'L'Alchimiste':
parcours initiatique
par
James Burty DAVID3
3
PREFACE
Ce livre est né d'une rencontre dans la grande salle imposante
du Conseil Exécutif de ! UNESCO a Paris. Représentant mon pays & ce
Conseil, j'avais, dans un discours sur la Jeunesse et I'Avenir, cité plusieurs
extraits de I'Alchimiste. Tout juste aprés mon intervention, le délégué de la
Mission Permanente du Brésil & I' UNESCO vint me rejoindre pour me dire
combien grande fut sa joie de m'avoir entendu faire référence au livre de son
ami, Paolo Coelho. Rendez-vous fut pris pour la pause-café pour en parler
plus longuement.
Dans la salle des pas-perdus, j‘eus l'occasion d'expliquer a son
Excellence, le Représentant du Brésil, la profonde impression que
l'Alchimiste avait laissée dans mes réflexions personnelles. Je lui fis
comprendre que cheminement de Santiago, ce berger andalou, devrait
susciter en nous le besoin d’aller jusqu’au bout de nos réves pour découvrir
Yessentiel. Les débats que nous venions d'entamer au Conseil Exécutif de
I'UNESCO avaient effectivement démontré comment les conflits et les
incompréhensions étaient souvent provoqués par un attachement presque
pathologique au paraitre, niant ainsi ce qui constitue la force méme des
hommes :|’étre intérieur, notre substance commune.
Cette conversation se poursuivit le lendemain en vue de me
permettre d'entrer en contact avec une collaboratrice de Paolo Coelho &
Barcelone. Puis avec Paolo Coelho lui-méme.2
Des mois auparavant, je m’étais livré & des réflexions profondes
et soutenue sur l'Alchimiste. Javais constitué des notes abondantes pour
les partager a certains initiés. Comme Santiago, j'ai moi aussi porté
attention aux "signes" qui jalonnent le chemin. Ma rencontre avec le
Représentant du Brésil, les correspondances avec Paolo Coelho & Rio de
Janeiro et avec Mme Authunes a Barcelone furent des signes
d'encouragement pour mener cet ouvrage a terme.
J'ai lu l'Alchimiste pour la premitre fois le jour de la féte de
Vindépendance de mon pays. Un 12 mars. Je n'ai fermé le livre que pour
Participer aux cérémonies officielles. Sinon toute cette journée, combien
symbolique et vivante, je devais la passer en faisant le parcours initiatique
avec Santiago. Les cours de psychanalyse si magistralement prodigués A
l'Université de Bordeaux par le Professeur Claude-Gilbert Dubois, me
revinrent 4 l'esprit. Ses exposés sur Jung et les rapports de ce psychanalyste
avec l'alchimie constituaient déja a I’époque pour moi de véritables
invitations a la découverte de soi. Si le theme de I'Alchimiste accroche
encore aujourd'hui dans un monde oii la science semble s'imposer en
maitre c'est que nous avons pris conscience que nous mourons de soif tout
prés de la source. Dans l'espace du dedans, insuffisamment exploré car
vérouillé de l'extérieur, jaillissent des richesses infinies. C’est le lieu de tous
les possibles. L'aire du miracle
Le "langage du monde” n’est pas mort. II faut retrouver cette
disposition intérieure qui permet de traduire ce langage afin d'accéder a la
connaissance de soi.A l'instar de S
antiago, j'ai voulu écouter ce merveilleux discours
qui vient du fond des ages. Du fond de l'ame
J.B.D.ICTION
L'Alchimiste de Paolo Coelho est une véritable invitation au
voyage. Notre ame n’est-elle pas une trois-mats cherchant son Icarie, écrit
Baudelaire? Avec Paolo Coelho nous hissons les voiles. Cet auteur
brésilien nous dérange dans nos certitudes, bouscule notre logique
mathématicienne et, & l'aide d'un récit de voyage initiatique, nous rappelle
qu'il existe un fascinant discours qui est malheureusement souvent étouffé
par les bruits et les fureurs du monde extérieur. C'est le discours de la
communion avec I'ame du monde.
"Te crois beaucoup 2 la rébellion intérieure’, disait Paolo Coelho dans
une interview accordée au Courrier de UNESCO en mars 1998. Sans cette
insurrection pour remettre en cause l'impérialisme des dogmes, les
illusions idéologiques et les discours insuffisants de la raison, lexistence
humaine se réduirait 4 un parcours absurde de la naissance a la mort.
L'Alchimiste nous offre les instruments de cette rébellion.
Llauteur révéle des caches secr®tes au fond de l'ame, élabore des stratégies
de refus contre des croyances imposées, efface les frontiéres entre le visible
et linvisible, rompt les amarres pour partir vers ailleurs et nous indique le
lieu du trésor. Par contre, la pédagogie du conditionnement vise 4 mater
notre cOté rebelle et a mettre les hommes au rythme de l'idéologie
dominante. Paolo Coelho nous pousse & d'autres audaces : croire &
limpossible, méme si cela devait ébranler les fondements de la logique.Diailleurs c'est & travers le désert que son personnage Santiago fait le vide
en lui pour ré-apprendre a vivre.
Il faut oser s
e mettre en route, comme Santiago, pour découvrir
quill existe ailleurs (dans un fond impersonnel en soi) un univers ou |'étre
réconcilie les opposés et les ambivalences dans un élan libérateur. La,
lindividu et I'universel se rencontrent.
En nous permettant de pousser les portes de impossible,
l'Alchimiste nous ouvre du méme coup des perspectives d'un avenir
insoupgonné. L’acte libérateur commence précisément par ce geste interdit.Parcourir l'espace du dedans
“Mais les vrais voyageurs sont ceux-la seuls qui
partent
Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!”
Le Voyage, Charles Baudelaire
Lavie est un voyage. Certains hommes, tels des somnambules
prennent la route sans distinguer les signes qui jalonnent le chemin. Leur
marche mécanique et ‘in-signifiante’ les conduit loin de lessentiel.
Pourtant l'avenir est plein de promesses. Seuls ceux qui
voyagent 2 l'instar de Santiago, courant le monde en toute liberté,
découvrent finalement le trésor au pied de la Pyramide. Le voyage devient
destin pour ces pélerins qui savent lire les signes indicateurs. Véritable
alphabet de la vie, ces signes font de chaque étape une conquéte sur le
superficiel et l'absurde, La vie n'a de sens que si elle est vécue comme une
quéte perpétuelle, comme un devenir. Ce besoin de la quéte nait d'un
questionnement, d'un profond désir de découvrir une existence plus
authentique que celle aui est imposée par la naissance et les
conditionnements. Cette voie place le voyageur dans la perspective des
transformations intérieures progressives.7
Trop d'étres humains traversent la vie en somnambules,
disions-nous. "Combien d’hommes endormis"! regrette St. Exupéry dans
Terre des Hommes. IIs n’ont pas la capacité de s'étonner et de déranger les
habitudes qui sédentarisent leur Ame et leur conscience. Prisonniers des
murs invisibles, ils finissent par s'accommoder la routine, aux préjugés,
au confort illusoire du quotidien et s ent fatalement au bord du
chemin.
