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Samuel LAIR

MIRBEAU TESTE DEGAS


« On peut dire que ce
n’est pas lui qui fait la
composition de son tableau,
c’est la première ligne ou la
première figure qu’il y peint. »
Octave Mirbeau, à propos de Degas.

Se pencher sur une possible rencontre d’Octave Mirbeau et de Paul Valéry, c’est un
peu envisager le mariage de la carpe et du lapin. À double titre, au vrai. Certains choix de
Valéry, dont on n’a jamais bien su dire, par exemple, l’authenticité de son geste lorsque, avec
Léautaud, il réclame que l’on inscrive son nom sur la liste de souscription pour le monument
au colonel Henry, ne laissent pas de rendre délicat un rapprochement avec le dreyfusard de la
première heure que fut Mirbeau. On toucherait en réalité plus juste en pointant la convergence
de leurs itinéraires de pensée, tous deux suivant la courbe courageuse d’un affranchissement
des tentations conservatrices qui s’incurve vers une perméabilité de plus en plus grande aux
idées anarchistes1.
La carpe et le lapin, et leur silence, aussi : par-delà les attraits de l’écriture subis par
les deux hommes, selon une ligne capricieuse et brisée, il y a le silence, pleinement assumé
par le jeune Valéry d’avant La Jeune Parque, objet de tentation pour son aîné Mirbeau,
prompt à se désespérer d’une écriture qui lui échappe perpétuellement. Ici la démarcation
entre poésie et prose résisterait peu au rappel de l’aimantation naturelle des caractères
respectifs des deux hommes. On sait que Huysmans, contemporain de Mirbeau, fut du
compagnonnage de Valéry, en dépit des écarts de génération ; que Mallarmé, surtout, exerça
un comparable ascendant sur les deux écrivains, charmant Valéry, séduisant Mirbeau.
Au demeurant, se prononcer sur le degré d’affinité voire la probabilité d’une rencontre
effective entre les deux hommes relève de la pure spéculation. La biographie signée Pierre
Michel et Jean-François n’en dit mot, en effet. Soulignons simplement que, si rencontre il y
eut, les croisements ont pu se faire, soit à partir de la génération antérieure à Valéry (nous
venons de rappeler l’amitié qui lia le poète au naturaliste en rupture de ban qu’était
Huysmans) ; soit à partir de la génération postérieure à Mirbeau, les cadets Léautaud et Jarry
étant au moins des connaissances, sinon des amitiés, communes aux deux hommes ; Louÿs et
Gide eussent pu faire office de points de jonction, si celui-ci n’eût entretenu une telle

1
Les références aux ouvrages renvoient : pour Degas. Danse. Dessin. (DDD) de Valéry, à l’édition
Gallimard, 1938 ; pour Monsieur Teste (MT), à celle de L’Imaginaire Gallimard, 1994 ; pour Le Calvaire de
Mirbeau, à celle du Mercure de France, 1991.
. Si le cheminement libertaire de Mirbeau n’est plus à rappeler, on connaît moins les propos de Valéry
réunis dans ses Principes d’anarchie pure et appliquée, œuvre de maturité. Pour bien se pénétrer de cette
correspondance de sensibilités qui évoluent d’un individualisme viscéral à une volonté anarchiste
d’affranchissement systématique, la confrontation avec les parcours de Barrès ou de Claudel, qui mènent ceux-
ci, à l’opposé, d’une exaltation de la part libre, voire sauvage, de l’individu, à un resserrement autour de
conceptions doctrinales sensiblement orientées vers le respect du dogme et de l’ordre, est éloquente.
animosité à l’égard de Mirbeau, si celui-là eût pu inclure dans sa sphère affective et sociale
l’auteur du Journal d’une femme de chambre.
En définitive, réunir dans l’espace restreint de quelques pages deux noms aussi
prestigieux que leurs identités semblent éloignées ne peut se réaliser, une fois de plus, que
grâce à l’impulsion que nous donne la réflexion sur l’art. La figure d’un même peintre a
élancé la curiosité et l’admiration des deux hommes, celle du poète comme celle du prosateur.
À tous deux, elle intime la plus grande fidélité à soi-même, via la conformité à leurs idées
esthétiques, dans le même temps où elle leur inspire de s’écarter de tout principe : établissant
la monographie d’Edgar Degas, Valéry répudie ipso facto sa détestation vis-à-vis des
biographies, accumulant détails historiques et anecdotiques, souvenirs personnels,
apophtegmes du Maître et récits colportés ; Mirbeau, se penchant sur le cas Degas, souligne la
grande probité de l’artiste, magnifie son honnêteté, mais ne peut résister à la tentation de
soumettre la vérité historique à quelques accommodements2. Manifestement, face à Degas,
quelque chose passe de l’écrivain à l’artiste, et de l’écrivain à soi ; n’eût-il existé que le
caractère exceptionnel de la mise en scène romanesque d’un artiste bien réel à travers le
personnage de Lirat dans Le Calvaire3, quand bien même des créateurs comme Monet,
Pissarro ou Rodin eussent semblé plus à même de nourrir l’inspiration de Mirbeau, l’on
devrait retenir la figure de ce peintre comme le signe énigmatique d’un questionnement
multiple : interrogation sur la notion et l’enjeu de la présence et de l’absence chez l’artiste,
rapports entre l’art scriptural et l’art plastique, manifestations diverses de la logique quasi
mathématique opposée à la croyance au hasard et aux forces prétendument déterminantes de
l’inspiration sur la création.

