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www.editions-hermann.fr ISBN : 978 2 7056 8950 6 © 2014, Hermann Editeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentaion de ex ouvrage, intégrale ou partielle, serait ilcite sans Fautorisation de Véditeur et constiueraic une contrefagon, Les cas strcremene limites usage privé ou de cation sont régis par laloidu 11 mars 1957. L’Anticipation Revue Textuel, Nouvelle série, n' 1 Dossier coordonné par Laurent Zimmemann Depa 1876 UN CIMETIERE, UNE PAUPIERE ET UN GIL : ANTICIPATIONS DU ROMAN 2666 DANS L’EUVRE DE Roserto BoLaNo ENRIQUE SCHMUKLER, Université Paris 8 Publié parses héritiers& titre posthume, 2666 est sans doute un des romans de l’écrivain chilien Roberto Bolafio od V'idée anticipation se manifeste de la maniére la plus singulire. Avant analyser le texte proprement dit, signalons que le roman déja ait marqué pat lancicipation bien avant que sa premiére édition soit publiée lors de la rentrée littéraire espagnole de 2004. En effet, & cette époquc, le roman se présentait déja comme une sorte de texte in-progres, un projet extraordinaire de roman dont la mise en ceuvre avait été 4 plusieurs reprises annoncée lors de divers entretiens. Cependant, cette anticipation avait aussi des connotations négatives. L’écriture de 2666, dans laquelle Bolafio s'étaic immergé les dernigres années de sa vie, Tobligeait de plus en plus & sexcuser de ne pouvoir participer A aucune autre activité en dchors de I’écriture du roman. Et cela, parce qu’en plus des dfficuleés inhérentes i'écriture d'un livre si exigeant et ambitieux, il y avait un probléme vital qui deviendrait une triste nouvelle prématurément annoncée, elle aussi, Bolaio, qui cssayait de mener son travail & son terme, affirmait ne pas pouvoir se distraire de l'écriture de 2666 car il ait artcint d'une grave maladie nécessitant une greffe du foie. Comme on le sat, le foie ne vine jamais le secourir, et la mort prématurée qu'il redouraic tant s'est finalement produite 98 LAnrictrarion cen juillet 2003 — ceci, il y a dix années et quelques mois. La ‘mort a mis un point final & 2666 avane sa fin véritable et, en. cconséquence, il resta& jamais un roman inachevé. Naturellement, ces circonstances ont alimenté le mythe qui das lors sest érigé autour de la figure de I'écrivain chilien, Soulignons que sil'on examine le texte, on 'apergoit que 2666 est aussi un roman oii l'anticipation est sous-jacente. Le titre de Pccuvre en est un premier indice. 2666 est un nombre tout & fait énigmatique. On ne sait pas s'il s'agit d'une année future, d'un chile ésotérique (de Pordre du démoniaque, peut-étre?), d'une série de numéros individuels choisis de maniére arbitraire, ou bien des trois choses en méme temps. Quoi qu'il en soit, partons du présupposé qu'il s'agit véritablement d'une année future. Sie roman tout entier présente une version imaginaire de Vavenir, comment pourrons-nous réfléchir & Pégard de ce futur anticipé et chiffé par Bolaiio? Comment déchifirer 2666? Pour commencer notre analyse, penchons-nous sur une caractéristique trés visible de Pceuvre de Robert Bolaio le renvoi. Chez lui, les textes renvoient en permanence & d’autres textes antérieurs. Ils'agit d'une ceuvre par elle-méme anticipées une ‘ceuvre qui se retourne au fur et & mesure qu'elle avance et cela devenant méme une condition fondamentale pour avancer. Ce double mouvement fait, en définitive, que pour analyser 2666 ‘on est conduits & réaliser une lecture en arriére de l'ceuvre de Bolafto, une sorte de voyage’ rebours afin d’arriver, finalement 2666. Posons, donc, une louible hypothése. En premier liew, le roman tout entier reléverait d’une inversion de ce qu'on entend habicuellement par notion anticipation. 