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LE MYSTERE DES «APPARENCES» DANS LA JURISPRUDENCE DE LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME (*) PAR Frédéric SUDRE Professeur @ VUniversité Montpellier 1, Directeur de UInstitut de droit européen des droits de Uhomme Résumé La «théorie des apparences», que la Cour européenne serait cen- sée utiliser. demeure largement méconnue. Le recours aux «apparences», qui ne se borne pas au seul domaine du procés équi table, cache des pratiques jurisprudentielles diverses. Dans un jeu ambivalent, le juge européen instrumentalise les «apparences», selon qu'il les dépasse ou, au contraire s'y arréte, ayant pour seule fin la recherche de 'effectivité du droit protégé. 1. Réglons d’emblée une question terminologique, pour dire que «apparence», au singulier, n'est a priori pas de mise, s’agissant du corpus jurisprudentiel européen. La Cour européenne des droits de Vhomme a toujours évoqué «les apparences», au pluriel, et seuls des auteurs peu avertis ont pu entretenir la confusion avec la théorie de Vapparence (1). Ainsi, dans son arrét Delcourt c. Belgique, du 17 jan- vier 1970, oit, pour la premiére fois, elle en fait mention apres avoir cité le célébre aphorisme de Lord Chief Justice Hewart ~ «Justice must not only be done, it must be seen to be done» (§31) (2) ~, ainsi (Ce texte est issu d'une communication présentée au colloque «Juge et apparences» (TACIP, Université Toulouse I, 4-5 mai 2009) et est publié avee l'accord du professeur Jacquinot, organisatrice de ce colloque. (1) D. Cuapanot, «Théorie de lapparence ou apparence de théories, A.J.D.A., 2002, p. 9 (2)¢La justice ne doit pas seulement étre rendue, mais il doit étre visible qu'elle est rendues (Chambre des Lords, 1924, R. c. Sussex Justices, ex P. MeCarthy) [rah eu] 634 Rev. trim, dr. h. (79/2009) (Haheu) encore dans son fameux arrét Kress c. France, du 7 juin 2001 (3), oil elle se référe a «la théorie des apparences» 2. Qu’en est-il de ces «apparences», qu’en sait-on? A vrai dire peu de choses, des clichés — «la tyrannie des apparences» (4) —, que l'on répéte a envi sans s'interroger sur leur bien fondé, et l'on ne peut que constater, avec surprise, l'absence d’analyse doctrinale en la matiére. Aucune étude spécifique — article de fond, these — n'est, & notre connaissance, consacrée aux «apparences» dans la jurispru- dence de la Cour européenne des droits de homme (du moins, en langue frangaise). Plus étonnant encore, nulle entrée n’est réservée aux capparences» dans les ouvrages des juristes de la Cour euro- péenne relatifs a sa jurisprudence (5). Si cette lacune ne peut étre reprochée aux ouvrages universitaires de référence en la matiére, ceux-ci ne livrent pas pour autant des développements approfondis a la question des «apparences». La Cour européenne elle-méme ne nous renseigne guére plus. Son [naheu) arrét Borgers c. Belgique, du 30 octobre 1991 (6), que l'on présente dordinaire comme fondateur de la «théorie des apparences», se borne a souligner «importance attribuée aux apparences ct a la sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice» (§24) mais n’énonce nullement une quelconque ¢théorie» et, si Varrét Kress c. France du 7 juin 2001 fait bien mention de «la théorie des apparencesy (§81), il se garde bien de l’énoncer (7), se contentant de renvoyer & Borgers (préc.). @)GATA., 16" éd., 2007, n° 110; AJD.A., 2001, n® 7-8, p. 675 , note F. Roux; D., 2001, n° 32, chron, p. 261, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA; ibid, jur.. p.2919, note R. Draco; J.C.P., 2001, n® 31-35, TI, 10578, note F. Supre RF.D.A., 2001 n° 5, p. 991, obs. B. Genevors; ibid, p. 1000, obs. J.-L. Avrin et F.Supre: R.7.D.B., 2001, p. 727, obs. F. Brnorr-Roumer; R.D.P., 2001, n° 4, p. 983, obs X. Préror; L.P.A., 2001 n° 197, p. 17, note J.-F. FLauss; Rev. trim. dr. h., 2002, n° 49, p, 223, note L. Sermer: A.J.D.A.. 2002, p. 9, obs. D. CHaBaxon Gaz. Pal.. 5 octobre 2002, note G. Cou THAN (4) P. Marrens, «La tyrannie de l'apparence», obs. sur Cour eur. dr. h.. 22 février 1996, Bulut c, Autriche, Rev. trim. dr. h., 1996, p. 627. (5) V. BrRcER, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de Uhomme, Sirey 2007, 10° éd.; M. bE Sauvia, Compendium de la CEDH, Engel, 1998. (6) Cour eur. dr. h., Borgers c. Belgique, 30 octobre 1991, in F, Supre, J.