DEGAS, FIGURE DU PEINTRE

Une absence essentielle


Lire le texte que Mirbeau consacre à Degas dans La France revient à se colleter à une
vaste absence, à palper un manque béant, à consommer une frustration ontologique autant
qu’esthétique : là où l’on attend le peintre, ne réside que sa place, mais une place vacante, tant
la virtualité de sa présence (dans les Salons, les expositions, chez les collectionneurs) confine
à flirter avec le vide. Cette ombre serait le reflet d’un orgueil qui suffit à tout justifier, même
sa volatilisation ! L’incompatibilité intransigeante avec son temps motive sa disparition du
cadre. C’est dans une étonnante formulation de ce que, depuis Leibniz, on appelle
« disjonction exclusive », que culmine l’expression de ce mépris : « Ou Degas sera avec ses
pairs, [...] ou il ne sera pas du tout et nulle part. »4 : première manifestation, dans l’article,
d’une sorte de rationalisation galopante du phénomène artistique et de ses modalités qui ne
relève pas, pour Mirbeau, d’une simple rhétorique. Une théorie de l’art s’élabore ici... à quoi
2
. Ainsi de la participation de Degas aux Salons de 1865 à 1870, passée sous silence par Mirbeau (voir
Pierre Michel, Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. I, p. 80, note 2). La question de la sincérité de l’artiste et de
l’idée qu’il se fait de soi entraîne Valéry aussi dans de remarquables développements (DDD, loc. cit., pp. 90-91).
3
. Dans le récit de 1892-1893, Dans le ciel, le visage de Van Gogh semble plutôt fonctionner comme un
paradigme de l’artiste symboliste.
4
. « Degas », La France, 15 novembre 1884, repris dans Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. I, p. 77.
Mirbeau ne donnera pas l’opportunité de se développer. Pour l’heure, ce n’est pas
exclusivement, en effet, sur le mode imagé, que, non seulement l’existence de l’œuvre d’art,
mais aussi la réalité de l’artiste, ressortissent à la mathématique des grandeurs discontinues.
L’œuvre évolue dans un espace résolument placé sous le signe de la « discrétion » : entre être
ou n’être pas, la création obéit à la loi du tout ou rien, et ignore superbement la posture
intermédiaire5 pour opter pour l’alternative suivante : le sentiment profond de réussite, sinon
rien.
Valeur discontinue de l’œuvre6 ; caractère discret de l’artiste, au sens relationnel et par
surcroît mathématique, selon Valéry. En filigrane de la figure de Degas, le visage du poète, le
Maître, Mallarmé, écartèle le paradigme du créateur valéryen selon deux pôles antagonistes :
le « voulu dur de Degas » s’oppose irréductiblement au « caractère voulu »7 de Mallarmé, le
caractère de « spartiate, [de] stoïcien, [de] janséniste artiste »8 de celui-là à « [la] grâce, [la]
patience, [la] courtoisie véritablement exquises » de celui-ci. Après Narcisse, Janus incarne
sans conteste l’une des figures emblématiques du créateur. Mirbeau pressentira lui aussi les
ressources nombreuses du mythe, en mettant en scène Lirat, initiateur, être double, gardien
des portes9.

Vers la structure : ligne, figures et synthèse.