Santiago, lui, nous invite & une attitude plus audacieuse. “Nous
devons étre toujours préts, songe-t-il, 2 affronter les surprises du temps.” Clest ce
risque de I'émerveillement et de la provocation qui métamorphose la
banalité de la vie en destin. Pour parvenir aux Pyramides, il faut tout
d'abord étre déterminé a se mettre en route.
Le voyage donne & Santiago un surcroit de conscience. Jusqu’a
lage de seize ans, il avait fréquenté le séminaire, étudiant le latin, espagnol
et la théologie pour entrer dans les ordres afin de plaire a ses parents. "Ses
parents auraient voulu faire de lui un prétre, motif de fierté pour une humble
famille paysanne qui travaillait tout juste pour la nourriture et l'eau, comme ses
moutons”. Accepter le chemin tracé par les autres, méme par les siens,
aurait contraint cet adolescent & vivre sa vie par procuration, a faire de son
existence une projection du désir d'autrui. Or, la vraie vie commence par
une rupture. Elle est déracinement, partance.
Santiago confirme sa passion de la liberté A Melchisédec, Roi de
Salem : "On voulait faire de moi un prétre, et j'ai décidé d’étre bergerDans cette déclaration avec un accent de révolte, le "On voulait”
est sciemment placé en antinomie A ‘j’ai décidé. Une fagon pour cet
adolescent d'affirmer et d'assumer la pris
en charge de sa propre vie. Cette
liberté de décision élimine du méme coup I'accaparement de sa vie par
autrui. I] faut étre capable de choisir son propre destin.
Etre homme, écrit Saint Exupéry, cest étre responsable. Or, la
responsabilité repose fondamentalement sur des valeurs d'autonomie. I]
est essentiel de se mettre en état de disponibilité pour faire le trajet vers
d'autres étapes.
Chacune d’elles est une rupture, un nouveau départ. Toute
naissance, qu'elle soit physique ou spirituelle, est séparation, acte fondateur
d'autonomie. Cette exigence d'une autre vie ne s‘établit pas sans risque et
sans souffrance. Otto Rank, psychanalyste, parle avec raison du
traumatisme de la naissance. D’une part une douleur accompagne cette
rupture; de l'autre une dynamique (souvent violente) assure le passage a
l'étape suivante.
La formidable aventure de I'existence ne commence-t-elle pas
elle aussi par une rupture?
L'enfant qui nait es!
sectionné du cordon ombilical pour vivre
saliberté d’@tre. Plus tard, cest le sevrage. Puis, il traverse la vie par étapes
successives : puberté, adolescence, vie d'adulte .... La vie est done une
invitation constante au voyage. Pourtant certains se contentent du sur-
place ou de faux-départs.Le risque du voyage est réel mais seuls triomphent ceux qui
osent. Et Santiago ose.
"Un beau soir, en allant voir sa famille, il s‘était armé de courage et
avait dit 2 son pere qu’il ne voulait pas étre curé. Il voulait voyager”.
Ila certainement fallu du “courage” & Santiago pour prendre le
risque de rompre les amarres, bouleverser sa vie et se remettre en cause. Il
sera berger et non curé car “seuls les bergers peuvent voir du pays". Une
véritable provocation du destin.
Le pére, sentant l'appel du destin pour Santiago, lui donne sa
bénédiction et le laisse partir sur le chemin de la vie.
Santiago part alors a la rencontre de sa Légende Personnelle. Il
s'en va pour "connaitre le monde", son réve d’enfance, mais c'est surtout
exploration de Iespace du dedans, expression chére a d'Henri Michaux qu'il
entreprend. La route jusqu'aux Pyramides traverse le territoire de l'ame.
Santiago se cherche en voyageant. Il s'enrichit au contact des autres et de
lui-méme. Les frontidres géographiques et l'espace intérieur se confondent
et se superposent. La route menant de la vieille église aux Pyramides
devient donc chemin de la vie.
Ce voyage est initiatique. Il engage celui qui l'entreprend sur le
sentier du devenir et transforme magiquement les territoires connus en
espaces de tous les possibles.A linstar de Santiago, nous sommes tous a la recherche d'un
"trésor" - qu'il s'agisse du paradis perdu, de la réconciliation avec soi-
méme, d'un état de bonheur, d'un réve. La démarche du berger andalou
dans I'Alchimiste nous permet done de réfléchir sur l'importance du
voyage et de laquéte. Nous pénétrons avec Santiago, comme des chevaliers
d'autrefois ou des pélerins de légende, dans des lieux mythiques afin de
découvrir le royaume secret en soi. Si l'objet de la quéte differe d'individu en
individu selon son niveau de conscience, il convient de souligner que la
démarche initiatique, elle, demeure inchangée depuis la nuit des temps.
Le voyageur en quéte de lui-méme doit pouvoir se libérer d'un
destin imposé par les autres. I] ne peut plus s‘installer dans T'illusion des
certitudes.
“Comment peut-on aller chercher Dieu au séminaire?” se demande
Santiago, le berger andalou. Habituellement, cest dans un tel moule que se
pétrissent les convictions au point oii le sacré a été confondu avec les
institutions religieuses. Aussi la question du berger, loin de constituer une
hérésie, est fondamentale. L'expérience de I'Universel ne peut étre enfermée
dans des limites
institutionnelles et dans des dogmes figés. "Tout le monde
croit savoir exactement comment nous devrions vivre”. Cette absurde prétention,
décriée dans I'Alchimiste, momifie I'ame. La Vérité est toujours un au-dela,
Tobjet d'une quéte perpétuelle. Sous les eaux dormantes des certitudes, bien
des courants s'agitent. Trop d’hommes s‘embarquent sur les flots de la vie
en faisant naivement confiance a ces. eaux de surface. Liillusion du
superficiel est dangereuse. I] est donc essentiel de se défaire des habitudes11
et de remettre en cause les enseignements qui risquent d’anesthésier la
conscience.
La condition humaine serait une effroyable prison si I'homme
ne ressentait pas au fond de lui-méme un élan, souvent irrésistible, de
liberté. Il éprouve alors le besoin de dépasser son moi limité, de bousculer
les notions qui le conditionnent et de rompre les amarres pour partir en
quéte du renouveau. C'est dans ce contexte que les hellénistes considéraient
la philosophie comme I'exercice de la mort et de la nouvelle naissance.