-P. Mar avn, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, A. GourreNomE, M. Leviner, Les Grands arréts de la Cour européenne des droits de Vhomme, P.U.F., «Thémis», 5° éd., 2009. cité G.A.C.B.D.H., n° 29. (7) Voy., de méme, Cour eur. dr. h., Martinie c. France, Gde Ch., 12 avril 2006, §03. Frédéric Supre 635 3. Le mystére des capparences» semble done entier et, dans ces conditions, on ne peut d’emblée poser comme postulat que les «apparences» ont en droit européen une fonction protectrice, dés lors que l’on ne sait pas vraiment ce que recouvre cette notion. Il convient d’abord de partir la recherche des «apparences» dans la jurisprudence européenne afin d’apprécier la place qu’elles y tien- nent, le réle qu’elles y jouent. Partant des arréts précités, la recher- che conduit naturellement, dans un premier temps, vers l'article 6, §1*, et le droit a un proces équitable, mais il apparait rapidement qu’elle ne saurait s’y limiter. Le domaine des «apparences» ne se réduit pas, contrairement & une idée regue, au droit a un proces équitable (8) et la diversité parait caractériser l'usage qu’effectue la Cour de la mention des «apparences» dans ces arréts Si l'on prend comme critére premier d’analyse les modalités du recours par le juge européen a la mention des apparences, la matiére peut étre ordonnée, sans prétendre 4 une quelconque exhaustivité, autour de deux lignes directrices, selon que la Cour européenne mentionne les apparences pour les dépasser ou pour s’y arréter. Dans l'un et l'autre cas — dépassement des apparences, arrét sur les apparences -, il conviendra de s’interroger sur les finalités poursui- vies. I. — Le dépassement des «apparences» 4. C’est la, a vrai dire, ’'usage principal que la Cour fait de la notion d’«apparences», y ayant recours pour signifier qu’elle ne s'y arréte pas. Ceci, au nom de l’exigence d’effectivité des droits — «la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs»(9) — qui commande la démar- che du juge européen, soucieux de donner tout son effet utile aux dispositions normatives de la Convention. Trés tét, dans l'un de ses premiers arréts, Delcourt c. Belgique (préc.), la Cour affirme la néces- sité de regarder «au-dela des apparences» afin de vérifier si «aucune réalité» n’est contraire au droit garanti — en l’espéce le droit 4 un procés équitable. Cette volonté de dépasser les apparences apparait alors comme un leitmotiv qui parcourt l'ensemble de la jurispru- dence européenne. D'une maniére générale, «la Cour s’estime tenue de regarder au-dela des apparences et d’analyser les réalités de la (8)Ceci_ nous a conduit a élargir 'intitulé initial de cette contribution «Apparences et procés équitable» (9) Cour eur. dr. h., Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, G.A.C.E.D.H., n° 2 ridh.ew 636 Rev. trim. dr. h, (79/2009) situation litigieuse» (10). Le juge européen emprunte ainsi une démarche réaliste et pragmatique, visant a l’effectivité du droit garanti, et ancre sa jurisprudence a un principe de réalité. Se gar- dant de juger in abstracto, le juge européen s’attache aux circons- tances conerétes de la situation litigieuse «pour fonder son raison- nement sur la réalité factuelle existante» (11). Obéissant & ce principe de réalité, le dépassement des «apparences» vise & élargir le champ d’application du droit garanti et & approfondir le contenu de celui-ci. A. ~ Blargir le champ d’application du droit garanti 5. La volonté de ne pas s’arréter aux capparences» afin de favo- riser 'applicabilité du droit garanti par la Convention est au cour méme de la technique des «notions autonomes», qui a puissamment contribué a réduire les zones d’inapplicabilité de la norme conven- tionnelle et, partant, a renforcer 'effectivité des droits concernés, principalement le droit & un procés équitable, le principe de la léga- lité de délits et des peines, le droit de propriété. Il s’agit, pour la Cour européenne, de retenir la définition qui lui semble la plus com- patible avec «l’objet et le but de la Convention», afin de donner tout leur effet utile aux notions en cause. Pour ce faire, le juge européen opte pour une