Il n’aurait pas déplu à Valéry, ce Degas peint par Mirbeau, chez qui « tout découle
mathématiquement [...] de cette première ligne et de cette première figure »10. Le texte critique
se réalise là comme une expérimentation, un test grandeur nature, une modélisation de la
théorie de l’art, qui impose les règles de l’induction comme mode de lecture pertinente de
l’œuvre, et, par voie de syllogisme, fait du mépris dont il souffre le signe de la valeur de
l’objet comme de l’homme. De l’idéal mathématique comme voie d’une élucidation de l’acte
créateur : Degas extrait « d’une forme la pure essence », est passé maître dans l’art
5
. « La peinture », fait-il dire à Lirat, « comprenez-vous ? On travaille pour deux ou trois amis vivants, et
pour d’autres qu’on n’a pas connus et qui sont morts. [...] Le reste...Eh bien ! quoi le reste ?... c’est
Bouguereau. », Le Calvaire, Mercure de France, 1991, p. 118 – les conversations de Degas rapportées par Daniel
Halévy attestent la même allergie acrimonieuse du peintre des Danseuses à l’endroit de Bouguereau (« Arrivé,
qu’est-ce que ça veut dire ? On l’est toujours, on ne l’est jamais, – quoi, arrivé ? C’est être sur un mur à côté
d’une dame de Bouguereau et du marché d’esclaves de Toto Giraud ? Je n’en veux pas. », in Degas, Lettres,
Paris, Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 1945, p. 273). Concernant cette spécificité de l’évaluation quantifiable
de la médiocrité esthétique, Mirbeau excelle à multiplier les variations sur le thème : « un peintre qui n’a jamais
été qu’un peintre ne sera jamais que la moitié qu’un artiste. »
6
. Et des motifs et visées esthétiques, conviendrait-il d’ajouter. Exemple du Nu, selon Valéry, qui
« n’avait en somme que deux significations dans les esprits : tantôt, le symbole du Beau ; et tantôt, celui de
l’Obscène. », DDD, loc. cit., p. 84.
7
. Degas. Danse. Dessin., pp. 50-51.
8
. DDD, loc. cit., p. 18.
9
. Si Degas « a des planchers admirables » (DDD, loc. cit., p. 74), Mirbeau, lui, excelle à rendre toute la
force symbolique de... la porte. Il reste une belle étude à faire portant sur ce motif de l’ouverture, tantôt que
l’artiste choisit de franchir, tantôt à la limite de laquelle il demeure. Non seulement dans Le Calvaire, récit du
seuil infrangible : « Je [...] m’arrêtai devant la porte de l’atelier... Et cette porte me parut effrayante. » ; op. cit.,
p. 181 ; « Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d’énorme et de lourd se refermait sur
mon passé, [...] je demeurai là, hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette porte
fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir », p. 185 ; lire aussi pp. 122,
140, 156, 332, 334... Mais surtout à travers Dans le ciel, qui se referme sur l’impuissance du narrateur d’ouvrir la
porte derrière laquelle est étendu le corps de Lucien, cependant que se tourne l’ultime page.
10
. « Degas », op. cit., p. 75.
d’appliquer « le procédé simplificateur absolument synthétique ». « Savant » exploitant une
« logique implacable du dessin », possédant la « logique impitoyable du traitement des
figures », habile à conférer un « caractère de synthétisme violent et cruel » à ce qu’il peint : le
caractère hyperbolique de la longue cohorte des qualificatifs ne doit pas masquer le
sémantisme générique de l’artiste « scientifique ». Rarement Mirbeau a dressé face à l’écueil
artistique du hasard la puissance du logos et du raisonnement comme sources de création et
conditionnement de l’avènement du beau. Quid du bonheur de l’inspiration ? De
l’intervention des Muses ? Du talent spontané ? Sans scrupule aucun, Mirbeau brocarde le
« mauvais conseil de l’inspiration »11. L’incrimination du hasard n’est pas sans résonner
d’échos fraternels avec les partis pris du poète de Charmes, pour qui, en matière de travail
esthétique, « jusqu’ici, le hasard n’est pas encore éliminé des actes ; le mystère, des
procédés ; l’ivresse, des horaires ; mais je ne réponds de rien »12. L’attentive considération du
rôle opaque du hasard, dans Le Calvaire13, tend à conforter cette hypothèse du peintre Degas
se superposant à la composition romanesque de Lirat, l’un des protagonistes principaux de ce
qui est le premier roman que Mirbeau signe de son nom.
Des lignes de rupture se dessinent cependant. Rétif à toute influence venant du
mouvement impressionniste qui ne le séduit pas, Degas, vu par Valéry, serait l’un des
premiers à battre en brèche l’inachèvement, motif cher à Monet, par exemple : « Degas,
quoiqu’il connût fort bien et eût vu se développer autour de lui cette manière de voir, ne lui
sacrifia jamais le culte du contour en soi [...] »14. Pour Mirbeau, il est au contraire
l’introducteur de la lumière, aux côtés de Manet et Monet15. Est-ce le repentir qui le retient de
lever l’anonymat de ce « peintre impressionniste »16 qui stigmatise les audaces opportunistes
de tel artiste vulgarisant certaines innovations accommodées aux goûts du public ? Valéry lui,
date de 1885 ce mot de Degas – en laissant dans l’ombre, pour sa part, le nom de la victime de
la raillerie, identifiée par Mirbeau comme Albert Besnard : les deux zélateurs du peintre des
Danseuses reconstituent, chacun de son côté, les pièces du puzzle de la petite histoire de l’art.
Il s’en faut de peu que Mirbeau ne prononce le terme de structure, pivot du discours
esthétique de Valéry17, ou d’architecture. Face à l’art de Degas, ce sera la notion de logique
qui présidera au discours critique de Mirbeau (pas moins de six occurrences, au risque de
répétitions, dans le texte du 15 novembre 1884). La magie de la peinture de Degas ne tient pas
