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RENE GUENON

ET LA CRISE DU MONDE MODERNE

Jean Borella

Une société est en crise, non quand elle connaît des tensions internes ou des agressions externes,
mais lorsque les institutions et les règles qui la constituent et qui sont chargées d’assurer la vie du
groupe humain représentent elles-mêmes une source de difficultés et s’opposent à la satisfactions
des besoins auxquelles elles devaient répondre.

L ‘état de crise survient pour deux raisons majeures : d’une part les principes ou valeurs qui inspirent
les institutions perdent leur force et leur évidence à mesure que le temps s’écoule ; d’autre part et
corrélativement, toute structure institutionnelle ou juridique tend à se durcir et à engendrer des
structures chargées de remédier aux défauts des structures premières. La force propre de la loi est
en effet inversement proportionnelle à la force intrinsèque du principe, c’est-à-dire à son immanence
dans le cœur et l’intelligence des hommes quand ils se soumettent spontanément à la norme. Au
paradis terrestre la règle ou la loi est presque inexistante et l’immanence de la norme dans l’être
adamique est presque totale. Mais, par le péché originel, l’homme a perdu la grâce de cette
immanence, alors la société institutionnelle devient nécessaire afin de combler la perte de cette
grâce par la contrainte de l’obligation légale. Et comme la chute se continue jusqu’à épuisement des
possibilités les plus inférieures de l’état terrestre, la société est forcée d’accroître les contraintes
obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler par leur démultiplication
réticulaire le vide de plus en plus béant qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur
humain. Or, avec les règlements prolifèrent aussi les contradictions qu’ils soutiennent entre eux.
Vient le moment où les contradictions propres au système institutionnel l’emportent sur les
satisfactions qu’il devait procurer. Toute l’énergie sociale s’emploie à remédier aux défauts du
système et non plus à répondre aux besoins permanents de la vie des hommes. C’est alors que la
société est en crise.

Il résulte de cette mise en place du concept de crise trois conséquences essentielles. La première est
qu’une crise est toujours interne à une société donnée. Les événements extérieurs, cataclysmes et
guerres, peuvent la détruire complètement, ils n’ont pas de signification pertinente relativement à
l’état de crise. De dures conditions de vie peuvent même, par la simplification qu’elles imposent,
favoriser la guérison d’une société malade et l’aider à retrouver le sens de l’essentiel. La deuxième
conséquence est qu’une crise est aussi un jugement. C’est d’ailleurs le sens du mot Krisis en grec, qui
signifie également : triage, choix, discrimination. C’est une sorte de jugement immanent : la société
en crise révèle nécessairement la vérité sur elle-même. Le voile des illusions se déchire parce que le
mensonge des intentions est des prétentions déclarées se révèle insoutenable. En sorte qu’il devient
de plus en plus aisé d’y voir clair, si du moins on dispose de la lumière doctrinale qui permet de faire
accéder la simple contradiction des faits à la vérité de l’intelligible, car le sens de l’histoire ne se
donne jamais tel quel et demande toujours à être déchiffré et reconnu. Enfin, troisième et dernière
conséquence, la crise, envisagée en elle-même, se produit lorsque les tensions équilibrées que la
société avait établies entre ses principes inspirateurs et ses règles instituées se transforment et
s’activent en conflits, comme si la dialectique du Ciel et de la Terre, de l’Amour et de la loi, de
l’inspiration et de la discipline, comme si cette dialectique devenait folle : les principes ne portent
plus la loi, son joug se fait plus lourd sur le front des hommes révoltés, en même temps que sa force
se dilue dans la proliférations des prescriptions.

Les trois moments de la critique guénonienne du monde moderne

Chose remarquable, on constate que ces trois conséquences correspondent exactement aux trois
axes de la critique guénonienne du monde moderne. Cette critique en effet, s’est exprimé

essentiellement en trois ouvrages : Orient et Occident en 1924, La crise du monde moderne en 1927,
Le règne de la quantité et les signes des temps en 1945. Chacun de ces ouvrages est construit sur une
opposition : opposition, dans l’espace, de l’Orient et de l’Occident, opposition, dans le temps, du
monde traditionnel et du monde moderne, opposition, dans l’être, de la qualité ou essence et de la
quantité ou matière.

