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Logique Bush ou pensée Mandela ?

Jean-Paul Jouary, philosophe.

La Pensée, N° de mars 2004

" Il est tout animé de cette honnête simplicité qui ne permet pas à un homme de douter de ce
qui est bon, et ce qui lui paraît bon c'est l'argent, c'est-à-dire cette espèce de sacrement
matériel qui nous donne la domination du Monde moyennant un contrôle exercé sur notre
goût de l'immédiat."
(Paul Claudel, en 1937, à propos de l' Américain Pollock, personnage de sa pièce l'Echange)

Deux spectres hantent la planète : l’un qui refuse la guerre, l’autre qui refuse que l’on réduise
l’humain à la recherche infinie de profits financiers. Ces spectres sont très puissants,
puisqu’ils parviennent à jeter dans les rues des cinq continents des millions de femmes et
d’hommes de tous âges et d’horizons idéologiques et politiques fort divers. On l’a vu de façon
répétée avec les manifestations dites “ anti-mondialisation ”, comme on l’a vu récemment
avec les foules qui se sont opposées à une agression militaire contre le peuple irakien. Chacun
sent bien qu’au travers de ces nouveautés spectaculaires se manifeste quelque chose de moins
visible, d’insaisissable, et pourtant bien réel – c’est bien ainsi que l’on définit les “ spectres ” !
– et qui tend peu à peu à se substituer aux formes politiques institutionnelles, lesquelles sont
dans le même temps rejetées par un nombre grandissant de citoyennes et citoyens soucieux
d’action efficace pour infléchir le cours des choses.

En fait, ces deux spectres sont aussi cousins que le sont la recherche du profit et le moyen de
la guerre. Le dire est un lieu commun. Et si les victimes de la première recourent
fréquemment elles aussi au second, c’est tout simplement parce qu’elles cultivent le plus
souvent l’illusion que l’on peut combattre un adversaire en épousant sa logique. Il reste que
bien des forces qui depuis des siècles ont agi et souffert pour émanciper le monde de ses
formes inhumaines d’exploitation et d’oppression, ont spontanément ressenti leur haine et leur
violence à l’encontre de leurs oppresseurs comme une sorte de légitime droit de vengeance.
“ Légitime ”, “ vengeance ” : voilà les deux mots dont le rapprochement explosif sert
aujourd’hui de fil conducteur à l’argumentaire de tous ceux qui usent délibérément de
violence, soit pour faire aboutir leurs visées économiques et territoriales, soit pour contrer ces
visées sur le même terrain.

On dira que le fait n’est pas nouveau. Certes. Mais ce qui l’est davantage sans doute, c’est la
sorte de “ théorisation ” à laquelle on assiste, aussi bien de la part de l’administration Bush
vis-à-vis de l’ensemble de la planète, que par exemple de la part du pouvoir russe vis-à-vis du
peuple tchéchène ou d’Ariel Sharon vis-à-vis du peuple palestinien. Le carnage du 11
septembre 2001 a servi de détonateur à ce rapprochement théorique et pratique. Beaucoup a
été écrit dans ces colonnes sur la stratégie qui se met ainsi en place, ainsi que sur les forces
qui peu à peu se lèvent pour la mettre en échec. Aussi n’est-il pas question ici d’y revenir sous
cet angle. En revanche, l’invraisemblable mariage des mots “ légitimité ” et “ vengeance ”,
célébré et lancé à la face du monde par Georges W. Bush lui-même au lendemain du 11
septembre, renvoie à un problème philosophique très ancien, qui ramène l’argumentaire

1
américain non seulement en deçà des premiers pas de la philosophie avec Socrate il y a vingt
cinq siècles, mais aussi en deçà de tous les textes fondateurs des grandes religions
monothéistes. Explorer même en surface cette question peut du même coup révéler un lien
essentiel entre la logique de guerre au nom du droit, la sacralisation de la peine de mort, la
marchandisation généralisée des œuvres culturelles, du sang, et du décryptage même du
génome humain, ou encore le refus d’intégrer le respect de l’environnement parmi les facteurs
de développement économique et social. Autrement dit, il y aurait peut-être un lien intime
entre toutes ces idées et ces comportements qui, par-delà les apports réciproques et les
communautés de croyances ou de principes qui rapprochent américains et européens, les
rendent si étrangers les uns aux autres.