à ce qu’il réalise une mise en équation du monde, mais une « synthèse », une sorte de mise en
ordre du monde. La création l’informe, le fait passer du désordre à l’ordre, procède à sa
construction. Chez le critique Mirbeau comme chez le penseur Valéry, il y a une ferme
revendication cartésienne du phénomène artistique ; chez tous deux on trouve le désir
d’exprimer organiquement ce qui, émanant d’une forme de spiritualité, s’impose à celui qui
contemple. La lecture des deux tomes des critiques esthétiques de Mirbeau nous laisse, il est
11
. « Degas », op. cit., p. 79.
12
. DDD, loc. cit., p.34.
13
. Le Calvaire, pp. 112-113.
14
. DDD, loc. cit., p. 75.
15
. « Le Salon. Coup d’œil général », La France, 1er mai 1885, Combats esthétiques, I, p. 165.
16
. « Le Salon du Champ de Mars », Le Figaro, 13 mai 1885, I, p. 481.
17
. DDD, loc. cit., p. 81.
vrai, comprendre la justification historique et interne de ce mouvement de revalorisation
logique : il s’agit non seulement d’une revendication polémique de la valeur « scientifique »
d’une création qui n’est plus laissée au seul caprice du hasard ou d’une subjectivité
débordante18 ; et ce, en dépit de cette profession de foi selon laquelle « on n’explique pas une
œuvre d’art comme on démontre un problème de géométrie. »19 Mirbeau, substituant à la
théogonie romantique de l’univers artistique une cosmogonie expérimentale, participe par
cette entreprise de relecture mathématique d’une forme de laïcisation de l’art20.
En outre, il s’agit d’une sorte de garde-fou à usage personnel qui lui permet de pallier
les excès de sa propre sensibilité : aux yeux du critique Mirbeau, pour qui la réalité de l’œuvre
deviendra de plus en plus, pour paraphraser Bachelard, une totalité construite, le recours à la
logique constitue aussi une réponse spontanée à la tendance relativiste qui irrigue durablement
sa critique, une forme de tentative pour redresser l’idée selon laquelle il n’existe aucune
norme absolue en matière d’esthétique. Sous le pinceau de Degas, les femmes deviennent
selon Mirbeau « d’admirables choses tout à fait extraordinaires de construction. Il y a là une
puissance de synthèse, une abstraction de la ligne qui sont prodigieuses [...] »21. On comprend
que, fort de la commodité de cette notion plurielle qu’est la logique, le critique sait convoquer
au besoin sa signification formaliste, celle de sa validité dans ses relations plus que dans la
réalité de ses contenus. Degas exerce un art sans complaisance, indépendamment de l’objet
auquel il s’applique – et de son identité. Chevaux, danseuses, jockeys, artistes passent au
même crible de sa logique, et sont ramenés à l’équivalence de « choses ».
Articulation ; coudes ; raideur ; « section carrée » : toutes géométries de la ligne qui
aiguillonnent impérieusement la pensée de Valéry comme celle de Mirbeau, dédaigneuses des
anachronismes, vers de communes figures d’artistes, Holbein22, ou les gothiques23. On peut
estimer que, dans cet essai de rationalisation galopante, le critique Mirbeau va vite en
besogne, passant d’une critique de l’intuition à celle d’une approche formaliste qui laisse
pressentir la tentation valéryenne de réduire le raisonnement à un calcul. C’est que son propos
s’ancre aussi dans une problématique de la signification du geste et de l’objet esthétiques, à
laquelle la mise au jour de la nécessité logique se propose de répondre. Tant qu’à dépouiller
l’œuvre de sa réalité incarnée, et le motif de son caractère d’individuation, comme l’enseigne
le symbolisme spiritualiste, mieux vaut y voir le travail d’une transmutation artistique qui
s’exerce sous l’effet d’un enchaînement logique « implacable ». Qu’importe si les
représentations de Degas sont « fausses » ; l’essentiel est que, de la conception mentale à la
réalisation, chacune des étapes de la démarche esthétique appelle inéluctablement,
nécessairement, logiquement, l’autre, comme la cause appelle l’effet.
18
. Voir à ce sujet l’évolution dont les textes sur les Nabis semblent la réalisation achevée.
19
. Combats esthétiques, II, pp. 494-499.
20
. Dans Les Mathématiques et l’Idéalisme philosophique, Librairie scientifique et technique, 1948,
pp. 370-371, Paul Mouy voit dans l’émergence de l’exigence démonstrative l’expression inédite de la nécessité :
« Grâce à la démonstration mathématique, l’idée [de la nécessité] sans changer de nom, passe de l’extérieur à
l’intérieur, des choses à l’esprit, du domaine mystique au domaine rationnel. »
21
. « Exposition de peinture », La France, 21 mai 1886, repris dans Combats esthétiques, I, p. 275.
22
. Valéry, DDD, p. 35 ; Mirbeau, « Degas », op. cit., p. 79.
23
. Mirbeau, « Exposition de peinture », La France, 21 mai 1886, op. cit., p. 276 ; Le Calvaire, p. 116 :
« Le retour de la peinture moderne vers le grand art gothique, voilà ce qu’on ne lui pardonnait pas. »
Il n’empêche que dans la cohérence interne de la pensée du critique Mirbeau, le départ
pris en 1885 en direction d’une lecture « logique » de l’œuvre, radicalisant un certain
formalisme inhérent à la création esthétique, non à l’activité du critique, semble bien être un
faux départ. Il faut attendre 1908 et le texte écrit à l’occasion de la vente Natanson pour
entendre Mirbeau définir l’art des nabis comme « le résultat d’un travail proprement abstrait
dont nous goûtons, même sans la comprendre, la mathématique obscure »24. Il a beau jeu
d’invoquer la pensée empiriste de Hume, ce Mirbeau qui esquisse une approche en creux de la
pratique du dessin : est-ce « autre chose que d’être impressionné par un mouvement et de
l’évoquer en signes qui [m’] émeuvent » ?