Or, l’opposition dans l’espace de l’Orient et de l’Occident a pour objet de rendre évidente la nature
interne de la crise Occidentale : l’Orient vit dans l’équilibre et l’harmonie des principes régissant
immémorialement la vie humaine. Tout y est en ordre parce que chacun occupe la place à laquelle le
destine sa nature. Au contraire, l’espace occidental est un espace brouillé, dérangé, désordonné. La
société occidentale ne doit chercher qu’en elle-même, dans ses contradictions internes, les causes de
ses difficultés. Nul danger extérieur ne la menace. L’espace oriental ignore l’espace occidental et
c’est plutôt l’Orient qui doit craindre de voir son propre espace tout entier envahi par l’Occident.
Le deuxième ouvrage, La crise du monde moderne, bâti sur l’opposition temporelle entre un passé
traditionnel et une modernité antitraditionnelle correspond à notre deuxième conséquence : toute
crise est un jugement, elle est la vérité du moment cyclique qui se fait jour, celui où les tensions
internes ont eu suffisamment de temps pour développer entièrement leur nature de contradictions
potentielles et la rendre effective. Or, comment ce passage de la tension à la contradiction est-il
possible, sinon par l’apparition d’un déséquilibre entre les tendances dont les oppositions
s’annulaient dans l’unité synthétique d’un équilibre ?

L’édifice social ne peut alors que s’écrouler, de même que s’écroule la voûte de l’église, si la poussée
qu’exerce l’une des moitiés de l’arcature l’emporte sur l’autre. Cette image est d’autant plus exacte
que le déroulement du temps s’effectue comme le parcours d’un cycle dont l’origine se situe dans le
principe divin et dont le mouvement consiste au fond à épuiser successivement toutes les possibilités
d’éloignement à l’égard de ce principe. Il arrive donc un moment où la force sattvique d’attraction
que le Principe exerce sur les réalités manifestées cesse progressivement de prévaloir sur la force
tamasique d’éloignement, ces deux forces agissant en sens contraire sur le diamètre rajasique de la
roue cosmique afin de la faire tourner. Alors son mouvement s’accélère de plus en plus, la forme
sattvique freinant de moins en moins l’attraction vers le bas. Mais, bien évidemment, la roue
cosmique s’immobilise lorsque sattva devient nul. Tel est le schéma général de la doctrine cyclique
que Guénon expose précisément au 1er chapitre de La crise du monde moderne, chapitre intitulé
d’ailleurs l’Age sombre, c’est-à-dire, en sanskrit, l’Age kali. A la vérité, le mot kali signifie bien la
couleur sombre ou noire, lorsqu’il est écrit avec un a long. Mais, dans l’expression kâli-yuga, on le
trouve le plus souvent écrit avec un a court, et il signifie alors « l’âge des conflits », époque où toutes
les contradictions s’avivent et deviennent destructives, ce qui répond très exactement à la deuxième
conclusion de notre analyse initiale.

