côte, instinctivement, dans l'horizon bleuté des montagnes,
ses yeux cherchent la mer.

employé au figuré puisqu'il ne


LES MOTS s'agit pas de temps mais d'espace.
(1) Etre aguerri ; être habitué aux
dures épreuves de la guerre, et, par LES IDÉES
extension, aux difficultés de la vie. Regardez sur une carte où se trouve
(2) Week-end : mot d'origine anglaise Nîmes. Quel itinéraire Bertrand a-t-il pu
qui signifie : fin de semaine. Ce sont les jours emprunter pour y arriver ?
de repos du samedi et du dimanche. Pourquoi Bertrand ne s'intéresse-t-il
(3) Permanent : qui dure et se pas aux monuments de Nîmes ?
prolonge sans interruption. Le mot est ici Vous est-il arrivé d'être dépaysé ?
Quand ? Qu'avez-vous éprouvé ?

37
10 - PREMIÈRES IMPRESSIONS

« Chère maman,

« Je pense que tu as bien reçu le télégramme expédié de Nîmes par


M. Chanac. Je voulais t'écrire dès hier ; j'étais trop las ; Mme Chanac m'a
obligé à rester au lit. Aujourd'hui, je suis tout à fait remis de ma fatigue.
« J'ai fait un très bon voyage jusqu'à Paris ; j'ai vu, en passant, la
cathédrale de Bayeux que Joël m'avait dit de regarder. A la gare Saint-
Lazare, j'ai été très ennuyé ; Mme Ledolley n'était pas là. Je l'ai attendue
longtemps près de la grille. (J'ai su, le lendemain qu'il y avait une grève des
employés d'autobus ce soir-là). Alors j'ai pris le métro, tout seul ; Joël
m'avait dit que les taxis sont chers à Paris. Rien de plus amusant que le
métro... Mais je n'ai rien vu de Paris, même pas la Tour Eiffel. Dans le
métro il m'est arrivé... Mais non, je ne dis rien, je raconterai ça à Joël, plus
tard ; il rira bien de moi.
Dans le train de Nîmes, il n'y avait pas trop de monde ; j'avais deux
places pour moi seul, j'ai pu m'allonger et même dormir, oh! pas
longtemps, j'avais trop peur de manquer l'arrivée. M. Chanac m'attendait à
Nîmes. A midi, nous étions à Sainte-Enimie.
« Sainte-Enimie est un petit village, pas plus grand que Guerville,
mais il ne lui ressemble pas, oh! non, pas du tout. Il est bâti en gradins, au
pied d'une montagne qu'on appelle le Causse de Sauveterre, et qui est, dit
M. Chanac, une sorte de désert de pierre. Au bas du village coule le Tarn,
lui aussi bien différent des rivières de chez nous, de la Douve ou de la Vire
que je connais. Il coule plus vite, mais ses eaux sont si claires qu'on en
boirait. Presque partout, on voit le fond de cailloux blancs.
La maison de M. Chanac, tout en haut du village, sur une sorte de
terrasse, domine la vallée. Elle est ancienne mais bien aménagée. Son toit,
presque plat, est couvert de tuiles, comme tous les toits de ce pays ; c'est
curieux. Par contre, je trouve triste la montagne, en face, qui bouche
l'horizon. Je me demande si je m'habituerai à ne plus voir la mer.

38
« Mme Chanac est très gentille ; elle s'occupe beaucoup de moi.
J'aime l'entendre parler ; elle a un joli accent qui chante. Elle dit toujours «
adieu » pour « au revoir » ; c'est amusant. Elle m'a donné une petite
chambre mansardée, très propre et m'a demandé si j'avais l'habitude de
faire mon lit ; je n'ai pas osé dire « non », mais j'ai été bien embarrassé ; ce
matin, en m'éveillant, toutes mes couvertures étaient par terre... Mais
rassure-toi, maman, je n'ai pas pris froid.
Nadou aussi est très gentille, elle a juste dix ans. J'aurais aimé avoir
une sœur comme elle. Ses cheveux sont très bruns ; quand elle rit, elle
montre de jolies dents blanches.
« Ce qui m'inquiète un peu, c'est Bernard ; il est de mon âge mais
beaucoup plus fort que moi. Il ne s'intéresse qu'au sport. Si tu voyais sa
chambre, elle est pleine de photos découpées dans les journaux sportifs. Sa
sœur m'a dit qu'il traversait le Tarn à la nage et que, l'hiver, il faisait du ski
sur le Causse. Quand j'ai avoué que je ne savais pas nager, Bernard a
haussé les épaules et a dit que ce n'était pas fort pour un marin. J'ai peur de
ne pas m'entendre avec lui ; pourtant il n'a pas l'air méchant ; il est toujours
prêt à rendre service à sa mère.
« Demain, lundi, j'irai à l'école. M. Chanac m'y a fait inscrire hier. Je
serai dans la grande classe avec Bernard et Nadou qui est aussi avancée

39
que son frère. J'ai vu le maître, il s'appelle M. Meyrieu ; il est jeune.
Bernard l'admire parce qu'il est très fort pêcheur de truites.
« Chère maman, je ne t'ai pas encore dit mon chagrin de vous avoir
quittés, toi et Joël ; pourtant il est très grand. Pendant tout le voyage, j'ai
été triste de ne pas t'avoir assez embrassée au moment de te quitter. Je ne
pensais qu'à partir. Je me rends compte que c'était très mal. Je me ferai
pardonner en t'écrivant souvent.
« Je suis sûr que le climat de ce pays me fera du bien. L'air semble
plus léger qu'à Guerville, plus pur aussi. Hier soir, M. Chanac avait tourné
le bouton du poste de radio. On annonçait de la pluie sur la Bretagne et le
Cotentin. A la même heure, ici, le ciel était plein d'étoiles.
« Je vais essayer de ne pas m'ennuyer et de bien travailler en classe.
Pour me croire un peu chez nous, j'ai épingle, dans ma chambre, les deux
vues de Guerville que j'ai emportées ; je les regarde souvent. Si tu vois
mon camarade d'école Jean Lemesle, dis-lui que je lui écrirai bientôt.
« Chère maman, je te remercie encore du sacrifice que tu as fait en
me laissant partir et je t'embrasse très fort ainsi que Joël. J'attends avec
impatience ta première lettre.

« Bertrand ».

« P.-S. — Dans le train j'avais bien mis mes deux pull-overs, comme
tu me l'avais recommandé, mais je n'ai pas achevé toutes mes provisions.
M. Chanac s'est régalé avec les deux harengs fumés qui restaient. Tu
devrais lui en envoyer quelques-uns. »

LES IDÉES Le village de Sainte-Enimie n'est sans


Pourquoi ce chapitre ne contient-il pas doute pas marqué sur la carte. Il se trouve au
de mots difficiles ? sud du département de la Lozère, sur le Tarn,
Pourquoi Bertrand qui n'a pas osé à une cinquantaine de kilomètres de sa
raconter à M. Chanac son aventure dans le source.
métro, ose-t-il presque la dire à sa mère ? P.-S. : initiales de la locution latine :
Quel détail montre que Bertrand a été post-scnptum qui signifie : écrit après, c'est-à-
un enfant gâté ? dire un moment après la lettre et non
simplement à la suite de la lettre.

40
11 - MAUVAIS DÉBUTS
A l'école, l'arrivée de Bertrand fit sensation, d'abord parce que, dans
un petit village, la venue d'un nouveau est toujours un événement, ensuite
parce qu'avec ses cheveux blonds, son teint clair, il intriguait (i) fortement
les jeunes indigènes (2), surtout les filles. Dans la cour, ce furent des
chuchotements sans fin.
- Je te dis que c'est un étranger.
- Penses-tu, il parle comme nous !
- Tu as vu ses yeux bleus, c'est un Anglais.
- Les Allemands aussi ont les yeux bleus. Mon père a été prisonnier
en Allemagne, il me l'a dit.
— Moi je sais, Bernard Chanac m'a tout expliqué. Ce garçon est
venu chez lui parce qu'il a été malade ; c'est un Breton.
— Pas un Breton, un Normand, même qu'il est de Cherbourg.
- C'est bien ce que je disais, il est presque Anglais.
La cloche tirée, le maître mit tout le monde d'accord en accrochant,
au tableau, la carte de France. Du bout de sa règle, il désigna l'endroit d'où
arrivait ce nouveau. On trouva que c'était très loin.

41
Bertrand se sentait gêné, non pas d'être considéré presque comme un
étranger, ce qui lui paraissait plutôt flatteur, mais de constater que Bernard
avait eu la langue trop longue, en racontant, comme ça, qu'il était venu à
Sainte-Enimie pour sa santé. Le sentiment d'infériorité qui l'avait tant de
fois affligé, au milieu de ses camarades, à Guerville, le suivrait donc
partout?
Pour le mettre à l'aise, M. Meyrieu, le maître, demanda au voisin de
Bernard, le grand Frédéric (dit Rico) de céder sa place au nouveau. Il ne se
doutait pas, le malheureux, du petit drame qu'il allait provoquer en croyant
bien faire.
Certes, Bernard avait accueilli de son mieux le petit Normand, mais
Bertrand n'était pas sportif ; il ne s'intéressait qu'aux livres, tandis que
Rico, ah! parlez-moi de Rico, en voilà un qui avait du cran. Depuis deux
ans, Bernard et Rico s'était toujours arrangés pour être côte à côte, au
même pupitre. Leurs devoirs terminés, ils se mettaient à discuter à voix
basse, selon la saison, du Tour de France, de la traversée de la Manche à la
nage ou des championnats de ski.
Pour une tout autre raison d'ailleurs, il eût été préférable de ne pas
mettre côte à côte les deux camarades. Garçon à l'esprit pratique, sachant
démonter en un clin d'œil une roue de vélo, réparer un moulin à café
électrique ou trouver le plomb qui avait sauté dans la maison, Bernard
n'était pas un écolier modèle. Il était complètement brouillé avec le français
et en particulier l'orthographe. Ah! l'orthographe. Il disait volontiers : «
Quand on se noie dans le Tarn, l'important n'est pas de savoir s'il y a deux
« r » à Tarn mais de sortir de l'eau. » C'était son point de vue... mais pas
celui de son père, qui rêvait pour son fils des brillantes études que lui-
même, naguère (3), n'avait pu entreprendre, faute d'argent. Bertrand, au
contraire, malgré ses longues et fréquentes absences, avait toujours été un
excellent élève, s'intéressant à tout ce qu'on apprend en classe. Ainsi, les
mettre côte à côte pouvait paraître raisonnable. C'était une erreur.
Le premier jour, les deux camarades restèrent l'un près de l'autre,
sans presque se parler. Dès qu'un devoir était terminé, Bernard prenait
ostensiblement (4) une feuille de papier et se mettait à dessiner des autos
de course ou des hors-bord (5), tandis que Bertrand, déconcerté,
comprenant mal le mutisme de son camarade, regardait autour de lui,
cherchant, pour se raccrocher à quelqu'un, le regard de Nadou, à l'autre
bout de la classe, dans la rangée des filles.
Deux jours passèrent ainsi, deux jours mortellement longs,
affreusement

42
43
pénibles pour Bertrand qui n'osait demander à Bernard la raison de
son silence. Même après la classe, Bernard trouvait un prétexte pour ne pas
rentrer avec lui. II entraînait le grand Rico et on ne le revoyait plus
jusqu'au soir.
Ce désir d'éviter Bertrand apparut tout de suite à Nadou. Elle en fit la
remarque à son frère.
— Tu n'es pas assez gentil avec Bertrand ; pourquoi ne joues-tu pas
avec lui, aux récréations ou le soir ?
- Il ne sait jouer à rien.
— Ce n'est pas sa faute ; il est moins fort que toi. Vous pourriez
jouer aux échecs, moi, je n'y comprends rien, mais j'ai bien vu, hier soir,
que papa a eu beaucoup de mal à gagner la partie contre lui.
Bernard haussa les épaules.
— Les échecs! d'abord ce n'est pas un jeu mais un casse-tête
chinois. Si ça l'amuse d'attraper une méningite! Joue avec lui, toi, puisqu'il
faut le distraire.
— Oh! Bernard, on dirait que tu es méchant. Bien sûr, j'essaierai
d'apprendre.
— Alors, laisse-moi tranquille! Et il s'éloigna d'un air détaché.

LES MOTS (5) Hors-bord : canots de course dont


(1) il intriguait : il étonnait, il éveillait le moteur est fixé à l'arrière, en dehors
une grande curiosité, du bateau.
(2) Indigènes : ce sont les LES IDÉES Pourquoi le fait d'être
habitants du pays dont on parle. presque considéré comme un étranger
(3) Naguère : autrefois, il y a pouvait-il paraître flatteur à Bertrand ?
longtemps. Pourquoi le maître croyait-il bien faire
(4) Ostensiblement en se faisant voir, en mettant Bertrand et Bernard côte à côte ?
en rendant son geste très visible. Que pensez-vous de l'attitude de
Nadou ? de celle de Bernard?

44
12 - LA COMPOSITION
Les trois enfants avaient quitté la maison ensemble, comme
d'habitude, Nadou entre les deux garçons, selon l'habitude aussi, comme si,
inconsciemment (i), elle voulait servir de lien entre eux. Bernard n'était pas
de bonne humeur. La veille, sa mère n'avait pas consenti à le laisser faire
une expédition à vélo, sur le Causse, parce que c'était encore trop loin pour
que Bertrand puisse le suivre
A la rentrée, en classe, les deux garçons se retrouvèrent côte à côte
sans plus se parler que les autres jours. Le maître annonça la composition
d'orthographe. Bernard haussa les épaules et bougonna :
- Une dictée compliquée, bien entendu, et avec des questions par-
dessus le marché.
Il ouvrit son cahier en le malmenant. M. Meyrieu donna le titre : Les
bohémiens, lut le texte lentement et commença : « Ils ne sont pas d'ici, ni
d'ailleurs, ni de nulle part... »
— Pas d'ici, comme toi, fit Bernard, entre ses dents, en jetant un
coup d'œil vers le petit Normand.

45
Bertrand ne releva pas la méchanceté (2). Il fit celui qui n'avait pas
entendu. A Guerville, les jours de composition, le maître invitait toujours
les élèves de la même table à disposer entre eux un livre entr'ouvert, debout
sur la tranche, pour éviter toute tentation de copier. Machinalement,
Bertrand avait pris sa géographie pour la dresser, en écran, à sa gauche.
Bernard ne fit aucune remarque et se contenta de froncer les sourcils. Le
maître continua : « ils arrivent un soir avec leur maison, l'arrêtent au bord
de la route et deviennent pour un jour des voisins... »
— Drôles de voisins, ronchonna encore Bernard.
La dictée finie, vinrent les questions : des explications de mots, un
exercice de conjugaison et une analyse logique, la bête la plus noire parmi
les bêtes noires de Bernard. La dictée relue une dernière fois, après un
temps convenable pour répondre aux questions, le maître ramassa les
cahiers pour la correction. Puis, après la récréation, ce fut au tour du calcul.
Dans le domaine des chiffres, Bernard se sentait plus à l'aise. Il voulut se
venger de la dictée, mais avec une sorte de rage qui l'obligea à
recommencer plusieurs fois ses opérations.
C'est seulement en fin d'après-midi que le drame se noua (3), quand
M. Meyrieu, avec une solennité inaccoutumée, donna les résultats de la
composition. Lentement, gravement, il commença par promener son regard
autour de la classe.
— Comme d'ordinaire, commença-t-il, les filles se sont révélées plus
fortes en dictée et les garçons meilleurs en calcul ; dans l'ensemble, je ne
suis pas mécontent des résultats... Cependant, j'ai été déçu, pour ne pas dire
exaspéré par certains devoirs. »
II se tourna vers Bernard.
- Le tien, par exemple, Bernard Chanac. Ma parole, on dirait que tu
n'as qu'un but : devenir la lanterne rouge (4) de la classe. Huit fautes et
demie dans ta dictée, une dictée choisie à dessein (5) parmi les plus
faciles... et par-dessus le marché des erreurs d'opérations dans les deux
problèmes, alors que ta sœur, d'une année plus jeune, obtient la moyenne
dans les deux matières...
Si M. Meyrieu s'en était tenu là, rien ne serait peut-être arrivé, mais,
emporté par son élan, ne s'avisa-t-il pas d'établir aussi la comparaison avec
Bertrand !
- Quand je pense, lança-t-il, que tu te laisses distancer pareillement
par ton camarade Levasseur qui, lui, n'a qu'une faute à sa dictée, toutes ses
réponses justes et seulement une erreur de virgule à un problème!...

46
Tu devrais avoir honte, Bernard, et te mettre une fois pour toutes
dans la tête que nous ne sommes plus à l'époque des primitifs qui vivaient
dans les grottes, au bord du Tarn. Dieu merci, le muscle n'est plus la seule
force de l'homme ; il y a aussi le cerveau... Un de ces soirs, j'irai voir ton
père ; après de tels résultats, il ne devra plus se faire d'illusions.
Bernard accepta ce coup de masse sans broncher, sans sourciller,
mais
qui aurait glissé un regard sous son pupitre, aurait vu ses poings se
fermer.
Cinq minutes avant la sortie, il fit à Bertrand, sans même le regarder:
— Tout à l'heure, tu laisseras Nadou rentrer toute seule, j'ai quelque
chose à te dire...

LES MOTS wagon d'un train portant toujours une


(1) inconsciemment : sans s'en lanterne rouge. (5) A dessein : exprès,
rendre compte, sans s'en apercevoir. volontairement.
(2) Ne releva pos la méchanceté : ne
fit pas attention à la méchanceté. LES IDÉES
(3) Le drame se noua : le verbe Relevez toutes les raisons qui
nouer est employé au sens figuré. Les esprits poussent Bernard à s'irriter contre Bertrand.
se tendirent, le drame devenait inévitable. M. Meyrieu s'est montré maladroit.
(4) La lanterne rouge : cette Qu'aurait-il dû ou pu faire ?
expression courante est empruntée au De son côté Bertrand pouvait-il
langage des cheminots, le dernier quelque chose ?

47
13 - REGLEMENT DE COMPTES

La cloche vient de sonner. Les enfants s'éparpillent comme une volée


de moineaux. Un instant, Nadou s'arrête, au seuil de la cour, comme pour
attendre Bertrand. A-t-elle pressenti quelque chose? Mais sa grande amie,
la fille du facteur, arrive en courant, la prend par le bras et elles s'en vont
en riant.
— Viens, dit Bernard au petit Normand !
Au lieu de remonter vers la maison, à travers les pittoresques (i)
ruelles pavées ou même dallées qui attestent (2) l'ancienne importance du
village, Bernard entraîne son camarade le long du Tarn, sur la route de
Florac.
— Que veux-tu me dire?
— Tu le sauras, viens!...
Bernard s'arrête après la dernière maison et, brutalement, demande :
— Pourquoi as-tu fait ça ?
Bertrand ne comprend pas, il ouvre des yeux étonnés.

48
49
- Fait quoi?
— Ton livre, ce matin, pendant la dictée...
- A Guerville, c'était ainsi, les jours de composition.
- Tu sais bien que je ne suis pas fort en orthographe, tu aurais pu me
laisser jeter un coup d'œil sur ta dictée.
— Oh! Bernard, c'était la composition!...
- Tu l'as fait exprès !
— Non, je t'assure, avec un autre que toi, j'aurais aussi mis mon
livre ; c'était l'habitude à Guerville, je te le répète.
— Tu aurais pu penser à mon père ; tu le connais, mon père, il ne
badine pas. En rentrant de Nîmes, il va me passer un drôle de savon... à
cause de toi.
Bernard proteste vivement.
- Tout de même, est-ce ma faute si tu es mauvais en orthographe?
— Depuis que tu es arrivé, ce n'est pas très réjouissant pour moi.
Quand ce n'est pas mon père, c'est maman. Toujours les mêmes
comparaisons : Bertrand par-ci, Bertrand par-là... j'en ai assez.
— Encore une fois, est-ce ma faute?... je n'ai jamais voulu te faire
tort. Hier encore, je t'ai soufflé pendant la leçon de géographie, je t'ai dit
quelle rivière arrosait Amiens.
Ne trouvant aucune raison vraiment valable pour accuser son
camarade, Bernard hausse les épaules.
— Oh, je sais, reprend Bertrand, ma présence ici te déplaît. Tu crois
peut-être que je n'ai pas entendu tes réflexions, ce matin, pendant la dictée?
— Qu'est-ce que j'ai dit?
— Tu t'en souviens aussi bien que moi.
Bernard hausse encore les épaules. A-t-il vraiment oublié? est-il de
mauvaise foi (3) ? Le fait que son camarade ait pu retenir quelque chose
contre lui l'exaspère. Il s'est contenu trop longtemps ; c'est l'explosion.
— Tiens, fait-il brusquement, je n'ai peut-être pas de cervelle, mais
j'ai des bras qui ne sont pas des chiffes.
D'un coup de poing aussi vif qu'inattendu, il envoie Bertrand rouler
sur le sol et, soulagé, après un dernier haussement d'épaules, il s'éloigne en
sifflotant.
Le coup de poing n'a pas été terrible, mais pour Bertrand, la blessure
d'amour-propre est grave. Il se relève, ramasse son cartable et, très pâle,
reste là, sentant les larmes lui brûler les yeux. Puis il va s'asseoir, un peu
plus loin, sur une murette de pierres sèches et rumine sa peine.

50
— Je m'en étais aperçu dès le premier jour, se dit-il, il ne m'aime
pas... A présent, c'est fini, je ne pourrai plus rentrer chez lui.
Lentement, il lève les yeux sur la route blanche, la route qui mène
vers Florac, vers Nîmes... vers Guerville.
— Il faut que je parte!...
Par la pensée, il refait, en sens inverse, le long voyage qui l'a amené
à Sainte-Enimie.
— Il faut que je parte!...
Il se lève, fait quelques pas sur la route, son cartable à bout de bras,
comme si, réellement, il s'en allait. Mais il sait bien qu'il ne peut partir,
comme ça, tout seul, sans argent.
Alors, il revient sur ses pas, s'engage dans les vieilles ruelles,
véritable labyrinthe (4) moyenâgeux où des enseignes de ferronnerie
pendent encore aux murs moussus. Il voudrait se décider à remonter là-
haut ; non, il ne peut pas. A droite, s'ouvre le trou noir d'une ancienne cave
voûtée. Il entre. L'endroit est sombre et humide. Il se laisse tomber sur une
dalle et s'abandonne à son chagrin.

LES MOTS couloirs enchevêtrés qu'on s'y perdait


(1) Pittoresque : de la famille du infailliblement.
verbe peindre. Rapprocher aussi de
l'adjectif : pictural. Si beau ou si original LES IDÉES
que cela mérite d'être peint. Expliquez : aussi vif qu'inattendu.
(2) Qui attestent ; qui montrent, qui Bertrand a-t-il vraiment l'intention de
sont un témoignage. partir ?
(3) Etre de mauvaise foi : ne pas Pourquoi n'a-t-il pas répondu au coup
vouloir reconnaître ses torts. de poing de Bernard ?
(A) Labyrinthe : édifice de la Grèce Que pensez-vous du caractère de
antique composé d'un si grand nombre de Bernard ?

51
14 - NADOU SAIT CONVAINCRE

— Mais enfin, Bernard, il est six heures et Bertrand n'est pas encore
rentré. Où est-il?
— En sortant de l'école, nous nous sommes disputés. Je l'ai laissé au
bas du village.
— Disputés!... vous vous êtes battus?
— Juste un coup de poing. Je t'assure, maman, je ne voulais pas. Ma
main est partie toute seule. Je ne lui ai pas fait grand mal.
— Et après, qu’est-il arrivé?
— Je suis parti, je croyais que Bertrand allait remonter, lui aussi.
— Ainsi, tu ne l'as pas attendu? Bernard baissa la tête.
—Tu comprends, maman, on venait de se disputer, alors... c'était
difficile.
— C'est-à-dire que tu ne voulais pas avoir l'air de céder... Où l'as-tu
laissé ?
— Au bas du village, sur la route de Florac.
— C'est bien, appelle ta sœur et venez avec moi!
Ils descendirent vers le Tarn, remontèrent la route qui le longe.
Bernard montra l'endroit où ils s'étaient querellés. Nadou ramassa une
gomme échappée du cartable de Bertrand. Inquiète, Mme Chanac alla
frapper à la porte de l'instituteur. Celui-ci avait bien vu les deux camarades
quitter l'école, mais ne savait rien de plus.
— Voyons, demanda encore Mme Chanac à son fils, que s'est-il passé
au juste ? Bertrand est moins fort que toi ; tu ne vas pas me dire que c'est
lui qui a commencé?...
Le gros Bernard soupira, baissa encore la tête.
— Je ne voulais pas, maman, je t'assure que je ne lui ai pas fait mal. Il
s'est vexé pour rien... pour presque rien...
Une vieille femme ayant déclaré avoir vu l'enfant s'éloigner sur la
route, Mme1 Chanac décida de s'avancer de ce côté. Ils partirent tous trois.
Mais au bout d'un kilomètre, Mme Chanac, affolée, fit demi-tour.

52
53
— Je ne comprends pas, répétait Bernard, inquiet, lui aussi.
Ils rentrèrent dans le village, remontèrent en hâte vers la maison. Pas
de Bertrand. La nuit tombait. Prise de panique (i), Mme Chanac parla
d'avertir les gendarmes, le garde-champêtre, de lancer tout le village à sa
recherche. Ils redévalèrent les ruelles, débouchèrent à nouveau au bord du
Tarn.
— Toi, Bernard, descends sur la route de Millau, moi je vais monter
sur celle du Causse ; toi, Nadou...
— Moi, maman, si tu veux, je vais chercher encore dans le village.
Nadou laissa sa mère et son frère s'éloigner et remonta à travers le vieux
Sainte-Enimie. La nuit était tout à fait venue. A part les quelques
rares trous de lumière des -lampes électriques, les ruelles étaient emplies
d'une obscurité presque totale. Nadou luttait de toutes ses forces contre la
peur qui lui coupait la respiration. Pourtant, une petite voix secrète lui
disait que Bertrand n'était pas parti très loin, qu'il était là, dans le village.
Comme elle descendait une ruelle aux murs tapissés de lierre, elle
sursauta. Effrayé par ses pas, un chat sauta d'un mur, traversa la ruelle pour
se réfugier dans une ruine puis en ressortit aussitôt, plus effrayé encore.
Cela parut étrange à Nadou. Le cœur battant, elle s'approcha d'une voûte
pleine de nuit. Elle écouta, puis alluma le boîtier électrique qu'elle avait
emporté et poussa un cri.
- Bertrand!...
Il était là, assis sur son cartable pour se protéger de l'humidité du sol.
Ebloui-par la lumière, il tressaillit.
- Oh! Bertrand, je sais ce qui s'est passé... mais pourquoi ne rentrais-
tu pas?
— Il faut que je m'en aille.
— Que tu partes?...
Des larmes dans la voix, il raconta la scène de la querelle, expliqua
que, dès les premiers jours, il s'était rendu compte de la répulsion (2) que
Bernard éprouvait pour lui.
— Il ne désire qu'une chose, Nadou, me voir quitter Sainte-Enimie.
— Oh! Bertrand! Tu as cru cela?... Si tu savais, au contraire,
combien mon frère t'admire.
Le petit Normand eut un rire amer et sceptique (3).
— Vraiment?
— Je ne me moque pas, Bertrand, mon frère est très fier de toi...
seulement, vois-tu, à présent, il se rend mieux compte de sa médiocrité en
classe

54
et il en a du chagrin... tout comme toi de n'être pas aussi fort que
lui... Pourtant, s'il voulait s'en donner la peine, mon frère travaillerait
beaucoup mieux... Ce que tu me dis, de la composition de dictée, m'étonne.
Mon frère n'est pas tricheur ; il n'aurait pas copié, j'en suis sûre. Seulement,
il a cru que tu voulais le vexer ; il est un peu vif de caractère... comme
papa. Tu lui en veux encore?...
— C'est lui, Nadou.
— Oh! si tu avais vu son chagrin, tout à l'heure, quand maman lui a
demandé pourquoi tu n'étais pas rentré. En ce moment, il court à ta
recherche sur la route de Millau ; je suis sûre qu'il a bien du mal à se
retenir de pleurer.
Elle n'avait que onze ans, mais elle s'exprimait comme une petite
femme psychologue (4) qui sait lire, à travers les êtres, les secrètes pensées.
— Et moi, ajouta-t-elle avec douceur, est-ce que je t'ai fait du mal?...
tu voudrais me quitter aussi?...
— Oh! non, Nadou, pas toi.
— Alors, viens, viens vite. Quand d'en bas maman et Bernard
verront les fenêtres de la maison éclairées, ils comprendront que je suis
revenue... que je t'ai retrouvé.
Il hésita. Mais la voix de Nadou savait se faire insistante et douce.
Quand elle lui prit la main pour l'aider à se lever, il ne protesta plus.

(3) Un rire orner et sceptique : un rire


LES MOTS qui ne marque pas la gaieté mais au contraire,
(I) Panique : grande peur, frayeur qui la tristesse et surtout le doute. Ne pas
ne peut s'expliquer, dont la cause est inconnue confondre avec septique qui signifie : provoqué
ou invisible. Les anciens Grecs disaient que le par les microbes.
dieu Pan se promenait souvent la nuit et (4) Psychologue : un psychologue est
causait ainsi de grandes peurs appelées pour celui qui étudie les sentiments, le caractère
cette raison paniques. des êtres.
(1) Répulsion : du verbe repousser.
Répugnance, antipathie, sentiments qui nous LES IDÉES
éloignent d'un être. Bernard est-il vraiment triste de ce qu'il
a fait, le regrette-t-il ? Justifiez votre réponse ?
Comment pourrait-on d'après ce texte,
qualifier le caractère de Bertrand.

55
15 - UNE PROUESSE DE BERTRAND

Un abcès qui crève fait cruellement souffrir, mais c'est aussitôt le


soulagement. L'incident de l'école avait été l'abcès qui éclate. Les secrètes
pensées des deux adversaires brutalement mises à nu, chacun savait à
présent à quoi s'en tenir sur l'autre. Bien sûr, à cet âge, 1''amour-propre (i)
est chatouilleux (2), intransigeant (3), on ne veut pas, ouvertement,
reconnaître ses torts. Heureusement Mme Chanac et Nadou étaient là pour
servir de tampon.
Pour commencer, Mme Chanac alla trouver M. Meyrieu, lui demanda
de ne plus laisser Bernard et Bertrand côte à côte, du moins
provisoirement. Bien entendu, il fallait trouver une raison. Sous prétexte
que le petit Normand souffrait d'une légère myopie, il fut placé au premier
rang et Bernard retrouva son intrépide Rico.
Nadou se chargea du reste. Avec une patience inouïe, elle chercha à
renouer les liens si brutalement rompus entre les deux camarades. Elle dit à
son frère que Bertrand s'intéressait aux sports beaucoup plus qu'on ne le
croyait et qu'elle l'avait surpris plusieurs fois en train de lire des compte
rendus de course sur le journal. A Bertrand, elle expliqua que Bernard,
malgré son air détaché, était malheureux d'être mal classé à l'école et que,
pas plus tard qu'hier, en cachette, il avait demandé à sa mère de lui faire
faire une dictée supplémentaire... ce qui était d'ailleurs exact.
Ainsi, il arriva que les deux garçons, séparés pendant les six heures
de classe, éprouvèrent presque du plaisir à se retrouver le soir, à la sortie, et
à remonter ensemble à la maison. Nadou était ravie. C'était un peu son
œuvre. Un nouvel incident, d'ailleurs, devait bientôt concrétiser (4) ces
changements d'attitudes.
C'était un soir d'avril. Les deux garçons rentraient de l'école à travers
le dédale des vieilles ruelles. Tout à coup, ils aperçurent une vieille femme
qui, le nez en l'air, lançait des appels suppliants. Ils levèrent les yeux et
aperçurent au sommet d'une vieille muraille, un petit chat blanc qui
miaulait désespérément.

56
57
- Un chien lui a fait peur, expliqua la vieille, il s'est réfugié là-haut et
ne sait plus redescendre. Il y a plus d'une heure que je l'appelle.
Bernard et Bertrand s'étaient arrêtés pour regarder le malheureux
chat qui, de son perchoir, tendait le cou vers sa maîtresse éplorée.
— Le mur est trop haut, remarqua Bernard, il faudrait une échelle
des pompiers, mais une voiture ne passerait pas dans la ruelle... quant à
l'escalader... merci pour moi!
Bertrand ne répondit pas. Depuis longtemps, il cherchait l'occasion
de prouver à Bernard qu'à défaut de force il ne manquait pas de cran. Deux
ou trois fois, il promena son regard du haut en bas de la muraille puis, sans
mot dire, enleva sa veste qu'il jeta sur le sol.
— Tu es fou, Bertrand, ce mur est pourri.
— On verra bien!
Et il commença l'escalade. Lentement, cherchant les pierres en saillie
pour s'accrocher, il s'éleva.
— Redescends, cria encore Bernard, tu vas te casser les reins.
Bertrand n'écoutait pas. Au contraire, les craintes de Bernard semblaient
le stimuler (5), lui donner des forces. Il continua son ascension,
s'arrêtant pour souffler, tantôt sur le rebord d'une lucarne, tantôt en
enfonçant la pointe de sa chaussure dans la fente laissée par le ciment
depuis longtemps tombé. Les mains jointes, partagée entre son désir de
rentrer en possession de son chat et sa crainte de voir Bertrand tomber, la
vieille femme gémissait : « Redescends, mon petit, redescends! » sans
qu'on sût au juste à qui cette supplique s'adressait. A un moment, Bertrand
faillit lâcher prise, une pierre descellée ayant cédé sous son pied. Bernard
et la vieille poussèrent le même cri d'effroi. Par un miracle d'adresse,
Bertrand réussit à rétablir son équilibre. Enfin, après de terribles efforts, le
petit Normand atteignit le faîte du mur. Comprenant sans doute le danger
qu'il avait couru, le chat ne fit aucune difficulté pour se laisser prendre et
déposer sur les épaules de son sauveteur.
Alors, commença la descente, plus périlleuse encore. A chaque
instant, Bertrand pouvait manquer sa « prise », tomber dans le vide.
Bernard sentait son cœur s'arrêter chaque fois que le pied de son camarade
tâtonnait à la recherche d'un appui.
Enfin, Bertrand toucha le sol. Il était blême sous la sueur qui
ruisselait de son visage. Sa main droite, écorchée, saignait.
- Tu es fou, répéta Bernard, tu ne sais pas ce que tu risquais... moi, je
n'aurais jamais osé.

58
Bertrand se contenta de sourire modestement, mais au fond, très fier
de lui. C'était sa revanche, sa réhabilitation (6).
Bernard tendit la main, Bertrand avança la sienne. Ils mettaient le
point final à leur rivalité.

LES MOTS (6) Réhabilitation : action de


(1) Amour-propre : sentiment qu'on réhabiliter, de rétablir dans tous ses droits celui
a de sa propre valeur, de sa dignité. qui a été condamné injustement.
(2) Chatouilleux : très susceptible,
très sensible (sens figuré). LES IDÉES
(3) Intransigeant : qui ne Comment expliquez-vous le travail de
transige pas, c'est-à-dire qui ne fait aucune Nadou pour réconcilier les deux camarades ?
concession, qui n'accepte aucun accord. Quels sentiments s'est-elle efforcée de détruire
(4) Concrétiser : rendre concret, chez l'un comme chez l'autre ?
c'est-à-dire, visible. Expliquez : sans qu'on sût au juste à
(5) Stimuler : exciter, donner du qui cette supplique s'adressait.
courage, de la force. Un fortifiant s'appelle Croyez-vous que Bertrand aurait osé
également un stimulant. grimper sur le mur si Bernard n'avait pas été
là?

59
16 - LA LETTRE

« Mon cher Jean,

« Je t'avais promis de t'écrire souvent ; je n'ai guère tenu ma


promesse. Aujourd'hui, je veux me faire pardonner par une longue lettre.
« Crois-moi, je n'oublie pas Guerville et la mer continue à me
manquer. Cependant, je me suis bien habitué à Sainte-Enimie. Tu me
reconnaîtras à peine quand je rentrerai. J'ai pris deux bons kilos et je suis
bronzé par le soleil. Tu souriras peut-être en apprenant que je deviens
sportif. Pierre Chanac m'a appris à nager la brasse. Je ne traverse pas
encore le Tarn, mais je suis capable de me maintenir à flot sur plusieurs
mètres. Nous faisons aussi des expéditions à vélo. Le pays est très pauvre,
mais très pittoresque. Depuis Pâques, les touristes affluent pour visiter les
fameuses gorges du Tarn qui commencent à deux pas d'ici. Tu te rappelles
peut-être, notre maître nous en avait parlé à l'école ; je ne savais pas qu'un
jour, je les découvrirais moi aussi.

60
Elles sont vraiment extraordinaires. Imagine la rivière coulant entre
deux immenses murailles blanches. Les vrais amateurs parcourent ces
gorges en bateau, ou plutôt en canoë. Il paraît que c'est merveilleux. Dès
que je saurai mieux nager, M. Chanac me laissera descendre le Tarn ainsi,
avec Nadou et Bernard.
« Mais c'est autre chose que je veux te raconter aujourd'hui. Un
dimanche, M. Chanac nous a tous emmenés visiter l'aven Armand. Tu
ignores ( comme moi auparavant) ce qu'est un aven. Figure-toi une grotte
colos-salle, creusée par les eaux dans le Causse. Il en existe plusieurs
dizaines dans la région mais tous ne sont pas explorés et aménagés. L'aven
Armand ( Armand, c'est le nom du spéléologue (i) qui l'a découvert) est
situé sur le Causse Méjan, au sud de Sainte-Enimie... mais tu ignores aussi
ce qu'est un Causse. Te souviens-tu de la lande de Lessay que nous avions
traversée, l'an dernier, pendant notre voyage scolaire au Mont Saint-
Michel? Nous l'avions trouvée sauvage. Eh bien, la lande de Lessay est un
paradis de verdure, à côté du Causse. Rien n'y pousse ; pas une herbe, pas
un arbre : un vrai désert de pierre. En le traversant, on sent sa gorge se
serrer ; et cela dure des kilomètres et des kilomètres. C'est au milieu de ce
désert que s'ouvre l'aven Armand. De l'extérieur, on aperçoit juste un trou,
celui par où l'explorateur est descendu, suspendu à une longue corde.
« Mais depuis, l'aven a été aménagé. Une longue galerie en pente,
taillée dans la roche, conduit au fond de la grotte. Alors, on se trouve tout à
coup devant un spectacle prodigieux ; une immense nef, haute comme une
cathédrale, pleine de colonnades, de sculptures, d'arborescences (2)
extraordinaires ; tout cela en pierre. Comme Ta expliqué le guide, ce sont
des stalactites (3) et des stalagmites (4) formées lentement par les gouttes
d'eau tombant de la voûte et qui, en s'évaporant, déposent leur calcaire. Et
toute cette féerie est éclairée par des projecteurs multicolores, habilement
dissimulés derrière les festons de pierre.
« En pensant que ce travail des eaux a demandé des milliers
d'années... et que moi je n'ai que douze ans, je me sentais vraiment très
jeune au fond de l'aven. J'avais presque peur... et Nadou aussi ; elle ne
lâchait pas ma main. D'ailleurs, au moment où la caravane des visiteurs
était au fond de la grotte, un incident s'est produit (dont je ris à présent)
mais qui a semé la panique. Une brusque panne d'électricité a jeté l'aven
dans la nuit la plus noire. Des femmes et des enfants se sont mis à crier. Le
guide s'est efforcé de les rassurer en allumant sa lampe de poche et en
disant qu'une batterie de secours allait se mettre en marche. Cela a tout de
même demandé quelques minutes.

61
Quand la lumière est revenue,
on a entendu un grand « ouf » de
soulagement... puis, presque
aussitôt, un nouveau cri. Une femme
avait perdu son enfant, une fillette
de six ans. Tu imagines l'affolement!
Voilà la caravane, guide en tête, à la
recherche de la disparue, fouillant
les moindres recoins de la grotte.
L'enfant était-elle tombée dans un
gouffre ? Cinq minutes passent, cinq
autres encore, rien. Affolé, le guide
décide de remonter à la surface pour
demander du secours... et
qu'aperçoit-il? La fillette, assise sur
le Causse, en train de jouer
tranquillement aux osselets avec des
cailloux. Toute seule, dans
l'obscurité, elle avait retrouvé la
sortie et attendait ses parents... ses
parents qui, tu t'en doutes, ont
sûrement gardé un drôle de souvenir
de cette visite...
« Voilà, mon cher Jean, une
lettre où je parle beaucoup de moi.
Je ne t'ai pas encore remercié de
toutes les petites nouvelles de
Guerville que tu m'envoies. Je suis
peiné d'apprendre que le père
Boutteville s'est cassé le bras en
tombant, sur le quai, et que la
tempête d'avril a fait tant de dégâts,
mais je suis heureux de savoir que la
mère du petit Jean Canut est revenue
de l'hôpital. Tu ne m'as pas dit ta
place aux dernières compositions.
Avez-vous déjà choisi le but
de votre voyage de fin d'année? Je
vais bien regretter de ne pas y
participer. Tu me demandes si je

62
pense bientôt rentrer. M. et Mme Chanac veulent me garder le plus
longtemps possible. Pour bien faire, disent-ils, je devrais rester une année
entière... Mais ce n'est pas possible ; les Chanac ne veulent rien accepter de
maman, alors cela me gêne beaucoup d'être une charge pour eux. Je pense
rentrer à Guerville à la fin de l'été et être, comme l'an dernier, sur le même
banc que toi, dès la rentrée.
« Mon cher Jean, écris-moi bientôt, donne-moi encore beaucoup de
petites nouvelles, si tu savais combien elles me font plaisir. Serre la main,
pour moi, à tous mes anciens camarades, dis-leur que j'aurai beaucoup de
choses à leur raconter quand je reviendrai. »

Ton camarade,

Bertrand.

LES MOTS
(1) Spéléologue : explorateur spécialisé dans la visite des grottes et excavations naturelles.
(2) Arborescences : dessins, sculptures ayant la forme d'arbres.
(3) Stalactites ; concrétions en forme de longues aiguilles de pierre qui descendent
de la voûte.
(4) Stalagmites : mêmes concrétions mais qui montent du sol au lieu de descendre.
Les avens ne se rencontrent guère que dans les terrains calcaires. Essayez de trouver
pourquoi.
Cette lettre a-t-elle été écrite longtemps après les incidents qui ont opposé Bernard et
Bertrand ?

63
17 - UN BEAU MÉTIER

Juin était là, avec ses journées chaudes, ses longs soirs paisibles, tissés
de lumières dorées. Quelquefois, après souper, Mme Chanac et les trois
enfants descendaient au bord du Tarn. Bernard et Bertrand faisaient des
concours de ricochets sur les nappes d'eau tranquille tandis que Nadou
cueillait des fleurs et que Mm<1 Chanac, assise sur une roche, feuilletait une
revue ou tricotait.
Puis, las de s'ébrouer (1), les enfants venaient rejoindre Mme Chanac
et tous quatre bavardaient, assis en rond, dans l'herbe. C'était l'heure
paisible entre toutes, celle où, après l'agitation de la journée, on aime
évoquer le passé ou faire des projets.
Bertrand aimait beaucoup Mme Chanac qu'il trouvait douce et
distinguée. Par Nadou, il avait appris qu'autrefois, avant son mariage, elle
avait exercé un curieux et séduisant métier : celui d'hôtesse de l'air à la
Compagnie Air-France. Depuis longtemps, le petit Normand brûlait de la
questionner là-dessus. Ce soir-là, un avion venant juste à passer au-dessus
du Tarn, tout brillant de l'or du couchant, il se décida :
— Nadou m'a dit que vous aviez été hôtesse de l'air ; ce devait être
passionnant. Que de pays vous avez dû visiter!...
Mmo Chanac sourit.
— Un beau métier, c'est vrai... mais quant à voir des pays... J'ai
surtout gardé le souvenir de hangars, de manches à air, de radars, de salles
d'attente pleines de voyageurs assoupis, de pistes d'envol balayées par des
projecteurs... Si je te disais que je suis allée cinq fois à Saigon, sans voir la
ville, et que je n'ai visité New York que deux fois.
Bertrand ouvrit de grands yeux ronds, admiratifs.
- Vous avez vu New York?... La statue de la liberté?... Les gratte-
ciel?...
- Et aussi le quartier chinois, le ghetto (2), la cinquième avenue...
- Et vous n'aviez pas peur, au-dessus de l'Atlantique ou en survolant la
jungle?