DEGAS FIGURE ROMANESQUE


La considération structurelle investit ainsi le texte critique, en pointillé chez Mirbeau,
sur le mode du harcèlement chez Valéry. De prime abord, la fiction – considérant que Degas
motive pleinement la création de ces figures romanesques que sont Lirat et Teste25 – délaisse
quelque peu ces préoccupations formalistes. À bien y regarder, le traitement de certains motif
dessinant comme le paysage intérieur de l’artiste, en l’occurrence son environnement
immédiat, invite à plus d’attention. Comment considérer en effet la place éminente ménagée à
l’habitation, au cadre physique de l’existence de Teste comme de Lirat, sinon en l’envisageant
comme révélateur de son rôle de prolongement de son statut esthétique, ontologique et
psychologique ? Des obsédantes occupations intellectuelles à l’occupation physique d’un
espace, une analogie de structure s’impose. La chambre ou l’atelier paraît bien le miroir où se
répercute le souci hautement ontologique de son occupant ; la pièce constitue une forme
d’appendice du moi, enchâssé dans cet écrin vil, quotidien26. Aussi bien que le Degas de
Valéry, Lirat a investi un lieu qui, à son tour, l’investit. L’accumulation anarchique d’objets au
rebut, l’entassement du matériel de travail aux quatre coins de l’atelier montrent chez Lirat cet
ouvrier dont parle Valéry, « un artisan d’une espèce en voie de disparition, qui fabrique en
chambre, use de procédés tout personnels et tout empiriques, vit dans le désordre et l’intimité
de ses outils, voit ce qu’il veut et non ce qui l’entoure [...] »27.
L’apparence, la démarche physique appellent aussi leur lot de rapprochements :
raideur d’allure et automatismes ont d’identiques racines, mais aboutissent à des formulations
différentes : « [p]ar sa tenue sévère, d’une raideur mécanique et magistrale, ayant, dans ses
allures, quelque chose d’officiel, [Lirat] donnait, au premier abord, la sensation d’une sorte
de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu’on en fabrique, dans les