2666 savérerait tre tun roman définitif dans la mesure oit ce qui nous serait présenté est moins une mise en fiction d'une réalité hypothétique future, que le point de convergence d'une des grandes thématiques «anticipées préalablement tout au long de son ceuvre : "horreur. En deuxiéme lieu, le point de convergence de cette thématique fait de 2666 un roman qui, aprés coup et comme si son ceuvre effectuait une ellipse étrange ou un mouvement spiralé, anticipe demaniére interne cette méme thématique dont, paradoxalement, 2666 s'avére étre la condensation définitive. Un cimetire, une panpitreecun ail 99 1, LANNEE 2666 DANS AMULETO ; UN CIMETIBRE SOUS LES EAUX Le critique espagnol Ignacio Echevarria a été le premier 4 signaler Amuleto en tant qu’antécédent direct ct visible de 2666 (Bolafio, 2666, p. 1015). Dans la note qui clot en guise de postface la premitre édition du roman, i fait référence & un extrait du chapitre 7 d’Amuleto dans lequel nous pouvons lire ce qui suit: Jeles ai suivis: je les ai vas marcher d'un pas éger sur Bucarelijusqu’a Reforma, et ensuite je les ai vus traverser Reforma sans attend le feu vert, fous les deux avec leurs cheveux longs et en désordre parce qu’ certe heute court sur Reforma le vent nocturne dont la nuit ne veut plus, avenue Reforma se transforme en un cuyau cransparent, €n un poumon cunéiforme oi circulent les exhalaisons imaginaires de la ville cet ensuite nous avons commencé A marcher sir Vavenue Guerrero, eux ‘un peu plus lentement qu’avane, et mot un peu plus déprimée, & cette heure-li la Guerrero ayant cour Pallure d'un cimerigre, mais pas un cimetiére de 1974, ni un cimetiére de 1968, ni méme un cimetitre de 1975, mais un cimetidee de l'année 2666, uncimetiére oublié sous une paupitre morte ou inexistance, les aquosités inifférentes d'un axl qui ‘en youlant oublier quelque chose & fini par jour oublier' La narrattice d’Amuleto est Auxilio Lacouture, une poétesse turuguayenne qui sautoproclame la méze de la poésie latino- américaine. Le roman tout entier part d'une anecdote mythique ec réelle des années 1960 au Mexique —I'uruguayenne, appelée ‘Alcira Soust Scaffo, a existé-, et constitue une prolongation d'un court chapitre du roman de Bolafio de l'année 1998, Les dévectives sauvages?, A grands traits, Vanecdore est la suivante : ‘Auxilio Lacouture est la seule personne qui, par hasard, a pu rester a Pintérieur du bitiment de l'Universidad Aurénoma de 1. Roberto Bola, Amales, Editorial Anagram, 1999, p. 93. 2, Roberto Bolo, Les Detectives saunge, Chritian Bourgois Editeur, 2006, p.267-272 100 LANticiparion ‘México (UNAM) lors de Pirruption et la violation de Pauto- nomic naira par 'armée mexicaine, en 1968. Auxilio a pu «résister» car elle se trouvait par hasard «cachée» dans une ete fear! pour dames, oi elle lisaic un livre de po&mes tandis que les soldats parcouraient ' UNAM en réprimandant les nce Heiden A partir de cet arriére-fond historique, et comme si Cétait lune représentation poétique de sa résistance, Auxilio imagine autrement ‘histoire politique et litéraire de Amérique Latine. En s'appuyant sur le souvenir de son enfermement dans les toilette, lle arrive donc dans un monologue féroce & modifier les «lois» dehistoire & tel point qu’elle peut anticiper le furur ou modifier le passé historique (ce qui, pour elle, revient au méme). Et c'est ainsi que la narratrice d’Amuleto voit 'année 2666. De plus et tel que nous le lisons dans la citation précé dente, Pannée 2666 est liée 4 l'image d'un «cimetiére» défini comme «oublié» sous une paupiére morte ou «inexistante». Concernant ce dernier mot, il faudrait faire une observa- tion importante & propos de la traduction francaise du texte. Dans la premiére version originelle publiée dans la maison édition barcelonaise Anagrama, on ne lit pas «inexistante» mais «nonato». Ce mot qui n’a pas de traduction littérale cn langue frangaise est certainement plus ambigu que le mot sinexistante», Selon le dictionnaire de la Real Academia Expafola, adjectf «nonato», du latin non natus, accepte deux définitions. «Nonato» signifierait : 1) «(Dit de quelqu'un] qui n'est pas né naturellement mais qui a été extrait de 'utérus