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Le mouvement civique urbain hongkongais

Emanciper la ville et le citoyen

Résumé : Depuis 2003 environ, un mouvement civique urbain s’est développé autour
de la défense du patrimoine et de la contestation des grands projets d’infrastructures et
de renouvellement urbain mis en place par l’administration au nom de la
transformation de Hong Kong en « ville globale ». Abordant ce mouvement comme
« praxis cognitive » et empruntant aux théories culturelles des mouvements sociaux,
cet article attache une importance particulière à l’analyse du discours qu’il développe.
Il montre comment, par ce discours, le mouvement est parvenu à s’affranchir de la
gamme étroite de préoccupations à laquelle se confinent généralement les
mouvements urbains pour se constituer en une force civique de premier plan.

Introduction

Le siège du Conseil législatif (Legislative Council, « LegCo » par la suite) par


environ 10 000 protestataires opposés à la construction d’une ligne de train rapide
controversée entre Hong Kong et Canton (Express Rail Link, « XRL » par la suite)
lors du week-end du 15 janvier 2010, a révélé l’insatisfaction grandissante d’un
secteur de plus en plus important et désinhibé de la société hongkongaise envers la
gouvernance du territoire et les projets d’infrastructures devant assurer l’avenir de
Hong Kong comme ville globale et son intégration à la Chine populaire. Si la ligne
verra bien le jour, la gestion de la crise par l’administration a ajouté au discrédit dont
souffre cette dernière parmi les protestataires, remis au goût du jour le débat sur les
sièges fonctionnels du LegCo et contraint le chef de l’exécutif Donald Tsang Yam-
kuen à reconnaître, pour la première fois, que les aléas de l’économie n’étaient pas les
seuls responsables du mécontentement des Hongkongais1. Depuis, l’apparente
nouveauté du mode de mobilisation et du répertoire d’action de ceux qui se nomment

1
Ho Chun-yan, « Letter to Hong Kong », RTHK, 21 février 2010.
1
les « post ‘80 », nébuleuse de jeunes activistes pour la plupart nés après 1980 qui s’est
trouvée être au cœur de la campagne, a fait couler beaucoup d’encre. L’attention porte
sur la violence présumée de leurs actions, le degré de leur engagement, et le rôle des
nouvelles technologies de communication dans la mobilisation. La plupart des
analyses ayant cherché à comprendre les revendications des manifestants rattachent
leurs actions au paradigme des « Nouveaux Mouvements Sociaux » (NMS) et y
voient le nouveau symptôme de la transition de Hong Kong d’une culture matérialiste
vers une culture post matérialiste2. Elles évoquent un tournant, oubliant que les
mêmes diagnostics avaient déjà été rendus quelques années auparavant3.

En dépit d’un même noyau d’activistes à l’œuvre lors des deux campagnes et de
grandes similarités dans les actions menées, peu nombreux sont les observateurs ayant
su reconnaître le lien entre cette campagne et celle de Lee Tung Street (entre 2003 et
2007)4 et, surtout, celle pour la préservation de deux embarcadères de ferry de Central
(Star Ferry Pier et Queen’s Pier), en 2006 et 20075. Cette dernière avait pourtant
consacré le retour au premier plan d’une politique de l’identité (identity politics)

2
Law Wing-sang, « Kuaile wandou: renren dou shi “80 hou”», Ming Pao, 9 janvier 2010.
3
Au début des années 1990 avaient déjà surgi un certain nombre d’actions collectives pouvant être
apparentées aux NMS. Ma Ngok, Political Development in Hong Kong, State, Political Society, and
Civil Society, Hong Kong University Press, 2007, p. 205-206. Fin 2006, Ivan Choy analysait également
la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier comme pouvant être rattachée au paradigme. Voir : Choy Chi-
keung, « Tianhuang kangzheng : xin shehui yundong de kaishi ? », Ming Pao, 22 décembre 2006.
4
Située à Wan Chai, Lee Tung Street était, depuis les années 1970, réputée pour ses tong laus de six
étages où les Hongkongais venaient régulièrement acheter cartons de mariage, de funérailles,
enveloppes à laisee etc. Le 17 octobre 2003 néanmoins, les Services de Renouvellement Urbain
annoncent que la rue doit être évacuée : Lee Tung Street (ainsi que McGregor Street), désormais située
dans une aire de 8900 mètre carrés nouvellement désignée zone à caractère commercial, doit laisser
place à un complexe résidentiel. Début 2009, 54 de ses bâtiments (soit 930 foyers) ont effectivement
disparus, mais dans l’intervalle, Lee Tung Street s’est faite le théâtre d’une véritable confrontation
entre, d’un côté, des résidents de Lee Tung Street épaulés par quelques activistes et, de l’autre, les
Services de Renouvellement Urbain.
5
La campagne visait à préserver l’embarcadère du Star Ferry (et sa tour de l’horloge) de Central, puis
l’embarcadère adjacent, dit Queen’s Pier, tous deux menacés par un projet conçu en 1999 selon lequel
le terrain sur lequel sont situés les deux bâtiments devait être poldérisé afin de permettre la construction
de la voie rapide P2. Initiée en août 2006 par un petit groupe d’artistes (820 Art Action), elle a perduré
jusqu’au 31 juillet de l’année suivante. Bien qu’il ne soit pas agit d’un mouvement de masse, la
campagne a trouvé un large écho dans le public, notamment parce que les embarcadères, comme
espaces civiques et lieux populaires, avaient participé à la formation d’une « mémoire collective »
hongkongaise. Le 11 novembre 2006, jour de la fermeture de l’embarcadère du Star Ferry, 150 000
personnes s’étaient d’ailleurs déplacées sur le site afin d’entendre carillonner une dernière fois son
horloge. Voir, notamment : Sebastian Veg, « Le patrimoine culturel à Hong Kong, montée de
l’activisme et contradictions identitaires », Perspectives chinoises 2007/2, 2007, p. 48-51.
2
disparue avec les années 19706 et entrouvert la porte d’une nouvelle politique des
valeurs reléguant comme dépassés à la fois les modes d’engagement classiques et les
clivages politiques conventionnels. Occupant le même sillon, la campagne contre le
XRL n’est donc pas un phénomène isolé. Elle est le dernier épisode d’un mouvement
plus large d’activisme urbain dont le développement a été continu depuis 2003
environ, et qui, outre les résidents des sites affectés par les projets de renouvellement
urbain ou de développements autour desquels le mouvement s’articule
principalement, mobilise intellectuels, architectes, professeurs, journalistes, artistes,
étudiants, travailleurs freelance... En outre, parce qu’elles cherchent les causes de
l’engagement civique dans les défauts structurels de la société hongkongaise, la très
large majorité des analyses s’est focalisée sur les frustrations et le mécontentement
ressenti par les acteurs du mouvement, omettant presque systématiquement l’analyse
du versant positif de ce dernier.

Concevoir le mouvement comme un « processus d’innovation » et se pencher sur la


culture, les idées et les idéaux qu’il met en avant est pourtant la condition permettant
de révéler sa véritable originalité - une mise en discours critique des problématiques
liées à la gestion de l’espace urbain qui révèle, en creux, un projet positif pour la ville
- ainsi que son importance pour le développement politique de Hong Kong 7. Il est
généralement admis que la base de l’hégémonie dont jouit l’administration
hongkongaise depuis la fin des années 1970 repose sur le pacte tacite selon lequel elle
se doit de maintenir l’ordre, la justice et l’état de droit, et survenir aux besoins de base
de la population locale8. Que reste t-il de ce pacte à un moment où les contours de ce
qui constitue ces besoins sont redessinés pour y inclure des éléments de préservation
culturelle et de justice (aussi bien sociale que politique) que l’administration faillit
6
Lui Tai-lok et Stephen W. K. Chiu, « The structuring of social movements in contemporary Hong
Kong », in Benjamin K. P. Leung (éd.), Hong Kong, Legacies and Prospects of Development, Ashgate,
2003, p. 441-458, p. 450. Par là, nous entendons qu’à partir de la fin des années 1970, l’action
collective a tendu à se focaliser sur d’autres problématiques. Nous n’ignorons pas que, durant cette
période, la question de l’identité hongkongaise a continué à nourrir de vastes débats dans les cercles
intellectuels et dans les médias.
7
Benjamin K. P. Leung, « Social Movement as cognitive praxis: the case of the student and labour
movements in Hong Kong », University of Hong Kong, Social Sciences Research, Occasional Paper 9,
1991, p. 4.
8
Lui Tai-lok et Stephen W. K. Chiu, op. cit., p. 450.
3
invariablement à fournir, et que, par les collusions qu’elle permet9 et les atteintes à
l’état de droit auxquelles elle se livre10, cette même administration est, à l’inverse,
devenue le principal agent de polarisation de la société ? Réalisé à partir
d’observations et de dix entretiens semi-directifs réalisés entre février et avril 2009
avec des activistes, des conseillers législatifs, et des professionnels de la culture et du
patrimoine de la Région administrative spéciale (RAS), cet article se veut répondre à
plusieurs questions: pourquoi est-ce sur le terrain spécifique du patrimoine et de la
planification urbaine qu’a émergé ce qui constitue aujourd’hui la force la plus critique
de l’administration hongkongaise ; où se situent les éléments novateurs du
mouvement ? ; lui garantissent-ils une capacité transformationnelle substantielle pour
la société hongkongaise ?