24
. « Des peintres », Le Figaro, 9 juin 1908, repris dans Combats esthétiques, II, pp.470-477.
25
. « J’avais écrit peu de temps auparavant la “Soirée avec Monsieur Teste », et ce petit essai d’un
portrait imaginaire, quoique fait de remarques et de relations vérifiables, aussi précises que possible, n’est pas
sans avoir été plus ou moins influencé, (comme l’on dit), par un certain Degas que je me figurais », DDD, loc.
cit., p. 18.
26
. L’analogie de l’espace quotidien de Teste (MT, op. cit., pp. 29-30) et de la pièce où vit Degas ne
semble pas a priori une évidence. On s’intéressera davantage à la parenté de l’espace évoqué par Valéry dans sa
monographie et l’environnement familier de Lirat (DDD, pp. 32-39 ; Le Calvaire, pp.101-102).
27
. DDD, loc. cit., p. 33.
parlotes, pour les guignols des parlements et des académies. »28 C’est la malléabilité sociale
et la souplesse pragmatique de Teste, au contraire, que désigne la métaphore de la
marionnette, anéantie par la nécessité naturelle de l’effacement :
« Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules
militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait
jamais un bras ni un doigt. Il avait tué la marionnette29. »
À un niveau d’analyse plus obvie, c’est la personnalité du peintre qui séduit Mirbeau
autant que Valéry. Les colères désordonnées de Lirat ne sont pas sans appeler celles que
rapporte Valéry30, happant le peintre, et accréditant l’image d’un Degas « personnage
singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, vive, fine,
inquiète », méprisant « les honneurs, les avantages, la fortune »31, fidèlement servi par ses
domestiques Zoé et Argentine32.

Grandeurs, mesures et lois


« Un peu l’homme de l’attention », Teste fascine non seulement par sa capacité de se
rendre pleinement maître de son potentiel d’analyse et d’observation, mais surtout par sa
ressource de subordonner à sa pensée pétrie de lois, de figures et d’arithmétique, la
contingence d’un environnement miroitant, déconcertant, chaotique. Le rayonnement de Lirat
est d’un tout autre ordre, puisque, à la force structurante du réel propre à Teste, il oppose, par
son attitude et sa fréquentation, sa capacité de défaire et de désagréger les lois, condamnant
Mintié à une vertigineuse déréliction33. Là où Teste soumet le réel à ses lois, Lirat soumet les
lois de la nature et les règles de l’art à la réalité de son potentiel de subversion, les contraint et
les fait céder sous une constante pression contestatrice, les menant à imploser. Sur le plan du
récit, un tel fait est rendu possible par le rôle multiforme couvert par Lirat : il illustre par
l’allégorie (ses compositions picturales témoignent de la force destructrice de l’éternel
féminin34) ; il théorise par le discours35, énonce la thèse (ses paroles édifiantes auprès de
Mintié le posent comme une sorte de mentor) ; il est intégré comme acteur à l’intrigue (la
trahison de son fils spirituel illustre douloureusement la validité de ses thèses portant sur le
drame masculin)36. En définitive, l’aura de Lirat façonne au cœur du texte un personnage au

