NICOLAS GRIMALDI
Le mime intérieur : une alchimie de Vimaginaire
eaux baw reer devant les aubipins, elles moffaient
indfniment le mene charms, mais sans me laiser appro=
fendi leur srs. »
Dae ctl de chez Swann, «Combray ».)
La réalité, nous y sommes. Nous pourrions la décrire.
Pourtant, qu’en savons-nous jamais? La plus ancienne
expérience du narrateur est en effet d’en étre excommunié.
Cette intense adhésion & soi-méme par laquelle toutes
choses sont ce qu’elles sont, nous ne la sentons pas. Faute
‘que nous puissions communier avec elles, elles ne nous en
communiquent rien, Aussi nous semble-t-il les cGtoyer sans
tien assimiler de leur existence, et par conséquent sans les
connaitre. Le narrateur se rappelle cette incommunicabi-
lité : « Javais beau rester devant les aubépines, elles m'of-
fraient indéfiniment le méme charme, mais sans me laisser
approfondir leur secret’, » De lA vient que les plus simples
choses lui paraissent annoncer un sens que leur apparence
exprime autane qu'elle la dissimule, «’Tout d’un coup, un
toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin
1, Duct de chee Stan, I p. 138. Le eee augue sous tesvoyons es eli de la
sBiblonhtque dela Pléade>, Gallimard 1993-1956.84 La nif ~ D'apris Prout
me faisaient m‘arréter par un plaisie particulier qu’ils me
donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l'air de cacher, au-
dela de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient
a venir prendre, et que, malgré mes efforts, je n’arrivais
pas a découvric. Comme je sentais que cela se trouvaic en
eux, je restais la, immobile, a regarder, & respirer, & tacher
d'aller avec ma pensée au-deli de image ou de lodeut'. »
De méme, décrivant impression qu’il avait recue de clo-
chers apercus au loin, il se souvenait d’y avoir pressenti
un tout semblable secret, comme si sa perception l'avait
maintenu éloigné des choses et de leur vérité, «Je sentais
que je a’allais pas au bout de mon impression, que quelque
chose était derritre ce mouvement, detriére cette clarté,
quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober a la
fois?, » La réalité érait donc comme une énigme. Quielle
sigaifiae quelque chose, il n'y avait rien que le narrateur
sentit davantage. Mais il était tout aussi incapable den
comprende le sens que de le déchiffrer. Ce méme pressen-
timent d'une expressivité des choses, il en fera une nou-
velle fois l'expérience lors de vacances en Bretagne, en
voyant, prés d’Hudimesnil, trois arbres a lorée d'une allée.
«Mon esprie sentit qu’ils recouveaient quelque chose sur
quoi il n/avait pas prise, comme sur ces objets placés trop
loin dont nos doigts efileurent seulement l'enveloppe’. »
Telle est 1a malédiction de la représentation qu'elle
nous exclut de ce qu'elle nous représente. Il n'est en effet
objet si families auquel un sujet ne se sente étranger par
le seul fait de se le représenter. Il n'y a pas, chez Proust,
d'expérience plus constamment décrite que celle de cette
sépatation, Il la résume par une comparaison. « Quand je
voyais un objet extérieur, Ja conscience que je le voyais
id, p. 178
tid. p. 180.
r
20
3.A Pembre sos ills flrs, Mp. 1.Nicolas Grimaldi 85
restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spi-
ricuel qui m’empéchait de jamais coucher directement sa
matitze; elle se volacilisait en quelque sorte avant que je
prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu'on
approche d'un objet mouillé ne touche pas son humidité
parce qu’il se fait toujours précéder d'une zone d’évapo-
ration’, » Consticué par 'acte méme de notte perception,
ce liseré spirituel rend toute réalité si étanche qu'elle en
est impénétrable.
‘Aussi l'unique probleme de la Recherche est-il de savoir
comment abolir la pure extériorité du téel en se l'incorpo-
rant, en Vassimilane, en lintériorisant, de telle sorte que
nous ne formions plus avec lui qu’une seule et méme sub-
stance. La sensation, par exemple, n'est-elle pas quelque
unité du sujet et de objet, comme si lextérieur séveillait
asa vérieé dans ce qu’a de plus vivant notre intériorité? La
qualité propre, le caractére unique, la pathétique singu-
laricé de chaque sensation, voila donc la vétité du récl. Ce
que lui faisaient pressentir les aubépines de Combray, les
clochers de Martinville ou les arbres d’Hudimesnil, la plage
de Balbec ou lart de la Berma, le narrateur n'a pas su le
caractériser. Ni Swann n'a pu savoir quelle personne était
véritablement Odette, ni Saint-Loup qui était vétitable-
ment Rachel, ni le narrateur quels sentiments avaient été
ceux de Gilberte ou d’Albertine. La solitude en est donc
son comble. Inhérente & la structure méme de la reptésen-
tation, une telle solitude pouvait-elle étre rompue ? Etait-
il possible que ce qui nous est extérieur ne nous fat pas
ierémissiblement étranger? Cette «vision qui se distingue
a peine de l'objet va» dont Bergson venait de révéler la
possibilité, en serions-nous jamais capables, ou demeure~
rions-nous & jamais dans le monde comme des voyeurs ?