Le contexte : la ville prisonnière

Un mouvement social est souvent perçu soit comme le résultat d’une configuration
idéale entre, d’une part, une structure d’opportunité politique favorable et, de l’autre,
l’existence de griefs au sein de la société civile (deprivation approach), soit comme la
création d’acteurs politiques pour qui l’action collective constitue un moyen
supplémentaire d’atteindre leurs objectifs (ressource model)11. Si l’on accepte de
déplacer l’attention de la mécanique des mouvements vers leur signification et de les
percevoir, non comme résultat ou comme moyen, mais comme « praxis cognitive » -
processus au cours duquel s’articulent et se mettent en pratique une vision et un idéal
-, alors une attention particulière doit être portée au contexte historique et culturel qui
le voit naître12. Dans notre cas, un détour par le contexte politique et urbain de Hong
Kong post-1997, qui est l’environnement dans lequel ces valeurs et ces idéaux se sont

9
Le scandale de Hung Hom, en 2004, l’affaire Leung Chin-man (ancien directeur du département
gouvernemental consacré au logement et à l’urbanisme qui, plusieurs fois au cours de son mandat, a
vendu au rabais des terrains à New World Development, une entreprise immobilière qui l’a embauché
sitôt prise sa retraite de fonctionnaire), en 2008, et la condamnation à dix mois de prison de l’ancien
directeur de l’URA Russell Hui pour tentative corruption, en février 2009, comptent parmi ses plus
récentes manifestations.
10
Dernier exemple en date : la remise, en 2009, de Zhou Yongjun (un des leaders des manifestations de
Tiananmen de 1989) à la Chine populaire par le gouvernement de Hong Kong.
11
Russell J. Dalton, Citizen Politics, deuxième édition, Chatham House, 1996, p. 78.
12
Ron Eyerman, Andrew Jamison, Social movements: a cognitive approach, Pennsylvania State
University Press, 1991 ; Benjamin K. P. Leung, art. cit.
4
consolidés, doit nous permettre de comprendre pourquoi le mouvement a émergé sur
le terrain spécifique du patrimoine et de la planification urbaine.

Ville globale, ville coloniale

Les analyses envisageant le retour de Hong Kong dans le giron de la mère patrie
comme une nouvelle forme de colonisation sont nombreuses et proviennent d’auteurs
aux profils variés13. La passation de pouvoirs entre la Couronne britannique et la
Chine populaire s’est inscrite dans le cadre d’un projet nationaliste découlant de ce
que Françoise Mengin nomme la « politique irrédentiste de Pékin »14, celle-là même
qui, aujourd’hui, travaille au corps le modèle « un pays-deux systèmes » et ignore le
local avec superbe. Puisqu’au nord, la rétrocession a été perçue comme « le retour à la
Chine – et non au peuple hongkongais - d’un fragment spolié du territoire Chinois »15,
les promesses de « libération » et de gouvernance autonome de Hong Kong par les
Hongkongais eux-mêmes (gangren zhi gang, 港 人 治 港 ) sont demeurées lettres
mortes : alors que les pouvoirs législatifs du LegCo ont été diminués au lendemain de
la rétrocession et que la structure politique de Hong Kong, dominée par un Chef de
l’exécutif appointé par et principalement responsable devant Pékin, est devenue « de
plus en plus autoritaire »16, le grand dessein concocté pour Hong Kong par la
Commission pour un développement stratégique (Commission on Strategic
Development) n’est guère plus que la codification de la politique mise en œuvre par
l’administration britannique dans les années précédant sa démise17.

13
Law Wing Sang, Collaborative Colonial Power, The Making of the Hong Kong Chinese, Hong Kong
University Press, 2009 ; Agnes S. Ku et Ngai Pun (éds.), Remaking Citinzenship in Hong Kong,
Community, Nation and the Global City, New York, Routledge Curzon, 2004; Stephen Vines, Hong
Kong: China’s New Colony, Aurum Press, 1998.
14
Françoise Mengin, Trajectoires chinoises, Taiwan, Hong Kong et Pékin, Recherches internationales,
Karthala, 1998.
15
Lau Chi-kuen, Hong Kong’s Colonial Legacy, Hong Kong, The Chinese University Press, 1997, p.
38.
16
Sing Ming, « Legislative-executive interface in Hong Kong », in Civic Exchange, Building
Democracy, Creating Good Government for Hong Kong, Hong Kong University Press, 2003, p. 27-34,
p. 28.
17
Concernant les origines du projet de ville mondiale et les politiques publiques devant assurer sa mise
en oeuvre, voir : Joanna Lee, Miriam Ng Mee-kam, « Planning for the World City », in Yeung Yue-
man, The First Decade: the Hong Kong SAR in Retrospective in Introspective Perspectives, Hong
Kong, Chinese University of Hong Kong, 2007, p. 297-320..
5
Le « projet radical d’imagineering urbain »18 visant à transformer Hong Kong en la
« ville mondiale d’Asie » (Asia’s world city) ne fait pas que réaffirmer le mythe
colonial louant le miracle hongkongais - village de pêcheurs devenu centre financier
mondial en l’espace d’un siècle et demi –, constituant ainsi un voile rhétorique tout
trouvé pour un urbanisme biaisé en faveur des intérêts de l’administration (qui est le
principal propriétaire terrien du territoire) et des cercles d’affaires qui l’entourent19. Le
mode de gouvernance dont il est issu et qu’il participe à perpétuer tend aussi à rendre
illégitime l’opinion du citoyen au profit de celle des experts et des personnalités
politiques les plus haut placées. Ainsi, puisqu’à mesure qu’il ouvre l’espace
hongkongais aux élites internationales, le projet de ville globale en ferme l’accès à ses
propres habitants, on ne sera pas surpris d’entendre l’argument sans appel que le
groupuscule Our Bus Terminal qui, depuis fin 2008, s’évertue à convaincre le
gouvernement de ne pas bâtir un nouveau centre commercial sur le site du terminal de
bus de Tsim Sha Tsui (Ocean Terminal), s’est vu opposer : Hong Kong va bénéficier
de l’afflux de touristes qui va résulter de cette nouvelle construction 20. Comme le
déclarent Ku et Ngai dans l’introduction de leur travail :

Le projet d'Etat hégémonique a été celui de subsumer la politique sous la double


vision de Hong Kong comme ville globale et comme ville chinoise [...]. Cela requiert
une éthique particulière de l'individu et de la citoyenneté - apolitique mais productif
économiquement - apte à se plier au projet21.

L’hostilité de ce dernier à toute idée de démocratie ne se questionne pas.

18
Ngai Pun, Ka-ming Wu, « Deprived citizenship and lower class Chinese migrant women, a global
city without its people », Agnes S. Ku, Ngai Pun (éds.), op. cit., p. 139-154.
19
Ng Mee-kam, « Outmoded Planning in the Face of New Politics », in Joseph Cheng (éd.), The Hong
Kong Special Administrative Region in its first decade, City University of Hong Kong Press, 2007, p.
591-630.
20
Paggie Leung, « Tourism boss defends TST piazza plan”, South China Morning Post, 17 août 2009.
21
Agnes S. Ku, Ngai Pun (éds.), op. cit., p. 1-2.
6
« Grand modernisme » et mise au pas de la ville

Scott a théorisé ce qu’il nomme « grand modernisme autoritaire » (« authoritarian


high modernism ») comme une foi absolue dans les possibilités que réserve la science
pour la planification rationnelle de l’habitat et du monde humains. Pour les tenants de
cette foi, la sphère sociale est un objet que l’on gère et transforme en vue de son
perfectionnement22. L’on peut supposer que Hong Kong tende naturellement vers un
tel « grand modernisme » en raison notamment du poids hypertrophique du secteur
des services dans l’économie du territoire et de ce que cela implique: la valorisation
d’une certaine forme d’ « efficacité », de la technocratie, la dévalorisation des
sciences sociales etc. Mais l’on peut aussi supposer un recours délibéré à cette
idéologie, au moins comme discours : son accent temporel, placé exclusivement sur le
futur (aussi radieux que « les meilleurs lendemains » promis aux Hongkongais par
l’ancien chef de l’exécutif Tung Chee-hwa, au moment de la rétrocession), semble en
effet constituer le remède idoine pour oublier l’époque colonial du territoire et le
rapport ambigu que les autorités entretiennent avec lui ; son programme est, lui, la
feuille de route idéale pour changer une société portant encore les trop visibles
stigmates de cette ère. En outre, par le rang auquel il hisse les « détenteurs du savoir »
(techniciens, ingénieurs, architectes, planificateurs urbains etc.), le « grand
modernisme » justifie les méthodes autoritaires du gouvernement qui en exécute les
prescriptions. Car, si la planification se veut scientifique, alors il n'existe qu'une seule
et unique solution à un problème donné ; tout compromis est impossible, toute
politique est vaine. Comme le résumait Le Corbusier :

Le despote n’est pas un homme, c’est un plan [...]. Ce plan a été dessiné à mille lieux
du tumulte du bureau du maire ou de la mairie, des pleurs de l’électorat ou des
lamentations des victimes de la société23.

