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Sénèque
Lettres à Lucilius
Lettre 1, p. 20, "Sois maître de ton temps", [1] à
[3], "ex qua expellit quicumque vult."
[1] Ita fac, mi Lucili: vindica te tibi, et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut
excidebat, collige et serva. Persuade tibi hoc sic esse ut scribo: quaedam tempora eripiuntur nobis,
quaedam subducuntur, quaedam effluunt. Turpissima tamen est jactura, quae per neglegentiam fit. Et si
volueris attendere, maxima pars vitae elabitur male agentibus, magna nihil agentibus, tota vita aliud
agentibus. [2] Quem mihi dabis, qui aliquod pretium tempori ponat, qui diem aestimet, qui intellegat se
cotidie mori? In hoc enim fallimur, quod mortem prospicimus: magna pars ejus jam praeteriit. Quicquid
aetatis retro est, mors tenet. Fac ergo, mi Lucili, quod facere te scribis, omnes horas complectere. Sic fiet
ut minus ex crastino pendeas, si hodierno manum injeceris. Dum differtur, vita transcurrit. [3] Omnia,
Lucili, aliena sunt, tempus tantum nostrum est; in hujus rei unius fugacis ac lubricae possessionem natura
nos misit, ex qua expellit quicumque vult.
Traduction
1. C'est cela, mon cher Lucilius: revendique tes droits sur toi-même. Jusqu'ici on te prenait ton
temps; on te le dérobait; il t'échappait. Recueille ce capital et ménage-le. Oui, sois-en convaincu, les
choses vont comme je te le dis: il est de nos instants qu'on nous arrache; il en est qu'on nous escamote; il
en est qui nous coulent entre les doigts. La perte, à bien parier, n'est jamais plus blâmable que lorsqu'elle
provient d'incurie (lorsqu'elle est due à la négligence). Du reste, regardes-y de près: la part la plus
considérable de la vie se passe à mal faire, une large part à ne rien faire, toute la vie à n'être pas à ce que
l'on fait (à faire autre chose que ce qu'il faudrait).
2. Me citeras-tu un homme qui attribue une valeur réelle au temps, qui pèse le prix d'une journée,
qui comprenne qu'il meurt un peu chaque jour? Telle est, en effet, l'erreur: nous ne voyons la mort que
devant nous, alors qu'elle est, en grande partie déjà, chose passée. Tout ce que nous laissons derrière
nous de notre existence est dévolu à (appartient à) la mort. Fais donc, mon cher Lucilius, comme tu le
dis: empare-toi de toutes tes heures. Ainsi tu dépendras moins de demain, pour avoir opéré une mainmise
(une saisie) sur le jour présent. Tandis que l'on diffère de vivre, la vie court (La vie court, pendant qu'on
la remet à plus tard).
3. Tout est, Lucilius, hors de nous; il n'y a que le temps qui soit nôtre (Rien, Lucilius, ne nous
appartient; seul le temps est à nous). Ce bien fugace, glissant est l'unique possession que nous ait départie
la nature (la Nature). Nous en chasse qui veut.
COMMENTAIRE
I. Une utilisation habile de la situation d'énonciation:
1. Une lettre qui est une réponse, dans laquelle Sénèque approuve Lucilius.
"Ita fac": allusion à une lettre de Lucilius, perdue, comme toutes les autres, dans laquelle ce
dernier affirme ses bonnes résolutions: il saura désormais "gérer" son temps, et Sénèque reprend sous une
forme injonctive (par les impératifs "vindica te tibi, collige et serva") la pensée de Lucilius, déjà
"converti" sur ce point. Une prise de conscience a eu lieu, il faut la consolider.
Lucilius a franchi une étape décisive: "adhuc" indique bien une orientation nouvelle de la vie.
3. La 2e personne du singulier présente l'intérêt de s'adresser aussi au lecteur - quel qu'il soit.
Le texte parle en fait de la condition humaine...
Conclusion:
La page a une portée philosophique bien réelle, non seulement par son thème (l'homme et le temps,
réponse au carpe diem épicurien) mais encore par sa mise en garde devant l'attitude ordinaire des
hommes, qui "perdent leur temps". La réflexion philosophique est avant tout une remise en cause.
Tout un arrière-plan stoïcien est perceptible: la nature ne doit pas être accusée de malignité, elle
nous a bien donné le temps - à condition cependant que l'homme en ait conscience, et qu'il fasse un
effort volontaire pour connaître cette richesse, et pour l'utiliser à bon escient. Dans notre société, où les
sollicitations des loisirs sont nombreuses, ces réflexions sont actuelles; toutes les techniques qui nous
entourent ont-elles réellement fait gagner du temps aux hommes? A quoi employons-nous le temps libéré
grâce à la technique?