1. Da ode chez Sua, Ip. BA86 La nif ~ Diaprs Prowse
Sans doute le narrateur avait-il observé quelle alchimie
opéte l'imagination. Ce dont la perception nous avait si
souvent manifesté la banalité ou a médiocrité, combien
de fois ne nous étions-nous étonnés d’en étre au contraire
émerveillés lorsqu'un récit nous en faisaic au coneraire
imagiver la singularité! Aussi lassé ou méme décu qu’ait
été le narrateur par la société des Verdurin ou des Guer
mantes, combien ne lui avait-elle pourtant semblé fasci-
nante lorsquiil lui écait acrivé d’en lire lévocation dans le
Jounal des Goncourt!! Or il suffic, pour opérer une celle
‘transmutation, dimaginer ce que jusque-Ia nous n’avions
fait que fercevir. Dressée sur sa falaise, bateue par Vocéan,
nimbée d’écume et route entourée de mouettes criardes,
c'est du fond de nous-mémes que nous suscicons le fan-
tasme fascinant de cette cathédrale des tempétes évoquée
par Legrandin. Toute tirée de notre intériorité, non seu-
Jement sa substance est toute spiriuelle, mais c'est aussi
Ja ndtre. Ainsi en venons-nous a imagines un étre de pure
intensité, n'existant que par leffore de cout notte éere
pour lui en donner un. Cette réalité que notre imagina-
tion nous rend intériente, certes nous y adhérons, nous la
sentons, nous nous I'incorporons. Mais elle n'existe pas.
Ellea d’autane plus d'intensité qu’elle a moins de réalité.
Ainsi n'y a-t-il de réalité qui ne nous semble se déliter
sous notre regard. La seule réalité qui ne soit éventée est
celle qui n'exisce pas. C'est celle que nous tirons du fond
de notre intériorité, et quasiment en fermant les yeux,
comme si nous étions disteaits du réel par l'extériorité
de ce que nous percevons. Voila pourquoi nulle sensa-
tion n'est aussi intense que celle qui s'unit & un souvenir,
mais déchiffré, traduit, transmué, interprété par notre
imagination. Tel est V'idéalisme proustien : il faut que le
LE Lecttde Guermantes, Mp. 369.Nicolas Grimaldi 37
réel devienne aussi intévieur que sil ait imaginaire pour nous
procurer Vintense sensation de réalisé que nous en attendions. TL
semble alors au narrateur avoir sauvé sa vie lorsqu'il la
sent enfin aussi intensément que si c’était un roman qui
la lui fic imaginer.
Car «I'essence de la réalité> n'est pas plus ce qu'en
aurait pu objectivement fixer une pellicule cinématogra-
phique que ce qui en apparatt & notre regard. Ce qui fait
qu'elle est ce qu'elle est, c'est ce qui associe inséparable-
ment la diversité objective de ses éléments & la subjec-
tivieé de nos impressions et de nos sentiments, comme
lorsqu'une petite phrase de Saint-Saéns unit & jamais le
bonheur d’un été aux élans de notre jeunesse, et la frai-
cheur de Yombre a la douceur d’aimer!. Ainsi le souvenir
involontaire nous découvre-t-il qu’a l'inverse de ce que
nous avions pensé, l'extériorité du réel n’avait jamais été
séparée de l'intériorité de nos impressions. Car l'essence de
la éalicé nous est toure intérieure. Alors méme que nous
n'y écions pas attentifs, nous l'avons néanmoins secréte-
mene sentie, Depuis, elle est en nous, ensevelie dans notre
mémoire, I ne Tui manquait pour resurgir que d’étre si
attachée @ une sensation qu'une sensation toute iden-
tigue la fit & nouveau comparaitre. Mais pour la sentir &
nouveau, encore fallait-il la reconnaitee, et pour la recon
naitee avoir assez d’obstination et de recueillement pour
Vextraire, l'isoler, et la ressusciter.
Seule capable de nous faire accéder & Ia réalieé, et par
conséquent seule capable de nous en découvrir la vérité,
1. Ch Jean Santeil: «Dix ans plas card, un jou dat, comme il pasa das une
petite nite da bout Saint-Germain, i entendie abo le sor dun plano ex st
‘stad ant, I écouta a pete phrave de Saine- Sas sans ebond bien la recon
faite, ais i seneai en la ne grande fiche, comme s cut un coup i eae
redewen pls jeune, Ee cai sie chaud et fa, pleia dombre, de rayons et de
Songes, eo i eval dest heureus, qi respist...» «Bib. de ls Pade»,
Galina, 1971, p. 818)88. La nrf ~ D'apris Prout
V'imaginacion n'est en cela que reproductrice, et non pas
créatrice, Créatrice, elle invente, elle fabule, elle divague.