22
James C. Scott, Seeing Like a State, Yale University Press, New Haven, 1998, p. 87-102.
23
Ibid., p. 5.
7
A l’unisson du maître, certains planificateurs hongkongais se conçoivent ainsi comme
« contre force » à « la politique irrationnelle qui se propage sur le territoire »24. Au
niveau urbain, cela s’est traduit par l’imposition de l’ordre fonctionnel des bâtiments
dupliqués et de la compartimentation de la ville en zones monofonctionnelles via le
recours au zonage. Pareille valorisation de la rationalité fonctionnelle a aboutit à une
sacralisation de l’esthétique de l'ordre formel - qui comme l’a montré Scott, est
l’ordre, purement visuel, du maître qui observe du dessus - au détriment de l’ordre
social, organique et intangible, des réseaux et des habitudes, construit au fils des ans
au niveau communautaire25. C’est ce malentendu qui est à l’origine de l’épisode de
Lee Tung Street, qui, cinq années durant (de 2003 à la fin de l’année de 2007), a
opposé des commerçants de Wan Chai refusant de quitter la rue dans laquelle ils
résidaient (depuis plusieurs décennies pour la plupart), et les Services de
renouvellement urbain (Urban Renewal Authority, URA), alors que, depuis plusieurs
années déjà, la disparition des dai pai dongs, des marchés de plein air, des cireurs de
chaussures de Central, des graffitis de l’Empereur de Kowloon et des embarcadères
de ferry, dans le même geste condamnés par de nouvelles règles d'hygiène, effacés, ou
remplacés par un centre commercial ou une autoroute, avaient contribué à évider
Hong Kong de tout « site non spécifiquement désigné espace public, où les rencontres
informelles peuvent se produire et les foules se rassembler de manière spontanée »26.
Conformément au rêve de Le Corbusier, il s'était agit pour les planificateurs
Hongkongais de proclamer la « mort de la rue », de la confusion et, in fine, de la
« pourriture » qui y règne27. Mais la rue, en légitime défense, n'a pas tardé à riposter.

Anti-systémique mais populaire

Depuis 2003 environ, Hong Kong assiste à une poussée très claire de l’activisme
urbain. Les liens étroits que nourrissent (re)colonisation, autoritarisme et « mise au

24
Mee Kam Ng, «The changing politics of planning in Hong Kong: Whither the role of the planners?»
Hong Kong, The University of Hong Kong, Working Paper No. 54, mai 1992¸ p. 16.
25
James C. Scott, op. cit., p. 136. James Scott oppose ici Le Corbusier et Jane Jacobs.
26
Ibid., p. 110.
27
Ibid.
8
pas de la ville » dans le contexte post-rétrocession ont conduit ses protagonistes à
privilégier un cadre d’interprétation28 qui permet à leur mouvement de transcender la
nature traditionnellement « fragmentée, localisée, limitée à une gamme étroite de
préoccupations, et politiquement isolée des mouvements radicaux plus vastes » des
mouvements urbains29. Par le truchement de ce cadre d’interprétation, le mouvement
s’est constitué en une véritable force civique, dont les répercussions se mesurent à
l’échelle du territoire tout entier : les manifestations contre la construction
d’infrastructures de transport a toute chance de finir devant le Bureau de liaison ; la
protection d’un embarcadère de ferry se fait prétexte au développement de thèses sur
l’histoire hongkongaise ouvrant sur des demandes de démocratie etc. : le va et vient
entre l’objet d’une campagne ponctuel et les problématiques plus larges qui traversent
la société hongkongaise est constant. Un bref retour sur la filiation historique du
mouvement doit nous permettre de mettre en perspective son dynamisme actuel.

Au croisement de l’anticapitalisme, de l’anticolonialisme et du nativisme

Le mouvement civique urbain qui a émergé à Hong Kong au tournant du millénaire


nous semble être le produit d’une dynamique plus vaste, dont les racines plongent
beaucoup plus loin dans l’histoire du territoire. Son dynamisme actuel tient en partie
de ce qu’il s’inscrit dans ce que certains auteurs ont appelé « localisation »30, un
phénomène que l’on peut définir comme la prise de conscience, au niveau
communautaire, d’une trajectoire historique et politique spécifique à Hong Kong. Les
conditions historiques et le moment de l’émergence d’une identité locale
hongkongaise font encore débat31, mais l’on s’accorde généralement à considérer la
montée de l’activisme politique depuis les années 1960 et, notamment, les émeutes du

28
Robert D. Benford, David A. Snow, « Framing Processes and Social Movements: An Overview
and Assessment », Annual Review of Sociology, No. 26, p. 611-639, 2000.
29
Peter Saunders, Urban Politics: A Sociological Interpretation, Londres, Hutchinson University &
Co., 1980, p. 551.
30
Voir, par exemple: Mathews Gordon, Eric Kit-wai Ma, Lui Tai-lok, Hong Kong, China, Learning to
belong to a nation, Routledge Contemporary China Series, New York, 2008, p. 9 ; Steve Tsang,
Governing Hong Kong, Administrative Officers from the Nineteenth Century to the Handover to China,
1862-1997, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2007.
31
Law Wing Sang, op. cit., p. 54.
9
Star Ferry de 1966, comme concomitante à l’affirmation d’une identité locale 32. Celle-
ci s’est manifestée par des phénomènes bien connus (un agenda politique de plus en
plus local, l’utilisation du cantonnais dans les médias etc.), mais aussi, phénomène
moins étudié dans le cas spécifique de Hong Kong, par des attentes et des
revendications quant à la politique spatiale de la ville. En effet, si le patrimoine est
« un instrument primordial dans la “découverte” (…) d’une identité nationale »33, l’ire
qui a suivi le déplacement, en 1975, de la gare du Kowloon-Canton Railway de Tsim
Sha Tsui à Hung Hom puis sa démolition, en 1978, et l’effusion de nostalgie qui a
accompagné la démolition de la Kowloon Walled City34, en 1993, témoignent au
minimum d’une identification de plus en plus prononcée des habitants de la ville avec
Hong Kong comme localité. Alors qu’au cours de la même décennie 1990, le
mouvement étudiant s’empare des problématiques culturelle et patrimoniale35, Chan
King-fai expliquera plus tard la campagne du Star Ferry en ces termes : « depuis la
réunification (…) s’est graduellement développé en nous un sens profond de l’histoire
et de l’espace qui s’enracine dans notre expérience de Hong Kong comme localité »36.

Au cours de la même décennie, le mouvement civique urbain absorbe aussi, d’une


part, les contestataires des nouveaux projets d’infrastructures mis en place par le
gouvernement au nom de la transformation de Hong Kong en ville mondiale –
sensibilité souvent critique du matérialisme de la société hongkongaise qui se
manifeste parfois par la prise de positions clairement anticapitalistes37– et, de l’autre,
une composante d’intellectuels (aux penchants anarchistes pour certains), de
professionnels de la culture et d’artistes généralement très éduqués, réactualisant le

32
Gordon Mathews, Eric Kit-wai Ma, Lui Tai-lok, op. cit., p. 22-39.
33
Brian Graham., Gregory J. Ashworth, John E. Tunbridge, A Geography of Heritage: power, culture
and economy, Londres, Arnold, 2000, p. 12.
34
Abbas Ackbar, Hong Kong, Culture and the Politics of Disappearance, Public Worlds, Volume 2,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 68.
35 Ma Ngok, « Civil Society and Democratization in Hong Kong : Paradox and Duality », Taiwan

Journal of Democracy, Volume 4, 2008, No.2, p. 155-175.