généreuse acception «matérielle», et non formelle, de la dite notion, qui lui permet de dépasser le sens habituel que celle- ci revét en droit national et de lui conférer une signification exten- sive. 6. Si le lien entre le principe de réalité et l’interprétation «autonome» est implicite dans les arréts fondateurs, Bngel (12) et Kénig (13) — dans le premier la Cour reléve que Vindication fournit par le droit interne quant a la qualification de infraction «n’a qu’une valeur formelle et relatives et constitue un «simple point de départ» (§82), dans le second elle note que «c'est en effet au regard non de la qualification juridique mais du contenu matériel et des effets que lui confére le droit interne de I’Etat en cause, qu’un droit doit étre con- (10)Cour eur. dr. h., Sporrong et Lonnroth ¢. Suéde, 23 septembre 1982. §63, G.A.C.B.D.H., 0° 65. (11) P. Muzxy. La technique de proportionnalité et le juge de la Convention euro- péenne des droits de Vhomme — Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, P.U-AM., 2005, p. 511 (12)Cour eur. dr. h., Bngel c, Pays-Bas, 8 juin 1976, @.4.C.B.D.H., n° 4 (13) Cour eur. dr. h., Kénig c. R.F.A., 28 juin 1978, @.4.C.B.D.H. n° 4 Frédéric SuDRE 637 sidéré ou non comme étant de caractére civil au sens de cette expres- sion dans la Convention» (§89) -, il est ensuite expressément revendi- qué par la jurisprudence européenne. Plusicurs exemples significatifs peuvent en étre donnés, que ce soit au titre du droit & un proces équi- table ou du principe de la légalité des délits et des peines. S’agissant de la notion d’«accusation» visée a l'article 6, §1°, la Cour affirme dans son arrét Deweer c. Belgique, du 27 février 1980, que «la place éminente que le droit 4 un procés équitable oceupe dans une société démocratique» la conduit «a opter pour une conception ‘matérielle’, et non ‘formelle’, de I’‘accusation’ (et) lui commande de regarder au-dela des apparences et d’analyser les réalités de la procédure en litige» (§44). En matiére de répression disciplinaire pénitentiaire, la Cour, en formation solennelle, s’attache «par-dela les apparences et le vocabu- laire employé [...] cerner la réalité», pour qualifier de «pénale» une condamnation a des jours de détention supplémentaires (14). Confé- rant a la notion de «peine» de l'article de la Convention une «portée autonome» — est en cause un ordonnance de confiscation —, l'arrét Welch c. Royaume-Uni, du 9 février 1995, est particuliérement net : «Pour rendre efficace la protection offerte par l'article 7, la Cour doit demeurer libre d’aller au-dela des apparences et d’apprécier elle- méme si une mesure particuliére s’analyse au fond en une ‘peine’ au sens de cette clause» (§27) (15). 7. Il parait superflu de préciser que le juge interne, qu'il soit judi- ciaire ou administratif, s'est rallié 4 Vinterprétation «au sens de» la Convention européenne des droits de 'homme délivrée par le juge européen et a accepté de dépasser les «apparences» de son droit interne pour réaliser l'extension du champ de protection de la norme conventionnelle. La jurisprudence administrative d’applica- tion de Varticle 6 en fournit un éloquent témoignage B. — Approfondir le contenu du droit garanti 8. Inhérente a l'ensemble de la jurisprudence de la Cour, la démarche qui consiste a dépasser les apparences gouverne l’appré- ciation portée par le juge européen sur la réalité des effets produits par la décision ou la mesure incriminée afin d’établir si l’atteinte au droit garanti est ou non compatible avec la Convention. Comme le (14) Cour eur. dr. h., Heh et Connors c. Royaume-Uni, Gde Ch., 9 octobre 2003, JC.P., G, 2004, 1, 107, n° 4, chron. F. SuDRE. (15) Cour eur. dr. h., Jamil c. France. 8 juin 1995, §30; Coéme c. Belgique, 22 juin 2000, §145. ‘rtdh.ew rtdh.eu) 638 Rey. trim. dr. h. (79/2009) rappelle la Cour, elle «est appelée & vérifier si la maniére dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention» (16). 