Nous comprenons ainsi le geste de Santiago quand il prend la décision de
briser les liens avec les institutions familiale et religieuse. Non pas qu'il les
dédaigne mais il aspire plutét a les découvrir autrement, refusant
précisément le poids et la sclérose des institutions. Tel l'albatros de
Baudelaire, l'homme ne se sent réellement a l'aise que dans les espaces
infinis. L'existence sur le pont du navire est étriquée, médiocre, invivable.
La, on ne reconnait plus ce Dieu transcendant que "les cieux des cieux ne
peuvent contenir", pour reprendre les paroles du prophéte d'Israél. Sur ce
pont, on a banalisé et désacralisé la notion du sacré en l'enfermant dans des
institutions figées. Le véritable temple a construire cest celui du coeur et de
la conscience. Parce que l'homme est constamment inspiré par le désir de
lailleurs, la quéte devient une démarche essentielle de son existence. On
comprend ainsi pourquoi Santiago choisit non pas le chemin des
séminaires mais celui du désert. Un voyage qui le méne dans un espace
inconnu et infini: celui du dedans. II rejoint dans ce voyage tous ces héros
mythiques la recherche des trésors: la patrie pour Ulysse, le toison d’or
pour Jason, le Graal pour Perceval, le feu pour Prométhée ou l'immortalité
pour Gilgamesh. Santiago comprend qu'il doit se libérer d'un moule pré-eeaeeEeEeEeEeu
12
fabriqué qui ne le convient plus. C'est le voyage qui va donner un sens a sa
vie. Mais avant de prendre la route, il lui faut se défaire de son passé, le
remettre en question afin de vivre une autre expérience, plus riche, plus
libératrice.
Le récit de voyage de Santiago nous ouvre des possibilités
infinies. Nous découvrons avec lui des territoires interdits. Nous
découvrons également que rien n'est absolument figé et définitif. Les
certitudes renforcées par l'impérialisme cartésien et les convictions qui
excluent celles des autres nous enferment invariablement dans des espaces
restreints. Nous nous retrouvons alors dans une situation semblable & celle
des prisonniers de la caverne de Platon, confondant ombre et réalité,
Pour échapper aux limitations qui transforment notre condition
d’homme en inacceptable scandale, il faut absolument faire éclater les
frontires et rompre les amarres. Lautréamont disait : ‘Je suis le fils de
I’homme et de la femme, d’aprés ce qu'on m’a dit. Ca m’étonne (...) je croyais étre
davantage!" 11 s'agit de réinventer sa vie, de reconstruire I’étre qu'on est,
comme I'écrivait Artaud. La vie est en effet bien plus riche que cette
caricature que nous imposent la routine et les institutions figées.
"Je suis un aventurier en quéte d'un trésor". C'est ainsi que se
présente Santiago. Par définition, 'aventurier c'est celui qui refuse le confort
et les programmes précongus pour laisser éclater en lui 'enthousiasme et
Vélan vers l'infini du possible. Il préfére la violence des parois brisées a la
paix d'une existence tide et banalisé
Il préfere le risque du voyage au
repos du conformisme. La vie authentique est infiniment plus vaste que les13
limites imposées par le champ de la conscience et les exigences de la raison
L'homme conserve dans le tréfonds de son étre la nostalgie d'un état
mythique. L'expérience humaine était alors vécue comme totalité,
indivisible et universelle.
L'Alchimiste enseigne & Santiago les secrets de cette expérience :
Taccés a la vie immédiate, profonde et authentique, la relation avec les états
Primordiaux. Pour atteindre cet instant privilégié ow s'abolissent les
contradictions dans le jeu libre et illimité de correspondances, il faut comme
lécrit Henri Michaux, "se Parcourir" traverser le "sol venu du dedans". La, les
gisements demeurent trés souvent inexploités
En nous faisant suivre Santiago pas & pas dans son périple
jusqu'aux Pyramides, Paolo Coelho nous permet également, sur le plan des
analogies, d'entrer dans les royaumes secret de I'ame. Les pérégrinations
du berger prennent alors une autre signification : celle d'une initiation.
Le voyage initiatique commence toujours par une remise en
question, done par une transgression de ces certitudes finalement qui
sclérosent I'existence. Ce n'est pas une coincidence que la valeur
étymologique du mot ‘transgresser" nous raméne a l'idée du voyage.
"Transgressio”, “transgredi” signifient, au sens premier, ‘franchir’, ‘aller au-
dela’
Dans 'Alchimiste, le marchand de pop-corn est a l'opposé
méme du voyageur. Il a pris racine et s'est installé dans la routine. Pour
lui, I'école de la vie a été plutét une école-caserne. Aucune ouverture sur des14
univers infinis. Réves étouffés. Désirs bloqués. Le vieillard de I'Alchimiste
le décrit ainsi: "Cet homme aussi a toujours voulu voyager quand il était enfant.
Mais il a préféré acheter une petite carriole pour vendre du pop-corn, amasser de
Vargent durant des années. Quand il sera vieux, il ira passer un mois en Afrique. Il
n’a jamais compris qu'on a toujours la possibilité de faire ce que l'on réve.
Cet homme "a toujours voulu voyager mais (...). Un ‘mais’ de
ré
‘ance qui a étouffé ses réves. La vraie vie est ailleurs, disait Rimbaud.
L'embarquement est toujours immédiat. La plupart des mythes et légendes
évoquent des récits de voyage. L’ailleurs appelle et interpelle. Les nomades
des temps anciens savaient par intuition qu'il fallait reprendre sans cesse le
chemin du lointain pays. Aujourd'hui encore, on sent l'attrait des dépliants
touristiques qui créent ce sentiment d'évasion, d'exotisme et
d'enchantement. Nous nous surprenons a réver de liberté devant les
affiches publicitaires du bleu des océans infinis, de ces plages dorées par le
soleil ou de ces vertes montagnes dont le sommet enveloppé de nuages,
donne l'impression de forcer la porte du ciel. Les fles lointaines, les
déplacements interplanétaires, les voyages qui ménent au centre de la Terre,
a vingt mille lieues sous les mers, ou dans le merveilleux pays d’Alice
continuent a exercer sur nous la magie du dépaysement. Le Paradis n'est
pas irrémédiablement perdu. Depuis I'exil de I'Eden, les hommes ont
toujours préservé la nostalgie du "jardin secret”, Il est en soi ce jardin qu'il
faut découvrir, défricher et apprendre a cultiver.
