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'L'Alchimiste': parcours initiatique par James Burty DAVID 3 3 PREFACE Ce livre est né d'une rencontre dans la grande salle imposante du Conseil Exécutif de ! UNESCO a Paris. Représentant mon pays & ce Conseil, j'avais, dans un discours sur la Jeunesse et I'Avenir, cité plusieurs extraits de I'Alchimiste. Tout juste aprés mon intervention, le délégué de la Mission Permanente du Brésil & I' UNESCO vint me rejoindre pour me dire combien grande fut sa joie de m'avoir entendu faire référence au livre de son ami, Paolo Coelho. Rendez-vous fut pris pour la pause-café pour en parler plus longuement. Dans la salle des pas-perdus, j‘eus l'occasion d'expliquer a son Excellence, le Représentant du Brésil, la profonde impression que l'Alchimiste avait laissée dans mes réflexions personnelles. Je lui fis comprendre que cheminement de Santiago, ce berger andalou, devrait susciter en nous le besoin d’aller jusqu’au bout de nos réves pour découvrir Yessentiel. Les débats que nous venions d'entamer au Conseil Exécutif de I'UNESCO avaient effectivement démontré comment les conflits et les incompréhensions étaient souvent provoqués par un attachement presque pathologique au paraitre, niant ainsi ce qui constitue la force méme des hommes :|’étre intérieur, notre substance commune. Cette conversation se poursuivit le lendemain en vue de me permettre d'entrer en contact avec une collaboratrice de Paolo Coelho & Barcelone. Puis avec Paolo Coelho lui-méme. 2 Des mois auparavant, je m’étais livré & des réflexions profondes et soutenue sur l'Alchimiste. Javais constitué des notes abondantes pour les partager a certains initiés. Comme Santiago, j'ai moi aussi porté attention aux "signes" qui jalonnent le chemin. Ma rencontre avec le Représentant du Brésil, les correspondances avec Paolo Coelho & Rio de Janeiro et avec Mme Authunes a Barcelone furent des signes d'encouragement pour mener cet ouvrage a terme. J'ai lu l'Alchimiste pour la premitre fois le jour de la féte de Vindépendance de mon pays. Un 12 mars. Je n'ai fermé le livre que pour Participer aux cérémonies officielles. Sinon toute cette journée, combien symbolique et vivante, je devais la passer en faisant le parcours initiatique avec Santiago. Les cours de psychanalyse si magistralement prodigués A l'Université de Bordeaux par le Professeur Claude-Gilbert Dubois, me revinrent 4 l'esprit. Ses exposés sur Jung et les rapports de ce psychanalyste avec l'alchimie constituaient déja a I’époque pour moi de véritables invitations a la découverte de soi. Si le theme de I'Alchimiste accroche encore aujourd'hui dans un monde oii la science semble s'imposer en maitre c'est que nous avons pris conscience que nous mourons de soif tout prés de la source. Dans l'espace du dedans, insuffisamment exploré car vérouillé de l'extérieur, jaillissent des richesses infinies. C’est le lieu de tous les possibles. L'aire du miracle Le "langage du monde” n’est pas mort. II faut retrouver cette disposition intérieure qui permet de traduire ce langage afin d'accéder a la connaissance de soi. A l'instar de S antiago, j'ai voulu écouter ce merveilleux discours qui vient du fond des ages. Du fond de l'ame J.B.D. ICTION L'Alchimiste de Paolo Coelho est une véritable invitation au voyage. Notre ame n’est-elle pas une trois-mats cherchant son Icarie, écrit Baudelaire? Avec Paolo Coelho nous hissons les voiles. Cet auteur brésilien nous dérange dans nos certitudes, bouscule notre logique mathématicienne et, & l'aide d'un récit de voyage initiatique, nous rappelle qu'il existe un fascinant discours qui est malheureusement souvent étouffé par les bruits et les fureurs du monde extérieur. C'est le discours de la communion avec I'ame du monde. "Te crois beaucoup 2 la rébellion intérieure’, disait Paolo Coelho dans une interview accordée au Courrier de UNESCO en mars 1998. Sans cette insurrection pour remettre en cause l'impérialisme des dogmes, les illusions idéologiques et les discours insuffisants de la raison, lexistence humaine se réduirait 4 un parcours absurde de la naissance a la mort. L'Alchimiste nous offre les instruments de cette rébellion. Llauteur révéle des caches secr®tes au fond de l'ame, élabore des stratégies de refus contre des croyances imposées, efface les frontiéres entre le visible et linvisible, rompt les amarres pour partir vers ailleurs et nous indique le lieu du trésor. Par contre, la pédagogie du conditionnement vise 4 mater notre cOté rebelle et a mettre les hommes au rythme de l'idéologie dominante. Paolo Coelho nous pousse & d'autres audaces : croire & limpossible, méme si cela devait ébranler les fondements de la logique. Diailleurs c'est & travers le désert que son personnage Santiago fait le vide en lui pour ré-apprendre a vivre. Il faut oser s e mettre en route, comme Santiago, pour découvrir quill existe ailleurs (dans un fond impersonnel en soi) un univers ou |'étre réconcilie les opposés et les ambivalences dans un élan libérateur. La, lindividu et I'universel se rencontrent. En nous permettant de pousser les portes de impossible, l'Alchimiste nous ouvre du méme coup des perspectives d'un avenir insoupgonné. L’acte libérateur commence précisément par ce geste interdit. Parcourir l'espace du dedans “Mais les vrais voyageurs sont ceux-la seuls qui partent Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s'écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!” Le Voyage, Charles Baudelaire Lavie est un voyage. Certains hommes, tels des somnambules prennent la route sans distinguer les signes qui jalonnent le chemin. Leur marche mécanique et ‘in-signifiante’ les conduit loin de lessentiel. Pourtant l'avenir est plein de promesses. Seuls ceux qui voyagent 2 l'instar de Santiago, courant le monde en toute liberté, découvrent finalement le trésor au pied de la Pyramide. Le voyage devient destin pour ces pélerins qui savent lire les signes indicateurs. Véritable alphabet de la vie, ces signes font de chaque étape une conquéte sur le superficiel et l'absurde, La vie n'a de sens que si elle est vécue comme une quéte perpétuelle, comme un devenir. Ce besoin de la quéte nait d'un questionnement, d'un profond désir de découvrir une existence plus authentique que celle aui est imposée par la naissance et les conditionnements. Cette voie place le voyageur dans la perspective des transformations intérieures progressives. 