28
. Le Calvaire, p. 114.
29
. MT, p. 19.
30
. Lire DDD, loc. cit., pp. 54-55.
31
. DDD, loc. cit., pp. 8-9.
32
. La correspondance est piquante, qui veut que dans l’esprit d’un autre grand amateur de peinture, Louis
Aragon, ce même nom d’Argentine appelle immanquablement celui... d’Octave Mirbeau ! (Les Cloches de Bâle,
La Pléiade, I, pp. 790-791)
33
. Mouvement amorcé depuis l’expérience de la guerre (Le Calvaire, op. cit., pp. 85, 88), la
désagrégation du concept de loi est telle que la notion finit par se résoudre en son contraire, dans l’esprit de
Mintié (ibid., pp. 120, 288, 311).
34
. Ibid., pp. 116-117, 158-159.
35
. Ibid., pp. 122, 156-159, 182-185, 239-257 (soit l’intégralité du chapitre VIII).
36
. Ibid., pp. 332-334.
rayonnement irradiant37. L’onomastique aidant38, Lirat est le visionnaire, quand « Monsieur
Teste est le témoin »39.
L’acuité de cette ressource de fascination provient en outre de la personnalité de celui
qui se laisse séduire. Mintié ou le narrateur de La Soirée, sensibilités vulnérables et enclines à
la possession, animae aimantées vers la part d’intellectualité résolument masculine de ces
avatars littéraires de Degas, se laissent entraîner à un jeu de séduction fatalement déceptif, où
le charisme subi engage à un jeu mimétique puéril dans le meilleur des cas, à l’expression
renouvelée du désir d’emprise, dans la plus frustrante des situations. C’est par contraste que
se révèle l’essence versatile et féminine de ces deux points de vue romanesques, écrasés sous
le poids exercé par le démon du machinal qui habite Teste, Lirat dans une moindre mesure.
« J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles au garçon du café où je le voyais.
[...] Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais
les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui
échappaient [...] »40 ; « J’avais cette curiosité féminine, qui m’obsédait, de connaître son
opinion sur moi ; j’essayais, par des allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par
des détours hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer [...] »41. L’obstacle qui détermine
l’échec de la fusion rêvée du narrateur à son modèle s’exprime à maintes reprises, pointant
l’écart incommensurable par la référence à une nature qui dépasse l’homme : « Il parlait, et
on se sentait dans son idée, confondu avec les choses : on se sentait reculé, mêlé aux maisons,
aux grandeurs de l’espace, au coloris remué de la rue, aux coins... »42 ; « Je l’[Lirat] aimais
comme on aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. »43

