You are on page 1of 157
Jean-Paul Sartre Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard Dans la méme collection BAUDELAIRE, 1 105. CRITIQUES LITTERATRES. 1 223 LOEXISTENTIALISME EST UN HUMANISME: LAIMAGINAIRE, n° 47. REFLEXIONS SUR LA QUESTION JUIVE. 0. UN THEATRE DE SITUATIONS, n° 192. ve 284 © Eaitions Gallimard, 1948. Né le 21 juin 1905 & Paris, Jean-Paul Sartre avec ses condisciples de" Ecole normale superieure, ertque. tres fuse valetrs et les traditions de pa lsc stale ta rgeoisie, Il enselgne quelque temps au lycte du Havre, puis poursui sa formation philosophigue a Institut francs fe Berlin, Des ses premiers textes philosophiques — Limagie tron {136}, gui une thre des roves 199), “imaginaire (i940) ~, apparalt Voriginalté dune pensee ui Jevconduit& Vexistentiaiame, dont les theses sont develop. pes dans ere et le néant (1943) et dans L'existentilime est Xn uomanisme (946) ‘Sartre s est surtout fait connaltre du grand public par ses récits, nouvelles et romans — La nausee (1938), Le mar (1335), Ls chemins de Ya liber (1943-1989) —et ses textes de eritigue literate et politique — Réferions sur la question jive (1946), Baudelaire (1947), Saint Genet, comedien ct martyr (1983), Situations (1987-1976), Litdiot de fe famille (1572), Son theatre a” un plus vaste public encore Les ‘mouches (1943), Huis clos (1988), La putain respecte (946), Zes mains sles (1948) Le dableet bom dew (1951) 4 pu développer ses idées en en impregnant ses person- border les problémes de son temps, Sartre a ‘mené jusqu'a la fin de sa’vie une intense activité politique (Participation au Tribunal Russell, refus du prix Nobel de Intterature en 1964, direction de La cause du peuple puis de Libération). 11 est mort a Paris le 18 avril 1980. Dolores « Si vous voulez vous engager, écrit un jeune imbecile, quaitendez-vous pour vous inscrire au P.C.?» Un grand éerivain qui s'engagea souvent et se dégagea plus ‘souvent encore, mais qui la oublié, me dit : « Les plus ‘mauvais artistes sont les plus engagés : voyee les peintres soviétiques. » Un vieux critique se plaint doucement «Vous voulez assassiner la littérature; le mépris des Belles-Lettres sétale isolemment dans votre revue. » Un petit esprit m’appelle forte téte, ce qui est évidemment pour lui la pire injure; un auteur qui eut peine a se trainer d'une guerre a Vautre et dont le nom réveille parfois des souvenirs languissants chez les vieillards, me reproche de n'avoir pas souci de 'immortalité: il connait, Diew merci, nombre dhonmétes gens dont elle est le principal espoir, Aux yeux d'un folliculaire améri- cain, mon tort est de n'avoir jamais lu Bergson ni Freud ; {quanta Flaubert, qui ne s'engagea pas, il paratt qu'il me hhante comme un remords. Des matins clignent de Val : + Et la potsie? Et la peinture? Et la musique? Est-ce que vous voulez aussi les engager? » Et des esprits ‘martiau demandent : « De quoi s'agit-il? De la litéra- u ture engagée ? Eh bien, c'est ancien réalisme socialiste, @ moins que ce ne soit un renowveau du populisme, ent lus agressif. » Puede sotives! C'est qu’on lit vite, mal et quan juge avant d'avoir compris. Donc, recommencons. Cela n'amuse personne, ni vous, ni moi. Mais il faut enfoncer Te clow. Et puisque les critiques me condamment au nom de la liuérature, sans jamais dire ce qu'ils entendent par 1a, la meilleure réponse @ leur faire, c'est d'examiner Cart décrire, sans préjugés. Qu'est-ce gu'écrire? Pourquoi éeriton ? Pour qui ? Au fait, il semble que personne ne se le soit jamais demande: QU'EST-CE QU'ECRIRE? Non, nous ne voulons pas « engager aussi » pein- ture, sculpture et musique, ou, du moins, pas de la méme maniére. Et pourquoi le voudrions-nous ? Quand un écrivain des siécles passés exprimait une opinion sur son métier, est-ce qu’on lui demandait aussitot d’en faire l'application aux autres arts ? Mai est élégant aujourd'hui de « parler penture » dans ‘argot du musicien ou du littérateur, et de « parler littérature » dans I'argot du peintre, comme sil n'y avait, au fond, qu'un seul art qui s‘exprimat indiffé- remment dans I'un ou autre de ces langages, & la maniere de la substance spinoziste que chacun de ses, autributs reflete adéquatement. Sans doute peut-on trouver, a Vorigine de toute vocation artistique, un certain’ choix indifférencié que les circonstances, education et le contact avec le monde particularise- ont seulement plus tard. Sans doute aussi les arts d'une méme époque s‘influencent mutuellement et sont conditionnés par les mémes facteurs sociaux. Mais ceux qui veulent faire voir Vabsurdité d'une theorie littéraire en montrant qu'elle est inapplicable 13 8 la musique doivent prouver d'abord que les arts sont paralleles. Or ce parallélisme n’existe pas. Ici, comme partout, ce n'est pas seulement la forme qui différen- Cie, mais aussi la matigre; et c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. Les notes, les couleurs, les formes ne sont pas des signes, clles ne envoient & rien qui leur soit extérieur. Bien entendu, illest tout & fait impossible de les réduire strictement & elles-memes et I'idée d'un son pur, par exemple, est tune abstraction : il n'y a, Merleau-Ponty I'a bien montré dans la Phénoménologie de la perception, de qualité ou de sensation si dépouillées qu’elles ne soient pénétrées de signification. Mais le petit sens obscur qui les habite, gaieté légére, timide tristesse, leur demeure immanent ou tremble autour delle ‘comme une brume de chaleur; il est couleur ou son. Qui pourrait distinguer le vert pomme de sa gaieté acide? Et n’est-ce pas deja trop dire que de nommer «la gaicté acide du vert pomme »? ly ale vert, il ya le rouge, c'est tout; ce sont des choses, elles existent par elles-mémes, Il est vrai qu’on peut leur conférer par convention la valeur de signes. Ainsi parle-t-on du langage des fleurs. Mais si, aprés accord, les roses blanches signifient pour mot « fidelité », c'est que jai cessé de les voir comme roses: mon regard les traverse pour viser au-dela d'elles cette vertu abs- traite; je les oublie, je ne prends pas garde a leur foisonnement mousseux, a leur doux parfum croupi; je ne les ai pas méme percues. Cela veut dire que je ne ‘me suis pas comporté en artiste. Pour ‘artiste, la ‘couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au supréme degré; il s'arréte & 4 la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante; c'est cette couleur-objet quiil va transporter sur sa toile et la seule modification qu'il lui fera subir cest qu'il la transformera en objet imaginair. 11 est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage’. Ce qui vaut, pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur sa toile, il veut créer? une chose: et s'il met ensemble du rouge, du jaune et du vert, i n'y a aucune raison pour que leur assemblage posséde une signification dlinissable,cest-irdirerenvoie nomme- ment a un autre objet. Sans doute cet assemblage est- ilhabité, lui aussi, par une ame, et puisquil a fallu des motifs, méme cachés, pour que le peintre choisisse le jaune plutdt que le violet, on peut soutenir que les ‘objets ainsi créés reflétent ses tendances les plus profondes. Seulement, ils n’expriment jamais sa colére, son angoisse ott sa joie comme Ie font des paroles ou un air de visage : ils en sont imprégnés; et pour s’étre coulées dans ces teintes qui, par elles- mémes, avaient déja quelque chose comme un sens, ses émotions se brouillent et s‘obscurcissent: nul ne peut tout a fait les y reconnaitre. Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne I'a pas choisie pour signifier Fangoisse, ni non plus la provoquer; elle est angoisse, et ciel jaune en méme temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé; c'est tune angoisse faite chose, une angolsse qui a tourné en ddéchirure jaune du cil et qui, du coup, est submerge, empatée par les qualités propres des choses, par leur imperméabilité, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinite de relations 15 gu’elles entretiennent avec les autres choses; c'est-a- dire quelle nest plus du tout lisible, c'est comme un effort immense et vain, toujours arrété & mi-chemin du ciel et dela tere, pour exprimer ce que leur nature leur defend d'exprimer. Et pareillement la significa- tion d'une mélodie — si on peut encore parler de signification — nest rien en dehors de la mélodie meme, a la différence des idées qu’on peut rendre adéquatement de plusieurs maniéres. Dites qu'elle est joyeuse ou quelle est sombre, elle sera toujours au: dela ou en deca de tout ce que vous pouvez dire sur elle, Non parce que I'artiste a des passions plus tiches, ‘ou plus variges, mais parce que ses passions, qui sont peutétre Forigine du theme inventé, en s'incorpo- Tant aux notes, ont subi une transsubstantiation et une dégradation. Un cri de douleur est signe de la douleur qui le provoque. Mais un chant de douleur est ala fois la douleur elle-méme et autre chose que la douleur. Ou, si l'on veut adopter le vocabulaire exis- tentialiste, cst une douleur qui m’exisie plus, qui est Mais le peintre, direz-vous, sil fait des maisons ? Eh bien, précisément, il en fai, c'est-i-dire quil crée une maison imaginaire sur la toile et non un signe de maison. Et la maison ainsi apparue conserve toute Tambiguité des maisons réelles. Lécrivain peut vous guider et sil vous déerit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indi gnation. Le peintre est muct : il vous présente un taudis, c'est tout; libre & vous d’y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misére; il faudrait pour cela qu‘elle fat signe, alors qu'elle est chose. Le mauvais peintre cherche le type, il peint V'Arabe, l’Enfant, la Femme: le bon sait que ni 16 VArabe, ni le Prolétaire n’existent dans la réalit sur sa toile; il propose un ouvrier — un certain ouvrier. Et que penser d’un ouvrier? Une infinité de choses contradictoires. Toutes les pensées, tous les sentiments sont 1a, agglutings sur Ia toile dans une indifférenciation profonde ; c'est & vous de choisir. Des, artistes a belles ames ont parfois entrepris de nous émouvoir:; ils ont peint de longues files douvriers attendant l'embauche dans la neige, les visages éma- cigs des chomeurs, les champs de bataille. Ts ne touchent pas plus que Greuze avec son Fils prodigue, Et Le Massacre de Guernica, ce chef-’ceuvte, croit-on quill ait gagné un seul coeur a la cause espagnole ? Et Pourtant quelque chose est dit qu’on ne peut jamais tout a fait entendre et qu'il faudrait une infinite de mots pour exprimer. Les longs Arlequins de Picasso, ambigus et éternels, hantés par un sens indéchiffrable, inséparable de leur maigreur voatée et des losanges délavés de leurs maillots, ils sont une émotion qui s'est faite chair et que la chair a bue comme le buvard boit Vencre, une émotion méconnaissable, perdue, Gtrangere & elle-méme, écartelée aux quatre coins de espace et pourtant présente. Je ne doute pas que la charité ou la colére puissent produire d'autres objets, mais elles s'y enliseront pareillement, elles y perdront leur nom, il demeurera sculement des choses hantées ar une ame obscure. On ne peint pas les significa tions, on ne les met pas en musique; qui oserait, dans ces conditions, réclamer du peintre ou du musicien quills s’engagent? Léécrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : Vempire des signes, c'est la prose; Ia possie est du coté de la ” peinture, de la sculpture, de la musique. On me reproche de la détester : Ia preuve en est, dit-on, que Les Temips Modemes publient fort peu de poemes. C'est la preuve que nous I'aimons, au contraire. Pour s'en cconvaincre, il suffit de jeter les yeux sur la production contemporaine. « Au moins, disent les critiques triomphalement, vous ne pouvez méme réver de Vengager. » En effet. Mais pourquoi le voudrais-je? Parce qu’elle se sert des mots comme la prose? Mais elle ne s‘en sert pas de la méme manitre ; et méme elle ne s'en sert pas du tout; je dirais plutdt qu'elle les sert. Les poetes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage concu ‘comme une certaine espéce d'instrument que sopere la recherche de la vérité, il ne faut pas siimaginer quills visent & discerner le vrai ni A Vexposer. Ils ne songent pas non plus & nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom a l'objet ‘nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s'y révéle Vinessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. On a dit qu’ils youlaient détruire le verbe par des accouplements monstrueux, mais c'est faux; car il faudrait alors qu’ils fussent déja jetés au milieu ddu langage utilitaire et qu’ils cherchassent & en retirer les mots par petits groupes singuliers, comme par ‘exemple « cheval » et « beurre » en écrivant « cheval de beurre’ », Outre qu'une telle entreprise réclame- rait un temps infini, il n'est pas concevable qu’on uisse se tenir sur le plan a la fois du projet utilitaire, considérer les mots comme des ustensiles et méditer de leur ter leur ustensilité. En fait, le podte s'est 18 retré d'un seul coup du Tangagesnstruments i a choisi une fois pour toutes Vattitude poétique qui onside les mots comme des choses et non comine des signes. Car Vambiguité du signe implique quon Puisse a son gré le traverser comme une vitte et oursuivre a travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considerer comme objet. Lhhomme qui parle est au-dela des mots, pres de objet; le podte est en deca. Pour le premier, ils sont domestiques; pour le second, ils restent a Tetat sauvage. Pour celut-la, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent pou a peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir; pour le second, ee sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme Iherbe et les arbres. Mais s'il s'arréte aux mots, comme le peintre fait aux couleurs et le musicien aux sons, cela ne veut pas dire quils aient perdu toute signification & ses yeux; est en effet la signification seule qui peut donner aux mots leur unite verbale; sans elle ils s'éparpilleraient en sons ou en traits de plume. Seulement elle devient naturelle, elle aussi; ce n’est plus le but toujours hors d'atteinte et toujours visé par la transcendance humaine; c'est une propriété de chaque terme, analo- ue a l'expression d'un visage, au petit sens triste ou gai des sons et des couleurs. Coulée dans le mot, absorbée par sa sonorité ou par son aspect visuel, Epaissie, dégradée, elle est chose, elle aussi, incréée, étemelle; pour le poate, le langage est une Structure du monde extérieur. Le parleurest en situation dans le langage, investi par les mots; ce sont les prolonge- memts de ses sens, ses pinces, ses antennes, ses Junettes; il les manceuvre du dedans, il les’ semt 19 comme son corps, il est entouré d'un corps verbal dont ill prend peine conscience et qui étend son action sur Je monde. Le poste est hors du langage, il voit les mots a l'envers, comme s'il n'appartenait pas a la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrat d'abord la parole comme une barriére, Au lieu de connaitre d’abord les choses par leur nom, il semble quill ait d’abord un contact silencieux avec elles puis ‘que, se retournant vers cette autre espéce de choses {que sont pour Iui les mots, les touchant, les tatant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particuliéres avec la terre, le Ciel et Veau et toutes les choses créées. Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ces aspects. Et l'image verbale qu'il choisit pour sa resemblance avec le saule ou le fréne n’est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets. Comme il est déja dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considere comme un piége pour attraper une realitéfuyante; bre le langage tout nti est ur lui le Miroir du monde. Du coup, d'importants Eangements sopérent dans V'économie interne du ‘mot. Sa sonorité, sa longueur, ses désinences mascu- lines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutot qu'il ne lexprime. Inversement, comme la significa tion est réalisée, 'aspect physique du mot se reflete en elle et elle fonctionne & son tour comme image du corps verbal. Comme son signe aussi, car elle a perdu sa prééminence et, puisque les mots sont incréés, comme les choses, le potte ne décide pas si ceux-la 20 existent pour celles-ci ou celles-ci pour ceux-la. Ainsi s¥tablit entre le mot et la chose signifige un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification. Et comme le poéte n’utilse pas le mot, i ne choisit pas entre des acceptions diverses et chacune dlelles, au lieu de lui paraitre une fonction autonome, se donne a lui comme une qualité matérielle qui se fond sous ses yeux avec les autres acceptions. Ainsi réalise-til en chaque mot, parle seul effet de latitude podtique, les métaphores dont révait Picasso lorsqu'll souhaitait faire une boite d'allumettes qui fit tout entire chauve-souris sans cesser d’étre boite d’allu- mettes. Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-lemme et fille-fleur tout a la fois. Et Vetrange objet qui parait ainsi posstde la liquidité du Rlewve, la douce ardeur fauve de Vor et, pour fir s‘abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par I'affaiblissement continu de I'e muet son épa- nouissement plein de réserves. A cela s‘ajoute l'effort insidieux de la biographie. Pour moi, Florence est aussi une certaine femme, une actrice américaine qui jouait dans les films muets de mon enfance et dont j'ai tout oublié, sauf qu’elle était longue comme un long gant de bal et toujours un peu lasse et toujours chaste, et toujours mariée et incomprise, et que je 'aimais, et qu'elle s'appelait Florence. Car le mot, qui arrache le prosateur a lui-méme et le jette au milieu du monde, envoie au poéte, comme un miroir, sa propre image Crest ce qui justfie la double entreprise de Leiris qui, d'une part, dans son Glossaire, cherche & donner de certains mots une definition postique, c'est-a-dire qui soit par elle-méme une synthése d’implications réci rogues entre le corps sonore et l'ame verbale, et, 2a d’autre part, dans un ouvrage encore inédit, se lance & Ta recherche du temps perdu en prenant pour guides quelques mots particuliérement charges, pour ui d'affectivité. Ainsi le mot poétique est un microcosme. La crise du langage qui éclata au début de ce siécle est tune crise poétique. Quels qu’en aient été les facteurs sociaux et historiques, elle se manifesta par des accés de dépersonnalisation de l'écrivain en face des mots. Il ne savait plus s‘en servir ct, selon la formule célebre de Bergson, il ne les reconnaissait qu’a demi; il les abordait avec un sentiment d’étrangeté tout’ a fait fructueux; ils n’étaicnt plus a lui, ils n’étaient plus lui; mais dans ces miroirs étrangers se reilétaient le ciel, la terre et sa propre vie; et pour finir ils devenaient les choses elles-mémes ou plutot le cour noir des choses. Et quand le potte joint ensemble plusieurs de ces microcosmes, il en est de lui comme des peintres quand ils assemblent leurs couleurs sur la toile; on croirait qu'il compose une phrase, mais c'est lune apparence : il crée un objet. Les mots-choses se groupent par associations magiques de convenance et de disconvenance, comme les couleurs et les sons, ils S‘attirent, ils se repoussent, ils se brident et leur association compose la véritable unité postique qui est la phrase-objet. Plus souvent encore, le potte a dabord dans l'esprit le schéme de la phrase et les ‘mots suivent. Mais ce schéme n’a rien de commun avec ce qu'on nomme a V'ordinaire un schéme verbal il ne préside pas & la construction d'une signification; il se rapprocherait plutot du projet créateur par quoi Picasso préfigure dans lespace, avant méme de tou- cher & son pinceau, cette chose qui deviendra un ssaltimbanque ou un Arlequin. 2 Fair, lacbas fir, je sens que les oiseaux sont ivres, Mais 6 mon caur entends le chant des matelots. Ce « mais », qui se dresse comme un monolithe & Vorée de la phrase, ne relie pas le demier vers au précédent. Il le colore d'une certaine nuance réservée, d'un « quant & soi » qui le pénétre tout entier. De la :méme facon, certains poemes commencent pat « et » Cette conjonction n’est plus pour 'esprit la marque d'une operation a effectuer : elle s'étend tout & travers le paragraphe pour lui donner la qualité absolue d'une suite, Pour le pote, la phrase a une tonalité, un goat; il goute a travers elle ct pour elles-mémes les saveurs invitantes de objection, de la réserve, de la disjonc- tion; il les porte & V'absolu, il en fait des propriétés réelles de la phrase; celle-ci devient tout entiére objection sans étre objection a rien de précis. Nous retrouvons ici ces relations dimplication réciproque que nous signalions tout a l'heure entre le mot oétique et son sens : l'ensemble des mots choisis fonctionne comme image de la nuance interrogative ou restrictive et, inversement, l'interrogation est image de l'ensemble verbal qu'elle délimite, ‘Comme dans ces vers admirables O saisons! 0 chateaux! Quelle dme est sans défaut? Personne n'est interrogé; personne n’interroge : le potte est absent. Et linterrogation ne comporte pas de réponse ou plutat elle est sa propre réponse. Est-ce donc une fausse interrogation ? Mais il serait absurde de croire que Rimbaud a « voulu dire»: tout le monde a se5 défauts. Comme disait Breton de Saint- 23 Pol Roux : « Sil avait voulu le dire, il 'aurait dit.» Et it n'a pas non plus voulu dire autre chose. Ila fait une interrogation absolue; il a conféré au beau mot d'ame tune existence interrogative. Voila interrogation devenue chose, comme l'angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune. Ce n'est plus une signification, est une substance; elle est vue du dehors et Rim- Daud nous invite & la voir du dehors avec lui, son irangeté vient de ce que nous nous plagons, pour la considerer, de l'autre eOt€ de la condition humaine; du coté de Diew Sill en est ainsi, on comprendra facilement la sottse quil y aurait a réclamer un engagement postique. Sans doute I’émotion, la passion méme — et pourquoi pas la colere, indignation sociale, la haine politique "sont a Vorigine du potme. Mais elles ne s'y expriment pas, comme dans un pamphlet ou dans une Confession. A mesure que le prosateur expose des Sentiments, i les éclaircit; pour le poete, au contraire, Sil coule ses passions dans son potme, il cesse de les reconnaitre : les mots les prennent, sen pénétrent et {es métamorphosent : ils ne les signfient pas, meme & ses yeux. L'émotion est devenue chose, elle a mainte- rant l'opacité des choses; elle est brouillée par les proprigtés ambigués des vocables ou on I'a enfermée. Et surtout, il ya toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha plus qu'une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose, inépuisables ‘comme des choses, débordent de partout le sentiment {Qui les a suscités. Comment esperer qu'on provoquera Tindignation ou lenthousiasme politique du lecteur quand précisément on le retire de la condition 24 humaine et qu'on l'invite a considérer, avec les yeux de Dieu, le langage & Yenvers? « Vous oubliez, me dira-ton, les postes de la Résistance. Vous oubliez Pierre Emmanuel, » Hé! non : jallais justement vous les citer a rappui’ Mais quil soit défendu au podte de sfengager, est-ce tune raison pour en dispenser le prosateur ? Qu'y a-ti de commun entre eux? Le prosateur écrit, c'est vrai, et le potte écrit aussi. Mais entre ces deux actes d'éerire il n'y a de commun que le mouvement de la Iain qui trace les lettres. Pour le reste leurs univers demeurent incommunicables et ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour autre, La prose est utilitaire par essence; je définirais volontiers le prosateur comme tun homme qui se ser des mots. M. Jourdain faisait de la prose pour demander ses pantoufles et Hitler pour déclarer la guerre & la Pologne. Lécrivain est un parteur : i désigne, démontre, ordonne, refuse, inter- pelle, supple, insulte, persuade, insinue. S'i le fait & Vide, il ne devient pas poéte pour autant : cest un prosateur qui parle pour ne rien dire. Nous avons assez vu le langage & Yenvers, il convient maintenant de le regarder a Vendroit® Llart de la prose s’exerce sur le discours, sa matitre est naturellement signifiante : c'est-dire que les mots ne sont pas d’abord des objets, mais des designa- tions d’objets. Il ne s‘agit pas d'abord de savoir sils, plaisent ou déplaisent en eux-mémes, mais s'ls indi- ‘quent correctement une certaine chose du monde ott une certaine notion. Ainsi arrive-til souvent que nous nous trouvions en possession d'une certaine idée qu'on nous a apprise par des paroles, sans pouvoir nous rappeler un seul des mots qui nous ont trans- 25 rise. La prose est d’abord une attitude d'esprit: ily a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe a travers notre regard comme le verre au travers du soleil. Lorsqu’on est en danger ou en difficulté, on ‘empoigne n'importe quel outil. Ce danger passé on ne se rappelle méme plus si c'était un marteau ou une buche. Et d'ailleurs on ne I'a jamais su; il fallait tout juste un prolongement de notre corps, un moyen d'étendre la main jusqu’a la plus haute branche; ‘était un sixiéme doigt, une troisi¢me jambe, bref une pure fonction que nous nous sommes assimilée. Ainsi Gu langage : il est notre carapace et nos antennes, il nous protége contre les autres et nous renscigne Sur eux, 'est un prolongement de nos sens. Nous sommes dans le langage comme dans notre corps; nous le sentons spontanément en le dépassant vers d’autres fins, comme nous sentons nos mains et nos pieds; nous le percevons, quand c'est l'autre qui lemploic, comme nous percevons les membres des autres. Il y a le mot vécu, et le mot rencontré. Mais dans les deux cas, c'est au cours d'une entreprise, soit de moi sur les autres, soit de l'autre sur moi. La parole est un certain ‘moment particulier de l’action et ne se comprend pas en dehors delle. Certains aphasiques ont perdu la possibilité d’agir, de comprendre les situations, Gavoir des rapports normaux avec ‘autre sexe. AU sein de cette apraxie, la destruction du langage para seulement l'effondrement d'une des. structures : la plus fine et la plus apparente. Et si la prose n'est jamais que l'instrument privilégié d'une certaine entreprise, si cest l'affaire du seul potte que de contempler les mots de facon désintéressée, des lors fon est en droit de demander d'abord au prosateur : & 26 quelle fin cris-tu? dans quelle entreprise es-tu lancé et pourquoi nécessite--elle de recourir a léeriture ? Et cette entreprise, en aucun cas, ne saurait avoir pour fin la pure contemplation. Car intuition est silence et la fin du langage est de communiquer. Sans doute peutil fixer les résultats de l'intuition, mais en ce cas quelques mots jetés & la hate sur le papier sulfiront Yauteur s'y reconnaitra toujours assez. Si les mots sont assembles en phrases avec un souci de clartg, il faut qu'une decision étrangére a Vintuition, au lan- ‘age méme, soit intervenue : la décision de livrer & autres les résultats obtenus. C'est de cette décision ‘qu'on doit, en chaque cas, demander raison. Et le bon sens, que 0s doctes oublient trop volontiers, ne cesse de le répéter. N’a-t-on pas coutume de poser & tous les, Jeunes gens qui se proposent d’écrire cette question de principe : + Avez-vous quelque chose @ dire? » Par quoi il faut entendre : quelque chose qui vaille la peine d'étre communiqué. Mais comment comprendre ce qui en « vaut la peine » si ce n'est par recours a un systéme de valeurs transcendant ? Diailleurs, a considérer seulement cette structure secondaire de Ventreprise quest le moment verbal, la grave erreur des purs stylistes c’est de eroire que la parole est un zéphyr qui court légerement a la surface des choses, qui les effleure sans les altérer. Et que le parleur est un pur témoin qui résume par un mot sa contemplation inoffensive. Parler c‘est agir : toute chose qu'on nomme n'est déja plus tout a fait la méme, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la ‘conduite d'un individu vous la lui révéle? : il se voit Et comme vous la nommez, en méme temps, a tous les, autres, il se sait vu dans le moment quill se voit; 27 geste furtif, qu'l oubliait en le faisant, se met & exister énormement, a exister pour tous, il s‘intégre a esprit, objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est récupéré. Aprés cela comment voulez-vous qu'il agisse de la méme maniere ? Ou bien il persévérera dans sa conduite par obstination et en connaissance de cause, ‘ou bien il l'abandonnera. Ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet méme de la changer; je la dévoile & moi-méme et aux autres pour la changer; je Vatteins en plein cceur, je la transperce et je la fixe sous les regards; présent j'en dispose, a chaque mot que je dis, je m’engage un peu plus dans le monde, et du méme coup, j‘en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers Vavenir. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secon- daire qu'on pourrait nommer l'action par dévoile- ‘ment. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoi- Iement ? L'écrivain « engage » sait que la parole est action : il sait que dévoiler c'est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a aban- donné le réve impossible de faire une peinture impar- tiale de la Société et de la condition humaine. L’homme est 'étre vis-i-vis de qui aucun étre ne peut garder limpartialité, méme Dieu. Car Dieu, sil exi fait, serait, comme l'ont bien vu certains mystiqui en Situation par rapport a Vhomme. Et c’est aussi Vétre qui ne peut méme voir une situation sans la changer, car son regard fige, détruit, ou sculpte ou, comme fait I'éternité, change Vobjet en lui-méme, Cesta 'amour, a la haine, & la colére, ala crainte, a la joie, & ‘indignation, a ‘admiration, a V'espoir, au 28 désespoir que homme et te monde se révélent dans leur vérite. Sans doute Vécrivain engage peut étre médiocre, il peut méme avoir conscience de l'étre, mais comme on ne saurait écrire sans le projet de réussir parfaitement, la modestie avec laquelle il envisage son ceuvre ne doit pas le détourner de la construire comme si elle devait avoir le plus grand retentissement. Il ne doit jamais se dire : « Bah, c'est a peine si aurai trois mille lecteurs »; mais « qu'arri- verait:il si tout le monde lisait ce que j'écris? » Il se rappelle la phrase de Mosca devant la berline qui emportait Fabrice et Sanseverina: « Si le mot d'Amour vient a surgir entre eux, je suis perdu. » Il sait quill est "homme qui nomme ce qui n'a pas encore été nommé ou ce qui n’ose dire son nom, il sait guil fait « surgir » le mot d'amour et le mot de haine cet avec eux l'amour et la haine entre des hommes qui navaient pas encore décidé de leurs sentiments. Il sait gue les mots, comme dit Brice Parain, sont des « pistolets charges ». Sl parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme tun enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d'entendre les détonations. Nous tenterons plus loin de determiner ce que peut étre le but de la littérature. Mais dés & présent nous pouvons conclure que l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singu- lirement homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis 8 nu leur entire responsabilité. Nul n'est censé ignorer la loi parce quill y a un code et que la loi est chose écrite aprés cela, libre a vous de lenfreindre, mais vous, saver. les risques que vous courez. Pareillement la 29 fonction de Véerivain est de faire en sorte que nul ne suisse ignorer le monde et que nul ne s‘en puisse dire Fnnocent. Et comme il s'est une fois engage dans univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu'il ne sache pas parler : si vous entrez dans I'univers des significations, il n'y a plus rien a faire pour en sortir; qu'on laisse les mots s‘organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrase contient le lan: gage tout entier et renvoie a tout l'univers; le silence méme se definit par rapport aux mots, comme la pause, en musique, recoit son sens des groupes de hotes qui l'entourent. Ce silence est un moment du langage: se taire ce n’est pas étre muet, c'est refuser de parler, donc parler encore. Si done un écrivain a choisi de se taire sur un aspect quelconque du monde, ou selon une locution qui dit bien ce qu'elle veut dire de le passer sous silence, on est en droit de lui poser lune troisieme question : pourquoi as-tu parlé de cect plutét que de cela et — puisque tu parles pour changer — pourquoi veux-tu changer ceci plutot que cela? Tout cela nempéche point qu'il y ait la mar d’écrire. On n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d'une certaine fagon. Et le style, bien sir, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inapergu. Puisque les ‘mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres dépolies. La beauté n’est ici qu'une force douce et insensible. ‘Sur un tableau elle éclate d’abord, dans un livre elle se cache, elle agit par persuasion comme le charme d'une voix ou d'un visage, elle ne contraint pas, elle incline sans qu'on s'en doute et l'on croit céder aux arguments quand on est sollicité par un charme qu’on 30 ne voit pas. L'étiquette de la messe n'est pas la foi, elle y dispose; 'harmonie des mots, leur beauté, l'équili- bbre des phrases disposent les passions du lecteur sans quill y prenne garde, les ordonnent comme la messe, comme la musique, comme une danse; s'il vient & les considérer par eux-mémes, il perd le sens, il ne reste que des balancements ennuyeux. Dans la prose, le plaisir esthétique n’est pur que s'il vient par-dessus le ‘marché, On rougit de rappeler des idées si simples, mais il semble aujourd'hui qu'on les ait oubliées. Viendrait-on sans cela nous dire que nous méditons Vassassinat de la littérature ou, plus simplement, que Vengagement nuit a l'art d’écrire? Si la contamina- d'une certaine prose par la poésie n’avait brouillé les idées de nos critiques, songeraient-ils & nous attaquer sur la forme quand nous n’avons jamais parlé que du fond? Sur la forme il n'y rien & dire par vance et nous n’avons rien dit : chacun invente la sienne et on juge aprés coup. Il est vrai que les sujets proposent le style : mais ils ne le commandent pas; il n'y en a pas qui se rangent a priori en dehors de Wart littéraire. Quoi de plus engagé, de plus ennuyeux que le propos d’attaquer la Société de Jésus ? Pascal en a fait Les Provinciales. En un mot, il s‘agit de savoir de quoi l'on veut écrire : des papillons ou de la condition des Juifs. Et quand on le sait, il reste a décider ‘comment on en écrira. Souvent les deux choix ne font qu‘un, mais jamais, chez les bons auteurs, e second ne précéde le premier. Je sais que Giraudoux disait : « La seule affaire c'est de trouver son style, l'idée vient apres. » Mais il avait tort : l'idée n’est pas venue. Que si Yon considére les sujets comme des problémes toujours ouverts, comme des sollicitations, des 3 attentes, on comprendra que V'art ne perd rien a engagement ; au contraire; de méme que la physique soumet aux mathématiciens des probleémes nouveaux. ‘ui les obligent & produire un symbolisme neuf, de méme les exigences toujours neuves du social ou de la rmetaphysique engagent lartiste & trouver une langue neuve et des techniques nouvelles. Si nous n’écrivons plus comme au xvi siecle, c'est bien que la langue de Racine et de Saint-Evremond ne se préte pas a parler des locomotives ou du prolétariat. Aprés cela, les puristes nous interdiront peut quand {tends la ‘main pour prendre la plume, je a4 qu'une conscience glsante et oscure de on geste: est la plume qe e vos; ais Thornme est aliene parses fins. La posse renverse le rapport: le monde et les ‘hoses passent a inessetil, deviennent prétete 3 Vacte qui devient Sa propre fin. Le vase est la pour que a jeune fille it legate eracieux ene remplisant la guerre de Tote pour qu Hector et Achille vent fe combat heroigue. Laction, detache de ses buts qui s'estompent, devient proursse ou danse. Cependant, pour indifferent qui st a Succes de Fentreprise le potte, avant lens siecle, reste accord avec Ta soste dans son ensembles il use pas di langage pour la fn que poursul ls prose, mais i ut fat la meme confiance que le prostear ‘Apeés Tavenement de la societe bourgeois, le poe fait font commun avec le prosateur pour la declarer invivable. I! sagt an toujours pour lui de ener le mythe de "homme, mais il passe de la magic blanche Ala. magie noire. Lltomme est toujours présente Comme lai absolve, mais parla reste de son entrepriv il elise dans une collctiviteuttalre. Ce qui est Varrerepan de son ace, ft ul permetra le passage eu rythe, ce eet done pls le succes, ‘als Techee: Lethee seul, en arrtant commen Gran a sete infinie Geses projets, le rend a lovmeme, dans sa pureté. Le monde demeure Finessnnch, mais est le, maintenant, comme pretexte a la defaite Li ialite de Ia chose c'est de renvoyer homme 3 soi en lu barrant Ia'route,H ne sept pas, dailleus, d'ntrocure arbtrairement la defate et la ruine dans Te cours du monde, mais plutot de n'svoir ‘yeux que pour elles, Lentreprise humaine a deux visages lle est & la fos reusste et éehce. Pour la pense, le schema dilectique est insutfisant! faut assouplir encore notre vocabulaire et les cadres de hotre raison. Jesaleral quelque jour de derive cetecrange realté, Histoire, qui nest ot objective, ni jamais tout fait subjective, ola Galectique es contests, peactrce,comrocee par une sorte 'antidia- Isetigue, pourtnt dalectique encore. Mais CestVaffaire du philo- soph: ordinairement Ton ne consider pas les deux faces du Janus; homme d'action voit Tune et le potte voit Yautre. Quand les instruments sont brits, hors dsage, les plans dejoues, les efforts inutile, le monde apparalt dune fraicheurenfantine et terible, sans pints dappui, sans chemins. I le maximum de realite parce qu'il ‘st cerasant pour homme et, comme action en tout eas genralise, fa defaite rend aux choses leur ralite indviduelle. Mais, par un renversement attend, Iechee considere comme fin demiere est la fois contesation et appropriation de cet univers. Contestation parce ‘que homme wa miowr que ce qui erase pe contest pls les hoses dans leur «pou de éalite »commme Fingénieur ou le capitaine tals ay contraire dans leur tropplein de ralit, par son existence mime de vainey; ile le remords du monde, Appropriation parce que le monde, en cessant déire Toutil de la reusite, devient, Finstrument de chee. Le voila parcouru d'une obscure fnait c'est ton conficient dadversite qui tert, dautant plus hurain quill est plas hostile Vhomme. Léchoeluieméme se retourne en salut, Non ful nous fase acceder & quelques audeld: mais de luiméme il Bascule ct se métsmorphone. Par exemple le langage poctique surgi sur les ruines de Ia pre. Si est val que la parole soit une tahisen {tae [a communication soit Impossible, alors chaque mt, par Tu fnéme, recouvre son indwvidualite, devient tnstrument de notre ‘late et rseleur de Vincommunicable. Ce ses pas qui alt autre a cose & commorinuer mals a commnicton de a prose ayant ‘Shout cent eens mie mt qu devin Iincramaniable put Sin chs de fn ommaniation Seven sgn de eam m ticles et projet user es roscoe fot pace In pure Invidon desired a pac Nous retruron ome la ee tion que oe avon tee ds Psa ts Temps Mooney, tats dan la perspective ps generale en valoraton able de Tees, qi me port Tattoe engle dela pote contro: ‘ane A ter an ue ee cho cofere su pose ane foc tos precise cans in cllcvite’ dany une soe tes tere ou gis ech ext mang par stow cups par ln Rlisions dans ue sote moins inert aque, comme sot ten Sra tes cst a Ta pone de leer Ls pai cent qi per sane Ee pote autenigne cost de peri naih r pu gapr Derecho pose sncmporaine. Lise pest dates rns de lapse Ce test po seg demote fer ens oe In ide Fen veut sbsolumentparer de engagement ptt, dis que at Thome aur sengnge 8 perdreCost le stm poe de ce tuiznon, de ete mation Gont i wets try et gu tribe jour une trenton Ge Fexecuraloreuc ces om ‘hove I phi prlond: non pu a comsguece ras Ia sur focal e crn Ge Vache toul Se Tenrepse homaioe $arenge pour cheer dans se propre vie afin de emoene, pars ‘ae singles, dea dteie Buri co geéral I Cone one, Somme oot von, equ ait aust ke proatur Mal ln comer thon dea prone fit pom ue pls Brande esate led a imc tn ee deca releate iia deh ou, dans one pose, une cert ors de prose, cence de tea, et preter ec reiproqurment pov phar sich refeme toys un pew Ge Pore, eesti une Eerie forme chor: socom protcur meme fps ce, ‘Tener our faite qu eu diel dit opow ps ate, chaque hrs eat st parc un nq asume pas on one: pa me Singular’ ml comme Valery mont ne pout compress on ‘oot jana fone As chau rote eraplyesimuancent ur om ses cla teil et pour rises aon obscure Simi presque pur an pysovomic. Ce h qr eee es Saisie. "Er do ns te somes pen sur Te plan la omrmmcaton concert assur cel Gea rice e Gu harder ‘cpr dela pron sot poetics parce ls marque srt, 4B ct cst pour plus de last que jai cnn les eas entrées de a pure prose et el pode pure Len ode pos conelre tutto {lv peut pater dela posse la prone parune serie contin de tunes intermediates, $1 le prosatcur veut trop choyer Tes mots, Teidos «pros = se brio et nous tombone da le galmatis. 8 Te prcteraconte cxpigue ou enacigne Ia psi devin prosatue ia perdu a porte Ht yagi de structures complexes, impure ais bien mice " POURQUOI ECRIRE? Chacun a ses raisons : pour celui-ci, Yart est une fuite; pour celui-la, un moyen de conquérir. Mais on peut fuir dans un’ermitage, dans la folie,-dans la mort; on peut conquérir par les armes. Pourquoi justement écrire, faire par écrit ses évasions et ses conquétes? Cest qu'il y a, derriére les diverses visées des auteurs, un choix plus profond et plus immédiat, ui est commun a tous. Nous allons tenter d’élucider ce choix et nous verrons si ce n'est pas au nom de leur choix méme d’écrire qui faut réclamer engagement des écrivains, Chacune de nos perceptions s‘accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », Crest-a-dire que par elle « il ya » de l’étre, ou encore que homme est le moyen par lequel les choses se manifestent; c'est notre présence au monde qui multi- plie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel; grice & nous cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans I'unité d’un paysage Crest la vitesse de notre auto, de notre avion qui 45 organise les grandes masses terrestres; a chacun de nos actes le monde nous révele un visage neuf. Mais si rhous savons que nous sommes les détecteurs de I'étre, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, Croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-til: il n'y a personne d'assez fou rr croire qu'il va s'anéantir. C'est nous qui nous freantvons et la terre demeurera dans a eharie jusqu’a ce qu'une autre conscience vienne I'éveiller. [imei noe certitude interieure dere « dévoilants » s'adjoint celle d'etre inessentiels par rapport a la chose dévoilée. Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde, Cet aspect des champs ou de la ‘mer, cet air de visage que jai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans un écrit, en resserrant les rapports, en. introduisant de ‘ordre la oi il ne s'en trouvait pas, en imposant I'unité de lesprit a la diversite de la chose, jai conscience de les produire, c'est-a-dire que je me sens essentiel par rapport ma création. Mais cette fois-ci, c'est Vobjet créé qui m’échappe : je ne puis dévoiler et produire @ Ia fois. La création passe & Vinessentiel par rapport a activité créatrice D'abord, méme s'il apparait aux autres comme defini tif, Vobjet eréé nous semble toujours en sursis : nous pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot ainsi ne s"impose-t-il jamais. Un peintre apprenti demandait & son maitre : « Quand dois-je considérer ‘que mon tableau est fini? » Et le maitre repondit : «Quand tu pourras le regarder avec surprise, en te disant : * C'est moi qui a fait ca!" » 46 ‘Autant dire : jamais, Car cela reviendrait a considé- rerson ceuvre avec les yeux d’un autre et a dévoiler ce quion a créé. Mais il va de soi que nous avons d’autant moins la conscience de la chose produite que nous avons davantage celle de notre activité productrice. Lorsqu'l s‘agit d'une poterie ou d'une charpente et que nous les fabriquons selon des normes tradition- nelles avec des outils dont lusage est codifie, c'est le fameux + on », de Heidegger qui travaille par nos mains. En ce cas, le résultat peut nous paraitre suffisamment étranger pour tonserver & nos yeux son objectivité. Mais si nous produisons nous-mémes les regles de production, les mesures et les critéres, et si notre élan créateur vient du plus profond de notre caeur, alors nous ne trouvons jamais que nous dans notre ceuvre : cest nous qui avons inventé les lois, d'aprés lesquelles nous la jugeons; c'est notre histoire, notre amour, notre gaieté que nous y reconnaissons quand méme nous la regarderions sans plus y toucher, nous ne recevons jamais delle cette gaieté ou cet amour: nous les y mettons; les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier ne nous semblent jamais objectifs; nous connaissons trop les, procédés dont ils sont les effets. Ces procedés deme rent une trouvaille subjective : ils sont nous-mémes, notre inspiration, notre ruse et lorsque nous cher- chons a percevoir notre ouvrage, nous le créons encore, nous répétons mentalement les opérations qui Yont produit, chacun de ses aspects apparait comme un résultat. Ainsi, dans la perception, Vobjet se donne comme Tessentiel et le sujet comme linessentiel; celui-ci recherche V'essentialité dans la création et 47 Vobtient, mais alors c'est Vobjet qui devient I'inessen- tiel ‘Nulle part cette dialectique n’est plus manifeste que dans l'art d’écrire. Car l'objet littéraire est une trange toupie, qui n‘existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s‘appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer. Hors de la, il n'y a que des tracés noirs sur Te papier. Or I'écrivain ne peut pas lire ce qu'il écrit, au lieu que le cordonnier peut chausser les souliers quill vient de faire, s‘ils sont a sa pointure, et l'archi- tecte habiter la maison qu'il a construite. En lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d'aprés; on attend qu’elles confirment ou qu‘elles infirment ces prévisions; la lecture se compose d'une foule d’hypothéses, de réves suivis de réveils, d’espoirs et de déceptions; les lee- teurs sont toujours en avance sur la phrase qu'ils lisent, dans un avenir seulement probable qui s'écroule en partie et se consolide en partie & mesure quills progressent, qui recule d'une page a l'autre et forme I'horizon mouvant de Vobjet littéraire. Sans attente, sans avenir, sans ignorance, pas d’objectivite. Or Vopération