Sous les valeurs, la valeur

Sans doute tout cela tourne-t-il autour d’une certaine façon de concevoir les échanges, de les
généraliser ou non à tout, d’y assigner des limites au nom de telle ou telle idée de ce que
“ humain ” signifie. Plus précisément, cela peut tourner autour de telle ou telle façon de
concevoir la place de la monnaie dans l’ensemble de ces échanges. Ce qui permet l’échange,
c’est la mise entre parenthèses de “ toutes différences qualitatives extérieures ” entre deux
objets, ramenés à une même “ valeur ”1. On sait depuis l’Antiquité que c’est cette substitution
de la “ valeur d’échange ” à la “ valeur d’usage ” qui permet une meilleure satisfaction
collective des besoins, sous forme de troc ou de médiation monétaire. Aristote s’interroge
déjà, cependant, sur ce qui peut fonder une telle équivalence entre choses qualitativement
différentes. On a pu bien plus tard imaginer quelque main invisible, quelque nature, quelque
pure convention, avant que Marx parle à ce sujet d’une “ même réalité fantomatique ” (encore
des “ spectres ” !) de ces “ sublimés identiques ”, des “ cristaux de cette substance sociale
commune ” qu’est le travail humain, “ coagulé sous la forme d’un objet ”2 . Pas d’humanité
sans échanges, c’est évident, mais toute mise entre parenthèse de la qualité des objets
échangés rend possible (pas fatale) l’aliénation d’une part essentielle d’humanité en échange
de quelque autre objet extérieur. C’est pourquoi affirmer que le “ libre échange ” est le socle
de toute liberté, comme une certaine tradition anglo-saxonne depuis le Deuxième traité du
gouvernement civil de John Locke (en 1690), et comme les partisans et artisans de la
mondialisation capitaliste libérale, c’est ouvrir la possibilité de sacrifier dans ces échanges ce
qui ne peut être réduit à l’état de marchandise : l’environnement (Cf. le refus américain de
signer les accords de Kyoto), le sang humain (commercialisé là-bas), la création artistique
(Cf. les offensives anti-européennes en ce domaine), la santé (Cf. le refus de faciliter l’accès
aux traitements anti-sida des pays africains qui n’en ont pas les moyens), la structure même
du corps humain (Cf. les brevets déposés sur le décryptage du génome humain). Parler d’une
libération des échanges en général représente ainsi une menace politique, sociale et éthique
majeure.

Allons plus loin : sous prétexte que les échanges ne peuvent vraiment contribuer à la
satisfaction des besoins humains sans la médiation de la monnaie, parler des circulations
monétaires en général contient une mystification que l’on ne peut ignorer depuis vingt cinq
siècles. C’est en effet Aristote qui découvre déjà 3 que si la monnaie joue positivement ce rôle
en tant que médiation entre deux marchandises, elle peut aussi, devenant point de départ et
d’arrivée d’un autre type d’échange qui ne vise qu’un surplus de monnaie, mettre entre
parenthèses la satisfaction des besoins et jouer ainsi un rôle parasitaire “ contraire à la

1
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 77. Trad. A. Kaan.
2
K.Marx, Le Capital, Livre I, 1° section, Chapitre premier. Trad. J.Roy.
3
Politique, Livre I

2
nature ”. Voilà donc vingt cinq siècles que parler du “ marché ” en général est une
mystification. L’argent, cessant d’être un moyen pour devenir une fin, passe du statut d’outil
universel nécessaire à la communauté à celui d’outil particulier destructeur de lien social.
Tout le christianisme fera écho à cette condamnation, par delà les abus éhontés dont l’histoire
de ses institutions se rendra coupable. Bien avant Marx et son analyse des contradictions dont
est tendanciellement porteuse toute logique du profit, Jean-Jacques Rousseau portera loin
l’exploration de cette façon que peut avoir la monnaie de se tourner contre le bien-être et
l’épanouissement humain, remarquant que plus l’argent joue un rôle important dans les
échanges, plus la pauvreté se répand avec les extrêmes inégalités4. Plus un peuple épouse
l’idée que tout peut s’échanger, plus il cultive l’illusion que la monnaie est un instrument
neutre à l’intérieur de ces échanges, et plus il est prêt à sacrifier sa part d’humanité (et celle,
bien entendu des autres peuples !) à une logique économique dont il souffre en même temps.