36
Chan King-fai, «Cong tianxing baowei yundong dao bentu wenhua zhenzhi », Ming Pao, 4 janvier
2007. Membre de Local Action, Chan King-fai et actif dans la plupart des campagnes du mouvement
depuis 2003.
37
Une partie importante du noyau du mouvement a en outre participé aux manifestations anti-OMC de
2005.
10
discours anticolonial dans le contexte post-rétrocession. Certes, le mouvement
étudiant avait déjà fait de l’anticapitalisme et de l’anticolonialisme son cheval de
bataille au cours des décennies 1970 et 198038. Néanmoins, exprimer de telles
opinions dans les années post-rétrocession porte une signification toute autre : dans la
mesure où il n’est plus possible de les exprimer au nom de sa loyauté à la Chine
populaire, le noyau dur du mouvement a dû se faire une place entre les critiques du
colonialisme sous la bannière du nationalisme chinois (la plupart se trouvent
aujourd’hui dans l’administration de la RAS ou dans ses organes de consultation
périphériques) et le courant anti-essentialiste adverse39. Leo Lee Ou-fan parle de
« nativisme »40, un terme rejeté par certains des intéressés, mais qui a pourtant le
mérite de suggérer certaines pistes d’explication quant à l’écho que trouve le
mouvement au sein de la société hongkongaise. Il est clair en effet qu’une des
conséquences de la propagande nationaliste venue du Nord a été de créer un climat
propice à faire percevoir l’identité hongkongaise comme menacée et d’inviter, en
réaction, à sa réaffirmation41. Et il ne fait nul doute que là se trouve l’un des
principaux moteurs du mouvement. Pour Chu Hoi-dick, qui en est une figure
incontournable42, le mouvement civique urbain hongkongais n’est d’ailleurs rien
d’autre qu’« un mouvement pour ré-établir l’identité des Hongkongais, il n’est pas
contrôlé par les Britanniques, ni par Pékin »43.

Une radicalisation en deux temps, à partir d’objets politiques secondaires


38
Lui Tai-lok, Stephen W. K. Chiu, op. cit., p. 449.
39
Law Wing Sang, op. cit., p. 4.
40
Leo Ou-fan Lee, City Between Worlds, My Hong Kong, Cambridge, The Belknap Press of Harvard
University Press, 2008, p. 57.
41
Pour l’administration du territoire, l’existence d’une identité hongkongaise semble constituer un
problème. La Commission sur la culture et le patrimoine déclare sans ambages dans son rapport de
2003 que : « les Hongkongais doivent reconnaître pleinement leur identité chinoise (…). Ce
processus, qui peut prendre du temps, peut être facilité par le gouvernement, au travers de
l’éducation civique ». Voir: Chang Hsin-kang, Culture and Heritage Commission, Policy
Recommendation Report, Letter to the Chief Executive, 31 mars 2003, point 2.5. Concernant les
implications d’un tel programme, l’on peut se référer à : Gordon Mathews, Eric Kit-wai Ma, Lui
Tai-lok, op. cit., p. 78-94.
42
Alors âgé de 29 ans, Chu Hoi-dick a longtemps écrit pour le quotidien Ming Pao. Après avoir co-
fondé InmediaHK (site d’informations indépendant tenu par des « reporters-citoyens »), il est devenu
activiste à plein temps. Membre de Local Action, il a été l’un des leaders de l’occupation du Queen’s
Pier et, plus tard, de la campagne contre le XRL.
43
James Pomfret, « Heritage preservation grips Hong Kong amid building boom », Reuters, 9
septembre 2007.
11
A la jonction de l’anticapitalisme, de l’anticolonialisme et du nativisme, le noyau dur
du mouvement civique urbain tel qu’il s’est manifesté lors de la campagne de Lee
Tung Street, du Star Ferry/Queen’s Pier ou de celle contre le XRL, peut paraître
marginal. Il est néanmoins parvenu, au cours de ses différentes campagnes, à attirer
dans son orbe une foule de sympathisants qui transcende les clivages sociaux et
générationnels. La contestation des projets de développement urbains n’est pas un
phénomène nouveau à Hong Kong et les conflits sociaux y étant liés ont même été
plutôt nombreux dans la deuxième moitié des années 1970, notamment en raison des
problèmes de confiscation de terrain et de compensations liés à la construction de
lignes de métro (Mass Transit Railway)44. Aujourd’hui que l’intensification des
travaux de rénovation urbaine par l’URA, auxquels le LegCo a conféré des moyens
colossaux en 200145, et la multiplication des grands travaux d’infrastructures en vue
de la transformation de Hong Kong en ville globale en viennent à affecter le cadre de
vie immédiat des Hongkongais, maintenir une position d’indifférence à leur égard
devient impossible, et ce type de protestation bénéficie d’un nouvel élan. En outre, si
la « culture de dépolitisation » de la société hongkongaise, qui inhibe souvent
l’engagement politique, a été définie par « les discours sur l'instabilité et la prospérité,
la labellisation (“les fauteurs de troubles”), le déni et la sensibilité politique, à
l'intérieur du cadre d'une vision étroite de ce qu'est la politique »46, le mouvement, qui
est l’œuvre de citoyens sans affiliation partisane et prend son essor à partir d’objets
politiques secondaires (la contestation de projets d’infrastructures ou la défense de
lieux ou de modes de vie populaires), étire les contours du politique jusqu'à se situer
hors de portée de ces discours de délégitimisation. Au-delà de l’appel du local, c’est

44
Anthony Bing-leung Cheung, Louie Kin-sheun, Social Conflicts in Hong Kong, 1975-1986: Trends
and Implications, Hong Kong Institute of Asia-Pacific Studies, The Chinese University of Hong Kong,
Occasional Paper No.3, 1991, p. 10-11.
45
L’URA acquiert alors un droit de préemption sur n’importe quel type d’habitation privée. Les
résidents expropriés peuvent éventuellement débattre du montant de la compensation versée mais ils
sont dans tous les cas forcés de céder leur propriété à l’URA, sous peine d’avoir à passer devant le
tribunal. Kam P. K., Ng Sik-hung, Charles C. K. Ho, « Urban Renewal in Hong Kong – Historical
Development and Current Issues » in Andrew Y. T Leung (éds.), Building Dilapidation and
Rejuvenation in Hong Kong, Hong Kong, City University of Hong Kong Press, 2004, p. 35-55.
46
Lam Wai-man, Understanding the political culture of Hong Kong, The paradox of activism and
depoliticization, New York, M. E. Sharpe, 2004, p. 226.
12
principalement pour ces deux raisons que le mouvement civique urbain hongkongais
est parvenu à attirer en son sein des populations auparavant peu ou pas politisées : les
classes populaires et les étudiants en particulier.

Autour du noyau du mouvement gravitent aussi des organisations constituées et des


professionnels qui viennent lui prêter main forte lors de campagnes spécifiques en
relation avec leur cause ou leur domaine d’expertise47, participant ainsi à « rapprocher
la classe moyenne et les professionnels de la communauté au sens large »48. Si, par le
recours aux arguments techniques qu’elle implique, leur présence peut participer à
estomper le discours du mouvement, elle prive aussi le gouvernement du monopole
du savoir et donne force aux revendications du mouvement pour une participation du
public à la planification urbaine, en prouvant celle-ci possible. Les allures souvent
carnavalesques des campagnes du mouvement ne doivent pas non plus occulter le
haut degré d’expertise du noyau du mouvement lui-même. Concevant leur activisme
comme une carrière à part entière, certains de ses représentants vont jusqu'à acquérir
des diplômes universitaires (de renouvellement urbain, notamment) en vue des
campagnes à venir, alors que d’autres en vivent tout-à-fait (par la rédaction d’articles,
la participation à des séminaires universitaires et autres activités en lien avec leur
cause). Le mouvement, qui est loin de ne se déployer que dans la rue, n’hésite pas à se
servir du système auquel il s’oppose afin de faire avancer ses revendications. Si cela
se fait parfois avec un grand scepticisme, beaucoup de ses représentants participent
aux processus d’engagements de la société civile initiés par l’administration. Certains
sont mêmes devenus familiers des couloirs d’un LegCo qui, en dépit du discrédit dont
il souffre, reste perçu comme utile pour récolter des informations, attirer les médias et
sensibiliser le public aux problématiques du mouvement. Tout cela ne se fait

47
La Conservancy Association, la Society for the Protection of the Harbour, les Professional Commons
comptent parmi ces organisations. Plusieurs architectes et professeurs ont prêté main forte au H15
Concern Group de Wan Chai, K28 Sport Shoes Street Concern Group de Mong Kok afin de soumettre
des plans alternatifs aux projets gouvernementaux ; il en fut de même durant la campagne du Star
Ferry/Queen’s Pier ou durant celle contre le XRL notamment.
48
Chan W. K., « Urban Activism for Effective Governance – A New Civil Society Campaign in the
HKSAR », communication présentée lors de la conférence First Decade and After: New Voices from
Hong Kong’s Civil Society organisée par l’antenne hongkongaise de l’université de Syracuse et
Roundtable Social Science Society, 9 juin 2007, p. 3.
13
néanmoins qu’afin de préparer les campagnes à venir, des campagnes dont le
mouvement ne saurait se passer.