9. C’est, nous semble t-il, sur le terrain des garanties du proces équitable que la Cour a, dans un premier temps, fait explicitement mention de la nécessité d’aller au-dela des apparences. Dans son arrét Delcourt (préc.), ayant & se prononcer sur le grief tiré de la rupture de l’égalité des armes du fait de la participation du minis- tére public au délibéré de la Cour de cassation en Belgique, le juge européen, sans sous-estimer l’importance des apparences, décide de rechercher «au-dela des apparences» quelle est la «réalité» de l’inter- vention du ministére public et si celle-ci n’est pas «contraire» au droit & un procés équitable ($31). La Cour choisit ainsi de privilégier une analyse matérielle de l’intervention du ministére public, qui met I’accent sur son «réle réel». I] convient ici de citer la motivation de principe de l’arrét Vermeulen, reprise ensuite systématiquement dans les arréts ultérieurs et, notamment, dans l’arrét Kress, du 7 juin 2001: «a Cour estime toutefois devoir attacher une grande importance au réle réellement assumé dans la procédure par les membres du ministére public et plus particuliérement au contenu et aux effets de leurs conclusions. Elles renferment un avis qui on autorité a celle du ministére public lui méme. Objectif en droit, ledit avis n’en est pas moins destiné a conseiller et, partant, influencer, la Cour de cassation. A cet égard, le Gou- vernement souligne l'importance de la contribution du parquet général au maintien de l'unité de la jurisprudence de la haute juridiction» (§31) (17). Le eritére d’analyse décisif, pour le juge euro- péen, de la compatibilité de ’intervention du ministére public avec article 6, §1°", est un critére matériel déduit du «rdle réel» du inistére public et du «poids» de ses conclusions. C'est cette «réalité» qui conduit la Cour, dans son arrét Kress (§§74-76), a juger que les conclusions du commissaire du gouvernement ne se situent pas hors de la phase contradictoire du procés et doivent étre sou- mises a la contradiction. La solution de la Cour relative a la com- patibilité avec l'article 6, §1°", de la non communication préalable (16) Par exemple, Cour eur. dr. h., Beyeler ¢. Italie, 5 janvier 2000. (17) Cour eur. dr. h.. Vermeulen ¢. Belgique. 20 février 1996, R-D.I.D.C., 1996.3, p. 235, obs. F. Dumox, R. Cuartes et E. Krixes; Rev, trim. dr. h., 1996, p. 621 obs, P. Lamnerr; J.C.P., @, 1997, 1. 4000, n° 19, chron, F, Supre: Lobo Machado c. Porlugal. 20 février 1996, §29, R.T.D.L., 1997, p. 373, note F. Benoir-RouERr: Van Orshoven c. Belgique, 25 juin 1997, §39; K.D.B c, Pays-Bas, 27 mars 1998, §43; Kress c. France, préc.. §71. Frédéric SupRE 639 des conclusions du commissaire du gouvernement n'est donc aucu- nement fondée sur les «apparences), contrairement 4 ce que certains commentaires approximatifs laissent croire. 10. Ce principe de réalité s'est finalement imposé au Conseil @Etat frangais et a pris la forme, d’abord, de la codification de la pratique de la note en délibéré (article R.731-5 du Code de justice administrative) (18), ensuite de la nouvelle figure du rapporteur public, dont les conclusions sont soumises au contradictoire. Désor- mais, en effet, le sens des conclusions doit étre communiqué aux parties avant la tenue de l’audience (articles R.711-3 et R.112-1 du Code de justice administrative) et les avocats au Conseil peuvent présenter de bréves observations orales aprés le prononcé des con- clusions (art. R. 733-1 du Code de justice administrative) (19). 11. Le dépassement des «apparences» est également de mise sur le terrain des droits substantiels. La Cour en fait mention expresse s’agissant, par exemple, du droit a la liberté et a la siireté ou du droit de propriété. Au titre de l'article 5, §1°", la Cour considére que Vappréciation de la «régularité» d’une détention implique qu’il faut, «par dela les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher a cer- ner la réalité» (20), ce qui la conduit juger que, en droit anglais, la peine perpétuelle obligatoire ne constitue pas une «sanction a perpétuité» répondant aux exigences de l'article 5, §1°. En matiére de droit de propriété, la méme volonté de «regarder au-dela des apparences et d’analyser les réalités de la situation litigieuse» per- met, en l'absence méme de transfert de propriété ou de réglementa- tion de l'usage des biens, de contréler les atteintes «a la substance du droit de propriété», lorsque le droit de propriété, quoique juridi- quement intact, est rendu précaire par les limitations apportées