Reproductrice, elle restitue, elle découvre, elle révéle. Une
telle reproduction doit toutefois s‘entendre bien moins
comme une réplique ou comme un écho que comme une
re-création. C'est en quoi consiste l’indispensable « trans-
mutation du souvenir en réalité directement sentie! ».
Comme on I'observe tour au long de la Recherche, et sut-
tout A partir du Céré de Guermantes, elle s’opére par un
mime intérieur auquel invivent les métaphores, ec qui tra-
duit la réalité extérieure en émotions intérieures. A la
maniére dont un danseut owe les situations ou les senti-
ments qu'il tente d'exprimer, 'imagination s‘exerce en
nous faisant jover par toute une série de mouvements, de
tensions et de détentes, ce que nous voyons hors de nous.
Ainsi est-ce nous-mémes, rapporte Jean Sanceuil, que nous
reconnaissons dans les mouvements de la mer, comme
chacune de nos émotions semble en mimer et par consé-
quent en teproduire la réalité, « Nous voudrions chaque
vague plus haute pour combler /é/an que chacune imprime
en nows. Ne s'y méle-t-il pas aussi un peu de instinct de
révolte qui est en nous, qui fait que quand un criminel
vva étre pris, nous sausons dans ses bonds, nous nous ramat=
sons dans son énergie®? »
‘Crest par une coute semblable transmutation que, pour
reproduire la réalité des aubépines au printemps, le narra~
teur mime intévienrement le mouvement par lequel elles s’of=
frent 4 son regard. «Je sentais que ces appréts pompeux
étaient vivants.,. En essayant de mimer au fond de moi le
geste de leur efflorescence, je imaginais comme si gavait été
le mouvement de téte étourdi et rapide, au regard coquet,
1. Ibid, p. 399.
2 Ibid, p. 332.Nicolas Grimaldi 39
aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille!, » Ce
mime intérieur est activité la plus spontanée de l'ima-
gination, De la sorte, notre imagination fait reproduire
[par notre propre corps, et nous fait donc vivre intérieu-
rement, ce que la réalité extérieure nous semble exprimer
delle-méme par ce que nous en voyons. Pourquoi serait-
ce, par exemple, la mécaphore d'un jet d'eau qui tradui
rait le mieux «le vol inlassable et doux des martinets et
des hirondelles? », si ce n’était qu’en observant le nat-
rateur n’en cfit mimé intérieurement le mouvement, et
suscité de la sorte en Jui cette reprise indéfinie de quelque
élan ascensionnel et de ses retombées, tel qu'un jet d'eau
Ia figure en effec? Bn lui faisant ainsi reconnaitre lexis
cence des choses comme quelque chose de la sienne, son
imagination lui fait déchiffrer ce qu'il voit de leur exté-
iorité comme une transcription ou une expression de sa
propre intériorité. Ainsi se sent-il lui-méme analogique-
ment dans les choses, Selon un mot de Jean Santeuil, cest
sat propre essence qu'il lui semble alors sentir et reconnatre dans
des choses, Ce faisant, c'est sa propre intériorité, sa propre
émotivité, son propre esprit, que son imagination infuse
dans la réalité extérieure. Ainsi son imagination fait-elle
de la réalité extérieure un double de lui-méme.
Cette distance et cette séparation originaires qui désu-
nissent toute conscience de la réalité, l’alchimie des méca-
phores les avait donc abrogées. Aussi comprend-on que
toute la Recherche ait pu n’étre qu'une longue et patiente
entreprise pour retrouver et s’approprier la réalité de ce
1. Du bd de bez Sunn, I, 112, Reece lane théovicien de Vimagioaize
suri inves la contruction de ett phrae et consi ce mime intérleut ton
Comme une conséquence, mais comme Tesetcce meee de Timagination «En
‘soayant dimapiner.. je tims u fond de moi.»
2A Pobre seas filo ler p 112.
5 Jean Sana, 521-522" wle don mervellex de sis se propre essence dans
Jes choses, ou Tessence des chess, et qu'on appelle don de pote...»90 La nef —D'apres Prowst
qui avait été vécu. Comme par une série de signes, Ja per-
ception nous l'avait indiquée, Elle nous l'avait faie perdre
aussi, en nous en retranchant, L’imagination allait nous
Ja révéler par une transmutation. Ce serait la tache de la
littérature.
Dernier titre paru : Ueffervescence du vide (Grasset, 2012).La Nouvelle Revue Francaise
duce
D’apres
Proust
NAHI Sous ta direction de
PHILIPPE FOREST
et STEPHANE AUDEGUY
wn. wars on uf