Un grand nombre de citoyens américains sont ainsi en accord profond avec la logique
économique et financière de leur pays , vécue comme la seule logique concevable, et excluent
que cette dernière puisse être liée à l’existence des millions d’êtres affamés ou mortellement
malades aux quatre coins du globe, allant jusqu’à s’indigner qu’on s’en offusque parmi les
plus directes victimes, accusant celles-ci, pêle-mêle, d’anti-américanisme, de protectionnisme,
ou de nostalgie totalitaire… Faut-il alors attribuer cet aveuglement à quelque méchanceté
foncière ou cynisme diabolique ? Cette idée, plus courante qu’on ne le croit, est non
seulement superficielle mais aussi dangereuse. Car voir une haine délibérée derrière le mal
commis est toujours une invitation à s’en venger avec la même haine. Si les gouvernants
américains peuvent compter sur un soutien populaire considérable en ce domaine socio-
économique, c’est parce que cette logique est en cohérence avec une conception du monde
globale dont les articulations, même verbalisées, ne sont pas perçues consciemment pour ce
qu’elles sont. Aucun peuple peut-être a-t-il autant que le peuple américain le souci de
combattre “ le Mal ” et de promouvoir “ le Bien ”. C’est justement cette tendance majuscule à
moraliser sa logique sociale qui peut être suspectée de l’aveugler massivement sur les
question éthiques.

Regis Debray rappelait il y a peu la force de cette “ religiosité civique ” qui cimente le peuple
des Etats-Unis, nation qu’Eisenhower appelait “ Nation sous Dieu ”, et à quel point la réussite
matérielle y est perçue comme une sorte de “ confirmation de l’élection divine ”5. Si le
président Bush, qui ne recule devant aucun principe pour assurer les intérêts financiers de son
pays, est le même homme qui sanctifie la peine de mort et déclare légitime un droit de
vengeance illimité en termes explicitement religieux, il ne faut pas y voir cynisme ou
incohérence. En fait, l’espèce humaine a de tout temps tiré ses idées de justice et de
vengeance de ses pratiques économiques et financières quotidiennes. Et plus un peuple
sublime son culte de l’argent et y réduit toutes les dimensions de la vie, plus il est conduit à
identifier vengeance et justice.

Derrière la justice, la vengeance, derrière la vengeance, le troc

De même que les échanges ont fourni la matrice originelle des idées d’équité, de règles
communes et donc de justice, de même nos idées sur la morale et le droit sont-elles
intimement liées à nos conceptions économiques et financières : en affaires comme en justice,
tout est affaire de bilan, tout doit être payé, tout doit être racheté.

4
J-J Rousseau, Projet de constitution pour la Corse, rédigé en 1764-65, et publié seulement en 1861.
5
Régis Debray, entretien accordé à l’Humanité, le 26 février 2003.

3
Nietzsche a mieux senti que nul autre à quel point “ le caractère de troc est le caractère initial
de la justice ”6, et combien la vengeance, la volonté de faire mal, la cruauté, se trouvent au
cœur de l’idée de justice et d’équité, à la façon de la “ valeur ” dans les échanges
économiques7, en ce que l’on ressent qu’un dommage doit être payé par une souffrance
équivalente8.

De fait, tant dans sa défense de la peine de mort que dans sa formidable déclaration de
vengeance illimitée au lendemain du 11 septembre, Georges W. Bush a bien manifesté la très
américaine unité intime entre le libre échange sans limite et ce que Nietzsche appelait le
“ droit d’exercer la cruauté ” par une assimilation explicite de la justice et de la vengeance9.
On a beau oublier cette affinité essentielle, sublimer nos idéaux de justice, théoriser sur les
“ lois ” du marché et leurs finalités libératrices, il reste que notre espèce ne s’émancipera des
maux qui entravent son épanouissement sans rompre conjointement avec la réduction des
relations humaines aux échanges marchands , et avec l’esprit de vengeance, de ressentiment,
de haine, sous toute ses formes. Il y aurait d’ailleurs à chercher si, parmi les raisons des
effondrements, échecs, reculs, qu’ont rencontré aussi bien les mouvements révolutionnaires et
de libération nationale, que les pays d’Europe de l’Est qui se réclamaient du “ socialisme ”, on
ne doit pas compter le mariage empoisonné de l’économisme, de la “ haine de classe ”, du
scientisme et du pragmatisme, calque caricatural de la logique adverse, et qui ne pouvait donc
en triompher que dans les slogans.