maternel par césaricnne; 2) [Dic d'une chose] qui n'a pas encore eu lieu ou qui n’existe pas encore». Quelle que soit la définition 3. la Guero ashore parece nds cons aun cement, ero noa un cementei de 1974, aun cementrio de 1968, nia uncementeria de 1975 sina un cement de 25 un cement ae aj dc pada Jeol cmmde yor io wae olan anata Tone pa ei 7 frenon orgie en “CMa tadacton dle dinon ds mot sont» donnée pare done laa Acadia pal, of hapcmsacaldcelaenonto Un cimetitre, une panpitre es un ail 101, choisie, Padjectif «inexistante» est nettement insuffisant, Ex cela parce qu’il exclut la dimension temporelle qui donne au ‘mot «nonato» toute sa complexité sémantique. Car d'une part, en acceptant la deuxitme définition, le cimetitre de 2666 résiderait sous unc paupiére non pas «inexistante» mais qui n'a pas encore existé. Autrement dit, il est possible que le cimetitre oublié sous la paupigze existe un jour. Et, done, il est possible également qu’Auxilio Lacouture imagine de cctte maniére un certain aspect du futur. D’autre part, et sion choisitla premigre définition, 'inadéquation persiste quoique de maniére lég’- rement différente. La paupiére sous laquelle git le cimetiére de 2666 existe déji mais avant. Elle est la prématurément ou bien elle a une existence antéricure «'accouchement » proprement dit, peut-étre a-t-elle une existence & Péiat de fertus, dans un Gat «amniotique» qui rendrait vraisemblables «les aquosités indifférentes» qui entourent la paupiére «nonata> ou Parl de extrait cité. Et, donc de ce point de vue, la paupiére baignée des aquosités matricielles, elle aussi anciciperait le cimetiére de 2666. Or, pour revenir ila question principale : quelle perspective cacherait cette paupigre furure, ou cet cel «subaquatique»? Pour saisirsa signification, il faudraic sactarder sur un autre aspect de ce chapitte 7, oit Auxilio Lacouture, la narrattice, rapporte Je retour au Mexique du personnage nommé Arturo Belano.. Belano, le personnage principal du roman —conjointement Ja narratrice — est un des alter ego les plus importants de Poeuvre de Roberto Bolaiio. Dans Amuleto, il expérimente une odyssée malheurcuse. II quitte le Mexique pour le Chili afin de soutenir le gouvernement d’Allende menacé, a 'époque, par des convulsions politiques. Quelques mois plus tard, il reviendra au Mexique du fait de la chute du gouvernement da président socialiste Salvador Allende. De surcroit, ce retour est incarnation de échec de l'utopie politique suite au coup d'état sanglanc du dictateur Augusto Pinochet. Dans le chapitre 7, donc, la parole de la narratrice se situe dans un apris l'échec de utopie politique latino-américaine des années 1970. Aussi, échec du gouvernement d’Allende aura des conséquences sur le 102, LAnticirarion personage d’Arturo Belano qui, comme nous pouvons le lire, change. En réalité, il sembleraitqu’Arturo Belano non seulement change mais se transforme radicalement en quelqu’un d’aucre : ‘Quand Arturo est revenu au Mexique, en janviet 1974, i aie difféent. Allende écaic combé e lui, Aruro, il avait rempli son devoir, est ce que sma raconté sa sceur, Arturito avait fit son devoir et sa conscience, sa le conscience de petit macho latino-ameéricain, n'avait en principe ren 8 se eprocher. Cette transformation de Belano n’obéit pas seulement & la perception extérieure d’Auxilio Lacouture. Elle se produit surtout au sein de la propre subjectivité du personage. Et on sait bien que la transformation s'est produite avant méme son retour au Mexique. Elle a eu lieu au Chili dans un épisode qui dans l'ceuvre de Bolatio renvoie & divers textes précédents. Par ‘exemple, il est présenc dans le récit « Enquéteurs» du livre Appels Téléphoniques de 1997. 