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Khalid Chraibi - Economia

Chroniques d'économie marocaine

Bâtisseurs d’empire
Economia Octobre 2006

Chronique entreprise

Khalid Chraibi
Au cours des dernières années, quelques Groupes économiques et financiers marocains occupant des
positions-clé dans le paysage industriel, commercial et financier du pays ont saisi au vol les occasions
qui se présentaient (introductions en Bourse, « privatisation » des participations détenues par l’Etat,
etc.) pour procéder à une restructuration en profondeur du patrimoine économique qu’ils détenaient,
renforçant leur main-mise sur de nombreux secteurs d’activité.

Ils ont ainsi pris de plus en plus l’allure de « conglomérats », c’est-à-dire des regroupements au sein
d’un même holding d’entreprises hétéroclites, oeuvrant dans les secteurs les plus divers, dont le seul
point commun est qu’ils ont le même actionnaire de référence. Ce faisant, le pouvoir de décision
économique et financier s’est trouvé de plus en plus concentré, pour le meilleur comme pour le pire,
entre les mains de ces entrepreneurs reconvertis en « bâtisseurs d’empire ».

Parmi les nombreux Groupes qui relèvent de cette catégorie (AKWA, BMCE, Chaâbi, Holmarcom,
etc.), le Groupe ONA est particulièrement représentatif de la situation, que son Président décrit en
2006 comme suit : « Le groupe ONA est un groupe industriel à logique d’opérateur multipolaire centré
sur des positions de leadership, dans des métiers dont la croissance accompagne le développement
économique du Maroc et de la région. »

Aujourd’hui, les marques du Groupe, nombreuses et diversifiées, sont ultra-présentes dans les foyers
marocains, et pourraient accompagner tous les moments forts d’une journée normale (lait, yoghourt,
raïbi, sucre, huiles Lesieur, Cristal, Huilor ou Oléor, savons de ménage (dont La Main) et de toilette
(dont Le Paon) ; voitures de tourisme Peugeot, Citroën ou Renault, services bancaires et d’assurance
auprès d’AttijariWafa bank, AXA Assurance Maroc, Wafa Assurance ou le Cabinet Agma Lahlou-Tazi
; hypermarchés Marjane, supermarchés Acima ; télévision de 2M.

Mais les activités du Groupe ONA couvrent également d’autres créneaux très importants de biens
durables et de services, qui sont beaucoup moins connus du grand public, tels que : les mines
(Managem…), l’immobilier de luxe et de loisirs (Amelkis et golfs), la pêche en haute mer (Marona),
le conditionnement de produits de la mer (La Monégasque), le négoce international (Optorg), etc.
Si l’on continue avec l’exemple de l’ONA, on relève que le Groupe a renforcé en 2005 sa position
dans le secteur sucrier, avec la reprise des sucreries publiques par Cosumar. Mais il a également
manifesté sa volonté de se diversifier sur le plan de la région nord-africaine, avec l’acquisition par
Attijariwafa bank de 54 % de la Banque du Sud en Tunisie, par exemple.

Le Groupe entre également, en 2006, dans des activités à fort potentiel de croissance à moyen terme
comme les télécoms (obtention par Maroc Connect de la 3è licence de téléphonie fixe à mobilité
restreinte) et les « utilities » (services aux collectivités, notamment dans le secteur de l’eau, de
l’énergie, de l’environnement ou encore de l’assainissement). Le Groupe qualifie ces activités de relais
de croissance.

Grâce à toutes ces actions et initiatives, le Groupe ONA joue clairement le rôle de leader dans le
développement de nombreux secteurs économiques du pays. D’ailleurs, depuis que la SNI en a pris le
contrôle, le Groupe ONA a, encore plus que par le passé, les moyens de ses ambitions.

Cependant, l’expérience vécue des conglomérats incite à beaucoup de prudence à leur égard, comme
modèles d’organisation. Ils ont connu leur plus fort développement aux Etats-Unis, à partir des années
1960, et furent parés à l’origine de toutes les vertus. Mais ils prirent rapidement des allures de
prédateurs et de spéculateurs, prenant de grands risques dans leurs opérations, et finissant presque tous
par disparaître dans les décennies suivantes, à cause de leurs montages financiers très vulnérables.

Au Maroc aussi, de nombreux effets pervers peuvent être associés aux activités des conglomérats, et
toutes sortes de dangers peuvent les guetter, même quand ils semblent, aux yeux de l’observateur
externe, faire un parcours sans faute : bureaucratie, lenteurs (et parfois de l’improvisation) dans la
prise de décision, un certain arbitraire parfois dans les choix retenus par le management. La dispersion
de l’équipe dirigeante sur des activités qui n’ont rien de commun entre elles, conduit à des erreurs
d’appréciation, élimine le « professionnalisme » et le sens du « métier ».

Les relations privilégiées avec des banques importantes, membres du conglomérat, aboutissent à
biaiser les opérations de prêt de ces dernières, afin de sauvegarder les intérêts du conglomérat.

La facilité d’accès au financement auprès des banques du Groupe encourage les dérapages dans la
sélection des projets à développer, y compris les choix à caractère spéculatif. Elle favorise également
le surendettement du Groupe, source de tous les dangers. L’arbitrage financier entre le financement de
différents projets prioritaires devient difficile en cas de difficultés d’un projet important.

Le conglomérat essaiera toujours d’user de sa position dominante pour verrouiller ses secteurs
d’activités à l’entrée de concurrents, et a généralement divers moyens d’atteindre ses objectifs en la
matière ; parallèlement à cela, l’entreprise dominante a tendance à développer un laisser-aller dans
divers aspects de ses produits et de ses activités, en l’absence d’une concurrence sérieuse.

Finalement, même des équipes de management de premier plan connaissent des hauts et des bas dans
leur performance (exemple des dérives des équipes dirigeantes de la BNDE ou du CIH).

Les conglomérats peuvent donc être de mode actuellement au Maroc, et mener des opérations très
profitables pour leurs actionnaires, mais ce n’est pas sur eux qu’il faut compter pour le développement
économique et social du pays, à long terme. Une saine concurrence devrait être maintenue dans la
sphère économique, entre tous les opérateurs nationaux, afin d’éviter les dérapages auxquels les
opérations de ces « bâtisseurs d’empire » pourraient se prêter.

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