Emanciper Hong Kong : décolonisation, démocratie et


développement durable

Parce que c’est dans l’interaction dynamique entre les activistes et l’objet de leur
campagne que s’articulent ses visions et ses idéaux et se façonne son identité
collective, le mouvement est vitalement lié à ses campagnes. Celles-ci font de plus en
plus souvent l’objet d’un long et minutieux travail de préparation en amont, mais, une
fois déclenchées, elles demeurent dominées par une logique expressive49 : privilégiant
la mise en scène et la manipulation des symboles afin de communiquer leur message,
elles tissent des réseaux de signification complexes qui, bien souvent, se répondent et
se font écho et, comme un kaléidoscope, changent de forme en fonction de l’angle
duquel on les observe. Perméables les uns aux autres, les thèmes de la décolonisation,
de la démocratie et celui du développement durable sont récurrents. Cette partie se
propose d’étudier la manière dont ils émergent au cours des campagnes et convergent
vers un même objectif : l’émancipation citoyenne. Cela doit non seulement nous
permettre de saisir plus en détail la force critique du mouvement et le projet qu’il
nourrit pour la ville, mais aussi nous aider à le situer par rapport aux autres
mouvements civiques du territoire.

Décolonisation : la quête d’une identité positive pour Hong Kong

La question de la décolonisation de Hong Kong a été abordée sous divers angles.


Parfois, il s’est simplement agit de vilipender la subordination du gouvernement
hongkongais à Pékin, en posant la question suivante : une décolonisation sans
indépendance est-elle possible ? Cette sensibilité, qui s’accompagne généralement
d’une certaine méfiance à l’égard de la Chine populaire, est latente dans les propos

49
Francesca Polletta, James M. Jasper, « Collective Identity and Social Movements », Annual Review
of Sociology, volume 27, 2001, p. 283-305, p. 291.
14
tenus par l’activiste Ho Loy50 peu de temps après la campagne du Star Ferry/Queen’s
Pier :

En ignorant notre héritage, le gouvernement essaie de fondre Hong Kong dans la


Chine (…) ; l’Heritage and Conservation Committee, il n’a pas de trace de ceci, il
n’a pas de trace de cela… Il n’a rien qui témoigne du fait qu’Hong Kong possède une
histoire 51!

Elle fut évidente la nuit 1er janvier 2010, lorsque plusieurs dizaines d’activistes sont
allés exprimer leur opposition à la construction du XRL devant le Central Liaison
Office…52 Toutefois, la préoccupation des activistes pour la décolonisation du
territoire a également nourrit un projet positif : remettre la ville à ceux qui l’habitent
en faisant de Hong Kong un « foyer », et émanciper le territoire des discours
historiques qui en font un entre-deux afin de redonner à ses citoyens une subjectivité.

Ainsi, durant la campagne du Queen’s Pier, où la protection de l’espace public est


rapidement devenue un point de fixation, l’occupation des lieux qui, à l’origine, vise
uniquement à empêcher leur démolition, fait très tôt l’objet d’une mise en discours. A
partir du 26 avril 2007, jour où le gouvernement ferme l’embarcadère, une vingtaine
d’activistes se mettent à camper sur le site, façon d’en prendre possession
symboliquement. Une banderole, entre autres, affirme explicitement : « c’est notre
terre » ; alors que sur les T-shirt de certains des occupants se lit : « la terre
n’appartient pas au roi, elle appartient au peuple ». Le groupe Local Action53, à
l’origine de l’occupation, donne à son action le nom suivant : « Sauvegarder la Reine,

50
Ho Loy, âgée de 41 ans à l’époque, est mère au foyer. Ancienne professeur de danse, elle a fondé le
Lantau Post en 2003. Membre de Local Action, elle est active dans différents domaines allant de la
défense du patrimoine à celle de l’environnement en passant par le droit des animaux. Franc-tireur dans
un mouvement plutôt hostile à la politique institutionnelle, elle s’est présentée aux élections des
conseils de district de Kwun Lung en tant que candidate indépendante, en novembre 2007. Elle est
arrivée quatrième.
51
« Ho Loy », Hong Kong magazine, 19 octobre 2007.
52
Albert Wong, Eva Wu, « Multitudes march for universal suffrage », South China Morning Post, 2
janvier 2010. La manifestation du 1er janvier ne concernait pas uniquement les activistes opposés au
XRL. Ceux-là se sont toutefois illustrés par leur forte présence devant le Bureau de liaison ce soir-là.
53
Sans bureau, sans leader et sans programme établi, le groupe compte une quarantaine de membres
actifs parmi lesquels des professeurs, des designers, des artistes et des anarchistes. Ils s’investissent
beaucoup dans les questions de renouvellement urbain et sont de plus en plus préoccupés par la censure
(non seulement politique mais aussi morale) dans les médias du territoire.
15
Vivre la Reine, Transformer la Reine », et lui assigne comme objectif de parvenir à
transformer l’embarcadère en maison, foyer54. L’emphase sur la question de la
propriété de la terre est intéressante, si l’on se souvient des mots de Frantz Fanon,
selon lequel : « pour le peuple colonisé, la valeur la plus essentielle, parce que la plus
concrète, c'est d'abord la terre », dont il faut expulser le colon55. Car c’est justement
une telle expulsion qui, sous une forme symbolique, attend la Reine du Queen's Pier.

Si, depuis peu avant la rétrocession, des historiens entreprennent de remédier au


problème relatif à l’absence quasi-totale du peuple hongkongais des livres d’histoire,
qu’il s’agisse de ceux écrits par des Britanniques, ou de ceux écrits par des Chinois
(de Hong Kong ou du continent), aucun « grand récit » n’est encore parvenu à narrer
l’histoire des Hongkongais de manière globale et cohérente56. En raison des histoires
respectives de l’embarcadère du Star Ferry et du Queen’s Pier, la campagne visant à
leur préservation a été l’occasion de soulever ce problème 57. Dans une déclaration
d'avril 2007, treize activistes ou sympathisants rappelaient ainsi que « du fait de son
passé colonial, Hong Kong a trop souvent été intégrée à un récit historique auquel
nous ne nous identifions pas, et qui est rempli de pages blanches et de fragmentations
et de traumas et de sens cachés entre les lignes »58. Le dimanche 29 juillet 2007,
animé par la volonté de remplir ces pages blanches, Chu Hoi-dick, a saisi
l’opportunité d’un forum organisé dans le hall du Queen’s Pier pour attaquer ce récit
de front. Evoquant la naïveté du discours historique dominant qui tend à narrer
l’épopée hongkongaise comme celle d’un village de pêcheurs devenu centre financier
international59, un mythe qui fait la part belle au colonisateur britannique et à son
mode de gouvernance60, il rappelle la contribution au développement de la ville des
54
C’est dans ce but que conférences, expositions, concerts et matchs de football sont organisés sur le
site.
55
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 47.
56
Leo Ou-fan Lee, op. cit., p. 18.
57
Les embarcadères faisaient partie, depuis les années 1960, du corridor civique de Central. Celui-ci
fut le point de ralliement de nombre de mobilisations sociales : émeutes du Star Ferry, mouvement pour
la protection des Diaoyutai, mouvement pour le Chinois comme langue officielle notamment.
58
« Queen’s Pier is not moving anywhere », 27 avril 2007, sur http://interlocals.net/?q=node/137
(dernier accès le 20 août 2009).
59
Clarence Tsui, « Who are we? », South China Morning Post, 11 juin 2007.
60
A posteriori, Lau Siu-kai, entre autres, a d’ailleurs cherché à théoriser ce mode de gouvernance
comme le garant de la bonne santé économique et politique du territoire. Pour une critique des thèses
16
mouvements sociaux à partir des années 1960 – la preuve la plus flagrante de
l’existence du peuple hongkongais. Dans le même geste, il prend à contrepied la
représentation de Hong Kong comme produit du mariage harmonieux de l’Ouest et de
l’Est, concluant sur la nécessité de « re-conceptualiser l’idée de Hong Kong comme
localité » : ce n’est qu’à cette condition que Hong Kong pourra revenir à ceux
qui l’habitent.

Une démocratie ubiquitaire

Puisque le mouvement se propose d’émanciper les Hongkongais de l’héritage colonial


britannique et affranchir la ville de la tutelle de Pékin, la revendication de droits
démocratiques survient naturellement. Tandis que la participation du public aux
organes de planification urbaine et de préservation du patrimoine figure parmi les
principales revendications du mouvement, les liens entre ce dernier et le mouvement
démocrate historique sont également assurés par la participation de la majorité de ses
membres aux grands rendez-vous civiques du territoire : la veillée du 4 juin et le
défilé du 1er juillet en particulier61. La « démocratie », telle qu’entendue par le
mouvement civique hongkongais, ne s’épuise toutefois pas dans la revendication du
suffrage universel ou de la participation populaire à la prise de décision. Elle est aussi
un objet de négociation et de construction identitaires.