et est en quelque sorte, en raison de l’incertitude permanente affectant la situation juridique du bien, vidé de son contenu (21). Cette cons- (18) Voy. F. Sure, «Vers la normalisation des relations entre le Conseil d’Etat et la Cour européenne des droits de "homme. Le décret du 19 décembre 2005 modi- fiant la partie réglementaire du code de justice administrative, R.F.D.A., 2006-2, 286, (19) Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridic- tions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions, Voir. B. Pacteav, «Du commissaire au rapporteur, suite... et & suivre!», R.F.D.A., 2009- 1, 67; P. Inovx, «Vers un redéploiement de la contradiction en droit administratif frangais», A.J.D.A., 2009, 637. (20) Cour eur. dr. h.. Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, §38: Stafford c. Royaume-Uni, Gde Ch., 28 mai 2002, §64, J.C.P., @, 2002, 1, 157, n° 7, obs. F. SupRe. (21) Cour eur, dr. h., Sporrong et Lonnroth c. Suede, 23 septembre 1982, §63, GAC.B.D.H., n° 65. 640 Rev. trim, dr. h. (79/2009) truction prétorienne permet, notamment, de sanctionner I'expro- priation de fait qui, en l’'absence d’une expropriation formelle, prive néanmoins les biens de toute disponibilité (22). Le juge interne, & notre connaissance, ne parait pas avoir repris 4 son compte cette notion d’atteinte «a la substance du droit de propriété». 12. La démarche conduisant a aller cau-dela des apparences» nest toutefois pas systématique et la Cour européenne peut parfois s'arréter aux apparences, nourrissant alors des critiques virulentes sur sa propension & céder a «la tyrannie de l'apparence», pour reprendre une formule imagée ~ mais fort excessive, selon nous (23) Il. —- L’arrét sur les apparences 13. Si la jurisprudence européenne obéit & un principe de réalité, étroitement lié a la notion d’effectivité des droits garantis, elle obéit aussi a un principe d’équité, qui se combine au précédent. «Equité», du latin aequitas, signifie tout & la fois égalité, esprit de justice, équilibre, pondération. L’équité parait s’opposer au droit strict, a la lettre du droit et véhiculer la conception d’une justice qui n’est pas inspirée par les régles du droit positif, faisant appel au sentiment naturel du juste et de l'injuste. L’équité vient compléter, corriger, harmoniser les régles de droit et, comme le dit Portalis, «{I/'équité est le retour a la loi naturelle dans le silence, opposition ou l’obs- curité des lois positives». 14. Ainsi entendue comme ce qui est juste et équilibré, l’équité est 4 l'euvre, nous semble-t-il, — au moins implicitement ~ lorsque le juge européen choisit de s’en tenir aux apparences et de fonder sa décision de maniére déterminante sur les «apparences». I] appa- rait naturel que le terrain de prédilection de cette maniére de faire soit celui des conditions d’exercice du droit garanti, dés lors que, dune maniére générale, le juge européen apprécie si «un juste équilibre» a été ménagé entre les exigences de Vintérét général et la sauvegarde des intéréts individuels. Mais le recours aux «apparences» peut également jouer, quoique de maniére implicite, aux fins de l'applicabilité du droit. (22) Cour eur. dr. h., Papamichalopoulos c. Gréce, 24 juin 1993, §§41 et 43. J.C.P., 1994, I, 3742, n° 35, obs. F. SUDRE (23) P. Martens, op. cit Frédéric SupRE 641 A. = Le recours implicite aux apparences aux fing de Vextension de Vapplicabilité du droit 15. Deux domaines ~ le droit au respect de la vie familiale (arti- cle 8 de la Convention), le droit de propriété (article 1°" du Premier Protocole) — permettront d’illustrer cette hypothése. Selon une jurisprudence bien établie, la notion de vie familiale est entendue comme un lien de parenté auquel s’ajoute une relation effective (24). Liarrét X, Y et Z c. Royaume-Uni, du 22 avril 1997 (25), marque un élargissement sensible du champ d’ application de la «vie familiale», consacrant la reconnaissance sous ce titre de relations de facto, en dehors de tout lien de parenté. La Cour euro- péenne qualifie en effet de «liens familiaux de facto» les liens unis- sant un transsexuel né de sexe féminin, sa compagne, et l'enfant de cette derniére né par insémination artificielle par tiers donneur, se fondant a la fois sur l'effectivité