d’écrire comporte une quasi-lecture plicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand les mots se forment sous sa plume, lauteur les voit, sans doute, mais il ne les voit pas comme le lecteur puisqu'll les connait avant de les écrire; son regard n'a pas pour fonction de réveiller en les frélant des mots endormis qui attendent détre lus, mais de contréler le tracé des signes; c'est une mission pure- ‘ment régulatrice, en somme, et 1a vue ici n'apprend rien, saul de petites erreurs de la main. L’écrivain ne 48 prévoit ni ne conjecture : il projette Il arrive souvent qui sattende, qu'il attende, comme on dit, Vinspira tion, Mais on ne s‘attend pas comme on attend les autres; s'il hésite, il sait que Vavenir n'est pas fait, que est lui-meme qui va le faire, et s'il ignore encore ce quill adviendra de son héros, cela veut simplement dire qu'il n'y a pas pensé, qu'il na rien décide alors le futur est une page blanche, au lieu que le futur du lecteur ce sont ces deux cents pages surchargées de mots qui le séparent de la fin. Ainsi V'éerivain ne Fencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bret lui-méme; il ne touche jamais qu’a sa propre subjectivité, Vobjet qu’il crée est hors d’at- teinte, il ne le erée pas pour lui. Si se relit il est deja trop tard; sa phrase ne sera jamais & ses yeux tout fait une chose. Il va jusqu‘aux limites du subjectif mais sans le franchir, il apprécie effet d'un trait, d'une maxime, d'un adjectif bien placé; mais c'est Veffet qu'il feront sur d'autres; il peut Festimer, non le ressenti. Jamais Proust n’a découvert rhomosexua- lité de Charlus, puisqu’il Vavait décidée avant méme @'entreprendre son livre. Et si Youvrage prend un jour pour son auteur un semblant d'objectvite, c'est que les annges ont passé, qu'il I'a oublié, quil n'y entre plus et ne serait sans doute plus capable de I'écrive. Ainsi de Rousseau relisant Le Contrat social a la fin de Test donc pas vrai qu‘on écrive pour soi-méme ce serait le pire échec en projetant ses émotions sur le Papier, & peine arriverait-on a leur donner un prolon- gement languissant. L'acte créateur n'est qu'un ‘moment incomplet ct abstrait de la production d'une ceuvre; si Vauteur existait seul, i pourrait écrire tant 49 quill voudrait, jamais I'aruvre comme objet ne verrait le jour et il faudrait qu'il posat la plume ou désespe- rat. Mais lopération d'éerire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distinets. C'est lef fort conjugue de 'auteur et du lecteur qui fora surgir cet objet concret et imaginaire qu’est 'ouvrage de Yesprit. I n'y a d’art que pour et par autrui La lecture, en effet, semble la synthese de la percep: tion et de la création '; elle pose a la fois V'essentialité du sujet et celle de objet; objet est essentiel parce quil est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu’on doit l'attendre et Vobserver; mais le sujet est essentiel aussi parce qu'il est requis non seulement pour dévoiler l'objet (c'est-a- dire faire qu'ily ait un objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c'est-i-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer a la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement. I ne faudrait pas croire, en effet, que la lecture soit une opération mécanique et qu’il soit impressionné par les signes comme une plaque photo- graphique par la lumiere. S'il est distrait, fatigue, sot, G1ourdi, la plupart des relations lui échapperont, il rarrivera pas a « faire prendre » Vobjet (au sens ot Tron dit que le feu « prend » ou « ne prend pas »); il tirera de Vombre des phrases qui paraitront surgir au petit bonheur. S'il est au meilleur de luieméme, il projetiera au-dela des mots une forme synthetique dont chaque phrase ne sera plus qu'une fonction partielle : le « théme », le « sujet » ou le « sens » Ainsi, dés le départ, le sens n’est plus contenu dans les ‘mots puisque c'est lui, au contraire, qui permet de 50 ‘comprendre la signification de chacun d’eux; et lob: jet littgraire, quoiqu'il se réalise a travers le langage, n'est jamais donné dans le langage: il est, au contraire, par nature, silence et contestation de la parole. Aussi les cent mille mots alignés dans un livre peuvent étre lus un a un sans que le sens de l'ecuvre en jaillisse; le sens n'est pas la somme des mots, il en est la totalité organique. Rien n’est fait sile lecteur ne se ‘met d'emblée et presque sans guide a la hauteur de ce silence. S'il ne l'invente, en somme, et sil n'y place et fait tenir ensuite les mots et les phrases qu'il révelle. Et si l'on me dit quill conviendrait plutot d'appeler cette opération une ré-invention ou une découverte, je répondrai que d'abord une pareille réinvention serait lun acte aussi neuf et aussi original que ‘invention premiere. Et, surtout, lorsqu'un objet n’a jamais existé auparavant, il ne peut s’agir ni de le réinventer ni de le découvrir. Car si le silence dont je parle est bien en effet le but visé par I'auteur, du moins celui-ci ne l'a-til jamais connu; son silence est subjectif et antérieur au langage, c'est absence de mots, le silence indifférencié et vécu de l'inspiration, que la parole particularisera ensuite, au lieu que le silence produit par le lecteur est un objet. Et a l'intérieur méme de cet objet il y a encore des silences : ce que Vauteur ne dit pas. Il s‘agit d’intentions si particu: tres qu’elles ne pourraient pas garder de sens en dehors de l'objet que la lecture fait paraitre; ce sont elles pourtant qui en font la densité et qui lui donnent son visage singulier. C'est peu de dire qu‘elles sont inexprimées : elles sont précisément l'inexprimable. Et pour cela on ne les trouve a aucun moment défini de la lecture; elles sont partout et nulle part: la 51 qualité de merveilleux du Grand Meaulnes, le babylo- nisme d’Armance, le degré de réalisme et de verité de a mythologic de Kafka, tout cela n'est jamais donné ; il faut que le lecteur invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite. Sans doute l'auteur le guide; mais il ne fait que le guider; les jalons quill a posés sont séparés par du vide, il faut les rejoindre, il faut aller au-dela d’eux. En un mot, la lecture est création dirigée. D'une part, en effet, l'objet littéraire n'a d'autre substance que la subjectivité du lecteur Vattente de Raskolnikoff, c'est mon attente, que je lui préte; sans cette impatience du lecteur il ne demeure- rait que des signes languissants; sa haine contre le juge d'instruction qui linterroge, c'est ma haine, sollicitée, captée par les signes, et le juge d'instruction lui-méme, il n’existerait pas sans la haine que je lui porte a travers Raskolnikoff; c'est elle qui I'anime, elle est sa chair. Mais d'autre part les mots sont la ‘comme des pieges pour susciter nos sentiments et les réfléchir vers nous; chaque mot est un chemin de transcendance, il informe nos affections, les nomme, les attribue & tun personnage imaginaire qui se charge de les vivre pour nous et qui n'a d’autre substance que ces passions empruntées; il leur confére des objets, des perspectives, un horizon. Ainsi, pour le lecteur, tout est a faire et tout est déja fait; l'ceuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités pendant quill lit et qu'il crée, il sait qu'il pourrait toujours aller plus loin dans sa lecture, créer plus profondément;; et, par la, Feuvre lui parait ingpuisable et opaque comme les choses. Cette production absolue de qualité qui, au fur ‘et A mesure qu’elles émanent de notre subjectivite, se figent sous nos yeux en objectivités imperméables, 32 nous la rapprocherions volontiers de cette « intuition rationnelle » que Kant réservait a la Raison divine. Puisque la création ne peut trouver son achévernent que dans la lecture, puisque l'artiste doit confier & un autre le soin d'accomplir ce qu'il a eommencé, puis- que c'est & travers la conscience du lecteur seulement quill peut se saisir comme essentiel & son euvre, tout ouvrage litéraire est un appel. Ecrire, c'est faire appel au lecteur pour qu'il fasse passer & l'existence objec- tive le dévoilement que j'ai entrepris par le moyen du langage. Et si Von demande & quoi Vécrivain fait app, Ia réponse est simple. Comme on ne trouve jamais dans le livre la raison suffisante pour que Fobjeesthetique paraisse, mas seulement des solic! tations & le produire, comme il n'y a pas non plus assez dans lesprit de l'auteur et que sa subjectivi dont il ne peut sortir, ne peut rendre raison du passage 8 Vobjctivite, apparition de Veuvre dart est un svénement neuf qui ne saurait sexpliquer par les données antérieures. Et pusque cette creation dirigee est un commencement absolu, elle est done opérée par ie tiberte du lecteur en ce que cete lberé de pus pur. Ainsi l'écrivain en appelle a la liberté du lecteur pour qu‘ele collabore a la production de son ouvrage. On dira sans doute que tous les outils s‘adressent & notre liberté, puisqu'ils sont les instruments d'une action possible t que, en cela, suv dart west pas spécifique. Et il est vrai que loutil est lesquisse figée dFune operation. Mas il demeure au niveau de Fimpé- ratif hypothétique : je puis utiliser un marteau pour clouer une cise ou pour asommer mon visin. Tant ue je le considére en lui-méme, il n'est pas un appel a tna Ibert ne me place pas en face delle, H vise 33 plutot a la servir en remplagant invention libre des Tmoyens par une succession réglée de conduites tradi tionnelles. Le livre ne sert pas ma liberte: il la requiert. On ne saurait en effet sadresser a une liberté en tant que telle par la contrainte, la fascination ou les suppliques. Pour l'atteindre, il n'est qu'un procédé : la reconnaitre d'abord, puis lui faire confiance; enfin exiger delle un acte, au nom delle-méme, 'est-a-dire au nom de cette confiance qu'on lui porte. Ainsi le livre n'est pas, comme loutil, un moyen en vue d'une fin queleonque : il se propose comme fin a la liberté dd lecteur. Et expression kantienne de « finalité sans fin » me parait tout a fait impropre a designer I'euvre dart. Elle implique, en effet, que Vobjet esthétique présente seulement Vapparence d'une finalité et se borne a solliciter Ie jeu libre etréglé de Imagination, Cest oublier que ‘imagination du spectateur n'a pas seulement une fonetion régulatrice mais constitutive; elle ne joue pas, elle est appelée & recomposer l'objet beau par-dela les traces laissées par I'atiste. 'imagi nation, pas plus que les autres fonctions de lesprit, ne peut jouir delle-méme; elle est toujours dehors, to Jours engagée dans une entreprise. Il y aurait finalité sans fin si quelque objet offrait une ordonnance réglée quil invitat a lui supposer une fin alors méme que nous ne pourrions pas lui en assigner. En défi- nissant le beau de cette manitre on pourra — et c'est bien le but de Kant —assimiler la beauté de Vart a la beauté naturelle, puisqu'une fleur, par exemple, pré- sente tant de symétrie, des couleurs si harmonicuse des courbes si réguligres qu’on est immédiatement tenté de chercher une explication finaliste & toutes ces propriétés et d'y voir autant de moyens disposes en 34 ‘yue d'une fin inconnue. Mais Notes 1. en ext de méme a des deers i e ne & des degrés divers pour Vattitude du specter en face Us autres eres dar able, mph, 2. Dans la vie pratique, chaque moyen est susceptible tre pris pour fin, des lors qu'on fe recherche, et chague fn se revele moyen ‘Tattindee une autre Bn On s'est emu de cette demicre remarque. Je demande donc ‘qu'on me cite un seu ban roman dont le popes expres ft de servi 8 oppression; se af eri cote fen ty cote ks No contre les cuvrcrs, contre les peuples colonise « Sil ny en a pas dire-on, ce st pas une raison pour qu'on nen crve pas un jour. «| ‘Mats vous avoue lorsque vous es un theorcien abstrait. Vous, pas moi Car c'est au nom de votre conception abstraite de art que vous afirmez la posibilite un fat qu nest jamais produit su licw que Je me borne 4 proposer une explication pour un fat reconnu, B aa POUR QUI ECRIT-ON? A premiére vue, cela ne fait pas de doute : on écrit pour le lecteur universel; et nous avons vu, en effet, que l'exigence de I’écrivain s‘adresse en principe & ‘ous les hommes. Mais les descriptions qui précédent sont idéales. En fait ’écrivain sait qu'il parle pour des libertés enlisées, masquées, indisponibles; et sa liberté méme n'est pas si pure, il faut qu'il la nettoie ; il écrit aussi pour la nettoyer. Il est dangereusement facile de parler trop vite des valeurs éternelles : les valeurs éternelles sont fort décharnées. La liberté meme, si on la considére sub specie eternitatis, parait tun rameau desséché : car elle est, comme la mer, toujours recommencée; elle n'est rien d’autre que le mouvement par quoi perpétuellement on s'arrache et se libere. Il n'y a pas de liberté donnée; il faut se conquérir sur ies passions, sur la race, sur la classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres hommes. Mais ce qui compte, en ce cas, c'est la figure singuligre de obstacle a enlever, de la résistance & vaincre, c'est elle qui donne, en chaque circonstance, sa figure & la liberté. Si 'écrivain a choisi, comme le veut Benda, de 75 radoter, il peut parler en belles périodes de cette Tiberté éternelle que réclament a la fois le national- socialisme, le communisme stalinien et les democra ties capitalistes. Il ne génera personne : il ne s'adres- sera a personne : on lui a accordé davance tout ce quill demande. Mais cest un réve abstrait, qu'il le Yeuille ou non et méme s'il guigne deslauriers éterels, V'écrivain parle & ses contemporains, & ses compatriotes, a ses freres de race ou de classe. On n'a pas assez remarqué, en eflet, qu'un ouvrage de esprit est naturellement allusif. Méme si le propos de l'au- teur est de donner la représentation la plus complete de son objet, il n'est jamais question qu'il raconte tout, il sait plus de choses encore qu'il n’en dit. Cest que le langage est ellipse. Si je veux signaler & mon voisi 4quiune guépe est entrée par Ia fenétre, il n'y faut pas de longs discours. « Attention! » ou « la! » —un mot, sulffit, un geste — dés qu'il la voit, tout est fait. A Supposer qu'un disque nous reproduisit sans commen- taires les conversations quotidiennes d'un ménage de Provins ou d'Angouléme, nous n'y entendrions rie y manquerait le contexte, c'est-i-dire les souvenirs communs et les perceptions communes, la situation du couple et ses entreprises, bref le monde tel que chacun des interlocuteurs sait qu'il apparait a Vautre. Ainsi de la lecture : les gens d'une meme époque et dune méme collectivité, qui ont vécu les mémes événements, qui se posent ou qui éludent les memes, questions, ont un meme goat dans la bouche, ils ont Tes uns avee les autres une méme complicité et il y a entre cux les mémes cadavres. C'est pourquoi il ne faut pas tant écrite «il y a des mots-lés. Si je raconte Voceupation allemande un public américain, il 16 faudra beaucoup d'analyses et de précautions: je perdrai vingt pages a dissiper des préventions, des réjugés, des légendes; apres il faudra que j‘assure mes positions @ chaque pas, que je cherche dans histoire des Etats-Unis des images et des symboles ‘qui permettent de comprendre la notre, que je garde tout le temps présente & mon esprit la différence entre notre pessimisme de vieux et leur optimisme d’en- fants. Si cris du méme sujet pour des Frangais, nous sommes entre nous : il suffit de ces mots, par exem- ple: «un concert de musique militaire allemande dans le kiosque d’un jardin public », tout est 18 : un aigre printemps, un parc de province, des hommes au crane rasé qui soufflent dans des cuivres, des