7 Trop d'étres humains traversent la vie en somnambules, disions-nous. "Combien d’hommes endormis"! regrette St. Exupéry dans Terre des Hommes. IIs n’ont pas la capacité de s'étonner et de déranger les habitudes qui sédentarisent leur Ame et leur conscience. Prisonniers des murs invisibles, ils finissent par s'accommoder la routine, aux préjugés, au confort illusoire du quotidien et s ent fatalement au bord du chemin. Santiago, lui, nous invite & une attitude plus audacieuse. “Nous devons étre toujours préts, songe-t-il, 2 affronter les surprises du temps.” Clest ce risque de I'émerveillement et de la provocation qui métamorphose la banalité de la vie en destin. Pour parvenir aux Pyramides, il faut tout d'abord étre déterminé a se mettre en route. Le voyage donne & Santiago un surcroit de conscience. Jusqu’a lage de seize ans, il avait fréquenté le séminaire, étudiant le latin, espagnol et la théologie pour entrer dans les ordres afin de plaire a ses parents. "Ses parents auraient voulu faire de lui un prétre, motif de fierté pour une humble famille paysanne qui travaillait tout juste pour la nourriture et l'eau, comme ses moutons”. Accepter le chemin tracé par les autres, méme par les siens, aurait contraint cet adolescent & vivre sa vie par procuration, a faire de son existence une projection du désir d'autrui. Or, la vraie vie commence par une rupture. Elle est déracinement, partance. Santiago confirme sa passion de la liberté A Melchisédec, Roi de Salem : "On voulait faire de moi un prétre, et j'ai décidé d’étre berger Dans cette déclaration avec un accent de révolte, le "On voulait” est sciemment placé en antinomie A ‘j’ai décidé. Une fagon pour cet adolescent d'affirmer et d'assumer la pris en charge de sa propre vie. Cette liberté de décision élimine du méme coup I'accaparement de sa vie par autrui. I] faut étre capable de choisir son propre destin. Etre homme, écrit Saint Exupéry, cest étre responsable. Or, la responsabilité repose fondamentalement sur des valeurs d'autonomie. I] est essentiel de se mettre en état de disponibilité pour faire le trajet vers d'autres étapes. Chacune d’elles est une rupture, un nouveau départ. Toute naissance, qu'elle soit physique ou spirituelle, est séparation, acte fondateur d'autonomie. Cette exigence d'une autre vie ne s‘établit pas sans risque et sans souffrance. Otto Rank, psychanalyste, parle avec raison du traumatisme de la naissance. D’une part une douleur accompagne cette rupture; de l'autre une dynamique (souvent violente) assure le passage a l'étape suivante. La formidable aventure de I'existence ne commence-t-elle pas elle aussi par une rupture? L'enfant qui nait es! sectionné du cordon ombilical pour vivre saliberté d’@tre. Plus tard, cest le sevrage. Puis, il traverse la vie par étapes successives : puberté, adolescence, vie d'adulte .... La vie est done une invitation constante au voyage. Pourtant certains se contentent du sur- place ou de faux-départs. Le risque du voyage est réel mais seuls triomphent ceux qui osent. Et Santiago ose. "Un beau soir, en allant voir sa famille, il s‘était armé de courage et avait dit 2 son pere qu’il ne voulait pas étre curé. Il voulait voyager”. Ila certainement fallu du “courage” & Santiago pour prendre le risque de rompre les amarres, bouleverser sa vie et se remettre en cause. Il sera berger et non curé car “seuls les bergers peuvent voir du pays". Une véritable provocation du destin. Le pére, sentant l'appel du destin pour Santiago, lui donne sa bénédiction et le laisse partir sur le chemin de la vie. Santiago part alors a la rencontre de sa Légende Personnelle. Il s'en va pour "connaitre le monde", son réve d’enfance, mais c'est surtout exploration de Iespace du dedans, expression chére a d'Henri Michaux qu'il entreprend. La route jusqu'aux Pyramides traverse le territoire de l'ame. Santiago se cherche en voyageant. Il s'enrichit au contact des autres et de lui-méme. Les frontidres géographiques et l'espace intérieur se confondent et se superposent. La route menant de la vieille église aux Pyramides devient donc chemin de la vie. Ce voyage est initiatique. Il engage celui qui l'entreprend sur le sentier du devenir et transforme magiquement les territoires connus en espaces de tous les possibles. A linstar de Santiago, nous sommes tous a la recherche d'un "trésor" - qu'il s'agisse du paradis perdu, de la réconciliation avec soi- méme, d'un état de bonheur, d'un réve. La démarche du berger andalou dans I'Alchimiste nous permet done de réfléchir sur l'importance du voyage et de laquéte. Nous pénétrons avec Santiago, comme des chevaliers d'autrefois ou des pélerins de légende, dans des lieux mythiques afin de découvrir le royaume secret en soi. Si l'objet de la quéte differe d'individu en individu selon son niveau de conscience, il convient de souligner que la démarche initiatique, elle, demeure inchangée depuis la nuit des temps. Le voyageur en quéte de lui-méme doit pouvoir se libérer d'un destin imposé par les autres. I] ne peut plus s‘installer dans T'illusion des certitudes. “Comment peut-on aller chercher Dieu au séminaire?” se demande Santiago, le berger andalou. Habituellement, cest dans un tel moule que se pétrissent les convictions au point oii le sacré a été confondu avec les institutions religieuses. Aussi la question du berger, loin de constituer une hérésie, est fondamentale. L'expérience de I'Universel ne peut étre enfermée dans des limites institutionnelles et dans des dogmes figés. "Tout le monde croit savoir exactement comment nous devrions vivre”. Cette absurde prétention, décriée dans I'Alchimiste, momifie I'ame. La Vérité est toujours un au-dela, Tobjet d'une quéte perpétuelle. Sous les eaux dormantes des certitudes, bien des courants s'agitent. Trop d’hommes s‘embarquent sur les flots de la vie en faisant naivement confiance a ces. eaux de surface. Liillusion du superficiel est dangereuse. I] est donc essentiel de se défaire des habitudes 11 et de remettre en cause les enseignements qui risquent d’anesthésier la conscience. La condition humaine serait une effroyable prison si I'homme ne ressentait