Il a souvent été remarqué que les organisateurs d’un mouvement cherchent à


construire son identité à partir d’une autre identité collective indépendante 62. Tandis
que Fung Man-yee, le coordinateur des initiatives visant à sauvegarder les dernières
œuvres de l’Empereur de Kowloon, en a parfois appelé à « l’esprit du 1er mai » pour
tenter de mobiliser la population hongkongaise derrière sa cause, la référence au 4
juin s’est révélée particulièrement courue. Le soir du 16 janvier, après qu’un LegCo
sourd aux voix des 10 000 personnes l’assiégeant a finalement donné le feu vert à la

du sociologue, l’on peut se référer à : Law Wing Sang, op. cit., chapitre 7.
61
Pour une discussion de la place qu’occupent ces deux rendez-vous dans la culture politique
hongkongaise, l’on peut se référer à : Jean-Philippe Béja, « L’avènement d’une culture politique
démocratique », Perspectives chinoises no. 2007/2, 2007, p. 4-12.
62
James M. Jasper, The Art of Moral Protest, Culture, Biography, and Creativity in Social Movements,
Chicago, University of Chicago Press, 1997.
17
construction du XRL en entérinant la demande de fonds de l’exécutif, Mirana May
Szeto63, explicitait le lien qui, selon elle, lie le mouvement civique urbain à ceux
tombés pour la démocratie chinoise en 1989 :

Ce qu’il s’est passé aujourd’hui est la même chose que ce qui c’est passé à
Tiananmen il y a vingt ans, et nos revendications sont les mêmes. Nous voulons que le
gouvernement mette fin à sa collusion avec les promoteurs immobiliers, et nous
voulons nous battre pour la démocratie64.

Par le passé, des passerelles entre les deux causes avaient déjà été esquissées,
notamment par cette veillée à la bougie organisée le soir du jeudi 14 décembre 2006
afin de marquer le 49ème anniversaire du Star Ferry65, en allusion à celles que la
Hong Kong Alliance in Support of Patriotic Democratic Movements of China
organise à Victoria Park chaque soir du 4 juin depuis 1989. Par l’évocation
symbolique de cette veillée, les activistes avaient cherché à tisser un lien entre leur
combat pour l’embarcadère du Star Ferry et celui mené pour la démocratie et la
justice, érigeant l’embarcadère et sa tour de l’horloge en martyrs. De telles méthodes
visent au moins autant à la diabolisation du gouvernement hongkongais qu’à la
victimisation des membres du mouvement. En outre, Gamson a montré que le recours
à ce qu’il nomme « cadres d’injustice » (injustice frames) est essentiel à la
mobilisation66. Toutefois, parce qu’elles entrent parfois en dissonance avec les efforts
menés par ses cadres pour redonner une subjectivité aux Hongkongais, pareilles
références au mouvement démocrate chinois et au mouvement démocrate
hongkongais historique semblent également témoigner des difficultés qu’a pu
rencontrer le mouvement civique urbain pour se forger une position stable parmi les
forces progressistes du territoire.

63
Professeur de littérature comparée à l’Université de Hong Kong, Mirana May Szeto possède une
vingtaine d’année d’activisme derrière elle. Elle a joué un rôle majeur dans la plupart des campagnes
du mouvement, en participant grandement à l’élaboration de leurs discours.
64
Austin Chiu, Amy Nip, « Hardcore came prepared for trouble », South China Morning Post, 17
janvier 2010.
65
Asprey Donald, « Tough action warning on pier », The Standard, 16 décembre 2006.
66
William A. Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press,
1992, p. 32.
18
Néanmoins, ces références ne doivent néanmoins pas occulter l’existence d’une
identité propre au mouvement civique urbain, une identité qui, désormais, fait
d’ailleurs elle-aussi l’objet de pareilles récupérations par le mouvement démocrate
conventionnel67. Tout comme l’ébullition de ses rassemblements (au cours desquels
camping, concerts et spectacles divers sont souvent organisés) tranche avec les allures
plus sobres de la veillée du 4 juin et de la marche du 1er juillet, les accents parfois
libertaires de la démocratie qu’il prône excédent la revendication du suffrage
universel et de la démocratie représentative qu’elle implique. Si, comme le pense le
Hong Kong Institute of Architects68, l’axe que forme le Queen’s Pier avec Edinburgh
Place et City Hall, symbolise le lien entre le gouvernement (représenté par le Queen’s
Pier, historiquement) et le peuple (symbolisé par le City Hall), l’investissement du
Queen’s Pier aura aussi été le moyen, pour le peuple, de prendre symboliquement la
place traditionnellement réservée à ses dirigeants. Proclamant l’embarcadère « zone
populaire autonome », les occupants du Queen’s Pier ont ainsi donné corps, plus de
trois mois durant, à leur version d’une démocratie directe qui se vit au quotidien, par
la participation directe et en personne, aux combats civiques du territoire. Ainsi que le
laissait entendre un communiqué de Local Action :

Le suffrage universel est une des manières par lesquelles se manifeste la démocratie ;
nous préconisons la participation populaire directe à la planification de notre espace
de vie. Nous croyons que c’est ainsi que se pratique la démocratie Ici et Maintenant69.

Sa conception élargie de la démocratie a conduit le mouvement à s’attaquer au déficit


démocratique de la société hongkongaise sur tous les fronts, y compris celui des
symboles. Parce que la fortune de la ville pour la nouvelle année ne pouvait revenir à

67
Voir, par exemple: Joseph Y. S. Cheng, « New way forward, A “new democracy movement” seeks a
more meaningful form of political participation », South China Morning Post, 4 janvier 2010. Dans cet
article, Joseph Cheng analyse les mobilisations anti-XRL de janvier 2010 comme la naissance d’un
« nouveau mouvement démocratique » - une appellation qui est aussi celle choisie par le Civic Party
(dont l’auteur est l’un des membres fondateurs) pour lancer la campagne de son référendum pour le
suffrage universel.
68
Celui-ci pense aussi que l’alignement des trois constructions – qui faisait transiter le gouverneur
directement du Queen’s Pier au City Hall, lors de son arrivée - est intentionnel. Voir: Lau Patrick,
Construct #3, Office of the Hon. Patrick Lau, septembre 2007, p. 39.
69
Communiqué du groupe Local Action sur : http://interlocals.net/?q=node/751 (dernier accès le 4 juin
2009).
19
un membre de l’establishment non mandaté par le peuple, en février 2010, certains
des représentants du mouvement sont ainsi allés participer au rituel kau chim70 au
temple Che Kung de Sha Tin en lieu et place de Lau Wong-fat, leader du Heung Yee
Kuk et donc membre du LegCo (et désormais du Conseil exécutif)71. Un des
instigateurs de l’action expliquait la signification d’un tel geste :

« Ce n’est pas au gouvernement de décider de notre avenir. Les Hongkongais doivent

se battre pour devenir maîtres de leur destin »72.

Développement durable : antimatérialisme et capital social

Comme une réponse à l’anomalie que constitue le cas hongkongais pour la théorie de
la modernisation73, Abbas a interprété le consumérisme des citoyens hongkongais
comme substitut (et non comme facteur facilitateur) à la liberté politique dont ils sont
privés74. Suivant sa voix, le mouvement civique urbain s’est attaqué frontalement au
matérialisme de la société hongkongaise, avec comme horizon, toujours,
l’émancipation du citoyen : « S’il faut vraiment que nous vous fassions part de ce que
nous voulons, nous espérons simplement que notre génération puisse pouvoir
proclamer à la prochaine : vous n’avez pas à subir, comme nous, les “post’ 80”,
l’avons subi, une vie lasse passée dans l’enfermement des centres commerciaux»75.
Nous avons fait remarquer qu’une frange du mouvement défend des positions

70
Durant la cérémonie, très médiatisée à Hong Kong, une personnalité représentant la ville tire une
série de baguettes sur chacune desquelles est inscrit un chiffre. Un maître de Feng Shui interprète
ensuite les numéros tirés afin d’en déduire la fortune dont va jouir la ville au cours de la nouvelle année
lunaire.
71
Mis en place par le colonisateur britannique dans l’après guerre, le Heung Yee Kuk est une assemblée
rurale supposée représenter les intérêts des habitants « indigènes » des Nouveaux Territoires. A ce titre,
elle possède un siège au Conseil législatif. Certains privilèges dont jouissent les habitants
« indigènes » en vertu de règlements datant de l’époque où le territoire appartenait à la Couronne
britannique ont à nouveau été mis en lumière durant la campagne contre le XRL. Les habitants de Choi
Yuen Tsuen ne disposent par exemple d’aucune base légale pour exiger du gouvernement qu’il
reconstruise leur village sur un autre site, alors qu’une telle option est à disposition des « indigènes ».
La « décolonisation » du système légal constitue depuis longtemps un autre des sujets de préoccupation
du mouvement.
72
Anita Lam, « Post-80s activists plan own stick-picking », South China Morning Post, 8 février 2010.
73
Sing Ming, Hong Kong’s Tortuous Democratization: A Comparative Analysis, London, Routledge
Curzon, Contemporary China Series 2, 2004.
74
Ackbar Abbas, op. cit.
75
Chan King Fai, Lettre à Hong Kong, RTHK, 1er septembre 2009.
20
anticapitalistes. Toutefois, l’opposition du mouvement aux projets de développement
découle généralement moins de ses positions idéologiques que d’un souci plus
profond pour la survie des communautés menacées par les projets de ville globale -
une cause autour de laquelle ont d’ailleurs émergé deux des campagnes parmi les plus
importantes du mouvement76. « La communauté n’est pas à vendre » proclamait une
banderole, durant la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier ; « Nous n’habitons pas
Mid-levels, mais dans les vieux quartiers, avec les gens ordinaires – et l’histoire de
ces gens est très importante77 », disait encore Chan King-fai des « post’ 80 ».
Exprimée de manière explicite durant la campagne contre le XRL, où certains d’entre
eux se sont illustrés par une marche qui les voyait, des graines et du riz dans les
mains, accélérer et ralentir, et s’agenouiller tous les vingt-six pas – une marche qui se
voulait symboliser le rythme d’un développement dont on a perdu le contrôle – cette
inclination pour un mode de développement plus inclusif et plus durable est aussi
latente dans les conceptions de la ville mises en avant par certaines des initiatives du
mouvement.