Avec Le règne de la quantité et les signes des temps, ce qui était un schéma cyclique général, donc
envisagé, selon la dimension temporelle, est maintenant considéré du point de vue des principes
cosmologiques qui régissent notre monde et tout ce qu’il contient. Tout se passe comme si les deux
descriptions précédentes selon l’espace et selon le temps se combinaient pour aboutir à une
description générale, faite cette fois du point de vue de l’être, et sous l’éclairage doctrinal le plus
élevé. Cet éclairage est celui que fournit la dialectique du pôle essentiel et du pôle substantiel de la
Manifestation universelle, et plus particulièrement de la forme et de la matière, ou de la qualité et de
la quantité, qui en sont l’expression au niveau humain. Cette dialectique concerne tous les êtres,
toutes les productions de ce monde et toutes les formes que peuvent revêtir les activités des
hommes. C’est ici, croyons-nous, que Guénon a donné la mesure de son génie. Les deux ouvrages
précédents, principalement le second, justement célèbre, renferment des analyses rigoureuses et
convaincantes. Mais, d’une certaine manière ils ne sont pas sans analogue dans la littérature de
l’époque. Si Guénon publie La crise du monde moderne en 1927, c’est en 1928 que Freud écrit
Malaise dans la civilisation, en 1931 que Valéry publie Regards sur le monde actuel et Bernanos La
grande peur des biens-pensants, enfin en 1935 que Husserl publie La crise des sciences européennes,
pour ne citer que quelque uns des ouvrages où s’exprime la conscience vive d’une impasse pour
toute la civilisation occidentale. Certaines de ces études ne sont pas sans mérite, bien que la manière
dont Guénon traite son sujet dans ses deux premiers livres l’emporte déjà par sa rigueur
intransigeante, par sa maîtrise intellectuelle et une puissance synthétique peu commune. Mais dans
le troisième, il offre à son lecteur des aperçus sur le temps, sur l’espace, les métiers, la monnaie, la
solidification du cosmos physique, les modes idéologiques, etc., qu’à notre connaissance on ne
rencontre nulle part ailleurs. Ce livre est vraiment le couronnement de son œuvre critique.

Signification et fonction de la critique de Guénon

Après avoir mis en place le concept de crise, nous avons rappelé les trois moments essentiels de la
description qu’en a donnée Guénon relativement au monde moderne, nous efforçant d’en rendre la
cohérence manifeste. Mais cette critique n’est pas de l’art pour l’art, ou de la science pour la science.
Si magistral et si impressionnant qu’en soit le tableau, il a une signification et une fonction bien
précises sur lesquelles il convient maintenant de nous interroger. Au demeurant, quel intérêt y
aurait-il à répéter les analyses guénoniennes ? Elles sont connues et l’on ne peut qu’inviter à s’y
reporter. Si notre propre discours a un sens, ce ne peut être que dans la mesure où il se demande ce
que peuvent être la signification et la fonction d’une critique de la société actuelle. Demande plus
difficile qu’il n’y paraît et que la seule théorie est sans doute impuissante à satisfaire.

La première réponse qu’on puisse apporter à la question posée, c’est que la critique de Guénon est
un combat. Le Sheykh Abd El-Wahid n’est pas un sociologue s’abandonnant aux charmes de ses
constructions théoriques, c’est un pourfendeur d’idoles. Le but poursuivi n’est pas mince et il est
d’ailleurs avoué : il s’agit de faire disparaître le monde moderne. Il écrit, dans les dernières pages de
son deuxième livre, cette phrase extraordinaire : « si tous les hommes comprenaient ce qu’est le
monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Et certes l’auteur ne poursuit d’autre fin que de nous
amener à cette compréhension. A cet égard, la dernière phrase du livre résume tout son contenu en
même temps qu’elle assigne au lecteur de bonne volonté la tâche qui désormais lui incombe et
l’espérance qui l’anime ; il s’agit de l’antique devise initiatique : « Vincit Omnia Veritas ». Devise qui
convient d’abord à un ordre de chevalerie. La vérité, ici, n’est pas envisagée comme le repos de
l’intelligence dans la paix de l’être, mais comme une arme, et même comme la seule arme
victorieuse.