pas au fond de lui-méme un élan, souvent irrésistible, de liberté. Il éprouve alors le besoin de dépasser son moi limité, de bousculer les notions qui le conditionnent et de rompre les amarres pour partir en quéte du renouveau. C'est dans ce contexte que les hellénistes considéraient la philosophie comme I'exercice de la mort et de la nouvelle naissance. Nous comprenons ainsi le geste de Santiago quand il prend la décision de briser les liens avec les institutions familiale et religieuse. Non pas qu'il les dédaigne mais il aspire plutét a les découvrir autrement, refusant précisément le poids et la sclérose des institutions. Tel l'albatros de Baudelaire, l'homme ne se sent réellement a l'aise que dans les espaces infinis. L'existence sur le pont du navire est étriquée, médiocre, invivable. La, on ne reconnait plus ce Dieu transcendant que "les cieux des cieux ne peuvent contenir", pour reprendre les paroles du prophéte d'Israél. Sur ce pont, on a banalisé et désacralisé la notion du sacré en l'enfermant dans des institutions figées. Le véritable temple a construire cest celui du coeur et de la conscience. Parce que l'homme est constamment inspiré par le désir de lailleurs, la quéte devient une démarche essentielle de son existence. On comprend ainsi pourquoi Santiago choisit non pas le chemin des séminaires mais celui du désert. Un voyage qui le méne dans un espace inconnu et infini: celui du dedans. II rejoint dans ce voyage tous ces héros mythiques la recherche des trésors: la patrie pour Ulysse, le toison d’or pour Jason, le Graal pour Perceval, le feu pour Prométhée ou l'immortalité pour Gilgamesh. Santiago comprend qu'il doit se libérer d'un moule pré- eeaeeEeEeEeEeu 12 fabriqué qui ne le convient plus. C'est le voyage qui va donner un sens a sa vie. Mais avant de prendre la route, il lui faut se défaire de son passé, le remettre en question afin de vivre une autre expérience, plus riche, plus libératrice. Le récit de voyage de Santiago nous ouvre des possibilités infinies. Nous découvrons avec lui des territoires interdits. Nous découvrons également que rien n'est absolument figé et définitif. Les certitudes renforcées par l'impérialisme cartésien et les convictions qui excluent celles des autres nous enferment invariablement dans des espaces restreints. Nous nous retrouvons alors dans une situation semblable & celle des prisonniers de la caverne de Platon, confondant ombre et réalité, Pour échapper aux limitations qui transforment notre condition d’homme en inacceptable scandale, il faut absolument faire éclater les frontires et rompre les amarres. Lautréamont disait : ‘Je suis le fils de I’homme et de la femme, d’aprés ce qu'on m’a dit. Ca m’étonne (...) je croyais étre davantage!" 11 s'agit de réinventer sa vie, de reconstruire I’étre qu'on est, comme I'écrivait Artaud. La vie est en effet bien plus riche que cette caricature que nous imposent la routine et les institutions figées. "Je suis un aventurier en quéte d'un trésor". C'est ainsi que se présente Santiago. Par définition, 'aventurier c'est celui qui refuse le confort et les programmes précongus pour laisser éclater en lui 'enthousiasme et Vélan vers l'infini du possible. Il préfére la violence des parois brisées a la paix d'une existence tide et banalisé Il préfere le risque du voyage au repos du conformisme. La vie authentique est infiniment plus vaste que les 13 limites imposées par le champ de la conscience et les exigences de la raison L'homme conserve dans le tréfonds de son étre la nostalgie d'un état mythique. L'expérience humaine était alors vécue comme totalité, indivisible et universelle. L'Alchimiste enseigne & Santiago les secrets de cette expérience : Taccés a la vie immédiate, profonde et authentique, la relation avec les états Primordiaux. Pour atteindre cet instant privilégié ow s'abolissent les contradictions dans le jeu libre et illimité de correspondances, il faut comme lécrit Henri Michaux, "se Parcourir" traverser le "sol venu du dedans". La, les gisements demeurent trés souvent inexploités En nous faisant suivre Santiago pas & pas dans son périple jusqu'aux Pyramides, Paolo Coelho nous permet également, sur le plan des analogies, d'entrer dans les royaumes secret de I'ame. Les pérégrinations du berger prennent alors une autre signification : celle d'une initiation. Le voyage initiatique commence toujours par une remise en question, done par une transgression de ces certitudes finalement qui sclérosent I'existence. Ce n'est pas une coincidence que la valeur étymologique du mot ‘transgresser" nous raméne a l'idée du voyage. "Transgressio”, “transgredi” signifient, au sens premier, ‘franchir’, ‘aller au- dela’ Dans 'Alchimiste, le marchand de pop-corn est a l'opposé méme du voyageur. Il a pris racine et s'est installé dans la routine. Pour lui, I'école de la vie a été plutét une école-caserne. Aucune ouverture sur des 14 univers infinis. Réves étouffés. Désirs bloqués. Le vieillard de I'Alchimiste le décrit ainsi: "Cet homme aussi a toujours voulu voyager quand il était enfant. Mais il a préféré acheter une petite carriole pour vendre du pop-corn, amasser de Vargent durant des années. Quand il sera vieux, il ira passer un mois en Afrique. Il n’a jamais compris qu'on a toujours la possibilité de faire ce que l'on réve. Cet homme "a toujours voulu voyager mais (...). Un ‘mais’ de ré ‘ance qui a étouffé ses réves. La vraie vie est ailleurs, disait Rimbaud. L'embarquement est toujours immédiat. La plupart des mythes et légendes évoquent des récits de voyage. L’ailleurs appelle et interpelle. Les nomades des temps anciens savaient par intuition qu'il fallait reprendre sans cesse le chemin du lointain pays. Aujourd'hui encore, on sent l'attrait des dépliants touristiques qui créent ce sentiment d'évasion, d'exotisme et d'enchantement. Nous nous surprenons a réver de liberté devant les affiches publicitaires du bleu des océans infinis, de ces plages dorées par le soleil ou de ces vertes montagnes dont le sommet enveloppé de nuages, donne l'impression de forcer la porte du ciel. Les fles lointaines, les déplacements interplanétaires, les voyages qui ménent au centre de la Terre, a vingt mille lieues sous les mers, ou dans le merveilleux pays d’Alice continuent a exercer