passants aveugles et sourds qui pressent le pas, deux ou trois auditeurs renfrognés sous les arbres, cetie aubade inutile a la France qui se perd dans le ciel, notre honte et notre angoisse, notre colére, notre fierté aussi. Ainsi le lecteur auquel je m’adresse n’est ni Micromézas ni Vingénu, ni non plus Diew le pére. Il n’a pas Tigno- rance du bon sauvage, & qui l'on doit tout expliquer & partir des principes, ce n’est pas un esprit ni une table rase. II n’a pas non plus omniscience d'un ange ou du Pere Eternel, je lui dévoile certains aspects de Iu vers, je profite de ce qu'il sait pour tenter de lui apprendre ce qu’il ne sait pas. Suspendu entre I'igno- ance totale et la toute-connaissance, il posséde un bagage defini qui varie d’un moment a l'autre et qui sullit a révéler son historicité. Ce n’est point, en effet, tune conscience instantanée, une pure affirmation intemporelle de liberté et il ne survole pas non plus T'histoire : ily est engagé. Les auteurs aussi sont historiques; et c'est précisément pour cela que cer- 7 tains d’entre eux souhaitent échapper a l'histoire par un saut dans l’éternité. Entre ces hommes qui sont plongés dans une méme histoire et qui contribuent pareillement a la faire, un contact historique s'établit par le truchement du livre. Ecriture et lecture sont les deux faces d'un méme fait dhistoire et la liberté & laquelle l'écrivain nous convie, ce n'est pas une pure conscience abstraite d'étre libre. Elle n'est pas, & proprement parler, elle se conquiert dans une situa- tion historique; chaque livre propose une libération concréte a partir d'une aliénation particuliére. Aussi y actil en chacun un recours implicite a des institu- tions, & des meeurs, a certaines formes d ‘oppression et de conflit, & la sagesse et la folie du jour, a des passions durables et a des obstinations passageres, & des superstitions et @ des conquétes récentes du bon sens, a des évidences et a des ignorances, a des fagons particuliéres de raisonner, que les sciences ont mises & Ta mode et qu'on applique dans tous les domaines, & des espoirs, a des craintes, & des habitudes de la ‘sensibilite, de l'imagination et meme de la perception, & des mezurs enfin et a des valeurs recues, & tout un ‘monde que l'auteur et le lecteur ont en commun. C'est ce monde bien connu que l'auteur anime et penetre de ssa liberté, c'est a partir de lui que le lecteur doit ération concréte : il est Valignation, la situation, l'histoire, c'est lui que je dois reprendre et assumer, clest lui que je dois changer ou conserver, ‘pour moi et pour les autres. Car si aspect immédiat de la liberté est négativité, on sait qu'il ne s‘agit pas de la puissance abstraite de dire non, mais d'une négati- vvité coneréte qui retient en elle-méme ce qu'elle nie et sfen colore tout entire. Et puisque les libertés de B Vauteur et du lecteur se cherchent et s'affectent a travers un monde, on peut dire aussi bien que c’est le choix fait par l'auteur d'un certain aspect du monde qui décide du lecteur et réciproquement que c'est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet. Ainsi tous les ouvrages de l'esprit contiennent fen eux-mémes image du lecteur auquel ils sont destinés, Je pourrais faire le portrait de Nathanaél d'aprés Les Nowrritures terrestres : Valiénation dont on Viinvite & se libérer, je vois que c'est la famille, les biens immeubles qu'il posséde ou possédera par héri- tage, le projet utilitaire, un moralisme appris, un theisme étroit; je vois aussi qu'il a de la culture et des loisirs puisqu'il serait absurde de proposer Ménalque en exemple & un manceuvre, & un chémeur, & un Noir des Etats-Unis, je sais qu'il n'est enact par aucun peril extérieur, ni par la faim, ni par la guerre, ni par oppression d'une classe ou d'une race; I'unique péril quill court c'est d’étre victime de son propre milieu, done c'est un Blane, un Aryen, un riche, "héritier d'une grande famille bourgeoise qui vit & une époque relativement stable et facile encore, oii l'idéologie de la classe possédante commence & peine de décliner : précisément ce Daniel de Fontanin que Roger Martin du Gard nous a présenté plus tard comme un admira- teur enthousiaste d’André Gide. Pour prendre un exemple plus proche encore, il est frappant que Le Silence de la Mer, ouvrage qui fut écrit par un résistant de la premiére heure et dont le but est ‘manifeste & nos yeux, n’ait rencontré que de Ihostlité dans les milieux emigrés de New York, de Londres, parfois méme d’Alger et qu’on ait été jusqu’a taxer son auteur de collaborationnisme. C'est que Vercors ne 9 visait pas ce publica. Dans la zone occupée, au contraire, personne n'a douté des intentions de I'au: teur ni de Velficacité de son écrit : il écrivait pour nous. Je ne pense pas, en effet, que l'on puisse délendre Vercors en disant que son Allemand est vrai ‘rais son vieillard francais et sa jeune fille francaise. Karstler a écrit la-dessus de trés bonnes pages : le silence des deux Francais n'a pas de vraisemblance psychologique; il a méme un gout léger d’anachro- hisme: il rappelle le mutisme tetu des paysans patriotes de Maupassant pendant une autre occupa- Vion; une autre occupation avec d'autres espoirs, d'autres angoisses, d'autres moeurs. Quant a Yflicier allemand, son portrait ne manque pas de vie, mais, comme ilva de soi, Vercors, qui, dans le méme temps, Fefusait tout contact avec l'armée d'occupation, V'a fait « de chic » en combinant les éléments probables de ce caractére. Ainsi n'est-ce pas au nom de la vérité fue Ton doit préférer ees images a celles que la propagande des Anglo-Saxons forgeait chaque jour. Mais pour un Francais de la métropole le roman de Vercors en 1941 etait le plus efficace. Quand V'enemi est séparé de vous pour une barritre de feu, vous devez Te juger en bloc comme incarnation du mal: toute guerre est un manichéisme. II est done comprehen: ble que les journaux dAngleterre ne perdissent pas leur temps & distinguer le bon grain de Vivraie dans Tarmée allemande. Mais, inversement, les popula- tions vaincues et occupées, melanées a leurs vain wueurs, reapprennent, par laccoutumance, par les Gets d'une propagande habile, oles consiérer comme des hommes, Des hommes bons ou mauvais: bons ef mauvais a la fois. Une ceuvre qui leur eit 80 présenté les soldats allemands en 41 comme des ogres eat fait rire et manque son but. Des la fin de 42, Le Silence de la Mer avait perdu son efficace : c’est que la ‘guerre recommencait sur notre territoire : d'un coté, propagande clandestine, sabotages, deraillements, attentats; de Pautre, couvre-feu, déportations, empri sonnements, tortures, exécutions dotages. Une invisi ble barriére de feu séparait & nouveau les Allemands des Francais; nous ne voulions plus savoir si les Allemands qui arrachaient les yeux et les ongles & nos amis étaient des complices ou des victimes du nnazisme en face d’eux il ne suffisait plus de garder un silence hautain, ils ne leussent pas toléré d’ailleurs : & ce tournant de la guerre, il fallait étre avec eux ou contre eux; au milicu des bombardements et des massacres, des villages brilés, des déportations, le roman de Vercors semblait une idylle : il avait perdu son public. Son public c’était I"homme de 41, humilié par la défaite, mais surpris par la courtoisie apprise de l'cccupant, sincérement désireux de la paix, terrifié par le fantme du bolchevisme, égaré par les discours de Pétain. A cet homme-la, il était vain de présenter les Allemands comme des brutes sanguinaires, il fallait lui concéder, au contraire, qu'ils puissent étre polis et méme sympathiques, et puisqu'll avait décou- vert avec surprise que la plupart d'entre eux étaient ‘« des hommes comme nous », il fallait lui remontrer que, méme en ce cas, la fraternité était impossible, que les soldats étrangers étaient d’autant plus mal heureux et plus impuissants quiils semblaient plus sympathiques et qu'il faut lutter contre un régime et contre une idéologie néfastes méme si les hommes qui nous les apportent ne nous paraissent pas mauvais. Et 81 comme on s'adressait en somme a une foule passive, comme il y avait encore assez peu d'organisations importantes et qu‘elles se montraient fort précaution- heuses quant & leur recrutement, la seule forme opposition qu’on pouvait réclamer de la population, ‘était le silence, le mépris, Yobeissance forcée et qui témoigne de l'étre. Ainsi le roman de Vercors defi son public; en le definissant, il se définit Iui-m veut combattre, dans l'esprit de la bourgeoisie fran- aise de 41, les effets de Ventrevue de Montoire. Un an et demi aprés la défaite, il était vivant, virulent, efficace. Dans un demi-sicle il ne passionnera plus personne. Un public mal renseigné le lira encore ‘comme un conte agréable et un peu languissant sur la guerre de 1939. II parait que les bananes ont meilleur goitt quand on vient de les cueillir: les ouvrages de Fesprit, pareillement, doivent se consommer sur place. On sera tenté de reprocher sa vaine subtlité et son caractére indirect & tout essai pour expliquer un ouvrage de l'esprit par le public auquel il s'adresse. Nest pas plus simple, plus direct, plus rigoureux de prendre pour facteur déterminant la condition méme de l'auteur? Ne convient-il pas de s'en tenir a la notion tainienne du « milieu»? Je répondrai que explication par le milieu est en effet determinante + milicu produit l'écrivain; c'est pour cela que je n'y crois pas. Le public appelle au contraire, c'est-é-dire quill pose des questions a sa liberté. Le milieu est une vis a tergo; le public au contraire est une attente, un vide & combler, une aspiration, au figure et au propre En un mot, c'est fauire. Et je suis si loin de repousser explication de V'aeuvre par la situation de homme 82 gue j'ai toujours considéré le projet d’écrire comme le libre depassement d'une certaine situation humaine et ‘orale. En quoi d'ailleurs, il n'est pas diflérent des autres entreprises. « Jallais, écrit Etiemble dans un article plein d'esprit mais un peu superficie’, reviser ‘mon petit dictionnaire, quand le hasard me mit sous le nez trois lignes de Jean-Paul Sartre : * Pour nous, en effet, l'écrivain n'est ni Vestale, ni Ariel. Il est dans Te coup quoi quil fasse, marque, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. * Etre dans le coup, dans le bain. Je reconnaissais & peu prés le mot de Blaise Pascal : * Nous sommes embarqués. ” Mais du coup je voyais engagement perdre toute valeur, réduit soudain au fait le plus banal, au fait du prince et de l'esclave, a la condition humaine. » Je ne dis pas autre chose. Seulement Etiemble fait Yétourdi. Si tout homme est embarqué cela ne veut point dire qu'il en ait pleine conscience; la plupart ppassent leur temps & se dissimuler leur engagement. Cela ne signifie pas nécessairement quiils tentent des évasions dans le mensonge, les paradis artificiels ou la vie imaginaire : il leur suffit d’obscurcir leur lanterne, de voir les tenants sans les aboutissants ou T'inverse, d’assumer la fin en passant les moyens sous silence, de refuser la solidarité avec leurs pareils, de se réfugier dans Vesprit de sérieux, d'dter ala vie toute valeur en la considérant du point de vue de la mort, et en méme temps, toute horreur a la mort en la fuyant dans la banalité de la vie quotidienne, de se persuader, sils sont d'une classe d'oppresseurs, quon échappe a sa classe par la grandeur des sentiments et, s'ls sont parmi les opprimés, de se dissimuler leur complicité avec les oppresscurs en soutenant qu’on peut rester 83 libre dans les chaines si l'on a du godt pour la vie imtérieure. A tout cela les écrivains peuvent av Fevours comme ls autres, Il y na, et cst le plus ind nombre, qui fournissent tout un arsenal foes ou lecteur qui veut dormir tanguile Je dial qu'un écrivain est engage lorsqu'll tache & prendre la conscience la plus lucide, et la plus entitre d'etre embarqué, cest-a-dire lorsqu’ll fait passer pour lui et, pour les autres I'engagement de la spontanéité immé- diate au réfléchi, L’éerivain est médiateur par excel- lence et son engagement c'est la mediation. Seule ‘ment s'il est vrai qu'il faut demander des comptes & son ceuvre a partir de sa condition, il faut se rappeler aussi que sa condition n’est pas seulement celle d'un homme en général mais précisément aussi d'un écri- vain. Il est Juif peutétre, et Tehéque et de famille paysanne, mais cest un écrivain juif, un écrivain cheque et de souche rurale. Lorsque j'ai tenté, dans tun autre article, de définir la situation du Juif, je n'ai trouvé que ceci :« le uifest un homme que les autres hommes considérent comme juif et qui a pour obliga- tion de se choisir lui-méme & partir de la situation qui Tuvest faite ». Car ily a des qualités qui nous viennent ‘uniquement par les jugements d’autrul. Dans le cas de Técrivain, le cas est plus complexe, car nul n'est obligé de se choisir éerivain. Aussi la liberté estelle & Torigine : je suis auteur d’abord par mon libre projet décrire, Mais tout aussitot vient cect : c'est que je eviens un homme que les autres hommes considérent comme écrivain c'est-a-dire qui doit répondre & une certaine demande et que Ion pourvoit de gré ou de force d'une certaine fonetion sociale. Quelle que soit la partie qu'il veuille jouer, il faut la jouer & partir de la 84 représentation que les autres ont de lui. II peut vouloir modifier le personnage que l'on attribue a l'homme de lettres dans une société donnée; mais pour le changer i faut qu'il s'y coule d’abord. Aussi le public inter- vient, avec ses meeurs, sa vision du monde, sa concep- tion de la société et de la littérature au sein de la société; il cerne I'écrivain, il investit et ses exigences impéricuses ou sournoises, ses refus, ses fuites sont les données de fait a partir de quoi l'on peut construire lune ceuvre. Prenons le cas du grand écrivain noir Richard Wright. Si-nous considérons seulement sa condition d’komme, c'est-a-dire de « négro » du Sud des Etats-Unis transporté dans le Nord, nous conce- vrons tout de suite qu'il ne puisse écrire que des Noirs ou des Blancs vus par les yeux des Noirs. Peut-on supposer un instant qu'il accepte de passer sa vie dans la contemplation du Vrai, du Beau et du Bien éternel, quand 90 p, 100 des négres du Sud sont pratiquement privés du droit de vote ? Et si 'on parle ici de trahison de clere, je réponds qu'il n'y a pas de cleres chez. les opprimés. Les clercs sont nécessairement les parasites des classes ou des races qui oppriment. Si done un Noir des Etats-Unis se découvre une vocation d'écri- vain, il découvre en meme temps son sujet : il est homme qui voit les Blancs du dehors, qui s'assimile la culture blanche du dehors et dont chaque livre montrera V'alignation de la race noire au sein de la société américaine. Non pas objectivement, a la maniére des réalistes, mais passionnément et de maniére & compromettre son lecteur. Mais cet examen laisse indéterminée la nature de son ceuvre : il pour- rait étre un pamphlétaire, un auteur de blues, le ‘Jérémie des négres du Sud. Si nous voulons aller plus 85 loin, il faut considérer son public. A qui done Richard Wright s‘adresse-til? Certainement pas & l'homme universe! : il entre dans la notion d’homme universel cette caractéristique essentielle qu'il n'est engage dans aucune époque particuliére et qu'il ne s'émeut ni plus ni moins sur le sort des négres de Louisiane que sur celui des esclaves romains du temps de Spartacus. L’homme universel ne saurait penser autre chose que les valeurs universelles, il est affirmation pure et abstraite des droits imprescriptibles de homme. Mais Wright ne peut songer non