Il semble que cette partie de l’œuvre guénonienne ait fait l’unanimité. Même ceux qui refusent la
doctrine métaphysique ou les thèses sur la Tradition primordiale reconnaissent volontiers que ce
combat, Guénon le mena de main de maître. Aussi bien y-a-t-il toujours quelque chose de réjouissant
dans un jeu de massacre : les idoles ne sont vraiment plaisantes que renversées. Toutefois, et plus
particulièrement sur ceux qui ont adhéré véritablement à l’œuvre de l’iconclaste, l’effet d’une telle
critique n’est probablement pas sans danger. L’unanimité des adhésions repose peut-être ici sur
quelques malentendu. C’est ce que nous devons examiner, du double point de vue, objectif et
subjectif, et, bien entendu, sans récuser la nécessité et la salubrité d’une telle critique, car, sur qui l’a
comprise, les prestiges de la modernité sont sans pouvoir.
Du point de vue objectif, il s’agit de savoir si les discriminations ou les oppositions radicales que
formulent Guénon répondent toujours à la nature des choses. Assurément, une certaine
simplification est inévitable en la matière, surtout au regard de l’importance de l’enjeu. Mais il ne
faut pas non plus tuer le patient à force de remède. Ainsi de l’opposition à peu près absolue que
Guénon établit entre l’Orient et l’Occident. Sans mettre en question la supériorité intrinsèque de la
contemplativité orientale, il est permis cependant d’observer que l’Orient comporte aussi ses
imperfections et ses manques, et nous n’en citerons qu’un seul exemple, exemple qu’aucun
guénonien ne saurait contester : c’est un fait que la quasi-totalité des hindous croit, dur comme fer, à
la réincarnation, qui est, pour Guénon, une hérésie métaphysique ; c’est un autre fait que la quasi-
totalité des chrétiens n’y croit pas, et donc que sur ce point ils se situent à un niveau doctrinal
supérieur à celui des orientaux. D’une manière générale , on a l’impression que, dans cette
comparaison entre l’Orient et l’Occident, tous les orientaux sont de purs shankariens, adeptes du
Vedânta le plus élevé, tandis que les occidentaux se situent, dans l’ensemble, au niveau de
l’exotérisme le plus obtus, et, dans le meilleur des cas, au niveau le plus irrémédiablement onto-
théologique. C’est évidemment insoutenable. Le Vedânta shankarien n’est que l’une des cinq écoles
que l’on distingue traditionnellement dans l’interprétation du Védânta. Et le courant néo-platonicien,
d’Origène, de S. Augustin, de S. Denys l’Aéropagite à S. Anselme, S. Alber le Grand, Maître Eckhart,
Thomas Gallus, Nicolas de Cues et même S. Thomas d’Aquin, a illuminé beaucoup d’esprits.

En outre, dès lors que cette critique et ce rejet de l’Occident s’adressent à des occidentaux, ne
risquent-ils pas de les désespérer sur eux-mêmes et sur les possibilités que leur offre leur propre
tradition ? Guénon ne tire-t-il pas d’une main ce qu’il donne de l’autre ? Nous voici conduit par là au
deuxième point que nous voulions examiner.

Il s’agit d’apprécier les effets subjectifs qu’une telle critique ne peut manquer d’avoir sur ceux qui en
prennent connaissance. Assurément, nous l’avons dit, elle est en mesure de libérer nos intelligences
et de les guérir. Mais, il faut bien l’admettre, elle place aussi son lecteur dans une situation quelque
peu étrange, ce qui, du reste, ne tient nullement à Guénon lui-même, mais à la nature de toute
critique de la modernité, et ce dont il convient de prendre conscience.

Toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition.
Certes, le monde moderne disparaîtrait si tous les hommes en apercevaient la vraie nature. Mais
cette supposition ne se réalisera pas. Seul, un petit nombre d’esprits entreront dans cette
connaissance. Et c’est justement pourquoi cette connaissance est aussi redoutable que salvatrice.
Entrer en possession de la vérité, fût-ce dans un domaine aussi contingent que les erreurs de la
modernité est un bien inestimable. Mais le monde dont on est alors irrémédiablement et
définitivement séparé, continue d’être ce qu’il était. Le regard que nous jetons sur lui ne le réduit pas
en cendres. Les idoles semblent se rire de nos lucidités. Grande est la force du présent,
inlassablement attestée à chaque minute de notre vie, alors que s’effacent l’un après l’autre, les
signes du Transcendant dont la Tradition nous avait miséricordieusement entourés.
Nous introduire dans le savoir du Kâli-yuga, c’est assurément nous protéger, mais au moyen d’une
clôture invisible et immatérielle. C’est en nous-mêmes qu’elle est dressée, tandis que notre vie
quotidienne et extérieure continue de se dérouler au milieu des impies.