sur nous la magie du dépaysement. Le Paradis n'est pas irrémédiablement perdu. Depuis I'exil de I'Eden, les hommes ont toujours préservé la nostalgie du "jardin secret”, Il est en soi ce jardin qu'il faut découvrir, défricher et apprendre a cultiver. Les alchimistes, eux, utilisent la métaphose du métal pour enseigner que I'or est secr8tement caché dans le plomb. Nous sommes 15 appelés a découvrir cette féerie intérieure qui permet au métal précieux de se libérer de la matiére vile. Le marchand de pop-corn, lui, s'est contenté de l'ordinaire, et de la facilité, renongant a la tentation de impossible. Il s'est installé, préférant acheter, vendre, amasser de l'argent” et attendre finalement le poids des ages pour s’évader pendant un mois en Afrique. Le choix facile. Toute une vie gaspillée cependant. Il croit avoir tout compris de la vie: son code social, son air de respectabilité, les biens matériels et le monde des apparences. “Les marchands de pop-corn ont un toit & eux, tandis que les bergers dorment ii la belle étoile” Ceux-ci dorment en plein air pour se remettre en route plus facilement. Les marchands de pop-corn, eux, s'installent, plagant ainsi dans I'aire de la mort. Seuls ceux qui revendiquent le droit a la liberté peuvent forcer les portes de l'infini. Is se event et partent. "LBve-toi, prends ton lit et marche”, dit Jésus au paralytique. Et le miracle s'accomplit. Le passage 3 la vie s‘organise selon un ordre précis : se lever et marcher. Une fagon également d'enseigner que la vie est mouvement, cheminement. L'installation paralyse. C'est pourquoi le miraculé des Evangiles n’a plus besoin de lit. Une nouvelle vie commence pour lui. Nous ne sommes pas éloignés de la définition méme de Vinitiation. ‘Initier’ vient de la racine latine qui signifie ‘commencer’. Le voyage initiatique commence aux portes dusacré. Le profane &ymologiquement (pro-fanum : hors du temple) commence sa quéte du 16 mysttre aux portes du temple. Il doit entrer dans laire du sacré et du secret Pour accomplir son voyage. Ce n'est pas un hasard que Santiago commence son trajet “devant une vieille église abandonnée". La, les images de la mort (mort symbolique, mort du "vieil homme - pour reprendre une expression Paulinienne) défilent. En voici quelques-unes : "le jour déclinait ....."; "une église abandonnée ....”; "le toit écroulé "; "la porte en ruines (.. ail s‘allongea” Le grain de blé doit mourir pour que jaillisse la vie, Ne peut done participer a la vie abondante que celui qui accepte de mourir a soi- méme. Crest lA tout le miracle de l'alchimie. Diailleurs, a la fin du roman, apres le long voyage vers la découverte du trésor (ce trésor intérieur) le chef rappelle que ce fut le trajet de la mort a la vie : "Tu ne vas pas mourir, dit-il & Santiago. Tu vas vivre...” 'citout est symbole. Il appartient au voyageur de faire jaillir le Véritable sens de la vie & travers sa démarche initiatique. Jakob Bohme rappelle la direction d'un tel voyage : "Va de ton homme extérieur dans Vintérieur”, Processus d'individuation vers le Soi, explique Jung. Transformation du plomb en or, ajoutent les alchimistes, Des téndbres de la caverne & la lumiére, enseigne Platon, Du péché & la rédemption exhortent les Evangiles. Ces enseignements, fondamentalement les mémes, invitent "homme a se laisser envahir totalement par ce torrent qui gronde souvent dans les profondeurs de son me. Baptéme intérieur qui le place dans une Perspective nouvelle : celle du sacré (dans son sens fort et profond), insaisissable par les sens et l'entendement. 17 Dans L'Alchimiste, le lieu privilégié de cet enseignement, est le désert. Le vieil homme explique a Santiago que "Ia tradition nous dit de crotre aux messages du désert (car) tout ce que nous savons, c'est le désert qui nous a enseign Paradoxalement, c'est dans le vide infini du désert que homme parvient a faire l'expérience de la Plénitude. La rencontre du Rien et du Tout devient alors un moment extraordinaire, un dévoilement du destin. Crest la riche expérience que fait Moise lors de son long périple de quarante ans dans le désert. Dans ce lieu sans frontitres, il apprend a connaitre la toute-puissance de Yaveh, a forger le destin d'une nation et & émerger dans l'histoire d'Israél comme une figure mythique. Le sable, les dunes et le vent ont été pour ce patriarche un langage initiatique. “Les hommes du désert ont I'habitude des signes”, dit le chamelier de l'Alchimiste. Avant d'arriver & ce niveau de conscience, le voyageur du désert doit tout d'abord apprendre & affronter les épreuves sans nombre: les mirages, labsence de référence, le découragement, la soif et I'isolement. Moise, lui méme, a un certain moment, refuse de guider le peuple d'Israél travers le désert dans l'apprentissage de la liberté. I s‘énerve, frappe trois fois le rocher par impatience et brise les Tables de la Loi dans un acces de colére devant l'idolatrie de son peuple. Mais le désert, c'est également I'aréne oti l'étre, aux prises avec lui-méme, découvre la grandeur de Dieu : la manne, le buisson ardent, la source jaillissant du rocher .... Le miracle est permanent dans ce lieu des transformations. 18 Chaque grain de sable est un instant de création, écrit Paolo Coelho. La rien narréte les regards. L'immensité de ces espaces renvoie a l'homme la dimension infinie de son étre. Celui qui affronte le désert doit tout abandonner : son confort, ses certitudes, ses attaches ..... ses brebis, le Dieu des séminaires, comme le fait Santiago. Il entre dans un royaume oi les codes sociaux et les signes habituels n'existent pas. Dans ce vide effrayant qui provoque le vertige, le voyageur ré-apprend a étre et & se structurer par rapport au néant et au silence. La, loreille apprend a écouter le silence, les yeux a voir le vide et la conscience & comprendre le langage du monde. Le voyageur retourne aux sources, au moment oi, comme le précise la Genése, la terre était informe et vide. Comme au commencement du monde. Mais également comme au moment de la mort. On retrouve & travers I'épreuve du désert tout le parcours initiatique de la mort a la vie, du dépouillement a l'épanouissement, du Néant a la Plénitude. Il n'existe aucun panneau indicateur dans ce lieu car chacun est invité A suivre sa propre