plus destiner ses livres aux racistes blanes de Virginie ou de Caroline, dont le siege est fait d’avance et qui ne les ouvriront pas. Ni aux paysans noirs des bayous, qui ne savent pas lire. Et s‘il se montre heureux de l'accueil que Europe réserve a ses livres, il est manifeste, cepen- dant, qu'il n'a pas songe d’abord, en les écrivant, au public européen. L’Europe est loin, ses indignations sont inelficaces et hypocrites. On ne peut pas attendre beaucoup des nations qui ont asservi les Indes, |'Indo- chine, 'Afrique noire. Il suffit de ces considérations pour définir ses lecteurs : ill s'adresse aux Noirs ccultivés du Nord et aux Américains blancs de bonne volonté (intellectuels, démocrates de gauche, radi- ccaux, ouvriers syndiqués du C10). Ce’ n'est pas quill ne vise & travers eux tous les hommes : mais il les vise a travers eux : de meme que la liberté éternelle se laisse entrevoir a I'horizon de la libération historique et concréte qu'il poursuit, de méme I'universalité du genre humain est a 'horizon du groupe concret et historique de ses lecteurs. Les paysans noirs analphabetes et les planteurs du Sud Feprésentent une marge de possibilités abstraites 86 autour de son public réel : apres tout un illettré peut apprendre a lire; Black Boy peut tomber entre les mains du plus obstine des négrophobes et lui dessiller les yeux. Cela signifie seulement que tout projet +humain dépasse ses limites de fait et sétend de proche en proche jusqu’a I'infini. Or il est & remarquer qu'il existe au sein de ce public de fait une cassure pronon- cée. Pour Wright les lecteurs noirs représentent la subjectivité. Meme enfance, mémes difficultés, mémes complexes : ils comprennent a demi-mot, avec leur coeur. En cherchant séclairer sur sa situation personnelle, il les éclaire sur eux-mémes. La vie qu'ils ménent au jour le jour, dans Vimmédiat, et qu’ils souffrent sans trouver de mots pour formuler leurs souffrances, il la médiatise, il la nomme, il la leur montre : il'est leur conscience et le mouvement par lequel il s’sleve de l'immeédiat a la reprise réflexive de sa condition est celui de toute sa race. Mais, quelle que soit la bonne volonté des lecteurs blancs, ceux-ci représentent I'Autre pour un auteur noir. Ils n’ont pas vécu ce quill a vécu, ils ne peuvent comprendre la condition des négres qu’ la limite d’un effort extreme et en s'appuyant sur des analogies qui risquent & chaque instant de les trahir. D’autre part, Wright ne les connait pas tout a fait : c'est du dehors seulement qu'il concoit leur orgueilleuse sécurité et cette tran- quille certitude, commune & tous les Aryens blancs, que le monde est blanc et quils en sont les proprié- taires. Pour les Blancs, les mots quill trace sur le papier n’ont pas le méme contexte que pour les Noirs il faut les choisir au jugé, puisqu'l ignore les réso- nnances qu'ils trouveront dans ces consciences étran- géres, Et, quand il leur parle, sont but mi 87 change : il s'agit de les comprometire et de leur faire mesurer leurs responsabilites, il faut les indigner et leur faire honte. Ainsi chaque ouvrage de Wright contient ce que Baudelaire edt appelé « une double postulation simultane », chaque mot renvoie a deux ccontextes ; a chaque phrase deux forces s‘appliquent Ta fois, qui déterminent la tension incomparable de son récit, Eat-il parlé aux Blancs seuls, il se fat peut- étre montré plus prolixe, plus didactique, plus inju- rieux aussi; aux Noirs, plus elliptique encore, plus complice, plus élégiaque. Dans le premier cas, son ‘ceuvre se ft rapprochée de la satire; dans le second, des lamentations prophétiques qu’aux Juifs. Mais Wright, écrivant pour un put dechiré, a su maintenir, & la fois, et dépasser cette déchirure : il en a fait le prétexte d'une ceuvre d'art Liécrivain consomme et ne produit pas, méme s'il a décidé de servir par la plume les intéréts de la communauté. Ses cuvres restent gratuites, donc ines- timables; leur valeur marchande est arbitrairement fixée. A certaines époques on le pensionne, a d'autres, il touche un pourcentage sur le prix de vente de ses livres. Mais pas plus qu’entre le potme et la pension royale sous ancien regime, il n'y a, dans la socicté actuelle, de commune mesure entre Vouvrage de Tsprit et sa rémunération au poucentage. Au fond on ne paie pas 'éerivain : on le nourrit, bien ou mal selon les époques. II ne peut en aller differemment, car son activité est inutile: il n'est pas du tout utile, il est parfois nuisible que la société prenne conscience delle-méme. Car précisément utile se definit dans 88 les cadres d'une société constituée et par rapport a des institutions, des valeurs et des fins deja fixées. Si la societe se voit et surtout si elle se voit vue, ily a, par le fait meme, contestation des valeurs établies’ et du régime : lécrivain lui présente son image, il la somme de l'assumer ou de se changer. Et, de toute facon, elle change; elle perd 'équilibre que lui donnait l'igno- rance, elle oscille entre la honte et le cynisme, elle pratique la mauvaise foi; ainsi l’éerivain donne a la société une conscience malheureuse, de ce fait il est en perpétuel antagonisme avec les forces conservatrices ui maintiennent I'équilibre qu'il tend a rompre. Car le passage au médiat qui ne peut se faire que par négation de l'immeédiat est une perpétuelle révolution. Seules, les classes dirigeantes peuvent se permettre le luxe de rétribuer une activité aussi improductive et aussi dangereuse, et si elles le font, c'est a la fois tactique et malentendu. Malentendu pour la plupart dégagés des soucis matériels, les membres de l'elite dirigeante sont suffisamment libérés pour désirer prendre d’eux-mémes une connaissance réflexive: ils veulent se récupérer et chargent artiste de leur présenter leur image sans se rendre compte qu'il leur faudra ensuite I'assumer. Tactique chez, quelques-uns, qui, ayant reconnu le danger, pensionnent Vartiste pour controler sa puissance destructrice. Ainsi l'éeri- vain est-il un parasite de « élite » dirigeante. Mais, fonctionnellement, il va a l'encontre des intéréts de ‘ceux qui le font vivre®. Tel est le conflit originel qui definit sa condition. Parfois le confit est manifeste. On parle encore de ces courtisans qui firent le succés du Mariage de Figaro quoiqu'il sonnat le glas du régime, D'autres fois il est masqué, mais il existe 89 toujours parce que nommer c'est montrer et que monter c'est changer. Et comme cette activité de contestation, qui nuit aux intéréts établis, risque, pour sa trés modeste part, de concourir & un change- ment de régime, comme, d'autre part, ces classes ‘opprimées n‘ont ni le lois ni le goat de lire, 'aspect ‘objectif du conflit peut s‘exprimer comme un antago- hime entre les foreesconservatrices ou public réel de Vécrivain et les forces progressistes ou public virtuel. Dans une société sans classes et dont la structure interne serait la révolution permanente, Iécrivain pourrait étre médiateur pour fous et sa contestation de principe pourrait précéder ou accompagner les chan- jgements de fait. C’est a mon avis le sens profond qu‘on doit donner a la notion dautocritique. L'élargissement de son public réel jusqu’aux limites de son public virtuel opérerait dans sa conscience une réconcilia- tion des tendances enemies, la littérature, entigre- ‘ment libérée, représenterait la négativité, en tant que ‘moment nécessaire de la construction. Mais ce type de société, & ma connaissance, n’existe pas pour le moment et ‘on peut douter qu'il soit possible. Le conflit demeure donc, il est Vorigine de ce que je rnommerais les avatars de I’écrivain et de sa mauvaise Tl se réduit & sa plus simple expression lorsque le public virtuel est pratiquement nul et que I’écrivain au lieu de rester en marge de la classe privilégiée est absorbé par elle. En ce cas la littérature s‘identifie avec lidéologie des dirigeants, la médiation s‘opére au sein de la classe, la contestation porte sur le detail et se fait au nom des principes incontestés. Cest par exemple ce qui se produit en Europe aux environs duu 90 TT TIT OT xm sicle: le clere écrit exclusivement pour les cleres. Mais il peut garder une bonne conscience parce qu'il y a divorce entre le spirituel et le temporel. La Révolu- in chrétienne a amené l'avenement du spirituel, cesta-dire de lesprit Iui-méme, comme négativité, contestation et transcendance, perpétuelle construc: tion, par-dela le régne de la Nature, de la cité anti naturelle des libertés. Mais il était nécessaire que ce pouvoir universel de dépasser l'objet fat rencontré dabord comme un objet, que cette négation perpé- tuelle de la Nature appardt en premier lieu comme nature, que cette faculté de créer perpétuellement des idéologies et de les laisser derriére soi sur la route s‘incarnat pour commencer dans une idéologie parti- culiére. Le spirituel, dans les premiers siécles de notre ere, est captif du christianisme ou, si Yon préfere, le christianisme c'est le spirituel lui-méme mais aliéné. Cest Vesprit qui est fait objet. On congoit dés lors, qu'au lieu d'apparaitre comme lentreprise commune et toujours recommencée de tous les hommes, il se manifeste d'abord comme la spécialité de queiques- uns. La société du moyen age a des besoins spirituels et elle a constitué pour les desservir un corps de spécialistes qui se recrutent par cooptation, Nous considérons aujourd'hui la lecture et I’écriture comme ds droits de homme et, en méme temps, comme des moyens de communiquer avec 'Autre, presque aussi naturels et spontanés que le langage oral; c'est pour quoi le paysan le plus inculte est un lecteur en puissance. Du temps des cleres, ce sont des techniques strictement réservées aux professionnels. Elles ne sont pas pratiquées pour elles-mémes, comme des exer- ices de esprit, elles n’ont pas pour but de faire ot accéder a cet humanisme large et vague qu’on appel- lera plus tard « les humanités »; elles sont unique- ment des moyens de conserver et de transmettre Vidéologie chrétienne. Savoir lire c'est avoir Voutil niévessaire pour acquérir les connaissances des textes sacrés et de leurs innombrables commentaires ; savoir crite c'est savoir commenter. Les autres hommes niaspirent pas plus & posséder ces techniques profes- sionnelles que nous n’aspirons aujourd'hui & acquérir celle du menuisier ou du chartiste, si nous exercons d'autres métiers. Les barons se reposent sur les clercs du soin de produire et de garder la spiritualité. Par eux-mémes ils sont incapables d'exercer un contréle sur les écrivains, comme fait aujourd'hui le public, et ils ne sauraient distinguer 'herésie des croyances, orthodoxes, s‘ils étaient laissés sans secours. Ils, s'émeuvent seulement quand le pape recourt att bras, séculier. Alors ils pillent et brilent tout, mais c'est seulement parce qu'ils font confiance au pape et qu’ ne dédaignent jamais une occasion de piller. Il est vrai ‘que l'idéologie leur est finalement destinge, a eux et au peuple, mais on la leur communique oralement par les préches et puis I'Eglise a dispose de bonne heure d'un langage plus simple que I’écriture : c'est l'image, Les sculptures des cloitres et des cathédrales, les vitraux, les peintures, les mosaiques parlent de Diew et de I'Histoire Sainte. En marge de cette vaste entreprise d'illustration de la fot, le clere écrit ses chroniques, ses ouvrages philosophiques, ses commentaires, ses potmes; il les destine ses pairs, ils sont contrélés par ses supérieurs. Il n’a pas a se préoccuper des effets que ses ouvrages produiront sur les masses puisqu'il est assuré d’avance qu’elles n’en 2 auront aucune connaissance: il ne saurait non plus vouloir introduire le remords dans la conscience d'un feodalpillard ou felon : la violence est illetirée. Il ne s'agit done pas pour lui de renvoyer au temporel son image, ni de prendre parti, ni de dégager le spirituel de Vexpérience historique par un effort continu, Mais, tout au contraire, comme I’écrivain est d’Eglise, comme l'Eglise est un immense collége spirituel qui prouve sa dignité par sa résistance au changement, comme l'histoire et le temporel ne font qu’un et que la spiritualité se distingue radicalement du temporel, comme le but de la cléricature est de maintenir cette distinction, c'est-a-dire de se maintenir comme corps spécialisé cn face du sigcle, comme en outre I'écono- mic est si fragmentée et les moyens de communication sirares et si lents que les événements qui se déroulent ‘en une province ne touchent aucunement la province yoisine et qu'un monastére peut jouir de sa paix particuliére, tout de méme que le héros des Achar- rniens, pendant que son pays est en guerre, l'écrivain a pour mission de prouver son autonomie en se livrant & la contemplation exclusive de I’Eternel; il affirme sans relache que I'Eternel existe et le démontre précisément par le fait que son unique souci est de le regarder. En ce sens il réalise en effet idéal de Benda, mais on voit a quelles conditions : il faut que la spiritualite et la littérature soient aliénées, qu'une ‘ologie particuliére triomphe, qu'un pluralisme féo- dal rende I'isolement des clercs possible, que la quasi- totalité de la population soit analphabéte, que le scul public de lécrivain soit le collége des autres écrivains. n'est pas concevable qu'on puisse a la fois exercer sa liberté de penser, écrire pour un public qui déborde la 93 collectivité restreinte des spécialistes et se borner a décrire le contenu de valeurs éternelles et d'idées a priori. La bonne conscience du clere médicval fleurit sur la mort de la littérature, n'est pourtant pas tout & fait nécessaire, pour que les écrivains conservent cette conscience heureuse que leur public se réduise a un corps constitué de professionnels. Il suffit qu'ls baignent dans I'idéolo- fie des classes privilégiées, qu'ils en soient totalement imprégnés et qu'il n’en puissent meme pas concevoir d'autres. Mais, dans ce cas, leur fonction se modifie : on ne leur demande plus d'etre les gardiens des Gogmes, mais seulement de ne pas sen faire les détracteurs. Comme second exemple de 'adhésion des crivains a Tidéologie constituée, on peut choisir, je crois, e xvi siécl francais ‘A cette époque la laicisation de I’écrivain et de son public est en voie d’achévement, Elle a certainement pour origine la force expansive de la chose écrite, son Caractere monumental et V'appel & la liberté que recele toute oeuvre de esprit. Mais des circonstances extérieures y contribuent telles que le développement de [instruction l'affablissement du pouvoir spirituel, apparition d'idéologies nouvelles expressément des- tinées au temporel. Cependant laicisation ne veut pas dire universalisation. Le public de Vécrivain reste Strictement limité. Pris dans son ensemble, on l'ap- pelle la société et ce nom désigne une fraction de la Cour, du clergé, de la magistrature et de la bourgoisie riche. Considéré singuligrement, le lecteur s'appelle ‘ honnéte homme » et il exeree une certaine fonction de censure que l'on nomme le goat. En un mot, c'est & fa fois un membre des classes supérieures et un 4 spécialiste. S'i critique l'écrivain, c'est qu'il sait Iui- méme écrire. Le public de Corneille, de Pascal, de Descartes, c'est Madame de Sévigné, le chevalier de Meré, Madame de Grignan, Madame de Rambouillet, Saint-Evremond. Aujourd'hui le public est, par rap- port a l’écrivain, en état de passivité : il attend qu'on {ui impose des ides ou une forme ar nouvelle. est la masse inerte dans laquelle I'idée va prendre corps. Son moyen de contre est indirect et negatif; on ne saurait dire qu'il donne son avis; simplement, il achete ou n’achéte pas