Les alchimistes, eux, utilisent la métaphose du métal pour
enseigner que I'or est secr8tement caché dans le plomb. Nous sommes15
appelés a découvrir cette féerie intérieure qui permet au métal précieux de se
libérer de la matiére vile.
Le marchand de pop-corn, lui, s'est contenté de l'ordinaire, et de
la facilité, renongant a la tentation de impossible. Il s'est installé, préférant
acheter, vendre, amasser de l'argent” et attendre finalement le poids des ages
pour s’évader pendant un mois en Afrique. Le choix facile. Toute une vie
gaspillée cependant. Il croit avoir tout compris de la vie: son code social,
son air de respectabilité, les biens matériels et le monde des apparences.
“Les marchands de pop-corn ont un toit & eux, tandis que les bergers dorment ii la
belle étoile” Ceux-ci dorment en plein air pour se remettre en route plus
facilement. Les marchands de pop-corn, eux, s'installent, plagant ainsi
dans I'aire de la mort. Seuls ceux qui revendiquent le droit a la liberté
peuvent forcer les portes de l'infini. Is se event et partent.
"LBve-toi, prends ton lit et marche”, dit Jésus au paralytique. Et le
miracle s'accomplit. Le passage 3 la vie s‘organise selon un ordre précis : se
lever et marcher. Une fagon également d'enseigner que la vie est
mouvement, cheminement. L'installation paralyse. C'est pourquoi le
miraculé des Evangiles n’a plus besoin de lit. Une nouvelle vie commence
pour lui.
Nous ne sommes pas éloignés de la définition méme de
Vinitiation. ‘Initier’ vient de la racine latine qui signifie ‘commencer’. Le
voyage initiatique commence aux portes dusacré. Le profane
&ymologiquement (pro-fanum : hors du temple) commence sa quéte du16
mysttre aux portes du temple. Il doit entrer dans laire du sacré et du secret
Pour accomplir son voyage.
Ce n'est pas un hasard que Santiago commence son trajet
“devant une vieille église abandonnée". La, les images de la mort (mort
symbolique, mort du "vieil homme - pour reprendre une expression
Paulinienne) défilent. En voici quelques-unes : "le jour déclinait ....."; "une
église abandonnée ....”; "le toit écroulé
"; "la porte en ruines (..
ail s‘allongea”
Le grain de blé doit mourir pour que jaillisse la vie, Ne peut
done participer a la vie abondante que celui qui accepte de mourir a soi-
méme. Crest lA tout le miracle de l'alchimie. Diailleurs, a la fin du roman,
apres le long voyage vers la découverte du trésor (ce trésor intérieur) le chef
rappelle que ce fut le trajet de la mort a la vie : "Tu ne vas pas mourir, dit-il &
Santiago. Tu vas vivre...”
'citout est symbole. Il appartient au voyageur de faire jaillir le
Véritable sens de la vie & travers sa démarche initiatique. Jakob Bohme
rappelle la direction d'un tel voyage : "Va de ton homme extérieur dans
Vintérieur”, Processus d'individuation vers le Soi, explique Jung.
Transformation du plomb en or, ajoutent les alchimistes, Des téndbres de la
caverne & la lumiére, enseigne Platon, Du péché & la rédemption exhortent
les Evangiles. Ces enseignements, fondamentalement les mémes, invitent
"homme a se laisser envahir totalement par ce torrent qui gronde souvent
dans les profondeurs de son me. Baptéme intérieur qui le place dans une
Perspective nouvelle : celle du sacré (dans son sens fort et profond),
insaisissable par les sens et l'entendement.17
Dans L'Alchimiste, le lieu privilégié de cet enseignement, est
le désert. Le vieil homme explique a Santiago que "Ia tradition nous dit de
crotre aux messages du désert (car) tout ce que nous savons, c'est le désert qui nous
a enseign
Paradoxalement, c'est dans le vide infini du désert que homme
parvient a faire l'expérience de la Plénitude. La rencontre du Rien et du
Tout devient alors un moment extraordinaire, un dévoilement du destin.
Crest la riche expérience que fait Moise lors de son long périple
de quarante ans dans le désert. Dans ce lieu sans frontitres, il apprend a
connaitre la toute-puissance de Yaveh, a forger le destin d'une nation et &
émerger dans l'histoire d'Israél comme une figure mythique. Le sable, les
dunes et le vent ont été pour ce patriarche un langage initiatique. “Les
hommes du désert ont I'habitude des signes”, dit le chamelier de l'Alchimiste.
Avant d'arriver & ce niveau de conscience, le voyageur du désert doit tout
d'abord apprendre & affronter les épreuves sans nombre: les mirages,
labsence de référence, le découragement, la soif et I'isolement.
Moise, lui méme, a un certain moment, refuse de guider le
peuple d'Israél travers le désert dans l'apprentissage de la liberté. I
s‘énerve, frappe trois fois le rocher par impatience et brise les Tables de la
Loi dans un acces de colére devant l'idolatrie de son peuple. Mais le désert,
c'est également I'aréne oti l'étre, aux prises avec lui-méme, découvre la
grandeur de Dieu : la manne, le buisson ardent, la source jaillissant du
rocher .... Le miracle est permanent dans ce lieu des transformations.18
Chaque grain de sable est un instant de création, écrit Paolo Coelho. La rien
narréte les regards. L'immensité de ces espaces renvoie a l'homme la
dimension infinie de son étre.
Celui qui affronte le désert doit tout abandonner : son confort,
ses certitudes, ses attaches ..... ses brebis, le Dieu des séminaires, comme le
fait Santiago. Il entre dans un royaume oi les codes sociaux et les signes
habituels n'existent pas. Dans ce vide effrayant qui provoque le vertige, le
voyageur ré-apprend a étre et & se structurer par rapport au néant et au
silence.
La, loreille apprend a écouter le silence, les yeux a voir le vide et
la conscience & comprendre le langage du monde. Le voyageur retourne
aux sources, au moment oi, comme le précise la Genése, la terre était
informe et vide. Comme au commencement du monde. Mais également
comme au moment de la mort. On retrouve & travers I'épreuve du désert
tout le parcours initiatique de la mort a la vie, du dépouillement a
l'épanouissement, du Néant a la Plénitude. Il n'existe aucun panneau
indicateur dans ce lieu car chacun est invité A suivre sa propre piste, &
s'engager dans une quéte tout a fait personnelle. La certitude des autoroutes
y est totalement absente. Personne d'autre que le voyageur lui-méme ne
connait la route. Paolo Coelho, en parlant de Légende Personnelle, souligne
bien que cet itinéraire a travers le désert est non-programmé, C'est pourquoi
Santiago se met a l'écoute des signes, des messages et des guides pour
arriver jusquaux Pyramides. Le voyage de ce berger andalou n'est indiqué
dans aucun guide touristique. Il n'est organisé par aucune agence. Il est
tatonnement, recherche, enseignement et découverte. De méme, le voyage19
dans le désert du dedans ne dépend ni des dogmes ni d'institutions. Il
répond aux exigences du coeur. C'est la réponse que donne Atoum A Osiris
dans Ie Livre des Morts.