En réalité, de même qu’Aristote n’avait pas attendu Marx pour distinguer deux façons
qu’avait l’argent de circuler, l’humanité n’avait pas attendu Hegel pour s’apercevoir que la
vengeance, loin de soigner un mal commis, ne faisait qu’en redoubler sans fin l’ampleur :
parce que ce que je subis m’est toujours plus grave que le croit celui qui me l’a infligé, ma
riposte, pour être vécue comme équivalente, sera nécessairement plus violente que ne l’attend
l’autre ; il y verra donc nécessairement une agression à venger, etc. La vengeance, en faisant
d’une des parties le juge subjectif qui définit la peine, ne peut jamais être équitable et s’avère
incompatible avec l’idée même de justice. Si ces quelques remarques philosophiques suffisent
à refuser l’actuelle logique américaine en même temps que celle des terroristes qui prétendent
la combattre (de même qu’elle anéantit conjointement celle d’Ariel Sharon et de ceux qui
prétendent se venger de ses crimes en en commettant d’autres contre des civils israéliens), il
n’est pas sans intérêt de rappeler que ce refus se trouve à la source des trois grands
monothéismes invoqués grossièrement par les protagonistes de ces conflits.

Versant judaïsme : si la Torah comprend la fameuse loi du talion “ Œil pour œil, dent pour
dent ”, ce n’est guère comme apologie de la vengeance mais comme limite minimum à ce que
toute vengeance porte de tendance à l’aggravation des ripostes. Si bien que le Talmud propose
d’y substituer la compensation financière, plus neutre, qui empêche que par la violence
physique en retour la victime et l’agresseur se trouvent soudés l’un à l’autre. L’argent permet
ainsi de dépasser à la fois la logique du troc et celle de la subjectivité10. Mort après mort,
Ariel Sharon et ceux qui le soutiennent piétinent ainsi le judaïsme.

6
Nietzsche, Humain, trop humain, § 92, trad. R.Rovini.
7
Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 33, trad. R.Rovini.
8
Nietzsche, Pour une généalogie de la morale, II, §4, trad. E.Blondel.
9
Idem., §5.
10
M. le rabbin Marc Guedj, “ Argent et violence dans la loi du talion ”, in L’Argent, ouvrage collectif, Ed.
Denoël, 1989.

4
Versant chrétien : certes, l’Ancien Testament reprend le talion : “ Œil pour œil, dent pour
dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure,… ”, et
dresse un véritable tarif des prix à payer, selon qu’on insulte un parent ou blesse un esclave,
selon qu’on tue une bête ou que l’on “ couche avec elle ”, selon que l’on casse une dent à un
esclave ou que l’on fasse l’amour avec une vierge sans être fiancé, etc.11. Cependant le
Nouveau Testament12 voit Jésus lui-même, après avoir évoqué cette loi, inviter à la refuser en
“ tendant l’autre joue ”, rejeter la vengeance comme négation au profit d’une affirmation
commune avec son ennemi, lequel doit être aimé. Bien avant Nietzsche (qui voyait en Jésus
l’incarnation du “ surhumain ”, pour ce rejet de tout esprit de vengeance et de ressentiment),
et bien avant Freud, la Bible pose bien la méchanceté comme prolongement d’une souffrance,
et la souffrance comme ce qui doit être soigné. En ce sens, la vengeance est toujours une
aggravation du mal, et y appeler revient à se manifester comme “ antéchrist ”. Georges W.
Bush et ceux qui en partagent les vues piétinent ainsi la base même du christianisme.

Versant musulman : le Coran lui aussi rappelle la loi du talion, non pas comme appel à la
vengeance, mais comme appel à la limiter en ne traitant personne “ injustement ”13.
Cependant, ici encore, le Coran appelle à un au-delà de l’esprit de vengeance, par le pardon.
Dès lors, la victime n’est pas “ rétribuée ” pour son mal, mais cette rétribution est prise en
charge par Dieu. Ainsi, “ celui qui patiente et pardonne manifeste des sentiments qui font
partie du ferme propos de la conduite de la vie ”14. Tous ceux qui tuent au nom de l’Islam,
notamment au nom d’une sainte vengeance des victimes, piétinent eux aussi leur religion.