Un peintre qui écrit et qui s’écrit


Dans une communication qui prend la mesure de l’intertextualité qui, dans Le
Calvaire, se déploie dans l’espace des liens unissant Félicien Rops à Mirbeau, Hélène
Védrine44 met au jour la dimension cannibale de l’écriture romanesque de l’écrivain, qui se
nourrit tout aussi bien des textes critiques de Rops que de la correspondance émanant du
peintre, pour bâtir notamment les théories de l’artiste Lirat. La richesse littéraire de l’écriture
37
. Dans Le Personnage (P.U.F., 1998, p. 67), Pierre Glaudes et Yves Reuter convoquent les notions
de « commentaire interprétatif des personnages » et de « faire et commentaire interprétatif du narrateur
omniscient ».
38
. Masqué par une morphologie discrète et une consonance rien moins que tape-à-l’œil, le champ
polysémique ouvert par le choix d’un tel nom est remarquable. Notons qu’il concrète, par exemple, la
dichotomie entre « lire » et « art », au sein du conflit qui oppose le peintre et l’écrivain ; qu’il formalise, nous
l’avons dit, les capacités de prospective prophétique du peintre, en matière amoureuse notamment ; qu’il
condense, par surcroît, le noyau sémantique propre à définir le trait psychologique déterminant le caractère de
l’artiste, structuré autour de la colère et de l’emportement : l’ire ; qu’il creuse comme une béance, pour finir,
l’appel au silence que nous avons pressenti comme déterminant la lecture de Degas par Mirbeau, en entremêlant
de manière anagrammatique les lettres de « taire » ; chacun de ces foyers de sens détourné – esthétique bifide,
philosophie volontiers misogyne, indignation érigée en mode d’appréhension du monde, refus d’une parole ou
d’une présence qui se compromet – vient doubler les éléments biographiques d’une convergence avec Degas.
39
. DDD, p. 115.
40
. Ibid., p. 19.
41
. Le Calvaire, op. cit., p. 115.
42
. MT, op. cit., p. 21.
43
. Le Calvaire, op. cit., p. 114.
44
. « Octave Mirbeau et Félicien Rops : l’influence d’un peintre de la vie moderne », Colloque de Caen,
Cahiers Octave Mirbeau n° 4, 1997, pp. 124-139.
de Rops se prêtait à ce type d’emprunt mis à profit pour donner chair et âme à cette figure
romanesque du peintre. Mais s’est-on assez avisé que, sensible au caractère bifide de l’art,
littéraire et plastique, il était tout aussi loisible à Mirbeau de cerner dans les projets
esthétiques de Degas les prodromes d’une double compétence ? Degas, qui épingle par
ailleurs la peinture littéraire, se piquait de composer des sonnets, de belle facture, au vrai.
Outre l’entreprise d’intertextualité consistant à mettre en texte le personnage et l’œuvre du
peintre, il convient d’être sensible à la proximité de la problématique de la création littéraire,
illustrée par Mintié, évoluant aux côtés et en marge de l’artiste, dans Le Calvaire. Critique
d’art, Mirbeau n’aura, sa carrière durant, jamais manqué une occasion de stigmatiser le côté
triomphaliste et immodeste de la littérature critique face à l’œuvre qu’elle tend à vampiriser ;
Valéry, lui non plus, ne sera pas tendre à l’égard de l’extraordinaire ressource d’une littérature
qui façonne, modèle, élabore et déforme les goûts du public en matière de Beaux-Arts45.
Mirbeau ne pouvait ignorer les velléités poétiques de Degas, plus tard décrites élogieusement
et par le menu par Valéry46. Le voisinage des préoccupations plastiques et littéraires, au sein
d’une personnalité aussi complète sur le plan esthétique qu’Edgar Degas, ne devait pas être
pour lui déplaire, et sans doute y a-t-il à parier que le rapport, à la fois conflictuel et
complémentaire, qui unit dans son roman Le Calvaire le peintre et le romancier, se fait l’écho
d’une fascination face à un homme qui réunissait en soi-même les deux polarités, combinées
dans cet attrait pour les ressources du langage et les secrets du métier de peintre.
Une autre observation s’impose ; elle concerne l’évidente dichotomie des traitements
respectifs du corps féminin par Degas et Rops, ces deux alter ego de Mirbeau. Aux deux
peintres adhère inéluctablement, en cette fin de XIXe siècle, l’image d’obscénité attachée à
leur attirance pour l’« animal féminin ». Obscénité morale du réaliste Degas, dont la
misogynie s’épanche au travers du refus de toute complaisance à flatter ces dames,
convoquées dans les postures les plus hideusement vraies ; obscénité réaliste du moraliste
Rops, dont le regard s’attarde sur les corps féminins dont la sensualité finit par laisser exsuder
la part de spiritualité. Que l’un des premiers personnages romanesques d’importance, Lirat,
soit issu du syncrétisme mêlant deux figures d’une prétendue pornographie nous intéresse :
comme l’a montré Arnaud Vareille47, l’obscénité occupe dans l’œuvre de Mirbeau une place
double : « le caractère licencieux des textes et la représentation crue de la société » rendent
sensible la préoccupation croisée de la dimension esthétique et poétique de l’œuvre à
composer, indissociable des enjeux du discours moral et social. Le travail littéraire de
Mirbeau rencontre de façon intime cette tension qui innerve l’inspiration des peintres de la
femme. Tester Degas, éprouver la cohérence de son personnage dans l’espace romanesque,
c’est pour le Mirbeau de 1886 faire ses gammes littéraires en revendiquant ostensiblement la
part picturale de la composition. On peut considérer l’élaboration de Dans le ciel, quelques
années plus tard, comme la seconde phase de cette mise à l’épreuve du pinceau par la plume.

45
. DDD, loc. cit., pp.105-106.
46
. Ibid., pp. 107-111.
47
. « Mirbeau l’obscène », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, pp. 101-121.
Laissant là ces considérations plastiques autour de la ligne et des lignes, observons une
dernière fois Teste évoluer dans ce singulier jardin des poètes, où « il se déplace lentement
entre les “planches” » à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont plus ou
moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se complaît à épeler les noms baroques :
Antirrhinum Siculum
Solanum Warsceliezli ! ! ! », figure syncrétique où fusionnerait le visage pacifié de
Lirat, et la fascination, enfin distanciée, du narrateur du Jardin des supplices face à
l’exubérance pléthorique du végétal. Cédons-lui enfin ce mot de la fin, merveilleusement apte
à capter la singularité de la prose de Mirbeau comme la poésie de Valéry, toutes deux
mêmement orientées vers la magie de la forme, et aimantées vers un vide essentiel :
« C’est un jardin d’épithètes, dit-il l’autre jour, jardin dictionnaire et
cimetière... »48
Samuel LAIR

48
. MT, loc. cit., pp. 54-55.

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