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a Eclaircissements sur extermination en cours Frangois Meyronnis Cotexte 2 6i6 prononcé par Frangois Meyronnis le8 octobre 2007, lors dune présentation de son live De l'extermination considérée comme un des beauxarts, aux cétés de Philippe Sollers, 8 la Maison de Amérique latine (boulevard Saint-Germain, Paris). Lorsque Francois Meyronnisa pris la parole, ce soi-1a,i's'est passé quelque chose. La froideur du ton, pout-étre, Llallure cruelle des énoncés. Mais pas seulement: en s'adressant ce qui, en chacun, reléve de l'envotement social, quelqu'un s'est mis 4 d6tier fe démoniaque—< le fare souttrir, C'estune expérience assez rare, Peutétre méme y avait! longtemps qu'une telle chose n'avait pas eu lieu, La géne suscitée dans auditoire est ainsi montée logiquement jusqu'a hostilité. En méme temps, lenthousiasme de certains était absolu. Un événement est toujours furti; il produit un trou dans la trame du blabla social. Ce trou parle. Enun sens, iin'ya que lui fe trau est l2 parole. Yannick Haenel De I'extermination considérée comme un des beaux.arts fait cortége a un livre que j'ai publié en 2003 - Axe du Néant. |l s'agissait déja d'une méditation sur le nihilisme au moment ott celui-ci devient domination planétaire et non plus opinion opposable a une autre. Dans l'essai publié en octobre 2007, je me pose la question suivante - comment parler d'un monde qui se fait sauter lui-m&me? Ce qui revient 4 se demander aussi — que devient Ia littérature lorsque le temps est hors de ses gonds? Et y a-til encore une parole qui soit a la mesure d'un tel emportement du temps? Les romans de Houellebecq, de méme que celui de Littell, décrivent, chacun & leur maniére, une planéte vouge a la destruction Ce que montrent Houellebecq et Littell, avec des moyens différents, c’est le regne de la vengeance. Tea ee Car leurs livres reposent sur ce que j'ai appelé le trépied ardent de la ven- geance - l'extermination, le matricide, la sexualité impossible. Tout en faisant leur promotion d'une fagon militante, la critique d’élevage, celle des périodiques censés rendre compte de I'«actualité culturelle», comme on dit, cette critique, done, n'a pas eu l'air de s'en apercevoir. Comme si elle n’avait pu soutenir ces livres qu’au prix d’un aveuglement sur ce dont il s’agissait. Et pourtant il n’aurait pas été inutile de prendre quelque lumiére sur l"extermi nation comme fondement caché de I’époque par le biais de livres-symptames. J'ai done suppléé aux défaillances de la prétendue critique, sans trop attendre qu'elle m’en soit reconnaissante, Oh, je ne |'ai pas fait pour étre officieux — pour rendre service. Mais pour saisir le glissement de la servitude & travers les mots. Etant donné la relation que la plupart des tres pariants entretiennent avec ce qui les porte, a savoir le langage, cette saisie ne va pas sans un certain embarras. Le langage est la plaque sensible sur laquelle s’étend I’émulsion de la ven. geance, Et cette vengeance pourrait bien avoir une dent contre TOUT CE QU! EXISTE. Je dis bien - tout; car par la technique elle op2re la totalisation des étres et des choses a travers leur mise en joue incessante. Si Houellebecq et Littell montrent le ravage (c'est leur mérite), ils en font éga- lement partie (c’est leur limite) Houellebecq, par exemple, instrumentalise le code naturaliste des romanciers du anesiole pour décrire les atteintes du ravage jusque dans les vies intimes ~ ce aul appelle I'«extension du domaine de [a lutte». Mais il ya belle lurette que le langage a brisé le cadre de la représentation, D'ailleurs Houellebecg ne promane pas son miroir sur les routes, comme disait Stendhal. Il appelle le désert. II le convoque. Plutét qu'un miroitier, c'est un préconisateur. Sa littérature, comme celle de Littell, dégorge de nihiline. Néanmoins ce n'est pas une raison pour la condamner, et ce faisant, pour en remettre sur la moraline. Je n'ai rien & voir avec les Tartuffes de la vigilance. Je ne dénonce ni ne toise per sonne, Mettons que je me livre & une démonologie. Sans démonologie comment trouver une parole qui tienne debout dans le lan- gage? Comment émettre ce que j'appelle la phrase de réveil? La dévastation détrame le symbolique fil 4 fil. Devant ce qui arrive la glace du miroir se brise en miettes. II n'y @ donc qu'une seule resource — partir de /a brisure elle-méme. Ce que ne font ni Houellebecq ni Littell De vous a moi, c’est évidemment pourquoi les médiatistes les récompensent de leur soutien, 0 LUNA Paak# 4 "=e Eclaircissements sur I'extermination en cours Je prends appui sur une évidence, a savoir qu’au x«* siécle, il est arrivé quelque chose au mal. Deux guerres mondiales, suivie d’une troisime: ce qu'on a appelé la «Guerre froide», ont permis que se mette en place une ére planétaire ot! se vérifie cette phrase — fe sans distance régne. C'est, parmi les phrases de Heidegger, l'une des. plus terribles dans ses implications. En effet, a I’heure oti je parle tous les lieux sont reliés & chaque instant, et cette connexion va de pair avec l'imminence d'un danger: celui de la possible destruc- tion des hommes a chaque battement de cil. C'est ce que j'appelle dans mon livre Vespace-gias Plus redoutable encore, mais inséparable, il y a ce que je nomme le temps- sortilége. II s‘agit d'un court-circuit absorbant délais et intervalles, d'une instan: tanéité qui asséche. Ce court-circuit pulvérise le passé et avorte l'avenir en les soumettant l'un et l'autre & ce que Guy Debord qualifiait de «présent perpétuel, et qui s'avére un spectre de présent. A travers espace-glas et temps-sortilége, une nouvelle puissance subjugue la planate ~ cet Esprit du vide en quoi nous nous mouvons désormais (c’est-a-dire celui qui souffle le ravage). Une phrase de Nietzsche en caractérise l'effet: «Le désert croity, dit cette phrase. Esprit du vide se signale par une outrance qui abandonne la moindre mesure. En lui, le désert tend & dépasser le désert; avec lui, la dévastation vise a un sur- croit de dévastation. LEsprit du vide n’admet aucune borne au dégét, Parmi dlautres, il revét les contours d'un marché globalisé remodelant conti nuellement la Terre, n'admettant plus aucun dehors 2 |’économie politique. Tout circule, et de plus en plus vite. Tout se vend, tout s’achate dans le cadre d'une computation effrénée, oi! la réalité elle-méme s’engendre a partir du chiffre avant de s'engouttrer dans le Grand Zéro de \'échange général. Et le Zéro aspire la somme des 8tres dans son évidure. Dans un tel monde, ce qui existe évolue dans son propre anéantissement. Tout est détruit, refait, détruit encore ~en vue de la seule inscription comptable, Une double menace pése sur la vie dans son ensemble, Le premier aspect de cette menace ressortit a la prise en main du vivant, y compris le vivant qui parle, par ce que Michel Foucault désignait sous le nom de «biopouvoirs. Il n'y a pas de doute qu’un jour le décryptage du génome humain permettra le conditionnement de l'espéce parlante, sa mutation génétique, voire la fabrication en série du vivant qui parle. Curieux retournement -l’«cHommen croyait devenir le maitre de sa propre nature, et voila qu'il déchoit au rang de donnée usinable. lavénement d'une humanité Francois MevRonnis 7 biologique, il n'est pas possible de le séparer de I'instauration d'une biopolitique ayant pour base la science. Matricer les corps parlants a partir de la biologie, les nazis voulaient le faire; sous le manteau d'un discours humaniste, la science le réalisera, Le second aspect de la menace tient dans la possibilité d’établir le vivant en face de se révocation possible, possibilité irréductible a telle ou telle procédure d’anéan- tissement. En effet, les hommes ont désormais les moyens techniques de se faire disparaitre de la surface de la Terre. lls vivent done dans élément méme de la destruction. Je dis: «les hommes». Mais il s'agit d'un abus de langage. C'est clailleurs une des théses saillantes de mon livre. A l’ére de I'accomplisse ment du nihilisme, accomplissement qui repousse sans arrét sa limite, le cadre humain n'est plus décisit Si un contréle cybernétique tambourine & nos portes, I'accés instantané a tout ne renvoie plus a une omnipotence humaine. L’échelle planétalre ne repose que sur lintégration des réseaux. La domination mondiale est ubiquitaire. Elle se tient de tous les cétés 4 [a fois. En.un sens, c'est le Maitre absolui— puisau'alle n’a ni devant ni derriére et quelle se situe a la fois partout et nulle part. Elle ne se reconnaft aujourd'hui qu'un seul adversaire — le terrorisme. Mais c’est son double. Ce que je suis en train de dire, et qu’on ne semble pas prés d’entendre, c'est que nous ne sommes