Une nouvelle pensée

Il peut paraître fort naïf et abstrait d’opposer quelques principes éthiques et une poignée de
données théoriques aux gigantesques forces qui écrasent des milliards d’humains sous le
poids d’intérêts financiers, au nom de droits d’un côté et de la menace des bombes d’un autre.
La dénégation de ces principes et abstractions a pourtant déjà coûté fort cher à des peuples
entiers. Au nom du réalisme, de l’efficacité pratique, de la voix à faire entendre des peuples
en colère, quoi donc citer qui ait eu la force d’améliorer durablement le sort des humains au
bout de la violence et de la haine ? La mort vengeant la mort ne sème que la mort. L’histoire
humaine en témoigne.

Celle-ci n’a pour l’heure oscillé qu’entre deux possibilités. La première a vu la force brutale s’exercer hors de
tout droit, et la violence y répondre parfois sans réel souci de légitimité, le nez collé sur l’horizon du moment. La
seconde, un réel et précieux progrès, a vu l’application la plus vertueuse du droit, plaquée sur des conditions
inégalitaires, ne rien résoudre en termes de sentiment de justice, et dès lors renforcer la logique de vengeance.
Dès lors, on ne peut concevoir de peuples solidement attachés à l’idée de légitimité, et unis autour d’un refus de
toute domination forcée, que par la lente formation, dans les actes clairs et les idées précises, d’une exigence de
portée universelle organiquement liée à une activité démocratique, seule façon de critiquer le droit sans sortir du
droit.

Bien sûr, il ne saura y avoir de progrès humain sans l’extension de droits universels qui, parce que nés des
peuples eux-mêmes, peuvent être respectés par eux sans qu’un sentiment de contrainte réduise leur liberté. Mais
en attendant, et parce que c’est là un horizon idéal que le mouvement de la réalité n’épuisera jamais, bien des
antagonismes demeurent et demeureront, qui de violence en violence ne peuvent offrir de solution unanimement
– ni même massivement – partagée. Alors, quelle que soit l’issue de ce genre de conflits, et quoi que l’on pense

11
Exode, 20-21.
12
Matthieu, 5.
13
Sourates 2 et 6.
14
Sourate 42.

5
des rapports de force et de droit qui en résultent, il faut bien que ce dépassement soit approprié par tous. Sans
ressentiment ni perte de mémoire.

Encore faut-il que, rompant avec la tradition plusieurs fois millénaire de confusion entre justice et vengeance, le
processus de libération humaine brise le cercle vicieux qui reconduit la logique qu’il prétend combattre, par un
refus radical de cette logique, par le renoncement à ce qui, dans l’application la plus vertueuse du droit, pourrait
produire un effet de souffrance vécue comme vengeance légale. Les victimes, en renonçant à leur possibilité de
revanche, fut-elle autorisée par le droit le plus universellement légitime, renonceraient à une certaine façon
d’user de ses propres droits. Une telle déclaration d’amitié humaine, épurée de tout ressentiment opposerait
l’amour à la haine comme une suprême victoire sur l’ennemi d’hier et une suprême victoire sur soi.

Eloge de la faiblesse ? Sensiblerie dérisoire ? Utopie impuissante ? Religiosité négatrice des réalités de classes ?
Ces mots si étrangers aux “ révolutionnaires professionnels ” comme aux “ réalistes ” libéraux peuvent faire
sourire. Ils ne sont cependant nullement des rêveries, mais ce que suggèrent quelques événements planétaires
visibles pour qui ne veut rester aveugle.

Par exemple, l’un des cas les plus évidents d’oppression totale - le système de l’apartheid en Afrique du Sud –
offrait la possibilité de plusieurs formes différentes de dépassement. Avec ou sans référence au droit, l’histoire
de l’humanité est parsemée de conflits au bout desquels les victimes ne perçoivent de choix qu’entre
l’oppression subie, la révolte défaite et la victoire vengeresse. Cette revanche des victimes est vécue comme une
sorte de droit, même lorsque la référence au droit est absente. La libération de l’apartheid aurait pu s’enfermer
dans cette logique, que peu de gens auraient osé condamner, sauf bien sûr parmi les puissances occidentales qui
avaient tiré profit de ce système inhumain, et rêvaient de pouvoir laver leur infamie dans un flot de
condamnations soudaines au nom des droits humains. Ainsi, il aurait pu y avoir vengeance contre les blancs et
leurs organisations. Il aurait pu y avoir punition massive des anciens bourreaux au nom de nouvelles lois,
similaires à celles qui fondent la justice dans les démocraties occidentales. Il aurait pu enfin y avoir
établissement de droits universels et volonté de tourner la page , d’oublier, de faire en quelque sorte table rase du
passé. Une réconciliation avec amnistie, mais aussi amnésie, sans vérité commune construite en commun. Ce
sont là quelques traditions politiques héritées de l’histoire humaine, qui a aussi légué la connaissance de leurs
inévitables conséquences : avec ou sans droit, un cycle de vengeances d’où chacun sort moins bon et plus
souffrant, et la société privée de citoyenneté stable et féconde.