Toutes les traditions ont fait du désert le lieu de rencontre avec
le sacré et le miraculeux car 1a Dieu se révéle sans intermédiaire. La
également, homme apprend a creuser le puits de son atre pour faire jaillir
cette Eau vive qui fleurit les déserts,
Le désert convie donc a un véritable apprentissage. I] exige que
le voyageur fasse le vide en lui-méme, quil se dépouille de son moi et ote
ses sandales, a I'instar de Moise, car le lieu sur lequel il se tient est saint
Lespace quill traverse est celui de la quéte et de la rencontre. Cest, pieds
nus, prosterné, front sur le sable, devant le buisson ardent que ce prince
égyptien se livre et se délivre. Ilse livre totalement & Yaveh qui lui ordonne
de défier le roi d'Egypte et de libérer les Israélites. Il se délivre aussi de son
Passé de prince, de son Moi pétri de la grandeur et des splendeurs du
palais. Quand il se rel8ve au pied du buisson ardent pour entendre la voix
de ce Dieu qui s'impose comme le "Je suis", Moise est un atre
métamorphosé. Il est 4 la fois le Libéré et le Libérateur. Le désert, ce lieu de
la nudité, du vide et du silence est également celui de la découverte de soi et
de la re-naissance. L'épreuve du désert, constate-t-on, a une dimension
initiatique par excellence. Elle bouscule et empoigne l'homme, le
contraignant, face & l'autorité du silence, & écouter la voix intérieure.20
En affrontant le désert, Santiago apprend une lecon essentielle:
"Plonge-toi donc plutét dans le désert, dit I'Alchimiste, Il sert tila compréhension
du monde aussi bien que n'importe quelle autre chose sur terre”.
Le désert, matrice des grandes révélations, invite en effet le
voyageur a plonger a I'intérieur de Iui-méme et a ramener la perle qui y est
caché. Tout comme Nicodéme, perplexe, a demandé a Jésus de lui
expliquer comment faire pour rentrer dans le sein maternel et naitre de
nouveau, le jeune berger interroge ainsi l'Alchimiste :"Comment dois-je faire
pour me plonger au sein du déserf? C'est vers la direction de son coeur quiil
faut voyager répond celui-ci. Un voyage qui permet a l'étre d’éprouver en
lui-méme toutes les possibilités que lui offre sa condition d'homme.
Possibilités aussi vastes et infinies que le désert. Il existe en chacun de nous
le désir d’éternité et la passion d'une vie de lailleurs. L'émotion profonde
qui nous saisit face & l'inexplicable témoigne de cette vie cachée mais
devinée et souvent intensément ressentie. Une vie transcendante que nous
détruisons trop souvent dans le mensonge de la durée et de l'espace
Profane. L'Alchimiste, lui, enseigne que "chaque instant de quéte est un instant
de rencontre avec Dieu et avec |'Eternité". Une intuition de l'instant, pour citer
le titre d'un ouvrage de Gaston Bachelard. L'expérience du voyage
initiatique commence par la découverte de cette rencontre avec une autre
dimension del'étre. "C'est justement la possibilité de réaliser un réve qui rend la
vie intéressante", songe Santiago. Paradoxalement, le réve nous réveille de
notre torpeur et nous permet de nous saisir comme totalité;
En franchissant ce seuil interdit par la raison, nous
désorganisons le monde prosaique et familier qui nous emmure. C'est notre21
condition humaine que nous remettons ainsi en cause. Le point de départ
de cette démarche repose sur le refus de se réconcilier avec des limitations
inacceptables. L'instant devient alors éternité. Le réve se prolonge dans le
réel. L'espace prend des dimensions sans limites. L'absurde retrouve un
sens. On se souvient de Paul Eluard qui voulait "construire un monde i la
taille immense de l'homme".
Levons I'ancre pour cet ailleurs. Paolo Coelho utilise la
métaphore du "flee de ia vie" pour nous embarquer vers des horizons
toujours plus éloignés, toujours plus ouverts sur l'infini. Nous hissons
ainsi les voiles avec Ulysse, Sinbad, Robinson Crusoé.
Les voyages d’Ulysse par exemple et les nombreuses années
qu'il passe a affronter les épreuves font de lui un héros qui continue a
nourrir notre imagination. Les cyclopes, les breuvages magiques, les
tempétes déchainées par le trident de Poséidon sont autant de signes qui
révélent A Ulysse le secret de l'épreuve et du dépassement. Apres avoir
vaincu la tempéte, il
retrouve nu sur la plage et sombre dans le sommeil.
Episode hautement symbolique. C'est un étre totalement métamorphosé
qui sort de l'eau. Il est dénudé - comme pour reprendre une nouvelle vie.
Le voyage initiatique conduit a la naissance de homme nouveau.
La méme épreuve d'un voyage difficile conduit Robinson
Crusoé sur une fle oit il sectionne tout lien avec sa vie antérieure. I]
construit un autre monde a la dimension de ses réves. Les eaux qui ont
provoqué la fois le naufrage et la nouvelle naissance de Robinson nous
rappellent celles du liquide amniotique et du baptéme.22
L'eau nous invite a pénétrer dans I'univers secret de la
fécondation et de la gestation. Considérée comme la ‘materia prima’, elle
s'impose dans toutes les cultures et les cosmogonies comme le fluide de la
vie. Selon Plutarque, "les Egyptiens appelaient I'Eau la mere du monde, parce
qu'elle semait dans l’Air les principes fécondants dont elle avait é
imprégnée par
le Soleil". Cette matrice primordiale prépare la naissance (physique) ou la
nouvelle naissance (celle de I'ame). Parce qu'elle est informelle par nature,
elle contient potentiellement toute forme de vie. Mais elle peut également
détruire par la puissance qu'elle dégage au moment d'une tempéte ou sous
effet d'une action dissolvante par exemple.
Symboliquement, la mort par l'eau débouche sur une
transformation. Cest le début d'une vie régénérée, car le néophyte en quéte
diinfini retourne aux eaux originelles, se purifie et reprend le cycle de la vie
La Gendse rapporte que la Terre et la race humaine ont elles aussi 6té
régénérées par le déluge. Destruction et régénération. Mort et vie. Liancien
disparait pour permettre une vie nouvelle de s'épanouir.