2. AMULETO DANS « ENQUETEURS» ET VICE-VERSA La trame du récit «Détectives» est relativement simple : Arancibia et Contreras, deux détectives chiliens dialoguent pendant un voyage en voiture sur une autoroute anonyme, trés vraisemblablement au Chili. A un moment donné, Arancibia se souvient dun camarade de lycée, Arcuro Belano, qu'il avait reconnu en 1973 parmi un groupe de prisonniers politiques arrivés par hasard dans un commissariat de police de la ville de Concepcién. Ces deux détectives travaillaient 4 Tépoque du coup d'état de Pinochet. Dans ce souvenir de jeunesse deux ‘moments s'avérent fondamentaux. Le premier, lorsque les dérec- tives se demandent si en 1973 Belano les a reconnus ou non sur-le-champ. Cette controverse est trésénigmatique. Elle occupe tune grande partie du trajet en voiture et'on ne parvient jamais 4 5. dem, p. 61. Un cimetire, une paupitre ec un il 103 savoir d’oit vient son importance. Un deuxiéme moment décisif du récit complate cette singuliére inquiétude des enquéteurs. Dans le commissariat, les prisonniers politiques avaient un seul miroir. Ils ne pouvaiene s'y regarder que lorsqu'ils faisaient la queue pour aller aux toilettes. Or, c était un miroir dans lequel Belano refusait absolument de voir son image. C'est pourquoi ile contourne scrupuleusement & chaque fois qu'l doit passer aux toilertes, borgesiennement épouvanté ~ semble-vill ~ par la seule possibilieé de voir dupliqué son visage. Cependant un jour, pris de curiosité ou armé de courage, il ose se mettre debout face au miroir. Er li ce qu'il y voit le paralyse. Selon Contreras, ~ le personnage qui raconte I anecdote ~ Belano n'a pas pu se reconnaitre dans image que lui rendait le miroir : adit que gaavaitécé rés doux, rien d’éronnant, ext-ce que tu messi, Il était dans la file qui se disigeaic vers ls oiletes ex en en passant ci du mii il est cour coup regard le visage et ila vs une ace personne. Mais ga lui a pas fac peu, il sexe pas mis & rembler, ga Ya pas rendu hystérique. Au point ol on en eat, ta me diras, pourquoi devenir hystérique s'il nous avait dans le commissatiat. Il fait ce qu'il 412 faire dans les toilettes, en pensant & la personne qu'il avait vues ¥ sans y accorder beaucoup ppensanc cour le temps que ga a dure importance. Ex quand ils sont recournés au gymnase de nouvest i s'est regard une autre fois dans le miroir et en effer, i m’a dit, était pas lui, etait une autre personne, etalorsjeluiai dit qu’est-ce que tues cen train de me raconter, expce de taré, comment ga une autre personne. ede Evil me dit: une autre. Ex moi je lui dis : explique-moi ce ruc, Etlui me di ; une personne différente, cst tours La cohérence entre le récit «Enquéteurs» et le chapitre 7 d’Amuleto est symptomatique. «Enquéteurs» comble ~ mais par anticipation ~un creux dans Vargument d’Amulero. Et une fois ce vide rempli ce qui en résulte est une image ambigué de Phorreur. C'est cette méme horreur qui, dans Amuleto, arise la 6 Roberto Bolaio, Appel Taéphoniques, Chistian Bourgois Editeut, 2004, 169.170, 104 LAnrictation curiosité ou la morbidité des amis poétes de Belano lorsqu’ils Paccucillent 4 son retour au D.B. mexicain : ‘Je wea dre: e gens, ses amis, ont commence ile egarder comme si éraie quelqu’un dautre méme sil ait le méme qu'avant. Je veux dite ‘ous sattendaient 3 ce que, dune maniére ou d'une autre, i ouvre la bouche et nous raconte les dernigres nouvelles de" Horreut, mais il restait silenciewx comme see que désirsent es autres sai transformé en un langage incompressible, ou comme sl sen fichait”, La citation précédente est intéressante et nous conduit & formuler la question & nouveau : quelles étaient les demidres nouvelles de Vhorreur? Qu’est-ce que Belano pouvait leur raconter de son expérience au Chili? Bien sti, il sagissait d'une horreur collective qui fusuit suite & échec du gouver- nnement socialist, horreur lie aux enlévements, persécutions et assassinats d'opposants politiques. Mais, parallélementet aussi violemment, dans « Enquéteurs» on pouvait noter 'horreur au niveau de la perception; de la perception du monde et, surtout, de la perception de soi, d’oi le rée si important jou par les souvenirs et le miroie®. Quoi qu'il en soit, la