64
- Peur de quoi, Bertrand? L'avion est moins dangereux que l'auto... et
puis, je n'avais pas le temps d'avoir peur. Quand on doit s'occuper de
soixante ou cent passagers qui s'ennuient, d'un enfant qui voyage seul, et
dont il faut remplacer la maman, d'une vieille dame prise d'un malaise, d'un
monsieur qui demande un renseignement dans une langue étrangère et veut
savoir la ville ou le fleuve qu'on survole en ce moment, tu peux croire
qu'on ne songe guère aux accidents.
— Il ne vous est jamais arrivé d'aventures extraordinaires au cours de
tous ces voyages lointains?
— Non... sauf une fois.
— Oh! oui, maman, s'écrie Nadou, raconte l'histoire du puma. Mme
Chanac sourit.
— C'était à mes débuts. Le gros quadrimoteur avait quitté New York
depuis deux ou trois heures. Un passager m'avait demandé d'aller lui retirer
une serviette de documents dans la soute à bagages. Je pousse la porte et
j'aperçois une grosse valise qui remue toute seule, parmi les autres. Je
l'empoigne pour la caler, la croyant mal équilibrée, voilà qu'elle se
renverse. En regardant de près, j'aperçois sur son flanc de petits trous. Je
glisse mon doigt pour savoir ce qu'elle contient et crac ! mon doigt reste
pris. Je pousse un cri. Un des mécaniciens du bord accourt, ouvre la valise
> une bête en jaillit qui, affolée, se met à bondir en tous sens dans la soute.
C'était un puma de quelques semaines, capturé en Amérique du Sud par un
des passagers qui le ramenait clandestinement (3) en Europe.
— Et qu'est-il devenu?
— Eh! bien, quand on a constaté qu'il était trop jeune pour nourrir des
instincts belliqueux (4), nous l'avons autorisé à terminer le voyage sur les
genoux de son maître, comme un gros chat... et il a bu les trois biberons
que je lui ai préparés... Voilà, c'est le seul incident dont je me souvienne. Il
est vrai que je suis restée à Air-France à peine deux ans.
Bertrand regarda Mme Chanac avec curiosité.
— Et vous avez renoncé à cette vie si intéressante pour venir à Sainte-
Enimie ?
— Eh! oui, cela te paraît extraordinaire, n'est-ce pas, que je sois venue
me perdre dans ce village que je ne connaissais même pas de nom. La vie
est souvent faite de contradictions. J'avais un beau métier, mais je suis plus
heureuse ici, avec mon mari et mes enfants. Quand j'ai connu celui que je
devais épouser, je n'ai pas hésité. D'ailleurs, c'était à choisir ; le règlement
interdisait aux hôtesses de l'air de fonder un foyer.

65
- A cause des accidents?
- Non, simplement parce que les deux choses sont incompatibles (5).
Une hôtesse de l'air doit se consacrer entièrement, sans défaillance, à son
service, être disponible à tout instant, en toute circonstance. Comment
pourrait-elle être aussi une bonne épouse et une bonne mère de famille?

66
Je devais choisir, j'ai choisi et ne regrette rien... Parfois j'imagine que
notre maison, perchée au sommet du village, est un avion et que vous êtes
tous mes passagers. Cela suffirait à calmer mes regrets... si j'en avais.
- Et vous n'avez plus envie de voyager, de découvrir des pays
nouveaux?
- Oh! si, Bertrand, mais je ne crois pas nécessaire d'aller si loin. La
France est si belle. Tiens, regarde, là-bas, au-dessus des gorges, ces rochers
baignés de lumière mauve, n'est-ce pas sublime ? Voyez-vous, mes
enfants, c'est notre pays, la France que j'aimerais découvrir, elle est si mal
connue de ceux qui ont la chance de vivre sur son sol... Mais qui sait?...
peut-être n'aurons-nous plus longtemps à rester ici... Il se pourrait...
Elle n'acheva pas et une légère rougeur envahit son visage, comme si
elle se reprochait d'avoir eu la langue trop longue.
- Que veux-tu dire, maman ? demanda vivement Nadou qui n'avait
jamais vu sa mère aussi énigmatique (6).
— Oh! rien, ma petite, rien, je voulais simplement dire, que la vie
est longue ; nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve.
Et pour prévenir toute autre question, Mme Chanac dit en se levant :
— La fraîcheur commence à tomber, il est temps de remonter là-
haut, à bord de notre avion qui nous attend pour le plus merveilleux des
voyages, le voyage des rêves...

LES MOTS (5) Incompatibles ; qui ne peuvent exister


(1) S'ébrouer : s'ébattre, s'agiter dans ensemble, en même temps.
l'eau. Le mot est donc employé ici au sens figuré. (6) Enigmatique : qui cache une
(2) Ghetto : quartier d'une ville où énigme, c'est-à-dire un secret.
les juifs devaient résider, autrefois. Désigne
aujourd'hui n'importe quel quartier de grande LES IDÉES
vi||e où les commerçants juifs ont leurs Que pensez-vous du métier d'hôtesse de
boutiques. l'air ?
(3) Clandestinement : en cachette. Bertrand paraît hanté par les accidents
(Le transport des animaux en avion est soumis à d'avion, essayez d'en trouver une ou plusieurs
des conditions d'hygiène très précises.) causes.
(4) Instincts belliqueux : instincts Relevez les phrases qui montrent que Mme
guerriers, agressifs. Chanac est une bonne mère de famille.

67
18 - LA DÉCISION DE BERTRAND
Les paroles sibyllines (1) de Mme Chanac avaient fort intrigué les
enfants. Que renfermait ce « qui sait » ? Avait-il été dit à la légère ? était-il,
au contraire, lourd de sens?...
— N'avez-vous pas vu, fit Nadou, que depuis quelque temps, quand
papa rentre, le vendredi soir, il paraît préoccupé. Je suis sûre qu'il se passe
quelque chose qu'on nous cache... et n'avez-vous pas remarqué aussi que
papa ne s'intéresse plus à son jardin, comme autrefois?
— C'est vrai, constata Bernard, et il ne parle plus de repeindre la
balustrade de la terrasse, comme il voulait le faire... ni de retapisser ta
chambre, Nadou.
Ils durent attendre une semaine encore avant de savoir. Un vendredi
soir, en remontant de Nîmes, alors qu'on venait de passer à table, M.
Chanac annonça gravement que la société : Les Ateliers Cévenols, mal
dirigée,

68
périclitait (2) et se trouvait au bord de la faillite. Déjà, on prévoyait
que les importants locaux et ateliers seraient rachetés par la société des
Mines de Bessèges et, naturellement, ce transfert (3) entraînerait de grands
changements dans le personnel.
— Voilà donc ce qui se passe, conclut M. Chanac ; comme vous
voyez ce n'est guère réjouissant pour nous.
— Mais toi, papa, demanda vivement Bernard, tu resteras? M.
Chanac secoua la tête.
— Je ne pense pas. D'abord, il n'est pas certain que la nouvelle
direction me prendra, ensuite mon domaine est la mécanique. Dès que je
trouverai autre chose, je partirai.
— Où? interrogea Nadou.
— Je ne sais pas, ma petite ; dans la vie on ne fait pas ce qu'on veut.
— Il faudra donc quitter Sainte-Enimie?...
— Je le crains.
Nadou poussa un soupir. Pour elle, ce petit village accroché au flanc
du Causse désert était le plus beau, le plus riant des villages. Elle y était
née ; il constituait tout son univers.
— Alors, il faudra abandonner notre maison?
Une larme roula sur sa joue. Sa mère l'attira à elle et lui caressa les
cheveux.
— Ne te chagrine pas à l'avance, Nadou. Moi aussi j'aime cette
maison, ce village, qui pourtant n'étaient pas les miens. Je m'y suis
attachée, surtout parce que nous y avons été heureux, en famille. D'ailleurs,
si nous devions partir, ce qui n'est pas encore certain, nous garderions la
maison, nous pourrions y revenir, l'été, aux vacances.
— Bien sûr, approuva Bernard.
Bertrand, lui, ne dit rien. Trois mois plus tôt, en arrivant à Sainte-
Enimie, il avait cru la famille Chanac sinon très aisée, du moins à l'abri des
soucis matériels (4). La maison, bien entretenue, lui avait paru presque
luxueuse à côté de la sienne, à Guerville, et l'auto était un signe évident de
richesse. Peu à peu, il s'était aperçu que les Chanac, eux aussi, devaient
compter pour vivre. L'auto était surtout un instrument de travail et si Mme
Chanac avait préféré rester là, plutôt que de s'installer à Nîmes, c'était sans
doute par goût, mais certainement aussi pour économiser un loyer et parce
qu'à la campagne la vie est tout de même plus facile et moins chère.
En apprenant que M. Chanac allait perdre son emploi, être obligé de

69
déménager, il pensa que sa présence deviendrait une charge très
lourde. Il ne devait pas abuser plus longtemps de cette hospitalité.
Le lendemain soir, après la classe, il arracha une feuille de cahier
pour écrire à Guerville. Tout d'abord, il se demanda comment annoncer son
désir de rentrer en Normandie. Dire la vérité lui parut délicat et imprudent.
Sa mère écrirait aussitôt aux Chanac en proposant une nouvelle fois de
payer la pension de son fils. Mme Chanac comprendrait et serait fâchée.
Alors, prétendre qu'il était tout à fait guéri? Mais le croirait-on?... Non, tout
simplement, il expliquerait qu'il s'ennuyait, que sa maison ses camarades,
la mer, lui manquaient et que, puisqu'on arrivait à l'été, le climat marin lui
serait moins néfaste (5).
Il commença donc sa lettre dans ce sens. Mais il est difficile de
mentir à ceux qu'on aime et Bertrand n'était pas de ces êtres qui peuvent le
faire sans rougir ou se trahir. Deux fois, il chiffonna sa lettre et la jeta en
boules sur la table.

LES MOTS (5) Néfaste : qui peut faire mal, causer


(1) Paroles sibyllines : paroles un malheur.
mystérieuses, au sens caché. Chez les
anciens une Sibylle était une femme qui LES IDÉES
prédisait l'avenir mais d'une façon pas Expliquez : il constituait tout son
toujours nettement intelligible. univers.
(2) Périclitait : déclinait, Bertrand a-t-il raison d'écrire qu'il
dépérissait. Ce verbe vient de : péril. s'ennuie à Sainte-Enimie. Qu'au riez-vous écrit
(3) Transfert : acte par lequel la à sa place ?
propriété d'une chose passe d'une Construire deux phrases sur le modèle
personne à une autre. Remarquez le de celle-ci : II avait cru la famille Chanac sinon
préfixe : trans qui signifie : au loin, à très aisée, du moins à l'abri des soucis
travers. matériels.
(4) Soucis matériels : les soucis
d'argent.

70
19 - LA LETTRE NE PARTIRA PAS

II la recommençait pour la troisième fois quand Nadou fit irruption


(i) dans sa chambre, sans frapper.
— Descends vite, Bertrand, viens voir la flottille de canoës qui file
sur le Tarn!...
Mais, aussitôt, l'air bouleversé du petit Normand la saisit.
— Oh! qu'y a-t-il, Bertrand, on dirait que tu as pleuré?... Bertrand se
redressa, secoua la tête.
- Si, insista Nadou, tu as les yeux rouges, tu as pleuré... Puis, avisant
les boules de papier froissé, sur le coin de la table :
— A qui écrivais-tu? Bertrand répondit durement :
— Ça ne te regarde pas!
La fillette resta interdite. Jamais Bertrand ne parlait sur ce ton,
surtout à elle.
— Oh! je... je te demande pardon... Je ne voulais pas être indiscrète,
tu sais.
Elle se retira lentement, à reculons ; à la porte, elle s'arrêta. Bertrand
l'avait rabrouée (2), mais il avait pleuré, il était malheureux ; elle ne
pouvait se résigner à le laisser seul.
— Bertrand, fit-elle en revenant vers lui, d'habitude, quand tu as des
ennuis, tu me dis tout.
— Je n'ai pas d'ennuis.
- Tu t'es à nouveau disputé avec Bernard?
Il secoua la tête. Nadou jeta encore un regard vers les boules de
papier froissé.
— Tu écrivais à ta mère?
— J'en ai bien le droit, je pense.
Peinée par le ton maussade de son camarade, elle insista cependant :
— Est-ce que je peux la voir, cette lettre?
— Une lettre, c'est comme un secret, tu le sais.

71
— Bien sûr, mais il t'est
souvent arrivé de me faire lire celles
que tu envoies à Guerville.
Les sourcils de Bertrand se
froncèrent. Son visage pâlit.
- Laisse-moi, Nadou, va-t-en!...
Le ton était impératif, dur ; la
fillette tressaillit. Elle regarda
longuement Bertrand qui, la tête
penchée, fixait la table, devant lui puis,
sans bruit, s'esquiva (3). Elle avait à
peine refermé la porte que Bertrand la
rappela :
— Nadou!... Nadou!...
Elle remonta l'escalier quatre à
quatre.
— Je t'ai fait de la peine, Nadou,
pourtant je n'ai rien contre toi.
Puis, après un silence :
— Tiens! lis...
Il lui tendit la feuille. Elle lut
d'un trait, puis lentement, relevant ses
beaux yeux sombres :
— J'ai compris, Bertrand.
— Compris quoi?...
— Tout ce que tu as écrit là n'est
pas vrai... et tu le sais. D'abord, tu
n'es pas tout à fait guéri ; avant-hier
soir, tu as encore eu un accès de fièvre,
et je ne crois pas que tu t'ennuies
vraiment chez nous, à présent.
Bertrand ne répondit pas. Nadou
le regarda droit dans les yeux.
— C'est à cause de ce que papa a
dit hier soir, n'est-ce pas?
Bertrand allait répondre quand un
bruit de pas, derrière la porte, l'arrêta.
C'était Mme Chanac.
- Voilà cinq minutes que je vous appelais ; personne ne répondait.
Mon Dieu! que se passe-t-il? Vous avez l'air tout décontenancés? (4).

72
— Il se passe, maman, que Bertrand voulait nous quitter... Voilà la
lettre qu'il écrivait à sa mère... à cause de ce que papa a dit hier soir.
Mme Chanac lut à son tour, puis regarda longuement Bertrand et lui
posa affectueusement la main sur l'épaule.
— Oh! Bertrand, tu aurais envoyé cette lettre?... Tu ne te sens donc
pas comme chez toi, ici? Nous avons quelques soucis en ce moment, c'est
entendu, mais il n'est pas question de quitter Sainte-Enimie, du moins pas
avant la fin de l'été. Tu crois vraiment nous embarrasser?... Eh bien,
Bertrand, puisque l'occasion se présente, et que Bernard n'est pas là, je
veux te parler franchement. Non seulement ta présence ne nous gêne pas,
mais elle est très profitable à Bernard. Oh! je sais, les débuts n'ont pas été
faciles, entre vous, mais vous vous entendez bien à présent. Ton influence
sur lui est excellente.. Il a fait de réels efforts et il s'intéresse à l'école.
Egoïstement, nous désirons que tu restes le plus longtemps possible, près
de lui.
Elle s'arrêta un instant puis, adoucissant encore sa voix :
— Tu as donc si peu confiance en notre amitié, Bertrand?... Bertrand
avait écouté, la tête baissée, comme honteux. Mais la voix
était si douce et le regard de Nadou si tendre ! il se sentit soulagé.
— Tiens, fit Nadou en déchirant la feuille, voilà ce que j'en fais de ta
lettre... et maintenant vite, dégringolons vers le Tarn voir descendre les
canoës...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Faire irruption ; arriver Est-ce par simple curiosité que Nadou
rapidement, sans prévenir. désire voir la lettre ?
(2) Rabrouer : répondre durement Si Nadou s'était montrée susceptible,
par des paroles vexantes et méchantes. comment se serait-elle comportée après la
(3) S'esquiver : s'en aller réponse de Bertrand?
rapidement et sans bruit. Bertrand tenait-il tant à cacher sa lettre
(4) L'air décontenancé : l'air de ne à Nadou ?
plus savoir que penser, que faire. Pourquoi Mme Chanac met-elle en évidence
l'influence heureuse de Bertrand sur Bernard ?

73
74
Parfois, l'après-midi, au cours de classes-promenades de géographie,
M. Meyrieu emmenait ses jeunes disciples au bord de la rivière. On
organisait ensuite des jeux, on chantait de vieux airs du Rouergue ou du
Languedoc, on bavardait. M. Meyrieu, alors, n'était plus le magister (i)
dont on craignait les éclats de voix, mais une sorte de grand camarade à qui
on pouvait parler librement, presque familièrement, et qui se mêlait
volontiers aux jeux comme pour prouver que, lui aussi, appréciait cette
détente.
Un jour, après la baignade, alors que la petite troupe était assise
autour de lui, il déclara :
— Mes enfants, si nous parlions de notre voyage de fin d'année!...
Où aimeriez-vous aller?...
La réponse ne se fit pas attendre :
— Loin, m'sieur, très loin, puisque nous sommes riches!
M. Meyrieu sourit. La coopérative de l'école était riche en effet, cette
année-là. Ses ressources habituelles (cotisations des élèves, vente de
plantes médicinales, de vieux papiers, de peaux de lapin) se trouvaient plus
que doublées. Pendant l'hiver, M. Meyrieu avait eu l'idée d'organiser, le
mercredi soir, des séances de cinéma. La télévision étant encore inconnue à
Sainte-Enimie où le Causse formait un écran infranchissable aux ondes,
ces séances, très suivies, avaient été rémunératrices (2) pour la
coopérative. De plus, un dimanche de mai, le grand Rico n'avait-il pas
découvert, au bord du Tarn, un portefeuille perdu par un touriste ? Rico
s'était empressé d'apporter sa trouvaille à M. Meyrieu qui l'avait déposée à
la mairie. Le portefeuille contenait une assez forte somme, des papiers
importants et appartenait à un industriel de Lyon. Rico ayant refusé la
récompense offerte, l'industriel avait fait don à l'école, d'une somme qui
vint grossir encore la cagnotte (3).
Donc on était riche et on voulait aller très loin.
— Entendu, fit M. Meyrieu, nous irons loin... Mais où?
Une discussion animée, voire (4) passionnée, s'ensuivit. Le clan des
garçons penchait pour la mer, à cause de la baignade et d'une éventuelle
promenade en bateau. Les filles préféraient une ville, une grande ville, à
cause des beaux magasins. Jouant le rôle d'arbitre, M. Meyrieu, qui avait
d'ailleurs depuis longtemps son idée, contenta tout son monde en déclarant
que le but du voyage serait Marseille.
— Marseille! répétèrent en même temps trente voix enthousiastes.
Mais le maître avait encore une autre idée derrière la tête.

75
- Et puisque nous sommes riches, comme vous dites, ajouta-t-il, eh
bien, nous partirons pour deux jours, nous coucherons en route.
Deux jours!... La joie atteignit des sommets voisins du délire.
Dès lors, le maître s'occupa de l'organisation du voyage qui fut fixé
au 23 juin et aurait lieu par car. Bien entendu, les élèves de la petite classe
n'y participeraient pas, c'était trop fatigant pour eux. En compensation ils
feraient une petite excursion sur le Causse, à l'aven Armand par exemple.
Les derniers jours, une véritable fièvre s'empara de l'école. En classe
M. Meyrieu accrocha des cartes au tableau, indiqua l'itinéraire... un
itinéraire qui suivait vraiment le chemin des écoliers puisque, ne perdant
pas le point de vue pédagogique du périple (5), M. Meyrieu avait décidé
qu'on visiterait le fameux barrage de Donzère-Mondragon, les monuments
romains d'Orange et le Palais des Papes en Avignon.
En somme, de quoi mettre la révolution non seulement dans l'école,
mais dans le village tout entier.
— Tu verras, déclara Bernard au petit Normand, en voyage on ne
reconnaît plus M. Meyrieu. Il porte un short, comme nous, et il blague
comme un vrai copain.
Bertrand, lui, pensa surtout qu'il allait revoir la mer ; il en était tout
ému. Cependant s'il n'avait tenu qu'à lui, il n'aurait pas choisi la mer, mais
certaines montagnes où, quinze ans plus tôt, son père s'était battu, avait
reçu cette mauvaise blessure qui, plus tard, devait l'emporter.
— N'aie pas de regret, dit Nadou, si tu savais comme la
Méditerranée est belle. Je l'ai vue une fois, au Grau du Roi, prés de Nîmes,
je suis sûre que ta mer, à toi, n'est pas aussi bleue... et tu m'apprendras à
ramer... Oh! oui, tu m'apprendras, veux-tu?...

LES MOTS (5) Périple : au sens propre : grand


(1) Mogister ; le maître.. Ce mot ne voyage par bateau avec retour au point de
s'emploie plus que rarement. Dans la départ. Le mot est donc employé ici au sens
même famille on trouve aussi : magistrat. figuré.
(2) Séances rémunératrices : qui
rapportaient de l'argent. LES IDÉES
(3) Cagnotte : sorte de tirelire Construire deux phrases dans
où l'on met de l'argent, de temps à autre en lesquelles vous emploierez l'adverbe voire.
vue de s'offrir quelque chose d'agréable. M. Meyrieu ne perdait pas le point de
(4) Voire ; Ce mot est un adverbe et vue pédagogique. Que signifie ceci ?
non un verbe. Il a le sens de : même. Pourquoi Bertrand ne tenait-il pas
beaucoup à voir la mer?

76
21 - UN DÉPART MOUVEMENTÉ
Ce matin-là, bien avant que le soleil fût levé sur le Causse, tous les
réveils de Sainte-Enimie se mirent en branle. La veille, le maître avait dit :
rassemblement à quatre heures et demie, sur la place, près du pont... et tant
pis pour les retardataires!
Les retardataires! Ah! oui, un jour comme celui-là, il n'y en aurait
pas. Effectivement (i), dès quatre heures, dans la pâleur de l'aube naissante,
des silhouettes débouchaient de tous côtés, se hâtant vers le rendez-vous,
où le gros car bleu attendait déjà. On reconnaissait le jeune Cornougue,
flanqué de deux musettes pareilles à des bouées de sauvetage, la petite
Peyre avec ses nattes brunes, traînant une valise plus grosse qu'elle, le
grand Ricos courbé en deux sous un sac tyrolien tout neuf, le petit
Pompidoux dans son costume des dimanches trop étriqué, le cou pris dans
une cravate vert-pomme qui l'étranglait, Gisèle Chirac, l'élégante de
l'école, qui étrennait une robe neuve...

77
A quatre heures vingt-deux, exactement, débouchait d'une ruelle la
famille Chanac, Nadou en tête, un panier de paille tressée à la main, suivie
de Bertrand, son sac de marin à l'épaule, puis de Bernard, bâté (2) d'un sac
à dos colossal, à courroies de cuir plus larges que la main. M me Chanac qui,
comme beaucoup de mères, avait tenu à assister au grand départ, fermait la
marche.
A quatre heures et demie, toute la troupe était là, au grand complet.
En short blanc qui contrastait avec ses jambes brunes et velues, sifflet en
sautoir (3), M. Meyrieu clamait ses dernières instructions, rassurait les
mères inquiètes, tandis que Mme Meyrieu (qui faisait partie de l'expédition
à titre d'hôtesse... de route, administrait des comprimés à ceux qui
risquaient de mal supporter les sinuosités des voies lozériennes.
Ils étaient trente-sept en tout, trente-sept garnements piaffant
d'impatience. Quand le chauffeur donna Tordre de monter en voiture, ce
fut une telle ruée, un tel assaut, que personne ne parvint à franchir le
marche-pied.
— Allons, les garçons, un peu de galanterie ; les filles d'abord, les
plus grands au fond!
Grimpés sur les banquettes, les voyageurs se haussaient pour arrimer
(4) tant bien que mal les bagages dans les filets et déjà, avant le départ, les
premiers incidents de route commençaient. Une bouteille mal bouchée se
vidait en glougloutant sur la tête du petit Durieu, Gisèle Chirac accrochait
sa robe toute neuve à un mousqueton de sac, René Baradoux cherchait en
vain son béret égaré, tandis que le petit Pompidoux, dont le réveil avait
sonné en retard, et qui n'avait pas déjeuné, déballait ses provisions pour
casser la croûte, déposant une tranche de jambon sur la banquette... où
aussitôt une imprudente culotte venait s'asseoir. Bernard, Bertrand et
Nadou, eux, s'étaient installés côte à côte, au fond.
Tout était paré. Sur la place, les mouchoirs maternels s'agitaient. Le
chauffeur lança son moteur ; les lourdes entrailles du car vibrèrent. La
voiture venait de démarrer quand une voix cria :
— Arrêtez! Arrêtez!...
Toutes les têtes se tournèrent vers le fond. C'était M. Meyrieu. Dans
son affairement il avait oublié son sac, déposé contre le parapet du pont. Il
dégringola du car.
— Oh! mon sac!...
Attiré par le puissant parfum d'un saucisson, un gros chien roux était
en train d'ouvrir le dit sac. M. Meyrieu se précipita. Ce que voyant, le chien

78
saisit une courroie dans sa gueule et s'enfuit, avec les provisions, sur
la route de Millau.
— Mon sac!... Mon sac!...
En quelques instants, le car se vida de ses occupants et ce fut le
signal d'une course éperdue où la supériorité des quadrupèdes sur les
bipèdes ne faisait aucun doute. Enfin, grâce à Bernard et au grand Rico, M.
Meyrieu rentra en possession de son bien. Mais quels dégâts! Les œufs
durs, fracassés, nageaient dans la confiture et le pain n'était plus qu'une
énorme éponge rosé, imbibée de vin... Quant au saucisson, il avait disparu.
— Ne vous tracassez pas, m'sieur, déclarèrent les jeunes voyageurs,
nous avons tous trois fois trop de provisions. Nous partagerons avec vous.
L'incident réglé, le car se remit en marche, pour de bon cette fois.

LES MOTS
(1) Effectivement : même sens LES IDÉES
que : en effet. Le ton de ce chapitre est assez
(2) Bote : sens propre : qui porte un différent des précédents. Quel qualificatif
bât, c'est-à-dire une sorte de selle ou de panier pourriez-vous lui donner ?
qu'on installe sur le dos des bêtes de somme Pourquoi la forme de la phrase : « où
(des ânes en particulier) pour mettre des aussitôt une imprudente culotte venait
fardeaux. s'asseoir » est-elle comique ï
(3) Sifflet en sautoir : sifflet Dites d'une autre façon cette phrase :
pendu au cou par une ficelle ou une ceux qui risquaient de mal supporter les
chaînette, sinuosités des voies lozériennes.
(4) Arrimer : terme de marine : Rédaction : si vous avez fait un
arranger solidement la cargaison d'un voyage scolaire, décrivez-en le départ tel qu'il
bateau pour l'empêcher de se déplacer s'est passé.
pendant la traversée.

79
22 - LA GRANDE BLEUE

De bon matin, toute la caravane s'est éveillée, nichée piaillante, dans


cette petite école provençale, pareille à un mas (i). Ah! comme on a bien
dormi, enroulé dans une simple couverture, sur le plancher des deux salles
de classe ; garçons d'un côté, filles de l'autre.
La veille, la petite troupe est allée de découvertes en découvertes :
l'écluse géante du barrage de Donzère-Mondragon, capable d'avaler un
train entier de péniches, Tare de triomphe d'Orange et le théâtre antique, au
mur colossal, le Palais des Papes et son jardin suspendu, l'étonnant village
des Baux, perché sur son rocher comme une sentinelle veillant sur la plaine
infinie... Que de merveilles ensoleillées, que d'étonnements naïfs, que de
cris d'admiration !...
Mais le plus beau reste encore à découvrir ; et tout le monde brûle
d'impatience.
— Allons mes enfants, en route, Marseille nous attend!
De loin, Bertrand se représente mal la grande cité méditerranéenne, il
la voit comme Cherbourg, en plus grand bien sûr, mais avec la même
atmosphère un peu mélancolique. Quelle surprise quand, après avoir
emprunté la magnifique autoroute qui débouche au cœur même de la cité,
on découvre brusquement le célèbre Vieux-Port. D'un seul coup, tous les
écoliers se sont levés, grimpant sur les sièges, se bousculant, s'agrippant les
uns aux autres pour mieux voir.
— La mer!... La mer!...
Bertrand aussi s'est levé, mais il reste muet. Il avait cru se retrouver
chez lui ; cette eau trop bleue, ces voiles trop blanches, cette foule trop
grouillante ne peuvent lui rappeler son pays... et quand, le bassin
contourné, la lourde voiture s'engage sur la fameuse corniche qui domine la
mer, il ne peut que murmurer :
— Comme c'est étrange, on ne dirait pas une vraie mer... plutôt un
grand lac.
- Oh! s'exclama Nadou, tu ne la trouves donc pas belle? Il sourit pour
ne pas la peiner, mais au fond de lui-même, il éprouve

80
81
le même dépaysement que le jour où il est arrivé à Sainte-Enimie.
Brusquement, il revoit le petit port de Guerville, le môle couvert de varech,
les voiles rouges des barques, il revoit son frère, sa mère... Et cela lui
rappelle à nouveau qu'avant de partir il n'a pas reçu d'elle la lettre habitue
Ile
Mais rien n'est plus contagieux qu'une ambiance joyeuse. Peu à peu,
il se laisse reprendre par la joie de ses compagnons ; quand, délaissant pour
un moment la Grande Bleue, on remonte la Canebière (2) pour aller
déjeuner dans un parc,' près du zoo, il a retrouvé son sourire.
- Allons, mes enfants, ne perdons pas de temps, mettez les bouchées
doubles et surtout ne laissez pas traîner de papiers sales!
Le repas expédié, après les inévitables explosions de rires devant les
cages aux singes, la caravane se remet en route, à pied cette fois, afin de
jouir de la foule colorée, et se retrouve sur les quais pour la visite prévue
du paquebot. Puis c'est la « croisière » en vedette à moteur vers le Château
d'If, cet îlot minuscule, étincelant de soleil, qui monte la garde à deux
milles au large, comme pour protéger la ville.
Et déjà il faut songer au retour. Cependant M. Meyrieu a prévu une
ultime réjouissance : une baignade dans une baie ombragée de pins
parasols. Pour les garçons, surtout, c'est le comble. Le car à peine arrêté,
toute la bande s'égaille sur la plage et se jette à l'eau. Très fier de savoir
nager, à présent, Bertrand n'hésite pas longtemps.
— Oh! comme elle est chaude!...
Ce bain est si délicieux qu'il n'en faut pas davantage pour le
réconcilier avec cette Méditerranée qui l'a tant surpris, ce matin. Après
s'être longuement ébroué, il va s'étendre au soleil, à côté de Nadou, un peu
à l'écart des autres, tandis que Bernard continue de nager au loin.
Alors, ils se mettent à bavarder. Mais tout à coup, au bout de la baie,
Nadou aperçoit de petites barques, halées sur la plage de galets.
— Oh! Bertrand, jamais je ne suis montée sur une vraie barque...
seulement dans des canoës... et sur le Tarn, il n'y a pas de vagues.
Pour Bertrand aussi, la tentation est grande. Si la Méditerranée ne
ressemble pas à la Manche, ces petites barques lui rappellent les doris (3)
de Guerville.
— Oh! emmène-moi, veux-tu?...
Elle l'entraîne ; ils poussent un esquif (4) à l'eau. Bertrand saisit les
avirons. Il se croit soudain revenu chez lui. De toutes ses forces, il tire sur
les rames. Nadou est ravie. L'eau qui clapote sous la quille a un joli petit
bruit et c'est si agréable de se sentir balancée sur les vagues.

82
— Encore un peu plus loin, Bertrand, là où les vagues sont plus
hautes ; je t'assure que je n'ai pas peur.
Sans même s'en apercevoir, ils dépassent le bout de la baie,
disparaissent aux yeux de leurs camarades. La barque, à présent, danse
comme une petite folle, se cabre, plonge, se redresse ; c'est merveilleux.
Mais tout à coup, Bertrand pense à M. Meyrieu. D'un coup de rein, il fait
virer la barque.
— Déjà, soupire Nadou.
Mais lorsqu'ils redoublent la pointe de la baie, elle pousse un cri
d'effroi.
- Mon Dieu!... qu'avons-nous fait?
La petite plage, en effet, est devenue comme une fourmilière
dévastée par un tremblement de terre. Affolés, s'époumonant à appeler, à
siffler, M. et Mme Meyrieu courent en tous sens, à leur recherche.
— Vite, Bertrand, rentrons!...
Le petit Normand rame encore plus fort. M. Meyrieu, courroucé, les
attend, entouré de toute la troupe.
— Oh ! m'sieur, c'est ma faute, implore Nadou, c'est moi qui ai
demandé à Bertrand... Ne le grondez pas!
Mais, puisque l'escapade a bien fini, que ses auteurs sont repentants,
le bon M. Meyrieu ne prolonge pas la semonce (5). D'ailleurs, il est grand
temps de repartir.
Un quart d'heure plus tard, tous les mouchoirs s'agitent pour dire
adieu à la mer et, tandis que le car démarre, Bertrand se tourne vers sa
petite camarade.
- Tu as raison, Nadou, elle est belle, ta Méditerranée...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Mas : maison provençale. Sur une carte essayez de retracer
(2) Canebière : à Marseille, la l'itinéraire du voyage.
plus belle rue descendant vers le port. Pourquoi Bertrand songe-t-il tout de
(3) Doris : barques, en général à fond suite à comparer la Méditerranée à un grand
plat, que traînent derrière eux les lac ?
chalutiers pour la pêche à la ligne, au large. Sur les gravures comparez la forme
(4) Esquif : petit bateau, barque. des voiles sur les barques de la Méditerranée
(5) Semonce : gronderie. et des voiles de l'océan ou de la Manche

83
23 - INQUIÉTUDE
Si les têtes avaient le don
de s'enfler à la mesure des choses
qu'elles enregistrent par le
minuscule trou des prunelles,
celles des écoliers de Sainte-
Enimie seraient devenues de
véritables montgolfières. Que de
découvertes prodigieuses
pendant ces deux longs jours qui
valaient plus que toute une année
de petite vie quotidienne !
Mais, déjà, le beau voyage
était presque du domaine du
passé. Dans la nuit, sur le chemin
du retour, le gros car bleu
remontait lentement vers les
Cévennes. Ce n'était d'ailleurs
plus un car, mais un véritable
dortoir. Ecrasés de fatigue, les
plus petits dormaient pêle-mêle,
sur les banquettes. Seuls
quelques grands, dont Nadou,
Bernard et Bertrand, luttant
contre le sommeil, bavardaient
dans la fraîcheur retrouvée qui
entrait par les glaces à demi
baissées.
— Vraiment, je n'aurais
jamais cru qu'on puisse en deux
jours, faire tant de chemin, voir
tant de choses, déclarait Nadou
émerveillée... Toi, Bernard,
qu'est-ce qui t'a le plus
intéressé ?

84
La question paraissait si superflue (i) que le bon gros Bernard sourit.
— Parbleu! l'avion à réaction que nous avons vu décoller en passant
près de l'aérodrome de Marignane...
— Et toi, Bertrand?
— Tout m'a intéressé. Si j'ai été un peu déçu, en arrivant à Marseille,
je me suis bien rattrapé ensuite.
— Moi, je crois que c'est notre petite escapade en barque. N'est-ce
pas, tu le reconnais, à présent, elle est belle notre Méditerranée?
— Très belle, Nadou... et si chaude. Chez nous, quand on se baigne,
on grelotte au sortir de l'eau, même en été. J'aimerais la revoir un jour.
Et c'était vrai. Parti le cœur un peu triste, en pensant à l'autre voyage
qu'il aurait fait, avec ses camarades de Guerville, Bertrand revenait conquis
par les paysages lumineux de Provence et, plus encore, par cette vibrante
camaraderie qui, pendant quarante heures, avait uni tous ces enfants d'un
même village. A présent, il faisait bien partie de Sainte-Enimie. Oh! non, il
ne reniait (2) pas Guerville, il comprenait simplement que l'affection,
l'amitié, comptent autant que des champs, des maisons, un clocher. Mme
Chanac avait bien raison de dire qu'on est heureux n'importe où, pourvu
qu'on soit entouré d'êtres qui vous aiment et qu'on aime.
— Oh! moi aussi, fit Nadou, j'aimerais refaire ce voyage avec toi qui
sais tant de choses sur la mer.
Ils se turent. Après de longs détours, le car atteignait enfin le col et
abordait la descente vers Florac. Dans deux heures, on serait à Sainte-
Enimie.
Alors, lentement, la joie de Bertrand fit place à l'inquiétude. Pendant
ces deux jours, à part l'instant de l'arrivée à Marseille, il avait tout oublié,
partageant la griserie de ses compagnons de route. Il se demanda à nouveau
si, en arrivant, il trouverait la lettre de sa mère. Elle lui écrivait très
régulièrement, chaque quinzaine. Sa lettre aurait dû arriver l'avant-veille du
départ. Pourquoi ce retard?
Voyant son visage s'assombrir, Nadou lui demanda ce qui le
préoccupait.
— Oh! ne t'inquiète pas, fit-elle, je parierais que cette lettre, maman
te l'apportera à notre descente du car.
A minuit sonnant, la lourde voiture stoppait sur la place de Sainte-
Enimie.

85
Toutes les mères étaient à nouveau réunies... à croire qu'elles étaient
restées là, pendant ces deux jours, à attendre leur progéniture (3). Durant
quelques instants, malgré l'heure tardive, la petite place s'emplit d'un
brouhaha, d'une animation extraordinaires. De loin, à sa silhouette,
Bertrand avait déjà reconnu Mme Chanac. Il se précipita vers elle.
— Ma lettre?... Est-elle arrivée? Mm(1 Chanac secoua la tête.
— Ne t'inquiète pas, Bertrand, un simple retard sans doute... surtout,
que cela ne gâche pas ta nuit. Vous devez tous être si las.
Quittant aussitôt Bertrand, elle s'avança vers M. et Mme Meyrieu
pour les remercier de s'être tant dévoués, puis on remonta vers la maison.
Volubiles (4), Bernard et Nadou se disputaient à qui raconterait tel ou
tel incident, telle ou telle visite. Bertrand, lui, se taisait. Il ne pouvait
s'empêcher de penser à sa lettre.
— Je ne comprends pas, se disait-il, je ne comprends pas.
Un moment plus tard, quand Mme Chanac vint l'embrasser, dans sa
chambre, lui recommandant de s'endormir très vite pour rattraper le temps
perdu, il crut tout à coup lire sur le visage penché vers lui une sorte
d'anxiété pareille à la sienne.
— Oh! madame Chanac... Vous ne croyez pas que...?
— Dors, Bertrand ; il est si tard... et souviens-toi de ce qu'a dit tout à
l'heure M. Meyrieu ; il préfère vous savoir au lit, demain, toute la matinée,
plutôt que de vous voir arriver en baillant à l'école.
Elle éteignit la lumière et sortit rapidement.
— C'est curieux, pensa Bertrand, on aurait dit qu'elle me cachait
quelque chose.
Ce soir-là, malgré sa fatigue, il mit longtemps, très longtemps à
s'endormir...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Superflue : inutile, parce qu'on Exprimez à votre façon l'idée contenue
était sûr de la réponse. dans la première phrase de ce chapitre.
(2) Reniait ; il ne reniait pas Guerville, Trouvez - vous, comme Bertrand, que
il continuait à l'aimer. Mmc Chanac a l'air de cacher quelque chose. Si
(3) Progéniture ; leurs enfants. oui, indiquez les passages qui pourraient le
(4) Volubiles : bavards, bruyants. prouver.

86
24 - LA LETTRE DE JOËL
Le soleil pénétrait à flots dans la petite chambre mansardée. Après
une mauvaise nuit écourtée, pleine de cauchemars, Bertrand achevait sa
toilette quand on frappa à sa porte. Aux coups moins précipités que ceux
de Nadou, moins pesants que ceux de Bernard, il reconnut Mme Chanac et
il tressaillit. Elle entra, souriante mais, comme la veille, il trouva dans son
sourire une sorte de contrainte.
— Le facteur est-il déjà passé ? demanda Bertrand aussitôt.
Mme Chanac, embarrassée, ne répondit pas et s'avança vers le petit
Normand.
— Oh! qu'y a-t-il, madame Chanac, dites vite!
Il y eut un silence. Malgré elle, Mme' Chanac laissa échapper un
soupir. De la poche de son tablier, elle sortit une enveloppe.
— Hier soir, Bertrand, je n'ai rien voulu te dire, tu étais si las ; il
fallait que tu dormes... Oui, une lettre est arrivée, hier matin, mais pas à ton
nom, au nôtre ; et ce n'est pas ta mère qui l'envoie, mais ton frère.
Bertrand se sentit pâlir.
— Quelque chose est arrivé à maman?... Elle est malade?

87
- Il ne faut rien s'exagérer, mon petit Bertrand, d'ailleurs Joël le dit, ta
mère t'écrira demain ou après-demain ; cette lettre, tu peux d'ailleurs la lire,
tu es assez grand pour qu'on ne te cache plus la vérité.
Elle lui tendit l'enveloppe. Joël commençait sa lettre en remerciant
M. et Mme Chanac de tout ce qu'ils avaient fait pour Bertrand, puis il parlait
de sa mère. Elle n'avait jamais joui d'une robuste santé. Depuis quelques
mois, avant même le départ de Bertrand pour Sainte-Enimie, elle n'allait
plus très bien. Depuis Pâques, elle maigrissait, se plaignant de douleurs au
côté droit. Sur les instances (i) de Joël, elle avait enfin consulté le médecin
de Guerville. Celui-ci, sans se prononcer, avait préféré l'envoyer à l'hôpital
de Cherbourg pour un examen général. On lui avait alors trouvé quelque
chose au foie, sans préciser la nature de ce « quelque chose ». Le médecin
de l'hôpital avait simplement laissé entendre que c'était sérieux, et que le
docteur de Guerville serait renseigné sur l'état de sa cliente. Inquiet, Joël
était donc allé trouver le vieux docteur Bachelet qui l'avait vu naître, ainsi
que Bertrand. Embarrassé, le médecin avait parlé en termes ambigus (2),
d'une maladie sournoise, longue à guérir et, finalement, avait lâché le mot
tumeur (3).
Cela se passait quatre semaines plus tôt. Mme Levasseur n'avait
voulu, à aucun prix, qu'on parle de quoi que ce soit à Bertrand pour ne pas
l'inquiéter, risquer de compromettre sa guérison. Joël avait accepté, lui
aussi, de se taire. Mais, lentement, l'état de sa mère s'aggravait ; il ne
pouvait plus attendre.
« Je la crois sérieusement malade, expliquait Joël. Elle n'est pas
alitée, mais je suis inquiet chaque fois que je pars en mer. Nous sommes en
pleine saison de pêche ; il m'arrive de rester absent deux ou trois jours.
Evidemment, je pourrais relâcher (4) pendant quelque temps, mais vous
connaissez notre situation. Maman n'a, pour vivre, que sa petite pension de
veuve de guerre. Alors, chers monsieur et madame Chanac, je viens vous
demander bien franchement si vous jugez mon frère assez remis pour
envisager son retour à Guerville. Les vacances approchent ; il pourrait
rester à la maison, s'occuper de maman, l'aider. C'est un conseil que
j'aimerais recevoir de vous. Si même vous jugez bon de faire part de ma
lettre à Bertrand, je vous en laisse le soin. Je sais qu'il aura beaucoup de
chagrin, mais la pensée que vous êtes là, près de lui, si dévoués, me
rassure. J'attends votre réponse et, en attendant, vous prie de croire à toute
notre reconnaissance. »
Quand Bertrand eut achevé la lettre, il resta longtemps, les yeux fixés
sur le papier, comme s'il lisait encore, puis les leva. Il ne pleurait pas,

88
mais son regard avait pris une
expression douloureuse qui bouleversa
Mme Chanac.
— Vous avez bien fait de me
montrer cette lettre, murmura-t-il, je vous
remercie.
Puis, il ajouta :
— Qu'avez-vous répondu à Joël?
— Nous n'avons pas encore écrit.
Quand la lettre est arrivée, hier, j'ai
téléphoné à Nîmes, pour la lire à mon
mari. Il a été aussi peiné que moi de ce
qui vous arrive ; c'est lui qui m'a conseillé
de te montrer cette lettre. Il te laisse libre
de faire ce que tu choisiras... bien que ta
mère, tu le vois, ne soit pas vraiment en
danger pour le moment.
Bertrand ne réfléchit pas longtemps.
D'une voix grave, il déclara :
— Maman a besoin de moi,
madame Chanac, il faut que je parte.
LES MOTS
(1) Sur /es instances : sur les conseils, les
recommandations.
(2) Termes ambigus : termes vagues, peu
précis qui cherchent à cacher la vérité.
(3) fumeur : sorte d'excroissance des
tissus d'un organe.
(4) Relâcher : terme de marine qui signifie :
arrêter la navigation d'un bateau. Employé ici au sens
figuré.

LES IDÉES
Mme Chanac a-t-elle bien fait de montrer la lettre
à Bertrand ou, au contraire, aurait-elle dû lui éviter ce
chagrin ?
Pourquoi les médecins ne veulent-ils rien dire à
Mm° Levasseur et à Joël ?
Pourquoi Bertrand remercie-t-il Mme Chanac de
lui avoir communiqué la lettre ?