La critique d’une planification urbaine qui, au lieu d’instiller chez les Hongkongais un
sentiment d’appartenance (celui ressenti au sein du foyer), ne génère qu’aliénation
était sous-jacente dans les efforts fournis par les occupants du Queen’s Pier pour
transformer l’embarcadère en maison, efforts qui faisaient eux-mêmes partie d’une
campagne plus vaste menée par Local Action et intitulée : « Our Home We Plan »78.
Les activités mises en place par Hulu lors des derniers jours du parc de logements
sociaux du Ngau Tau Kok Lower Estate79, et celles du collectif Wan Chai Livelihood
Place (WCLP) pour « préserver et propager l’essence de la culture de Wan Chai » en

76
Il s’agit des campagnes de Lee Tung Street et de celle contre le XRL. Cette dernière a en effet
émergé à partir de la défense du village de Choi Yuen Tsuen (près de Yuen Long, Nouveaux
Territoires), qui doit être rasé pour laisser place à la ligne de train.
77
Chan King Fai, Lettre à Hong Kong, RTHK, 1er septembre 2009.
78
Voir : http://www.zonaeuropa.com/20070322_1.htm (dernier accès le 28 janvier 2010).
79
Depuis la nouvelle de sa démolition prochaine, le Ngau Tau Kok Lower Estate est devenu
l’objet d’un véritable « culte de l’éphémère » de la part des Hongkongais, venant en foule les
visiter, les photographier ou y dîner. Début 2009, l’affluence est telle que la Housing Authority
placarde des affiches quémandant aux visiteurs de respecter la tranquillité des résidents. C’est
dans ce contexte que Hulu, ONG établie dans le but de promouvoir et protéger la culture locale,
décide d’organiser une exposition.
21
constituent deux illustrations supplémentaires 80. Les expositions organisées par ces
deux collectifs ont projeté les images d’une ville organique, fondée sur le capital
social accumulé par ses habitants au cours de longues années de voisinage, et dont la
diversité des commerces et des logements au sein d’une même aire garantit le
dynamisme et la vitalité. Certes, bien que le WCLP ne constitue rien d’autre que
l’institutionnalisation (sensiblement dépolitisée) du combat mené par les habitants de
Lee Tung Street pour la préservation de leur rue et du mode de vie dont celle-ci était
la garante81, ses instigateurs, tout comme ceux de Hulu, n’ont pas tous pris part aux
campagnes du mouvement. Toutefois, par l’accent qu’elles placent sur l’idée de
l’urbain comme expérience, leurs initiatives semblent se développer en contrepoint du
régimentement en cours de l’espace urbain hongkongais où les quelques efforts de
préservation historique se résument à une commodification du patrimoine, transformé
en « patine d’histoire […] destinée à la consommation visuelle »82. En outre, la vision
de la ville – une ville qui ne subordonne pas la survie de ses quartiers à leur rentabilité
économique – qu’elles développent est partagée par bien des activistes. Comme
l’affirmait un membre du H15 Concern Group, autour duquel s’était organisée la
contestation du projet de redéveloppement de l’URA à Lee Tung Street : « Lee Tung
Street est le trésor de Wan Chai, sa valeur ne peut être mesurée en termes
monétaires »83. C’est de manière délibérée que chacun des plans soumis par le H15
Concern Group au Town Planning Board se refusait à justifier l’existence de Lee Tung
Street en termes de rentabilité économique.

Quelle capacité transformationnelle ?

80
Comptant une vingtaine de membres actifs, tous résidents de Wan Chai, le WCLP a ouvert ses
portes le 3 février 2007, s’installant dans le rez-de-chaussée de la Maison Bleue de Wan Chai, sur
Stone Nullah Lane. Voir : http://cds.sev227.001at.com/WLM/about.html (dernier accès le 22 mars
2009).
81
De l’avœu de l’une de ses membres fondatrices, la création du WCLP a été la conséquence directe de
la crise de Lee Tung Street, premier avertissement de la menace que faisaient courir les projets de
renouvellement urbain à l’intégrité de Wan Chai et de ses communautés. S’il n’a ouvert qu’en 2007, le
projet avait ainsi été présenté au Lands Department pour approbation dès 2004.
82
Ackbar Abbas, op. cit., p. 66-67.
83
http://www.metamercury.net/images/LeeTungStreet/ (dernier accès le 5 mars 2009).
22
Plusieurs auteurs ont montré que la participation à un mouvement social peut
constituer un objectif en soi, en ce que la défiance et l’expression morale qu’elle rend
possibles permettent à ceux qui s'y prête de conquérir une dignité et d’affirmer une
subjectivité84. Dans la mesure où le mouvement civique urbain hongkongais a pour
objectif ultime l’émancipation citoyenne et que les campagnes auxquelles il donne
naissance fournissent à ceux qui y participent des occasions de réaliser et d’éprouver
leur statut de citoyen, le mouvement se révèle en partie auto-réalisateur. Le projet qui
le meut explique aussi en partie la désinhibition dont font montre ses activistes : ne
tolérant plus les limites étroites auxquelles les confine la culture politique
conservatrice du territoire, le lobbying et les contre-propositions cohabitent avec les
occupations, les sit-in et les grèves de la faim au travers desquelles le mouvement
engage le gouvernement dans une épreuve de force qui débouche parfois sur la
confrontation directe. Si, comme le pensent Polletta et Jasper, « les mouvements
promeuvent des nouvelles identités comme moyens pour acquérir du pouvoir et se
transformer soi même »85, l’on peut aller jusqu'à arguer que, dans le cas du
mouvement civique hongkongais, la participation à une campagne est aussi
importante que l’issue de cette campagne. Toutefois, en mettant en débat des
problématiques liées à la démocratisation du territoire, à son rapport à Pékin et au
mode de développement de son économie, le mouvement est aussi parvenu à libérer
différents imaginaires quant aux horizons possibles pour le territoire. Si les grandes
lignes de son projet sont connues, le mouvement est-il en mesure de forcer sa mise en
place ? Selon Kamrava et O'mora, la société civile d’un pays donné doit remplir trois
conditions pour jouer un rôle substantiel dans un processus de démocratisation : elle
doit parvenir à combiner ses revendications particularistes avec des demandes de
démocratie ; ses organisations doivent opérer selon un mode démocratique ; elles

84
Derrick Bell, Faces at the Bottom of the Well: The Permanence of Racism, New York,
Basic Books, 1992 ; Elisabeth Jean Wood, « The Emotional Benefits of Insurgency in El Salvador »,
in Jeff Goodwin, James M. Jasper, Francesca Polletta (éds.), Passionate Politics: Emotions and
Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 267–281
85
Francesca Polletta, James M. Jasper, art. cit.
23
doivent parvenir à établir des liens horizontaux entre elles86. Le mouvement civique
urbain, qui a fait de la revendication de la démocratie pour le territoire hongkongais
l’un de ses principaux chevaux de bataille, remplit parfaitement la première condition.
Afin de voir s’il répond également aux deux autres critères, nous nous proposons d’en
étudier brièvement la structure.