des relations et sur les «apparences», qui semblent suppléer l’absence de parenté : sans faire mention expresse des «apparences», la Cour note que X «méne une vie sociale d’homme», assume «aux yeux de tous» le rdle de parte- naire masculin, «se comporte a tous égards comme le ‘pére’ de Z» (§§35-36). De la méme eau est larrét Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, du 28 juin 2007 (26), qui confirme que l’absence de lien juridique ne fait pas obstacle a la «vie familiales, au sens de larticle 8. Etait en cause le refus des juridictions luxembourgeoises @aceorder lexequatur d’un jugement péruvien de 1996 pronongant Yadoption pléniére par M™ Wagner d’une petite fille péruvienne, au motif, conformément aux régles luxembourgeoises de conflits de lois, que le jugement péruvien était contraire a l'article 367 du code civil selon lequel une femme célibataire ne peut adopter pléniére- ment. La Cour constate que M™ Wagner se «comporte a tous égards comme la mére de la mineure depuis 1996» (§117) pour reconnaitre l’existence de liens familiaux de facto. «Apparences» et réalité sont ici en étroite osmose et commandent de ne pas faire pré- valoir une application stricte de la régle de droit. Invoquant la pri- mauté de l'intérét supérieur de l'enfant, la Cour reproche au juge national d’avoir ignoré la «réalité sociale» de la situation des per- sonnes concernées et considére qu’il ne pouvait «raisonnablement refuser la reconnaissance des liens familiaux qui préexistaient de facto entre les requérantes» (§135). (24) Cour eur. dr. h., Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, @.4.C.B.D.H., n° 49. (25) D., 1997, 582, note 8. GraraLour. (26) J.C.P., G, 2007, I, 182, n? 9, obs. F. SupRE, |rtdh.eu} 642 Rev. trim. dr. h. (79/2009) 16. En admettant que le «droit au respect de ses biens» peut étre invoqué en l'absence d’un quelconque titre juridique, le juge euro- péen retient une acception trés large du droit de propriété, a laquelle participent les «apparences». Rappelant que la notion de «biens» a une portée autonome et est «indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne», la Cour européenne juge en effet, par son arrét de Grande Chambre Oneryildiz c. Tur- quie, du 30 novembre 2004 (27), qu'une habitation de fortune cons- truite en toute illégalité dans un bidonville a proximité d'une décharge d’ordures et le fait d’y demeurer avec sa famille représen- taient «un intérét économique substantiel» constituant en un «bien» au sens de l'article 1°" du Premier Protocole. Pour ce faire, la Cour semble analyser la tolérance implicite des autorités, qui a nourri Yespérance du requérant «que la situation demeurat ainsi pour lui et sa famille», comme une reconnaissance de facto de l'intérét patri- monial du requérant tenant a son habitation de fortune ($127) (28). 17. Si l'on considére qu’il y a bien la un usage implicite des appa- rences par le juge européen, il convient alors de se demander si cet usage ne se situe pas aux confins de la théorie de Papparence, qui fait produire des effets juridiques a I’égard des tiers a une situation apparente contraire a la réalité juridique (29)... a cette différence prés que, selon cette théorie prétorienne, lapparence fait naitre directement des droits subjectifs au profit des tiers alors que, dans le cadre de la Convention européenne des droits de homme, si elle produit bien des effets 4 'égard des tiers, elle parait surtout jouer a rebours en permettant a l'intéressé de se prévaloir lui-méme de la situation apparente — de parent apparent (30), de propriétaire appa- rent, dans les exemples précités — pour bénéficier de la protection d'un droit garanti par la Convention. Mais, 4 l’instar de l’'apparence trompeuse du droit interne, l'apparence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de homme est bien «moyen d’adoucir les effets rigoureux des normes juridiques, procédé d’adaptation du droit aux réalités matérielles, facteur d’équité» (31). (27) GAC.B.D.H., n° 64. (28) Voy. aussi Cour eur. dr. h., Osman c. Bulgarie, 16 février 2006. (29) Selon le Doyen Conv, «la seule apparence suffit @ produire des effets & Végard des tiers qui. par suite d'une erreur légitime, ont ignoré la réalité» (Vocabu- Inire