89
25 - RETOUR

Le vieux car ferraillant grimpe et dévale des côtes raides et


rectilignes entre deux rangs de hâtes vives (i) plus hautes que lui. L'air est
frais pour la saison ; Bertrand s'en aperçoit à peine, malgré la fatigue qui,
de temps à autre, le fait frissonner.
La veille, il a voyagé toute la journée en auto avec un ingénieur
nîmois, ami de M. Chanac, qui se rendait à Nantes, pour ses affaires. A
Nantes l'ingénieur a conduit Bertrand à la gare où il a pris le train qui, au
petit matin, l'a déposé à Cherbourg. Quel contraste entre ce triste décor et
le joyeux départ, cinq mois plus tôt !
Encore une côte, d'où peut-être, au loin, on apercevra la mer ; mais
Bertrand n'y pense même pas.
— Maman, soupire-t-il, comment vais-je la trouver? Il essaie de se
raisonner.
— Voyons, si Joël n'est pas venu m'attendre à Cherbourg, c'est que
maman n'est pas trop malade ; il n'a pas jugé bon de me préparer à de
mauvaises nouvelles... ou alors il n'a pu quitter son chevet? Mais cette
dame de Guerville, dans le car, pourquoi ne s'est-elle pas, une seule fois,
retournée vers moi? Ai-je changé au point qu'on ne me reconnaisse plus?...
ou évite-t-elle de me regarder pour ne pas me parler de maman ?
Ainsi, chaque raison d'espérer est aussitôt anéantie par une raison de
s'inquiéter. Pour une âme sensible, comme celle de Bertrand, c'est terrible.
Et les haies défilent toujours, d'un vert implacablement (2)
monotone. Pour tuer le temps, Bertrand sort de sa poche la lettre de Nadou,
une lettre qu'elle lui a remise la veille, en recommandant : « Tu ne
l'ouvriras que demain, quand tu seras très loin de Sainte-Enimie. » Chère
Nadou, elle avait autant de chagrin que lui et n'a pu retenir ses larmes à
l'heure de la séparation ; Bernard non plus d'ailleurs, lui qui se prétendait
insensible à tout. Cette lettre, Bertrand ne l'a ouverte que dans le train, et l'a
lue sous la veilleuse du couloir, tandis que tout le monde dormait. Il relit
les deux pages de cahier couvertes d'une écriture sage et encore anonyme
(3) de petite écolière. Tout le cœur de Nadou est là. Elle assure Bertrand
que personne ne l'oubliera jamais à Sainte-Enimie et se dit certaine qu'il
reviendra bientôt, quand sa mère sera guérie. Elle a mis tant de conviction,
tant

90
91
d'affection dans ces mots qu'un instant, il croit sa petite camarade
mais, la lettre repliée, l'inquiétude le reprend.
Enfin, voici la ferme de la Colombière, les premières maisons du
bourg, voici la sienne, toute petite, avec son toit plaqué de mousses et sa
haute cheminée. L'autobus s'arrête devant l'église. Joël n'est pas là. Malgré
le poids de sa valise et de son sac, Bertrand traverse la place en courant. Le
cœur battant, il frappe à la porte ; pas de réponse. Il tourne la poignée ; la
porte n'est pas fermée à clef. Voici la cuisine, elle n'a pas changé depuis
cinq mois, la photo de papa Levasseur est toujours sur le coin du buffet, le
calendrier du facteur derrière le fourneau et la boîte à sel sur le rebord de la
cheminée. Pourtant si, quelque chose a changé : pas de fleurs sur la table et
l'aire de ciment a été oubliée par le balai. D'une voix craintive, il appelle :
— Maman!...
Une voix affaiblie répond d'en haut :
— Oh! Bertrand, c'est toi?... Monte vite, mon enfant, je t'attendais. Il
grimpe quatre à quatre l'étroit escalier de bois. Sa mère est étendue
sur le vieux lit en bois de poirier. Son visage s'est aminci, mais elle
n'a pas tellement changé ; le teint seulement semble un peu plus jaune.
— Oh! maman!
Il se penche pour l'embrasser ; elle l'étreint de toutes ses pauvres
forces.
— Mon Bertrand! Comme tu es devenu fort!... Comme tu as grandi,
je ne te reconnais plus... et voilà que tu as pris l'accent du Midi.
Puis, aussitôt, rassemblant toute son énergie :
- Tu sais, Bertrand, je ne suis pas vraiment malade. C'est Joël qui a
voulu envoyer cette lettre. S'il n'avait tenu qu'à moi, tu n'aurais jamais rien
su... Tu me trouves au lit parce qu'hier, en préparant la soupe, j'ai eu un
petit malaise, mais demain je serai debout, comme les autres jours...
Elle se force à sourire, à se montrer gaie ; jamais elle n'a été aussi
bavarde, mais elle ne peut empêcher ses traits de se crisper, des gouttes de
sueur de rouler sur son front.
— Oh ! non, Bertrand, je ne voulais pas que tu reviennes si tôt, mais
je suis si heureuse de te retrouver avec cette mine... tiens, va te mettre hors
du faux-jour de la fenêtre, à côté de l'armoire, que je te voie mieux.
Ce flot de paroles trop joyeuses sonne faux et fait mal à Bertrand.
Ainsi, pendant longtemps, sa mère a gardé le silence, ne s'est jamais plainte
de sa santé. Elle dépérissait, et il n'en savait rien ; il ne pensait qu'à
s'amuser, qu'à être heureux. Il en éprouve une sorte de remords.

92
— Oh! maman, à présent que je suis là, tu vas guérir vite...
— Bien sûr, d'ailleurs tu verras demain, quand je me lèverai, je n'ai
pas du tout l'air malade, pas du tout.
— Mais Joël, pourquoi n'est-il pas là?
— Il voulait aller t'attendre à Cherbourg ; on l'a convoqué ce matin,
aux services maritimes, pour je ne sais quoi, il ne va pas tarder... tiens,
justement, le voilà.
Un bruit lourd de bottes martèle la cuisine. Joël monte aussitôt vers
la chambre. Lui aussi a singulièrement maigri, vieilli même. Les deux
frères se serrent d'abord la main, puis s'embrassent, trois fois, selon l'usage
normand. Comme sa mère, Joël essaie de prendre un ton badin (4).
— Eh oui, mon petit Bertrand, maman fait un peu la paresseuse.
N'est-ce pas qu'on ne la dirait pas malade?...
De ses grosses mains gercées, râpeuses, il redresse avec beaucoup de
douceur l'oreiller, sous la tête aux cheveux grisonnants. Il demande à
Bertrand s'il a fait bon voyage puis, très vite, pressé de se trouver seul avec
son frère.
— Laissons maman se reposer ; d'ailleurs tu dois avoir un appétit
d'ogre à présent, avec une mine pareille. Descends déjeuner ; je suis promu
au rang de cuisinier ; tu me diras si ma tambouille (5) est bonne.
Jusqu'à la dernière marche, il plaisante encore puis, brusquement, son
visage se durcit. Il prend Bertrand par le bras et, à voix basse, demande :
— Comment la trouves-tu?
— Moins mal que je ne le craignais.
Alors, le marin baisse la tête et fixe longuement le ciment de la
cuisine. Puis, pressant un peu plus fort le bras de son frère :
— Elle ne sait rien... mais elle est perdue.
LES MOTS (6) Tambouille : mot d'argot qui
( 1) Une haie vive : une haie qu'on ne signifie : mauvaise cuisine.
taille pas.
(2) Implacablement : d'une manière LES IDÉES
implacable, c'est-à-dire qui ne peut être Que pouvait contenir la lettre de
apaisée. Employé ici au sens figuré. Nadou. Essayez de faire cette lettre.
(3) écriture anonyme de petite Pourquoi Joël plaisante-t-il devant sa
écolière : une écriture qui ne révèle pas mère ?
encore la personnalité de son auteur qui est Mme' Levasseur ignore-t-elle vraiment
semblable à toutes les écritures d'écoliers. qu'elle est perdue ?
(4) Un ton badin : un ton de Qu'a pu penser Bertrand en entrant
badinage, de plaisanterie. dans la cuisine vide ?
(5) Promu au rang : élevé au rang Bertrand est presque honteux d'être
(terme militaire). bien portant alors que sa mère est malade. Ce
sentiment est-il explicable ?

93
26 - TRISTESSE

Joël et Bertrand traversaient, silencieux, la vaste place où un


immense Napoléon de bronze, dressé sur son cheval, tend un bras agressif
vers le large. L'air était tiède, presque chaud et la mer, pour une fois, avait
pris l'azur de la Méditerranée. Nombre de petits Cherbourgeois s'ébrouaient
sur la plage toute proche.
— Asseyons-nous, proposa Joël.
Ils se laissèrent tomber sur un banc. Ni l'un ni l'autre n'avaient envie
de parler. Trop de tristesse emplissait leur cœur. Ils étaient arrivés à
Cherbourg, trois jours plus tôt, accompagnant leur mère, qu'en désespoir de
cause les médecins s'étaient décidés à opérer. Certes, l'opération avait
réussi, c'est-à-dire que la malade s'était réveillée paisiblement, dans son lit,
après une longue anesthésie. Mais en déduire qu'elle était sauvée!... Ni le
bon docteur Bachelet, ni le chirurgien, ne voulaient se montrer affirmatifs.
De leur banc, les deux frères regardaient les enfants s'ébattre à grands
cris joyeux ; beaucoup avaient leur mère, près d'eux, assise sur le sable.
Ah! tous ces gamins, ils ne connaissaient pas leur bonheur!
— Non, soupira Bertrand, je ne peux pas croire que maman soit si
malade. Souviens-toi, Joël, l'an dernier, quand le père Dudouit a eu son
accident d'auto ; tout le monde le croyait perdu. On l'a opéré ; trois
semaines plus tard, il était sur pied.
— Je me souviens, Bertrand, mais un accident est différent d'une
maladie.
— Tu n'as pas trouvé, ce matin, que maman avait meilleure mine?
— Meilleure mine, oui... à cause de la fièvre sans doute. Bertrand ne
posa plus de question. Comprenant que le spectacle de
tous ces enfants joyeux bouleversait son frère, le marin se leva.
— Allons plutôt faire un tour vers le bassin à flot ; je te montrerai le
nouveau remorqueur du port.
Que le temps était donc difficile à tuer ! A l'hôpital, on ne les
autorisait à voir leur mère qu'une heure le matin et une heure et demie
l'après-midi.
Le reste du temps, ils erraient dans la ville grise. Cependant ils ne
regrettaient pas d'être restés à Cherbourg, plutôt que de rentrer chaque soir,
à Guerville.

94
Ils avaient trouvé une petite
chambre, dans un modeste hôtel ;
pour économiser le prix des repas
au restaurant, ils achetaient des
provisions et, quand il ne pleuvait
pas, mangeaient sur un banc.
A pas lents, ils arrivèrent
près du bassin à flot. Joël avait fait
son service dans la marine ; il
savait beaucoup de choses ; il
essaya d'intéresser son frère au
remorqueur, embossé (1) près d'un
vieux transbordeur désaffecté (2).
Mais Bertrand demeurait
impatient :
Nous nous éloignons
trop, Joël, nous allons manquer la
visite.
— Il n'est que trois heures.
— Nous attendrons à
l'hôpital. Ils contournèrent le
bassin ;
Bertrand jeta un coup d'œil
vers la gare où un train fumait et
ils s'éloignèrent. Ils arrivèrent à
l'hôpital.
— Ecourtez votre visite,
recommanda la religieuse qui les
introduisit, votre malade est un
peu plus fatiguée, ce soir...
Silencieusement, ils
pénètrent dans la petite chambre
aux murs blancs ; Mme Levasseur
repose, les yeux mi-clos comme si
elle sommeillait. Mais elle
reconnaît aussitôt les pas.
— Ah ! mes enfants, vous êtes là

95
Elle essaie de se redresser ; c'est trop demander à ses forces défaillantes Sa tête
retombe sur l'oreiller.
- Ne me croyez pas plus malade, murmure-t-elle, ce sont toutes ces
piqûres qui me fatiguent.
Elle incline la tête, essaie de sourire.
— Asseyez-vous, là, tout près, à ma hauteur, que je voie bien vos
visages.
Un long silence, lourd d'anxiété, de chagrin, plane dans la petite
chambre blanche, soudain rompu par une voix tremblante :
— Maman!... Nous t'aimons bien!
Bertrand ne trouve rien d'autre que cette petite phrase qui contient
toute sa peine, toute son affection.
- Moi aussi, je vous aime bien, reprend la malade ; c'est pour cela
que je vais guérir ; cependant... cependant...
Elle hésite, regarde tour à tour ses deux enfants comme pour se faire
pardonner ce qu'elle va dire :
— Cependant... s'il m'arrivait quelque chose, on ne sait jamais... Joël
je te demande... de bien t'occuper de ton frère.
— Oh! maman!
— Si, si, on ne sait jamais ; il est encore si jeune, Bertrand, si enfant.
Tu vois Joël, je suis heureuse que tu songes à te marier bientôt. Si un jour il
m'arrivait quelque chose, eh bien, une femme me remplacerait à la
maison...
— Oh! à quoi penses-tu, maman?
Les deux frères ont grand-peine à retenir leurs larmes. La pauvre
femme tend sa main amaigrie et sourit comme pour s'excuser. Une sorte de
rictus (3) tire le coin de ses lèvres ; on sent qu'elle souffre. Ses yeux, si
vifs, si brillants se couvrent d'une sorte de voile qui éteint son regard.
— Mes petits, mes chers petits!
Elle retombe dans une longue somnolence qui effraie Bertrand.
Quand la religieuse pousse la porte pour les inviter à se retirer, il éprouve
presque un soulagement.
— Demain matin, vous resterez plus longtemps, assure la religieuse,
la nuit l'aura reposée.
Ils se retirent sur la pointe des pieds après un baiser sur le front
brûlant. Longtemps, ils marchent côte à côte sans oser échanger une seule
parole. A la dérobée, Bertrand regarde Joël et surprend une larme sur sa
joue. C'est la première fois qu'il voit pleurer son frère, il en est bouleversé.

96
Ce soir-là, ni l'un ni l'autre n'ont envie de rentrer dans la chambre,
d'hôtel. Ils déambulent longtemps dans la ville. L'air est doux, le ciel clair.
Joël s'efforce de distraire son frère. Bertrand reste absent. La nuit est venue
depuis longtemps quand ils se décident à rentrer, après être encore une fois
passés devant l'hôpital, comme si leur mère pouvait deviner leur présence
toute proche.
— Maman, dit Bertrand au moment de se coucher, je l'ai trouvée
bien malade, aujourd'hui.
— Oui, Bertrand, bien malade.
Le lendemain, ils s'éveillent plus tôt que les jours précédents.
Bertrand n'a cessé de se retourner dans le lit, cherchant la main de son frère
comme pour se défendre des cauchemars qui le hantaient. Dans la nuit, le
ciel, si pur la veille, s'est brouillé. Il « crachine ». Sous leurs imperméables
ruisselants, ils se dirigent vers l'hôpital. Dès l'entrée, à la façon dont le
portier les salue, à l'empressement de la religieuse à venir vers eux, ils
pressentent (7) de mauvaises nouvelles.
— Maman?... Comment est-elle?
La religieuse fait semblant de n'avoir pas entendu. Elle se penche
vers Joël et, à l'abri de sa cornette, murmure quelque chose.
— Maman! crie Bertrand; oh! dites vite!
Alors, la religieuse se retourne et lui prend la main :
— Mon enfant!... Mon pauvre enfant...
Elle n'ajoute rien ; Bertrand a compris. Son cœur se serre ; un flot de
larmes brûle ses paupières. Il se jette dans les bras de Joël en sanglotant...

LES MOTS
(1) Embossé : fixé à l'avant et à LES IDEES
l'arrière de manière à se montrer de flanc. En regardant le train fumer, à la gare,
(2) Transbordeur désaffecté : un quelles pensées sont venues à Bertrand ?
transbordeur est un bateau qui transporte les A quoi voyez-vous que Mme
passagers du quai au navire ancré en rade. Levasseur cache la vérité à Bertrand quand
Celui-ci est désaffecté, c'est-à-dire qu'il elle dit qu'elle n'est pas très malade.
n'est plus utilisé. Pourquoi le dernier soir, ni Joël ni
(3) Rictus : sorte de rire provoqué par Bertrand n'ont-ils envie de rentrer dans la
des contractions des muscles du visage. chambre ?

97
27 - CHANGEMENT DE VIE

Midi approchait. Joël ne tarderait pas à rentrer. Ce jour-là, la mer


houleuse n'avait pas permis aux barques de sortir ; les pêcheurs de
Guerville profitaient de ce répit pour réparer lignes, filets et casiers à
homards.
Dans la cuisine, Bertrand achevait de faire rougir des crevettes dans
l'eau bouillante. Avec quelques pommes de terre bouillies, deux harengs,
un peu de fromage, le menu serait complet. Son tablier de toile cirée noué à
la taille (le tablier de maman Levasseur), Bertrand avait l'air d'un vrai
marmiton. Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'il ne se tirait pas trop mal
d'affaire ; tant de fois, il avait tourné autour de sa mère quand elle cuisinait.
Sans avoir jamais touché une casserole ou une écumoire, il retrouvait les
gestes maternels.
Pourtant, pour le petit Normand, le choc avait été terrible. Encore à
présent, un mois et demi après l'enterrement, au petit cimetière de
Guerville, perché sur la colline, face à la mer, il ne pouvait s'habituer au
grand vide laissé dans la maison. La pensée que plus jamais, maman
Levasseur ne reviendrait, que plus jamais il ne la verrait s'affairer dans la
cuisine, monter, descendre l'escalier, se pencher sur lui, le soir, lui sourire
le matin, au réveil, lui arrachait des larmes. Oh! qu'il s'en voulait d'être
parti si longtemps, d'avoir tout ignoré de sa maladie. Il avait été frustré (i)
des caresses de sa mère ; il n'en guérirait jamais.
Son torchon à la main, il s'arrêta devant le buffet, regarda la photo
encadrée, faisant le pendant de celle de son père, une petite photo où sa
mère, un panier au bras, la main sur la poignée de la porte, revenait de faire
ses provisions. La photo n'était pas très nette ; on reconnaissait tout de
même ce sourire doux et un peu triste qu'elle avait eu toute sa vie.
— Maman! soupira Bertrand.
Il reposa le cadre, alla tirer un pichet (2) de cidre, dans le cellier.
Quand il revint, Joël était là, en train d'enlever ses grosses bottes rouges.
— Ça sent bon, Bertrand, que nous as-tu préparé?...
Bertrand sourit et ne répondit pas. Chaque fois qu'il rentrait, Joël
prenait un air joyeux mais Bertrand n'était pas dupe (3). Ils se mirent à
table,

98
laissant entre eux une place vide, comme d'habitude, la place de
l'absente, marquée par un petit bouquet de fleurs dans un verre, les fleurs
qu' « elle » aimait tant. Et comme d'habitude aussi, ils parlèrent à voix
basse, retenus par cette impression que quelqu'un reposait, là-haut, dans la
chambre.
— Je te trouve fatigué, Bertrand, fit Joël ; on dirait que tu as perdu
tes belles couleurs. Pourquoi ne retournerais-tu pas à Sainte-Enimie ?
Tu te souviens de la lettre reçue, après l'enterrement? Sans la rougeole de
Nadou, Mme Chanac serait venue et t'aurait emmené.
Bertrand secoua la tête :
— Non, Joël, les amis de papa ont toutes sortes d'ennuis en ce
moment. M. Chanac a perdu sa situation à Nîmes ; ils vont sans doute
quitter Sainte-Enimie ; et puis, je ne veux pas te laisser seul.
— Si c'est ça qui te retient, Bertrand, je ne resterai plus longtemps
seul. Justement, je voulais l'en parler. Tu sais, je ne devais me marier qu'au
printemps prochain. Notre malheur m'a obligé à revoir nos projets. Marie-
Madeleine et ses parents sont d'accord. Nous nous marierons après la
saison de pêche, à l'automne.

— Ah!...

99
— Et nous nous installerons ici, bien sûr. - Ah!
Bertrand baissa la tête. Joël posa sa grosse main sur celle de son
frère.
— Eh! bien Bertrand, qu'as-tu?... On dirait que cela te chagrine. Tu
connais pourtant Marie-Madeleine, elle t'aime bien, elle a toujours été
gentille avec toi.
— Oh! Joël, je n'ai rien contre Marie-Madeleine ; tu as raison de te
marier le plus tôt possible, seulement...
— Seulement?... Bertrand se tut.
— Parle Bertrand, explique-toi.
Le petit Normand releva lentement la tête.
— Vois-tu Joël, je me demande si je pourrai m'habituer à voir, dans
la maison, quelqu'un d'autre que maman.
Joël soupira profondément.
— Moi aussi, Bertrand, j'aurais préféré garder maman
longtemps, très longtemps et nous installer ailleurs, Marie-Madeleine et
moi, mais comment faire autrement? Tu voudrais que nous
abandonnions cette maison qui est la nôtre?...
— Je ne croyais pas que tu te marierais si tôt.
— Bertrand, tu te rends bien compte que nous ne pouvions vivre
longtemps ainsi tous deux. Mon métier de pêcheur m'accapare beaucoup.
Tu t'occupes de la maison pour le mieux, c'est vrai, mais l'école va bientôt
reprendre, et alors?...
— Bien sûr, Joël, tu as raison, c'est comme ça.
Il y avait dans ce « comme ça » beaucoup de résignation, beaucoup
trop. Le repas achevé dans le silence, ils se levèrent. Joël embrassa son
frère et sortit pour aller reprendre son travail sur le quai. Bertrand renoua
son tablier de toile cirée sur les hanches et commença la vaisselle. Mais la
conversation de tout à l'heure le travaillait. Ainsi, dans quelques semaines,
Marie-Madeleine entrerait définitivement dans cette maison, prendrait la
place de sa mère. Elle aussi s'appellerait Mme Levasseur.
« Je me demande si je pourrai vraiment l'aimer », se dit Bertrand.
Sa vaisselle essuyée, rangée, selon les rites (4) précis auxquels,
depuis toujours, il était habitué et qui lui semblaient à la fois nécessaires et
immuables (5), il sortit. Des camarades jouaient sur la place ; il n'eut pas
envie de se mêler à eux. Malgré le vent violent qui soulevait la mer,
rabotait

100
la côte, il alla s'asseoir dans les dunes, parmi les hautes herbes
coupantes et salées qui sifflaient dans le vent.
Alors, ses pensées se tournèrent vers Sainte-Enimie. Etait-ce une
illusion? Il lui semblait que désormais, là-bas, il se sentirait davantage chez
lui qu'à Guerville, peut-être à cause de Mme Chanac qui lui rappelait la
douceur de sa mère, de Nadou qui partageait si bien ses peines et le
comprenait, à cause même de Bernard qui le complétait si bien, depuis
qu'ils avaient signé un pacte d'amitié...
Mais brusquement, il revint au présent, à son grand frère qui, tout à
l'heure, avait quitté la maison, le cœur triste.
« Oui, pensa-t-il, je lui ai fait de la peine. Il a toujours été si bon pour
moi, Joël. »
Pour se faire pardonner, il se leva, dégringola les dunes et courut le
rejoindre et l'aider à réparer ses filets.

LES MOTS (5) immuables : qui ne peuvent


(1) Frustré : être frustré, c'est être changer, ou plus exactement muer.
privé d'une chose à laquelle on a droit.
(2) Pichet : sorte de carafe en terre LES IDÉES
cuite. Par cette phrase : « II y avait dans ce
(3) Dupe : Bertrand n'était pas dupe. Il « comme ça » beaucoup de résignation,
ne se laissait pas prendre à la gaieté de beaucoup trop, » que veut dire exactement
Joël ; il savait que cette gaieté l'auteur ?
n'était pas réelle. Expliquez comment Bernard
(4) Rites : façons de procéder, complétait Bertrand.
toujours les mêmes, au cours d'une Quel sentiment éprouve Bertrand vis-
cérémonie. à-vis de Marie-Madeleine?

101
En ce matin gris et humide, les petits Guervillais se dirigent vers
l'école. Dans la cour, ils s'assemblent par petits groupes presque silencieux.
Une rentrée est toujours impressionnante, même pour des écoliers
chevronnés (1).
Les mains au dos, M. Benoît, le maître, marche de long en large,
distribuant des sourires aux marmousets (2) de la petite classe, gratinant
ses propres élèves d'une cordiale poignée de mains.
M. Benoît est presque un Guervillais ; il est né à Carteret, tout près
de là, il a fait toute sa carrière à Guerville et c'est encore à Guerville qu'il

102
compte prendre sa retraite. Tannée prochaine. Avec ses sourcils
broussailleux, sa lourde moustache, il ressemble à un Gaulois... du moins
ses ouailles (3) le prétendent et c'est le surnom qu'on lui a donné. Le
Gaulois n'élève jamais la voix en classe, ne donne pour ainsi dire jamais de
punitions, non pas qu'il se montre faible envers ses élèves, mais parce qu'il
n'a pas besoin de se faire craindre. On lui obéit, tout simplement, parce
qu'on accepte son autorité pleine de ferme bienveillance.
Les mains au dos, M. Benoît arpente donc tranquillement la cour, de
la porte de sa classe jusqu'à la grille d'entrée, et d'un coup d'oeil de berger
dénombrant ses moutons, compte les arrivants. Ils sont maintenant tous
là... Non pas tous; il en manque un. D'un petit geste du doigt, M. Benoît
fait signe à Jean Lemesle qui accourt.
— Comment se fait-il que ton camarade Levasseur ne soit pas
encore arrivé ? Vous n'êtes donc pas venus ensemble ?
— Non, m'sieur, j'ai frappé à sa porte tout à l'heure, en passant,
personne n'a répondu
— Serait-il malade?
— M'étonnerait, m'sieur., hier soir je l'ai encore vu sur le quai avec
son frère.
— C'est bien, Jean, tu peux rejoindre tes camarades.
Le maître reprend ses allées et venues en se grattant le menton
comme quelqu'un qui réfléchit. Près du portail, il se penche pour regarder
l'heure à l'église : 8 heures 25.
— Bizarre, murmure-t-il, la demie va sonner ; il sera en retard. Ce
sera bien la première fois.
Puis, hochant la tête, il ajoute, toujours pour lui-même : - Pauvre
Bertrand, il a beaucoup de mal à accepter son malheur. » Mais une mère de
famille arrive, remorquant un gamin récalcitrant (4). Le maître les fait
entrer dans sa classe pour la traditionnelle inscription sur le registre
matricule. Lorsqu'il reparaît, l'heure de la rentrée est passée de trois
minutes. Bertrand Levasseur n'est toujours pas là. M. Benoît sort son
sifflet. Les enfants se partagent aussitôt en deux groupes qui se massent
devant la porte de chaque classe. Un second coup de sifflet et c'est l'entrée.
Le dernier élève vient de franchir le seuil, et M. Benoît va fermer la
marche, quand Bertrand Levasseur traverse le préau en courant.
Manifestement il ne s'agit pas d'un simple retard. On jurerait qu'il a
attendu, caché derrière le mur du presbytère, le moment précis où il
pourrait atteindre le maître sans rencontrer ses camarades.

103
M. Benoît l'accueille paternellement, lui pose la main sur l'épaule.
— Eh! bien Bertrand, je commençais à m'inquiéter ; je ne t'avais pas
vu dans la cour avec les autres...
Bertrand baisse la tête. Sa poitrine se soulève, très fort, comme si
quelque chose l'étouffait. Affectueusement, le maître lui tapote la joue,
puis, du doigt, relève le menton qui obstinément se penche vers le sol et il
essaie de lire dans le regard qui se dérobe (5).
— Allons, mon petit Bertrand qu'y a-t-il?... Tu n'avais plus envie de
revenir dans notre vieille école?...
— Si.
— Jean Lemesle est passé chez toi, tout à l'heure, tu n'y étais pas.
Autrefois, vous faisiez toujours route ensemble... Vous n'êtes plus bons
camarades tous les deux?...
— Oh! si, monsieur...
M. Benoît sent bien que l'enfant a quelque chose de grave à dire.
— Alors, Bertrand?...
— Monsieur, je ne voudrais plus être à côté de Jean en classe.
Malgré lui, le maître fronce les sourcils, surpris.
— Pourquoi donc?
Bertrand hésite, baisse à nouveau la tête puis, tout bas, il murmure :
— Je voudrais être à côté de Pierre Hue.
Cette fois M. Benoît a compris. Il sent l'émotion lui nouer la gorge.
Oui, il comprend pourquoi Bertrand ne veut pas se mêler à ses camarades
trop joyeux, trop heureux. Le petit orphelin n'est plus un enfant comme les
autres ; s'il vient de demander à être placé près de Pierre Hue, c'est que
Pierre Hue, lui aussi, n'a plus de maman...

LES MOTS (4) Un gamin récalcitrant : qui oppose


(1) Ecoliers chevronnés ; les de la résistance, qui refuse de suivre sa mère.
chevrons étaient des galons en forme de (5) Regard qui se dérobe : qui fuit,
V cousus sur la manche des soldats et qui qui se cache.
indiquaient leur ancienneté de service. LES IDÉES
(2) Marmousets : diminutif de Qu'est-ce qu'une autorité pleine de
marmots : tout petits enfants. bienveillance ?
(3) Ouailles : au sens propre : les Pourquoi l'auteur emploie-t-il le mot : «
fidèles d'une religion par rapport à leur remorquant » un gamin.
pasteur. Ce mot vient du latin et signifie brebis
mais il ne s'emploie plus dans ce sens.

104
29 - LA SALIÈRE DE FAÏENCE

Le mariage eut lieu le premier samedi de novembre dans l'église de


Guerville où une Vierge de bois sculpté semble éternellement bénir la
petite goélette suspendue au centre de la nef. Dans sa robe blanche, toute
simple, Marie-Madeleine était jolie et très à Taise... beaucoup plus à l'aise
que Joël dans son complet trop neuf qui l'engonçait (i). En raison du deuil
la cérémonie se déroula, comme on dit, dans la plus stricte intimité (2) et le
jour même, Marie-Madeleine vint s'installer, au haut du bourg, dans la
maison des Levasseur.
Fille de pêcheur, Marie-Madeleine serait l'épouse idéale pour Joël.
Les qualités ne lui manquaient pas. Propre, active, avisée (3), elle n'était
pas comme beaucoup de ces jeunes filles qui, en se mariant, ont tout à
apprendre de la tenue d'un ménage. Aînée d'une famille de trois garçons et
de deux filles, elle avait, toute petite, joué à la poupée avec de vrais bébés
qui crient, pleurent, salissent leurs couches, et elle ne serait pas empruntée
(4) le jour où elle-même aurait des enfants.

105
Certes, elle était d'un caractère agréable, mais, élevée à la rude école
des familles nombreuses et pauvres, habituée dès son jeune âge aux gros
travaux de la maison, il lui était difficile de comprendre la façon un peu
débonnaire dont Bertrand avait été choyé. Et puis, elle n'avait guère qu'une
dizaine d'années de plus que lui. C'était trop pour que Bertrand pût la
considérer comme une sœur, trop peu pour qu'elle jouât auprès de lui le
rôle d'une mère. Ainsi, très tôt, malgré les efforts de bonne volonté
déployés de part et d'autre, des heurts se produisirent.
Bertrand acceptait difficilement de voir sa mère remplacée. En
rentrant de l'école, il avait une façon d'inspecter la maison pour constater
les changements survenus dans la disposition des meubles, le rangement de
la vaisselle, qui agaçait Marie-Madeleine. Avec raison, sans doute, la jeune
épouse de Joël voulait régner en maîtresse dans sa maison qu'elle entendait
organiser selon ses propres goûts ou ceux de son mari. Pour Bertrand
c'était pénible. A chaque instant, il glissait des remarques désobligeantes :
maman n'accrochait jamais la grande tuile (5) à ce clou... Maman laissait
toujours ouverte la lucarne du cellier... Maman ne mettait pas les torchons
sur cette planche dans le placard...
Le plus souvent, Marie-Madeleine faisait semblant de ne pas
entendre, mais Bertrand, malgré lui, insistait jusqu'à ce que la jeune
femme, excédée, se retournât pour répondre.
— Je n'ai de comptes à rendre qu'à mon mari... et lui ne m'a jamais
fait de reproches.
Alors, vexé, Bertrand se retirait dans sa chambre et ne reparaissait
plus avant le repas. Cette situation délicate ne pouvait que s'envenimer. Un
soir, en rentrant de la mer, Joël trouva sa femme effondrée sur la chaise
basse près du fourneau, le mouchoir à la main et les yeux rouges. Il
s'approcha, l'embrassa et lui demanda la raison de ses larmes. Marie-
Madeleine expliqua qu'elle avait, par inadvertance, laissé tomber la salière
de faïence bleue qui se trouvait sur le buffet et que Bertrand, furieux,
l'avait accusée de l'avoir fait exprès.
— Pourtant, tu peux me croire, Joël, ce n'est pas vrai. Je prenais
beaucoup de précautions en l'essuyant, elle m'a échappé... Oh! si tu savais
comme Bertrand a été méchant avec moi...
Joël regarda les débris restés sur le coin de la table. Bertrand tenait
beaucoup à cette petite salière bleue. Elle était là depuis longtemps ; il
avait cinq ans quand sa mère la lui avait achetée, un jour qu'elle l'avait
emmené faire des achats à Cherbourg. Séduit par cette salière, pourtant

106
107
bien ordinaire, aperçue dans une vitrine, Bertrand l'avait réclamée à
tout prix. Pourquoi lui avait-elle davantage plu que les jouets de la
boutique voisine?... Nul ne percera jamais le secret des caprices d'enfants.
Il était • rentré triomphalement à Guerville avec le petit objet qui, depuis,
sans avoir jamais servi, trônait sur le buffet comme une précieuse relique.
Joël ne douta pas un instant de la bonne foi de Marie-Madeleine mais
il se représenta le chagrin de Bertrand..
— Où est mon frère? demanda-t-il.
— Dans sa chambre.
Il trouva Bertrand étendu tout habillé sur son lit, la tête dans les
mains. Il essaya longuement d'expliquer que Marie-Madeleine avait
simplement voulu essuyer la salière, qu'il arrivait à toutes les ménagères
d'avoir des gestes maladroits. Bertrand ne voulut rien entendre.
— Maman ne cassait jamais rien, elle... et je sais que Marie-
Madeleine Ta fait exprès parce qu'elle savait que j'y tenais... Comme elle
fait exprès aussi de tout chambarder dans la maison pour qu'elle ne
ressemble plus à ce qu'elle était autrefois. Tu ne vois donc pas tout ça,
toi?...
Joël ne sut que répondre. Il comprenait sa femme, il comprenait son
frère. Pourquoi, eux, ne pouvaient-ils se comprendre?
Malheureux, ne sachant trouver les mots apaisants, il soupira puis
prit la main de Bertrand et la serra vivement, pour prouver qu'il ne lui
retirait pas son affection.
Cette poignée de main toucha Bertrand plus que n'importe quelle
parole. Il se redressa, s'essuya les yeux et passa ses bras au cou du marin.
— Joël, je t'ai encore fait de la peine, pardonne-moi... et demande à
Marie-Madeleine de me pardonner aussi. C'est moi qui deviens méchant...
parce que maman n'est plus là...

LES MOTS (5) Tuile : sorte de grande poêle en


(1) Engonçait : qui le gênait ou plus fonte utilisée en Normandie.
exactement qui lui faisait paraître le cou LES IDÉES
enfoncé dans les épaules. Expliquez : la façon un peu débonnaire
(2) Stricte Intimité : formule dont Bertrand avait été choyé. Exprimez cette
courante employée pour dire qu'une idée d'une autre façon dans une phrase.
cérémonie s'est déroulée en présence des Expliquez : nul ne percera jamais le
plus proches parents seulement. secret des caprices d'enfants.
(3) Avisée ; à l'esprit vif, d'une Bertrand est-il réellement devenu
intelligence prudente. méchant ?
(4) Empruntée ; embarrassée, gauche,
dérouté..

108
30 - JOËL S'INQUIÈTE

Grâce à l'intervention de Joël, l'incident de la salière n'eut pas de


suite... du moins pas de suite apparente. Bertrand jura à son frère d'éviter
désormais les remarques désobligeantes à l'égard de sa belle-sœur et, de
son côté, Marie-Madeleine se promit de ne pas attiser les susceptibilités (l)
de l'enfant.
Mais une gêne subsistait, que Joël, lorsqu'il était à terre, s'efforçait de
dissiper en parlant plus que son naturel ne l'y portait.
Pour éviter les petites frictions (2), Bertrand prit l'habitude de vivre
surtout dans sa chambre, son refuge, le seul endroit de la maison resté

109
intact, où Marie-Madeleine ne pénétrait pas souvent puisque, depuis
son retour de Sainte-Enimie, Bertrand avait gardé la bonne habitude de
faire lui-même son lit.
Là, il pouvait laisser librement courir ses pensées et, le plus souvent,
c'est à l'autre bout de la France qu'elles le portaient. Par contraste avec la
tristesse de son retour, il lui semblait avoir vécu là-bas cinq mois d'un
bonheur parfait. Il oubliait sa nostalgie du début, ses rudes démêlés avec
Bernard, pour n'entendre que la voix douce de Mme Chanac, ne revoir que
le sourire de Nadou.
— Si je pouvais retourner là-bas, soupirait-il !
Chaque jour, cette idée prenait plus de force. Certes, la situation de
M. Chanac était toujours en suspens, mais les Ateliers Cévenols n'avaient
pas encore fermé leurs portes. Après tout, cet état de choses pouvait se
prolonger. Et Nadou n'assurait-elle, pas, dans chacune de ses lettres, que
ses parents ne demandaient qu'à le voir revenir ?
Chère Nadou ! Elle ne l'avait pas oublié. Régulièrement, chaque
quinzaine, elle lui envoyait trois ou quatre pages pleines de sa petite
écriture régulière. Un vrai journal ! Elle racontait tout ce qu'on faisait à
l'école, tout ce qui se passait à la maison, dans le village et, bien souvent,
Bernard (qui pourtant n'avait pas la plume facile) ajoutait un mot.
Naturellement, Bertrand répondait avec empressement à ces longues
missives mais, pour lui, c'était plus délicat. D'abord, Nadou, trop jeune lors
du voyage de ses parents en Normandie, ne se souvenait pas de Guerville ;
ensuite pouvait-il dire qu'il ne s'entendait pas très bien avec sa belle-sœur
ou que, depuis son retour de Sainte-Enimie, il avait perdu les deux kilos
gagnés là-bas ?... C'eût été aussitôt provoquer une invitation à reprendre le
chemin de la Lozère.
— Non, se disait-il, je ne peux pas... pas encore, seulement quand la
situation de M. Chanac sera arrangée.
Alors, dans ses lettres, il parlait surtout de l'école, de son nouveau
voisin de banc, Pierre Hue, mais aussi de Jean Lemesle qui, discrètement
averti par M. Benoît, ne lui avait pas gardé rancune. Il parlait aussi de la
mer, puisque Nadou s'y intéressait, de la nouvelle barque entrée en service,
de l'incident de la Marie-Jeanne, drossée (3) contre les écueils des
Ecréhous (4) où ses marins avaient attendu du secours pendant deux jours
et deux nuits. Sur sa santé, il se montrait plus discret, se contentant de dire
qu'il allait à peu près bien ce qui, à plusieurs reprises, lui valut des
questions précises de la part de Mme Chanac, au bas des lettres de sa fille.

110
Effectivement, cette santé n'était guère brillante. Peu à peu elle
s'altérait (5) à nouveau. Bertrand manquait d'appétit, s'endormait tard ;
l'humidité de l'air ne permettait pas de laisser la fenêtre grande ouverte,
toute la nuit, comme à Sainte-Enimie. Ses nerfs ne supportaient pas mieux
qu'autrefois le climat vif de cette côte sans cesse secouée par les tempêtes
de noroît.
Cependant, sans trop savoir pourquoi, peut-être par une sorte de
fierté, d'amour-propre, ou tout simplement de jalousie, il ne voulait pas,
devant Marie-Madeleine, reconnaître sa fatigue.
— Non, disait-il, ne vous occupez pas de moi, je me sens bien. Mais
Joël, lui, ne s'y trompait pas. Il connaissait son frère. Cette façon
nerveuse de remuer les doigts, ce cerne noir, sous les yeux, qui
s'accusait chaque soir un peu plus, étaient révélateurs. Un matin, avant de
partir en mer, il prit l'enfant à part et, avec sa manière un peu brutale qui,
au fond, n'était qu'une grande simplicité, déclara :
— Demain, Bertrand, la Grâce de Dieu restera au port, je te
conduirai chez le docteur Bachelet.
- Moi ?... mais je ne suis pas malade !
— Tu n'as pas bonne mine Bertrand, et je ne suis pas le seul à m'en
être aperçu.
Bertrand, eut la bouche ouverte pour dire que s'il avait mauvaise
mine c'était à cause... il se retint. Il ne voulait pas peiner encore son frère...
et puis, était-il sûr que c'était la vraie, l'unique raison f
— C'est bien, fit-il, seulement, nous irons le voir...

LES MOTS (5) S'altérait : devenait plus


(1) Attiser les susceptibilités : attiser mauvaise, se gâtait.
signifie remuer les tisons pour activer la
combustion. Les susceptibilités sont les LES IDÉES
façons difficiles dont Bertrand accueille les Expliquez ; Joël parlait plus que son
remarques qu'on lui fait. Il s'agit donc naturel ne l'y portait. Exprimez cette idée dans
dans le texte, du sens figuré. une phrase.
(2) Frictions ou frottements ; sens Construire deux autres phrases sur le
figuré. Les difficultés qu'on éprouve à vivre modèle de celle-ci : Bernard n'avait pas la
ensemble plume facile.
(3) Drossée : drosser est un Quels sentiments précis poussent
terme de marine. La barque avait été Bertrand à cacher sa fatigue à Marie-
poussée par le vent contre les écueils. Madeleine ?
(4) Ecréhous : îlots rocheux Quel passage montre clairement que
situés entre l'île anglaise de Jersey et la côte Bertrand n'a pas vraiment fait la paix avec sa
française. belle-sœur?

111
31 - LA LETTRE DE NADOU

Ils allèrent donc consulter le bon vieux docteur Bachelet qui, s'il
n'était peut-être pas au courant des derniers progrès de la médecine, ne
manquait ni de bon sens (i) ni de sagesse. Il constata, qu'en effet, Bertrand
n'avait guère « profité » comme on dit dans le pays.
— Mon confrère de Cherbourg et moi-même l'avons déjà dit,
déclara-t-il à Joël, notre air marin ne lui convient pas. Ton frère a les nerfs
à fleur de peau... d'autre part, votre récent malheur n'est pas fait pour
l'apaiser... Ma foi, je ne vois qu'une solution pour lui : retourner dans le
Midi, il se portait si bien là-bas.
Evidemment, Joël s'attendait à cette réponse. Embarrassé, il
expliqua:
— Bien sûr, monsieur le docteur, mais ce qui était possible alors ne
l'est plus guère aujourd'hui.
— Et si ton frère tombait vraiment malade ?...
Joël rentra soucieux à la maison. Lui qui, la première fois, avait tant
insisté pour envoyer Bertrand à Sainte-Enimie, hésitait aujourd'hui, à cause
des Chanac qui se trouvaient en ce moment dans une situation difficile...
pour autre chose aussi. Il ne voulait pas que son frère ait l'impression d'être
éloigné de Guerville à cause de Marie-Madeleine. De toute façon, si
Bertrand repartait dans la Lozère, ce serait à la condition formelle (2) qu'on
paierait sa pension. Un soir, il en parla à sa femme.
— Les Chanac ont déjà beaucoup fait pour mon frère, nous ne
pouvons plus leur demander de l'accueillir à nouveau sans les
dédommager... Je voulais te demander si tu accepterais de faire un sacrifice
pour Bertrand.
Marie-Madeleine n'hésita pas.
— Oh ! Joël, pourquoi parais-tu si embarrassé en me posant cette
question?
— Nous ne sommes pas riches.
— Nous ferons pour Bertrand ce que tu jugeras nécessaire pour sa
santé.... S'il le faut, je suis prête à faire des heures de ménage dans le
bourg.
Pareil dévouement de la part de sa belle-sœur, émut Bertrand mais
très vite, il interpréta d'une autre façon cette attitude généreuse.
— Bien sûr, pensa-t-il, elle serait trop contente de me voir partir.

112
Puis il se repentit de cette mauvaise pensée qui ne lui faisait guère
honneur. Cependant, la perspective d'être une charge pour le jeune ménage,
surtout pour Marie-Madeleine, lui était pénible. Son désir de repartir s'en
trouvait terni... Et puis pourquoi Nadou tardait-elle tant à écrire ? Que
signifiait son silence ?
— Attendons encore, demanda-t-il à Joël lorsque celui-ci décida
d'écrire aux Chanac ; les vacances de Noël approchent, j'aimerais finir mes
compositions à l'école.
Etait-ce parce qu'il allait quitter la maison?... il lui sembla que Marie-
Madeleine se montrait plus aimable avec lui. Il ne se rendait pas compte,
qu'au contraire, l'imminence (3) du départ le rendait, lui, plus conciliant
(4).
Plusieurs jours passèrent. A l'école, l'ère des compositions s'achevait.
Encore une semaine et les petits Guervillais seraient en vacances. Cette
fois, Bertrand s'inquiétait sérieusement du silence de Nadou. Il avait beau
se répéter.: pas de nouvelles, bonnes nouvelles, pour lui, le dicton avait un
autre sens.
Hélas ! il ne se trompait pas. Le jour même où Joël se décidait à
écrire, une lettre arriva enfin. A l'écriture heurtée et hâtive de l'adresse,
Bertrand devina tout de suite que Nadou annonçait une mauvaise nouvelle.
« Mon cher Bertrand, commençait-elle, quand tu sauras pourquoi je
n'écrivais pas, tu me pardonneras mon silence. Mon père vient d'être blessé
dans un accident d'auto... »
Et, tout de suite, elle narrait ce qui était arrivé. Au début de
décembre, alors que les Ateliers Cévenols allaient, pour de bon cette fois,
fermer leurs portes, M. Chanac avait obtenu un congé pour se rendre à
Marseille où le directeur d'une grosse entreprise lui offrait une situation
intéressante. L'accident était arrivé au retour de ce voyage, exactement au
col qui franchit les Cévennes avant la descente sur Florac. De Marseille,
M. Chanac avait envoyé un télégramme à Sainte-Enimie pour annoncer
qu'il arriverait dans la soirée. Retardé par une malencontreuse crevaison, il
avait roulé plus vite pour rattraper le temps perdu et épargner de
l'inquiétude à sa femme. Dans les lacets du col, la voiture avait dérapé sur
la route verglacée. Après plusieurs tonneaux, elle s'était écrasée contre un
arbre. Relevé sans connaissance, M. Chanac avait été conduit chez lui et,
de là, transporté à l'hôpital de Millau. Pendant plusieurs jours, il était resté
entre la vie et la mort. On espérait à présent le sauver mais, de toute façon
la guérison serait longue.