caractéistique déterminante de cette horreur est qu'elle demeure, d'une certaine maniére, insaisissable. Car si Belano ne répond pas aux questions posées par ses amis, il est possible qu'il ne sache pas trouver les mots pour leur répondre ou que les questions qui lui sont posées n’arteignent pas le nceud de horreur tel qu'il a ressentie. Bef a question posée sur horreur reste en suspens troublante et en méme temps ouverte et comme menacante, Et, Sie orca cig aprtai eee nretaaaes ee conic moma Slee singe cea Un cimetidre, une paupitre et un ceil 105 semble-til, elle n’a comme réponse qu'une image — ambigué, ‘comme toutes les images : celle du cimetitre de l'année 2666 sous la paupiére «nonata» ou sous I'cel entouré d'aquosités avec laquelle le chapitre se termine. 3. 2666 : BENNO VON ARCHIMBOLDI, SOUS LES EAUX DE L'HORREUR ‘Crest sur cette image de Phorreur que 2666 pourrait cercai- nement nous éclairer. Effectivement, il se peut que dans ce roman se manifeste toute lambiguité du cimetiére de 2666 imaging par Auxilio Lacouture dans Amuleto. Nous aborderons Ja question plus loin, Pour Vinstant, il convient de s'arréter grands traits sur la trame du cexte. Constitué de cing parties qui autorisent des lectures indé- pendantes, Phistoire principale de 2666 est la recherche du plus formidable et du plus secret des écrivains allemands du 22¢ sidcle, Benno yon Archimboldi. Dans la premiére partie, «La partie des critiques», Bolafio se place dans la perspective de quatre critiques litcéraires spécialistes de 'ocuvre dArchimboldi : une anglaise, Liz Norton} un espagnol, Manuel Espinoza; un francais, Jean-Claude Pelletier; et un italien, Piero Morini. Dans les trois parties suivances, « La partie d’Amalfitano», «La partie de Fate» et « La partie des crimes» l'action s'éloigne de la recherche de cet auteur imaginaire. En revanche, c'est dans «La partie d’Archimboldi», la demniére, que Bolafio revient & ‘cet auteur en se focalisant sur le récit épique de sa biographie prodigicuse. Or, malgré lapparence autonomie de chaque partic, 2666 gravite autour d’une unité trés ambigué quant & sa significa tion, mais trés circonscrite géographiquement. En effet, toutes les lignes narratives et les thématiques centrales du roman débouchent directement ou indirectement dans une ville mexicaine imaginaire : Santa Teresa. Celle-ci d’ailleurs est le double fictionnel de Ciudad Juarer, ville mexicaine frontalitre dds Etats Unis tristement célébre par les assassinats massifs de 106 LANmicirarion femmes qui y ont cu lieu principalement entre 1993 et milieux des années 2000. Le cimetiére de 2666 pourrait étre cette ville, @autane que dans «La partie des crimes» Bolafio, avec une frok deur médico-légale, fai infarigablement sur plus de 350 pages tune description détaillée des corps criblés de balles et des abus auxquels ont été soumises les femmes assassinées. I est intéressant que ce «cimetidre» «situé» & Santa Teresa soit aussi le «centre caché» du roman auquel nous renvoient ses cing parties. C'est ce que pense, d’aprés les notes d’écriture de Bolaito, Ignacio Echevarria dans la « Note & la premiére édition de 2666>, la postface du roman’. Par ailleurs, ces cing parties directement ou indirectement nous conduisent suivre les traces de Benno von Archimboldi qui pour sa part finira sa vie lui aussi & Santa Teresa. Maintenant, Cesc Pautre image «anticipée» par Auxilio Lacouture, lige & ce cimetitre de 2666 ~ et au roman qui semble étre encore plus significative de la poétique de Bolaiio. Nous faisons référence & la paupigre «nonatay et Parl entouré des aquosités. Cette vision aqueuse anticipe trés clairement la perspective de la figure d'auteur definitive de l’ceuvre de Bolaio. Benno von Archimboldi, écrivain né en Prusse en 1920 est en effet une figure seeréte marquée par lhorreur du xx siéele. A dix-neufans, ila &é engagé par le Troisiéme Reich comme soldat et peut-étre & cause de cela, une fois la guerre finie et