piste, & s'engager dans une quéte tout a fait personnelle. La certitude des autoroutes y est totalement absente. Personne d'autre que le voyageur lui-méme ne connait la route. Paolo Coelho, en parlant de Légende Personnelle, souligne bien que cet itinéraire a travers le désert est non-programmé, C'est pourquoi Santiago se met a l'écoute des signes, des messages et des guides pour arriver jusquaux Pyramides. Le voyage de ce berger andalou n'est indiqué dans aucun guide touristique. Il n'est organisé par aucune agence. Il est tatonnement, recherche, enseignement et découverte. De méme, le voyage 19 dans le désert du dedans ne dépend ni des dogmes ni d'institutions. Il répond aux exigences du coeur. C'est la réponse que donne Atoum A Osiris dans Ie Livre des Morts. Toutes les traditions ont fait du désert le lieu de rencontre avec le sacré et le miraculeux car 1a Dieu se révéle sans intermédiaire. La également, homme apprend a creuser le puits de son atre pour faire jaillir cette Eau vive qui fleurit les déserts, Le désert convie donc a un véritable apprentissage. I] exige que le voyageur fasse le vide en lui-méme, quil se dépouille de son moi et ote ses sandales, a I'instar de Moise, car le lieu sur lequel il se tient est saint Lespace quill traverse est celui de la quéte et de la rencontre. Cest, pieds nus, prosterné, front sur le sable, devant le buisson ardent que ce prince égyptien se livre et se délivre. Ilse livre totalement & Yaveh qui lui ordonne de défier le roi d'Egypte et de libérer les Israélites. Il se délivre aussi de son Passé de prince, de son Moi pétri de la grandeur et des splendeurs du palais. Quand il se rel8ve au pied du buisson ardent pour entendre la voix de ce Dieu qui s'impose comme le "Je suis", Moise est un atre métamorphosé. Il est 4 la fois le Libéré et le Libérateur. Le désert, ce lieu de la nudité, du vide et du silence est également celui de la découverte de soi et de la re-naissance. L'épreuve du désert, constate-t-on, a une dimension initiatique par excellence. Elle bouscule et empoigne l'homme, le contraignant, face & l'autorité du silence, & écouter la voix intérieure. 20 En affrontant le désert, Santiago apprend une lecon essentielle: "Plonge-toi donc plutét dans le désert, dit I'Alchimiste, Il sert tila compréhension du monde aussi bien que n'importe quelle autre chose sur terre”. Le désert, matrice des grandes révélations, invite en effet le voyageur a plonger a I'intérieur de Iui-méme et a ramener la perle qui y est caché. Tout comme Nicodéme, perplexe, a demandé a Jésus de lui expliquer comment faire pour rentrer dans le sein maternel et naitre de nouveau, le jeune berger interroge ainsi l'Alchimiste :"Comment dois-je faire pour me plonger au sein du déserf? C'est vers la direction de son coeur quiil faut voyager répond celui-ci. Un voyage qui permet a l'étre d’éprouver en lui-méme toutes les possibilités que lui offre sa condition d'homme. Possibilités aussi vastes et infinies que le désert. Il existe en chacun de nous le désir d’éternité et la passion d'une vie de lailleurs. L'émotion profonde qui nous saisit face & l'inexplicable témoigne de cette vie cachée mais devinée et souvent intensément ressentie. Une vie transcendante que nous détruisons trop souvent dans le mensonge de la durée et de l'espace Profane. L'Alchimiste, lui, enseigne que "chaque instant de quéte est un instant de rencontre avec Dieu et avec |'Eternité". Une intuition de l'instant, pour citer le titre d'un ouvrage de Gaston Bachelard. L'expérience du voyage initiatique commence par la découverte de cette rencontre avec une autre dimension del'étre. "C'est justement la possibilité de réaliser un réve qui rend la vie intéressante", songe Santiago. Paradoxalement, le réve nous réveille de notre torpeur et nous permet de nous saisir comme totalité; En franchissant ce seuil interdit par la raison, nous désorganisons le monde prosaique et familier qui nous emmure. C'est notre 21 condition humaine que nous remettons ainsi en cause. Le point de départ de cette démarche repose sur le refus de se réconcilier avec des limitations inacceptables. L'instant devient alors éternité. Le réve se prolonge dans le réel. L'espace prend des dimensions sans limites. L'absurde retrouve un sens. On se souvient de Paul Eluard qui voulait "construire un monde i la taille immense de l'homme". Levons I'ancre pour cet ailleurs. Paolo Coelho utilise la métaphore du "flee de ia vie" pour nous embarquer vers des horizons toujours plus éloignés, toujours plus ouverts sur l'infini. Nous hissons ainsi les voiles avec Ulysse, Sinbad, Robinson Crusoé. Les voyages d’Ulysse par exemple et les nombreuses années qu'il passe a affronter les épreuves font de lui un héros qui continue a nourrir notre imagination. Les cyclopes, les breuvages magiques, les tempétes déchainées par le trident de Poséidon sont autant de signes qui révélent A Ulysse le secret de l'épreuve et du dépassement. Apres avoir vaincu la tempéte, il retrouve nu sur la plage et sombre dans le sommeil. Episode hautement symbolique. C'est un étre totalement métamorphosé qui sort de l'eau. Il est dénudé - comme pour reprendre une nouvelle vie. Le voyage initiatique conduit a la naissance de homme nouveau. La méme épreuve d'un voyage difficile conduit Robinson Crusoé sur une fle oit il sectionne tout lien avec sa vie antérieure. I] construit un autre monde a la dimension de ses réves. Les eaux qui ont provoqué la fois le naufrage et la nouvelle naissance de Robinson nous rappellent celles du liquide amniotique et du baptéme. 