113
Les médecins avaient parlé d'une fêlure de la colonne vertébrale et d'un
écrasement probable du rein.
« Oh ! terminait Nadou, si tu savais les jours terribles que nous venons de
vivre. Je me représente mieux, à présent, moi qui n'avais jamais connu de
pareilles angoisses, ce que tu as dû éprouver pendant la maladie de ta
maman... Vois-tu, je n'ai pas eu le courage de t'écrire plus tôt pour
t'annoncer cette mauvaise nouvelle. Pardonne-moi, Bertrand, tu sais
pourtant que je ne t'oublie pas... »

LES MOTS LES IDÉES


(1) Bon sens : façon très simple de Que signifie l'expression : avoir les
comprendre les choses et qui ne fait pas nerfs à fleur de peau ?
appel à la science. Comment expliquez-vous que
(2) Condition formelle : condition l'imminence du départ puisse rendre Bertrand
bien arrêtée. plus conciliant ?
(3) Imminence : l'approche du départ. Le propre chagrin de Nadou renforce
(4) Conciliant : être conciliant, c'est sa sympathie pour Bertrand. Comment
accepter de ne pas imposer son point expliquez-vous cela ?
de vue. comprendre celui des autres. On Les bonnes intentions ne sont, hélas !
dit aussi être arrangeant. pas toujours récompensées.
Quel passage du chapitre illustre ce
diction ?

114
32 - MALADIE
Naturellement, il ne fut plus question de départ pour le Midi.
Bertrand en éprouva un grand chagrin. Sans qu'il s'en aperçût, l'idée de
retrouver la famille Chanac avait fait tant de chemin dans son esprit que, la
nuit, dans ses rêves, il se voyait déjà là-bas. Du coup, la maison, Marie-
Madeleine et même Joël lui semblèrent à nouveau hostiles (i).
Les vacances de Noël, qu'il avait pensé consacrer à ses préparatifs,
lui parurent horriblement longues. Désemparé, il ne s'intéressait plus à
rien... même pas aux livres. Sa susceptibilité redevint pénible pour son
entourage. Si Marie-Madeleine, pour le distraire, l'envoyait aux
commissions, il l'accusait de le faire travailler, si au contraire, elle ne lui
demandait rien, elle le tenait à l'écart. Il se rendait d'ailleurs compte lui-
même de son état d'esprit compliqué, mais comment se dominer ?

115
La rentrée de janvier fut un soulagement. Il retrouva avec plaisir ses
camarades et son maître. Ce ne fut qu'une trêve (2). Trop de chagrins,
petits et grands, l'avaient affaibli. Un soir, il rentra de classe, la tête lourde,
brûlant de fièvre, et dut se coucher. Le lendemain matin, Marie-Madeleine
fit appeler le docteur Bachelet qui diagnostiqua une mauvaise angine.
Pendant douze jours, Bertrand ne quitta pas sa chambre où Marie-
Madeleine le soigna avec beaucoup de dévouement. Vingt fois par jour,
elle montait l'escalier, apportant une tisane, un livre, ce qu'il demandait.
Par instants, il se croyait revenu à l'ancien temps où sa mère le dorlotait, lui
passait tous ses caprices.
— Marie-Madeleine, disait-il alors, je vous demande pardon, je ne
suis pas assez gentil avec vous.
La jeune femme souriait :
— Ne pense pas à ça, Bertrand, c'est ta fatigue qui te rend parfois de
mauvaise humeur.
Mais pareille réponse, au lieu de l'apaiser, l'irritait plutôt. Il souffrait
déjà tant d'être dépendant, lui qui enviait la forte assurance de Bernard.
Enfin, l'angine jugulée (3), il put se lever, mais il avait maigri et pâli.
Un soir, alors qu'il venait de se coucher, il reconnut les pas lourds de Joël
se dirigeant vers sa chambre. La porte s'ouvrit. Joël n'était pas l'homme à
jeter un masque sur son visage pour cacher ses préoccupations.
— Bertrand, fit-il, en s'asseyant sur le pied du lit, pendant ta
maladie, je n'ai voulu te parler de rien ; aujourd'hui, puisque tu es guéri il
est temps. J'ai revu le docteur Bachelet, il faut que tu quittes Guerville.
Puisqu'il n'est plus possible de songer aux anciens amis de papa, je t'ai
trouvé autre chose ou plutôt, M. Benoît s'en est occupé.
— Ah! fit Bertrand d'une voix voilée, presque absente.
— Un de ses amis, instituteur comme lui, connaît une famille qui
accepte de te prendre en pension. Ce sont des fermiers ; ils ont cinq
enfants, tu vois, tu ne seras pas seul. Ils habitent dans le sud du
département, une région boisée, éloignée de la côte et coupée du vent
marin par des collines. C'est tout près de Mortain.
— Ah! fit encore Bertrand, près de Mortain...
— Ainsi, tu ne seras pas loin de nous, si tu t'ennuyais tu pourrais
revenir... ou nous pourrions aller te voir. Qu'en penses-tu ?
Bertrand ne répondit pas.
— Allons, mon petit Bertrand, ce n'est pas de gaieté de cœur que je
t'envoie là-bas, pense à ta santé... Souviens-toi comme tu avais pris bonne

116
mine à Sainte-Enimie?... et rappelle-toi aussi combien tu étais
heureux de partir.
La tête baissée, Bertrand ne répondait toujours pas. Oh! comment
comparer ces deux départs ? La première fois, il n'avait pas eu l'impression
d'être obligé de quitter Guerville et il s'en allait vers des êtres disposés à
l'accueillir, bras ouverts. Tandis que ces gens-là le recevraient, non pas
pour lui, mais pour l'argent qu'on leur donnerait. Comment oser faire le
rapprochement !
Lentement, il releva les yeux ; son regard se promena autour de cette
petite chambre, son domaine qu'il faudrait quitter. Qu'elle lui paraissait
chère à présent ! Ainsi, il allait tout perdre, pour retrouver quoi à la
place?...
Des larmes lui montèrent aux yeux. Puis, subitement, il se redressa.
Il eut honte de pleurer devant son frère, aussi ennuyé que lui, honte de sa
faiblesse.
— Quand devrai-je partir, demanda-t-il?
— Quand tu voudras. A la ferme, on t'attend.
— Alors, le plus tôt possible...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Hostiles ; pleins de mauvaises Que signifie l'expression : jeter un
intentions, comme des ennemis. masque sur son visage.
(2) Trêve : répit, interruption de Citez deux petits chagrins et deux
courte durée. grands -chagrins.
(3) Jugulée : mise sous le joug, Pourquoi Bertrand décide-t-il
arrêtée, enrayée, étouffée. brusquement de partir le plus tôt possible ?

117
33 - LA HAUTIÈRE

Bertrand s'éveilla de bonne heure, avant le jour, et se leva sans bruit


pour ne pas déranger les deux petits Guérinel qui dormaient encore dans
l'autre lit. Il s'habilla, s'approcha de la fenêtre qui n'avait ni rideaux ni
volets. Dehors, c'était encore grand nuit. On ne distinguait rien, ni une
lumière, ni le clair faisceau tournant d'un phare comme à Guerville. A
peine pouvait-on soupçonner, dans l'ombre, les formes tordues, échevelées
des hauts arbres qui barraient l'horizon de la Hautière.
Bertrand soupira. Il était là depuis neuf jours et n'arrivait pas à
s'habituer à ce pays si proche du sien, mais si différent.
— C'est drôle, pensa-t-il, à Sainte-Enimie, je me sentais plus près de
chez nous.
Et pourtant, après l'arrachement du départ, il avait mis toute sa bonne
volonté, tout son courage, à s'adapter à sa nouvelle vie.
Il était là, le front posé contre les carreaux glacés, cherchant à voir
poindre le petit jour, quand sept coups sonnèrent, à l'horloge, dans la
cuisine. Quelques instants plus tard, comme il s'y attendait, d'autres coups,
plus violents ceux-là, retentirent sous ses pieds : Mme Guérinel, d'en bas,
avec son balai de bouleau, sonnait le réveil. Bertrand se retourna, secoua
les deux gamins qui dormaient encore profondément, recroquevillés en
boule.
— Debout François, debout Mathieu!
Les deux petits grognèrent, s'étirèrent, baillèrent, puis se remirent à
nouveau en boule pour gagner quelques minutes supplémentaires de
sommeil. Alors, Bertrand tira les couvertures auxquelles ils se
cramponnaient de toutes leurs forces. Mathieu, qui avait tout juste six ans,
jeta un regard suppliant vers Bertrand puis, furieux, lui tira la langue.
— Ce n'est pas ma faute, s'écria Bertrand, c'est l'heure, vous n'avez
pas entendu le balai ?
Non; ils n'avaient rien entendu. Mais presque aussitôt de nouveaux
coups ébranlèrent le plancher. Cette fois, les deux gamins n'hésitèrent plus.
Ils connaissaient la règle. Si, au deuxième appel, leur mère n'entendait pas
leurs pieds trotter sur le plancher, elle grimpait l'escalier et gare à celui
qu'elle trouvait encore au lit.
Dix minutes plus tard, tout le monde était en bas, sauf le « patron »,

118
comme on appelle encore le père dans les fermes du bocage, et
Mathilde, la fille aînée, occupés à traire, dans l'étable.
— Allons, vite à table !
Cinq bols attendaient, déjà emplis de lait frais, sur la longue table de
bois blanc chaque jour lavée à grande eau. Saisissant une tourte (i) de
douze livres à peine entamée, la mère découpa de larges tranches de pain à
raison de deux par enfant (sauf pour Mathieu qui, encore petit, n'en
mangeait qu'une) puis les beurra à grands coups de palette de bois.
— Toi, Bertrand, veux-tu que je t'en coupe une troisième?
— Oh! non, madame, merci.
— Il faut manger, tu es venu ici pour ça. C'est peut-être ce gros pain
de campagne qui ne te plaît pas?
— Oh ! non, madame, je le trouve bon.
La fermière soupira, haussant imperceptiblement les épaules puis se
baissa pour lacer les souliers de Mathieu et houspilla (2) Augustine qui
lambinait (3).
— Allons, c'est l'heure, prenez vos capuchons, ce matin il pleut. Et
tâchez, ce soir, de ne pas rentrer à la nuit comme samedi.
Une dernière inspection vestimentaire, un coin de museau essuyé
avec le mouchoir, une mèche de cheveux redressée, la troupe était prête.

119
— Allez, en route. Marie veille à ce que tes frères ne pataugent pas
dans la boue pour arriver à l'école les pieds trempés... et toi, Bertrand, à ce
que la chienne ne te suive pas. Je ne sais ce que tu lui as fait, elle ne te
quitte plus.
Un instant, la mère resta sur le pas de la porte puis elle rentra dans la
cuisine pour empiler les bols et les laver.
Dehors, tombait une petite bruine pareille à celle de Guerville, mais
plus triste, plus froide. Quatre kilomètres séparaient la Hautière de l'école
de Saint-Georges-au-Bois, quatre kilomètres monotones, à travers des
haies dénudées hérissées d'arbres squelettiques, sans parler du grand pan de
forêt qu'il fallait couper. En été, avec ses ombrages, la petite route était
peut-être agréable, en hiver, transformée en bourbier (4), on y pataugeait
d'une ornière à l'autre, comme dans un marécage. A cause des courtes
jambes de Mathieu, il fallait compter presque une heure. Une heure sous la
pluie, dans le froid de janvier, c'était dur pour Bertrand. Avant le premier
détour qui lui cacherait la ferme, il se retourna pour regarder la maison
grise qui l'abritait depuis neuf jours... et pour combien d'autres encore?
Mais déjà, la bruine, le brouillard l'avaient mangée. Il était seul sur la
route, seul avec quatre enfants encore presque inconnus, deux filles trop
grandes pour lui et trop sauvages, deux garçons trop jeunes pour en faire
des camarades.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Tourte : gros pain rond en forme Que signifie : formes échevelées ?
de miche (mot local). La fermière soupire et hausse les
(2) Houspilla : gronda légèrement. épaules. Quelles peuvent être ses pensées '
(3) Lambinait : mot familier. Augustine Que pensez-vous de cette fermière?
ne se pressait pas. D'après le texte trouvez-lui deux qualités et
(4) Bourbier : terrain détrempé deux défauts.
où on s'enfonce. De quel mot vient « bocage ». Que
signifie-t-il ?

120
34 – FINETTE

Vraiment, Bertrand pouvait se faire difficilement un allié parmi les


enfants de la Hautière. Plus âgée, Mathilde travaillait comme un homme,
toujours occupée à l'extérieur, n'apparaissant qu'aux heures des repas.
Marie et Augustine, les deux jumelles, venaient d'atteindre quatorze ans ;
elles faisaient leur dernière année d'école, sans grand espoir d'obtenir leur
certificat d'études. D'esprit peu ouvert, négligées dans leur tenue, malgré

121
les remontrances répétées de la mère, elles appréciaient mal' le goût
de Bertrand pour la lecture, le travail scolaire, et se moquaient volontiers
de lui quand elles le voyaient écrire une lettre. François, au contraire, qui
venait d'avoir dix ans, se montrait plus éveillé et s'entendait comme un
homme, à tendre des collets (i) dans la forêt, ce qui était assez étranger à
Bertrand. Quant à Mathieu, que ses sœurs appelaient Courtes-pattes, il était
encore à l'âge où l'on pense surtout à faire des sottises.
Aussi Bertrand préférait-il souvent rester seul, trouvant suffisante la
compagnie des petits Guérinel, pendant le trajet quotidien vers l'école.
Pourtant, dans cette ferme retirée, plus isolée qu'une barque dans le
grand large, il s'était fait un ami fidèle... trop fidèle, même, aux yeux de
Mme Guérinel, qui ne comprenait pas très bien qu'on pût ainsi s'attacher à
un chien.
Ce chien, ou plutôt cette chienne, portait le nom de Finette. Les
fermiers de la Hautière ne s'y intéressaient guère mais, dans une maison
isolée, il est toujours prudent d'avoir une bête de garde, pour la nuit ou
pour avertir de l'arrivée du facteur, de l'épicier ou d'un étranger.
Finette était la plus douce, mais aussi la plus craintive des bêtes,
prête à s'éloigner dès qu'on élevait la voix, courbant l'échiné quand le «
patron » fronçait les sourcils. Pourtant elle était très belle avec ses longs
poils embroussaillés qui lui retombaient sur les yeux.
Dès le premier jour, son instinct ne l'avait pas trompée. Elle avait
compris que ce nouveau venu dans la maison deviendrait son ami. Cela
avait même provoqué un léger incident. C'était au repas du soir ; tout de
suite, Finette était venue rôder autour de Bertrand, quémandant quelque
nourriture. Sans réfléchir, comme il l'eût fait chez lui, Bertrand avait pris
un morceau de sucre dans la boîte, sur la table, et l'avait offert à Finette
qui, de joie, agitait sa queue panachée. Tout au plaisir de voir l'animal se
délecter, Bertrand n'avait pas surpris le regard étonné des enfants, ni celui
de Mme' Guérinel. Pour le premier soir, en effet, on ne lui avait rien dit,
mais, le lendemain, le « patron » avait fait la remarque :
— Le sucre est cher, Bertrand, il n'est pas pour les chiens.
Le petit Guervillais avait rougi, et s'était promis de ne plus récidiver
(2)... Mais l'amitié que l'enfant et la bête éprouvaient l'un pour l'autre ne
s'en trouva pas diminuée. Finette était aussi friande (3) de caresses que de
sucre et les caresses, elles, ne coûtent rien
Le jeudi et le dimanche, quand Bertrand jetait son imperméable sur
ses épaules, Finette comprenait ce que cela signifiait. Elle sautait de joie

122
autour de lui, cherchant à lécher son visage, ou se roulait à terre en
signe d'allégresse (4). Tous deux partaient alors dans les bois ou dans les «
caches » ainsi qu'on appelle, en Normandie, les chemins creux entre deux
haies ; et c'étaient d'interminables courses folles. A Finette, Bertrand
pouvait parler sans crainte, il était sûr du secret... et presque aussi sûr que
la chienne comprenait, tant ses yeux brillaient d'intelligence.
Si le temps n'était pas trop froid, il s'asseyait sur une souche pour se
reposer et Finette venait s'installer devant lui, la tête sur ses genoux. Alors,
comme à un véritable ami, il lui parlait de Guerville, de Sainte-Enimie, de
Nadou, de Bernard. Seul, il n'aurait jamais osé s'épancher (5) ainsi à haute
voix ; cela le soulageait. Et Finette écoutait, auditeur attentif, silencieux et
captivé.
Dès les premiers jours, la chienne prit l'habitude de suivre Bertrand
jusqu'à l'école où, tranquillement, devant la grille, elle attendait son
nouveau petit maître. Cependant Mm(1 Guérinel ne tenait guère à ce que
l'animal rôdât ainsi toute la journée dans le village. Elle pria Bertrand de le
chasser chaque fois qu'il le suivrait; Bertrand, désolé, obéit, Finette aussi...
mais pas longtemps. Il arriva plusieurs fois que, faisant semblant de dormir
dans un coin de la cuisine au moment du départ pour l'école, elle s'élançât
un quart d'heure plus tard pour rejoindre son ami. Agacée, Mmc Guérinel dit
à Bertrand :
—C'est parce que tu t'occupes beaucoup trop d'elle, si tu n'y faisais
pas attention, elle ne serait pas toujours dans tes jambes...
Pour la punir, elle mit la chienne à la chaîne pendant toute une
semaine puis, à nouveau, la croyant assagie (6), lui redonna sa liberté.
C'est alors que se produisit le nouvel incident, beaucoup plus grave
celui-là, qui devait tant affecter Bertrand.
(6) Assagie .-calmée, redevenue
LES MOTS raisonnable.
(1) Collets : sortes de pièges
constitués par un lacet à nœud coulant et
destinés à prendre les lapins au sortir de LES IDÉES
leur terrier. Expliquez : négligées dans leur
(2) Récidiver : recommencer (se dit tenue malgré les remontrances répétées de
seulement quand il s'agit d'une mauvaise la mère.
action. Que signifie : « Ce qui était assez
(3) Friande : gourmande. étranger à Bertrand. »
(4) Allégresse : très grande joie, Quel est, parmi les cinq enfants,
félicité. celui qui vous paraît le plus sympathique et
(5) S'époncher : confier ses dites pourquoi ?
sentiments intimes, ses malheurs ou ses Les Guérinel n'aiment guère leur
joies. chien. Comment l'expliquez-vous ?

123
35 - A CAUSE DE FINETTE

La cloche de l'école s'agitait pour la sortie du soir. Les élèves se


rangèrent dans la cour puis, sous la conduite de leur maître, s'avancèrent
jusqu'à la route.
— Tiens, fit un camarade de Bertrand, ton chien est encore venu
t'attendre.
Après plusieurs jours de résignation, Finette n'avait pu résister au
plaisir de revenir au village. Assise au pied d'un arbre, docilement, elle
attendait. Pareille fidélité émut Bertrand, mais il pensa aussitôt à Mme
Guérinel qui l'accuserait sans doute d'avoir encore attiré la chienne alors
que, sincèrement, il avait tout fait pour la décourager.
— Finette! pourquoi es-tu revenue?... Tu vas te faire gronder, en
rentrant, et remettre à la chaîne.
Il lui fit les gros yeux ; elle leva vers lui un regard si implorant qu'il
n'osa la corriger. Au bord de la route, ils attendirent la sortie des filles,
toujours un peu en retard, puis les enfants de la Hautière se mirent en route
le long de la grande rue du bourg.
Tout à coup, comme ils arrivaient à la hauteur de la boutique du
bourrelier, ils aperçurent, roulant en sens inverse, un cycliste si mal assuré
sur sa machine qu'il allait en zigzaguant, d'un côté à l'autre de la rue.
— Oh! fit Marie, c'est Hippolyte Jourdan, le samedi, il fait la
tournée de tous les cafés du bourg.
— Et quand il a bu, il n'est pas commode, ajouta Augustine,
écartons-nous.

124
Ils se rangèrent sur le bord du trottoir mais, tout à coup, intriguée par
les divagations (i) du personnage, Finette se mit à aboyer puis, prenant son
élan, cerna le cycliste par de grands bonds rapides.
— Ici! Finette! ici...
La chienne n'entendit pas. Aboyant de plus belle, elle sautait devant
le vélo comme pour l'obliger à stopper. Furieux, l'homme brandit sa
casquette, mais tenir son guidon d'une seule main, quand on n'a pas tous
ses esprits est un exercice périlleux. La bicyclette fit une brusque
embardée. La roue avant effleura Finette qui se jeta de côté en poussant un
cri tandis que l'homme, de son côté, s'abattait sur le trottoir. Des curieux
s'attroupèrent. A demi dégrisé par sa chute, l'homme essaya de se relever.
Sa tête avait heurté le bord du trottoir, il saignait abondamment.
— Sale chien, vociférait-il, c'est lui... C'est lui qui m'a fait tomber.
Des témoins le portèrent dans le plus proche café, tandis que quelqu'un
allait sonner à la porte du médecin. Atterré, Bertrand était resté sur le
trottoir, avec les petits Guérinel.

125
— Il saignait beaucoup, fit Marie à sa sœur, ce doit être grave.
Bertrand regarda Finette. Vaguement consciente d'être pour quelque chose
dans cet événement, la pauvre bête se tenait près de lui, tête basse, la queue
entre les pattes. Certainement, elle n'avait pas fait tomber l'ivrogne mais en
se relevant, celui-ci l'avait accusée et les gens qui avaient assisté à la scène,
pouvaient croire qu'en effet, le chien s'était jeté sur le cycliste. Inquiet,
Bertrand s'avança jusque devant le café pour regarder ce qui se passait à
l'intérieur. Bientôt reparut le docteur, puis Hippolyte Jourdan qui, la tête
bandée, s'emporta à nouveau contre le chien.
— La sale bête, elle me le paiera, je sais à qui elle appartient.
La nuit tombait quand les enfants rentrèrent à la Hautière. Pourtant
peu bavarde d'ordinaire, Marie s'empressa de raconter à sa mère ce qui
s'était passé au bourg. La fermière courut appeler son mari, à l'écurie.
— Tu entends ce que raconte Marie?...
Le patron fronça les sourcils et repoussa Finette qui s'approchait.
Puis, se tournant vers Bertrand :
— Ça devait arriver... et cet Hippolyte Jourdan, tu ne le connais
pas ; un bon à rien, pour sûr, mais assez malin pour tirer profit de tout... et
nous ne sommes pas assurés pour le chien.
Bertrand sentit fondre sur ses épaules le poids d'une accusation. Il
essaya de minimiser (2) l'affaire.
— Je ne le crois pas sérieusement blessé, expliqua-t-il, puisqu'il a pu
rentrer tout de suite chez lui.
Le fermier secoua la tête.
— Ce soir, il est trop tard pour descendre au bourg, mais dès demain
matin...
Le lendemain, il n'eut pas le temps d'atteler son cheval. On vit arriver
le journalier (3), à pied, le long de la cache. Il portait toujours, comme un
turban, son pansement à la tête et semblait avoir retrouvé ses esprits mais,
même à jeun, il n'avait pas l'air commode.
- C'est votre chien qui m'a fait ça, déclara-t-il tout de go (4), en
entrant... J'ai des témoins et le médecin m'a fait un certificat. Dix jours
d'incapacité de travail ; c'est écrit noir sur blanc... et moi je ne suis qu'un
journalier, je n'ai pas de vaches pour me nourrir, moi.
Il n'était pas difficile de comprendre où il voulait en venir. Une
discussion s'engagea. Le fermier commença par déclarer que Finette
n'aurait pas aboyé s'il n'avait pas été ivre. L'autre s'emporta.

126
— Ivre, moi?... Votre chien s'est jeté sur mon vélo... Je vous dis que j'ai
des témoins. Je n'ai pas encore porté plainte, j'avais pensé...
Certes le fermier a déjà compris que l'homme veut faire une sorte de
chantage (5). Ce qu'il réclame c'est de l'argent. Mais, sur les questions d'argent,
les Guérinel sont très chatouilleux (6).
— Tout ce que je vous demande, reprend le journalier, c'est de me payer
mes dix jours de travail perdus... pas plus. Alors, je vous signe un papier et nous
sommes quittes.
Le fermier a vite fait le calcul. La somme lui paraît exagérée. Sa femme
lève les bras au ciel.
— C'est à prendre ou à laisser, fait l'homme... Si vous préférez, je vais de
ce pas à la gendarmerie.
Consterné, Bertrand a assisté à la discussion. A plusieurs reprises, il a vu
les regards peser sur lui. Il se sent le grand responsable de cette malheureuse
affaire. Oh! s'il avait assez d'argent de poche, comme tout serait simple ! Pour
rien au monde, il ne veut devoir quelque chose aux Guérinel. Il pense à Joël, sa
seule ressource. Bien sûr, la lettre où il racontera l'incident et où il demandera de
l'argent, sera dure à écrire, mais comment faire autrement?
Alors, il s'avance vers l'homme :
- C'est bien, dit-il, vos journées perdues vous seront payées... puisque c'est
ma faute.

LES MOTS (6) Chatouilleux : ici, sens figuré. Les


(1) Divagations : changements de Guérinel sont très sensibles à l'argent.
direction sans aucun but précis.
(2) Minimiser ; rendre menu ; donner LES IDÉES
une petite importance à l'affaire. Construire une phrase dans laquelle
(3) journalier : homme qui travaille vous ferez entrer l'expression « tout de go ».
à la journée, tantôt à un endroit, tantôt Rédaction : vous imaginez que vous
à l'autre. avez été le témoin de l'accident et qu'on vous
(4) Tout de go : tout de suite, sans demande de faire un court rapport. Rédigez ce
préambule, sans autre parole. rapport.
(5) Chômage : le chantage Que pensez-vous de l'empressement
consiste à se faire donner quelque chose sous de Marie à raconter ce qui est arrivé ?
la menace.

127
36 - L'ESPOIR RENAIT

Joël ayant indemnisé (1) le journalier, l'affaire n'avait pas eu d'autre


suite mais Bertrand restait triste. A la lueur de cet incident, il avait compris
que, pour les Guérinel, l'argent comptait vraiment beaucoup. Un jour, il ne
put s'empêcher d'en parler à son instituteur, l'ami de M. Benoît.
— Je crois que tu juges trop vite ces gens, assura le maître ; les
qualités ne leur manquent pas ; ils sont travailleurs, honnêtes et leur ferme
est bien tenue. Evidemment, c'est par intérêt qu'ils t'ont pris en pension,
mais peut-on le leur reprocher? Tu as pu t'en rendre compte, les terres de
cette région ne sont pas riches ; ils ont beaucoup de mal à élever leur
famille... Si tu les trouves un peu renfermés, c'est sans doute parce qu'ils
vivent isolés de tout... Et par hasard, n'aurais-tu pas, toi-même, été un peu
trop gâté?...
Bertrand avait souri, sans rien trouver à répondre. Cependant le
malaise subsistait. Il avait tant besoin qu'on l'aime pour lui-même. Par
comparaison, il sentait combien il avait été injuste envers Marie-
Madeleine.
A cette impression de manquer d'affection, s'ajouta sa peine d'être
privé de Finette. Le lendemain de l'incident le patron jura d'aller pendre la
chienne dans la forêt. Sa femme le retint, mais Finette ne quitta plus sa
chaîne. Tout au plus, M1*1*-1 Guérinel consentit-elle à la détacher un
moment, le jeudi et le dimanche, à la condition expresse (2) que Bertrand
ne l'emmènerait que dans les bois, loin des chemins fréquentés.
— Ma pauvre Finette, disait alors Bertrand, nous n'avons pas eu de
chance. Je sais bien, moi aussi, que cet ivrogne n'aurait quand même pas
été bien loin sur son vélo... Que veux-tu, il faut accepter.
La meilleure consolation de Bertrand était que malgré tout, malgré sa
prévention (3) du début pour les longues marches matinales sur les
chemins enneigés ou gelés, il se portait mieux qu'à Guerville. L'air du pays
le calmait. Il dormait mieux... Et puis, il recevait à nouveau les lettres de
Nadou et Bernard. M. Chanac se remettait de son accident beaucoup plus
vite qu'on l'avait espéré. La fêlure de la colonne vertébrale s'était révélée
superficielle, quant au rein, on n'envisageait plus la grave opération qu'est
son ablation (4).

128
Ainsi, un mois après l'accident, M. Chanac avait pu rentrer à Sainte-
Enimie où il mettait sa convalescence à profit pour chercher une nouvelle
situation, celle qu'on lui proposait à Marseille lui ayant échappé.
Rassurée, Nadou avait repris sa correspondance régulière... Mais
précisément, si un retard du courrier peut être interprété comme un
mauvais signe, une lettre qui arrive en avance peut causer semblable
inquiétude. C'est ce qui se produisit. Bertrand avait déjà reçu le lundi, une
longue lettre de Sainte-Enimie quand le facteur, trois jours plus tard, en
apporta une autre. Lorsque Mm(l Guérinel la lui tendit, le soir, au retour de
l'école, il tressaillit, pensant tout de suite à une rechute de M. Chanac. Il
sortit dans la cour et, se réfugiant sous le hangar aux charrettes, déchira
l'enveloppe... C'était une bonne nouvelle.
« Mon cher Bertrand, commençait Nadou, nous allons sans doute
nous rapprocher de toi... »
En effet, elle expliquait que, par l'intermédiaire d'un ingénieur
nîmois, ami de son père, une entreprise de la région parisienne venait de
faire, au chef-monteur, une proposition intéressante. Il s'agissait d'ateliers
récemment installés en banlieue, à Ivry-sur-Seine, et spécialisés dans la
construction d'ascenseurs d'un nouveau modèle. M. Chanac était invité à
venir

129
pour un mois, faire un stage d'étude. A l'issue (5) de ce stage, si
l'essai se révélait satisfaisant, il serait définitivement engagé avec de bons
appointements. Le travail consisterait alors à visiter la France, les grandes
villes surtout, pour diriger les installations en cours. Pour Bernard et
Nadou, dont l'admiration pour leur père n'avait pas de limites, aucun doute,
l'essai serait concluant.
« Ainsi, poursuivait Nadou, nous quitterons Sainte-Enimie pour nous
installer à Paris ou dans la banlieue. J'aurai du chagrin de quitter notre
village, mais je suis si heureuse de voir Paris... et puis nous serons
beaucoup plus près de ta Normandie. Tu vois, je suis si contente que je n'ai
pu attendre plus longtemps pour t'annoncer la nouvelle. »
Sur le coup, Bertrand ne partagea pas la joie de Nadou ; la pensée
que les Chanac quitteraient Sainte-Enimie l'attrista. Ce petit village, perdu
au pied du Causse était pour lui un autre Guerville, le seul village où il
aurait pu vivre heureux puisque le sien lui était interdit à cause de sa santé.
Ainsi, il ne pourrait plus se représenter Nadou et Bernard dans leur maison
qui était aussi « sa » maison.
Mais non, c'était stupide. Il devait se réjouir, comme Nadou.
— Puisque M. Chanac est guéri, se dit-il, qu'il va travailler à
nouveau et que Paris est deux fois plus près d'ici que Sainte-Enimie, peut-
être un jour aurai-je l'occasion d'aller là-bas ? Oui, quand ils seront
installés, j'irai les voir. Après, il me sera plus facile d'accepter de vivre
dans cette ferme.
A cette idée, son visage s'illumina. Il rentra dans la maison, si
rayonnant, que Marie et Augustine se poussèrent du coude pour se moquer
de lui, mais il ne s'en aperçut pas.

LES MOTS (5) Issue ; au sens propre sortie.


(1) Indemnisé : dédommagé par de Ici, la fin du stage.
l'argent.
(2) Condition expresse : même sens
que : condition formelle, que nous avons déjà LES IDÉES
vue. Pourquoi Bertrand n'avait-il rien trouvé
(3) Prévention ; crainte, répulsion. à répondre au maître ?
(4) Ablation : opération chirurgicale Relevez un détail qui montre que Mme
qui consiste à enlever totalement u n Guérinel ne manque tout de même pas de
organe malade. cœur.

130
37 - LES VIOLETTES

Un mois s'était écoulé. Lentement le bocage sortait de l'hiver. Le


long des haies, au revers des talus, à la lisière de la forêt, les primevères
commençaient à déployer leurs feuilles recroquevillées et pâles. Au bout
des branches nues, les bourgeons précoces faisaient des nuées de petites
boules claires. Le soir, le jour s'étirait longtemps avant de s'éteindre. Plus
besoin de hâter le pas, en rentrant de l'école, pour arriver à la ferme avant
la nuit. Les petits Guérinel en profitaient ; ils n'étaient jamais pressés de
rentrer. Bertrand, lui aussi, n'aurait pas dédaigné la flânerie, mais il aurait
préféré être seul ou avec Finette.
Malgré ses efforts, il ne s'entendait toujours pas mieux avec les
enfants de la Hautière. Cela venait peut-être de son caractère, mais aussi de
la jalousie des deux filles envers ce petit étranger, venu chez elles, en
pension, comme un enfant de riches. Augustine, cependant, n'était pas trop
déplaisante. Lors de la grippe de Marie, elle s'était enhardie à parler, à
poser gentiment des questions, s'intéressant à ce que disait Bertrand,
autrement que pour s'en moquer, mais la sœur jumelle rétablie, Augustine
était aussitôt retombée sous son influence, et la porte de l'amitié à peine
entrouverte s'était aussitôt refermée.
Ce soir-là, les cinq enfants revenaient du village, comme d'ordinaire,
par le petit chemin qui, après force détours, force crochets, aboutit à la
Hautière. L'air était doux, presque tiède. En passant près de la forêt,
François proposa :
— Si nous allions faire un tour de l'autre côté du bois, je connais un
endroit plein de violettes.
Les filles approuvèrent aussitôt.
— Je veux bien, fit Bertrand, mais ne nous attardons pas trop, j'ai
des leçons à apprendre pour la composition de demain.
— Bah! pour les leçons, on a toujours le temps.
Il ne releva pas la remarque et les suivit. L'endroit où poussaient les
violettes était assez éloigné et, une fois sur place, les filles ne se hâtèrent
pas dans leur cueillette.

131
- Il fait doux, ce soir, proposa Marie, asseyons-nous sur le talus.
On aurait dit qu'elles faisaient exprès de s'attarder pour contrarier
Bertrand qui eut envie de leur fausser compagnie (1) mais Mme' Guérinel
n'aimait pas voir les enfants rentrer séparément de l'école. Il ne voulut pas
envenimer les choses.
Comme il revenait sur ses pas, après une courte incursion (2) dans le
bois, il entendit Marie et Augustine, assises l'une près de l'autre, qui
parlaient de lui.

- Rentrons le plus tard possible, disait Marie, comme ça il n'aura pas


le temps d'apprendre ses leçons.
— Et ce sera bien fait, approuvait Augustine, docilement. Bertrand
sentit la colère monter en lui. Il s'approcha en faisant craquer
les branches sous ses pas. Les deux filles se retournèrent, surprises.
— Ce serait bien fait si je ne savais pas mes leçons, reprit-il... mais
je les saurai car je ne vous attendrai pas plus longtemps.
Les deux filles rougirent, vexées d'avoir été entendues.
Augustine baissa la tête mais Marie, se reprenant, lança d'un ton de défi
(3):
— Tu tiens tant que ça à ce que nous soyons grondées?... Si tu pars
sans nous, gare à toi.
— Vous n'avez qu'à me suivre.
Marie haussa les épaules puis, ironique, reprit :

132
— Monsieur redoute sans doute la fraîcheur du soir, monsieur est
une petite naturel (4)...
Cette fois, c'en était trop. Marie venait de toucher Bertrand au point
le plus vulnérable (5). L'injure était odieuse. Le petit Guervillais serra les
poings. Sans dire un mot, sans se retourner, il prit le chemin de la ferme où
il arriva encore bouleversé.
Comme ils s'y attendaient, les quatre enfants furent grondés par leur
mère lorsqu'ils arrivèrent, une demi-heure plus tard.
— C'est la faute de Bertrand, expliqua Marie avec effronterie,
Mathieu était fatigué ; il avait mal au pied. Pendant qu'il se reposait, nous
avons cueilli quelques violettes. Au moment de repartir, Bertrand n'a pas
voulu nous attendre, il s'est sauvé en courant.
Le petit Guervillais protesta énergiquement.
— C'est bien, trancha Mme Guérinel en distribuant une paire de
taloches à chacune des deux jumelles, ce soir, vous serez privées de
dessert.
Durant tout le repas, ce fut le silence complet. Tandis qu'Augustine,
gênée et peut-être consciente de la mauvaise foi de sa sœur, baissait le nez
sur son assiette, Marie ne cessa de décocher (6) à Bertrand des regards
noirs. Au moment de quitter la cuisine pour aller au lit, elle murmura en
passant près de lui :
— Tu me le paieras!...

LES MOTS (6) Décocher : au sens propre lancer


(1) Fausser compagnie : s'en une flèche, libérer la flèche de son encoche.
aller sans attendre les autres.
(2) Incursion : exploration à l'intérieur LES IDÉES
du bois. Expliquez pourquoi les enfants de la
(3) Un ton de défi : un ton provoquant Hauttère sont jaloux de Bertrand.
qui excite à la dispute. Que pensez-vous du caractère
(4) Une pet/te nature : un être de d'Augustine?
santé fragile. Quel passage montre que Bertrand
(5) Vulnérable : un point vulnérable essaie d'être conciliant ?
est un point sensible, celui par où on peut le Pourquoi l'injure était-elle odieuse ?
mieux atteindre son adversaire. Qu'est-ce qu'un regard noir ?

133
38 – AUGUSTINE

Marie tenait de ses parents paysans cette opiniâtreté (i) qui fait une des
qualités mais aussi un des défauts de la vieille race normande. Une nuit de
sommeil n'avait pas apaisé son désir de vengeance,
Le lendemain, cependant elle se comporta avec Bertrand exactement
comme les autres jours. Les cinq enfants de la Hautière reprirent ensemble
le chemin de l'école et, même en passant devant la forêt où ils avaient
cueilli les violettes, Marie ne pipa mot (2).
Cela parut étrange à Bertrand mais comme le jour suivant Marie
continua de ne rien manifester, il finit par croire l'incident définitivement
clos.
— Je me suis trompé sur elle, pensa-t-il, elle a compris qu'elle m'avait
fait beaucoup de peine ; simplement elle ne veut pas le reconnaître ; c'est
pour cela qu'elle n'en parle plus, comme si elle avait oublié.
Il se trompait et n'allait pas tarder à s'en apercevoir. Dans la chambre
où il couchait, avec François et Mathieu, Mme Guérinel lui avait donné les
deux étagères supérieures du placard pour y ranger ses affaires. Sur l'une, il
plaçait son linge, ses chemises, ses mouchoirs, sur l'autre (la plus haute) sa
valise, au fond de laquelle il laissait sa boîte en bois, une boîte comme en
ont tous les marins, à bord, pour serrer (3) leurs papiers. Il y rangeait
soigneusement les lettres qu'il recevait : d'un côté, celles de Joël, de l'autre,
plus nombreuses, celles de Nadou et Bernard.
Or, le jeudi suivant, en ouvrant sa valise pour mettre la lettre arrivée la
veille, où Nadou racontait son installation à Choisy-le-Roi, près de Paris, il
constata que le couvercle de sa boîte avait été forcé, une charnière
arrachée. Il ouvrit vivement le coffret. Stupeur!... Ses lettres gisaient
déchirées, réduites en morceaux, certains guère plus gros que des confetti,
tant la main sacrilège (4) avait mis de fureur à détruire. Une photo de sa
mère, la seule qu'il possédait, n'avait même pas été respectée.
Bertrand fondit en larmes en rassemblant les précieux débris ; puis
l'indignation, la colère, montèrent en lui. Il descendit l'escalier quatre à
quatre.

134
135
— Où est Marie?...
Augustine, seule dans la cuisine, resta saisie par le visage courroucé
de Bertrand. Le petit Guervillais lui prit le bras et la secoua.
— Où est Marie?
— Papa Ta envoyée chez le bourrelier chercher la croupière pour la
jument.
Il partit comme un fou à sa rencontre et la trouva à mi-chemin qui
revenait tranquillement en sifflant comme un garçon.
— Marie!.... mes lettres... pourquoi as-tu fait ça?
Loin de se démonter (5), Marie prit au contraire un air très étonné.
— Quelles lettres?
— Tu sais très bien ce que je veux dire ! Elle haussa les épaules.
— Je ne m'occupe pas de tes affaires ; elles ne m'intéressent pas.
— Tu voulais te venger... et tu n'as rien trouvé de mieux... toutes
mes lettres... et la photographie de maman...
Elle le prit de haut.
— Pourquoi m'accuser?... je ne suis pas seule à la maison ; j'ai deux
autres sœurs et deux frères aussi qui, justement, couchent dans la même
chambre que toi...
Comme il s'approchait, menaçant, elle brandit la courroie qu'elle
rapportait et la fit claquer comme un fouet,
— Si tu veux te plaindre, adresse-toi à une autre que moi. Là-dessus,
elle eut un petit rire de défi et partit en courant. Désemparé
par un tel aplomb, Bertrand ne chercha pas à la rattraper. A quoi bon!
Le mal était fait ; rien ne pourrait le réparer. A la colère succéda le
découragement.
— A quoi bon, reprit-il, puisque, dans cette maison, tout le monde
est contre moi.
Comme certain jour, à Sainte-Enimie, il n'eut pas le courage de
rentrer. Il s'engagea sur un sentier, et se trouva bientôt en pleine forêt. Il
marcha au hasard, puis s'assit sur une souche, la tête dans les mains,
ruminant son chagrin.
Il était là depuis un long moment quand un bruit de branches brisées
le fit tressaillir. Il reconnut Augustine qui venait à lui.
— Que me veux-tu, toi aussi?... C'est ta mère qui t'envoie à ma
recherche ?
La miette secoua la tête, rougit puis, sans mot dire, sortit quelque
chose

136
de la poche de son tablier, quelque chose que Bertrand reconnut
aussitôt : des lettres de Nadou.
— Où as-tu pris ça ? Augustine rougit encore.
— J'étais avec Marie quand elle a fouillé dans ta boîte... moi je ne
voulais pas ; j'ai caché deux ou trois lettres... les voilà.
Elle tendit les feuilles froissées. Bertrand regarda longuement
Augustine avec des yeux pleins d'étonnement.
— Toi... tu as osé?
— Cache-les bien ; surtout ne parle de rien à Marie, elle ne sait pas
que je suis venue dans la forêt à ta recherche. Fais comme si tu ne m'avais
pas vue.
Avant même que Bertrand fut revenu de son étonnement elle s'enfuit,
en courant, comme une voleuse.
— Augustine, murmura-t-il, elle n'est donc pas tout à fait comme sa
sœur?...
Assis sur sa souche, la tête dans les mains, il oublia ses trésors
détruits pour penser à Augustine. Le geste de la fillette était un peu comme
une éponge qui effaçait la méchanceté de Marie. Il se leva, reprit lentement
le chemin de la ferme.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Opiniâtreté : entêtement, Comment une qualité peut-elle aussi
attachement trop fort à une idée, à une être un défaut ? Donnez des exemples.
opinion, synonyme : ténacité. Quelle phrase montre que Bertrand ne
(2) Ne pipo mot : ne dit un seul mot. manque pas d'indulgence ?
(3) Serrer ; ranger. Ce verbe Que veut dire l'expression : elle le prit
s'employait beaucoup autrefois. On ne de haut ?
l'utilise plus guère dans ce sens. Que pensez-vous du geste
(4) Main sacrilège : qui ne respecte d'Augustine, de son caractère ?
rien même pas les choses considérées Expliquez : désemparé par un tel
comme sacrées. aplomb.
(5) Se démonter : sens figuré. Perdre Expliquez la dernière phrase : le geste
contenance, être intimidé. de la fillette...

137
39 - UN CERTAIN CAMION

La perte des précieuses lettres affecta beaucoup Bertrand, et le fait de


découvrir que, secrètement, Augustine était de son côté ne constituait
qu'une trop mince compensation. Augustine avait agi d'ailleurs dans un
moment de rébellion (i) contre sa sœur ; depuis l'incident des lettres, elle
vivait dans la frayeur que Marie apprît ce qu'elle avait osé faire. Ainsi,
pour écarter tout soupçon elle évitait davantage Bertrand, se contentant de
lui jeter parfois de brefs regards inquiets qui avaient l'air de dire : je t'en
supplie, ne parle jamais de rien.
Quelle chaleur Bertrand pouvait-il retirer d'une amitié si réticente
(2), qui n'avait pas le courage de s'exprimer?... Et pendant ce temps, Marie,
triomphante, jouissait plus que jamais de son emprise sur toute la jeune
tribu de la Hautière.