Le rite de l'eau accompagne tout voyage initiatique. Dans
certaines cérémonies, le nouveau-né regoit l'eau baptismale sur le front et
dans d'autres, le néophyte adulte est plongé dans un tombeau liquide.
Quand il en émerge, il nait 4 une vie purifiée. Chez les Esséniens, le
baptéme prend une dimension cosmique évidente. En effet, chez cette secte
contemporaine a Jésus, le baptistére avait douze cétés représentant le cycle
du zodiaque. Ainsi le baptéme était une immersion, une intégration dans le
cosmos. L'homme devenait alors un avec I'univers.23
Aujourd'hui encore, le croyant qui entre dans l'espace sacré
d'un temple ou d'une mosquée se régénére a travers le symbolisme de l'eau.
Lun en se signant avec l'eau bénite; l'autre en ayant recours a I'ablution.
Dans d’autres traditions, le bain est purificateur. Dans les eaux du Ganges
en Inde, les dévots retrouvent le contact avec la conscience supréme en se
plongeant dans cette rivigre qui coule constamment pour se perdre dans
ia
fini de l'océan, rappelant ainsi le mouvement toujours renouvelé de la
vie qui finalement s'identifie dans le flot d'un infini cosmique. Chez les
Japonais, cest un bain rituel plus au moins semblable que l'on retrouve
dans la cérémonie du ‘misogi’.
En évoquant le voyage sur ce "flenve de la vie", 'Alchimiste nous
rappelle la réflexion d'un autre visionnair:
Platon. Celui-ci écrivait
fleuve est une voie de communication entre le visible et I'invisible”. Face au miroir
de l'eau, Narcisse était si fasciné par le reflet visible de sa propre beauté
qu'un jour il se noya dans le lac. Il meurt et renait fleur. Ainsi commence
"Alchimiste. C'est dans les profondeurs invisibles du lac que se travaille la
métamorphose de Narcisse en fleur. L'eau nous invite au voyage &
Vintérieur de soi, dans les profondeurs abyssales de l'étre. Les héros
mythiques des mers nous font toujours réver A ces lointains pays des
légendes. "Notre dime est un trois-miits cherchant son Icarie", écrit Baudelaire.
Voila pourquoi nous sommes toujours préts a nous embarquer avec
Ulysses, Sinbad, Robinson Crusoe ..... Nous retrouvons dans leurs
fabuleuses aventures sur les océans, celles que nous entreprenons dans
notre univers onirique. C'est par I'Eau que tout (re)commence.24
Les lieux de I'initiation et les signes qui suscitent I'éveil de la
conscience sont multiples. Parfois, lors des voyages initiatiques, la
rencontre avec I'Ineffable s'effectue sur la fleuve, a travers les mers ou dans
les gouffres de locéan (comme Jonas par exemple). Parfois c'est a travers
les foréts, ces "grands bois qui effraient comme des cathédrales” pour citer
Baudelaire.
Contes et fables, mythes et récits ott la forét est évoquée
s'organisent autour du méme théme essentiel. C
st le passage obscur ot le
voyageur se perd pour mieux se retrouver. L'obscurité de la forét
Venvironne. Il ne voit nile ciel qui est caché par les branches et les feuilles,
ni le chemin qui méne hors des ténabres car les arbres brouillent
constamment toute piste vers la sortie. Nous pensons a la réflexion de
Dante dans la Divine Comédi:
1u commencement du chemin de notre vie, je
me trouvai dans une forét si obscure que la voie droite était perdue”. Cette forét
chez Dante conduit vers la vie de l'au-dela. C'est le passage de cette vie a
une autre vie.
Espace des ténébres, la forét est donc apparentée au pays des
morts. La mort initiatique est toujours un passage obligé vers la vie
abondante. Dans ce lieu secret et difficile, le voyageur subit les épreuves de
Terrance, des rencontres avec les loups, les ogres, les sorciers, les fées, les
gnomes, de la végétation impénétrable....
La mésaventure de Chaperon Rouge, l'angoisse du Petit Poucet
et de ses
fréres dans la forét ont & jamais captivé notre imagination. Nous
avons tous partagé les craintes de voyage de ces personnages de contes.25
Nous avons également ressenti avec eux le bonheur de leur triomphe - sur
le loup dans le cas de Chaperon Rouge ou au moment des retrouvailles
dans Le Petit Poucet. Le voyage dans |e labyrinthe de la forét leur a permis
de se réaliser.
Comme dans le labyrinthe, une avancée en forét parfois égare le
voyageur et parfois le rapproche de la destination. Seul celui qui sait
persévérer malgré les impasses et les circumambulations parvient & la
plénitude de soi.
Dans un passage-phare sur les épreuves du voyage et les
dispositions intérieures du voyageur, Paolo Coelho écrit:
“Les animaux étaient épuisés, et les hommes de plus en plus
silencieux. Le silence était plus impressionnant la nuit, lorsqu’un chameau qui
blatérait (...) faisait maintenant peur 2 tout le monde : ce pouvait étre le signe d'une
attaque.
Pourtant, le chamelier ne semblait pas s'émouvoir outre mesure de la
menace de guerre.
“Je suis vivant”, dit-il au jeune homme, tout en mangeant une poignée
de dattes, dans la nuit sans lune et sans feux de camp. 'Et pendant que je mange, je
ne fais rien d'autre que manger. Quand je marcherai, je marcherai, c'est tout.
s'il faut un jour me battre, n'importe quel jour en vaut un autre
pour mourir",26
Tout est dit dans ce passage. L'épuisement et la peur cOtoient la
détermination de marcher. La conscience de la vie ("Je suis vivant") cOtoie
celle dela mort ("n'importe quel jour en vaut un autre pour mourir”) Voila que
la vie et la mort se retrouvent, se complatent jusqu’a devenir "une méme
réalité, comme le jour et la nuit", pour citer Marc de Smedt dans lintroduction
4 La mort est une autre naissance.
En effet, tout voyage symbolique fait revivre le cycle de la vie et
de la mort. Des rites précis invitent l'initié 4 entreprendre le trajet au coeur
méme des mystéres de I'existence. "O mort oit est ta victoire? O mort, cit est ton
aiguillon?” écrit Saint Paul comme pour narguer la mort. La vie, la vraie -
celle qui se trouve de l'autre cdté du désespoir, comme le soulignent
l'Alchimiste et Jean-Paul Sartre dans Les Mouches - est un passage
perpétuel de l'instant a I'éternité. Il faut naitre de nouveau, exhorte le
Christ, c'est-a-dire passer de la vie imposée par la naissance & la vie
assumée en pleine liberté. C'est cette foi en la vie toujours recommencée qui
permet de vaincre les obstacles et refaire le monde. "Il n'avait pas un sou en
poche, mais il avait foi en la vie” - voila '’élan intérieur qui inspire la démarche
du berger.