Du bon usage spirituel de la critique guénonienne

On voit bien que le savoir de la modernité, comme tout savoir authentique mais théorique, ne
déchire le voile de Mâyâ qu’au regard de l’esprit. Et peut-être n’a-t-on pas suffisamment remarquer
l’analogie profonde qui unit la voie de la discrimination métaphysique entre le Réel et l’illusoire, et la
voie de la critique de la modernité qui délivre l’esprit des erreurs de l’actualité. Au vrai, la seconde
n’est que le prolongement de la première, ou plutôt elle n’en est qu’une application rendue
nécessaire par le malheur des temps. Telle est la vraie signification de cette critique qui se présente
comme le premier moment d’un jnäna-yoga dont les siècles anciens n’avaient sans aucun doute
aucun besoin.

Mais alors il en résulte qu’elle ne saurait avoir sa fin en elle-même. Hélas, c’est pourtant ce que nous
sommes presque invinciblement entraînés à oublier, d’une part parce que l’effort requis pour une
telle prise de conscience est déjà considérable, et d’autre part , parce que la lucidité conquise nous
installe dans une situation de supériorité à l’égard de tous les aveugles subjugués par le Baal
Modernité ; elle nous offre même la satisfaction suprême de pouvoir nous considérer légitimement
comme des martyrs de la cause traditionnelle. Et de cela, nous n’avons que trop tendance à nous
suffire dans la colère et l’amertume cent fois remâchées. Nous ayant éveillés à la conscience de la
misérable indigence du temps présent, la critique guénonienne nous permet de mesurer, à la
petitesse de ce qui nous reste, la grandeur de ce que nous avons perdu. Et cette conscience est déjà,
par elle-même, un tel prodige, qu’elle peut combler notre besoin de vérité. D’autant que la
modernité n’est pas avare de décadence, ravivant constamment notre sens critique, provoquant à
plaisir notre bile prophétique et nous conduisant peu à peu à perdre de vue l’essentiel. Quand, dans
la paix d’une civilisation traditionnelle, un homme entreprend le voyage de l’Esprit, et qu’il cherche à
se déprendre de l’illusion d’un monde qui se donne pour la seule réalité, ce qui demeure une fois
traversé le voile de Mâyâ, c’est Atma, le Soi divin.

Lorsque l’homme d’aujourd’hui entre dans la connaissance du monde moderne, ce qui reste, quand il
a traversé l’illusion de la modernité, c’est encore le monde. Et trop souvent, oubliant que le voyage
n’est même pas commencé, et qu’il faut laisser les morts enterrer les morts, nous retournons vers
cette modernité que nous venons de quitter pour l’accuser encore. Craignons alors, comme la
femme de Lot fascinée par Sodome et Gomorrhe sous le soufre et le feu, d’être pétrifiés en statue de
sel.

On le voit, le bon usage d’une critique de la modernité est moins évident qu’il n’y paraît. Pour nous
en avertir, il suffit du reste de rappeler cette étonnante parole du Prophète Muhammad :
« N’insultez pas au siècle , car le siècle lui-même est Dieu ». Autrement dit, ce qui nous est demandé,
c’est un effort de discrimination objective et subjective : rejeter l’erreur sans haïr les hommes. Ce
monde dont nous refusons les mensonges et les impostures, implacablement, c’est aussi le nôtre,
c’est le temps de notre vie, celui que Dieu nous a donné pour notre bonheur et notre sanctification.