plus dans I'ére des Temps modernes. Cette are culmine avec le grand récit de I'auto-émancipation de I'humanité. LeHommen, devenu sujet de son histoire, prendrait la place de Dieu. | occuperait, grace a la science, le haut lieu du Principe et de la Cause. Son but - disposer abso- jument de lui-méme. Mais quand le scénario a l'air de se réaliser, il se produit I'étrange renversement que j'évoquais tout a l'heure. Une fois devenu «maitre et possesseur de la nature», selon la formule de Descartes, l'«Hommen subit une métamorphose imprévue. Hissé sur le pavois de la souveraineté, le voici matériau opérable. C'est un Dieu manqué qui n'a d'autre assiette que son propre suicide. Ce qui prend la place de la Cause, ce n'est pas I'« Hommes, non; c’est LA mort —l'universalité de LA mort. Avant, LA mort n’existait pas. lly avait des morts, inégales et plurielles. On ne mourait pas ici ou la de la méme maniére. A.son insu I'humanoide se produit aujourd'hui comme cadeau fait la Grande Anonyme. Ainsi advient la tyrannie du quelconque ~ l'«universel facile» dont parle Jean-Claude Milner. LUNs: Pari ff 4 Eclaircissements sur lextermination en cours Il serait temps d'envisager la criminalité des nazis et la tentative d'extermination des Juifs en rapport avec ce dont je viens de parler. Le moment hitlérien est celui oii I’ére des Temps modernes bascule ouvertement dans le monstrueux. A cette époque, le biopouvoir et |a guerre mondiale coincident. Hitler, c'est Napoléon a l'envers — le dernier personnage historique au sens ou il avoulu 'anéantissement. Avec lui, extermination est encore un volontarisme, mame si le délire le conduit. Aprés lui, elle devient un processus, qu’aucun étre humain n'a besoin de vouloir, méme s'il arrive qu’ll y acquiesce (en fait, trés souvent). Hitler a été le dernier a signer de son nom la méchanceté inhérente au nihilisme. Pour cela, on ne peut le comparer nia Staline ni a Mao. Le génocide des Juifs, ces derniers étant liés au norm de Dieu, fut une maniére brutale et démentielle de s‘arroger la place de la Cause. Une interprétation racialiste et biopolitique des Temps modernes, leur revers d'immondice. On se trompe si on enferme le moment hitlérien dans une période historique ~ douze ans d’horreurs et de massacres, douze ans de crimes industriels au cosur du xx sidcle. Sur d'autres bases, ce moment continue & régir le monde. «En un sens, Hitler est un précurseury, disait Lacan. Ce que décrit Houellebecg — a savoir 'avenement d'un monde de clones usinés par la science, c'est cela — un biopouvoir dont le soubassement serait l'extermination. Le point ot! le monde de Houellebecq recroise celui de Littell, voila ce que j'ai essayé de penser. Rien d’autre qu’un point agonique. Mon livre se situe entigrement sur un tel point, Uhypothase selon laquelle on aurait restauré |'age des Temps modernes aprés la victoire des Alliés sur le III* Reich, en 1945, cette hypothése est une mystifica- tion qui ne demande qu’a éclater comme une bulle de savon. En tout cas, sur le point agonique, elle ne peut faire autrement que d’éclater. De montrer cela, comme du reste, on ne me remerciera pas. Je disais tout a l'heure ~ il est arrivé quelque chose au mal. Ace sujet, je risque deux thases ~ la premire: le mal se désanthropologise. Quand souffle "Esprit du Vide, le mal n’a plus pour origine le mauvais vouloir des hommes. II n'a plus son sige dans les actions immorales. La deuxime thase, la voici: ~ Le Diable n'est plus en minorité, comme on a I'habitude de le penser. !/ est en majorits, Evidemment, cela change tout. On posait le Diable, traditionnellement, comme I'Opposant: c’était I'Esprit-qui- toujours-nie, celui qui mettait en accusation existence. Le Créateur edt mieux fait de s'abstenir, selon le Diable. Dans la métaphysique chrétienne, Dieu crée le monde ex nihilo. Quant au Diable, il protestait au nom du Néant. De son point de vue, il eat mieux valu RIEN plutét que QUELQUE CHOSE. FRANgOIS Mevronnis 4 II s'ouvrait une bréche par la défaillance des hommes, en tablant sur le doute de chacun, Mais arc-bouté sur le non-étre, il ne pouvait qu’échouer a la fin. C’était une contrainte de structure. Car le mal n’était qu'une ellipse du bien, une diminu: tion d’étre ~le cété néfaste de la liberté humaine. Mais aujourd'hui, il n'en va plus ainsi. Il y a eu une flexion, une courbure. Le Diable