Hitler vaincu, il décide de poursuivre sa vie au long du x sicle comme un écrivain secret, dissimulé par un nom de plume (son véritable nom était Hans Reiter). Cette nécessité de renouveau a travers le nom est fondamentale. C'est comme si touché par I’horreur du monde contemporain, il avait ressenti la nécessité de passer inapercu dans la profondeur de la pseudonymie, Cependant, la tendance 9. « Dans Fane de ses abondantes notes relatives 32666, Bolafo indiqueVxis- ‘tence dans Ieuvee d'un scentre cachés, qui se dssimuleric sous ce que l'on peut ‘consider ére son «centre physique», pour edit dune cereaine maniére. Ilya des ‘isons de penser que ce centre physique esl ville de Santa Teresa, transposition fide de Ciudad Juez |.) Etce scent cachés, ne sera pasjustement indiqué par cere dae, 2666, qui recouvre comme une protection le oman tout enti? Bola, 2666; p. 1015). Un cimetitre, une paupitre eeunail 107 au dérobement dans les profondeurs liquides lui vient égale- ment de son enfance. Quand il éait trés jeune, Archimboldi, qui en’avait pas Pair un enfant mais d'une algue"®»,n’aimait pas la mer mais le fond de la mer. Ex Bolafo écrit & ce sujet: I nfaimait pas la cere et encote moins les frets. I naimait pas nom plus la mer ou ce que le commun des mores applle la me, et quien séalté est seulement la superficie dela mer; les vagueshérssées par le ‘en qui peu A peu se sont eansformées en une métaphore de défaice cx de folie. Ce quil aimait cat le fond de la mer, cewe autre ee, pleine de planes qui s’aent pas de planes de allée qui n'aient pas de valés, et de préeipies qui nl étaient pas des présipices™. Dans la profondeur de la mer, Benno von Archimboldi aime ouvrir ses yeux A ce monde-aurre, & cette «autre terre». La métaphore du fond de la mer est étroitement lige, bien évidemment, au naufrage, En plus, au début du chapitre 8 dAmuleto, Auxilio Lacouture parle de Vavenue Guerrero du D.F. mexicain comme d'un fleuve et, par la suite, d'un fleue tempérueux : ‘Alors elle éait Li, mes chers amis, la mére de la poésie mexicaine avec ‘son couteau dans la poche en train de suivee deux pottes qui n’avaient pas encore vingte¢ un ans, dans ce fleuve turbulent qu'était et continue dd érre avenue Guerrero, semblable non pas tant A’ Amazone, pourquot cxagéret, mais plutdr au Grijalva efleuve qu’avait en son temps chanté Efrain Huerta (si ma mémoire est bonne), mémesi le Grijalva nocturne ‘qu tai et continue dtr, Vavenue Guewero avait perdu depuis des lascres sa condition iniiale d'innocence, Cest-Aedire que ce Grijalva qui ‘coulait dans la nuit écait, sous rous ces aspects un fleuve condamné dans le courant duquelflocaient des cdavres on des adavresannonets, des automobiles noires qui apparaissaient, disparaissaienc ct réapparaissent, 1D, Roberto Bola, Bolaio, Roberto, 2666, Chistian Bourgois Editeus, 2008, p. 725, Ve de. 108 LANTICIPATION [es mémes ou leurs silencieux échos rendus fous, comme si le fleuve de Yenfer était circulate, ce qui, en y pensant bien, es probablement vrai”. Le naufiage est celui des cadavres ou des cadavres «annoncés.», Ces cadavres flottent sur les flux constants et turbulents des caux «condamnées». Dans ces courants d’eaux nocturnes (image, d'ailleurs, anticipant un autre roman ultérieur de Bolaito, Nocturne de Chili (Bolaio 2002), antéricur i 2666) apparaissent des voitures noires (qui littéralement «referont surface» dans 2666, dans « a partie des crimes). D’autre part, ce méme fleuve est décrit comme «non-innocent» aussi bien que comme un enfer circulaire. Dans 2666 on n'est plus dans le fleuve mais, peut-étre, dans son embouchure : la mer. Dans son étude Naufrage avec spectateur, Hans Blumenberg affirme cet égard que: Dean présupposésdéterminent avant tout la charge de signification dela :métaphore du voyage en mer et du naufrage une par, la mer comme limite naturelle de espace des entreprises humaines, er, d'autre pat la

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