Historiquement, il s’est produit sur le territoire hongkongais plusieurs mouvements


sociaux spontanés et peu-coordonnés, dépourvus d’organisation centrale ou de
contrôle. Mais ce fut principalement sous la forme d’émeutes, dans le contexte
particulier des années 1960. A l’inverse, la vaste majorité des mobilisations sociales
survenues sur le territoire hongkongais a répondu aux appels à la mobilisation
provenant d’organisations politiques instituées87 et largement relayés par les médias
de masse88. Le mouvement civique urbain, par la (relative) spontanéité de ses
manifestations, et son faible degré d’institutionnalisation formelle, constitue donc un
phénomène singulier89. Produit à la fois de sa volonté d’instaurer un dialogue direct
entre les masses et le pouvoir et de la méfiance qu’il nourrit envers toute médiation
potentielle des médias et de personnalités politiques, la faible institutionnalisation du
mouvement le préserve de toute tentative d’absorption, de récupération ou
d’empiétements de la part de l’administration, et lui garantit de fait un large degré
d’autonomie90. Pareille position, éloignée du contrôle physique et idéologique du
pouvoir, est sans doute la condition ayant rendu possible l’émergence de son discours

86
Mehran Kamrava, Frank O’Mora, « Civil Society and Democratization in Comparative Perspective:
Latin America and the Middle East », Third World Quarterly 19, no. 5, 1998, p. 893-916.
87
A titre d’exemples : la veillée du 4 juin est organisée par la Hong Kong Alliance in Support of
Patriotic Democratic Movements of China, la marche du 1er juillet par le Civil Human Rights Front.
88
Joseph M. Chan et Francis L. F. Lee, « Mobilization and Protest Participation in Post-handover Hong
Kong, A Study of Three Large-scale Demonstrations », Chinese University of Hong Kong, Hong Kong
Institute of Asia-Pacific Studies, Occasional Paper No. 159, août 2005, p. 28.
89
La longévité du mouvement doit toutefois nous pousser à nuancer son apparente
désinstitutionalisation : le même noyau d’activistes se retrouve parmi les organisateurs des différentes
campagnes, dont plusieurs ont été facilitées par la médiation d’InmediaHK, site d’information alternatif
animé par des « reporters-citoyens » dont les messages sont ensuite relayés au gré des réseaux sociaux
(ceux de la vie réelle comme ceux du monde virtuel).
90
Ambrose Y. C. King: « Administrative Absorption of Politics in Hong Kong: Emphasis on the Grass
Roots Level », p. 69-92 in Sing Ming (éd.), Hong Kong Gov:ernment and Politics, Oxford University
Press, 2003. Anthony B. L. Cheung, Paul C. W. Wong, « Who Advised the Hong Kong Government?
The Politics of Absorption before and after 1997 », Asian Survey, Vol. 44, No. 6, novembre-décembre
2004, p. 874-894.
24
critique. Comme la plupart des mobilisations sociales apparentées aux NMS, ses
campagnes se caractérisent aussi par une discussion plus poussée des objectifs et des
logiques d'action, des décisions prises collectivement et un rôle amoindri des
organisateurs professionnels91. En outre, en l’absence d’une organisation clairement
hiérarchique, le mouvement est incapable de prendre des mesures coercitives, même
lorsqu’apparaissent certaines tensions92 tandis qu’à l’inverse, sa nature effervescente
lui permet d’intégrer fluidement en son sein les contributions de sympathisants, le
temps d’une campagne ou sur le plus long terme.

Ces éléments, qui nous semblent aller dans le sens d’un fonctionnement plutôt
démocratique, ont néanmoins un coût. Ils se paient par une possible dilution du
discours du mouvement qui, par son mode de fonctionnement, amène des individus
aux opinions politiques contrastées à coopérer sur des causes conjoncturelles 93. Il se
paie surtout par une incapacité à maintenir la pression sur l’administration de manière
prolongée. Par sa structure lâche, le mouvement civique urbain se trouve en effet
incapable de nouer des liens solides et durables avec quelconque organisation de la
société civile. La coopération se limite généralement à un front uni convoqué de
manière ad hoc, un exemple typique de cette forme de coopération - par ailleurs très
commune à Hong Kong depuis le milieu des années 1990 – ayant été la campagne
pour la préservation de l’embarcadère du Star Ferry et du Queen’s Pier94. Cette
campagne, comme les autres menées par le mouvement, a toutefois été assez
déstabilisatrices pour contraindre l’administration à mener des réformes de long
terme, réformes dont le contenu s’est souvent directement inspiré des revendications

91
Ma Ngok, op. cit., 2007, p. 205-206.
92
Ducky Chi-tak Tse, Heaven King and Earth King, Hulu Concept Limited, 2009.
93
Tandis que Choy So-yuk, députée pro-Pékin, a soutenu les activistes au début de la campagne du Star
Ferry, on a pu voir se réunir autour d’une même cause des individus aux points de vue opposés. Ainsi,
pour Paul Zimmerman, l’intérêt de préserver Edinburgh Place tient aux cérémonies que le
gouvernement colonial y tenait. Pour Mirana Szeto May, il s’agit de préserver un lieu qui a servi de
point de ralliement aux mouvements sociaux des années 1960 et 1970 (qui prenaient généralement pour
cible, d’une manière ou d’une autre, l’administration coloniale). Tous deux sont membres de Heritage
Watch.
94
Elle a réuni, entre autres : Heritage Watch, Professional Concern Group on Preserving Queen's Pier
Heritage, Heritage Hong Kong, la Conservancy Association, et le Dragon Garden Charitable Trust,
SEE Network, Designing Hong Kong, Society for the Protection of the Harbour, Civic Act-up, le 30s
Group, le Community Cultural Concern Group et Local Action.
25
émises par les personnes mobilisées. Tandis que le climat interne de l’URA et que la
psychologie de ses fonctionnaires demeure aujourd’hui encore marquée par le
souvenir de la confrontation de Lee Tung Street, la réforme de l’URS a été hâtée par
l’opposition d’un nombre grandissant de résidents à ses projets95. La campagne du
Star Ferry/Queen’s Pier a, quant à elle, réussi à relancer la réforme des institutions de
protection du patrimoine (Review of Our Built Heritage) initiée en 2004 et oubliée
quelques mois plus tard. Il est encore trop tôt pour juger de l’impact qu’aura la
campagne contre le XRL sur l’administration, mais il devrait être substantiel lui-aussi.
Naturellement, ces réformes influent sur le mouvement qui, s’il s’inscrit dans des
dynamiques sociales plus vastes et témoigne de changements sociétaux profonds,
demeure vitalement dépendant des campagnes qu’il mène. Or, une réforme du mandat
de l’URA, une planification adoucie peuvent suffire à le priver de causes autour
desquelles se mobiliser et ainsi éloigner son noyau d’un large public potentiellement
sensible à ses thèmes. Le mouvement civique urbain ne serait alors plus vivant que
dans les échanges de son noyau, ou se trouverait contraint de changer de forme.

Conclusion

A Hong Kong, ville globale et ville coloniale ne font qu’un, et les pratiques du
gouvernement en matière de gestion territoriale se font la réflexion d’un système avec
lequel un secteur de la société hongkongaise se sent de plus en plus mal à l’aise.
Toutefois, le paradoxe veut que les projets d’infrastructures ou de rénovation urbaine
contre lesquels se dresse le mouvement civique hongkongais échappent aux discours
de délégitimation du front uni. A un stade où la transformation de Hong Kong en ville
globale en vient à mettre en danger jusqu'à « l’espace de vie des individus et des
communautés »96, ces derniers ne trouvent donc aucun obstacle devant eux pour
protester et, depuis 2003 environ, les initiatives visant à préserver des lieux menacés

95
Voir le message de bienvenu de la secrétaire au développement Carrie Lam sur le site de la réforme
de l’Urban Renewal Strategy : http://www.ursreview.gov.hk/sch/home.html (dernier accès le 7 mars
2010).
96
John Friedmann, « World City Futures : The Role of Urban and Regional Policies in the Asia-Pacific
Region », in Yeung Yue-man (éd.), Urban Development in Asia, Retropect and Prospect, Hong Kong,
The Chinese University of Hong Kong, 1998, p. 25-54, p. 37.
26
par les projets de développement de l’administration ou à contester ces derniers, ont
coagulé en un véritable mouvement social. Presque aussi familier des bureaux de
rédaction, des couloirs d’université et du LegCo que du pavé hongkongais, ce
mouvement ne se déploie néanmoins pleinement que lors de ses campagnes. Celles-ci
fournissent à ceux qui y participent l’opportunité d’éprouver leur citoyenneté ; elles
forment aussi le contexte dans lequel le mouvement produit son discours. Se
développant autour des thèmes de la démocratie, décolonisation et du développement
durable, ce dernier révèle un programme dont l’objectif est le suivant : affranchir le
citoyen Hongkongais des carcans où il est retenu par le consumérisme à outrance, le
fardeau du colonialisme et autres entraves à l’exercice d’une citoyenneté pleine et
entière qu’implique le système politique semi-autoritaire sous lequel il vit. Bien que le
mouvement civique urbain hongkongais n’ait jamais généré de rassemblements de
masse et que sa capacité organisationnelle soit limitée, il est sous-tendu par des
dynamiques sociales de fond et a vu son audience constamment s’élargir au cours de
la dernière décennie. Dans l’ombre d’une décolonisation sans indépendance et de la
position dominante qu’occupe la Chine populaire sur les affaires hongkongaises,
l’identité collective des Hongkongais et la foi en un ordre sociopolitique ouvert et
équitable semblent ainsi être en voie de se consolider comme base de l’action
politique. Et, puisque ce sont non seulement les politiques publiques qui sont prises à
partie, mais aussi la manière dont elles sont formulées et la légitimité de ceux qui les
formulent, il sera semble t-il difficile d’étouffer le mouvement civique urbain
hongkongais sans soumettre les modes d’engagement de la société civile et les
institutions politiques hongkongaises à une refonte radicale.

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