138
139
Bien sûr, Bertrand aurait pu se plaindre à Mme Guérinel ; qu'y aurait-il
gagné ? La fermière aurait trouvé qu'il avait grand tort de se fâcher pour de telles
peccadilles... (3) peut-être, aurait-elle grondé Marie qui se serait défendue du
bec et des ongles (4) et aurait aussitôt médité une nouvelle vengeance. Ecrire à
Joël ? lui dire qu'il était malheureux dans cette famille ?.., II y songea. Un soir,
même, il fit à son frère une longue lettre de quatre pages où il accumulait toutes
les raisons de se plaindre, puis, en la relisant, il se dit, pensant à Marie-
Madeleine :
— Non, je ne peux pas ; ils diront que c'est ma faute, que je ne suis
heureux nulle part, que je n'ai qu'à patienter, à ne pas m'occuper des autres... La
lettre ne partit pas, et non plus celle qu'il écrivit à Nadou où il racontait, avec
force détails, le sort de ses lettres. Nadou le considérait comme une sorte de
grand frère, il ne voulait pas la décevoir par ses jérémiades (5). Tant pis, il
souffrirait seul, en silence, puisque c'était son lot.
Il décida alors d'adopter l'attitude de la plus parfaite indifférence envers
les enfants de la Hautière, réservant son affection à Finette qui, elle, le payait de
retour. Pour plus de sécurité, il n'enferma plus ses lettres dans sa boîte et
chercha, dans un trou de mur de la remise, une cachette plus sûre.
Les premiers jours, l'air détaché de Bertrand décontenança Marie qui, ne
trouvant plus de prise, cessa de l'aiguillonner. Il en éprouva une petite
satisfaction d'amour-propre mais, au fond de lui-même, il sentait bien qu'il ne
pourrait tenir longtemps, seul, contre la sourde hostilité qui l'environnait.
Oh! si seulement je pouvais revoir les Chanac, se redisait-il, il me semble
qu'ensuite tout serait plus facile.
Or, il arriva qu'un curieux hasard vint encourager cette perspective. C'était
un midi, les enfants de la Hautière et ceux du manoir de Boucey, les seuls de
tout le village à ne pas rentrer chez eux parce que trop éloignés de leurs fermes,
se trouvaient au Café des Bocages où la tenancière, Mme Caniou, faisait
obligeamment réchauffer les provisions apportées et leur servait même une
soupe chaude.
Ce jour-là donc, les enfants venaient de s'attabler, comme d'habitude, au
fond de la petite salle quand un homme de forte corpulence entra, qui salua Mme
Caniou d'une voix sonore et joviale (6). A son allure désinvolte, à sa salopette
bleue, Bertrand reconnut aussitôt un chauffeur de « poids lourd ». En effet, se
retournant, il aperçut un énorme camion bâché qui stationnait sur la place. Ces «
escales » de « poids lourds » n'étaient d'ailleurs pas rares ; Saint-Georges se
trouvait sur une des routes les plus directes qui relient Paris à la Bretagne et,
chose appréciable pour les routiers,
Mme Caniou avait la réputation de réussir à merveille les tripes à la mode
de Caen.

140
L'homme s'assit devant une table et ouvrit un journal en attendant d'être
servi.
— Ça fait plaisir de vous revoir, fit Mme Caniou. Vous êtes un peu
comme les hirondelles, vous annoncez le printemps. Comment se prépare la
saison des primeurs en Bretagne, cette année?
Une conversation s'engagea entre le camionneur et l'hôtesse. L'homme
tournait le dos à Bertrand, mais se trouvait assez près de lui, de sorte qu'il
entendait les paroles échangées. Il était question de commerce, du prix des
légumes dont l'homme assurait le transport. Tout à coup, le petit Guervillais
tressaillit ; un mot venait de le frapper : Choisy-le-Roi. Sans doute n'était-ce pas
très poli d'écouter ainsi une conversation, mais il ne put se retenir de tendre
l'oreille, le mot ne revint pas.
Le repas terminé, Bertrand se leva aussitôt et, abandonnant un instant les
autres écoliers, fit un détour pour traverser la place. Contournant l'énorme
camion bâché, il découvrit sur une plaque, à l'arrière, cette inscription :

G. DUVIVIER
PRIMEURS EN GROS

94600 CHOISY-LE-ROI

II demeura fasciné :
— Choisy-le-Roi, fit-il... là où est maintenant Nadou!
LES MOTS Jérémie qui prédit de nombreuses
(1) Rébellion : révolte. catastrophes. (6) Joviale : joyeuse, gaie.
(2) Amitié réticente : amitié qui ne
s'exprime qu'imparfaitement qui semble LES IDÉES
aussitôt retirer ce qu'elle a donné. Expliquez la phrase : et pendant ce
(3) Peccadilles : petites fautes, temps-là Marie jouissait...
ou plus exactement, petits péchés. En renonçant à écrire à Joël et à
(4) Se défendre du bec et des Nadou, de quelle qualité... ou de quel défaut
ongles : se défendre par des paroles et fait preuve Bertrand ?
des gestes menaçants. Qu'est-ce qu'une allure désinvolte ?
(5) jérémiades : plaintes continuelles Donnez le contraire.
comme celles du personnage biblique Construire une phrase avec
l'expression : payer de retour.

141
40 - IL EST DIFFICILE DE MENTIR

Ainsi, l'homme qu'il avait vu, attablé près de lui, habitait Choisy-le-
Roi. Qui sait, ce chauffeur connaissait peut-être les Chanac ou, du moins,
les croisait-il parfois dans la rue ? Qui sait encore ? Ils vivaient peut-être
dans la même maison, sur le même palier?...
Revoir Nadou et Bernard! Ce rêve, souvent caressé, devenait tout à
coup possible. Les jours qui suivirent, Bertrand ne pensa plus qu'au retour
du camionneur. Quand l'homme reparut, un midi, au Café des Bocages, le
petit Guervillais se sentit terriblement ému. Une envie folle le prit : lui
demander de l'emmener jusqu'à Paris, à bord de son camion. Mais
comment expliquer qu'il voulait partir seul ? Le chauffeur accepterait-il ?
Ne demanderait-il pas des explications à Mme Caniou?... qui en parlerait
aussitôt au patron de la Hautière. Il fallait donc d'abord prévenir les
Guérinel. A première vue, c'était le plus raisonnable, le plus simple ; mais
précisément, sur un chemin pierreux, ce n'est pas toujours le plus gros
caillou qui vous fait trébucher.
Certes, il se serait sans doute enhardi à confier son projet à Mme
Guérinel, mais il y avait les enfants, Marie surtout. Avant de déchirer les
lettres, Marie les avait certainement lues. Elle savait tout de l'amitié de
Nadou pour lui. S'il partait là-bas, au retour, Marie ne se priverait pas de se
moquer de lui. Or, l'ironie de Marie était trop perfide (i), elle le blessait
trop profondément ; pour rien au monde il ne voulait lui donner de
nouvelles armes.
— Si je peux faire ce voyage, se dit-il, il ne faut pas, ici, qu'on sache
où je vais ; j'écrirai à Joël que j'ai trouvé une occasion d'aller voir les
Chanac et il ne s'en étonnera pas. Quant aux Guérinel, je leur dirai que je
m'en vais pour deux ou trois jours, à Guerville, chez mon frère.
Il lui répugnait de mentir ainsi. Quitte à souffrir, il préférait toujours
avouer ce qu'il faisait, dire ce qu'il pensait. Mais vraiment là, était-ce sa
faute?... N'avait-il pas le droit de se défendre contre les railleries?
Pourtant, cette solution compliquait les choses. En cachant son
voyage aux Guérinel, il devait aussi le cacher au chauffeur du camion,
donc voyager clandestinement (2). Comment, en plein jour, en plein
village, se glisser à bord d'une voiture sans être vu?

142
Il se creusait la tête, échafaudant toutes sortes de combinaisons, quand
un nouveau hasard vint le servir. Quelques jours plus tard, lors d'une nouvelle
« escale » au Café des Bocages, à l'heure de midi, il entendit le transporteur
déclarer à Mm<1 Caniou qu'il partait, jusqu'à Paimpol, charger son camion, et
qu'il ne repasserait que le lendemain soir, vers huit ou neuf heures, pour
rouler ensuite toute la nuit.
Huit ou neuf heures!... il ferait nuit sur la place, les gens du bourg
seraient chez eux en train de manger. Jamais il ne retrouverait plus belle
occasion! Il écrivit aussitôt à son frère et, en rentrant de l'école, annonça à
Mme Guérinel qu'il partirait le lendemain à Guerville pour deux ou trois jours,
par le car d'Avranches qui passe le soir, à Saint-Georges, vers sept heures et
quart.
Mme Guérinel ne fit tout d'abord aucune objection (3), ne demanda
même pas pourquoi, si brusquement, il désirait revoir son frère. Puis des
soupçons l'effleurèrent. Elle trouva bizarre que Bertrand, qui aimait tant
l'école, voulût s'en aller, à quelques jours seulement des vacances de Pâques.

143
— Vraiment, fit-elle, tu ne pouvais pas attendre un peu, tu t'ennuies
donc ici?...
Elle s'inquiéta de savoir s'il emportait ses affaires, craignant peut-être
que, sur un coup de tête, il partît définitivement. Bertrand la rassura : il
prendrait simplement son sac de marin ; dans trois ou quatre jours, tout au
plus, il serait de retour.
— C'est bien, fit-elle, mais quelle idée de t'en aller par l'autobus du
soir ; à Avranches tu ne trouveras aucun train pour Cherbourg à cette
heure-là.
Bertrand se troubla. Il avait si peu l'habitude de déguiser la vérité
qu'il ne s'était pas rendu compte qu'un mensonge une fois lancé, on ne peut
plus s'arrêter de mentir. Et tout cela parce qu'il craignait les railleries d'une
gamine. Ciel! que la vie était compliquée!
— C'est-à-dire, madame Guérinel, bredouilla-t-il, un camarade de
mon frère doit m'attendre à Avranches, à l'arrivée du car... pour
m'emmener dans son auto.
Le lendemain il alla en classe, comme d'habitude mais à midi, au
Café des Bocages, il se sentit mal à l'aise. Sa conscience n'était pas
tranquille. Il lui sembla que Mme Caniou, en apportant la soupière, le
regardait d'un drôle d'air.
— Je suis stupide, se dit-il, comment pourrait-elle savoir puisque je
n'ai rien dit à personne?...

LES MOTS Expliquez : il ne voulait pas lui donner


(1) Perfide : sournoise, manquant de de nouvelles armes.
franchise, cherchant à faire du mal. Bertrand a-t-il bien fait de mentir ?
(2) Clandestinement : en cachette. Qu'auriez-vous fait à sa place. Donnez vos
(3) Objection : opposition, remarque raisons.
contraire. Pourquoi le mot « escale » est-il entre
parenthèses ?
LES IDÉES Cherchez sur une carte où se trouve
Expliquez la phrase : sur un chemin Paimpol, en Bretagne.
pierreux ce n'est pas... Et dites ce que l'auteur Bertrand éprouve du remords d'avoir
à voulu exprimer. menti. Recherchez la phrase qui l'indique le
plus nettement.

144
41 - LA CHAINE ROMPUE

Avant de quitter la ferme, il ne peut s'empêcher de caresser Finette


qui, le voyant endimanché, chargé d'un sac, se rend compte qu'il ne va pas
simplement au village.
— Sois sage, Finette, je ne serai pas parti longtemps... et je te
rapporterai quelques morceaux de sucre.
Tirant sur sa chaîne, elle se dresse contre lui, comme pour le supplier
de rester. Il s'est à peine éloigné qu'elle pousse de longs gémissements
plaintifs. Cette inquiétude de la brave bête le trouble. Il revient sur ses pas,
la caresse à nouveau, fourrageant (i) dans l'épaisse toison broussailleuse
puis, très vite, s'en va pour abréger (2) la séparation.
Cependant, sitôt hors de vue de la ferme, il ralentit sa marche. Il ne
tient pas à arriver au bourg avant la nuit et risquer d'être reconnu. Quittant
le chemin creux, il s'enfonce dans le bois, s'assied sur un tronc de hêtre
couché au sol.
— Oh! s'exclame-t-il, demain je serai à Choisy-le-Roi, je reverrai
Nadou et Bernard.
Mais aussitôt d'autres pensées l'assaillent. Ce départ clandestin lui
apparaît tout à coup comme une aventure hasardeuse (3), trop bien
combinée pour qu'elle se réalise sans accroc. Si quelqu'un le surprenait
grimpant dans un camion?... Si le conducteur le découvrait à bord?... Si le
camion ne passait pas?... Il s'imagine alors, rentrant penaud à la Hautière,
son sac à l'épaule. Bien sûr, il a tout prévu. Il racontera qu'il a manqué
l'autobus et qu'il rentre tard parce qu'il a essayé de faire de l'auto-stop...
mais ce serait fini, il ne pourrait plus recommencer.

145
— Bah, fait-il tout haut, en riant de lui-même, pourquoi toujours se
tracasser? L'an dernier, à Paris, j'avais manqué mon rendez-vous avec Mme
Ledolley et je me suis tout de même débrouillé.
La veille, le chauffeur a bien dit : » Vers huit ou neuf heures » ; il a
donc bien le temps. Cependant, par précaution, dès le soir tombant, il se
poste à un endroit d'où il pourra surveiller la grande route. Si le camion de
primeurs passait, il le reconnaîtrait sans peine à sa bâche vert épinard.
Enfin, la nuit arrive, assez dense pour protéger son incognito (4) ; il
se hasarde dans le bourg. Huit heures viennent de sonner ; le camion n'est
pas encore arrivé. Bertrand s'approche du Café des Bocages, éclairé par
une seule et maigre ampoule ; quatre joueurs de cartes, dans un coin, font
une belote.
Pour tuer le temps, Bertrand s'éloigne, déambule dans les petites
rues, l'oreille attentive à tous les bruits d'auto sur la grande route. Il
s'apprête à revenir sur la place quand, tout à coup, une ombre surgit, qui se
précipite vers lui.
— Oh!... Finette!
Eh! oui, c'est elle. A force de tirer sur sa chaîne, elle a fini par la
rompre. Deux anneaux pendent encore au collier. Dans une course éperdue,
elle a franchi les quatre kilomètres qui séparent la Hautière du bourg, pour
rejoindre son ami. Haletante, folle de joie, elle gambade, croyant son
bonheur partagé. Pour Bertrand, c'est la catastrophe.
— Finette, pourquoi m'as-tu suivi?... Tu n'as donc pas compris que
je ne pouvais t'emmener?
Il la gronde vertement. La tête basse, comme une coupable, Finette
s'éloigne, rasant les murs, mais, un instant plus tard, elle rampe à nouveau
à ses pieds. Il ne peut tout de même pas l'emmener à Paris. Que faire? La
reconduire à la ferme?... Une demi-heure pour aller, en marchant vite,
autant pour revenir ; le camion sera passé. Bertrand réfléchit, regarde à
nouveau l'horloge. Huit heures vingt.
— Après tout, même si le camion arrivait maintenant, le chauffeur
prendrait bien une demi-heure pour dîner. Je vais accompagner Finette un
bout de chemin, vers la Hautière, je la chasserai à grands coups de pierres ;
elle finira par comprendre que je ne veux pas d'elle, et je reviendrai en
courant.
Il l'entraîne hors du village, évitant de la caresser, de lui parler pour
bien marquer son mécontentement ; puis, à mi-chemin de la ferme, il la
chasse à nouveau, lui lance des cailloux... en visant mal, bien sûr, pour

146
147
ne pas l'atteindre. Ne comprenant toujours pas pourquoi son petit
maître est devenu subitement si méchant, Finette se contente d'esquiver (5)
les pierres ; enfin, l'échiné basse, elle se décide à partir. Bertrand patiente
un moment, afin de s'assurer qu'elle ne reviendra pas puis, rebroussant
chemin, se met à courir vers le village.
Dans la nuit, totale à présent, il trébuche sur les cailloux. Soudain, il
tressaille. Les phares d'une auto balaient le petit chemin, devant lui. Pour
ne pas être reconnu, il saute vivement dans un champ. La voiture passe.
Cependant, pour éviter une nouvelle rencontre inopportune, il préfère
abandonner le chemin et s'engager dans les « traverses ». Mal lui en prend.
De nuit, dans ce pays où tous les champs, tous les clos se ressemblent avec
leurs mêmes haies touffues, leurs mêmes barrières blanches, il est malaisé
de s'orienter. Au lieu de gagner du temps, il perd de précieuses minutes.
Bref, quand il se retrouve aux premières maisons de Saint-Georges,
l'horloge du clocher marque neuf heures vingt. Affolé, il court vers la
place; elle est déserte. Pas de camion! Il s'approche du Café des Bocages.
Plus de clients à l'intérieur, mais il aperçoit Mme Caniou qui s'avance vers
une table pour enlever un couvert et les reliefs (6) d'un repas. C'est bien
cela, le camionneur a fini de dîner, il n'y a pas longtemps sans doute, et il
vient de reprendre la route.
Désespéré, Bertrand revient sur la place, retraverse la grande rue et
tout à coup, à l'extrémité du bourg, devant la station-service du garage, il
aperçoit les quatre feux rouges d'un gros camion, arrêté pour prendre de
l'essence...

LES MOTS (6) Les reliefs : les restes d'un repas.


(1) Fourrageant : les doigts de
Bertrand, dans le pelage de Finette, font LES IDÉES
comme les dents d'une fourche dans le foin, le Que signifie l'expression : mal lu! en
fourrage. prend. Mettez-la dans une phrase.
(2) Abréger : rendre bref, écourter. Quel est le sens de « maigre »
(3) Aventure hasardeuse : qui ampoule. Construire deux phrases où cet
risque de ne pas réussir parce qu'il faut adjectif sera, comme ici, employé au sens
compter sur trop de hasards heureux. figuré.
(4) Incognito : voyager incognito, Relevez tous les détails qui montrent
c'est voyager sans se faire reconnaître, en que Bertrand n'est pas guéri de son inquiétude
cachette. continuelle.
(5) Esquiver : éviter par un brusque
écart.

148
42 - DÉPART CLANDESTIN

Pas un instant, il ne doute que ce camion soit bien celui du


transporteur. De crainte de le manquer, il court comme un fou. Le lourd
véhicule, arrêté devant l'éclairage du garage, se découpe à contre-jour.
Freinant alors sa course, Bertrand s'avance prudemment, sur le bas-côté de
la route. Il ne voit pas le transporteur, mais l'entend discuter avec le
garagiste, devant le moteur qui tourne au ralenti, capot relevé. A l'arrière, il
distingue à peine la plaque de police, maculée (i) de boue.
Tapi dans l'herbe, Bertrand se prépare à traverser la route pour
escalader la voiture quand, tout proche, un halètement rapide le fait
sursauter. Oubliant gronderies et menaces, Finette est encore là. Cette fois,
une vraie colère saisit Bertrand. Il empoigne la chienne par le collier et la
repousse durement. La bête s'éloigne de quelques pas puis laisse échapper
de petits cris plaintifs, comme au moment de la séparation, à la ferme.
Avec de grands gestes muets, il tente de la faire taire. Mais, à l'instant
même où il s'élance vers le camion, elle se précipite à nouveau. Que faire.
Monter quand même à bord? La chienne va se mettre à aboyer ; ou, si elle
n'aboie pas, elle cherchera à suivre le camion et, à bout de souffle, se
perdra, loin de Saint-Georges. Le bruit métallique du capot qu'on laisse
retomber précipite sa décision. Tant pis, elle partira avec lui. Il saisit
Finette à bras-le-corps (2) et la jette dans le camion où il la rejoint aussitôt.
Il était temps ; presque aussitôt, la lourde voiture démarre. Bertrand
s'installe de son mieux sur des sacs, tandis que Finette, comprenant qu'elle
doit se taire, en fait autant. Ces sacs pleins de pommes de terre étonnent un
peu Bertrand ; le camionneur avait parlé de primeurs... Après tout, les
pommes de terre sont aussi des primeurs.
Sur la route bien goudronnée, la voiture roule sans trop de heurts.
Bertrand soupire de soulagement. Tout s'était ligué contre lui ; mais
il est tout de même parti. Finette, qui interprète sans doute ce soupir
comme un reproche, vient frotter son museau contre lui.

149
— Mais non, Finette, je ne t'en veux plus... Promets-moi seulement
d'être sage jusqu'à Paris.
Alors tous deux se laissent bercer par le ronronnement étouffé du
moteur. Epuisé, Bertrand sent le sommeil le gagner. De temps à autre,
l'éclairage violent d'une voiture qui s'apprête à dépasser le camion le
réveille tandis que Finette, aveuglée, secoue frénétiquement (3) la tête,
comme piquée par un essaim d'abeilles.
- Ma pauvre Finette! dire que je t'emmène à Paris!...
Non, il ne lui en veut plus de son excessive fidélité. Au contraire, la
bête lui tient compagnie, et c'est côte à côte que, demain matin, ils
arriveront à la porte des Chanac.
Il essaie de se représenter Choisy-le-Roi ; une sorte de grand village,
sans doute, mais un village coquet, bien sûr, à cause du nom...
Certainement, Nadou exagère quand elle lui dit habiter une rue banale et
une laide maison. Cette rue « Petite Duchesse » peut-elle vraiment être
étroite et sale?...
Le camion roule toujours dans la nuit, tanguant (4) et grinçant dans
les virages. De temps en temps, une pomme de terre, lui enfonçant sa dure
rondeur dans le dos, Bertrand, ankylosé (5), change de position tandis que
Finette, habituée à une couche moins moelleuse qu'un matelas, s'est
endormie, le museau entre les pattes.
Ralentissant à peine, le lourd véhicule traverse de petites villes
engourdies dont les maisons ont fermé leurs paupières de bois, et
qu'éclairent de rares lampadaires. Impossible de lire leurs noms sur les
pancartes effacées par la nuit.
« Nous roulons vite, pense Bertrand ; tant mieux, nous serons à
Choisy avant l'aube et nous pourrons nous éclipser facilement.
Cependant, à la sortie d'une de ces petites villes endormies, Bertrand
tressaille. En grosses lettres blanches, sur un panneau d'émail bleu, il croit
lire ce nom : Bernay. Non, il a dû se tromper, la route qui, de Saint-
Georges, file sur Paris, ne passe pas à Bernay. Bernay se trouve plus au
nord.
Pour apaiser cette inquiétude, il rampe jusqu'à l'arrière du camion, se
penche, cherchant à déchiffrer les bornes kilométriques. Mais les bornes
passent vite et les feux rouges de la voiture ne suffisent pas à éclairer leurs
inscriptions.

150
151
Heureusement, à un carrefour, le camion ralentit ; à la faveur des
phares d'une voiture venant en sens inverse, le petit Normand réussit à lire
une plaque indicatrice. C'est bien Bernay qu'on vient de traverser et,
stupeur! une flèche lui apprend que le camion se dirige vers Rouen. Est-ce
possible ? Il essaie de croire à un simple crochet, à cause d'une route en
réfection.
Mais peu à peu, un doute s'installe en lui : s'il s'était trompé! Si ce
camion n'était pas celui qui stoppe d'ordinaire devant le Café des Bocages.
Revenant vers l'avant de la voiture, il essaie de regarder à travers la petite
vitre qui donne sur la cabine du pilote. Il ne distingue qu'une vague ombre
à peine auréolée de la lueur verdâtre montant du tableau de bord. Mais
cette silhouette, si imprécise soit-elle, n'est pas celle du client de Mme
Caniou. Brutalement, la terrible réalité s'impose. Dans sa précipitation, il
est grimpé dans la première voiture venue, sans vérifier la plaque, à
l'arrière. Certes, malgré la boue il a bien vu le mot « Seine », mais il
s'agissait sans doute de la Seine-Maritime... et puis, cela explique aussi sa
surprise de voyager avec des pommes de terre au lieu de légumes, sans
parler de la bâche qui, en regardant de près, est sans doute verte mais pas
vert épinard.
Affolé, sa première idée est de se jeter hors de la voiture au prochain
ralentissement, mais il risque de se blesser et que fera-t-il, en pleine
campagne, en pleine nuit, avec Finette ? Oh ! pourquoi n'a-t-il pas eu le
courage de tout expliquer aux Guérinel? A cette heure, assis aux côtés du
jovial chauffeur, il approcherait de Choisy, car l'habitué du Café des
Bocages n'aurait pas demandé mieux que de le prendre à son bord. Oh!
qu'il a donc été stupide!...
LES MOTS LES IDÉES
(1) Maculée : couverte de taches. Pourquoi la fidélité de Finette est-elle
(2) A bras le corps : expression qui excessive ?
signifie en prenant à plein bras et en serrant Qu'est-ce qu'une couche moelleuse ;
contre la poitrine. d'où vient le mot moelleux ?
(3) Frénétiquement : avec frénésie, Expliquez l'expression : tout s'est ligué
c'est-à-dire avec une agitation rapide et contre lui.
désordonnée. Relevez dans ce chapitre une « image
(4) Tanguant : animée de ».
tangage. Le tangage est le mouvement Prenez une carte Michelin et cherchez
d'oscillation d'un navire de l'avant à l'arrière. l'itinéraire qu'aurait dû suivre Bertrand et celui
(5) Ankylosé : Ses muscles sont qu'il a suivi en réalité. (On se souvient que
comme paralysés à la suite d'une trop longue Saint-Georges se trouve tout près de Mortain,
inaction. au sud du département de la Manche.)

152
43 - GRACE A FINETTE?

Alors, que faire? Aller jusqu'au bout, avec le camion?... Mais où va-
t-il, au juste ? Secrètement, Finette semble avoir deviné la soudaine
inquiétude de son petit maître. Elle se dresse sur les sacs, hume (i) l'air frais
de la nuit puis s'approche de Bertrand et, par de petits mouvements du
museau, demande à sa façon :
— C'est encore à cause de moi que tu es triste?
Et le camion roule toujours à travers une campagne qui commence à
se peupler de petites maisons et même à s'animer. L'aube n'est pas loin. De
temps à autre, on dépasse des ouvriers qui, sac au dos, s'en vont, à vélo, à
leur travail. Approche-t-on de Rouen?...
Bertrand s'interroge sur la façon dont il pourra quitter le camion sans
être vu quand un violent coup de frein le projette contre une ridelle (2).

153
Heureusement, un sac a amorti le choc mais Finette, elle, a
dégringolé entre deux rangs de sacs et, sous l'effet du coup de frein, se
trouve pressée, écrasée. Elle ne peut retenir un cri de douleur. Bertrand
essaie de la dégager ; en vain, car les sacs sont énormes. Heureusement,
après son coup de frein brutal, destiné sans doute à éviter une collision, la
voiture a repris son allure normale et le bruit du moteur couvre les plaintes
de Finette. Mais la pauvre bête souffre. Elle comprend qu'elle devrait se
taire et ne le peut pas. A un virage, un des sacs s'appuie si durement contre
son flanc qu'elle se met à hurler.
Cette fois, le chauffeur a entendu. Bertrand aperçoit une ombre dans
l'encadrement de la lucarne. Un nouveau coup de frein, moins brutal celui-
là, et le lourd véhicule s'arrête sur le bas-côté de la route.
Ses forces décuplées (3) par la peur, Bertrand parvient enfin à
dégager la chienne, mais, au moment même où il va sauter à terre pour fuir
avec elle, une main rude Pempoigne.
— Ah! mon gaillard! je t'y prends!...
Croyant son maître en danger, Finette grogne, montre ses crocs. Le
chauffeur la repousse du pied en lâchant un juron. Dans la pâle clarté du
jour naissant, l'homme considère l'enfant et le chien.
— C'est bon, monte dans la cabine, à côté de moi, avec ton cabot
(4). Bertrand s'exécute. Le chauffeur démarre rapidement, maniant ses
leviers avec une brutale nervosité.
— Quel âge as-tu?
— Douze ans!
— Où allais-tu?
— A Paris... ou plutôt à Choisy-le-Roi. Puis, aussitôt, Bertrand
précise :
— J'allais chez des amis de mon père. L'homme hausse les épaules.
— En fait de Paris, c'est à Rouen que tu vas échouer... et des amis,
tu en trouveras au commissariat. Les garçons qui voyagent, comme ça, en
se cachant, moi je n'aime pas ça... Où es-tu monté dans ce camion?
— A Saint-Georges-aux-Bois.
L'homme se gratte la tête ; ce nom ne lui dit rien. Puis, il se souvient
de son dernier arrêt.
— Ah! oui, au garage, quand j'ai changé une bougie?
— Je ne voulais pas monter dans votre voiture, explique vivement
Bertrand, mais dans une autre, qui allait à Choisy-le-Roi ; je me suis
trompé.

154
— De toute façon, tu te cachais ; c'est louche. Quand on se cache,
c'est qu'on n'a pas la conscience tranquille... Ne me raconte pas ton
histoire, je ne veux pas la connaître, dans un quart d'heure nous serons à
Rouen, je te dépose au commissariat et là, tu expliqueras tout ce que tu
voudras.
Le ton sec, coupant, met Bertrand au comble (5) du désarroi.
Comment faire comprendre à cet homme les circonstances compliquées de
son départ ? Il ne le croirait pas. Mais tout à l'heure, au commissariat,
comprendra-t-on davantage ?
Il laisse échapper un soupir et Finette qui, jusqu'alors est restée
blottie entre ses jambes, relève la tête, lui lèche les mains.
— Ma pauvre Finette, murmure-t-il en lui caressant la tête.
Ce simple geste de l'animal, cette simple réponse de l'enfant, n'ont
pas échappé au chauffeur qui tourne la tête vers Bertrand :
— Ce chien, il est à toi?...
— Non, pas à moi, aux fermiers chez qui je suis en pension. Il m'a
suivi malgré moi. C'est une brave bête ; au dernier moment, je n'ai pas
voulu l'abandonner, je craignais qu'elle suive le camion et qu'elle se perde.

155
Le chauffeur jette un coup d'œil vers Finette et se tait. Les maisons se
pressent de plus en plus nombreuses en bordure de la route. La banlieue
devient faubourg. D'immenses réservoirs de pétrole se dressent, brillants,
dans le petit jour et, plus loin, apparaît, de place en place, une large rivière
qui doit être la Seine. Sur la chaussée, des vélomoteurs pétaradants dépassent
des grappes de cyclistes. « Dire qu'à cette heure, je devrais arriver à Paris »,
se répète encore Bertrand!
Les faubourgs traversés, le camion roule maintenant vers la ville.
Bertrand pâlit. Au bout d'une rue, une lanterne encore éclairée vient soudain
d'accrocher son regard. Des lettres se découpent sur le fond lumineux :
Commissariat de Police. Au même moment, il voit le pied droit du chauffeur
quitter l'accélérateur pour s'approcher de la pédale du frein. C'en est fait. La
lanterne n'est plus qu'à cinquante mètres, qu'à trente, qu'à dix... Roulant sur
son élan, le camion a ralenti. Mais voici que, lentement, la grosse chaussure
noire repasse du frein à l'accélérateur. Bertrand se tourne vers l'homme qui n'a
pas sourcillé et regarde maintenant droit devant lui. Il pousse un soupir de
soulagement. Est-ce le petit geste d'amitié, échangé avec Finette, qui a touché
cet homme? Il ne le saura sans doute jamais.

LES MOTS - LES IDÉES


(I) Humer ; aspirer l'air fortement pour !e verbe amortir dans une
reconnaître une odeur, un parfum. Employez phrase.
(1) Ridelle : les ridelles sont les Le chauffeur emploie le verbe
panneaux démontables formant les côtés échouer, qui est un terme de marine. Pouvez-
d'une charrette, d'un camion. vous trouver une raison valable ?
(3) Forces décuplées : rendues dix Essayez d'expliquer ce qui s'est passé
fois plus fortes. dans l'esprit du chauffeur. Pourquoi ne s'est-il
(4) Cabot : mot d'argot employé pas arrêté au commissariat ?
fréquemment pour désigner un chien ; il Que veut dire l'expression « c'est
signifie exactement : grosse tête. louche?»
(5) Au comble du désarroi : au plus
grand désarroi possible.

156
44 - DE BRAVES GENS

Le camion pénètre au cœur de la ville, traverse un grand pont sous


lequel coule lentement une Seine alanguie (i) que semblent bénir, dans le
lointain, les bras de gigantesques grues. Voici de hautes maisons toutes
blanches, toutes neuves. Voici la flèche ajourée, dentelée, d'une haute
cathédrale, mais Bertrand est trop anxieux pour s'intéresser à tout cela. Où
le conduit-on ?
Enfin, la voiture s'engage dans des voies plus étroites, bordées de
maisons qu'on croirait sorties d'un livre d'histoire de France. Un virage à
droite, un autre à gauche, un carrefour, et l'imposant véhicule débouche sur
une place au fond de laquelle s'élèvent de grands entrepôts. Au-dessus, une
longue inscription : Les Transporteurs normands réunis. Un demi-tour, une
manœuvre, et le camion entre lentement, en reculant, sous les hangars.
— Descends, et viens avec moi!
Bertrand obéit. Les émotions, la fatigue, ont brisé en lui tout ressort.
Docilement, Finette marche à côté de son petit maître mais, par instants,
lève le museau comme pour demander : où allons-nous?
Le jour est à présent tout à fait venu. A la dérobée, Bertrand regarde
l'homme, dont il a jusqu'alors à peine distingué les traits. Le visage est sec,
anguleux ; au fond d'orbites profondes brillent des yeux d'un bleu
métallique.
Tous trois suivent des trottoirs aux pavés ronds et humides.
Instinctivement, Bertrand cherche, le long des rues, le poste de police où
on le conduit. Mais l'homme s'arrête devant une maison comme les autres,
une vieille maison sans aucune inscription. Il pousse une porte qui donne
sur un couloir encore noyé d'ombre.
— Suis-moi!
Au bout du couloir, un escalier en colimaçon. Au second palier,
l'homme s'arrête, sort une clef de sa poche, pousse une porte. - Entre!... pas
de bruit!
Ce n'est pas une salle d'un poste de police mais la cuisine d'un
modeste appartement comme il doit en exister tant d'autres à Rouen.
Bertrand lève vers l'homme un regard interrogateur, mais au même
moment, une voix appelle, derrière une cloison :
— C'est toi, Henri ?
— J'arrive à l'instant.

157
— Tu n'es pas seul ?
— Je croyais transporter un chargement de pommes de terre, viens
voir ce que je ramène...
Un instant plus tard une femme apparaît, enveloppée d'un long
peignoir ; elle est petite, boulotte (2). Visiblement, c'est le bruit qui vient
de l'éveiller ; la lumière fait papilloter (3) ses yeux. Elle regarde son mari,
Bertrand, puis, apercevant Finette, pousse un petit cri d'effroi et recule d'un
pas.
— Je ne comprends pas, Henri !
L'homme sourit ; c'est la première fois que Bertrand le voit sourire et
cela le rassure un peu.
— Voilà ; j'ai trouvé ce gamin et ce chien dans mon camion, juste
avant d'entrer dans Rouen, nous nous en occuperons tout à l'heure ; veux-tu
faire chauffer un peu de café ?
La femme jette encore un coup d'oeil intrigué vers Bertrand et la
chienne, puis s'affaire devant son réchaud à gaz. Après quoi, elle beurre
des tartines. Comme Finette s'est discrètement approchée, alléchée par la
bonne odeur du pain, elle lui lance un morceau de sucre que la chienne
happe avec un grand claquement de mâchoires.
— Oh! madame, proteste Bertrand qui pense aux Guérinel, il ne faut
pas, le sucre est cher.
La femme sourit doucement. Puis elle dispose trois bols sur la table ;
trois bols! Il y en a donc un pour lui, Bertrand! Doit-il accepter?... Certes,
il se rend compte, à présent, que cette maison est une maison comme les
autres et que, après tout, cet homme lui aussi est comme les autres... mais
que va-t-on faire de lui ensuite?
Le café chaud et deux tartines le réconfortent tandis qu'un quignon
de pain craque sous les dents de Finette qui doit penser que cette femme ne
ressemble pas à Mme Guérinel.
Soudain, posant ses deux gros poings sur la table, l'homme se tourne
vers Bertrand et, le regardant droit dans les yeux :
— Tu vois, mon garçon, tout à l'heure, en passant, j'aurais pu te
déposer au poste de police... j'ai préféré t'amener d'abord jusqu'ici, pour
que tu nous racontes... ensuite, eh! bien, nous verrons.
Cette fois, Bertrand se sent plus à l'aise. Les fines antennes (4) de sa
sensibilité lui ont fait deviner que cette femme, et peut-être aussi cet
homme, sont capables d'accepter son histoire, aussi invraisemblable qu'elle
puisse paraître. Alors, il se met à expliquer pourquoi il est venu à Saint-
Georges, pourquoi il avait grande envie de revoir les amis de son père,
pourquoi il

158
avait décidé de partir en cachette. Non, il ne cherche pas à attendrir
ceux qui l'écoutent, à se faire passer pour un petit martyr ; simplement, il
avoue regretter d'être parti de cette façon alors que, s'il avait osé parler,
pareille aventure ne lui serait pas arrivée.
- Mon pauvre petit, murmure la femme, tout de suite attendrie.
L'homme, lui, résiste. Ces petites complications sentimentales lui
paraissent assez minces.
— Oh ! monsieur, insiste Bertrand, vous pouvez me croire, je ne me
suis pas sauvé, mon frère est au courant. Il sait que j'allais voir les amis de
papa. Vous pouvez lui écrire.
L'homme hoche la tête.
— Peut-être, mais il faudrait attendre la réponse deux ou trois jours.
— Alors, téléphonons, si c'est possible, reprend la femme. Nous
serons tout de suite renseignés.
Un sourire de soulagement éclaire le visage de Bertrand.
— Oh! oui, téléphonez!... Le bureau de tabac, à deux pas de chez
nous, possède le téléphone. C'est le numéro 24 à Guerville, dans le
département de la Manche ; si mon frère n'est pas en mer, il vous répondra
tout de suite, on l'appellera.
— C'est ça, Henri approuve vivement la femme, va téléphoner.
Le chauffeur reprend sa casquette qu'il avait accrochée, en entrant, à
une patère (5), et sort.
— Mon pauvre petit, reprend la femme, sitôt la porte refermée, moi
j'ai tout de suite vu, à ta mine, que tu dis la vérité ; excuse mon mari, c'est
le meilleur des hommes... seulement le mois dernier, il a déjà trouvé un
jeune gars de quinze ou seize ans, caché dans son camion. Quand il l'a
interpellé, le garçon s'est sauvé à travers champs et le lendemain, dans les
journaux, nous avons su que c'était un jeune vaurien qui venait de
cambrioler une villa, à Trouville, alors, tu comprends!...
LES MOTS
(1) Alanguie : lente, paresseuse, LES IDÉES
comme anémiée. Pourquoi les vieilles maisons de
(2) Boulotte : petite et trapue, un Rouen paraissent-elles sorties d'un livre
peu semblable à une boule. d'histoire de France ?
(3) Papilloter : les yeux Qu'est-ce qu'un visage sec,
clignotent sans arrêt. anguleux ?
(4) Antennes : comparaison avec les Expliquez la phrase : ces petites
antennes qui permettent aux insectes de complications sentimentales lui paraissent
se familiariser avec le monde extérieur. assez minces.
(5) Patère : sorte de petit porte- Le chauffeur a-t-il bien fait de se
manteau. méfier ? Que pensez-vous de l'auto-stop ?

159
45 - LES FAÏENCES DE ROUEN

Le ciel est gris, mais l'air très doux. Bertrand déambule dans les rues,
suivi de Finette qui, effarée par l'afflux des passants sur les trottoirs étroits,
ne pense qu'à protéger ses pattes. Pas très agréable, une grande ville, pour
un chien!... mais, puisque son maître a l'air content!
Bertrand est heureux, en effet. Qui aurait cru que tout finirait si
bien... et si vite? En longeant les vieilles maisons des anciens quartiers, il
pense à son aventure. Dire qu'hier, à la même heure, il était encore à son
banc, en classe, se demandant s'il pourrait partir! Bien sûr, ce matin, il a
connu des heures angoissées et il n'est pas prêt d'oublier son serrement de
cœur quand le camion s'est presque arrêté devant le poste de police... mais,
après le coup de téléphone, M. Vauquelin et sa femme se sont montrés si
gentils pour lui! Pour un peu, s'il n'avait hâte de revoir ses amis Chanac, il
se réjouirait de la méprise (i) qui l'a conduit dans la capitale normande. Oh!
comme au premier contact on peut se tromper sur les êtres. A bord du
camion, le chauffeur l'avait effrayé avec son air dur, son ton sec, presque
brutal ; pourtant c'était bien, comme le disait sa femme, le meilleur des
hommes.
Rassuré par sa communication téléphonique avec Joël (lequel, avait
confirmé les explications de son frère) le chauffeur était rentré satisfait de
n'avoir pas cédé à sa première impulsion (2). Puis, sans plus attendre, il
avait cherché le moyen d'aider Bertrand à atteindre Choisy-le-Roi sans
qu'il lui en coûtât ni trop de temps, ni trop d'argent. En effet, avec cette
coquine de Finette, il ne fallait guère songer au train. Les chiens paient leur
place, en chemin de fer, tout comme les humains... D'ailleurs, en
débarquant à Paris, que feraient-ils tous deux ? ni le métro ni l'autobus
n'acceptant les animaux encombrants... Quant à payer un taxi de la gare
Saint-Lazare jusqu'à Choisy c'était naturellement impensable (3).

160
161
— Ne te tracasse pas, avait déclaré M. Vauquelin, je me charge
d'arranger ça.
Au lieu de prendre du repos, comme après chacun de ses voyages
nocturnes, le camionneur était sorti à nouveau pour ne rentrer qu'à midi,
mais tout joyeux, en déclarant :
— Ça y est, mon garçon, tout est arrangé, tu peux te vanter d'avoir
de la chance. Je suis allé jusqu'à la place du Gravier, voir mes collègues
des Routiers normands. Ce soir, à huit heures, une voiture part pour Autun,
en Saône-et-Loire, avec un mobilier. Tu n'auras qu'à te trouver, à cette
heure-là, au 19, de la rue de Marbec, pas très loin d'ici, où les hommes
seront en train d'achever le chargement. Ils sont prévenus. Ils te
déposeront, en passant, tout près de Choisy... et il ne t'en coûtera pas un
centime...
C'est à tout cela que Bertrand pense en descendant vers le port, avec
Finette. De ruelles en rues, il arrive au bord de la Seine. Ce matin, quand il
l'a traversée, le jour naissait à peine. Que de grues, que de docks, que de
bateaux!... Ce fleuve, est-ce encore une rivière? est-ce déjà la mer?... Il se
croit presque revenu à Cherbourg ; si les navires amarrés à quai n'ont pas la
taille des cargos géants qu'il a vus là-bas, ils sont tellement plus nombreux,
et quelle animation sur ces quais!... Et cette brise qui monte de l'aval n'a-t-
elle pas déjà un petit parfum d'air marin ? de cet air défendu, mais qui l'a
nourri, pendant ses jeunes années.
— Regarde, Finette, tous ces bateaux!
Finette regarde, un peu inquiète, ce monde mouvant, immense, qui
lui est étranger.
Heureux d'avoir presque retrouvé la mer, Bertrand remonte vers la
ville. Très fière de sa cité, comme tous les Rouennais, Mme Vauquelin a
recommandé :
— Surtout ne manque pas la cathédrale, l'église Saint-Maclou et le
Palais de Justice, de vraies merveilles.
Il suit de petites rues aux antiques maisons aux boiseries apparentes,
dont les étages se penchent sur les trottoirs. Vraiment, on se croirait au
moyen âge. Le voici devant « le » Gros Horloge, comme on dit encore à
Rouen. En levant les yeux vers le cadran doré il se demande naïvement
quelles heures fastes (4) les longues aiguilles pouvaient bien marquer,
jadis.
Quelques pas encore et, au bout d'une petite place, se dresse la
cathédrale. Le petit Guervillais en avait entendu parler ; il ne la croyait pas
aussi grande, aussi belle, aussi élégante. Pour admirer la lanterne qui
termine

162
la flèche, il doit lever la tête très haut et Finette, en l'imitant se
demande peut-être : Là-haut, est-ce un nid de corbeaux?...
Plus loin encore, ses pas le conduisent jusqu'au Palais de Justice qui
fut, lui a dit Mme Vauquelin, la plus pure merveille de Rouen. Hélas ! pour
le moment, ce n'est qu'un chantier où les vieilles pierres patinées (6)
voisinent avec trop de blancheur. La guerre est passée par là, cruelle, et les
affreuses plaies ne sont pas encore guéries.
— Oui, la guerre, se dit Bertrand soudain attristé, celle qui m'a
enlevé mon père...
Pour chasser le douloureux souvenir, il préfère revenir dans les
vieilles rues marchandes où de minuscules boutiques, sombres comme des
caves, offrent aux curieux des assiettes, des plats, des écuelles, décorés
dans le même style, avec les mêmes tons bleus et jaunes.
— Que je suis stupide! j'avais oublié, ce sont les faïences de Rouen,
nous en avions une assiette, chez nous, qu'un camarade de papa avait
rapportée.
Et comme il s'attarde devant une vitrine, une pensée lui vient :
Puisque mon voyage ne me coûtera rien, si j'achetais deux de ces jolis
petits bols pour Nadou et Bernard?
Il entre, tandis que Finette, méfiante, préfère rester sur le trottoir. Les
prix sont abordables. Triomphant, il emporte, bien enveloppés, les
précieux
souvenirs. Il se voit déjà, les sortant de son sac, pour les offrir. Ah!
qu'il se
sent loin de la Hautière !
— Demain, fait-il en caressant Finette, nous serons à Choisy. Quelle
surprise pour les amis Chanac!
Et Finette, en guise de réponse, agite vivement sa queue panachée ;
elle n'a pas compris ; qu'importé... Son petit maître est heureux, elle l'est
aussi.
LES MOTS LES IDÉES
(1) Méprise : erreur, confusion. Expliquez pourquoi les vieilles pierres
(2) Première impulsion : premier patinées voisinent avec trop de blancheur.
mouvement, première idée. Exprimez d'une autre façon : « les prix
(3) Impensable : trop difficile à sont abordables ».
imaginer, à réaliser (parce que trop coûteux). Ouvrez votre livre de géographie et
(4) Heures fastes : grands cherchez Rouen. Dans votre dictionnaire
événements, événements heureux. cherchez également ce qu'on dit de cette ville.
(5) Pierres patinées : pierres Pourquoi Bertrand oublie-t-il si vite la
ternies, devenues grises avec le temps. Hautière ?