juridique, P.U.F., 8° éd., 2000). (30) Toutefois, dans les arréts X., Y., Z. et Wagner e.a., la situation de «parent apparent produit également des effets juridiques au bénéfice de l'enfant (31) M-N. Jonarp-BacueLiier, «Apparences, in Dictionnaire de la culture juridi- que (dir. D. ALLAND et 8. Rusts), P.ULF., 1 éd., 2003. Frédéric Supre 643 18. L’usage des apparences A cette fin par la Cour européenne est patent pour l'appréciation des conditions d’exercice du droit. B. -— L'utilisation expresse des apparences aux fins d’une application «juste» du droit 9. Mettant l'accent sur «la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable» (32), la Cour européenne s’est montrée réceptive & l'adage Justice must not only be done, it must be seen to be done», quelle cite expressément, pour la premiére fois semble-t-il, dans son arrét Delcourt de 1970 stdh.eu) (prée., §31) (33), pour apprécier le respect des garanties du proces équitable. Mais, a vrai dire, le juge européen fait un usage limité de cette «théorie des apparences». Soit qu'il procéde & une pondération des apparences, soit qu'il n’utilise les apparences que par défaut. 1. Les apparences pondérées 20. Terres d'origine de la théorie des apparences, I’indépendance et l'impartialité du tribunal sont le siége principal du recours aux apparences dans la jurisprudence européenne. L’exigence d’une jus- tice «qui se donne a voir» est ici essentielle. La jurisprudence euro- péenne est bien établie et l'on peut, briévement, systématiser la démarche de la Cour, similaire en matiére d'indépendance et d'impartialité — les deux notions étant «étroitement liées» aux yeux du juge européen (34) ~, autour de trois propositions (35) : —au-dela des garanties statutaires, les apparences ont de l'impor- tance et il convient de savoir s'il y a ou non apparence d’indépen- dance ou d’impartialité du tribunal; ~ pour ce faire, le point de vue subjectif de lintéressé entre en ligne de compte mais ne joue pas un réle décisif; (82) Parmi d'autres, Cour eur. dr. h., Remli c, France, 23 avril 1996, §48, Rev. se crim., 1997, 473, obs. R. Korrina-Jouuin. (33) Pour un autre exemple, Cour eur. dr. h., Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, §81 (34) Voy. Cour eur. dr. h., Findlay ¢. Royaume-Uni, 25 fevrier 1997, §73. (35) Pour des développements plus conséquents, le lecteur peut se reporter a notre ouvrage, Droit européen et international des droits de Uhomme, P.U.F., «Droit fondamental», P.U.F., 9° éd., 2008, n® 214. 644 Rev. trim. dr. h. (79/2009) — «élément déterminant consiste 4 savoir si les appréhensions de Vintéressé peuvent passer pour objectivement justifiées» (36). Ainsi entendue, la théorie des apparences ne fait pas prévaloir, contrairement & une opinion qui pour étre communément répandue n’en est pas moins sommaire, «la subjectivité des individus sur la régle de droit telle qu’elle est écrite et mise en cuvre» (37) mais prend soin de pondérer l'impression subjective du justiciable par des «faits vérifiables» qui autorisent a suspecter l'indépendance ou Vimpartialité du juge (38). 21. Se dégagent ainsi de la jurisprudence européenne, pour nous en tenir l’essentiel, deux lignes de force. D’une part, les justiciables peuvent nourrir des doutes objective- ment fondées sur l'indépendance du tribunal lorsque celui-ci compte parmi ses membres un juge «se trouvant dans un état de subordina- tion de fonctions et de services par rapport & l'une des parties» (39) ou ayant des «relations étroites», sans étre pour autant de subordi- nation hiérarchique, avec l'une des parties au litige (40). C'est ainsi que, sur le fondement des «apparences», la Cour européenne constate le défaut d’indépendance de la section du contentieux du Conseil d’Etat frangais du fait que l'un de ses membres, ayant siégé lors du délibéré d’un arrét rendu dans le cadre d’une procédure dirigée con- tre le ministére de l'économie et des finances, a été nommé un mois plus tard secrétaire général de ce ministére (41). D’autre part, la conception coneréte de l'impartialité objective adoptée par le juge européen conduit ce dernier a ne pas prohiber par principe le cumul de fonctions successives par un magistrat — cumul de fonctions juridictionnelles, cumul de fonctions