a /ancienne est mort avec Dieu. Par sa propre disparition, il surmonte son programme —la détaite, Sa toute puissance prend les dehors d'une faillte. Le Diable est mort, d’ol. le triomphe du démoniaque. Mais le Diable a toujours été une puissance Iégionnaire. LOId Gentleman dressé contre Dieu n’était qu'un masque. Eh bien, il est tornbé! Le maléfique aujourd'hui se souléve contre lui-méme. |\ n'a plus & mettre obstacle a Dieu. (On peut lire mon livre comme une tentative d'exorcisme et meme comme un manuel de contre-envodtement. La phrase de réveil, on la trouve dans le dos du Diable. Au fond, c’est un pas de danse bien placé. Quand le Diable est en majorité, cela change tout aussi pour la littérature. Le négatif est neutralisé, désamorcé. Il est intégré dans le fonctionnement. C'est pourquoi les ceuvres de Littell et de Houellebecq sont si bien recues par la critique officielle. On reste avec elles dans le «produit agréé courant» dont parlait Mallarmé. Surenchérir dans la provocation, c’est se placer a avant-garde du conformisme. Dans son essence l'industrie du spectacle est provocatrice — elle convoque dehors, selon |'étymologie. Son contenu n'est rien d’autre qu’une immense retape en faveur de Satan. Ainsi la pornographie, par exemple, se déplace-telle du sexe au meurtre, sur fond d’insensibilité La encore Houellebecg et Littell ne sont guare plus que des symptomes. Lavoie que je cherche a ouvrir n'est pas du tout la leur. Elle se donne les moyens spirituels d'un retournement du retournement, Elle se détourne de la perversion, qui est elle-méme déja un retournement. Elle cherche le sauf au cceur méme de la ruine. Ce qui suppose @ la fois un autre rapport avec le langage et avec l'amour — donc un autre rapport avec le temps. Sur cela, je préfére me taire ici; car rien ne se préte moins A un discours. Certaines choses se montrent; comme le soutenait Wittgenstein, elles ne se disent pas. Elles se montrent par et dans le langage, mais dans un livre mieux que dans une modeste présentation, nécessairement insuffisante. Faire de l'amour une «valeur», rien ne serait plus vulgaire et vain - ce ne serait qu'une pitoyable palinodie, Sortir du régne de la vengeance exige un saut, insépa- rable du geste méme de vivre. Cela ne peut avoir lieu que dans le secret, et ily @ une part de secret dans mon livre. Luna-Park # 4 2 7 i Ectaircissements sur extermination en cours C'est cette part qui se donne libre cours dans le chapitre intitulé «Ampleur du saufy. Toute la méditation sur l'événement — qui est et n'est pas |'Ereignis de Heidegger - en participe La catastrophe a lieu. Elle se produit sans cesse. Mais sans cesse elle est remise a plus tard. Au coeur du ravage, [a est le point vit. A chaque instant que/qu'un peut atteindre ce point —et rencontrer le sauf. Entre ‘ce qui dévaste et ce qui sauve, il n'y a ni dualité ni opposition. Ce qui ferme et ce qui ouvre participent du méme ~ c'est.av-dire de |'événement. C'est cela gui est difficile 4 comprendre. Une véritable pensée de ce temps, si elle se rejoint, part de la fermeture. Car nous sommes déja de autre c6té de la limite. Seulement, commencer par la fin ne signifie pas qu'on s'y installe. C'est au con traire l'occasion de chercher accés. Et, pourquoi pas? De le trouver. A partir de ta fermeture un dégagement s’annonce. Pour me risquer dans ce dégagement, je dois d’abord rompre avec l'appartenance la plus indiscutée — celle qui maffilie 4 'humanité comme espace vivante. Non, je ne fais pas nombre dans la masse des vivants qui parlent. Mon livre postule ceci, 4 savoir qu'on ne peut me rabattre a l'état d’homme. Un animal qui parle, ce poncif ne rendra jamais |’éclair- cie fugitive qui lance sa flache. Gette éclaircie que je suis. Jene me referme pas sur moi-méme. Celui qui réduit ma vie a l'organe man- quera toujours la lézarde que je suis, Or si je rebrousse de ce qui ferme a ce qui ouvre, c'est depuis une telle lézarde, A partir de cette bréche, s’établir dans la fermeture permet de rejoindre l'accés; et d'échapper de la sorte au régne de LA mort. Ce que j'annonce, c'est une bonne nouvelle. cll n’y 2 pas de limite a la noblesse»: cette phrase de Valery Larbaud me sert de jalon. De l'extermination considérée comme un des beaux-arts est un livre & la fois EVAN- GELIQUE et APOSTOLIQUE.

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