163
46 - LE CARREFOUR POMPADOUR

Malgré la volumineuse remorque qu'il entraînait dans son sillage, le


camion roulait à belle allure sur la grande route qui relie Rouen à Paris à
travers les terres à blé du Vexin (i). Le chargement n'ayant pu être terminé
à l'heure voulue, la voiture avait quitté Rouen à dix heures seulement, c'est-
à-dire en pleine nuit.
La cabine était spacieuse et confortable. Tandis qu'un des
déménageurs tenait le volant l'autre, étendu sur une couchette aménagée
derrière le dossier du siège, dormait à poings fermés en attendant son tour
de passer aux commandes. Assis près du pilote, Bertrand sentait la fatigue
le gagner. Deux nuits sans sommeil, c'était beaucoup. Pourtant, il voulait
tenir bon, malgré l'exemple de Finette qui, la tête sur ses genoux,
s'abandonnait à ses rêves de chien.

164
L'homme qui conduisait était du type trapu et jovial, comme l'habitué
du Café des Bocages. Bavard, mais sans curiosité déplacée, il s'était mis,
îles le départ, à raconter sa vie de routier. Il exerçait ce métier depuis
quinze air,, habitait une petite maison de campagne, à Maromme, dans la
banlieue de Rouen, avait trois enfants (l'aîné, de l'âge de Bertrand) et
connaissait à peu près toutes les villes de France. Intéressé, Bertrand posait
des questions auxquelles l'homme répondait avec complaisance.
- Pourquoi roulez-vous surtout de nuit ? Ce doit être très fatigant ?
- Erreur, mon petit gars, avec nos « tortues » nous aimons mieux ça :
moins d'encombrement sur les routes et surtout dans les villes, moins de
chaleur aussi quand arrive l'été... et puis, pour le patron, c'est plus rentable
(2) comme on dit. Un camion qui dort est un camion qui ne rapporte pas.
Ainsi demain, vers midi, nous serons à Autun, nous en repartirons le soir
pour rouler encore toute la nuit et après-demain, pendant que nous
dormirons dans nos lits, une autre équipe repartira, sur la même voiture.
Pas de temps perdu, donc de l'argent gagné...
Bertrand écoutait, mais peu à peu ses pensées devenaient moins
claires, ou plutôt d'autres cherchaient à les supplanter (3). Il se voyait
arrivant à Choisy-le-Roi, en pleine nuit. Naturellement, il attendrait le
matin pour frapper à la porte des Chanac, mais s'il ne trouvait personne? si
les amis de son père, malgré les lettres démonstratives de Nadou
marquaient peu d'empressement à le recevoir, si encore?...
Et voilà qu'après les heures de détente qui avaient succédé aux
inquiétudes de l'arrivée à Rouen, ses appréhensions le reprenaient. Il laissa
échapper deux longs soupirs que le chauffeur interpréta comme des
préludes (4) au sommeil.
- Allons, mon petit gars, tu as encore deux bonnes heures devant toi,
essaie donc de dormir ; la place ne manque pas. Prends cette couverture et
allonge-toi, comme dans un sleeping (5).
Bertrand repoussa un peu Finette et s'exécuta. A peine étendu, il
sombra dans le plus profond sommeil.
...Il dormait encore comme un loir quand une main vigoureuse,
impitoyable, le secoua. Il se dressa, affolé, sur son séant (6).
- Que se passe-t-il?
- Rien, mon garçon... sinon qu'il est deux heures du matin, que nous
venons de contourner Paris et que tu es arrivé... à moins que tu ne préfères
nous tenir compagnie jusqu'à Autun?...
— Où sommes-nous? On ne voit rien!

165
— Je ne pouvais pas stopper en plein croisement. Le carrefour est un
peu plus loin, à trois cents mètres, le carrefour Pompadour. Pour Choisy tu
n'auras qu'à tourner à droite, c'est tout près.
Bertrand se frotte les yeux, ne sait comment remercier le chauffeur
et, après une hésitation, sort son porte-monnaie.
— Ah! non, mon petit gars, tu nous fâcherais. Nous avons voulu te
rendre service et faire plaisir à notre bon camarade Vauquelin... Je regrette
seulement de ne pouvoir te déposer à domicile, mais avec des engins
pareils, dans les petites rues... et nous sommes diablement en retard sur
l'horaire. Au revoir, mon petit gars... et bonne chance!
Une solide poignée de mains (un peu trop solide même), une caresse
à Finette, un claquement de portière, un ronflement de moteur qui
s'emballe et Bertrand se retrouve seul, avec son chien, en pleine nuit, sur
une grande route à peu près déserte. L'air frais le fait frissonner, mais
chasse les brumes de son cerveau. Le carrefour est tout près, en effet ; un
vaste carrefour, dégagé, agrémenté de ronds-points et que doit animer, en
plein jour, une intense circulation. Carrefour Pompadour! quel joli nom
encore!... A droite une pancarte soulignée d'une flèche : Choisy-le-Roi, 3
km.
Son sac à l'épaule, Bertrand se met en route, précédé de Finette qui
hume l'air de ce nouveau pays, un air qui n'a certainement pas les mêmes
parfums que celui des terres normandes. Comme c'est étrange : de la vraie
campagne aux portes de Paris qu'on devine, vers le nord, à la grande lueur
rougeâtre, qui s'élève dans le ciel. Le temps, gris au départ de Rouen, s'est
dégagé. Une tranche de lune flotte au-dessus d'un nuage comme une
barque sur une vague mousseuse. Malgré le passage de quelques voitures
précédées des longs cônes blonds de leurs phares, cette campagne plate,
dénudée, donne une impression de solitude presque inquiétante.
Mais Bertrand n'a pas peur, surtout avec Finette. Il marche d'un bon
pas et, tout en marchant, se répète :
— Non, je ne sonnerai pas. Déranger les Chanac à cette heure ne
serait pas poli ; ils s'effraieraient de ce coup de sonnette nocturne.
D'ailleurs, si je ne rencontre aucun passant, comment trouver seul cette rue
Petite Duchesse, avant le lever du jour?
Il sait simplement que la maison ne doit pas se situer loin du chemin
de fer puisque Nadou, une fois, a écrit qu'elle entendait passer les trains, la
nuit, quand elle ne dormait pas.

166
LES MOTS
(1) Vexin : pays de l'ancienne France au nord-ouest de Paris, qui comprenait le Vexin
français et le Vexin normand.
(2) Rentable : qui procure des rentes, c'est-à-dire qui rapporte de l'argent.
(3) Supplanter : prendre la place, remplacer de force.
(4) Prélude : qui prépare au jeu, au concert qui va être exécute. Qui annonce.
(5) S/eep/ng : mot d'origine anglaise qui signifie wagon-lit.
(6) Sur son séant position assise.
sur son siège ; dans la

LES IDÉES
Qu'est-ce qu'une curiosité déplacée ?
Qu'est-ce qu'une lettre démonstrative ?
Pourquoi l'auteur dit-il : une poignée de mains un peu trop solide même ?
Construire une phrase sur le modèle de celle-ci : une poignée de mains, etc... dans laquelle
vous décrirez le départ d'un train.
Bertrand ne veut pas déranger ses amis en pleine nuit. Quel trait de caractère ceci nous
indique-t-il ?

167
47 - DEUX OMBRES

...Et tandis qu'il brasse ainsi toutes sortes de pensées, peu à peu la
campagne s'est laissée grignoter par des maisons... des maisons si
nombreuses qu'elles forment à présent une rue. Bertrand sent son cœur
battre plus vite. Choisy-le-Roi n'est pas qu'un grand village, comme il le
croyait, mais une véritable ville.
Hélas! à cette heure, la plus creuse (1) de la nuit, les passants sont
rares. Un ouvrier rentre chez lui, traînant les semelles ; il l'aborde. - La rue
Petite-Duchesse, s'il vous plaît?

168
169
— Connais pas!...
L'homme s'éloigne, sans même un regard vers celui qui vient de
l'interpeller. Un peu plus loin, un grand pont enjambe une rivière qui ne peut
être que la Seine, une Seine moins large qu'à Rouen, mais où se reflètent, à
l'infini, des rangées de réverbères. Il traverse le fleuve et, au bout du pont, en
découvre un autre ; celui du chemin de fer. Cela le rassure. La gare est là,
toute proche, encore (ou déjà) éclairée. A tout hasard, il pénètre dans la salle
d'attente. Un employé somnole à son guichet.
— La rue Petite-Duchesse, s'il vous plaît?...
L'homme pousse une sorte de grognement, comme Finette quand elle
rêve :
— Sais pas!...
Bertrand insiste. Voyant qu'il a affaire à un enfant, l'employé réfléchit,
tend un doigt vers la droite :
— Ce doit être par là...
Mais aussitôt il rectifie, tendant l'autre main :
— Non, par là!...
Pour finalement conclure :
— Après tout, je n'en sais rien...
Décontenancé, Bertrand se demande subitement, s'il ne s'est pas trompé
de ville.
— Pourtant, je suis bien à Choisy-le-Roi ?...
C'en est trop. Complètement réveillé, excédé (2), l'employé s'emporte:
— Où te crois-tu donc?... A la Garenne-Colombe'?... (3)
Penaud, Bertrand sort de la salle d'attente et constate, qu'en effet, le
nom de la gare est écrit en toutes lettres au-dessus de l'entrée. Il s'assied un
instant sur une marche, caressant Finette qui semble partager ses ennuis, puis
s'engage dans une rue bordée de magasins aux rideaux de fer baissés, une rue
de grande ville.
— Non, vraiment, je ne croyais pas que c'était si grand.
De plus en plus inquiet, il se demande si, en effet, il ne devra pas
attendre le lever du jour pour trouver quelqu'un capable de le renseigner
quand tout à coup, au débouché d'une rue transversale, apparaissent deux
silhouettes... deux silhouettes semblables et bien caractéristiques (4) : des
agents. Son cœur se remet à battre. Depuis son aventure rouennaise, la veille,
il a gardé une certaine crainte des représentants de l'ordre. Pourtant, ces
agents pourraient le renseigner ; c'est un peu leur métier. Courageusement,
luttant contre son appréhension, il traverse la rue et se dirige vers eux.

— S'il vous plaît... la rue Petite-Duchesse?...

170
Mais les agents de police ne se promènent pas, la nuit, simplement pour
prendre le frais. Un garçon de l'âge de Bertrand qui demande son chemin, à
trois heures du matin, en compagnie d'un chien hirsute (5), ce n'est pas tout à
fait normal.
— Que fais-tu, dehors, à pareille heure?...
— Je viens voir des amis.
— Ah! oui, comme ça, en pleine nuit... d'abord, d'où viens-tu?
— De Rouen!
— Le dernier train de Paris est passé depuis plus d'une heure.
— C'est que... je... je ne suis pas venu par le train, mais sur un
camion... qui m'a déposé tout près d'ici...
De fil en aiguille, de question en question, Bertrand se voit obligé de
raconter toute sa petite histoire, et elle est si compliquée, son histoire, si
invraisemblable que les agents n'ont pas du tout l'air d'y croire. Une sorte de
frayeur s'empare du petit Normand. Va-t-on l'emmener, pour de bon cette
fois, au commissariat?...
Intrigués, les agents se concertent (6) à mi-voix, puis, brusquement,
l'un d'eux demande :
— C'est bien la rue Petite-Duchesse que tu cherches?
— Oui.
— Quel numéro?
— Le 24... M. Chanac...
— C'est bon, suis-nous, nous allons t'y conduire ; tu n'auras pas la
peine de chercher... et nous serons fixés...

LES MOTS
(1) Heure creuse : heure sans
LES IDÉES
animation, sans trafic.
Employez le verbe brasser dans une
(2) Excédé : vient du mot excès.
phrase où il aura le sens propre et dans une
Enervé, agacé à l'excès.
autre avec le sens figuré.
(3) Garenne-Colombe : ville de
Pourquoi l'auteur dit-il : encore (ou
banlieue du côté opposé à Choisy-le-Roi, par
déjà) éclairée ?
rapport à Paris.
Que pensez-vous de l'employé de la
(4) Caractéristiques : qui
gare ? D'après ce simple dialogue essayez de
marquent bien le caractère, faciles à
dégager son caractère, ses qualités, ses
reconnaître.
défauts.
(5) Hirsute : au poil mal peigné,
Les agents ont-ils eu raison de se
embroussaillé.
montrer méfiants. Pourquoi ?
(6) Se concertent : essaient de se
mettre d'accord ; comme on accorde les
instruments dans un concert.

171
48 - UNE ÉTRANGE ARRIVÉE

Pas un instant, en s'adressant aux agents, il n'a envisagé cette


éventualité (1). Le malheureux reste abasourdi. Comme on dit, il doit
obtempérer (2)5 suivre les deux gardiens de la paix... ou plutôt marcher
entre eux, tandis que Finette renifle leurs talons. La brave bête n'a pas
compris la discussion, mais au ton sec des agents, elle a deviné que ce ne
sont pas des amis de son maître.
Bertrand se sent horriblement humilié. Sa conscience est tranquille, il
n'a rien fait de mal ; tout de même, s'en aller, comme ça, entre deux
sergents de ville, vous donne un air bien désagréable de coupable. Par
chance, il fait encore nuit, et les passants demeurent rares.
Contrairement à ce qu'il supposait, la rue Petite-Duchesse n'est pas
très près de la gare. Pour l'atteindre, il faut traverser tout un quartier, un
quartier plutôt modeste aux bâtisses décrépies, sinon lépreuses (3). Quel
contraste avec l'idée qu'il s'en faisait de par le nom flatteur de la rue. En
effet, cette rue Petite-Duchesse n'est guère engageante, jalonnée par les
poubelles que ses habitants ont dû déposer la veille au soir en prévision de
l'enlèvement matinal des ordures. Sans la plaque qu'il déchiffre, à la lueur
d'un lampadaire, Bertrand croirait plutôt que ces agents l'entraînent dans un
coupe-gorge (4).
Enfin, voici le numéro 24. Une maison comme ses voisines, assez
mal entretenue. Les agents font la moue devant cette façade en mauvais
état, puis se tournant vers Bertrand :
— Montre-nous le chemin!
— C'est que... je viens à Choisy-le-Roi pour la première fois!
Pas de concierge dans l'immeuble. La porte n'est pas fermée à clef.
Elle grince sur ses gonds. Les agents entrent dans le couloir, promènent le
faisceau d'une lampe électrique sur une alignée de boîtes aux lettres de
formes et dimensions variées. Une carte de visite, plus blanche que les
autres, indique : « M. et Mme Chanac. » Dessous, au stylo à bille, une
main a ajouté : Deuxième étage, à gauche. Bertrand soupire de
soulagement.

172
173
— Vous voyez, c'est bien là, je n'ai pas menti...
Mais, et pour cause, les représentants de l'autorité ont la méfiance
tenace. Ils se contentent de hocher la tête et s'engagent dans l'escalier.
Bertrand pâlit.
— Oh! vous n'allez pas... en pleine nuit... frapper à leur porte... les
réveiller? Ils auront peur... il faut attendre...
— Attendre? Crois-tu que nous n'ayons que ça à faire?
Ils continuent de monter. Un malaise terrible s'empare de Bertrand.
Lui qui voulait ne pas déranger ses amis! Et c'est entre deux agents qu'il va
se présenter! L'espace d'un éclair, il imagine la scène. Pourquoi n'avoir pas
attendu quelques heures, assis sous un porche. Rien ne l'obligeait à
chercher tout de suite cette rue Petite-Duchesse... rien, sinon son
impatience stupide, comme toujours!
— Monsieur l'agent, supplie-t-il en s'accrochant à une pèlerine, je
vous supplie...
Mais précisément cette insistance paraît insolite. Bon gré mal gré, il
doit suivre ; la petite troupe arrive au second étage. Une autre carte de
visite est fixée sur la porte de gauche par des punaises. Pas de sonnerie
électrique ; un simple timbre à main qu'un des agents tourne sans
hésitation. Dans l'obscurité silencieuse de l'immeuble, le bruit semble
énorme. Une minute, deux minutes s'écoulent pendant lesquelles, pétrifié
(5), Bertrand se demande ce qu'il va dire. De l'intérieur, personne ne
répond. Nouveau coup de sonnette. Les Chanac seraient-ils absents ?
Enfin, derrière la porte, des pas font craquer le plancher. Une voix que
Bertrand reconnaît aussitôt, celle de Mme Chanac, demande, anxieuse,
presque affolée :
— Qui est là?
— Police!...
Derrière le mince panneau de bois, on devine le désarroi d'un être
arraché au sommeil, qui se demande s'il n'est pas victime d'un cauchemar.
— Mon Dieu! que se passe-t-il?... Un malheur?...
Bertrand a compris aussitôt que la pauvre femme vient de penser à
son mari, sans doute absent, et qu'elle redoute un nouvel accident d'auto. Il
voudrait la rassurer, lui crier : « C'est moi, Bertrand!... » Sa gorge, serrée,
n'émet aucun son.
Enfin, la porte s'ouvre. Les yeux hagards Mme Chanac semble ne voir
que les deux agents. Bertrand se précipite.
— Madame Chanac!... Vous me reconnaissez? Bertrand,
Bertrand Levasseur !
- Oh!... Toi?... Ici?...

174
— Je venais vous voir... Je ne voulais pas arriver en pleine nuit... ce
n'est pas ma faute...
Il se tourne vers les agents pour les prendre à témoin.
— C'est vrai, pas sa faute, fait l'un d'eux... seulement, vous
comprenez... nous avons rencontré ce garçon dans la rue, il n'avait pas l'air
de savoir où aller... mais je vois, vous le connaissez.
Cette fois, Mme Chanac a retrouvé ses esprits.
— Si je le connais?.,. Le fils du meilleur ami de mon mari ; presque
notre fils... Oh! mon petit Bertrand!
Les agents n'en demandent pas davantage. Ils s'excusent, saluent d'un
doigt à la visière du képi et se retirent, sous le regard réprobateur de
Finette.

LES MOTS
(1) Eventualité : une des solutions possibles pour une situation donnée. Bertrand
n'avait pas pensé que les agents pouvaient désirer l'accompagner.
(2) Obtempérer : s'exécuter, obéir (s'emploie surtout dans les milieux militaires ou
policiers).
(3) Lépreuse : comme atteinte de la lèpre. La lèpre est une maladie qui couvre la peau de
boutons et de plaques laides à voir.
(4) Coupe-gorge : endroit mal fréquenté où l'on risque de se faire attaquer.
(5) Pétrifié : comme mué en pierre, immobile. .

LES IDÉES
Qu'est-ce qu'un nom flatteur ? Employez ce mot dans une courte phrase.
Pourquoi la carte de visite, sur la boîte aux lettres, est-elle plus blanche que les autres.
Pourquoi dit-on : mais, « et pour cause », les représentants, etc...
Expliquez : précisément, cette insistance paraît insolite.
Relevez tous les détails qui montrent que l'immeuble est modeste.

175
49 - LE RÉCIT DE BERTRAND

Le petit jour commençait de tracer de minces bandes claires à travers


les persiennes, quand Bertrand acheva le récit de son voyage.
— Eh bien! mon vieux, fit Bernard, accompagnant son exclamation
d'un petit sifflement admirateur, tu parles d'une équipée!... Si je savais
manier le stylo comme toi, j'en écrirais un livre.
Nadou, elle, se contentait de sourire, sans cesser de caresser Finette
qui, trouvant en la fillette une nouvelle alliée, s'était couchée à ses pieds, la
tête sur ses chaussons.
— Oh! Bertrand, je ne peux pas encore croire mes yeux!... Je
pensais que tu étais en train de nous oublier ; tu étais si peu bavard dans tes
dernières lettres ; on aurait dit que tu ne voulais plus rien nous dire... peut-
être que les enfants de cette Hautière nous avaient remplacés? c'est vrai?
Mme Chanac interrompit sa fille.
- De grâce, Nadou, aie pitié de Bertrand, tu vois bien qu'il tombe de
sommeil!
Le petit Normand protesta :
— Oh! non, madame, je vous assure qu'à présent, après ce bon café,
je me sens très bien, je n'ai même pas envie de dormir.

176
II se remit à parler, soulagé d'en avoir terminé avec le récit de son
voyage et pressé, à son tour, de poser des questions.
— Je vous avais quittés depuis si longtemps!... Parlez-moi de Sainte-
Enimie, de vous tous, de M. Chanac?
A cette dernière question, le visage de Mme Chanac se voila
légèrement.
— Hélas, son nouveau travail l’accapare (1) beaucoup. Il ne rentre pas
toujours pour le week-end, comme à Sainte-Enimie. Ainsi, cette semaine, il
est à Nancy. Nous avions espéré, au début, qu'il resterait dans la région
parisienne, c'est même pour cela que nous sommes venus ici... et puis, on s'est
montré si satisfait de ses services qu'on lui a donné un poste habituellement
réservé à un ingénieur. On l'envoie partout, en France, pour les importantes
installations d'ascenseurs.
— Tu te rends compte, ajouta Bernard, toujours fier de son père, un
emploi d'ingénieur... et bien payé, naturellement...
Mme Chanac sourit.
— Evidemment, au point de vue matériel (2), nous aurions tort de nous
plaindre, après tous nos déboires. Mais pour moi, c'est un bien gros souci de
le savoir toujours sur les routes ! Au moins, à Nîmes, à part les allées et
venues, je le sentais en sécurité. Vois-tu Bertrand, depuis son accident, je vis
dans la hantise (3) d'une nouvelle catastrophe...
— Oui, soupira Bertrand, je l'ai compris, tout à l'heure, à votre voix,
quand les agents ont sonné à la porte.
— Et puis, ajouta-t-elle, tu vois comme nous sommes logés... C'est
tout ce que nous avons trouvé : trois pièces, cette cuisine qui donne sur une
cour et deux petites chambres ; nous qui étions habitués à la grande maison de
Sainte-Enimie...
Bertrand jeta un regard autour de lui. Certes la rue, la maison, le
logement n'avaient rien d'attrayant. Et cependant, depuis deux heures qu'il
était là, il se sentait libéré, apaisé, heureux. Qu'importait l'horizon trop proche
des murs ; il venait de retrouver la voix douce de M me Chanac, le sourire
confiant de Nadou, la camaraderie un peu brusque mais sincère de Bernard ;
il se sentait chez lui.
Mais, à parler, les aiguilles tournent vite. Déjà, en bas, la rue s'animait.
La pendule sonna 7 heures. Mme Chanac invita Bernard et Nadou à aller faire
leur toilette et troquer (4) leurs pyjamas contre les vêtements de classe.
— Maman, protesta Bernard, heureux de saisir l'occasion, si nous
n'allions pas à l'école ce matin, pour rester avec Bertrand ?
— Non, trancha Mme Chanac, Bertrand a trop besoin de sommeil ;

177
dès votre départ, il va se coucher ; vous le retrouverez frais et dispos
à votre retour. Vous aurez largement le temps de rester avec lui puisque les
vacances de Pâques commencent demain soir.
Les vacances de Pâques! On espérait donc le garder longtemps, très
longtemps. Il ne protesta pas, mais son visage s'assombrit. Tout à l'heure,
en arrivant, il avait raconté les péripéties (5) de son voyage, mais en les
arrangeant, sans dire que les fermiers de la Hautière le croyaient à
Guerville. Il avait dû mentir mais, dans sa joie, il s'était à peine aperçu qu'il
cachait la vérité, la vraie raison de son départ. Une brusque envie de
pleurer le saisit ; il baissa la tête. Heureusement, l'excuse de la fatigue était
plausible (6).
— Mon pauvre Bertrand, fit doucement Mme Chanac, en lui posant la
main sur l'épaule, va donc vite t'étendre sur le lit de Bernard. Cette fois, il
ne protesta pas. Mais il mit longtemps à s'endormir.
- Non, se disait-il, il faut que je continue à cacher combien j'étais
malheureux à la Hautière, sans cela ils voudraient me garder et je vois bien
qu'ici, ce n'est pas possible...

LES MOTS (6) Plausible : qui peut être admis,


(1) Accapare : son nouveau approuvé. La fatigue de Bertrand pouvait
travail le retient, l'absorbe, l'occupe expliquer ses larmes.
beaucoup.
(2) Au point de vue matériel : au point LES IDÉES
de vue de l'argent, des avantages. Nadou n'est-elle pas un peu
(3) Hantise : une crainte un peu jalouse ?
maladive, excessive. Quelle expression le montre ?
(4) Troquer : échanger un objet, un Trouvez deux synonymes de déboires.
vêtement, contre un autre. Faites entrer l'un d'eux dans une phrase.
(5) Péripéties : les divers Pourquoi Bertrand a-t-il « arrangé » le
événements, les diverses aventures de son récit de son voyage, et pourquoi, malgré
voyage. l'invitation de Mme Chanac, ne veut-il pas rester
longtemps ? Voyez-vous plusieurs raisons ?

178
50 - MADAME CHANAC AVAIT DEVINÉ

Sur le coup, en s'éveillant, Bertrand ne sut plus où il était. Ses yeux


égarés firent deux ou trois fois le tour de la pièce sans rien distinguer.
Enfin, il reconnut, épingles aux murs, des dessins et des photos de sport.
— Ah! oui, je suis dans la chambre de Bernard, j'ai dormi dans son
lit.
Il bâilla, s'étira, parvenant difficilement à retrouver ses esprits.
L'appartement était parfaitement silencieux. Quelle heure pouvait-il être?...
pas encore midi sans doute puisque Bernard et Nadou n'étaient pas rentrés
de l'école. Cependant, il avait l'impression d'avoir dormi longtemps, très
longtemps...
Il se leva, s'habilla puis, ne percevant toujours aucun bruit,
entrebâilla la porte de la chambre. Assise à la table de la cuisine, Mme'
Chanac cousait tranquillement. Devant l'air presque hébété (i) du petit
Normand, elle ne put s'empêcher de sourire.
— Eh ! bien, Bertrand, toi qui prétendais n'avoir pas besoin de
dormir ! Il jeta un coup d'œil à la pendule et resta abasourdi (2).
— Eh ! oui, Bertrand, il est trois heures et demie ; à midi Bernard et
Nadou ont voulu t'éveiller, je les ai retenus, tu avais trop de sommeil en
retard.
— Oh! madame Chanac, excusez-moi!
— Comment te sens-tu?
— Depuis longtemps, je n'avais aussi bien dormi.
Puis, apercevant Finette qui léchait une casserole, près du fourneau,
il demanda :
— Elle n'a pas fait de sottises, au moins, pendant que je dormais?
— Ne t'inquiète pas, je connais les bêtes. Il y a quelques années, à
Sainte-Enimie, nous avions un bon vieux chien que nous avons tous pleuré
quand il est mort. Tu vois, j'ai fait une pâtée à Finette... mais toi aussi, tu
dois avoir très faim?

179
Mme Chanac se leva et prépara une tasse de chocolat. Bertrand la
suivit dans ses gestes. Il retrouvait, en elle, la même douceur, la même
simplicité, la même gentillesse qu'autrefois. Et subitement, il ressentit la
gêne éprouvée le matin, quand elle avait fait allusion (3) à la durée de son
séjour à Choisy. Cacher la vérité à des êtres durs, incompréhensifs lui
semblait permis, sinon nécessaire... mais à Mmfl Chanac?
Devant son bol et ses tartines, il n'osa plus parler, son visage se
tendit. Mm(> Chanac comprit-elle la raison de ce silence? Elle s'approcha.
— Mon petit Bertrand, tu penses peut-être que nous t'avions un peu
oublié? Nous avons pourtant tous été si tristes en apprenant ton grand
malheur, à l'automne dernier. C'est bien la malchance qui a voulu, qu'à ce
moment-là, nous ne puissions rien faire pour toi... mais ensuite pourquoi
Joël et toi n'avez-vous plus rien demandé?
Elle se tut un instant puis, considérant Bertrand avec tendresse :
— Tu avais meilleure mine, quand tu nous a quittés l'an dernier.
— Ces deux nuits sans sommeil m'ont fatigué, mais je vous assure,
madame Chanac, que je me porte bien à présent.
Il y eut encore un silence pendant lequel Bertrand, n'osant regarder la
mère de Nadou et de Bernard, s'absorba dans la contemplation du mur gris,
face à la fenêtre de la cuisine. De sa voix toujours douce mais plus ferme,
Mme Chanac demanda :
— Dis-moi franchement, Bertrand, te plais-tu réellement dans cette
ferme de la Hautière ?
La question était directe, précise ; cependant Bertrand l'esquiva (4).
— L'air de la campagne me convient et, à l'école, le maître est très
gentil pour moi.
— Je ne parle ni du pays ni de l'école, mais de la maison où tu vis,
des gens qui t'entourent...
Elle soupira puis, posant sa main sur celle de l'enfant, reprit d'une
voix plus basse :
— Ecoute-moi, Bertrand, ce matin, devant Nadou et Bernard, je n'ai
rien manifesté, je ne t'ai posé aucune question, mais le récit de ton voyage
m'a paru étrange, comme si tu n'osais pas tout dire... me suis-je trompée?
Cette fois, il ne pouvait plus détourner la réponse et, au fond de lui-
même, il s'en trouva soulagé. Non, à Mme Chanac, il ne pouvait ni ne
voulait mentir plus longtemps. N'était-ce pas pour apaiser son cœur qu'il
avait fait ce grand voyage?
— Bertrand, insista Mme Chanac, tu sais qu'à moi tu peux tout dire,

180
que je suis capable de comprendre bien des choses. Tu n'étais pas
heureux dans cette ferme, n'est-ce pas? Il baissa la tête.
— Là-bas, on ne m'aime pas...
Alors il se mit à raconter toute sa vie depuis le jour où il avait quitté
Sainte-Enimie : la mort de sa mère, ses heurts avec Marie-Madeleine, ses
démêlés avec les enfants de la Hautière. Puis il narra (5), sans rien omettre
(6) ni travestir, cette fois, son départ en cachette, son effroi quand Finette
l'avait rejoint, son angoisse en arrivant à Rouen...
- Je ne me suis pas vraiment sauvé, précisa-t-il, mon frère sait que je
suis venu vous voir ; je lui ai bien dit que je ne resterai que deux ou trois
jours et que je rentrerai à Saint-Georges par le camion de primeurs.
En prononçant ces derniers mots, il avait relevé la tête comme pour
bien montrer sa volonté de ne pas importuner trop longtemps ses hôtes.
— Mon cher Bertrand, murmura Mme Chanac, tu es donc si pressé
de retourner là-bas?
— D'abord, il faut que je ramène Finette à ses maîtres.

181
— Et ensuite?
La réponse se fit attendre. Instinctivement, le petit Normand fit, des
yeux, le tour de la cuisine.
— Evidemment, murmura Mme Chanac, c'est bien petit ici, pour un
garçon habitué aux larges horizons de la campagne.
— Oh! non, ce n'est pas cela!
— Alors, tu crains de nous déranger dans ce cadre trop étroit?
Encore une fois la réponse ne vint pas. Mme Chanac attira Bertrand contre
elle, comme elle l'eût fait avec ses propres enfants. D'une voix bouleversée,
toute tremblante, elle livra le fond de sa pensée :
— Bertrand! pourquoi lutter contre toi-même, pourquoi refuser ce
que nous avons toujours été prêts à t'offrir ? Tu as perdu ton père, tu n'as
plus de maman, le pays de ton enfance t'est défendu et tu voudrais que, te
sachant malheureux, nous te laissions repartir ? A Sainte-Enimie, tu étais
déjà presque notre fils... à présent tu l'es tout à fait. Comprends-tu ce que
cela veut dire?
Elle le pressa encore plus fort contre elle, tandis que les larmes
inondaient le visage de Bertrand.

(6) Omettre : ne pas faire ce que l'on


LES MOTS devait, soit par oubli, soit volontairement.
(1) Air hébété : air stupide de celui
qui semble ne pas comprendre. LES IDÉES
(2) Abasourdi : au sens propre, Quelle est la vraie pensée de Bertrand
assourdi par un trop grand bruit. Ici, signifie quand il regarde autour de la cuisine. Pense-t-
simplement, très étonné. il à lui ? Pense-t-il aux Chanac ?
(3) Foire allusion : faire comprendre Remplacez le mot « cadre » par un
quelque chose d'une manière détournée, autre dans la même phrase.
sans insister. Que veut dire Mme Chanac par ces
(4) Esquiva : Bertrand évita de mots : pourquoi lutter contre toi-même ?
répondre à la question. Pourquoi, devant Nadou et Bernard,
(5) // narra : il raconta (une Mme Chanac ne voulait-elle pas faire part de
rédaction s'appelle aussi une narration). ses doutes sur le récit de Bertrand ?

182
51 - QUE DEVIENDRA FINETTE?
Le lendemain, Bernard et Nadou venaient de partir pour leur dernier
après-midi de classe avant les vacances et Bertrand, encore éprouvé (i) par
ses tribulations (2) et ses émotions, venait de s'étendre sur le lit de
Bernard, quand la sonnette d'entrée grelotta. Il entendit Mme Chanac se
précipiter, ouvrir la porte, pousser une exclamation de joie. C'était M.
Chanac, il arrivait de Nancy, en avance sur l'heure annoncée, pour éviter à
sa femme une inquiétude inutile.
Quelques instants plus tard la porte de la chambre s'ouvrait à son tour
« monsieur l'ingénieur » serrait Bertrand dans ses bras.
— Ah ! par exemple ! quelle bonne, quelle magnifique
surprise !... Moi qui pensais, au cours d'une installation d'ascenseur dans
quelque ville normande, te surprendre dans ce village de Saint-Georges!
Sur quelle fusée interplanétaire es-tu donc arrivé?
— Pas sur une fusée, Pierre, fit Mme Chanac en riant, mais en pleine
nuit, encadré par deux agents, s'il te plaît.
— Comment ça?
Sur un ton volontairement badin, la mère de Nadou raconta le voyage
mouvementé de Bertrand puis, très rapidement, sous prétexte que son mari,
après sa longue course en voiture, était pressé de se restaurer et que
Bertrand, de son côté, devait se reposer, elle referma la porte de la
chambre.
Resté seul, Bertrand perçut des bruits familiers de vaisselle, puis ces
bruits cessèrent. M. et Mme Chanac parlaient à voix basse. Certainement,
il était question de lui. Mme Chanac devait raconter à son mari la petite
scène de la veille. La conversation dura longtemps ; la pensée que c'était de
son sort qu'on discutait, causa à Bertrand une nouvelle gêne.
Mais la porte se rouvrit. M. Chanac était devant lui, le visage
épanoui, souriant.
— Bertrand, fit-il sans ambages (3), ma femme vient de me dire tout
ce que tu lui as expliqué hier ; tu penses bien que je suis entièrement
d'accord avec elle. Si j'avais été là, je ne t'aurais pas parlé autrement. C'est
entendu, nous ne te laisserons pas repartir. Nous sommes petitement

183
logés, mais combien de Parisiens s'entassent, plus nombreux, dans des
pièces encore moins confortables... Tu me connais, Bertrand, j'aime les
situations claires et rapides. Tu vas sans plus tarder écrire aux Guérinel,
pour leur dire que tu ne reviendras plus chez eux...
Et comme le visage de Bertrand se fermait un peu, il précisa :
— Si, Bertrand, tu écriras toi-même... et la lettre doit partir ce soir car
demain dimanche et après-demain lundi, jour férié, il n'y aura pas de levée.
Tu as manqué de courage en n'osant dire où tu partais ; tu dois réparer cette
petite faiblesse. Naturellement, de notre côté, nous allons écrire à ces
fermiers ainsi qu'à ton frère. Sommes-nous d'accord?
Bertrand sourit.
— Je vous remercie, monsieur Chanac.
A nouveau seul dans la chambre de Bernard qui allait donc devenir
aussi la sienne puisque les deux garçons partageraient le même lit, il se mit
en devoir d'écrire cette lettre. Dès les premiers mots, il se trouva fort
embarrassé. A l'école, il avait appris qu'en écrivant à des gens connus on
devait dire « cher monsieur » ou « chère madame ». Ce « cher » lui parut
difficile ; ces gens, il n'avait jamais vraiment pu les aimer. Cependant, il
réfléchit. Après tout, les Guérinel n'avaient pas été plus durs avec lui
qu'avec leurs propres enfants. Avec l’éloignement, l'apaisement, ses
mauvais souvenirs s'estompaient (4) déjà. Ces paysans étaient rudes et
pauvres, mais pas méchants. Alors, il écrivit : « Chers Monsieur et
Madame,
« Je vous demande pardon de vous avoir caché la vérité. Je ne vous
écris pas de Guerville, mais de Choisy-le-Roi, dans la banlieue de Paris, où
je suis venu voir d'anciens amis de mon père. Mon frère est au courant. Je
pensais rester deux ou trois jours seulement, mais ces amis de ma famille
veulent me garder définitivement. »
A cet endroit, il s'arrêta à nouveau. Devait-il dire qu'il regrettait la
Hautière? Non, le mensonge serait trop évident. Alors il enchaîna :
« Vous avez sans doute deviné que Finette est partie avec moi. Je ne
voulais pas l'emmener ; elle m'a suivi malgré moi. Puis-je vous demander
de porter mes affaires au Café des Bocages. Mme Caniou les remettra au
chauffeur de la maison Duvivier, de Choisy-le-Roi... Quant à Finette, je
pourrai la confier à ce même chauffeur ; je vous demande, seulement de ne
pas la gronder ; ce n'est pas sa faute, elle s'était tant attachée à moi. »

« Bertrand Levasseur. »

184
N. B. — En même temps qu'à vous, j'écris à mon frère Joël pour le prévenir et lui
demander de vous régler mes deux semaines de pension du mois d'avril.

Sa lettre terminée, il poussa un soupir, puis regarda Finette immobile à côté


de lui.
- Ma pauvre Finette, fit-il en s'agenouillant pour glisser ses doigts dans
la longue fourrure, je vais rester... et toi tu retrouveras ta chaîne.
Il passa les bras autour du cou de la chienne pour lui montrer qu'il ne
l'oublierait pas, mais il avait beaucoup de peine. Il la serrait contre sa
poitrine, lui parlait comme à un ami, quand Mme Chanac entra.
— Je te croyais en train d'écrire? II se releva vivement.
— Ma lettre est finie, madame Chanac, la voici!
Elle prit la feuille et Iut3 puis son regard se porta vers Finette qui
cherchait sa main pour la lécher.
— Pauvre bête, fit-elle, tu l'aimes donc tant, notre Bertrand? Finette
approuva d'un grand battement de queue, comme si elle avait compris, puis
elle tendit l'oreille à un nouveau coup de sonnette. Bernard et Nadou
rentraient de l'école, joyeux d'être en vacances pour quinze jours,

185
joyeux de retrouver leur père. Après de sonores embrassades, ils se
précipitèrent dans la chambre.
— Chic! s'écria Bernard, papa vient de me l'annoncer, tu restes avec
nous, Bertrand!
— Chic! répéta Nadou en lui sautant au cou. Puis, apercevant la
chienne :
— Et Finette aussi, elle reste?
Mme Chanac hocha la tête, perplexe (5).
— Oh ! maman, s'indigna Nadou, elle ne va pas repartir là-bas ?
D'abord, Bertrand me l'a dit, on la corrigeait à grands coups de pied. Et il m'a
dit aussi que certainement, si elle ne revenait pas, les fermiers ne la
réclameraient pas, n'est-ce pas Bertrand?
Le petit Normand rougit un peu, mais dut reconnaître, qu'en effet, il
avait bien dit cela.
— Evidemment, fit Mme Chanac, mais Finette n'est tout de même pas à
nous.
— Nous pourrions Tacheter, proposa Bernard, les fermiers nous la
vendraient peut-être, qu'en penses-tu Bertrand?
Bertrand eut un petit sourire qui en disait long.
— Avec de l'argent, je crois qu'on peut obtenir beaucoup des Guérinel.
— Alors, elle restera ici!
Folle de joie, Nadou se précipita vers son père.
— Papa! Finette reste aussi; avec Bernard, nous lui construirons une
niche dans la cour. Le jeudi et le dimanche, nous la promènerons au bord de
la Seine, tu veux bien, dis papa?
Et Finette, comprenant à la mine joyeuse des êtres qui l'entouraient,
qu'on venait de lui choisir un sort heureux, se mit à gambader, à sauter après
l'un, après l'autre, poussant de petits grognements de satisfaction.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Eprouvé : fatigué par les épreuves. Pourquoi a-t-on mis « monsieur
(2) Tribulations : aventures l'ingénieur » entre parenthèses ?
malheureuses et fatigantes. M. Chanac fait-il bien d'obliger
(3) Sans ambages : sans prendre Bertrand à écrire lui-même la lettre aux
de précautions, tout de suite. Guérinel ?
(4) S'estompaient ; devenaient moins Pourquoi Mm" Chanac reste-t-elle
précis, plus vagues, s'effaçaient. perplexe au sujet de Finette?
(5) Perplexe : indécis, qui ne Qu'est-ce qu'un sourire qui en dit
sait que penser, que faire, que dire, long?
embarrassé entre deux solutions. Pourquoi les Chanac, finalement,
décident-ils de garder Finette ?

186
52 - A LA DÉCOUVERTE DE PARIS

Le soleil s'était levé, glorieux, au-dessus des brumes de la Seine,


annonçant un splendide dimanche de Pâques. Bertrand se sentait heureux.
Tout était désormais clair pour lui. Et, la veille au soir, en réponse à sa
lettre, n'avait-il pas reçu des fermiers de la Hautière la permission de
garder Finette?
Ce matin-là, il se leva de bonne heure, avec Bernard, pour construire
avec de vieilles caisses une niche où, désormais, la brave bête descendrait
dormir dans la courette. Bernard lui aussi était ravi. Finette lui rappelait le
chien qui avait partagé ses ébats à Sainte-Enimie.
Quant à Nadou, elle se montrait peut-être encore plus heureuse...
mais pour une tout autre raison. Déjà coquette, elle considérait que
promener un chien en ville est une sorte d'élégance.
Pour ce jour de Pâques et pour fêter le retour de Bertrand, Mme
Chanac avait mis les petits plats dans les grands (1). Nadou était elle-
même allée chez le pâtissier choisir les gâteaux préférés de chacun.

187
Au moment de passer à table, Mme Chanac attira Bertrand à l'écart.
— Vois-tu, Bertrand, à partir de maintenant, je serais si heureuse
que tu ne me dises plus « madame » mais tout simplement « maman »
comme Nadou et Bernard.
Il rougit, les larmes lui montèrent aux yeux et il se jeta à son cou.
Maman! c'était donc vrai ; il possédait à nouveau un foyer, des
parents... comme les autres. A Guerville, et surtout à Saint-Georges, il
s'était senti si seul dans la vie. Oh! oui, après sa vraie mère, nulle autre ne
méritait mieux d'être appelée maman.
A table, plus que les déploiements de l'excellente cuisine, il apprécia
l'atmosphère sereine (2) de cette réunion familiale. Il se souvint que l'année
précédente, c'était déjà avec les amis de son père qu'il avait fêté Pâques. Un
an déjà! Que de malheurs, que de jours noirs, entre temps!... Et pourtant, à
présent, il avait à peine l'impression d'avoir quitté Bernard et Nadou, tant le
vide de la séparation avait été vite comblé.
Le repas achevé sur une bouteille de mousseux dont le bouchon, en
sautant au plafond, effraya Finette, Pierre Chanac déclara :
— Une journée comme celle-ci ne s'achève que par une belle
promenade. Où aimeriez-vous aller, mes enfants?
— A Orly, voir les avions, lança Bernard.
— Cueillir des primevères dans la vallée de Chevreuse, s'écria
Nadou!
— Et toi, Bertrand, demanda Mme Chanac? Bertrand sourit.
— Oh! moi, tout me fera plaisir.
— Tu n'as vraiment pas une préférence?... voir par exemple Paris
que tu ne connais pas encore?
— Si, maman, approuva vivement Nadou, en renonçant
spontanément (3) à ses primevères, il nous l'a dit, il aimerait voir la tour
Eiffel !
— C'est vrai, reprit Bernard, d'ailleurs nous pourrons aller à Orly un
autre jour, à pied, puisque c'est tout près.
— Alors, en route pour Paris!
Un moment plus tard toute la famille, y compris Finette, quittait la
rue Petite-Duchesse dans la nouvelle voiture de M. Chanac, mise à sa
disposition par la société qui l'employait.
Paris ! Enfin Bertrand allait vraiment découvrir la capitale. De la
grande cité, il n'avait gardé que deux souvenirs : la cohue de la gare Saint-
Lazare et le fameux portillon du métro. La voiture partit à vive allure sur
une large artère bordée de maisons plutôt laides et d'usines.

188
- Toute cette banlieue est très populeuse, expliqua M. Chanac, mais
aujourd'hui, un dimanche de Pâques, tout le monde est parti à la campagne.
— Comme je comprends ceux qui fuient les fumées et les odeurs
d'essence, soupira Mme Chanac, pour elle-même.
Bertrand, lui, regardait de tous ses yeux, tandis que Finette, le
museau à hauteur de la portière, avait l'air de se dire :
- Que de fermes!... que de fermes!... mais pourquoi ne voit-on ni
vaches, ni veaux, ni cochons, ni poules?
A plusieurs reprises, trouvant le trajet très long, Bertrand demanda :
— Sommes-nous, à présent, dans Paris?
— Pas encore, nous traversons seulement Ivry.
Enfin on atteignit la porte de Choisy, puis la place d'Italie qui parut
très grande à Bertrand.
- Puisque la circulation est si réduite, proposa M. Chanac, nous
allons passer par la rive droite, au moins Bertrand verra le centre de la
capitale.
La voiture s'engagea sur une large avenue et, de là, sur une autre
encore plus large ; puis elle descendit un boulevard.
Le boulevard Saint-Michel, souligna Mme Chanac, que les étudiants
appellent le Boul-Mich. Aujourd'hui il est désert, mais en temps ordinaire,
que de jeunesse!