le livre; le rapport de l'auteur au lecteur est analogue & celui du male & la femelle : Crest que la lecture est devenue un simple moyen d'information et l'écriture un moyen tres général de ‘communication. Au xvut siécle savoir éerire c'est déja savoir bien écrire. Non que la Providence ait égale- ‘ment partagé le don du style entre tous les hommes, mais parce que le lecteur, s'il ne s‘idemtifie plus, Figoureusement a I’écrivain, est demeuré écrivain en puissance. Il fait partie d'une élite parasitaire pour qui l'art d'écrire est, sinon un métier, du moins la que de sa supériorité. On lit parce qu'on sait écrire; avec un peu de chance, on aurait pu écrire ce qu'on lit. Le public est actif: on lui soumet vraiment les productions de l'esprit; il les juze au nom d’une table de valeurs qu’il contribue & maintenir. Une révolution analogue au romantisme n'est méme pas concevable a I'époque, parce qu'il y faut le concours d'une masse indécise qu'on surprend, qu'on boule- verse, qu'on anime soudain en lui révélant des idées ou des sentiments qu'elle ignorait et qui, faute de convictions fermes, réclame perpétuellement qu'on la viole et qu’on la féconde. Au xvi siécle, les convie- 95 tions sont inébranlables : l'idéologie religieuse s'est doublée d'une idéologie politique que le temporel a sécrétée lui-méme : personne ne met publiquement en doute lexistence de Dieu, ni le droit divin du monar- ‘que. La « société » a son langage, ses graces, ses ceremonies quielle entend retrouver dans les livres quelle lit. Sa conception du temps, aussi. Comme les deur faits historiques qu'elle médite sans relache — la faute originelle et la rédemption — appartiennent & tun passé lointain; comme c'est aussi de ce passé que les grandes familles dirigeantes tirent leur orgueil et la justification de leurs privileges: comme l'avenir ne saurait rien apporter de neuf, puisque Dieu est trop parfait pour changer et puisque les deux grandes puissances terrestres, I'Eglise et la Monarchie, n’aspi- Tent qu’a l'immuabilité, élément actif de la tempora- lite cest le passé, qui est Iui-méme une degradation phénoménale de 'Eternel; le présent est un péché perpetuel qui ne peut se trouver diexcuse que sil Tellte, le moins mal possible, image d'une époque révolue; une idée, pour étre recue, doit prouver son ancienneté; une eure d'art, pour plaire, doit s'inspi- rer d'un modéle antique. Cette idéologie, nous trou- vons encore des écrivains qui s‘en font expressément les gardiens. Il y a encore de grands cleres qui sont d'Eglise et qui n’ont dautre souci que de défendre le dogme. A cux s'ajoutent les « chiens de garde » du temporel, historiographes, poétes de cour, juristes et philosophes qui se préoccupent d’établir et de mainte hir l'idéologie de la monarchie absolue. Mais nous voyons paraitre leur cété une troisieme catégorie Gécrivains, proprement laics, qui, pour la plus grande part, acceptent Vidéologie religicuse et politique de 96 epoque sans se croire tenus de la prouver ni de la conserver. Ils n’en écrivent pas; ils Vadoptent implic tement; pour eux c'est ce que nous appelions tout & Vheure le contexte ou ensemble des présuppositions communes aux lecteurs et & Yauteur et qui sont nécessaires pour rendre intelligible a ccux-la ce qu’é- crit celui-ci. Ils appartiennent en général a la bour- geoisie; ils sont pensionnés par la noblesse; comme ils consomment sans produire et que la noblesse ne produit pas non plus mais vit du travail des autres, ils sont parasitaires d'une classe parasite. Ils ne vivent plus en college, mais, dans cette société fortement intégrée, ils forment une corporation implicite et, pour leur rappeler sans cesse leur origine collégiale et Vancienne cléricature, le pouvoir royal choisit cer- tains d'entre eux et les groupe en une sorte de collége symbolique : I'Académie. Nourris par le roi, lus par tne élite ils se soucient uniquement de répondre & la demande de ce public restreint. IIs ont aussi bonne conscience ou presque que les clercs du xn siécle; il est impossible a cette époque de mentionner un public virtuel distinct du public réel. Il arrive a La Bruyére de parler des paysans mais il ne feur parle pas et s'il fait état de leur misére, ce nest pas pour en tirer un argument contre l'idéologie qu'il accepte, mais c'est au nom de cette idéologie : c'est une honte pour des monarques éclairés, pour de bons chrétiens. Ainsi s‘entretient-on des masses par-dessus leur téte et sans 4quil soit méme concevable qu'un écrit puisse les aid 4 prendre conscience d’elles-mémes. Et 'homogént du public a banni toute contradiction de I'ame des auteurs. Ils ne sont point écartelés entre des lecteurs réels mais détestables et des lecteurs virtuels, souhai- 7 tables, mais hors d'atteinte; ils me se posent pas de Questions sur le role qu’ils ont a jouer dans le monde, Car I'éerivain ne s‘interroge sur sa mission que dans Jes époques ou elle n'est pas clairement tracée et oi il doit l'inventer ou la réinventer, cest-i-dire lorsqu’il apersoit, par-dela les lecteurs d’élite, une masse amor- phe de lecteurs possibles qu'il peut choisir ou non de Bagner et lorsqu'll doit, au cas oil lui serait donné de Tes atteindre, décider lui-méme de ses rapports avec eux, Les auteurs du xvif sicle ont une fonction Gefinie parce quils s‘adressent & un public cclairé, rigoureusement délimité et actif, qui exerce sur eux tun contréle permanent; ignorés du peuple, ils ont pour métier de renvoyer son image a I'lite qui les entretient. Mais il est plusieurs fagons de renvoyer une image : certains portaits sont par eux-mémes des contestations; c'est qu'ils sont faits du dehors et sans passion par un peintre qui refuse toute complicité Avec son modéle. Seulement, pour qu'un écrivain congoive seulement V'idée de tracer un, portrait- Contestation de son lecteur réel, il faut qu'il ait pris Conscience d'une contradiction entre Iui-méme et son public, cesta-dire quiil vienne du dehors & ses lee teurs et quil les considére avec étonnement ou qu'il sente peser sur la petite société qu'il forme avec eux le regard étonné de consciences étrangéres (minorités ethniques, classes opprimées, et.). Mais, au xv si cle, puisque le public virtucl n’existe pas, puisque Trartiste accepte sans la critiquer Widéologie de Ielite, il se fait complice de son public; nul regard étranger ne vient le troubler dans ses jeux. Nile prosateur n'est ‘maudit, ni méme le podte. Ils n'ont point a décider & chaque ouvrage du sens et de la valeur de la littgra- 98 ture, puisque ce sens et cette valeur sont fixés par la tradition; fortement intégrés dans une société hiérar- chisée, ils ne connaissent ni l'orgueil ni 'angoisse de Ja singularité; en un mot ils sont classiques. Il y a classicisme en effet lorsqu'une société a pris une forme relativement stable et quelle s'est pénétrée du mythe de sa pérennité, c’est-a-dire lorsqu’elle confond le présent avec I’éternel et lhistoricité aver le traditio- nalisme, lorsque la hiérarchie des classes est telle que le public virtuel ne déborde jamais le public réel et que chaque lecteur est, pour I'écrivain, un critique qualifi¢ et un censeur, lorsque la puissance de I'idéolo- gic religicuse et politique est si forte et les interdits si rigoureux, qu'il ne s'agit en aucun cas de découvrir des terres nouvelles & la pensée, mais seulement de mettre en forme les liewx communs adoptés par V'élite, de fagon que la lecture — qui est, nous l'avons vu, a relation concréte entre l’écrivain et son public — soit une cérémonie de reconnaissance analogue au salut, Cest-a-dire affirmation cérémonieuse qu’auteur et lecteur sont du méme monde et ont sur toute chose les ‘mémes opinions. Ainsi chaque production de lesprit est en méme temps un acte de politesse et le style est la supréme politesse de l'auteur envers son lecteur et le lecteur, de son cdté, ne se lasse pas de retrouver les mémes pensées dans les livres les plus divers, parce que ces pensées sont les siennes et qu'il ne demande point & en acquérir d'autres, mais seulement qu'on lui présente avec magnificence celles qu'il a deja. Dés lors le portrait que ‘auteur présente a son lecteur est nécessairement abstrait et complice; s'adressant & une classe parasitaire, il ne saurait montrer homme au travail ni, en général, les rapports de I'homme avec 99, la nature extérieure. Comme, d'autre part, des corps de spécialistes s'occupent, sous le contrdle de I'Eglise et de la Monarchie, de maintenir l'idéologie spirituelle cet temporelle, I’écrivain ne soupgonne méme pas Vimportance des facteurs économiques, religieux, métaphysiques et politiques dans la constitution de la personne; et comme la société od il vit confond le présent avec l'éternel, il ne peut méme imaginer le plus léger changement dans ce qu'il nomme la nature humaine ; il congoit I'histoire comme une série d'acct dents qui affectent l'homme éternel en surface sans le modifier profondément et s'il devait assigner un sens a la durée historique il y verrait & la fois une ¢ternelle répétition, telle que les événements antéricurs puis- sent et doivent fournir des legons a ses contemporains, et, a la fois, un processus de légere involution, puisque les événements capitaux de l'histoire sont passés depuis longtemps et puisque, la perfection dans les lettres ayant été atteinte des I'Antiquité, ses modéles anciens lui paraissent inégalables. Et, en tout cela, derechef, il s'accorde pleinement a son public qui considere le travail comme une maledicion, gui n'éprouve pas sa situation dans l'histoire et dans le monde par cette simple raison qu'elle est privilégi¢e, et dont T'unique affaire est la foi, le respect du monarque, la passion, la guerre, la port et la politesse, En un mot l'image de homme classique est purement psychologique parce que le public classique n'a conscience que de sa psychologie. Encore faut-il ‘entendre que cette psychologie est, elle-méme, tradi tionaliste; elle n’a pas souci de découvrir des verites profondes et neuves sur le cceur humain, ni d’échafau- der des hypotheses : c'est dans les sociétés instables et 100 quand le public s’étage sur plusieurs couches socia- les, que I'écrivain, déchiré’ et mécontent, invente des explications a ses angoisses. La psychologie du XviF sigcle est purement descriptive; elle ne se base as tant sur expérience personnelle de lauteur, 4quielle n'est expression esthétique de ce que l'élite pense sur elle-méme. La Rochefoucauld emprunte la forme et le contenu de ses maximes aux divertissements des salons; la casuistique des Jésuites, l'tiquette des Précieuses, le jeu des portraits, la morale de Nicole, la conception religieuse des passions sont a Yorigine de cent autres ouvrages; les comédies s‘inspirent de la psychologie antique et du gros bon sens de la haute bourgeoisie. La société s'y mire avec. ravissement, parce qu’elle reconnait les pensées quelle forme sur elle-méme; elle ne demande pas qu’on lui révéle ce qu'elle est mais qu’on lui refléte ce qu‘elle eroit etre. Sans doute se permet-on quelques satires, mais & travers les pamphlets et les comedies, c'est I'élite tout entire qui opére, au nom de sa morale, les nettoyages, et les purges nécessaires a sa santé; ce n'est jamais, d'un point de vue extérieur a la classe dirigeante qu'on moque les marquis ridicules ou les plaideurs ou les Précieuses; il s‘agit toujours de ces originaux inassi- milables par une société policée et qui vivent en ‘marge de la vie collective. Si 'on raille le Misanthrope est qu'il manque de politesse; Cathos et Madelon, est queelles en ont trop. Philaminte va a l'encontre des idées reques sur la femme: le bourgeois gentil- homme est odieux aux riches bourgeois qui ont la modestie altiere et qui connaissent la grandeur et Vhumilité de leur condition et, a la fois, aux gentil- hommes, parce qui veut forcer l'accés de la noblesse to Cette satire interne et pour ainsi dire physiologique est sans rapport avec Ia grande satire de Beaumar- chais, de P-L. Courier, de J. Valles, de Céline : elle est moins courageuse et’ beaucoup plus dure car elle traduit Vaction répressive que la collectivité exerce sur le faible, le malade, linadapté; c'est le rire impitoyable d'une bande de gamins devant les mala- dresses de leur souffre-douleur. Diorigine et de meeurs bourgeoises, plus semblable, en son foyer, & Oronte et & Chrysale qu’a ses confréres, brillants et agités de 1780 ou de 1830, regu pourtant dans Ia société des grands et pensionné par eux, leégerement déclassé par en haut, convaincu pourtant que le talent ne remplace pas la naissance, docile aux admonestations des prétres, respectueux du pouvoir royal, heureux d’occuper. une place modeste dans Vimmense édifice dont I'Eglise et la Monarchie sont les piliers, quelque part au-dessus des commergants et des universitaires, au-dessous des nobles et du clergé, T'ecrivain fait son métier avec une bonne conscience, convaincu quil vient trop tard, que tout est dit et qu'il convient seulement de redire agréablement; il congoit Ta gloire qui l'attend comme une image allaiblie des titres heréditaires et sil compte qu'elle sera étemelle est parce qu'il ne soupgonne méme pas que la société de ses lecteurs puisse étre bouleversée par des change- ments sociaux: ainsi la permanence de la maison royale lui semble une garantie de celle de son renom. Pourtant, presque en dépit de lui-méme, le miroir quiil présente modestement a ses lecteurs est magi- Que : il captive et compromet. Quand méme tout a été fait pour ne leur offrir qu'une image flatieuse et complice, plus subjective qu'objective, plus intérieure 102 u’extéricure, cette image n'en demeure pas moins une ceuvre d’art, Cest-a-dire qu'elle a son fondement dans la liberté de l'auteur et qu’elle est un appel a la liberté du lecteur. Puisqu’elle est belle, elle est de glace, le recul esthétique Ia met hors de portée. Impossible de s'y complaire, d’y retrouver une chaleur confortable, une indulgence discrete; bien qu’elle soit faite des liewx communs de I'époque et de ces complai- sances chuchotées qui unissent les contemporains comme un lien ombilical, elle est soutenue par une liberté et, de ce fait, elle gagne une autre espéce dobjectivité. C'est bien elle-méme que I'lite retrouve dans le miroir : mais elle-méme telle qu'elle se verrait, sielle se portait aux extrémes de la sévérité. Elle n'est ppas figée en objet par le regard de l'Autre, car ni le ppaysan, ni artisan ne sont encore l'Autre pour elle, et, Vacte de présentation réflexive qui caractérise l'art du xv siécle est un processus strictement interne : seulement il pousse aux limites Veffort de chacun pour voir clair en soi; il est un cogito perpétuel. Sans doute ne met-il en question ni loisiveté, ni Yoppression, ni le parasitisme; c'est que ces aspects de la classe diri- ‘eante ne se révelent qu’aux observateurs qui se sont placés en dehors d’elle; aussi l'image qu’on lui ren- woie est-elle strictement psychologique. Mais les conduites spontanées en passant a l'état réflexif per- dent leur innocence et V'excuse de Vimmeédiatete : il faut les assumer ou les changer. Et c'est bien un monde de politesse et de cérémonies qu’on offre au lecteur, mais déja il émerge hors de ce monde puis- quion Tinvite a le connaitre, & s'y reconnaitre. En ce sens Racine n'a pas tort, quand il dit & propos de Phadre que « les passions n'y sont présentées aux yeux 103, que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ». A la condition que l'on n’entende point par la {que son propos fait expressément d’inspirer horreur de Yamour. Mais peindre la passion, c'est la dépasser deja, déja s'en dépouiller. Ce