Il nous faut donc, pour conclure, intégrer la critique de la modernité dans la voie spirituelle et tenter
de définir ce que pourrait être une spiritualité de la critique. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible
d’échapper à l’illusoire suffisance d‘une critique de l’illusion.

Le premier point qu’il faut souligner, c’est que le combat mené est celui de la vérité. Si, par son
premier terme, la devise que Guénon nous a conférée réfère à la chevalerie, par son dernier terme,
veritas, elle référe au sacerdoce. Si la vérité vainc tout, ce n’est pas qu’elle soit plus forte, c’est
qu’elle dépasse toute opposition et tout plan d’existence. Elle les dépasse sans avoir d’effort à
fournir, par elle-même et la simple réalité de son essence. C’est nous, serviteurs inutiles de la vérité,
qui combattons. La vérité ne combat, elle est la victoire. Et c’est pourquoi aussi la critique
guénonienne ne ressemble à aucune autre. On pourrait objecter, en effet, que dans un monde en
crise, donc en conflit, cette œuvre n’est elle-même que l’une des forces en présence et donc quelle
accroît le désordre. Mais cela n’est pas, car elle ne situe pas sur le plan même où s’affrontent les
combattants, mais perpendiculairement, comme l’éclair jaillissant du Ciel. Et sans doute est-ce cela
que la doctrine évolienne n’a pas compris. Nous n’avons aucun tigre à chevaucher. Nous n’avons pas
à descendre dans l’arène, et ne serait-ce que pour la simple raison que, de toutes manières, nous y
sommes déjà. Bref, Guénon ne nous enrôle sous aucune bannière. Mais nous avons d’abord et avant
tout à faire exister la vérité en nous-mêmes, dans notre intelligence. Le combat que nous menons est
contre nos propres ténèbres. Par le simple fait que la lumière se fait dans un esprit, le monde
moderne tout entier vacille.

Le deuxième point est que la critique de la modernité nous instaure prophètes du présent. La lumière
que nous recevons par elle et sous laquelle seule les figures de la modernité se révèlent pour ce
qu’elles sont, nous situe d’emblée dans l’axe de l’origine. Elle nous ramène spéculativement à l’aube
du temps, là où repose la vérité de l’être.

Contemporains, par la connaissance, du commencement éternel, établis dans l’invariable


permanence du Principe, nous contemplons en même temps le déroulement du cycle dans
l’épuisement de ses dernières possibilités. Du même coup nous sommes libérés des surprises du
vivace aujourd’hui. Par une conséquence qui n’est paradoxale qu’en apparence, d’apercevoir le
surgissement du présent dans la lumière intemporelle de l’origine, nous le rend intelligible et
familier, parce que nous en comprenons le sens et la raison d’être. Notre refus de la modernité ne
résulte ni de la haine ni de l’ignorance

Mais le troisième point est le plus secret et le plus intérieur. Toute voie spirituelle est retour à
l‘Origine, remontée du temps, réminiscence, au cœur même du devenir dont nous sommes le fruit,
de l’acte créateur par lequel Dieu nous enfante. C’est à quoi nous initie la critique de la modernité en
opérant la conversion de toute notre âme, en rééduquant en nous un esprit, une sensibilité, une
mémoire, un sens du réel et de la beauté à nous-mêmes ignoré, en désenfouissant l’homme nouveau
hors des sédiments du présent, en nous offrant le pressentiment de l’homme verdoyant dans sa
grâce originelle.
La critique que Guénon a faite de la modernité est elle-même un signe des temps. Sa vérité est telle
qu’elle a rompu, pour beaucoup de ses lecteurs, les charmes les plus puissants des idoles
quotidiennes. Mais si nous voulons qu’elle soit autre chose qu’une idéologie de rejet face aux
idéologies d’acquiescement, autre chose qu’une amertume lucide au milieu des enivrements
ténébreux, nous devons la laisser nous enseigner sa vérité profonde qui est de nous restituer à notre
enfance la plus transcendante.

Texte publié in Connaissance des religions en juin 1989.

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