189
Enfin on atteignit les quais de la Seine.
— Bertrand regarde à droite, s'écria Nadou, Notre-Dame!
— Bertrand, à gauche, le Palais de Justice!
Le malheureux ne savait où donner des yeux. Plus loin, c'était la tour
Saint-Jacques, le Palais du Louvre. Que de fois le petit Normand avait
contemplé ces monuments sur des images! Il les reconnaissait à peine.
Notre-Dame, toute baignée de soleil, lui paraissait infiniment plus belle
que sur les photos, même en couleurs, par contre le Louvre plus grand et
plus triste, avec ses pierres noires. Tout de même, il se sentait très fier
d'entrevoir ces merveilles.
Suivant l'interminable rue de Rivoli aux célèbres arcades, la voiture
déboucha enfin sur la place de la Concorde où un feu rouge l'obligea à
stopper.
— Bertrand! hurla tout à coup Bernard en serrant, à l'écraser, le bras
de son camarade... là-bas devant toi!
Le petit Normand écarquilla (4) les yeux et, tout à coup, découvrit
au-dessus des arbres une grêle (5) silhouette grise pointée vers le ciel.
— La tour Eiffel!
Tout enfant, il s'était imaginé que le jour où cette tour qui fut
longtemps la plus haute du monde, surgirait devant ses yeux, il
s'évanouirait de saisissement. Eh bien non! le choc n'était pas celui qu'il
espérait.
— C'est curieux, dit-il d'une voix un peu déçue, je la croyais plus
grande.
— Eh! bien, mon vieux, fit Bernard, vexé, je me demande ce qu'il te
faut pour t'impressionner ; tu verras tout à l'heure quand nous arriverons au
pied.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Mettre les petits plats dans les Pourquoi promener un chien en ville
grands : préparer un bon repas, bien servi. peut-il être un signe d'élégance, alors que ce
(2) Sereine : calme, paisible. n'est pas le cas à la campagne ?
(3) Renonçant spontanément : Quelle différence faites-vous entre
renonçant sans qu'on le lui demande, populaire et populeux. Employez chacun de
d'elle-même. ces deux mots dans une phrase.
(4) Ecarquilla : ouvrit les yeux Que pensez-vous de la réflexion de
très grands. Mme Chanac sur les gens qui quittent la ville ?
(5) Grêle : mince, maigre. Qu'en concluez-vous ?

190
53 - LA TOUR EIFFEL

Bernard avait raison. Si, de loin, la tour Eiffel n'est qu'une fine pointe
au-dessus des toits de Paris, du Champ-de-Mars, toute sa haute taille lui est
restituée (i).
Comme la voiture retraversait la Seine sur le pont d'Iéna, Bertrand
dut se tordre le cou, à la portière, pour apercevoir, en son entier, la
gigantesque dentelle de fer.
— Je te l'avais bien dit, qu'elle t'épaterait, triompha Bernard.
La voiture rangée le long d'une avenue voisine, nos amis s'avancèrent
à pied jusque sous l'édifice dont les quatre piliers parurent énormes à
Bertrand. Près de ces piliers, de longues files de gens attendaient.
— Que font-ils ? demanda Bertrand.
— Eh ! bien, ils patientent devant les guichets, avant de grimper là-
haut, par les ascenseurs.
— Et nous, dit vivement Nadou, est-ce que nous allons y monter
aussi ?
— Oh ! oui, papa, renchérit Bernard, de là-haut la vue doit être
formidable.
Le petit Normand s'étonna de ce qu'ils n'eussent encore jamais fait
cette ascension, la tour Eiffel ayant toujours été, pour lui, le plus
extraordinaire monument de Paris.
— C'est que, expliqua Mme Chanac, nous ne sommes pas Parisiens
depuis longtemps... et puis, il faut l'avouer, on ne peut guère considérer la
tour Eiffel comme une construction très esthétique (2). Ses visiteurs sont
surtout les provinciaux et encore plus les étrangers. Tiens, écoute plutôt...
Ils étaient arrivés près d'une des files d'attente. Visiblement, les
curieux qui la composaient n'étaient pas en majorité des Français comme
leur tenue, leur jargon (3) en témoignaient.
— Ceux-ci, expliqua Mme Chanac sont des Hollandais... et ceux-ci,
rosés et blonds, avec leur caméra en sautoir, des Allemands. Les
Allemands aiment notre Tour, parce qu'elle est « kolossale », comme ils
disent... Et ce

191
groupe, plus loin, avec ces vestes bariolées, des Américains
certainement. Quant aux deux dames brunes qui, elles, parlent français, en
roulant des « r », je parierais qu'elles arrivent de Tarbes ou de Toulouse.
Tout en bavardant, nos amis s'étaient joints à la file mais, vu sa
longueur, ils risquaient d'attendre longtemps.
— Si vous vous en sentez le courage, proposa M. Chanac, nous
ferons l'escalade à pied.
— Bonne idée, s'écria Bernard, toujours prêt à dépenser ses forces.
— Et nous nous amuserons à compter les marches, ajouta Nadou.
Ils se dirigèrent vers un autre pilier de la Tour d'où s'élevait un
escalier.
— Si vous permettez, dit Mm<1 Chanac, je resterai en bas avec
Finette. La montée à pied ne m'effraie pas, mais je crains le vertige.
— Oh! fit Bertrand en riant, le vertige? Vous qui avez été hôtesse de
l'air?
— Cela te surprend, n'est-ce pas ? Sache qu'en avion, où rien ne
vous relie à la terre, on n'éprouve jamais cette désagréable sensation.
Ils la laissèrent donc, avec Finette qui eut l'air de se demander si son
petit maître ne l'abandonnait pas à nouveau.
Les trois enfants étaient ravis ; ils avaient l'impression de partir à
l'assaut de l'Himalaya. Naturellement, Bernard s'élança le premier sur
l'étroit escalier de fer, à claire-voie, et disparut dans les hauteurs
métalliques. Précédant M. Chanac, Bertrand et Nadou s'élevaient plus
lentement, Nadou comptant consciencieusement les marches : vingt-huit...
trente-neuf... Déjà, ils dominaient les toits des plus hautes maisons...
cinquante-six... soixante-douze... Ils dépassaient nettement la colline de
Chaillot, de l'autre côté de la Seine. Quatre-vingt-trois... quatre-vingt-
seize... Cela devenait monotone de compter, en ayant toujours peur de se
tromper. Au diable les marches fit Nadou en riant!
— Tu as raison, fit son père, je crois, qu'au total, tu en trouverais
près de deux mille...
Et l'ascension se poursuivit, avec de brefs arrêts pour souffler. Ils ne
rejoignirent Bernard qu'à la première plate-forme où, en nage, essoufflé, il
attendait, assis sur une marche. Les dimensions de cette plate-forme,
impressionnèrent Bertrand. Comment, de loin, supposer qu'elle était assez
vaste pour abriter boutiques, cafés et restaurants? Ils avaient le sentiment
d'avoir déjà réalisé une véritable ascension, cependant, comme ils
l'apprirent, ils ne se trouvaient qu'à cinquante-sept mètres au-dessus du
Champ-de-Mars.

192
193
— Tant pis, déclara Bernard, il faut aller jusqu'au bout! Lorsqu'une
bonne demi-heure plus tard, la dernière marche les déposa
sur la dernière corniche, ils étaient tous quatre dans un bel état. M.
Chanac se tenait la poitrine où son cœur battait la breloque (4), Bernard
avait pris un point de côté qui le faisait grimacer, Bertrand était plus rouge
qu'une écrevisse et Nadou pâle comme un linge.
— Vraiment, c'est trop haut, murmura la fillette en s'effondrant. J'ai
cru que je n'arriverais jamais au bout.
Il leur fallut dix bonnes minutes pour reprendre leurs sens. Alors ils
purent contempler l'immense, le prodigieux, l'inoubliable panorama qui,
des rives de la Seine, fuyait jusqu'aux confins (5) de l'Ile-de-France. Pris
par le grand silence qui planait au-dessus de l'énorme et bruyante cité, ils
n'osaient plus parler. Dans leur regard, ils tenaient tout Paris : le fil d'argent
de la Seine, les blancheurs de Montmartre, les innombrables coupoles,
tours et clochers ; ils tenaient le cœur palpitant de la France et l'émotion
serrait leurs gorges.
Soudain, dans ce silence aérien, sur cette fragile passerelle perdue
dans le ciel, Bertrand sentit remonter en lui, cette impression de solitude
qu'il avait connue à Saint-Georges. Un instant, il se crut enlevé à ceux qui
l'aimaient, comme un oiseau qui ne retrouve plus son nid. Un nuage de
tristesse passa devant ses yeux.
— Qu'as-tu, Bertrand? demanda Nadou en prenant sa main.
Il tressaillit, regarda sa petite camarade, comprit qu'il venait, tout
éveillé, de faire un mauvais rêve ; alors il sourit.
— Je n'ai rien, Nadou, je suis heureux...

LES MOTS (5) Aux confins : aux limites de l'Ile-


(1) Restituée : sa hauteur lui est de-France.
«rendue »,
comma si l'éloignement la lui LES IDÉES
avait volée. Pourquoi le mot « kolossale » est-il
(2) Esthétique : belle, harmonieuse. entre parenthèses ?
(3) jargon : mauvais langage, Mme Chanac ne paraît pas apprécier
langage estropié. Une langue étrangère beaucoup la beauté de la tour Eiffel. Essayez
donne souvent l'impression d'une déformation de trouver quelques raisons.
de sons connus. Recherchez dans un dictionnaire ce
(4) Battre la breloque : son cœur qu'on dit de l'ingénieur Eiffel et de ses travaux.
battait vite et irrégulièrement comme une Expliquez plus clairement ce que Bertrand a
mauvaise batterie de tambour. (Autrefois la pu éprouver au sommet de la Tour.
breloque était une batterie de tambour Sur un plan de Paris, suivez l'itinéraire
annonçant la rupture des rangs.) emprunté par M. Chanac.

194
54 - AUTRES DECOUVERTES
Après coup, son empressement à vouloir tout de suite voir la tour
Eiffel, avait laissé Bertrand confus. La remarque de maman Chanac, que la
tour Eiffel n'était pas une construction esthétique et que seuls, les
provinciaux et les étrangers s'y intéressaient, lui était restée sur le cœur (i).
Ainsi il s'était conduit comme un petit ignorant qui ne sait pas reconnaître
ce qui est beau. Il avait obligé papa Chanac à passer très vite devant de
beaux monuments, pour aller voir cette grande carcasse de fer.
Certainement, il était injuste ; la Tour a son charme, et depuis si
longtemps, elle fait partie du visage de Paris... mais Bertrand était ainsi,
passant d'un enthousiasme à une déception, d'un emballement à un regret.
Pour se racheter à ses propres yeux, le surlendemain, il demanda à
Nadou et à Bernard :
- Si nous retournions dans Paris, tous les trois, croyez-vous que
maman Chanac nous laisserait aller seuls ?

195
— Parbleu, fit Bernard, nous ne sommes plus des nourrissons!
Ils partirent donc tous les trois, sans Finette cette fois. C'était presque
un vrai voyage, puisqu'il fallait d'abord prendre le train, ensuite le métro.
Ah ! le métro ! Bertrand en avait gardé un souvenir trop précis.
Comme ils débouchaient sur un quai en franchissant un portillon
automatique, il ne peut s'empêcher de sourire.
— Qu'as-tu? fit Nadou.
Il conta son aventure de l'année précédente. Nadou se mit à rire aux
éclats en le regardant, puis en regardant son frère.
— Qu'as-tu? demanda Bertrand, à son tour.
— C'est que, figure-toi, la même mésaventure est arrivée à Bernard,
il y a deux mois... Vraiment, pour des garçons soi-disant débrouillards,
vous n'êtes pas très forts!
Et elle rit encore de bon cœur. Bernard ne protesta pas, mais pensa
que les filles ont parfois la langue bien longue.
Quand ils remontèrent à la surface, ils se trouvèrent en plein cœur de
Paris, sur le bord de la Seine, face à Notre-Dame, non plus dorée par le
soleil comme l'autre jour, mais baignée d'une douce lumière, presque
bleue, plus belle encore.
En flânant, ils parcoururent l'île de la Cité, berceau de la grande ville.
Puis ils gagnèrent le Palais du Louvre, beaucoup plus imposant, plus noble
que vers la rue de Rivoli. Ainsi ils arrivèrent au jardin des Tuileries où
Nadou voulait montrer à Bertrand les massifs de fleurs. Le petit Normand
était conquis, et si heureux qu'il demanda à revenir à pied jusqu'à la Cité où
les boîtes des bouquinistes (2), sur le parapet des quais, l'attiraient
particulièrement.
— Pourquoi perdre ton temps devant ces boîtes, fit Bernard, devant
ces vieux bouquins qui ont traîné dans toutes les mains!
De vieux livres, certes, mais pour Bertrand, des livres tout de même.
Que de trésors ainsi offerts aux quatre vents!
Le soir, ils rentrèrent fourbus, mais Bertrand se promit bien, avant la
fin des vacances, de revenir au moins une fois dans ces quartiers pleins
d'attrait.
En attendant, ainsi que l'avait proposé Bernard avec enthousiasme,
on irait voir les avions à l'aérodrome d'Orly, tout proche.
Le temps s'étant remis au beau, ils s'y rendirent dès le lendemain, à
pied, avec Finette qui, heureuse de retrouver un peu de campagne,
gambadait dans l'herbe comme une petite folle.

196
- Tu verras, avait dit Bernard en partant, c'est formidable!
Pour une fois, le mot favori de Bernard n'était pas excessif. Si, de
Paris, Bertrand gardait une impression de noblesse et d'harmonie, ici tout
était simplement prodigieux. De la terrasse qui domine l'aérogare, ils
assistèrent à l'arrivée et au départ des longs courriers aériens. Un avion
arrivait de Suède ou d'Amérique, un autre s'envolait pour le Congo ou le
Japon. En quelques heures leurs passagers avaient franchi ou franchiraient
des milliers de kilomètres, survolant des dizaines de pays, et cela sans
heurt, sans danger, comme dans un confortable wagon. Que le monde
devenait petit!...
Au moment où ils allaient quitter la terrasse, ils eurent la chance
d'assister au départ d'un énorme quadriréacteur (3), dernier modèle de
l'aviation américaine, à destination de New-York. Cent quatre-vingts
passagers, neuf cents kilomètres à l'heure ; moins de six heures pour
traverser l'Atlantique alors que les plus rapides paquebots mettent plus de
quatre jours! N'y avait-il pas de quoi laisser rêveuse l'imagination la plus
hardie?
- Ah! quand je pense que maman a renoncé à tout cela, soupira
Bernard, en voyant l'hôtesse de l'air monter à bord, je ne la comprendrai
jamais...

197
— Bien sûr, fit Nadou, toi tu parles en garçon, il n'y a que la vitesse
qui t'intéresse, moi je comprends maman... et toi, Bertrand?
Bertrand soupira, embarrassé. Bernard avait raison, mais maman
Chanac aussi. Il avait trop souffert pour ne pas penser qu'il est bien
agréable d'avoir un chez soi où l'on peut revenir souvent, très souvent.
Mais il n'eut pas le loisir de réfléchir longtemps à ce grave problème.
Tout à coup, il s'aperçut que Finette, jusqu'alors tapie (4) entre ses jambes,
effrayée par ces grands oiseaux bruyants qui n'avaient rien de commun
avec ceux de la Hautière, avait disparu.
Ils dégringolèrent de la terrasse à sa recherche. Pas de Finette ! Ils
explorèrent en courant les abords de l'aérogare ; en vain.
— Mon Dieu ! s'écria Nadou, prête à pleurer, elle s'est sauvée, nous
ne la retrouverons pas...
Comme ils désespéraient de la revoir, un porteur de bagages leur
signala avoir aperçu un chien hirsute, se fourrant sous une auto en
stationnement sur le parking.
A quatre pattes, ils fouillèrent des yeux les dessous des véhicules et
Nadou, folle de joie, découvrit la malheureuse Finette qui, terrorisée,
insensible aux appels, n'osait quitter son refuge.
— Pauvre Finette, fit-elle en la serrant contre elle, toi aussi tu aurais
donné raison à maman...

LES MOTS LES IDÉES


(1) Lui était restée sur le cœur : il Expliquez l'expression : la tour Eiffel
n'avait pas oublié la remarque de Mme Chanac fait partie du visage de Paris.
qui lui avait causé quelque peine. Pourquoi l'auteur dit-il : l'île de la Cité,
(2) Bouquinistes : marchands de berceau de la grande ville ?
vieux livres. Bouquin vient du mot anglais « Que pensez-vous de la remarque de
book » qui signifie livre. Bernard devant les marchands de livres ?
(3) Quod ri-réacteur : appareil à Employez dans une phrase
quatre moteurs à réaction. l'expression : « n'avoir rien de commun avec ».
(4) Tapie : couchée, en
s'aplatissant sur le sol.

198
55 - NOUVELLE BROUILLE

Et déjà les vacances touchaient à leur fin. Pour Bertrand, elles


avaient été le consolant oubli de ses malheurs. La perspective de reprendre
la classe dans un décor nouveau ne l'effrayait pas. Hélas! maman Chanac
n'avait pas prévu les nouveaux remous que cette rentrée allait produire.
Un jour, tandis que Bernard faisait une démonstration de patins à
roulettes, sur le trottoir, aux gamins du quartier, et que Nadou était partie
faire les commissions, Mme Chanac prit Bertrand à part :
— Cet après-midi, tu m'accompagneras à l'école où j'irai te faire
inscrire. A ce sujet, je voudrais te parler de Bernard, Tu te souviens qu'à
Sainte-Enimie, grâce à toi, il était devenu plus travailleur. Hélas ! après ton
départ, cela n'a pas duré longtemps. Il s'est remis à fréquenter son ancien
camarade, le grand Rico, qui n'était pas un mauvais garçon, bien sûr, mais
dont la compagnie ne lui valait rien. Quand nous sommes venus ici, j'ai cru
que dans une école de ville, où les élèves de tous âges ne sont pas
mélangés comme à la campagne, une bonne émulation (1) l'inviterait à
travailler davantage. Le contraire s'est produit. Dans ces classes
surchargées, les maîtres n'ont pas la possibilité de s'occuper de chacun en
particulier. Moins harcelé qu'à Sainte-Enimie où M. Meyrieu passait son
temps à l'aiguillonner, notre bon gros Bernard s'est laissé vivre. Ses
dernières notes, en particulier, ont été lamentables... Alors, Bertrand, je
compte sur toi pour lui redonner un peu de goût à l'étude. Ton influence sur
lui avait été si bonne. Tu l'aideras, par exemple, le soir, à faire ses devoirs.
Vous étudierez vos leçons ensemble, comme autrefois. En un mot, tu lui
serviras de modèle.
Bertrand sourit, un peu gêné par ce compliment.
— Maman Chanac, je ferai tout ce que je pourrai, vous pouvez
compter sur moi.
Mme Chanac l'embrassa pour le remercier puis, s'étant engagée sur le
chemin des confidences (2), elle poursuivit :

199
200
201
— Vois-tu, Bertrand, en quittant la Lozère, j'espérais beaucoup pour
lui ; je me suis trompée... comme je me suis trompée sur beaucoup d'autres
choses. Oh! je ne parle pas de ce logement trop petit, mal exposé, mais de
mon mari. Moi qui souhaitais tant avoir désormais une vraie vie de famille!
Quand nous sommes arrivés, on lui avait dit qu'il s'occuperait des
installations en banlieue, qu'il pourrait rentrer à la maison presque chaque
soir... et puis, comme à Sainte-Enimie, il est absent toute une semaine,
quand ce n'est pas davantage, et j'ai, en plus, le souci de le savoir
constamment sur les routes. Ainsi tu vois, Bertrand, la vie n'est faite que
d'illusions et de désillusions, tu dois bien comprendre cela, toi...
— Oui, maman Chanac, je comprends.
Elle tourna la tête pour cacher une larme, puis envoya Bertrand au
devant de Nadou pour l'aider à porter le panier à provisions.
L'après-midi, comme convenu, elle alla donc faire inscrire Bertrand à
l'école : une école de dix-sept classes, grande par ses effectifs (3) mais
hélas, bien exiguë (4), bien resserrée, avec sa petite cour sans arbres,
encadrée de hauts murs.
— Cet enfant a perdu ses parents, expliqua-t-elle au directeur,
désormais il vivra chez nous. Malgré ses malheurs, il a toujours été
excellent élève, meilleur élève que mon propre fils, ajouta-t-elle après une
petite hésitation.
Le directeur feuilleta les cahiers que Bertrand avait apportés, hocha
la tête en signe d'approbation.
— Je vois, fit-il, cahiers bien tenus, bon niveau. Nous le mettrons en
deuxième B.
Mme Chanac regarda le directeur.
— Pas dans la classe de mon fils? Embarrassé, le directeur se frotta
le menton.
— Evidemment, ils sont du même âge, vous auriez préféré... mais
ici, toutes nos classes sont homogènes quant au niveau (5).
Mme Chanac demeura interdite.
— Evidemment, reprit-elle à son tour.
Elle n'ajouta rien. Ainsi Bertrand fut inscrit sur le registre de la
deuxième B, c'est-à-dire, la classe au-dessus de celle de Bernard.
Mme Chanac avait tout prévu, sauf cette complication. Sur le chemin
du retour, elle se demanda comment Bernard allait prendre la chose. L'an
dernier, les deux enfants avaient travaillé côte à côte, aux mêmes devoirs.
Les séparer, c'était placer Bernard dans un état d'infériorité, qui était le

202
sien, certes, mais qui le blesserait. Il ne manquerait pas d'en vouloir à
Bertrand de l'avoir distancé, d'être le témoin de son insuffisance. Cette crainte
lui donna brusquement envie de retourner voir le directeur pour lui demander
de mettre quand même Bertrand dans l'autre classe. Mais non, ce n'était pas
possible ; elle ne pouvait pas sacrifier Bertrand. Mon Dieu! que ce problème
était donc difficile à résoudre!
En apprenant qu'ils ne seraient plus ensemble, Bernard ne manifesta
aucun dépit, comme si cela le laissait indifférent. Etait-ce vraiment de
l'indifférence? ou bien, garçon à l'esprit pratique, ne pensait-il simplement
qu'à jouir des derniers jours de vacances?
Plutôt cela, car le matin de la rentrée, lorsque les deux camarades se
séparèrent sur les rangs, Bernard mesura subitement sa déchéance (6) et jeta
vers Bertrand un regard de réprobation.
A midi, à table, il cacha mal sa mauvaise humeur, sans cependant la
laisser éclater. Mais le soir, à l'heure du coucher, au lieu de bavarder comme
d'ordinaire avec Bertrand, il éteignit tout de suite la lampe en disant :
— Bonsoir, monsieur le savant!
Et il lui tourna le dos.

LES MOTS Bernard n'avait pas le droit d'être


(1) Emulation : désir d'égaler les considéré comme un bon élève.
autres et même de les dépasser.
(2) Confidences : soucis, LES IDÉES
préoccupations, projets que l'on confie Que signifie s'engager sur le chemin
seulement a une personne qu'on aime, en des confidences ?
qui on a confiance. Pourquoi Mme Chanac fait-elle
(3) Les effectifs : le nombre volontiers ses confidences à Bertrand ?
d'élèves à l'école. Le verbe blesser n'est pas employé au
(4) Exiguë : très petite. sens propre, employez-le vous aussi dans une
(5) Homogènes : dont tous les phrase où il aura le même sens qu'ici.
éléments se ressemblent. Tous les élèves Que pensez-vous du mot de Bernard :
des classes étaient au même niveau. bonsoir monsieur le savant. Comment
(6) Déchéance : c'est la perte de son l'interprétez-vous ?
autorité, de ses droits ou de sa bonne
réputation.

203
56 - DU NOUVEAU !

Après une bouderie de deux jours (ce qui était beaucoup pour
Bernard), le frère de Nadou avait accepté la situation en se disant :
— Au moins, puisque nous ne sommes plus dans la même classe, on
n'aura plus envie de me comparer à Bertrand, et on me laissera tranquille.
Il s'était donc réconcilié avec le petit Normand et ne lui tournait plus
le dos, le soir, en se couchant.
Il faut dire aussi que, depuis quelques jours, les trois enfants étaient
assez intrigués. La dernière fois qu'il était rentré à Choisy, entre deux
installations d'ascenseurs, M. Chanac s'était montré très préoccupé. Il avait
eu de longues, très longues conversations avec sa femme.
— Il se mijote (i) du nouveau dans la maison, déclara Nadou, papa
n'avait pas son air habituel quand il est venu et vous n'avez pas remarqué
qu'il arrive maintenant à maman de chantonner en faisant sa vaisselle?
— Que pourrait-il donc se produire chez nous? demanda Bernard.
— Je ne sais pas... mais voyez plutôt ce que j'ai trouvé par terre,
dans la cuisine, hier soir.
Elle tendit un prospectus (2) au dos duquel la main de papa Chanac
avait tracé un étrange dessin, en forme de rectangle, dars lequel
s'inscrivaient d'autres petits rectangles, des ronds, avec des indications de
chiffres.
— Qu'est-ce que c'est ? fit Bernard.
— Quand j'ai ramassé ce papier, je l'ai montré à maman. Elle a eu
l'air un peu gênée et m'a dit que papa s'était sans doute amusé à griffonner
un plan d'installation d'ascenseur, mais pour moi, c'est autre chose.
Tous trois examinèrent le croquis, le tournant dans tous les sens.
— Curieux, fit Bertrand, on dirait plutôt le plan d'un appartement,
avec l'emplacement des meubles.
— C'est vrai, approuva Bernard.

204
— Alors, conclut Nadou, nous allons peut-être déménager. Cela n'aurait
rien d'étonnant, maman se plaît si peu ici, mais pour aller où ?
Maman Chanac ayant éludé (3) toute nouvelle question, les enfants
attendirent avec impatience le retour de « M. l'ingénieur », comme disait
toujours Bernard avec une petite pointe d'ironie qui n'était au fond qu'une
admiration dissimulée.
Le voile du mystère se déchira, un dimanche à midi. Toute la famille était
à table quand M. Chanac déclara avec le sourire : .
— Mes enfants, nous avons une nouvelle à vous annoncer. Nous allons
prochainement quitter Choisy-le-Roi.
Les trois enfants firent un « ah! » d'étonnement, puis se lancèrent un furtif
regard complice.

205
— Pour aller où, demanda Bernard?
— Devinez?
Ils se mirent à chercher.
-Tu as trouvé une maison plus confortable, dans une autre banlieue ?
— Non.
— Nous allons repartir à Sainte-Enimie ?
— Pas davantage.
— Alors nous habiterons une grande ville de province, comme Lyon ou
Bordeaux?
— Non plus.
Cette fois, les enfants demeurèrent très intrigués et Nadou, pourtant si
perspicace (4), ne sut traduire le petit sourire de sa mère.
— Alors, nous donnons notre langue au chat. Il y eut un silence puis papa
Chanac annonça :
— Eh! bien, désormais, nous habiterons partout et nulle part... Nous
allons vivre comme les nomades (5), en roulotte.
Pendant quelques instants, les enfants se demandèrent s'ils avaient bien
entendu, si papa Chanac ne plaisantait pas. Puis, le premier, Bernard explosa :
— Une roulotte!... personne n'y avait pensé... c'est formidable.
— Extraordinaire!
— Merveilleux, ajouta la petite voix de Nadou!
Les premières émotions dissipées, papa Chanac reprit, la voix plus grave :
— Oui, nous allons vivre en roulotte, ou plutôt en caravane, comme on
dit aujourd'hui ; ce n'est pas à la légère que nous avons pris cette décision. Nous
avons étudié tous les problèmes, pesé tous les avantages, tous les inconvénients.
Ceux-ci sont nombreux. Pour vous, mes enfants, il y aura le problème des
études. Vous allez travailler seuls, sous la surveillance de votre mère. Pour
Bertrand et Nadou je ne m'inquiète guère, mais toi, Bernard, il faut absolument
que tu rattrapes le temps perdu, c'est-à-dire que, d'ici la fin de l'été, tu aies
rejoint Bertrand. Tu m'entends bien, Bernard, c'est de toi que dépend la suite de
cet essai... car il s'agit d'un essai. Tu es intelligent, ce n'est qu'une question de
volonté de ta part et même, simplement, de bonne volonté.
La voix grave et ferme de M. Chanac émut son fils.

206
- Je te promets, papa. Je suis trop content ; je t'assure que je vais
m'appliquer, comme jamais je ne l'ai fait.
Spontanément, les larmes aux yeux, il se jeta dans les bras de son père.
— C'est vrai, papa, tu peux me faire confiance!
Ce nouvel instant d'émotion apaisé, Pierre Chanac raconta comment un
hasard lui avait donné cette idée de vie nomade qui, à vrai dire, le hantait depuis
qu'il savait sa femme si peu tranquille, seule, à Choisy. Cela se passait à Nancy.
L'architecte de l'immeuble où la Société générale des Ascenseurs installait deux
appareils, venait de mourir. Sa veuve cherchait à vendre, ou tout au moins à
louer, une roulotte presque neuve, que Pierre Chanac était allé voir. Les
dimensions, le confort, les perfectionnements de cette maison roulante, conçue
(6) pour une famille de quatre ou cinq personnes, l'avaient séduit.
— Tenez, fit-il, en sortant de sa poche une photographie, la voici! Les
enfants se précipitèrent.
— Formidable! s'écria Bernard, résumant l'admiration générale, une vraie
villa sur roues... et quelle villa, s'il vous plaît!

LES MOTS (6) Conçue : créée, organisée,


(1) Mijote : au sens propre mijoter aménagée.
signifie cuire lentement, à petit feu. Ici, au
sens figuré : quelque chose qui est en train de LES IDÉES
se préparer lentement. Que nous indique sur le caractère de
(2) Prospectus : papier sur l'enfant, la remarque entre parenthèses « ce
lequel est imprimée une réclame pour un qui était beaucoup pour Bernard ».
produit, un appareil quelconque. Expliquez : un furtif regard complice.
Prospecter signifie, examiner un terrain en Pourquoi le regard était-il complice ?
vue d'y trouver des gisements de minerai. Pourquoi dit-on : peser les avantages
Au sens figuré : examiner une clientèle. et les inconvénients ?
(3) Ayant éludé : ayant repoussé, En apprenant la grande nouvelle,
ayant évité de répondre. chacun des enfants pousse une exclamation
(4) Perspicace : qui trouve différente : formidable ! extraordinaire !
facilement la solution d'un problème. merveilleux ! Expliquez ce que chacun des
(5) Nomade : qui n'a pas de domicile personnages a voulu exprimer ainsi.
fixe.

207
57 - LA CARAVANE

Ah! cette roulotte! Depuis que papa Chanac avait annoncé


l’extraordinaire nouvelle, on ne parlait plus que d'elle. A tout instant, les
questions pleuvaient :
— Dis, maman, quelle est sa couleur à l'intérieur ?
— Possède-t-elle des volets?
— Comment sont les couchettes?
— Où rangerons-nous nos affaires à nous? Maman Chanac levait les
bras au ciel.
— Mes pauvres enfants, je ne sais rien de plus que vous. Votre père
vous a montré la photo comme à moi. Patientez, puisque, dans huit jours,
elle sera là.
Pensez donc, huit jours! c'était trop. Pourtant, le soir, en rentrant de
l'école, on ne manquait pas d'occupation pour tromper son impatience (i).
Il fallait préparer le grand départ pour l'aventure, comme disait maman
Chanac, emballer la vaisselle, faire des paquets et des caisses pour expédier
à Sainte-Enimie tout ce qu'on ne pourrait emporter.
— Heureusement, soupirait maman Chanac que nous sommes venus
ici en garni (2) ; la question du mobilier ne se pose pas.
Elle se plaignait de ce remue-ménage mais, au fond, elle était
presque aussi heureuse que les enfants.
Enfin, le fameux jour arriva... ou plutôt, le fameux soir, car papa
Chanac, pourtant parti tôt de Nancy, arriva très tard. Il savait qu'on
l'attendait avec impatience, mais devenu prudent, il avait roulé lentement
avec cette maison derrière lui.
Quand vers onze heures du soir, il sonna à la porte, ce ne fut qu'un
cri :
— « Elle » est là!...
Nadou et Bertrand se précipitèrent vers « M. l'ingénieur » pour
l'embrasser tandis que Bernard, le plus impatient de tous, courut dans sa
chambre, ouvrit la fenêtre et regarda dans la rue. Mais aussitôt, il revint
dans la cuisine, inquiet.

208
— Je ne vois rien,
papa! M. Chanac sourit.
— Tu penses bien que
je n'allais pas la laisser dans
cette rue étroite. Je l'ai
conduite au garage avec
l'auto... Vous la verrez
demain.
Tous les visages prirent
un air lamentable.
— Seulement demain!
La déception était
unanime (3). Mais Nadou,
avec son petit air câlin qui
réussissait si bien, sauta au
cou de son père.
— Nous espérions tant
la voir ce soir ! Nous ne
pourrons pas dormir... ni
même maman, j'en suis sûre ;
n'est-ce pas maman ?
Papa Chanac se tourna
vers sa femme ; il comprit
qu'elle aussi avait hâte de
faire la connaissance de sa
nouvelle maison.
— C'est bien, nous
irons jusqu’au garage mais
que diable, laissez-moi au
moins le temps de
prendre quelque chose.
Jamais repas ne fut
plus rapidement servi. En un
clin d'œil, la soupe fut
réchauffée, le pain coupé

209
le vin versé, le beefsteak passé à la poêle. Tandis qu'il s'efforçait de
mettre les bouchées doubles, le malheureux était assailli de questions
auxquelles il répondait en s'étranglant.
Enfin, on dégringola l'escalier ; mais quand Finette vit passer toute la
famille au complet, elle crut qu'on l'abandonnait et se mit à aboyer de telle
façon qu'il fallut l'emmener elle aussi. Hâtant le pas, la petite troupe arriva
devant le Majestic Garage où le veilleur de nuit, déjà assoupi sur sa chaise, ne
comprit rien à cette irruption familiale. Soudain, la voix aiguë de Nadou perça
les oreilles.
— La voilà!
Oui, c'était elle, rangée dans un coin, près de la voiture de papa Chanac.
Sur le coup, les enfants furent presque déçus. Leur imagination avait trop eu
le temps de fermenter. Ils se l'imaginaient encore plus grande. Cependant dès
qu'ils pénétrèrent à l'intérieur, les avis changèrent. Elle était bien comme papa
Chanac l'avait décrite, et même plus luxueuse. Ce fut alors une explosion de «
oh » et de « ah » d'admiration.
C’était en effet une très confortable roulotte, ou plutôt, une caravane,
comme préférait l'appeler Nadou qui ne voulait pas passer pour une
bohémienne.
— Formidable, fit Bernard, de l'extérieur on n'aurait pas dit qu'il y
avait tant de place.
L'aménagement avait été étudié avec une telle ingéniosité qu'on n'avait
pas du tout l'impression de s'y trouver à l'étroit. La partie cuisine comportait
un fourneau à gaz, un évier surmonté d'un réservoir d'eau, une table et des
strapontins escamotables (4), un divan-Ut, escamotable lui aussi pour papa et
maman Chanac. Communiquant avec la cuisine par une cloison mobile, la
cabine de Nadou possédait un grand placard et un minuscule cabinet de
toilette. Enfin, tout au fond, la cabine des garçons, avec deux couchettes
superposées comme dans un bateau. Au total dix-huit mètres carrés de surface
mais on avait l'impression d'autant d'espace que dans l'appartement de la rue
Petite-Duchesse.
Nadou était surtout ravie de la couleur gaie du revêtement intérieur et
de l'ingénieux système d'éclairage, Bernard du cabinet de toilette muni d'une
douche, Bertrand de sa couchette qui lui donnerait l'impression de voguer sur
un navire.
— Et toi, demanda papa Chanac à sa femme, es-tu contente ? qu'est-ce
qui te plaît le plus ?

210
— Oh ! moi, fit-elle sans hésiter, les placards ! Je me faisais du souci
pour la vaisselle et le linge, me voilà tout à fait rassurée.
Alors, pour essayer la roulotte, on s'installa dans la « cuisine-chambre-
à-coucher-salle-de-séjour ». Chacun choisit sa place, qui sur un strapontin,
qui sur le divan-lit, qui sur un tabouret.
- Nous serons bien à cette table, pour travailler, fit Bernard, je sens que
je vais faire des étincelles!
Cette réflexion fit tant plaisir à maman Chanac qu'elle embrassa son
fils.
— Si c'était vrai, Bernard, comme nous serions contents!
Et comme si le grand voyage était déjà commencé, on se mit à bavarder
tranquillement, sans se soucier du temps qui passait... Et il passait si bien, le
temps, que le veilleur de nuit, inquiet, vint donner des coups de poing dans la
porte.
- Etes-vous tous morts, là-dedans... ou bien n'arrivez-vous plus à
sortir ?
Tout le monde rit de bon cœur. Il était plus de minuit. On se décida à
rentrer à la maison, mais à peine avait-on quitté le garage que Bertrand s'écria
:
— Et Finette ?
Personne n'avait plus pensé à elle. Il fallut revenir explorer le garage,
avec l'aide du veilleur de nuit.
Cette fois, c'est Bernard qui la découvrit, sous la roulotte, dans une
niche suspendue par des chaînes. Intelligente Finette! D'instinct, elle avait
tout de suite su trouver sa place.

LES MOTS LES IDÉES


(1) Tromper son impatience ; en Qu'est-ce qu'une déception. Quand
faisant autre chose on ne pense plus à ce qui arrive-t-il qu'on soit déçu ?
préoccupait. Pourquoi a-t-on mis des tirets partout
(2) En garni : les Chanac avaient loué dans : cuisine-chambre-à-coucher-salle-de-
leur appartement garni, c'est-à-dire avec séjour ?
le mobilier. Construire une phrase sur le modèle
(3) Unanime : la déception était pour de celle-ci : chacun choisit sa place, qui sur un
tout le monde la même, elle ne faisait qu' « strapontin, qui sur..., etc.
un» Que pensez-vous de la réponse de
(4) Strapontins escamotables : les maman Chanac quand son mari lui demande
strapontins sont de petits sièges qu'on peut ce qui lui plaît dans la roulotte ?
rabattre ; ceux-ci étaient escamotables,
c'est-à-dire qu'on pouvait les dissimuler
complètement.

211
58 - TREMBLEMENT DE TERRE!

Une petite pluie d'été, assez froide pour la saison, tapote du bout des
doigts sur le toit de la caravane. Etendu sur sa couchette, Bertrand pourrait
se croire en plein Océan puisque, par le hublot rond, ses yeux se promènent
sur une longue nappe d'eau. Mais cette eau, qu'aucune vague ne soulève,
est celle de la Loire au bord de laquelle la roulotte s'est arrêtée.
Tandis que Bernard, sous son imperméable, a enfourché son vélo
pour aller chercher le courrier à la poste, Bertrand est seul dans la petite
cabine. Cette pluie lui rappelle son pays. Deux mois à peine qu'il l’a quitté,
mais que d'événements depuis ! Il revoit Choisy-le-Roi, la Hautière et, en
remontant dans le temps, Guerville. Alors il pense à sa maison, à son école,
à Jean Lemesle.

212
Jean Lemesle ! Il se sent honteux vis-à-vis de lui. Depuis qu'il a
quitté Guerville, il ne lui a plus écrit. A la Hautière, il n'avait pas le
courage de lui conter ses déboires (1). En arrivant à Choisy, il n'a su
comment expliquer sa fugue (2)... et puis la roulotte est partie sur les
routes.
— Je vais lui écrire, se dit-il, une longue, très longue lettre.
Etendant le bras, il ouvre un des tiroirs aménagés sous sa couchette,
en sort du papier, un crayon. Et tout de suite, il commence : « Mon cher
Jean,
« Pardonne-moi.mon long silence. Tu as cru que je t'avais oublié.
Oh! non, mais comment t'expliquer que je n'avais pas envie d'écrire?...
J'étais trop malheureux, je croyais que personne ne pouvait plus s'intéresser
à moi. Aujourd'hui, je veux me racheter, te raconter tout ce qui m'est arrivé
depuis que j'ai quitté Guerville, cet hiver. »
Alors, il parle de la Hautière, de son odyssée (3) jusqu'à Choisy, de
sa joie d'avoir retrouvé les anciens amis de son père. Tout cela remplit
deux bonnes pages de cahier. Puis, soulagé, il poursuit.
« Figure-toi que je t'écris à bord d'une roulotte qui m'a déjà fait
découvrir de belles villes. Pour le moment nous sommes près de Saumur,
au bord de la Loire. Je te vois sourire! Une roulotte, comme des
bohémiens, une roulotte où on s'entasse, pêle-mêle dans la fumée d'un
mauvais poêle qui tire mal. Pas du tout ! Nous sommes cinq dans cette
caravane et nous n'avons pas l'impression d'être comme des anchois dans
un bocal. Tout est si bien aménagé! C'est merveilleux. Quand il fait beau,
comme la semaine dernière, Bernard et moi, nous couchons sous une tente
de toile. Ah! si ma pauvre maman voyait cela! Pourtant cette vie errante
me réussit. Jamais je ne me suis aussi bien porté.
« Nous suivons papa Chanac dans tous ses déplacements. Nous
choisissons un endroit tranquille, à deux ou trois kilomètres de la ville où il
installe son ascenseur. Nous restons là quatre ou cinq jours, parfois une
semaine ou davantage. Ce sont de perpétuelles vacances et pourtant nous
travaillons autant que si nous allions à l'école. On ne reconnaît plus
Bernard. Il s'efforce tant de faire plaisir à ses parents qu'il rattrape le temps
perdu.

213
« Le soir, nous nous retrouvons tous autour de la petite table. Papa
Chanac parle de son travail, de ses projets. Chaque fois qu'il annonce que
le bateau va lever l'ancre, comme il dit, j'éprouve un petit serrement de
cœur... mais le nouveau est si attirant. Ainsi, après-demain, nous quitterons
Saumur pour Clermont-Ferrand, en Auvergne... et ensuite, eh bien! nous ne
savons pas. C'est justement cela qui est merveilleux.
« Tandis que je t'écris, il pleut, comme en Normandie, mais cette
pluie n'est pas triste du tout. Justement elle me fait penser à te raconter une
aventure qui nous est arrivée les premiers jours.
« Nous étions partis de Chartres le matin, pour arriver à Dijon
seulement dans la soirée (on ne roule pas très vite avec une roulotte). Tout
s'était bien passé : pas la moindre assiette cassée. A Dijon, maman Chanac
propose de s'arrêter près d'une rivière pour faire un peu de lessive le
lendemain. Papa Chanac nous conduit au bord de l'Ouche, un affluent de la
Saône (je deviens très fort en géographie). Il hésite bien un peu, le sol
paraît détrempé par une pluie récente, mais comme il est tard, il se décide à
rester là.
« Nous nous installons. La table est mise dehors ; nous mangeons,
nous nous couchons et tout le monde s'endort.
« Soudain, un bruit de vitre brisée m'éveille en sursaut. Je me dresse
sur ma couchette, secoue Bernard qui grogne.
« — Qu'y a-t-il?
« — Tu n'as pas entendu... Ce bruit de verre brisé?... Et j'ai cru que la
roulotte bougeait.
« Je me lève, constate que le verre est celui d'un cadre tombé de la
cloison.
« — Mon pauvre Bertrand, on ne te changera jamais, avec tes
frayeurs !
« — Je te dis que ça a bougé, comme si quelqu'un ébranlait la
roulotte pour entrer.
« — Tu crois encore aux brigands?... Recouche-toi et dors.
« Mais à peine remonté sur ma couchette, voilà que je sens celle-ci
s'incliner et se lever, les pieds en l'air. Au même instant, Bernard
dégringole de la sienne tandis qu'un fracas épouvantable de cris, de
vaisselle brisée, emplit la nuit. Bernard et moi avons roulé l'un sur l'autre ;
nous nous trouvons ensevelis sous les matelas et le contenu des tiroirs de
nos couchettes.
« — La porte!... Où est la porte! hurle Bernard en se relevant à
tâtons.