22 L'eau nous invite a pénétrer dans I'univers secret de la fécondation et de la gestation. Considérée comme la ‘materia prima’, elle s'impose dans toutes les cultures et les cosmogonies comme le fluide de la vie. Selon Plutarque, "les Egyptiens appelaient I'Eau la mere du monde, parce qu'elle semait dans l’Air les principes fécondants dont elle avait é imprégnée par le Soleil". Cette matrice primordiale prépare la naissance (physique) ou la nouvelle naissance (celle de I'ame). Parce qu'elle est informelle par nature, elle contient potentiellement toute forme de vie. Mais elle peut également détruire par la puissance qu'elle dégage au moment d'une tempéte ou sous effet d'une action dissolvante par exemple. Symboliquement, la mort par l'eau débouche sur une transformation. Cest le début d'une vie régénérée, car le néophyte en quéte diinfini retourne aux eaux originelles, se purifie et reprend le cycle de la vie La Gendse rapporte que la Terre et la race humaine ont elles aussi 6té régénérées par le déluge. Destruction et régénération. Mort et vie. Liancien disparait pour permettre une vie nouvelle de s'épanouir. Le rite de l'eau accompagne tout voyage initiatique. Dans certaines cérémonies, le nouveau-né regoit l'eau baptismale sur le front et dans d'autres, le néophyte adulte est plongé dans un tombeau liquide. Quand il en émerge, il nait 4 une vie purifiée. Chez les Esséniens, le baptéme prend une dimension cosmique évidente. En effet, chez cette secte contemporaine a Jésus, le baptistére avait douze cétés représentant le cycle du zodiaque. Ainsi le baptéme était une immersion, une intégration dans le cosmos. L'homme devenait alors un avec I'univers. 23 Aujourd'hui encore, le croyant qui entre dans l'espace sacré d'un temple ou d'une mosquée se régénére a travers le symbolisme de l'eau. Lun en se signant avec l'eau bénite; l'autre en ayant recours a I'ablution. Dans d’autres traditions, le bain est purificateur. Dans les eaux du Ganges en Inde, les dévots retrouvent le contact avec la conscience supréme en se plongeant dans cette rivigre qui coule constamment pour se perdre dans ia fini de l'océan, rappelant ainsi le mouvement toujours renouvelé de la vie qui finalement s'identifie dans le flot d'un infini cosmique. Chez les Japonais, cest un bain rituel plus au moins semblable que l'on retrouve dans la cérémonie du ‘misogi’. En évoquant le voyage sur ce "flenve de la vie", 'Alchimiste nous rappelle la réflexion d'un autre visionnair: Platon. Celui-ci écrivait fleuve est une voie de communication entre le visible et I'invisible”. Face au miroir de l'eau, Narcisse était si fasciné par le reflet visible de sa propre beauté qu'un jour il se noya dans le lac. Il meurt et renait fleur. Ainsi commence "Alchimiste. C'est dans les profondeurs invisibles du lac que se travaille la métamorphose de Narcisse en fleur. L'eau nous invite au voyage & Vintérieur de soi, dans les profondeurs abyssales de l'étre. Les héros mythiques des mers nous font toujours réver A ces lointains pays des légendes. "Notre dime est un trois-miits cherchant son Icarie", écrit Baudelaire. Voila pourquoi nous sommes toujours préts a nous embarquer avec Ulysses, Sinbad, Robinson Crusoe ..... Nous retrouvons dans leurs fabuleuses aventures sur les océans, celles que nous entreprenons dans notre univers onirique. C'est par I'Eau que tout (re)commence. 24 Les lieux de I'initiation et les signes qui suscitent I'éveil de la conscience sont multiples. Parfois, lors des voyages initiatiques, la rencontre avec I'Ineffable s'effectue sur la fleuve, a travers les mers ou dans les gouffres de locéan (comme Jonas par exemple). Parfois c'est a travers les foréts, ces "grands bois qui effraient comme des cathédrales” pour citer Baudelaire. Contes et fables, mythes et récits ott la forét est évoquée s'organisent autour du méme théme essentiel. C st le passage obscur ot le voyageur se perd pour mieux se retrouver. L'obscurité de la forét Venvironne. Il ne voit nile ciel qui est caché par les branches et les feuilles, ni le chemin qui méne hors des ténabres car les arbres brouillent constamment toute piste vers la sortie. Nous pensons a la réflexion de Dante dans la Divine Comédi: 1u commencement du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forét si obscure que la voie droite était perdue”. Cette forét chez Dante conduit vers la vie de l'au-dela. C'est le passage de cette vie a une autre vie. Espace des ténébres, la forét est donc apparentée au pays des morts. La mort initiatique est toujours un passage obligé vers la vie abondante. Dans ce lieu secret et difficile, le voyageur subit les épreuves de Terrance, des rencontres avec les loups, les ogres, les sorciers, les fées, les gnomes, de la végétation impénétrable.... La mésaventure de Chaperon Rouge, l'angoisse du Petit Poucet et de ses fréres dans la forét ont & jamais captivé notre imagination. Nous avons tous partagé les craintes de voyage de ces personnages de contes. 25 Nous avons également ressenti avec eux le bonheur de leur triomphe - sur le loup dans le cas de Chaperon Rouge ou au moment des retrouvailles dans Le Petit Poucet. Le voyage dans |e labyrinthe de la forét leur a permis de se réaliser. Comme dans le labyrinthe, une avancée en forét parfois égare le voyageur et parfois le rapproche de la destination. Seul celui qui sait persévérer malgré les impasses et les circumambulations parvient & la plénitude de soi. Dans un passage-phare sur les épreuves du voyage et les dispositions intérieures du voyageur, Paolo Coelho écrit: “Les animaux étaient épuisés, et les hommes de plus en plus silencieux. Le silence était plus impressionnant la nuit, lorsqu’un chameau qui blatérait (...) faisait maintenant peur 2 tout le monde : ce pouvait étre le signe d'une attaque. Pourtant, le chamelier ne semblait pas s'émouvoir outre mesure de la menace de guerre. “Je suis vivant”, dit-il au jeune homme, tout en mangeant une poignée de dattes, dans la nuit sans lune et sans feux de camp. 'Et pendant que je mange, je ne fais rien d'autre que manger. Quand je marcherai, je marcherai, c'est tout. s'il faut un jour me battre, n'importe quel jour en vaut un autre pour mourir", 26 Tout est dit dans ce passage. L'épuisement et la peur cOtoient la détermination de marcher. La conscience de la vie ("Je suis vivant") cOtoie celle dela mort ("n'importe quel jour en vaut un autre pour mourir”) Voila que la vie et la mort se retrouvent, se complatent jusqu’a devenir "une méme réalité, comme le jour et la nuit", pour citer Marc de Smedt dans lintroduction 4 La mort est une autre naissance. En effet, tout voyage symbolique fait revivre le cycle de la vie et de la mort. Des rites précis invitent l'initié 4 entreprendre le trajet au coeur méme des mystéres de I'existence. "O mort oit est ta victoire? O mort, cit est ton aiguillon?” écrit Saint Paul comme pour narguer la mort. La vie, la vraie - celle qui se trouve de l'autre cdté du désespoir, comme le soulignent