C’est au regard de cette histoire humaine qu’il convient d’évaluer la proposition de Nelson Mandela, deux ans
après son élection : la création d’une Commission Vérité et Conciliation que présidait Mgr Desmond Tutu, et
devant laquelle, de 1996 à 1998, des centaines d’ex-bourreaux et de parents de leurs victimes, en présence les
uns des autres, ont parlé leurs souffrances, leurs pardons, leurs refus de pardonner, leurs vérités parfois
contraires. Ce n’est donc pas seulement au nom du droit ou de principes que la conclusion qualifiait l’apartheid
de crime contre l’humanité, mais en tant que commune construction d’un futur sans oubli, sans mensonge, sans
volonté d’anéantir l’autre. Quelle que puisse être la postérité de cette démarche, dans la tourmente des misères
subsistantes et des cicatrices toujours vives, ce fut un acte inédit à l’échelle de l’histoire humaine : une tentative
d’associer la modification intime des individualités des deux camps, jour après jour, à la construction d’un futur
ni modélisé, ni imposé. Ce fut une façon inédite d’élever la politique la plus brûlante au sommet de ce que la
philosophie a pu produire de plus universel dans la théorie, comme en témoigne ce que déclarait Desmond Tutu
dès la première semaine des séances de cette commission : “ Nous ne pouvons plus être les mêmes. Le principal
but de la commission est la réhabilitation de la dignité humaine et civile. Nous sommes engagés dans une très
sérieuse affaire, guérir notre société ”. Comment s’éloigner davantage des vieilleries sanglantes des puissances
économiques et militaires, des attentats contre les civils perpétrés par les victimes de l’ordre mondial existant,
des vengeances meurtrières qui leur répondent au nom des droits humains ?

Est-ce un hasard si dans l’enfer du conflit qui ensanglante le Proche-Orient, tandis que des bourreaux
technologiquement avancés et des victimes fanatiquement guidées dansent ensemble le ballet mortel des
vengeances sans fin, ce soit vers l’Afrique du Sud que des regards se soient tournés ensemble des deux côtés des
barbelés ? C’est ainsi que les fondateurs de la Coalition israélo-palestinienne pour la paix s’y sont rendus en
janvier 2002, pour une réunion de trois jours avec le président Thabo Mbeki et dix de ses ministres, pour tirer les
leçons de la démarche de Mandela et Tutu, et notamment celle-ci : “ pour satisfaire pleinement aux intérêts de
chaque partie, il fallait renforcer la partie adverse et pas l’affaiblir comme on serait tenté de le croire ”15 .

15
Yasser Abed Rabbo (ministre palestinien de l’information et de la culture) et Yossi Beilin (ancien ministre
israélien de la justice), in Le Monde diplomatique d’Avril 2002.

6
Il y a à nos yeux, - dans ces façons d’articuler pratiquement futur et présent, collectif et individualité, unité et
contradiction, construction et déconstruction, lutte et amour, raison et sensibilité, - plus de philosophie que dans
tous les livres et plus de politique que dans tous les programmes et décrets. Une nouvelle pensée.

Entre la violence redoublée de quelques puissances surarmées liant comme jamais mondialisation financière et
apologie de la vengeance (y compris vengeance “ préventive ”, catégorie sans précédent ramenant l’humain en
deçà du néolithique), et les rassemblements éthiques de grande portée politique, un conflit d’ampleur croissante
est engagé à l’échelle de la planète, comme dans chaque pays et en chaque individualité (qui peut prétendre en
effet ne pas devoir se combattre soi-même pour y accéder vraiment ?). L’histoire retiendra peut-être notre
époque comme celle où l’ensemble des humains dut choisir entre la logique de Bush et la pensée Mandela.

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