Sophocle et Platon considéraient que seuls les initiés qui
avaient bu le breuvage sacré aux cérémonies d'Eleusis pouvaient prétendre
recevoir la Vision de l'immortalité. L'initiation entraine le néophyte tout
d'abord dans le royaume des morts avant de le faire renaitre & une vie plus
abondante. Une vie enrichie par I'intelligence du coeur. Qu’on se
souvienne de l'exhortation de l'Alchimiste au berger: "Ecoute ton coeur. II27
connait toute chose, parce qu’il vient de !'Ame du Monde, et qu'un jour il y
retournera”, C'est en effet le seul moyen d'appréhender le jaillissement de la
Vie - celle qui est réellement digne d’étre vécue.
Le voyage de la vie profane & la vie du temple est un combat. Ce
rest pas sans raison que les rites initiatiques sont qualifiés d’épreuves -
“L'Epreuve du Conquérant", précise l'Alchimiste a Santiago. Ailleurs, le
Le
vieux, parlant au berger, évoque "les Guerriers de la lumitre".
cheminement vers la lumitre ne s'effectue jamais sans obstacle. C'est la
lutte de Jacob. Le combat avec I'ange toute la nuit. Un corps a corps qui
dure jusqu’a la victoire finale. II s‘agit en effet de conquéte comme le
rappelle le chamelier ; "... tout homme est capable de conquérir ce qu'il veut et qui
lui est néce
re”. Cette parole est divine précise l'homme du désert.
A Vissue du combat, Jacob regoit un nom nouveau: celui du
vainqueur: "Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israél, car tu as lutté
avec Diew et avec les hommes, et tu as été oainqueur". Plus qu'un changement de
nom, c'est le début d'une vie illuminée. "J'ai vu Dieu face 2 face”, dit-il.
Linstant et I'Eternité se sont rencontrés et confondus.
Le profane qui frappe & la porte du temple magonnique est, hui
aussi, appelé a subir les épreuves - celles de la descente au centre de la Terre
et de laveuglement sous le bandeau, celle du feu et du sang, celle des armes
et del'humilité. Le néophyte triomphant (car il a toujours la liberté de
renoncer avant d’entreprendre I'étape suivante) devient alors un initié,
accédant aux secrets du temple. Ce n'est certes pas une coincidence que28
dans le vocabulaire magonnique épreuve et voyage partagent la méme
signification.
Se comporter en conquérant est un art de vivre, un mode d’étre.
Une fagon de retrouver le sens véritable de la vie, (de sa vie), de se créer
constamment. “Plus on s’approche de son réve, plus la Légende Personnelle
devient la véritable raison de vivre, pense Santiago.
Les grands mythes nous offrent de nombreuses variantes de
héros qui passent par les épreuves initiatiques pour renaitre a une vie de
plénitude. Les douze travaux d'Héraclés par exemple sont trés connus.
Chacune de ces épreuves lui révéle l'enseignement de la progression
intérieure, de I'éveil d'une conscience plus lucide. Face & cette vaste
conspiration d'obstadles, ce héros de la mythologie grecque s'éprouve et se
réalise pleinement jusqu’a devenir le symbole méme de la force.
Héraclés, comme tout initié, entreprend également le voyage &
Vintérieur de la Terre jusqu'au royaume des morts & la poursuite de Cerbére.
Puis, il remonte des enfers pour livrer d'autres combats contre la Mort. Il
arrache Alceste, la femme du roi Adméte, & la Mort. Une autre épreuve
Vattend. Bralé par une tunique qu'il ne parvient pas a ter, il s‘offre en
sacrifice. Ayant fait dresser un biicher funéraire, il s'appréte & s'immoler
mais Zeus intervient et l'emporte vers I'immortalité - étape supréme de
Vinitié.
On retrouve le méme schéma de ce voyage dans d'autres
cultures.BE FReTEREeHRE SE EBESBEEBEEBEEEESBEEEBEESEEEE &
29
Chez les Egyptiens, Osiris, victime de la jalousie de son frere,
Seth, est jeté dans les eaux du Nil a l'intérieur d'un cercueil. Commence
alors le voyage vers une autre vie (l'eau du Nil - nous rappelle l'eau
primordiale). Isis, soeur et épouse d’Osiris, retrouve le corps et le cache
dans les marais. Mais Seth le repre et le dép&ce en quatorze morceaux.
Nouvelle épreuve : la descente vers le séjour des morts. Cette fois encore,
Isis parvient & sauver Osiris. Elle rassemble les morceaux des corps, sauf le
pénis, de son frére-époux, lui insuffle la vie et s'allongeant sur lui congoit
Horus, leur fils. La vie triomphe alors de la mort. C'est le but méme de tout
voyage initiatique.
On pourrait également évoquer le cheminement similaire de
Dionysos qui descend dans le Royaume des Morts & la recherche de sa mére
Sémélec. II doit lui aussi passer par I'épreuve de la mort afin de renaitre A
une vie plus abondante. C'est dans la chair de Dionysos que le cep de la
vigne est coupée a chaque fois que vient 'hiver. Ce dépecage nous rappelle
la mort symbolique d'Osiris. Comme le pharaon, Dionysos renait. A
chaque printemps, la vie reprend a nouveau. Dionysos accepte de se
mesurer & la mort. Il triomphe et accéde a l'éternité.
"En général, la mort fait que l'on devient plus attentif 2 la vie”, dit
l'Alchimiste. C'est pourquoi la démarche initiatique vise a dépasser cet
antagonisme vie-mort.
Le néophyte, & travers les épreuves du voyage, se reconstruit et
se renouvelle sans relache. I] sait que sa quéte débouchera sur une autreBReEeSeESSeE SESE SE SESE SB SB SE SB SS SB SS S&S ee 2 |
30
réalité car la mort ne peut étre la finalité de la vie. IJ le sait non pas par
raisonnement mais par intuition. En vivant pleinement le symbolisme du
voyage, il se place dans la perspective de I'éternité et communie avec le
mysttre méme de la vie. Quand le voyageur ouvre son coeur et sa
conscience aux richesses de la Vie il participe aux fonctions créatrices de
TUnivers. "La vie attire la vie”, explique I'Alchimiste.