l'Alchimiste et Jean-Paul Sartre dans Les Mouches - est un passage perpétuel de l'instant a I'éternité. Il faut naitre de nouveau, exhorte le Christ, c'est-a-dire passer de la vie imposée par la naissance & la vie assumée en pleine liberté. C'est cette foi en la vie toujours recommencée qui permet de vaincre les obstacles et refaire le monde. "Il n'avait pas un sou en poche, mais il avait foi en la vie” - voila '’élan intérieur qui inspire la démarche du berger. Sophocle et Platon considéraient que seuls les initiés qui avaient bu le breuvage sacré aux cérémonies d'Eleusis pouvaient prétendre recevoir la Vision de l'immortalité. L'initiation entraine le néophyte tout d'abord dans le royaume des morts avant de le faire renaitre & une vie plus abondante. Une vie enrichie par I'intelligence du coeur. Qu’on se souvienne de l'exhortation de l'Alchimiste au berger: "Ecoute ton coeur. II 27 connait toute chose, parce qu’il vient de !'Ame du Monde, et qu'un jour il y retournera”, C'est en effet le seul moyen d'appréhender le jaillissement de la Vie - celle qui est réellement digne d’étre vécue. Le voyage de la vie profane & la vie du temple est un combat. Ce rest pas sans raison que les rites initiatiques sont qualifiés d’épreuves - “L'Epreuve du Conquérant", précise l'Alchimiste a Santiago. Ailleurs, le Le vieux, parlant au berger, évoque "les Guerriers de la lumitre". cheminement vers la lumitre ne s'effectue jamais sans obstacle. C'est la lutte de Jacob. Le combat avec I'ange toute la nuit. Un corps a corps qui dure jusqu’a la victoire finale. II s‘agit en effet de conquéte comme le rappelle le chamelier ; "... tout homme est capable de conquérir ce qu'il veut et qui lui est néce re”. Cette parole est divine précise l'homme du désert. A Vissue du combat, Jacob regoit un nom nouveau: celui du vainqueur: "Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israél, car tu as lutté avec Diew et avec les hommes, et tu as été oainqueur". Plus qu'un changement de nom, c'est le début d'une vie illuminée. "J'ai vu Dieu face 2 face”, dit-il. Linstant et I'Eternité se sont rencontrés et confondus. Le profane qui frappe & la porte du temple magonnique est, hui aussi, appelé a subir les épreuves - celles de la descente au centre de la Terre et de laveuglement sous le bandeau, celle du feu et du sang, celle des armes et del'humilité. Le néophyte triomphant (car il a toujours la liberté de renoncer avant d’entreprendre I'étape suivante) devient alors un initié, accédant aux secrets du temple. Ce n'est certes pas une coincidence que 28 dans le vocabulaire magonnique épreuve et voyage partagent la méme signification. Se comporter en conquérant est un art de vivre, un mode d’étre. Une fagon de retrouver le sens véritable de la vie, (de sa vie), de se créer constamment. “Plus on s’approche de son réve, plus la Légende Personnelle devient la véritable raison de vivre, pense Santiago. Les grands mythes nous offrent de nombreuses variantes de héros qui passent par les épreuves initiatiques pour renaitre a une vie de plénitude. Les douze travaux d'Héraclés par exemple sont trés connus. Chacune de ces épreuves lui révéle l'enseignement de la progression intérieure, de I'éveil d'une conscience plus lucide. Face & cette vaste conspiration d'obstadles, ce héros de la mythologie grecque s'éprouve et se réalise pleinement jusqu’a devenir le symbole méme de la force. Héraclés, comme tout initié, entreprend également le voyage & Vintérieur de la Terre jusqu'au royaume des morts & la poursuite de Cerbére. Puis, il remonte des enfers pour livrer d'autres combats contre la Mort. Il arrache Alceste, la femme du roi Adméte, & la Mort. Une autre épreuve Vattend. Bralé par une tunique qu'il ne parvient pas a ter, il s‘offre en sacrifice. Ayant fait dresser un biicher funéraire, il s'appréte & s'immoler mais Zeus intervient et l'emporte vers I'immortalité - étape supréme de Vinitié. On retrouve le méme schéma de ce voyage dans d'autres cultures. BE FReTEREeHRE SE EBESBEEBEEBEEEESBEEEBEESEEEE & 29 Chez les Egyptiens, Osiris, victime de la jalousie de son frere, Seth, est jeté dans les eaux du Nil a l'intérieur d'un cercueil. Commence alors le voyage vers une autre vie (l'eau du Nil - nous rappelle l'eau primordiale). Isis, soeur et épouse d’Osiris, retrouve le corps et le cache dans les marais. Mais Seth le repre et le dép&ce en quatorze morceaux. Nouvelle épreuve : la descente vers le séjour des morts. Cette fois encore, Isis parvient & sauver Osiris. Elle rassemble les morceaux des corps, sauf le pénis, de son frére-époux, lui insuffle la vie et s'allongeant sur lui congoit Horus, leur fils. La vie triomphe alors de la mort. C'est le but méme de tout voyage initiatique. On pourrait également évoquer le cheminement similaire de Dionysos qui descend dans le Royaume des Morts & la recherche de sa mére Sémélec. II doit lui aussi passer par I'épreuve de la mort afin de renaitre A une vie plus abondante. C'est dans la chair de Dionysos que le cep de la vigne est coupée a chaque fois que vient 'hiver. Ce dépecage nous rappelle la mort symbolique d'Osiris. Comme le pharaon, Dionysos renait. A chaque printemps, la vie reprend a nouveau. Dionysos accepte de se mesurer & la mort. Il triomphe et accéde a l'éternité. "En général, la mort fait que l'on devient plus attentif 2 la vie”, dit l'Alchimiste. C'est pourquoi la démarche initiatique vise a dépasser cet antagonisme vie-mort. Le néophyte, & travers les épreuves du voyage, se reconstruit et se renouvelle sans relache. I] sait que sa quéte débouchera sur une autre BReEeSeESSeE SESE SE SESE SB SB SE SB SS SB SS S&S ee 2 | 30 réalité car la mort ne peut étre la finalité de la vie. IJ le sait non pas par raisonnement mais par intuition. En vivant pleinement le symbolisme du voyage, il se place dans la perspective de I'éternité et communie avec le mysttre méme de la vie. Quand le voyageur ouvre son coeur et sa conscience aux richesses de la Vie il participe aux fonctions créatrices de TUnivers. "La vie attire la vie”, explique I'Alchimiste. Au berger qui ne parvient pas a rencontrer la vie dans le désert, l'Alchimiste insiste sur un paradoxe : "Montre-moi la vie dans le désert”, Cet espace du vide, de la stérilité et d'absence de vie est pour I'Alchimiste le