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Se pencher sur une possible rencontre d’Octave Mirbeau et de Paul Valéry, c’est un
peu envisager le mariage de la carpe et du lapin. À double titre, au vrai. Certains choix de
Valéry, dont on n’a jamais bien su dire, par exemple, l’authenticité de son geste lorsque, avec
Léautaud, il réclame que l’on inscrive son nom sur la liste de souscription pour le monument
au colonel Henry, ne laissent pas de rendre délicat un rapprochement avec le dreyfusard de la
première heure que fut Mirbeau. On toucherait en réalité plus juste en pointant la convergence
de leurs itinéraires de pensée, tous deux suivant la courbe courageuse d’un affranchissement
des tentations conservatrices qui s’incurve vers une perméabilité de plus en plus grande aux
idées anarchistes1.
La carpe et le lapin, et leur silence, aussi : par-delà les attraits de l’écriture subis par
les deux hommes, selon une ligne capricieuse et brisée, il y a le silence, pleinement assumé
par le jeune Valéry d’avant La Jeune Parque, objet de tentation pour son aîné Mirbeau,
prompt à se désespérer d’une écriture qui lui échappe perpétuellement. Ici la démarcation
entre poésie et prose résisterait peu au rappel de l’aimantation naturelle des caractères
respectifs des deux hommes. On sait que Huysmans, contemporain de Mirbeau, fut du
compagnonnage de Valéry, en dépit des écarts de génération ; que Mallarmé, surtout, exerça
un comparable ascendant sur les deux écrivains, charmant Valéry, séduisant Mirbeau.
Au demeurant, se prononcer sur le degré d’affinité voire la probabilité d’une rencontre
effective entre les deux hommes relève de la pure spéculation. La biographie signée Pierre
Michel et Jean-François n’en dit mot, en effet. Soulignons simplement que, si rencontre il y
eut, les croisements ont pu se faire, soit à partir de la génération antérieure à Valéry (nous
venons de rappeler l’amitié qui lia le poète au naturaliste en rupture de ban qu’était
Huysmans) ; soit à partir de la génération postérieure à Mirbeau, les cadets Léautaud et Jarry
étant au moins des connaissances, sinon des amitiés, communes aux deux hommes ; Louÿs et
Gide eussent pu faire office de points de jonction, si celui-ci n’eût entretenu une telle
1
Les références aux ouvrages renvoient : pour Degas. Danse. Dessin. (DDD) de Valéry, à l’édition
Gallimard, 1938 ; pour Monsieur Teste (MT), à celle de L’Imaginaire Gallimard, 1994 ; pour Le Calvaire de
Mirbeau, à celle du Mercure de France, 1991.
. Si le cheminement libertaire de Mirbeau n’est plus à rappeler, on connaît moins les propos de Valéry
réunis dans ses Principes d’anarchie pure et appliquée, œuvre de maturité. Pour bien se pénétrer de cette
correspondance de sensibilités qui évoluent d’un individualisme viscéral à une volonté anarchiste
d’affranchissement systématique, la confrontation avec les parcours de Barrès ou de Claudel, qui mènent ceux-
ci, à l’opposé, d’une exaltation de la part libre, voire sauvage, de l’individu, à un resserrement autour de
conceptions doctrinales sensiblement orientées vers le respect du dogme et de l’ordre, est éloquente.
animosité à l’égard de Mirbeau, si celui-là eût pu inclure dans sa sphère affective et sociale
l’auteur du Journal d’une femme de chambre.
En définitive, réunir dans l’espace restreint de quelques pages deux noms aussi
prestigieux que leurs identités semblent éloignées ne peut se réaliser, une fois de plus, que
grâce à l’impulsion que nous donne la réflexion sur l’art. La figure d’un même peintre a
élancé la curiosité et l’admiration des deux hommes, celle du poète comme celle du prosateur.
À tous deux, elle intime la plus grande fidélité à soi-même, via la conformité à leurs idées
esthétiques, dans le même temps où elle leur inspire de s’écarter de tout principe : établissant
la monographie d’Edgar Degas, Valéry répudie ipso facto sa détestation vis-à-vis des
biographies, accumulant détails historiques et anecdotiques, souvenirs personnels,
apophtegmes du Maître et récits colportés ; Mirbeau, se penchant sur le cas Degas, souligne la
grande probité de l’artiste, magnifie son honnêteté, mais ne peut résister à la tentation de
soumettre la vérité historique à quelques accommodements2. Manifestement, face à Degas,
quelque chose passe de l’écrivain à l’artiste, et de l’écrivain à soi ; n’eût-il existé que le
caractère exceptionnel de la mise en scène romanesque d’un artiste bien réel à travers le
personnage de Lirat dans Le Calvaire3, quand bien même des créateurs comme Monet,
Pissarro ou Rodin eussent semblé plus à même de nourrir l’inspiration de Mirbeau, l’on
devrait retenir la figure de ce peintre comme le signe énigmatique d’un questionnement
multiple : interrogation sur la notion et l’enjeu de la présence et de l’absence chez l’artiste,
rapports entre l’art scriptural et l’art plastique, manifestations diverses de la logique quasi
mathématique opposée à la croyance au hasard et aux forces prétendument déterminantes de
l’inspiration sur la création.
24
. « Des peintres », Le Figaro, 9 juin 1908, repris dans Combats esthétiques, II, pp.470-477.