214
« II ne la trouve pas... et pour cause. La porte se trouve à présent au-
dessus de nos têtes.
« — Fais-moi la courte échelle!
« Nous parvenons à sortir en pyjama, avec le reste de la famille qui
s'extirpe (4) de la roulotte à grand-peine et très inquiet.
« Non, nous n'avons pas été victimes d'une agression à main armée,
mais d'un affaissement du terrain détrempé où la roulotte s'est renversée.
La première émotion passée, maman Chanac ayant constaté que personne
n'a été blessé, toute la famille unit ses efforts pour redresser la caravane.
En vain! Nous devrons passer le reste de la nuit à la belle étoile, en
attendant l'arrivée d'un camion-grue. Résultat : deux douzaines d'assiettes
cassées, autant de verres, des enfoncements de tôle, de la peinture
écaillée... et la note (assez salée) du garagiste.
« Cela nous a servi de leçon, tu peux croire. A présent nous nous
méfions des bords de rivière, quand il a plu... et même quand il n'a pas plu.
« ...Et voilà, mon cher Jean, ce qu'est devenue ma vie. Mon plus
grand désir, tu le devines, est qu'un jour notre caravane vienne s'arrêter sur
la place de Guerville. J'aurai tant de choses à te raconter. En attendant,
reçois de ton camarade, qui te demande encore de lui pardonner son long
silence, la plus vigoureuse des poignées de mains.
« Bertrand. »

P. S. — Si, comme je l'espère, tu me réponds sans trop tarder, envoie


ta lettre à Clermont-Ferrand en mettant sur l'enveloppe : poste restante.
LES MOTS En réalité
(1) Déboires : ennuis, déceptions, Qu'est-ce qu'une note « salée ». Cette
petits malheurs. comparaison avec le sel vous paraît-elle
(2) fugue : escapade, fuite. juste ?
(3) Odyssée : aventure. Ce mot vient Bertrand raconte l'incident de la
du grec. « L'Odyssée » est le récit des roulotte en employant le présent de l'indicatif.
aventures d'Ulysse par le poète Homère. Pourquoi ce temps ?
(4) S'extirpe : sort difficilement. Qu'est-ce que se faire adresser son
courrier poste restante ?
LES IDÉES Cherchez Saumur sur une carte et
L'auteur parle d'une fugue. dans le dictionnaire.
Bertrand a-t-il fait une fugue ?

215
216
217
On avait tout de suite trouvé, en dehors de l'agglomération, sur une
colline boisée, un endroit rêvé pour maman Chanac (c'est-à-dire près d'une
source) et idéal pour tous à cause de la vue magnifique sur la vallée.
— Chic! avaient déclaré Bernard et Bertrand, il fait beau, la rivière
est tranquille, nous pourrons nous baigner.
Tout le monde s'était réjoui, tout le monde était heureux ; hélas! c'est
souvent quand on s'y attend le moins que les soucis reviennent.
Cet après-midi-là, comme chaque jour, les enfants avaient travaillé
ensemble, pendant deux heures sous la direction de maman Chanac.
— Moi, dit Bernard en fermant ses livres, je vais retrouver papa
dans le quartier de Rosemont où il installe ses ascenseurs d'un nouveau
modèle. Je rentrerai en voiture, avec lui.
— Moi, déclara Bertrand, qui avait maintenant un goût effréné (i)
pour la baignade, je vais descendre jusqu'au Doubs.
Nadou, qui ne se sentait pas très bien, décida de rester avec sa mère
qui lui apprendrait un nouveau point de couture.
— Bertrand, fit-elle simplement, si tu étais gentil, tu rentrerais à
cinq heures et demie pour faire les commissions à ma place.
— Bien sûr, Nadou, à cinq heures et demie, je serai là.
Les deux garçons partirent, chacun de leur côté. Au bord du Doubs,
il faisait très chaud. Les baigneurs étaient nombreux. Bertrand, qui nageait
à présent aussi bien le crawl que la brasse, s'amusa plusieurs fois à
traverser la rivière, moins claire que le Tarn, mais beaucoup plus calme.
Puis il s'étendit un long moment sur la berge, à regarder les canoteurs. A un
moment, passa une barque montée par deux femmes, deux jeunes filles
plutôt, qui, manquant d'expérience, ne parvenaient pas à se diriger
convenablement. De loin, il leur cria comment elles devaient s'y prendre.
Les jeunes filles préférèrent s'approcher de la rive et inviter Bernard à
monter à bord pour leur servir de pilote.
Très fier de son habileté, Bertrand accepta et saisit les avirons.
Complaisamment, il montrait comment on doit plonger les rames dans la
rivière, sans faire gicler l'eau, comment on vire de bord, comment on
godille, quand on a perdu une rame... Les jeunes filles, ravies, se laissaient
conduire par ce pilote bénévole (2) dont elles saluaient les prouesses (3),
tantôt par de petits cris d'effroi, tantôt par de grands éclats de rire. Et
comme elles le questionnaient, il répondait qu'il était marin et que mener
une barque sur les vagues était bien autre chose que de pousser un canot
sur une rivière. Puis, de fil en aiguille, il parla.de la roulotte, de ses
voyages, des villes

218
qu'il avait visitées. Ces jeunes filles
l'admiraient (du moins il le croyait) et notre
Bertrand, d'ordinaire peu bavard, devenait
intarissable (4). Tant et si bien que lorsque la
barque toucha la rive, six heures avaient sonné
depuis longtemps. Il pensa à Nadou, à la
promesse qu'il lui avait faite. En hâte il remonta
vers la roulotte. Maman Chanac était seule dans la
cuisine.
— Où est Nadou?
— Tu lui avais promis de rentrer de bonne
heure. Elle est allée aux commissions.
— A pied?
— Comment veux-tu qu'elle monte sur ce
vélo d'homme trop grand pour elle ?
Il y avait dans le ton de maman Chanac une
petite nuance de reproche qui peina Bertrand.
Pour se racheter, il voulut descendre au-devant de
sa petite camarade et enfourcha le vélo. Il entra
dans les boutiques où, depuis qu'on s'était installé
à Besançon, elle avait pris l'habitude d'aller. Pas
de Nadou.
— Comment! s'étonna maman Chanac, en le voyant revenir seul,
tu ne Tas pas rencontrée?
Il repartit à sa recherche. Et tout à coup, il l'aperçut, au coin d'une
rue, appuyée contre un mur, le panier plein de provisions à ses pieds. Elle
était toute pâle.
— Nadou, qu'as-tu?... Tu es malade?
— Je ne sais pas, je souffre là, dans le côté...
— C'est ma faute, Nadou, je t'ai laissé porter un panier trop lourd...
tout à l'heure, je suis déjà passé là, où étais-tu ?
— J'ai eu un malaise dans la rue. Une dame m'a fait entrer chez elle,
un moment, pour me reposer.
— Vite, grimpe sur le porte-bagage!
Il l'aida à se hisser à l'arrière du vélo et accrocha le panier au guidon.
Poussant de toutes ses forces sur les pédales, il partit vers la roulotte.
Voyant sa fille si pâle, maman Chanac, qui ne pensait qu'aux
accidents, s'écria :
— Mon Dieu!... aurais-tu été renversée par une auto?...

219
La fillette expliqua ce qu'elle avait déjà dit à Bertrand. On la mit au
lit aussitôt.
— C'est ma faute, répétait Bertrand, j'aurais dû rentrer plus tôt... Une
heure plus tard, quand papa Chanac arriva avec Bernard, Nadou
souffrait toujours et avait de la fièvre.
— Bah! dit le père, un peu de fatigue, une petite crise de croissance
ou le changement de climat...
Cependant, pour rassurer sa femme, il ajouta :
— Si tu veux, demain matin, en partant, je sonnerai chez un docteur.
Là-dessus, on se mit à table, sans Nadou, et tout le monde alla se coucher.
Mais ce soir-là, Bertrand ne put s'endormir. Il ne cessait de se
retourner sur sa couchette, se reprochant d'avoir obligé Nadou, si gentille
avec lui, à descendre en ville à pied. Il avait préféré palabrer (5) devant ces
jeunes filles qui, peut-être, s'étaient un peu moquées de lui. Ah! qu'il avait
donc été stupide!...
A minuit, il ne dormait pas. Il entendit encore sonner une heure à un
lointain clocher, puis deux, puis trois... A travers la cloison il lui semblait
percevoir les gémissements de Nadou.
Accablé de fatigue, il finit tout de même par s'endormir, mais
aussitôt d'affreux cauchemars le hantèrent...
LES MOTS (5) Palabrer . au sens propre faire
(1) Goût effréné : sans limites, sans une
frein. conférence, un discours, mais le plus
(2) Bénévole : un travail bénévole est souvent palabrer signifie parler beaucoup
un travail qu'on exécute sans se faire en se
payer, gratuitement. LES IDÉES
(3) Prouesses : exploits, actions Que signifie l'expression : de fil en
d'éclat, qui prouvent la vaillance, l'audace, la aiguille. Employez-la dans une phrase.
force. Que pensez-vous de l'attitude de
(4) Intarissable : qui ne s'arrête Bertrand vis-à-vis des jeunes filles du canot ?
jamais comme une eau de source qui coule Bertrand éprouve un double remords ; quelles
continuellement. sont les deux raisons de ces remords ?

220
60 - A QUELQUE CHOSE
MALHEUR EST BON

Quand Bertrand s'éveilla, dehors il faisait grand jour ; le soleil, déjà


haut dans le ciel, projetait un rond de lumière sur le plancher de la roulotte.
La couchette de Bernard était vide.
Il se leva, s'habilla en hâte, surpris de n'entendre aucun bruit derrière
la cloison et, avec un vague pressentiment de quelque chose d'anormal.
Dans la cuisine, le tablier de sa mère noué sur les reins, Bernard était en
train d'éplucher des pommes de terre. Jamais, d'ordinaire, Bernard ne
s'occupait de la cuisine.
— Où est maman Chanac?... Où est Nadou?
— Tu n'as donc rien entendu?
— Quand?
— Cette nuit... ou plutôt, ce matin, de bonne heure. On a descendu
Nadou dans une clinique pour qu'on l'opère d'urgence (i). A cette heure, ce
doit être fait. Dans la nuit, elle souffrait tant que papa est allé chercher un
médecin qui a tout de suite reconnu une appendicite aiguë (2).
Assommé par la nouvelle, Bertrand s'est laissé tomber sur un
tabouret.
— Et personne ne m'a éveillé?
— Je t'ai secoué, tu avais encore trop sommeil.
— Et tu crois... que c'est à cause de moi?... A cause du panier trop
lourd que je lui ai laissé porter?
Devant l'air catastrophique de Bertrand, le bon gros Bernard s'arrêta
de peler ses pommes de terre et vint lui poser la main sur l'épaule.
— Mais non, Bertrand, l'appendicite, c'est comme ça, le docteur l'a
dit, ça arrive on ne sait pas pourquoi, ni comment.
— Tu es sûr?
— Allons, ne fais pas cette tête-là... D'ailleurs nous serons bientôt
rassurés ; papa doit remonter dès que Nadou se sera réveillée... Dépêche-
toi plutôt de faire chauffer ton café au lait... et tu m'aideras à la tambouille.
Bertrand s'exécuta, mais avec des gestes si maladroits, si nerveux,
qu'il renversa la moitié du lait et qu'il se coupa le bout du doigt en grattant
des carottes. Finalement, en cachette, pas du tout rassuré malgré ce qu'avait
dit Bernard, il ouvrit le dictionnaire pour chercher le mot : appendicite.

221
APPENDICITE : Inflammation de l'appendice nécessitant souvent
une intervention chirurgicale.
Inflammation! Il s'agissait d'une infection, due à des microbes; le
panier trop lourd n'y était donc pour rien. Ses remords apaisés, il ne lui
resta plus, comme à Bernard, que la hâte anxieuse de connaître F issue (3)
de l'opération. Oh! si l'intervention avait eu lieu trop tard... Si Nadou ne se
réveillait pas...
Seuls, dans la roulotte, les deux garçons ne savaient plus ce qu'ils
faisaient ; ils tournaient en rond, regardant sans cesse la pendule, l'oreille
tendue vers les bruits d'autos sur la route.
Heureusement, l'attente ne s'éternisa pas. Avant midi, papa Chanac
était là. Tout de suite, à son visage détendu, ils comprirent que rien de
tragique n'était arrivé.
— Ça y est, mes enfants, tout s'est bien passé. Nadou a été opérée à
neuf heures et à dix elle se réveillait, dans son lit, comme si de rien n'était...
vous aurez même peut-être la permission de lui faire une petite visite dans
la soirée si elle n'a pas trop de fièvre. Ah! cette coquine de Nadou, elle peut
se vanter de nous avoir fait une belle frayeur!
Le soir même, en effet, Bertrand et Bernard étaient autorisés à voir la
petite malade que maman Chanac n'avait pas quittée. En vérité, des deux,
celle qui paraissait le plus malade n'était pas Nadou.
— C'est extraordinaire, murmura la fillette qui avait déjà retrouvé
son sourire, je n'ai rien senti ; quand je me suis réveillée, j'ai cru qu'on ne
m'avait pas encore opérée.
Puis, tournant le regard vers sa mère :
— N'est-ce pas, maman, le docteur l'a dit, dans sept jours, si tout va
bien, je pourrai revenir chez nous.
Définitivement rassuré, cette fois, Bertrand ne pouvait que se moquer
de lui-même et de ses remords.
— Oh! Nadou, fit-il en lui prenant la main, si tu savais le mauvais
sang que je me suis fait depuis hier. J'ai cru que tu étais tombée malade par
ma faute.
— Par ta faute?
— A cause du panier que je t'ai laissé porter.
— Mon pauvre Bertrand!...
Cela parut si drôle à Nadou qu'elle ne put se retenir de rire... d'un rire
qui aussitôt se changea en grimace, à cause des tiraillements de la plaie.

222
223
Les jours suivants, de plus en plus longtemps chaque fois, les deux
garçons purent revenir à la clinique; aucune complication ne s'étant produite la
petite malade se rétablissait rapidement. Ils lui apportaient des livres, des fleurs
cueillies au bord du Doubs ou dans les bois. Pour qu'elle ait toujours quelqu'un
près d'elle, ils ne venaient pas en même temps. Pour Nadou, cette maladie
brutale ne laisserait aucun mauvais souvenir, au contraire. C'était bien agréable
d'être ainsi gâtée.
— Si tu savais, disait Bertrand, comme la roulotte est triste quand tu n'y
est pas.
A quoi Nadou répondait :
— Si tu savais comme j'attends l'heure où tu dois venir.
A tous deux, cène épreuve (4) montrait combien leur amitié avait grandi
avec le temps. Dans la vie errante et si remplie qu'ils menaient, il y avait moins
de place qu'autrefois pour les longs moments d'intimité (5). Là, dans la chambre
silencieuse et blanche, ils se sentaient heureux l'un près de l'autre, et ils en
étaient tout émus.

LES MOTS sentiments de ses proches amis.


(1) D'urgence : sans délai, tout de suite,
parce qu'un retard pouvait avoir des LES IDÉES
conséquences très graves. Que signifie l'expression : à quelque chose
(2) Appendicite aiguë : appendicite malheur est bon ? En quoi la maladie de
violente, avec fièvre, fortes douleurs. Le Nadou a-t-elle eu un côté agréable et
contraire serait : appendicite chronique, c'est- heureux ?
à-dire qui se prolonge. Relevez le passage qui montre que Bernard
(3) L'issue : le résultat de l'opération. n'est pas dur de cœur comme il aime souvent
(Nous avons déjà vu ce mot dans un sens un le laisser croire.
peu différent.) Que veut dire exactement le mot
(4) Epreuve : moment particulièrement inflammation ? Comment expliquez-vous qu'on
pénible et douloureux de la vie. puisse l'appliquer à une maladie ?
(5) Intimité : moments où l'on ne pense Cette coquine de Nadou. Que veut dire
plus aux choses extérieures, où on ne habituellement l'adjectif coquin. Quel sens
s'intéresse qu'à ses propres sentiments et aux prend-il, dans la bouche de papa Chanac ?

224
61 - LA ROUTE DU SOLEIL

Ne pouvant interrompre son travail, papa Chanac n'avait pas attendu à


Besançon la guérison de Nadou. Heureusement, sa nouvelle installation
d'ascenseur ne l'appelait pas très loin, à Colmar, en Alsace, une curieuse et
belle ville que Bertrand aurait aimé visiter, mais qu'il aurait certainement
l'occasion de voir un jour

225
Une semaine plus tard
papa Chanac avait retrouvé sa
petite Nadou toute fraîche et
rosé et la roulotte avait repris la
route avec toute la famille.
A cette heure, la caravane
roulait sur la route du soleil,
vers le Midi. Sous le ciel
lumineux de ce début de
septembre, dans l'air léger, à
peine agité par un faible
mistral, chacun se réjouissait de
redécouvrir bientôt des
paysages qui rappelleraient un
peu ceux de la chère Lozère.
La route était large,
animée. On croisait de
nombreuses voitures qui
revenaient de la Côte d'Azur et
traînaient, elles aussi, des
roulottes... quand elles ne
portaient pas, sur leur toit, des
canots, quille en l'air, amarrés
par des cordes.
On avait traversé Lyon,
l'antique capitale gauloise, si
fière d'allure avec ses
innombrables ponts, Vienne la
cité romaine bâtie en
amphithéâtre (i) au bord d'un
Rhône impétueux (2), puis
Tain-1'Hermitage, couronné
d'un vignoble plus ratissé, plus
peigné que le plus précieux des
jardins. A la forme des
maisons, aux cyprès noirs, aux
platanes tentaculaires (3), aux
mûriers échevelés, on sentait
déjà l'approche du Midi.

226
227
- Ecoutez, fit soudain Nadou, écoutez les cigales! je les reconnais, on
les entendait parfois, à Sainte-Enimie.
Et déjà de larges panneaux publicitaires, régulièrement espacés pour
entretenir l'attention, annonçaient la prochaine ville... qui serait aussi, pour
la roulotte, la prochaine étape :
Valence et ses pognes!...
Valence et ses Suisses!...
Valence, ville de Bonaparte!...
— Oh! maman, s'écriait Nadou, je croyais Bonaparte né en Corse...
et les pognes... et les Suisses, qu'est-ce que c'est?
— Vous aurez le temps d'apprendre tout ça, mes enfants, puisque
nous devons séjourner à Valence une bonne semaine.
Et sur cette route nationale N° 7, la route de France la plus
fréquentée des touristes, les réclames se succédaient. Soudain, l'une d'elles
frappa Bertrand.
Valence, porte du Vercors! (4)...
Le Vercors! les montagnes où son père, autrefois, s'était battu, où il
avait reçu la blessure qui, quelques années plus tard, devait l'emporter si
brutalement. Son visage s'assombrit. Certes, en apprenant que papa Chanac
viendrait à Valence, il avait pensé au Vercors qu'il savait tout proche. Dans
la griserie du voyage, il l'avait oublié. La pancarte venait de le lui rappeler
brusquement. Ce nom, Vercors, tant de fois prononcé par sa mère
autrefois, avait toujours eu pour lui une consonance (5) tragique.
Impressionné, repris par le flot des souvenirs qui montaient en lui, il se tut.
Mais on arrivait. Il était déjà tard, tout le monde devait participer à
l'installation qui posait parfois des problèmes compliqués. Après avoir
suivi de beaux boulevards ombragés de platanes on descendit au bord du
Rhône, où se trouvait le terrain de camping. Tandis que Bernard aidait son
père à décrocher la caravane et à la caler, Nadou et Bertrand partaient en
ville aux provisions, avant que les magasins ne ferment leurs portes et
maman Chanac s'occupait du repas.
Cependant, pendant le souper, au frais, à deux pas du grand fleuve
majestueux, Bertrand partageait mal l'enthousiasme de Nadou et Bernard,
trop de choses couraient dans sa tête. La table levée, papa Chanac prit le
petit Normand à l'écart :
— A quoi penses-tu, Bertrand ? fit-il, en lui posant affectueusement
la main sur l'épaule.
— A rien.

228
— Si Bertrand, tu penses à ton père, et c'est bien naturel. Nous
sommes si près des montagnes où nous nous sommes battus, côte à côte,
lui et moi... Je me souviens qu'un jour, à Sainte-Enimie, tu nous avais dit
ton désir de visiter ces terres sauvages, voir l'endroit où il était tombé.
— C'est vrai, papa Chanac.
— Nous irons, Bertrand, je te le promets, dès que je pourrai prendre
quelques heures de liberté. Moi aussi, je tiens à faire ce pèlerinage. Yves
Levasseur a été mon meilleur camarade, mon meilleur ami. Je veux, moi
aussi, revoir ces âpres montagnes où nous avons, ensemble, espéré et
souffert.
Alors le petit Normand leva un visage qu'il voulait souriant, mais qui
restait quand même un peu triste :
— Merci, papa Chanac, il me semble que ce sera comme si j'allais
retrouver mon père...

LES MOTS
(1) Amphithéâtre : qui va en s'élevant graduellement, comme des marches, ainsi
que dans les théâtres romains.
(2) Impétueux : au cours violent, irrésistible.
(3) Tentaculaires : les branches des platanes vont dans tous les sens et
forment comme des bras, des tentacules.
(4) Le Vercors : massif montagneux très tourmenté qui forme une partie des
Préalpes et dont certains sommets dépassent 2.000 mètres.
(S) Consonance tragique : le mot paraissait effrayant pour Bertrand.

LES IDÉES
Sur une carte routière suivez, depuis Paris, le tracé de la route nationale n° 7. Quelles villes
importantes traverse-t-elle ?
Expliquez mûriers échevelés.
Pour l'installation de la roulotte, chacun a son travail. Trouvez-vous que ces différents travaux
conviennent bien à chacun des personnages ?
Le mot pèlerinage est-il employé dans son sens habituel ?

229
62 - LA GUERRE A PASSÉ PAR LA..

Le lendemain, après une bonne séance de travail sous la direction


affectueuse mais ferme de maman Chanac, qui se révélait excellent
professeur, les enfants partaient à la découverte de la nouvelle ville.
Si Valence n'a, pour ainsi dire, conservé aucun vestige de sa grandeur
romaine, elle offre tout de même au visiteur, l'animation colorée de ses
boulevards et de vieilles rues silencieuses où chaque pierre a son histoire.
Ainsi, au hasard des pas, Nadou apprit, avec soulagement, que
Bonaparte était bien Corse, comme on le lui avait toujours dit, mais qu'il
avait, quelque temps, tenu garnison à Valence en qualité de jeune lieutenant
d'artillerie... Quant aux pognes et aux Suisses, c'étaient tout simplement des
spécialités gastronomiques (i) locales qu'on trouvait d'ailleurs à profusion (2)
aux devantures de toutes les boulangeries, de toutes les pâtisseries.
Bertrand, lui aussi, s'intéressait à ses découvertes, mais il pensait
toujours à la promesse de papa Chanac. Cette promesse n'était pas oubliée.
Un midi, « Monsieur l'ingénieur » rentra plus tôt que de coutume et déclara :
— J'ai pu arranger mon travail, si vous voulez, cet après-midi, nous
monterons au Vercors.
Aussitôt après le repas, pris à l'ombre d'un peuplier, devant un Rhône
bouillonnant et limoneux (3), on se mit en route, sans maman Chanac qui
avait du travail et redoutait les routes tourmentées... ni Finette qui ne les
aimait pas davantage.
Tandis qu'on traversait une belle plaine bien cultivée, papa Chanac
pensa nécessaire, pour ces enfants qui n'avaient qu'une idée très vague de la
guerre, d'expliquer ce qui s'était passé.
C'était en 1944, commença-t-il. Menacés de toutes parts, les Allemands
battaient en retraite. Quittant le Midi, leurs troupes remontaient en masse la
vallée du Rhône mais elles étaient gênées par les patriotes français, les
maquisards, qui s'étaient rassemblés dans les montagnes, en particulier dans
le Vercors. Ces maquisards, dont nous étions, Yves Levasseur et moi, les
harcelaient sans arrêt, coupant les ponts, faisant sauter les trains. C'est alors
que le drame se produisit : un brusque sursaut de l'ennemi qui, pour briser
l'étau, tenta d'anéantir ce fameux maquis... Ah! mes enfants, je souhaite que
vous n'ayez jamais à vivre de pareils moments.

230
II se tut. La voiture attaquait à présent les premières pentes. Bientôt,
elle s'engagea sur une route taillée à vif dans la montagne, au-dessus d'un
torrent. Le spectacle était grandiose, impressionnant, parfois même terrifiant.
On entrait dans le Vercors. De temps à autre, papa Chanac montrait du doigt
une petite croix de Lorraine, scellée dans une roche ou plantée dans un talus.
Innocemment, Nadou demanda :
— Pourquoi ces croix?
Et papa Chanac expliqua :
- Les tombes des patriotes qui sont tombés là.
Bertrand, lui, ne demandait rien. Il pensait à son père, à cette atroce
guerre qui le lui avait pris.
Les gorges franchies, la voiture roula sur une sorte de plateau où toutes
les maisons, toutes les fermes paraissaient neuves. Papa Chanac expliqua
qu'elles l'étaient en effet, car, avant de se retirer, les Allemands avaient tout
incendié et, depuis, on les avait reconstruites.
Tout à coup, le conducteur se tut, on le vit se pencher à droite, à
gauche, comme s'il cherchait quelque chose. Puis, la voiture s'arrêta.
— Descendons, dit simplement papa Chanac.
Rien aux alentours, seulement quelques arbres rabougris et des
barrières de bois qui, l'hiver, servent à retenir la neige. L'air est frais, presque
froid. Nadou frissonne. Derrière papa Chanac, les enfants s'engagent à travers
champs. Tout invite au silence sur ce plateau désolé. On dépasse les ruines
calcinées (4) d'une maison qui n'a pas été reconstruite et, comme Bertrand se
retourne pour regarder les murs noircis, papa Chanac dit simplement :
— Tout à l'heure, je t'expliquerai.
Enfin, Pierre Chanac s'arrête devant un taillis que l'automne précoce de
la montagne a déjà marqué de roux.
- C'est là!...
Les enfants s'avancent. Instinctivement, Nadou a pris la main de
Bertrand.
— Oui, c'est là, mon petit Bertrand, que ton père est tombé ; je
reconnais l'endroit.
Surmontant son émotion, l'ancien maquisard raconte :
— Ce jour-là, le groupe dont nous faisions partie, ton père et moi, avait
été attaqué à revers. Nous avions dû nous disperser. Une balle m'avait
traversé la jambe ; j'avais pu me traîner jusqu'à cette forêt que vous voyez là-
bas, et me cacher sous des feuilles mortes. Je perdais du sang en abondance.
J'étais là depuis plusieurs heures, quand des branches mortes craquèrent près
de moi.

231
232
233
C'était lui, ton père. Il avait fouillé le plateau pour me retrouver.
Voyant tout ce sang que je perdais, il me chargea sur ses épaules pour me
ramener à la ferme que vous avez vue tout à l'heure, et que tenaient nos
camarades. C'est en passant devant ce taillis qu'une balle a atteint ton père.
Nous sommes tombés tous les deux. Heureusement, la nuit arrivait. Les
Allemands n'ont pas osé s'aventurer jusqu'ici pour nous achever... deux heures
plus tard, nos camarades nous ramenaient à la ferme. Il s'arrête, soupire, puis
ajoute :
— Ainsi, mon petit Bertrand, c'est par amitié que ton père m'a sauvé la
vie. Le destin a été cruel pour lui, pour ceux qu'il aimait, pour toi, Bertrand.
Tête penchée, Bertrand essuie la larme qui roule sur sa joue. Oh! oui, la
guerre est une bien laide chose. Pourtant, voir ces lieux où son père s'est
battu, c'est un peu comme s'il revenait se pencher sur sa tombe, dans le petit
cimetière de Guerville.
— Papa Chanac, murmure-t-il, je vous remercie de m'avoir conduit
jusqu'ici, cela m'a fait du bien.
Alors, ils reviennent vers la voiture, à travers le plateau sauvage, raboté
par le vent.
— C'est vrai, dit doucement Nadou avec une touchante conviction (5),
puisque son père et toi, papa, vous étiez comme deux frères, Bertrand est tout
à fait de notre famille.
Dans sa simplicité, elle vient d'exprimer ce que tous quatre ont ressenti.
Alors Bertrand se tourne vers elle, lui prend la main et lui sourit.

LES IDÉES
LES MOTS Cherchez sur une carte l'emplacement
(1) Spécialités gastronomiques : plats, des montagnes du Vercors.
mets, particuliers au pays. (Les pognes Pourquoi dit-on que Nadou apprend «
sont des sortes de grosses brioches et les avec soulagement » que Bonaparte n'est pas
suisses des gâteaux en pâte brisée, né à Valence ?
confectionnés en forme de petits Qu'est-ce qu'une route « taillée à vif »
personnages, de Suisses.) dans la montagne ?
(2) A profusion : en grande quantité. Quelle différence faites-vous entre les
(3) Limoneux ; qui charrie du trois qualificatifs : grandiose, impressionnant,
limon, c'est-à-dire de la vase, de la boue. terrifiant. Quel est celui qui a le sens le plus
(4) Calcinées : brûlées, incendiées. vague !
(5) Conviction : la certitude,
l'assurance absolue.

234
63 - AVALANCHE
DE LETTRES
Cette journée, déjà fertile en émotions, devait encore en apporter
d'autres. Au moment où les voyageurs arrivaient du Vercors, maman
Chanac achevait d'installer la table, dehors, en compagnie de Finette qui,
bien dressée par Bertrand, apportait assiettes, verres et couverts dans un
panier suspendu à ses crocs.
Comme chaque soir, « Monsieur l'ingénieur » se préoccupa du
courrier.
— Je suis passée à la poste, déclara Mme Chanac, j'ai retiré ces
quelques plis de la Société et pour toi, Bertrand, ceci.
Elle tendit au petit Normand deux enveloppes.
— Deux lettres, pour moi?...
Sur l'une, il reconnut l'écriture de Joël. L'autre, très épaisse, ayant
nécessité un double affranchissement (i), l'intrigua. Elle était couverte de
coups de tampons, de surcharges. Avant d'atteindre Valence, elle s'était
promenée à Choisy-le-Roi, puis à Besançon, ^adresse initiale (2) était
malhabilement tracée. En la tournant et la retournant, il finit par découvrir
que cette lettre venait de Saint-Georges. Qui donc lui écrivait?... Les
Guérinel ? Que lui voulaient-ils encore ?

235
Serrant ses deux missives, il s'éloigna pour les lire, seul, à l'écart.
Malgré toute sa curiosité, il n'ouvrit pas d'abord celle de Saint-Georges. Son
frère lui avait déjà écrit la semaine dernière. Or Joël n'était pas homme à
envoyer, ainsi, deux lettres presque coup sur coup, sans raison sérieuse. Un
peu inquiet, il déchira l'enveloppe.

« Mon cher Bertrand,

« Je te fais part d'une bonne, d'une grande nouvelle!... Marie-Madeleine


et moi, nous avons un fils... Il est né avant-hier. C'est un vigoureux poupon
qui tète bien et crie très fort ce qui est, paraît-il, signe de bonne santé. Nous
l'avons prénommé Yves, en souvenir de notre père à qui j'aimerais tant qu'il
ressemble plus tard. Tu devines notre joie. Marie-Madeleine me charge de te
demander si tu veux bien accepter d'être le parrain de ce marmot et moi, vois-
tu, j'aimerais que tu demandes à Nadou, qui est à présent une grande fille, de
devenir sa marraine. Ce serait resserrer plus encore les liens entre nos deux
familles... et tu penses bien que si votre roulotte passait un jour prochain par
Guerville pour que nous fêtions ensemble ce joyeux événement, nous serions
tous deux, Marie-Madeleine et moi, au comble du bonheur...
« Ton grand frère,

« Joël. »

Certes, Bertrand n'ignorait pas qu'on attendait une naissance, à


Guerville ; cependant cette lettre le bouleversa. Ainsi Marie-Madeleine, non
seulement avait passé l'éponge sur leurs petits désaccords, mais encore elle
plaçait le nouveau-né sous sa protection, tandis que Joël de son côté, avait
tout de suite pensé à Nadou. Fou de joie, il appela sa petite camarade.
— Nadou!... Viens vite.
La fillette fut aussi bouleversée que lui. Naturellement, elle acceptait
avec empressement le titre de marraine, bien qu'elle ne se rendit pas très bien
compte de la responsabilité morale (3) qu'il comportait. Elle se sentait surtout
très fière d'être promue d'un seul coup, au rang de grande personne.
— Yves! quel joli nom! Puis, avisant l'autre lettre :
— Et celle-ci, peut-on savoir d'où elle vient?
Dans sa joie, Bertrand l'avait oubliée. Il déchira la lourde enveloppe.
Un flot de feuillets s'en échappa. Nadou poussa un cri de surprise.

236
237
— Oh! mes lettres!... Celles que je t'écrivais à Saint-Georges! Parmi
les feuilles, une autre, une simple page de cahier, couverte d'une
écriture maladroite, avait été glissée. Ensemble, ils la déchiffrèrent.

« Cher Bertrand,
« En rangeant la remise, j'ai retrouvé ces lettres que tu avais cachées
dans un trou du mur. Je te les renvoie... et je te demande pardon d'avoir été si
peu gentille avec toi. Je sais que c'est un peu à cause de moi que tu nous a
quittés. Après ton départ, j'ai voulu t'écrire, je n'en ai pas eu le courage...
Aujourd'hui, tu as peut-être oublié mes méchancetés... et si un jour tu passes
par Saint-Georges, je t'assure que nous serons tous heureux
de te revoir.

« Marie. »

La lettre était bourrée de fautes d'orthographe ; des mots étaient barrés,


d'autres surchargés, mais le geste était là, touchant. Ainsi, cette Marie, si
odieuse, avait tout de même un cœur, un cœur sensible. Bertrand se sentit très
ému par cette confession. Cette fille sauvage n'était donc pas aussi mauvaise
qu'il l'avait cru. Elle aussi était malheureuse ; on ne l'aimait guère, dans la
maison ; elle avait été simplement jalouse. Ces deux lettres reçues en même
temps, quelle coïncidence (4)!... Sur l'une on accordait le pardon, sur l'autre
on le lui demandait.
— Oui, soupira-t-il, je lui pardonne, et si un jour nous allons en
Normandie, je m'arrêterai volontiers à la Hautière.
— Et je ne serai pas jalouse, moi, fit gravement Nadou.
Assis au pied d'un arbre, ils échangeaient tous deux leurs émotions
quand maman Chanac les rejoignit pour leur dire de passer à table.
Triomphante, Nadou brandit la lettre de Joël :
— Maman! le frère de Bertrand a un fils... je suis marraine!... J'ai un
filleul!...
Mme Chanac, elle non plus, ne cacha pas sa joie.
— Oh! comme je remercie Joël et Marie-Madeleine d'avoir pensé à
nous. C'est la meilleure preuve de confiance qu'ils pouvaient nous donner...
Comme elle finissait de parler, Bernard arriva au galop, brandissant une
autre enveloppe que son père (lui aussi assis à l'écart pour lire son courrier)
venait de lui tendre. D'une voix à ébranler un chêne, il hurlait :
— Hurrah !. Hurrah !. Les vacances!... Vivent les vacances!...
Haletant, il expliqua que la Société générale des Ascenseurs accordait
à son père trois semaines de congé à prendre dès la fin des installations
en cours à Valence.

238
— Eh! oui, confirma son père, en rejoignant le groupe, trois semaines
de détente dont nous allons disposer à notre guise. Qu'en ferons-nous, mes
enfants?
Mme Chanac sourit.
— Ce que nous en ferons?... Inutile de chercher longtemps, lis plutôt...
Elle tendit la lettre de Joël.
— Merveilleux ! s'écria papa Chanac, dans trois jours nous levons
l'ancre ; une brève escale à Sainte-Enimie, pour voir si notre bonne vieille
maison se porte bien et nous mettons le cap sur Guerville. Vraiment, le hasard
fait parfois bien les choses.
...Jamais repas ne fut plus joyeux. On aurait dit que la nature elle-même
voulait se mettre à l'unisson (5). L'air était idéalement doux et, dans le ciel
d'une limpidité parfaite, fleurissaient les premières étoiles.
Quand, à la fin du souper, papa Chanac déboucha une bouteille de
pétillante clairette et leva son verre à la santé du jeune Yves Levasseur,
Bertrand sentit son verre trembler entre ses doigts, mais cette fois c'était de
joie.
Et, ce soir-là, sur sa couchette, il demeura longtemps éveillé. Tandis
que Bernard ronflait depuis longtemps, rêvant aux plongeons qu'il ferait dans
la mer, à Guerville, lui repoussait de toutes ses forces le sommeil pour mieux
savourer son bonheur, son grand bonheur qu'il tenait serré dans sa poitrine et
ne laisserait jamais s'envoler...

LES MOTS (5) Se mettre à l'unisson : s'accorder.


(1) Double affranchissement : deux LES IDÉES
timbres au lieu d'un. Employez le mot fertile dans une
(2) Adresse initiale : la première phrase où il aura le sens figuré comme dans le
adresse. L'initiale est la première lettre d'un texte.
nom. Nadou est discrète... cependant
(3) Responsabilité morale : la relevez un détail qui la montre aussi curieuse.
marraine pouvant être appelée à remplacer Que veut dire l'expression mettre le
la mère doit s'intéresser à l'éducation cap ?
du jeune enfant.
(4) Coïncidence : hasard qui fait que
deux événements arrivent en même temps.

239
EPILOGUE

240
64 - ÉPILOGUE

L'été radieux jette sur le Causse sa lumière éclatante. Quinze étés ont
déjà passé sur Sainte-Enimie, mais les vieilles pierres dorées n'ont pas
changé. Rien d'ailleurs n'a pour ainsi dire changé dans le village. En bas, la
petite école est toujours là, accueillante, avec le même maître, ce bon M.
Meyrieu, qui se passionne toujours pour ses élèves... et pour la pêche. En
haut, la maison blanche, à terrasse, a déjoué, elle aussi, l'injure du temps.
Avec ses volets, sa balustrade, fraîchement repeints, elle semble même
plus jeune.
Sur cette terrasse, à l'ombre d'un parasol aux tranches rouges et
jaunes, une femme admire, attendrie, les gestes maladroits d'un bébé qui,
dans sa voiture, s'acharne à saisir un hochet rebelle (i).
— Mon petit Jean-Pierre, tu attends que ta grand-mère vienne à ton
secours?... Voilà, je t'aide!...
Comment? une grand-mère, cette dame encore si jeune, dont la
chevelure n'a pas un fil blanc?
— Allons, mon petit Jean-Pierre, tu t'impatientes, tu réclames
ta maman ; elle ne tardera pas à rentrer de sa promenade.
Maman Chanac se lève, se penche sur la balustrade, observe les
voitures qui passent, en bas, sur la route.
— Non, Bertrand et Nadou ne sont pas encore là.
Bertrand et Nadou!... Bien sûr, personne ne sera surpris en apprenant
que Nadou est devenue Mme Levasseur. Ils se sont mariés voici deux ans
quand Bertrand a terminé son service militaire après de brillantes études
qui ont fait de lui un professeur... un professeur de géographie,
naturellement. Pourrait-on enseigner autre chose que la géographie, quand
on a parcouru la France en long et en large à bord d'une roulotte?

241
Lentement, maman Chanac revient s'asseoir près du bébé. Soudain,
le gravillon de la terrasse crisse derrière elle. Elle se retourne.
— C'est toi, Pierre, tu as terminé ta sieste?...
Papa Chanac lui, a un peu changé. Il a pris de L’embonpoint (2), ses
cheveux grisonnent, mais il a gardé sa bonhomie (3) souriante. Il vient
aussi s'asseoir près du bébé, lui sourit, le taquine, puis, posant la main sur
l'épaule de sa femme :
— Quelles bonnes vacances nous passons encore cette année à
Sainte-Enimie! Dans quelque temps, si la famille continue de s'agrandir, la
maison sera trop petite.
Maman Chanac sourit.
— Trop petite?... Ciel! tu as donc oublié le temps où nous vivions à
cinq dans une roulotte?
Ah! cette roulotte! elle a vraiment laissé dans la mémoire de tous un
souvenir impérissable. On avait quitté Choisy pour un simple essai... et on
l'a gardée cinq ans, jusqu'à ce que Pierre Chanac, qui travaille toujours
pour la Société générale des Ascenseurs, ait obtenu ce poste de sous-direc-
teur, au siège même de l'entreprise, à Paris. Cinq ans de vagabondages! de
quoi marquer toute une vie.
Mais soudain, un klaxon retentit, au bas du raidillon qui monte à la
maison.
— Ce sont eux!...
Quelques instants plus tard, un groupe joyeux débouche sur la
terrasse. Qui reconnaîtrait Nadou dans cette belle jeune femme, élégante et
gracieuse, et surtout qui reconnaîtrait Bertrand dans cet homme bien
découplé (4) ? A peine arrivée, Nadou se précipite vers le landau, soulève
son bébé pour obtenir une risette.
— N'est-ce pas qu'il est beau, notre fils? fait-elle en riant.
Mais, ce grand jeune homme qui accompagne les deux arrivants?
Bien sûr, vous le connaissez à peine. Il s'appelle Yves Levasseur. Chaque
année, aux vacances, il vient passer quelques semaines avec ses parrain et
marraine.
— Et Bernard, s'inquiète Bertrand, pas encore arrivé?
— Pas encore... pourvu seulement qu'il vienne!
— Il l'a promis.
Bonne maîtresse de maison, maman Chanac apporte des
rafraîchissements, tandis que Nadou, amoureusement, caresse son petit
Jean-Pierre. Il fait bon sur les chaises longues, dans la paix de cette belle
fin d'après-midi.

242
243
On se met à bavarder, à évoquer les vieux souvenirs, à revivre
l'époque héroïque de la roulotte.
— Vous souvenez-vous de la nuit où elle s'était renversée?
— Et du soir où des paysans nous avaient fait décamper avec leurs
fourches...
— Et du jour où le réchaud avait fait explosion...
— Et de la nuit, dans la forêt d'Alençon, où Finette avait donné la
chasse à un sanglier...
Pauvre Finette, elle aussi devrait être là. Hélas! les chiens ont la vie
plus courte que les hommes. Finette est morte de vieillesse, doucement,
sept ou huit ans plus tôt, et tout le monde l'a pleurée comme on pleure un
ami.
Mais, tout à coup, un ronflement pétaradant interrompt ces
évocations.
— C'est lui! Ce ne peut être que lui, pour faire un tapage pareil!
Toujours sportif, plutôt élancé, lui qui autrefois était rond comme
une boule, Bernard a abandonné sa voiture grand sport au bas du
chemin et apparaît souriant, détendu comme si les six cents kilomètres qu'il
vient d'abattre d'une seule traite, depuis Orly, n'étaient qu'une simple
promenade.
— Bonjour tout le monde! J'ai bien cru ne pouvoir venir fêter le
deuxième anniversaire de ton mariage, ma petite Nadou. A cette heure, je
devrais voler vers le Brésil.
La première, maman Chanac s'est précipitée vers son grand fils. Elle
a toujours eu un faible pour lui ; autrefois, parce qu'elle admirait sa
vigueur, sa spontanéité ; aujourd'hui, parce qu'elle est fière de voir, qu'en
dépit de débuts plutôt pénibles, il a finalement fait de bonnes études qui lui
ont permis de réaliser son rêve : devenir pilote sur une grande ligne
aérienne. Les embrassades se prolongent, les verres s'entrechoquent. Pour
que les deux familles soient au complet il ne manque que Joël et Marie-
Madeleine. Ils seraient volontiers venus, mais pour Joël (qui a sa barque à
lui, à présent), c'est la grande saison de pêche et le dernier-né de Marie-
Madeleine n'a que deux ans à peine. Mais c'est promis, l'année prochaine,
ils viendront à Sainte-Enimie.
Lentement, tandis qu'on bavarde sur la terrasse, le soir descend sur le
Causse, noyant le village dans une ombre vaporeuse. L'air est si doux que
maman Chanac propose de dresser la table sur la terrasse. On soupera à la
lueur de lampions suspendus à la balustrade.

244
245
— Oh! oui, s'écrie Nadou, cela nous rappellera le bon temps de la roulotte.
On s'installe. Papa Chanac débouche des bouteilles et plaisante.
Bertrand parle de ses élèves au lycée de Melun, Yves de ses études à celui
de Cherbourg, mais surtout Bernard raconte ses voyages. Singapour!
Dakar! Bombay! Buenos-Ayres.., il a parcouru toute la terre en long et en
large, comme autrefois la France dans la roulotte.
Mme Chanac boit ses paroles, puis comme à chacun de ces retours,
pose la même question :
— Et quand nous annonceras-tu enfin la grande nouvelle? Bernard
feint de ne pas comprendre.
— Quelle nouvelle? Maman Chanac insiste.
— Tu le sais bien. J'aimerais tant que tu songes à te marier! Un éclat
de rire secoue Bernard.
— Oh! maman, c'est toi qui dis cela... toi qui étais si triste quand
papa s'absentait et qui as préféré, pour ne plus le quitter, vivre dans une
roulotte, comme les bohémiens.
Maman Chanac sourit et ne trouve rien à répondre. Bertrand et
Nadou échangent un regard.
— Bernard a raison, fait-elle à son mari, je serais bien triste, moi
aussi, si je te voyais partir aux quatre coins du monde. Je me souviens
toujours de mon chagrin quand, autrefois, alors que nous n'étions pourtant
que de simples petits camarades, tu étais reparti à Guerville.
Bertrand presse doucement la main de sa femme.
— Moi aussi, Nadou, j'étais triste à la Hautière ; j'ai versé là-bas
bien des larmes... mais tout cela est effacé. A présent nous sommes
heureux, n'est-ce pas?...

LES MOTS LES IDEES


(1) Hochet rebelle : hochet qui ne veut Qu'est-ce qu'un épilogue ?
pas se laisser saisir, qui semble se révolter. Les métiers choisis par Bertrand et
(2) Embonpoint . état d'une personne Bernard correspondent-ils aux goûts qu'ils
qui a grossi. avaient autrefois ? Essayez de trouver d'autres
(3) Bonhomie . bonté de cœur. professions qui auraient pu leur convenir.
Grande simplicité dans les manières, la Qu'est-ce que le siège d'une
façon de parler. entreprise ? Le siège d'une ville par une armée
(4) Bien découplé : bien bâti, ? Peut-on faire un rapprochement entre ces
robuste. deux sens.

246
247
248
249

You might also like