Au berger qui ne parvient pas a rencontrer la vie dans le désert,
l'Alchimiste insiste sur un paradoxe : "Montre-moi la vie dans le désert”, Cet
espace du vide, de la stérilité et d'absence de vie est pour I'Alchimiste le
creuset initiatique d’oi jaillira la vie. On ne peut saisir I'insaisissable
qu'avec son coeur. L'appel de I'Alchimiste 4 Santiago prend une valeur
prophétique. "Ecoute ton coeur, dit-il. I! connait toute chose parce qu'il vient de
l’Ame du Monde, et qu'un jour il yretournera”.
Mais ce coeur est "difficile entendre", avoue le berger. C'est un
“coeur agité” et "traitre" qui le retient, 'empéchant de continuer le voyage
La vie - la vraie - est une construction permanente, un combat
de tous les instants. La voie vers le dépassement et la réalisation de soi est
difficile. C'est un chemin couvert de ronces et d’épines. Les Evangiles
précisent que peu I'empruntent précisément & cause des difficultés qui le
jalonnent.
Saint Paul évoque l'image de I'athléte et celle du soldat pour
décrire l'attitude de celui qui aspire a orienter sa vie vers l'essentiel. La
sanctification, écrit-il, est I'ceuvre de toute une vie. La construction de I'étre31
est une oeuvre toujours en chantier, Construire, lutter, conquérir - ce sont IA
quelques unes des métaphores pauliniennes qui évoquent ce combat.
L'épreuve du chrétien prend parfois I'allure d'une course
olympique. Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous?
mais qu'un seul remporte le prix? Parfois encore, cest l'image d'un pugilat
que l'ap6tre évoque. Dans d'autres épitres, c'est celle du soldat. Il a lui-
méme, dit-il, "combattu” le bon combat, ayant ceint ses reins de la ceinture de
la vérité, revétu la cuirasse de la justice, mis les chaussures du zéle, pris le
bouclier de la foi, porté le casque du salut et I'épée de ‘Esprit. Cette
évocation du soldat précise bien que la vie n'est pas un long fleuve
tranquille sur lequel on se laisse bercer avec nonchalance. Saint Paul, tel le
chef d'une armée, appelle les chrétiens au combat : "Je vous exhorte, freres, i
combattre avec moi". Il décrit ainsi la nature de cette attaque : “Nous ne
combattons pas selon la chair. Car les armes avec lesquelles nous combattons ne
sont pas charnelles”.
Nous sommes dans un registre autre que celui de la raison
discursive et des causes relatives. Ce combat engage l'homme dans sa
dimension invisible et éternelle. Il 'engage sur le chemin qui conduit au
mystére profond de la vie. Santiago comprend ce miracle a la fin de son
voyage:
“Et le jeune homme se plongea dans I’ Ame du Monde,
et vit que l’Ame du Monde faisait partie de !’Ame de Dieu,
et vit que l'Ame de Dieu était sa propre ame.
Et qu’il pouvait, des lors, réaliser des miracles”.Le mystere fait irruption dans le quotidien. Santiago entre alors
dans l'espace du sacré. Il dépasse la connaissance conceptuelle et
Tembrigadement des sens pour participer @ une différente dimension d’étre.
Siil est une aventure qui semble depuis toujours illustrer cette démarche,
est bien celle de la quéte du Graal. La légende de la Table Ronde nous
entraine dans un voyage fascinant, plein de défis et de hardiesse, La forét
de Paimpont, haut-lieu du mysttre et de féerie est aussi celui de I'épopée et
du combat. C'est une aventure qui n'a ni commencement ni fin. Personne
ne peut retracer avec certitude les origines du Graal; elle remonte aux temps
anciens, Personne n'a jamais conquis l'objet de la quéte; il s'éloigne a
chaque fois qu'on pense l'approprier. Ce qui compte cest la quéte, le voyage
et la vision du Graal au-dela des considérations historiques. Bref, c'est le
rituel initiatique qui nous intéresse bien plus que les recherches historico-
littéraires pour savoir si la légende remonte a I'époque arthurienne, & la
tradition celto-nordique, ot a la période anté-diluvienne. De méme,
personne ne chercherait sur une carte du monde oit se situent ces terres
perdues dans les glaces du Nord qui ont inspiré de nombreuses légendes de
voyage et d'expédition. La, le héros Tristan, blessé au cours de son voyage,
s'est laissé dériver au gré des flots pour atteindre les rives de I'Eternelle
Jeunesse - évocation du Paradis Perdu. La, ont habité les Titans, ces géants
qui ont nourri limagination des pottes de IAntiquité.
Ces terres de légende ont également nourri des traditions
alchimiques. La quéte du Graal - cette recherche de l'état matriciel - est
souvent représentée par les voyages et les épreuves des chevaliers errants de
la Table Ronde. Ceux-ci traversent le monde, se soumettent aux épreuves33
de la route, pansent leurs blessures, se relévent et inlassablement prennent
le chemin de la Terre Sainte. Le symbolisme de cette Jérusalem terrestre
renvoie au temple intérieur, celui de l'ame. Santiago, lui, cherche le chemin
de Egypte non pas géographique mais intemporelle.
Nous sentons bien ala lecture de l'Alchimiste que le
cheminement de Santiago vers les Pyramides n'est que prétexte pour nous
faire voyager dans des mondes paralléles. Nous participons ainsi &
Vaventure la plus merveilleuse qui soit : la quéte du sens profond de la vie.
Chaque avancée de ces voyageurs de Iégende est une étape de plus sur le
chemin de laffranchissement intérieur. Santiago aurait pu avoir eu une vie
stéréotypée et stérile s'il n’avait pas écouté ses r8ves. C'est cette voix venue
“dailleurs" qui, comme l'arrivée du Prince charmant dans La Belle-au-Bois
Dormant, I'a réveillé pour le mettre en route. Sous le charme de ce réve il va
rencontrer la gitane, puis le vieux roi, Fatima, I'Alchimiste ..... D&s lors,
chaque étape du voyage est vécue comme une transformation intérieure.
Santiago, qui a failli se retrouver cloitré, bloqué dans les dogmes de
séminariste s'ouvre graduellement au véritable mystére de l'univers. IL
commence a respirer au rythme de I'Ame du Monde. Et le miracle s'opere.
En lui travaille l'alchimie d'une perpétuelle création. Son déplacement a
travers le désert mythique a eu pour but de le relier avec lui-méme (avec ce
teésor quil a toujours porté au fond de lui) et avec le monde. A travers les
Ages, les hommes ont entrepris des voyages initiatiques précisément pour
retrouver cette harmonie perdue avec l'univers. Tout le rituel du voyage et
des cérémonies dans la loge magonnique (elle méme construite selon le
mod?le de l'ordre cosmique) met l'initié en relation avec l'infini. Cette
mémoire de I'éternité n'est jamais absolument effacée. Il suffit & l'initié de