n'est pas un hasard si, vers le méme temps, les philosophes se proposaient de s'en guérir par la connaissance, Et comme on décore srdinairement du nom de morale exereice réflechi de Ia liberté en face des passions, il faut avouer que l'art du_xvit® sigcle est éminemment moralisateur. Non ‘qu'il ait le dessein avoué d’enscigner la vertu, ni qu'il ‘soit empoisonné par les bonnes intentions qui font la ‘mauvaise littérature, mais, du seul fait qu'il propose en silence au lecteur son image, il la lui rend insuppor- table. Moralisateur : c'est a la fois une définition et une limitation. II n'est que moralisateur; s'il propose a Vhomme de transcender le psychologique vers le moral, c'est qu'il prend pour résolus les problémes religieux, métaphysiques, politiques et sociaux; mais son action nen est pas moins « catholique ». Comme il confond homme universel avec les hommes singu- liers qui détiennent le pouvoir, il ne se dévoue a la libération d'aucune catégorie concréte d'opprimés; pourtant l'écrivain, bien que totalement assimilé par la classe d'oppression, n’en est aucunement complice son ceuvre est incontestablement libératrice puis- qu'elle a pour effet, a lintérieur de cette classe, de libérer 'homme de lui-méme. Nous avons envisagé jusqu’ici le cas ot le public virtuel de I'écrivain était nul ou & peu prés et ott nul conflit ne déchirait son public réel. Nous avons vu qu'il pouvait alors accepter avec une bonne conscience l'idéologie en cours et qu'il langait ses 104 appels a la liberté a lintérieur meme de cette idéolo- gie. Si le public virtuel apparait soudain ou si le Public réel se fragmente en factions enemies, tout change. I nous faut envisager & présent ce qu'il advient de la littérature quand I'écrivain est amené refuser lidéologie des classes dirigeantes. Le xvmi® sigele reste la chance, unique dans 'his- toire, et le paradis bient6t perdu des écrivains fran- gais. Leur condition sociale n'a pas change : origi naires, a peu d’exceptions prés, de la classe bour- ‘geoise, les faveurs des grands les déclassent. Le cercle de leurs lecteurs réels s‘est sensiblement élargi, parce que la bourgeoisie s’est mise a lire, mais les classes « inférieures » les ignorent toujours et, sils en parlent plus souvent que La Bruyére et Fénelon, ils ne s'adres- sent jamais a elles, meme en esprit. Pourtant un bouleversement profond a cassé leur public en deux: il faut a présent quils satisfassent a des demandes contradictoires; c'est la tension qui caractérise, dés Vorigine, leur situation. Cette tension se manifeste d'une facon trés particuliére. La classe dirigeante, en effet, a perdu confiance en son idéologie. Elle s'est mise en position de defense; lle essaie, dans une certaine mesure, de retarder la diffusion des idées nouvelles mais elle ne peut faire quelle n’en soit penétrée. Elle a compris que ses principes religieux et politiques étaient les meilleurs outils pour asseoir sa puissance, mais justement, comme elle n'y voit que des outils, elle a cesse d’y croire tout a fait; la vérité pragmatique a remplacé la verité révélée. Si la censure ct les interdits sont plus visibles, ils dissimulent une faiblesse secréte et un cynisme de désespoir. Il n'y @ plus de cleres; la littérature d’église est une vaine 105 apologétique, un poing serré sur des dogmes qui au respect, & la crainte, a I'intérét et, en cessant d'etre ln libre appel aux hommes libres, elle cesse d'etre littérature. Cette élite égarée se tourne vers le veri ble écrivain et lui demande l'impossible : qu'il ne ‘miénage pas, sil y tient, sa sévérité mais qu'il insulfle ‘au moins un peu de liberté & une idéologie qui sétiole, ‘quill s‘adresse a la raison de ses lecteurs et quill la persuade d'adopter des dogmes qui sont, avec le temps, devenus irrationnels. Bref qu'il se fasse propa~ gandiste sans cesser d’étre écrivain. Mais elle joue perdant : puisque ses principes ne sont plus des Evidences immediates et informulées et qu’elle doit les proposer & l'éerivain pour qu'il prenne leur défense, puisqu'l ne s‘agit plus de les sauver pour eux-mémes mais pour maintenir l'ordre, elle conteste leur validité par leffort méme qu’elle fait pour les rétablit, L'écri- Yain qui consent a raffermir cette idéologie branlante, dis moins y consi: et cette adhesion voltae & des principes qui gouvernaient autrefois les esprits Sans ture apersus, le dlivre deux; deja les depasse, il emerge, en dépit de lui-méme, dans la solitude et dans la liberté. La bourgeoisie, d’autre part, qui constitue ce qu'on nomme en termes marxistes Ia classe montante, aspire simultanément a se dégager de lidéologie qu'on lui impose et &s'en constituer une ui lui soit propre. Or cette « classe montante » qui evendiquera bientot de participer aux affaires de TEtat ne subit qu'une oppression politique. En face d'une noblesse ruinée, elle est en train d’acquérir tout doucement la prééminence économique; elle posséde deja Targent, la culture, les loisirs. Ainsi, pour la 106 premiere fois, une classe opprimée se présente & Yécrivain comme un public réel. Mais la conjoncture est plus favorable encore : car cette classe qui sévelle, qui lit et qui cherche a penser n'a pas produit de parti révolutionnaire organisé et sécrétant sa pro- pre idéologie comme I'Eglise sécrétait la sienne au ‘Moyen Age. L’écrivain n'est pas encore, comme nous verrons qu'il sera plus tard, coincé entre l'idéologie en voie de liquidation d'une classe descendante et l'idéo- logie rigoureuse de la classe montante. La bourgeoisie souhaite des lumiéres; elle sent obscurément que sa pensée est aliénée et elle voudrait prendre conscience d'elle-méme. Sans doute peut-on découvrir en elle quelques traces d’organisation : sociétés matéria- listes, sociétés de pensée, franc-magonnerie. Mais ce sont surtout des associations de recherches qui atten- dent les idées plutot qu’elles ne les produisent. Sans doute voit-on se répandre une forme d'écriture popu- laire et spontanée : le tract clandestin et anonyme. Mais cette littérature d’amateurs, plutot qu’elle ne concurrence I’écrivain professionnel, V'aiguillonne et le sollicite en le renscignant sur les aspirations confuses de la collectivité. Ainsi, en face d'un public de demi-spécialistes qui se maintient encore pénible- ‘ment et qui se recrute toujours & la Cour et dans les, hhautes spheres de la société, la bourgeoisie offre Yebauche d’un public de masse © elle est, par rapport & la littérature, en état de passivité relative puisqu'elle ne pratique aucunement V'art d’écrire, quelle n’a pas @opinion préconcue sur le style et les genres litté- res, qu'elle attend tout, fond et forme, du génie de Vécrivain, Sollicité de part et d’autre l'écrivain se trouve entre 107 a se ee a 108 regu de ses ainés une conception traditionnelle de la célebrité. Selon cette conception, cst le monarque qui doit consacrer son génie. Le signe visible de sa réussite, c'est que Catherine ou Frédéric Vinvitent a leur table; les récompenses qu’on lui donne, les dignités qu'on lui confére den haut n’ont pas encore Vimpersonnalité officielle des prix et des décorations de nos républiques : elles gardent le caractére quasi feodal des relations d’homme @ homme. Et puis surtout, consommateur éternel dans une société de producteurs, parasite d'une classe parasitaire, il en use avec V'argent comme un parasite. Il ne le gagne pas, puisqu'il n'y a pas de commune mesure entre son travail et sa rémunération : il le dépense seulement. Done, méme sil est pauvre, il vit dans le luxe. Tout lui est un luxe, méme et surtout ses écrits. Pourtant, Jusque dans la chambre du roi, il garde une force fruste, une vulgarité puissante : Diderot, dans le feu d'un entretien philosophique, pincait au. sang les cuisses de Vimpératrice de Russie. Et puis, sil va trop loin, on peut lui faire sentir qu'il n'est qu’un gri- ‘maud : depuis sa bastonnade, son embastillement, sa fuite a Londres jusqu’aux insolences du roi de Prusse, la vie de Voltaire est une suite de triomphes et humiliations. L'écrivain jouit parfois des bontes passageres d'une marquise mais il épouse sa bonne, u la fille d'un magon. Aussi sa conscience, comme son Public, est-elle déchirée. Mais il n’en souffre pas? il tire son orgueil, au contraire, de cette contradiction originelle : i pense qu'il n'a partie lige avec personne, quill peut choisir ses amis et ses adversaires, et qu'il lui suffit de prendre la plume pour s'arracher au conditionnement des milieux, des nations et des 109 classes. Il plane, il survole, il est pensée pure et pur regard : il choisit d'éerire pour revendiquer son déclassement, quill assume et transforme en solitude; il contemple les grands du dehors, avec les yeux des bourgeois et du dehors les bourgeois avec les yeux de a nablesse et il conserve assez. de complicité avec les tuns et les autres pour les comprendre également de Trinterieur. Du coup la littérature, qui n’était jusque-la qu'une fonction conservatrice et purificatrice d'une Société intégrée, prend conscience en lui et par Tui de son autonomic. Placée, par une chance extréme, entre des aspirations confuses et une idéologie en ruines, comme l'écrivain entre la bourgeoisie, I'Eglise et la Cour, elle affirme soudain son indépendance : elle ne reflétera plus les lieux communs de la collectivite, elle Sidentifie a TEsprit, c'est-d-dire au pouvoir perma- nent de former et de critiquer des idées. Naturelle- iment cette reprise de la littérature par elle-méme est abstraite et presque purement formelle, puisque les euvres litteraires ne sont expression concréte d'au- une classe; et méme, comme les écrivains commen- cent par repousser toute solidarité profonde avec le milieu dont ils émanent aussi bien qu’avee celui qu les adopte, la littérature se confond avec la Négativité, cestriedire avec le doute, le refus, la critique, la contestation. Mais, de ce fait méme, elle aboutit & poser, contre la spiritualité ossifice de l'Eglise, les Groits d'une spiritualité nouvelle, en mouvement, qui ne se confond plus avec aucune idéologie et se mani- feste comme le pouvoir de dépasser perpétuellement Te donné, quel quil soit. Lorsqu’elle imitait de mer- yeilleux modeles, bien a V'abri dans 'édifice de la onarchie trés chrétienne, le souci de la verité ne la 110 tracassait guére parce que la vérité n’était qu'une qualite trés grossiere et tres concrete de lidéologie qui a nourrissait : étre vrais ou tout simplement ére, était tout un pour les dogmes de IEglise et Ton ne pouvait concevoir la verité a part du systéme. Mais présent que la spiritualité est devenue ce mouvement abstrait qui traverse et laisse ensuite sur sa route, comme des coquilles vides, toutes les idéologies, la vérité se dégage a son tour de toute philosophie concréte et particuligre, elle se révéle dans son indé- pendance abstraite, c'est elle qui devient l'idée régula- trice de la littérature et le terme lointain du mouve- ment critique. Spiritualité, littérature, vérité : ces trois notions sont liges dans ce moment abstrait et négatif de la prise de conscience ; leur instrument c'est analyse, méthode négative et critique qui dissout perpétuellement les données concrétes en éléments abstraits et les produits de Vhistoire en combinaisons de concepts universels. Un adolescent choisit d’éerire pour échapper & une oppression dont il souffre et a une solidarité qui lui fait honte; aux premiers mots qu'il trace, il croit échapper & son milieu et a sa classe, A tous les milieux et a toutes les classes et faire éclater sa situation historique par le seul fait d’en prendre tune connaissance reflexive et critique : au-dessus de a mélde de ces bourgeois et de ces nobles que leurs préjugés enferment dans une époque particuliére, il se découvre, dés qu'il prend la plume, comme conscience sans date et sans lieu, bref comme Chomme universel. Et la littérature, qui le delivre, est une fonction abstraite et un pouvoir a priori de la nature humaine; elle est le mouvement par lequel, chaque instant, Thomme se libére de histoire: en un mot c'est Mm exercice de la liberté. Au xvn* siécle, en choisissant décrire, on embrassait un métier defini avec ses recettes, ses régles et ses usages, son rang dans la higrarchie des professions. Au xvin', les moules sont brises, tout est a faire, les ouvrages de l'esprit, au liew diétre confectionnés avec plus ou moins de bonheur et ‘selon des normes établies, sont chacun une invention particuliére et comme une décision de V'auteur tou- chant la nature, la valeur et la portée des Belles- Lettres; chacun apporte avec lui ses propres régles et les principes sur lesquels il veut tre jugé; chacun prétend engager la littérature tout entiére et lui frayer de nouveaux chemins. Ce n'est pas par hasard que les pires ouvrages de I'époque sont aussi ceux qui se réclament le plus de la tradition: la tragédie et Tepopée étaient les fruits exquis d'une societé inté- grée; dans une collectivité déchirée, elles ne peuvent subsister qu’a titre de survivances et de pastiches. Ce que l'écrivain du xvur® siécle revendique inlassa- blement dans ses ures, c'est le droit d'exercer contre l'histoire une raison antihistorique et, en ce sens, il ne fait que mettre au jour les exigences essentielles de la littérature abstraite. Il n'a cure de donner a ses lecteurs une conscience plus claire de leur classe : tout au contraire, l'appel pressant qu'il adresse & son public bourgeois, c'est une invite & ‘oublier les humiliations, les préjugés, les craintes; celui qu'il lance & son public noble, c'est une sollicita- tion a dépouiller son orgueil de caste et ses privileges. Comme il s'est fait universe, il ne peut avoir que des lecteurs universels et ce qu'il réclame de la liberté de ses contemporains, c'est qu’ils brisent leurs attaches historiques pour le rejoindre dans I'universalité. D'oit 42 vient done ce miracle que, dans le moment méme oi il dresse la liberté abstraite contre Voppression concrete et la Raison contre Histoire, il aille dans le sens méme du développement historique? Cest dabord que la bourgeoisie, par une tactique qui lui est propre et qu'elle renouvellera en 1830, et en 1848, a fait cause commune, la velle de prendre le pouvoir, avec celles des classes opprimées qui ne sont pas encore en état de le revendiquer. Et comme les liens qui peuvent unit dds groupes sociaux si différents ne sauraient étre que fort genéraux et fort abstraits, elle r’aspire pas tant & prendre une conscience claire delle-méme, ce qui Vopposerait aux artisans et aux paysans, qu’a se faire reconnaitre le droit de diriger V'oppasition parce quelle est mieux placée pour faire connaitre aux Pouvoirs constitués les revendications de la nature humaine universe. D’autre part la révolution qui se prépare est politique; il n'y a pas d'idéologie révolu- tionnaire, pas de parti organisé, la bourgeoisie veut qu’on I'éclaire, qu‘on liquide au plus vite Vidéologie ui, des sigcles durant, I'a mystifice et alignée : il sera temps plus tard de la remplacer. Pour I'instant elle aspire a la liberté d’opinion comme a un degré d'accés, vers le pouvoir politique. Dés lors en réclamant pour lui et en tant quécrivain la liberté de penser et dTexprimer sa pensée l'auteur sert nécessairement les intéréts de la classe bourgeoise. On ne Iui demande pas plus et il ne peut faire davantage; a d'autres poques, nous le verrons, lécrivain peut réclamer sa liberté d'écrire avec une mauvaise conscience, il peut se rendre compte que les classes opprimées souhaitent tout autre chose que cette liberté-a : alors la liberté de penser peut apparaitre comme un privilege, passer 13

You might also like