25
. « J’avais écrit peu de temps auparavant la “Soirée avec Monsieur Teste », et ce petit essai d’un
portrait imaginaire, quoique fait de remarques et de relations vérifiables, aussi précises que possible, n’est pas
sans avoir été plus ou moins influencé, (comme l’on dit), par un certain Degas que je me figurais », DDD, loc.
cit., p. 18.
26
. L’analogie de l’espace quotidien de Teste (MT, op. cit., pp. 29-30) et de la pièce où vit Degas ne
semble pas a priori une évidence. On s’intéressera davantage à la parenté de l’espace évoqué par Valéry dans sa
monographie et l’environnement familier de Lirat (DDD, pp. 32-39 ; Le Calvaire, pp.101-102).
27
. DDD, loc. cit., p. 33.
parlotes, pour les guignols des parlements et des académies. »28 C’est la malléabilité sociale
et la souplesse pragmatique de Teste, au contraire, que désigne la métaphore de la
marionnette, anéantie par la nécessité naturelle de l’effacement :
« Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules
militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait
jamais un bras ni un doigt. Il avait tué la marionnette29. »
À un niveau d’analyse plus obvie, c’est la personnalité du peintre qui séduit Mirbeau
autant que Valéry. Les colères désordonnées de Lirat ne sont pas sans appeler celles que
rapporte Valéry30, happant le peintre, et accréditant l’image d’un Degas « personnage
singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, vive, fine,
inquiète », méprisant « les honneurs, les avantages, la fortune »31, fidèlement servi par ses
domestiques Zoé et Argentine32.
28
. Le Calvaire, p. 114.
29
. MT, p. 19.
30
. Lire DDD, loc. cit., pp. 54-55.
31
. DDD, loc. cit., pp. 8-9.
32
. La correspondance est piquante, qui veut que dans l’esprit d’un autre grand amateur de peinture, Louis
Aragon, ce même nom d’Argentine appelle immanquablement celui... d’Octave Mirbeau ! (Les Cloches de Bâle,
La Pléiade, I, pp. 790-791)
33
. Mouvement amorcé depuis l’expérience de la guerre (Le Calvaire, op. cit., pp. 85, 88), la
désagrégation du concept de loi est telle que la notion finit par se résoudre en son contraire, dans l’esprit de
Mintié (ibid., pp. 120, 288, 311).
34
. Ibid., pp. 116-117, 158-159.
35
. Ibid., pp. 122, 156-159, 182-185, 239-257 (soit l’intégralité du chapitre VIII).
36
. Ibid., pp. 332-334.
rayonnement irradiant37. L’onomastique aidant38, Lirat est le visionnaire, quand « Monsieur
Teste est le témoin »39.
L’acuité de cette ressource de fascination provient en outre de la personnalité de celui
qui se laisse séduire. Mintié ou le narrateur de La Soirée, sensibilités vulnérables et enclines à
la possession, animae aimantées vers la part d’intellectualité résolument masculine de ces
avatars littéraires de Degas, se laissent entraîner à un jeu de séduction fatalement déceptif, où
le charisme subi engage à un jeu mimétique puéril dans le meilleur des cas, à l’expression
renouvelée du désir d’emprise, dans la plus frustrante des situations. C’est par contraste que
se révèle l’essence versatile et féminine de ces deux points de vue romanesques, écrasés sous
le poids exercé par le démon du machinal qui habite Teste, Lirat dans une moindre mesure.
« J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles au garçon du café où je le voyais.
[...] Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais
les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui
échappaient [...] »40 ; « J’avais cette curiosité féminine, qui m’obsédait, de connaître son
opinion sur moi ; j’essayais, par des allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par
des détours hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer [...] »41. L’obstacle qui détermine
l’échec de la fusion rêvée du narrateur à son modèle s’exprime à maintes reprises, pointant
l’écart incommensurable par la référence à une nature qui dépasse l’homme : « Il parlait, et
on se sentait dans son idée, confondu avec les choses : on se sentait reculé, mêlé aux maisons,
aux grandeurs de l’espace, au coloris remué de la rue, aux coins... »42 ; « Je l’[Lirat] aimais
comme on aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. »43
45
. DDD, loc. cit., pp.105-106.
46
. Ibid., pp. 107-111.
47
. « Mirbeau l’obscène », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, pp. 101-121.
Laissant là ces considérations plastiques autour de la ligne et des lignes, observons une
dernière fois Teste évoluer dans ce singulier jardin des poètes, où « il se déplace lentement
entre les “planches” » à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont plus ou
moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se complaît à épeler les noms baroques :
Antirrhinum Siculum
Solanum Warsceliezli ! ! ! », figure syncrétique où fusionnerait le visage pacifié de
Lirat, et la fascination, enfin distanciée, du narrateur du Jardin des supplices face à
l’exubérance pléthorique du végétal. Cédons-lui enfin ce mot de la fin, merveilleusement apte
à capter la singularité de la prose de Mirbeau comme la poésie de Valéry, toutes deux
mêmement orientées vers la magie de la forme, et aimantées vers un vide essentiel :
« C’est un jardin d’épithètes, dit-il l’autre jour, jardin dictionnaire et
cimetière... »48
Samuel LAIR
48
. MT, loc. cit., pp. 54-55.