creuset initiatique d’oi jaillira la vie. On ne peut saisir I'insaisissable qu'avec son coeur. L'appel de I'Alchimiste 4 Santiago prend une valeur prophétique. "Ecoute ton coeur, dit-il. I! connait toute chose parce qu'il vient de l’Ame du Monde, et qu'un jour il yretournera”. Mais ce coeur est "difficile entendre", avoue le berger. C'est un “coeur agité” et "traitre" qui le retient, 'empéchant de continuer le voyage La vie - la vraie - est une construction permanente, un combat de tous les instants. La voie vers le dépassement et la réalisation de soi est difficile. C'est un chemin couvert de ronces et d’épines. Les Evangiles précisent que peu I'empruntent précisément & cause des difficultés qui le jalonnent. Saint Paul évoque l'image de I'athléte et celle du soldat pour décrire l'attitude de celui qui aspire a orienter sa vie vers l'essentiel. La sanctification, écrit-il, est I'ceuvre de toute une vie. La construction de I'étre 31 est une oeuvre toujours en chantier, Construire, lutter, conquérir - ce sont IA quelques unes des métaphores pauliniennes qui évoquent ce combat. L'épreuve du chrétien prend parfois I'allure d'une course olympique. Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous? mais qu'un seul remporte le prix? Parfois encore, cest l'image d'un pugilat que l'ap6tre évoque. Dans d'autres épitres, c'est celle du soldat. Il a lui- méme, dit-il, "combattu” le bon combat, ayant ceint ses reins de la ceinture de la vérité, revétu la cuirasse de la justice, mis les chaussures du zéle, pris le bouclier de la foi, porté le casque du salut et I'épée de ‘Esprit. Cette évocation du soldat précise bien que la vie n'est pas un long fleuve tranquille sur lequel on se laisse bercer avec nonchalance. Saint Paul, tel le chef d'une armée, appelle les chrétiens au combat : "Je vous exhorte, freres, i combattre avec moi". Il décrit ainsi la nature de cette attaque : “Nous ne combattons pas selon la chair. Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas charnelles”. Nous sommes dans un registre autre que celui de la raison discursive et des causes relatives. Ce combat engage l'homme dans sa dimension invisible et éternelle. Il 'engage sur le chemin qui conduit au mystére profond de la vie. Santiago comprend ce miracle a la fin de son voyage: “Et le jeune homme se plongea dans I’ Ame du Monde, et vit que l’Ame du Monde faisait partie de !’Ame de Dieu, et vit que l'Ame de Dieu était sa propre ame. Et qu’il pouvait, des lors, réaliser des miracles”. Le mystere fait irruption dans le quotidien. Santiago entre alors dans l'espace du sacré. Il dépasse la connaissance conceptuelle et Tembrigadement des sens pour participer @ une différente dimension d’étre. Siil est une aventure qui semble depuis toujours illustrer cette démarche, est bien celle de la quéte du Graal. La légende de la Table Ronde nous entraine dans un voyage fascinant, plein de défis et de hardiesse, La forét de Paimpont, haut-lieu du mysttre et de féerie est aussi celui de I'épopée et du combat. C'est une aventure qui n'a ni commencement ni fin. Personne ne peut retracer avec certitude les origines du Graal; elle remonte aux temps anciens, Personne n'a jamais conquis l'objet de la quéte; il s'éloigne a chaque fois qu'on pense l'approprier. Ce qui compte cest la quéte, le voyage et la vision du Graal au-dela des considérations historiques. Bref, c'est le rituel initiatique qui nous intéresse bien plus que les recherches historico- littéraires pour savoir si la légende remonte a I'époque arthurienne, & la tradition celto-nordique, ot a la période anté-diluvienne. De méme, personne ne chercherait sur une carte du monde oit se situent ces terres perdues dans les glaces du Nord qui ont inspiré de nombreuses légendes de voyage et d'expédition. La, le héros Tristan, blessé au cours de son voyage, s'est laissé dériver au gré des flots pour atteindre les rives de I'Eternelle Jeunesse - évocation du Paradis Perdu. La, ont habité les Titans, ces géants qui ont nourri limagination des pottes de IAntiquité. Ces terres de légende ont également nourri des traditions alchimiques. La quéte du Graal - cette recherche de l'état matriciel - est souvent représentée par les voyages et les épreuves des chevaliers errants de la Table Ronde. Ceux-ci traversent le monde, se soumettent aux épreuves 33 de la route, pansent leurs blessures, se relévent et inlassablement prennent le chemin de la Terre Sainte. Le symbolisme de cette Jérusalem terrestre renvoie au temple intérieur, celui de l'ame. Santiago, lui, cherche le chemin de Egypte non pas géographique mais intemporelle. Nous sentons bien ala lecture de l'Alchimiste que le cheminement de Santiago vers les Pyramides n'est que prétexte pour nous faire voyager dans des mondes paralléles. Nous participons ainsi & Vaventure la plus merveilleuse qui soit : la quéte du sens profond de la vie. Chaque avancée de ces voyageurs de Iégende est une étape de plus sur le chemin de laffranchissement intérieur. Santiago aurait pu avoir eu une vie stéréotypée et stérile s'il n’avait pas écouté ses r8ves. C'est cette voix venue “dailleurs" qui, comme l'arrivée du Prince charmant dans La Belle-au-Bois Dormant, I'a réveillé pour le mettre en route. Sous le charme de ce réve il va rencontrer la gitane, puis le vieux roi, Fatima, I'Alchimiste ..... D&s lors, chaque étape du voyage est vécue comme une transformation intérieure. Santiago, qui a failli se retrouver cloitré, bloqué dans les dogmes de séminariste s'ouvre graduellement au véritable mystére de l'univers. IL commence a respirer au rythme de I'Ame du Monde. Et le miracle s'opere. En lui travaille l'alchimie d'une perpétuelle création. Son déplacement a travers le désert mythique a eu pour but de le relier avec lui-méme (avec ce teésor quil a toujours porté au fond de lui) et avec le monde. A travers les Ages, les hommes ont entrepris des voyages initiatiques précisément pour retrouver cette harmonie perdue avec l'univers. Tout le rituel du voyage et des cérémonies dans la loge magonnique (elle méme construite selon le mod?le de l'ordre cosmique) met l'initié en relation avec l'infini. Cette mémoire de I'éternité n'est jamais absolument effacée. Il suffit & l'initié de

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