consultati- ves et juridictionnelles ~, sous réserve du caractére plus ou moins approfondi des investigations menées par le juge avant le jugement, en bref, sous réserve qu’il ne se soit pas forgé un «préjugé». Ainsi, ;6) Par exemple, Cour eur. dr. h., Incal c. Turquie, 9 juin 1998, §71 (indépendance); Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, G.A.C.E.D.H., n° 30, §48 (impartialité), (37)S. Ganpreau, «La théorie de lapparence en droit administratif : vertus et ris ques de importation dune tradition de Common law», R.D.P., 2005, p. 347. (38) Cour eur. dr. h., Hausehildt, préc., $48. (39) Cour eur. dr. h., Sramek, préc., §42 (40) Par exemple, Cour eur. dr. h., Langborger c, Suéde, 22 juin 1989; Thaler c. Autriche, 3 février 2005. (41) CE. (fr.), Sacilor-Lormines ¢. France, 9 novembre 2006, §68, R.F.D.A., 2007, 342, obs. J.-L, AvrIN et F. SuDRE. Frédéric Supre 645 dans affaire Sacilor-Lormines (arrét précité), la dualité des fone- tions consultatives et juridictionnelles du Conseil d’Etat est jugée compatible avec l’exigence d’impartialité dés lors que l'objet de Vavis consultatif et de la décision contentieuse ne concernent pas la «méme décision», la «méme affairen ou des «questions analogues» mais portent sur une «question distincte», notion entendue au demeurant souplement (§§73-74). Constatons alors que la jurisprudence interne s'est montrée par- ticuliérement réceptive & cette pondération des apparences et que, tant en matiére d’indépendance que d’impartialité, la Cour de cas- sation comme le Conseil d’Etat reprennent a leur compte la concep- tion européenne de l'apparence d’indépendance et d’impartia- lité (42). 22. C'est également cette méthode de la pondération des appa rences qui est a l'euvre, selon nous, & propos d’une autre garantie du procés équitable, le droit 4 un tribunal, et, plus précisément droit d’obtenir une décision de justice motivée, qui en est un é ment. Sila Cour, dans son arrét Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009 (43), juge incompatible avec l'article 6, §1"", absence de moti- vation des arréts d’assises, e’est parce que «l’impression d’une jus- tice arbitraire et peu transparente» donnée a l’accusé par une déci- sion non motivée est objectivement confirmée par limpossibilité, de fait, de connaitre «les raisons conerétes» justifiant le verdict de cul- pabilité ou d’innocence, en raison des «réponses laconiques» du jury 4 des «questions formulées de maniére vague et générale» ($48). 23. I reste & évoquer les apparences «qui fachent», celles qui con- duisent a juger que la participation du commissaire du gouverne- ment au délibéré du Conseil d’Etat enfreint le principe d’égalité des armes. 2. Les apparences par défaut 24. Il est des domaines, mais dont on notera qu’ils sont étrangers a la terre d’élection de la théorie des apparences ~ indépendance et impartialité du tribunal -, ou la Cour européenne fonde de maniére décisive son appréciation de l’atteinte alléguée au droit garanti sur le sentiment subjectif du requérant. Les apparences nourrissent ici une présomption d’inconventionnalité que I’Etat défendeur ne par- (42) Voy. Ia jurisprudence citée in F. SupRE, op. cit., n° 214-4. (43) J.C.P., G, 2009, act. 200, obs. M.-L. Rassat; D., 2009, 1058, note J.-F, Renucet [rtdh.eu [rtdh.ew 646 Rev. trim. dr. h. (79/2009) vient pas & renverser, faute de «faits vérifiables» permettant d’éta- blir que le droit en cause n'est pas méconnu. C’est donc par défaut que les apparences déterminent la décision du juge européen 25. a) C’est dans cette perspective, nous semble t-il, qu’il convient Wapprécier la logique du recours a la «théorie des apparences» dans la jurisprudence Kress (44). La Cour européenne condamne pour vio- lation de l’égalité des armes la participation (et la présence) du com- missaire du gouvernement au délibéré sur le fondement d’une analyse matérielle qui, on I'a vu (supra, n° 9), s’attache «au réle réellement assumé dans la procédure par le commissaire du Gouvernement et plus particuliérement au contenu et aux effets de ses conclusions» (Kress, §71). Das lors que les informations sur la réalité du fonction- nement du délibéré, et notamment sur le réle réel qu’y tient le com- missaire du gouvernement, sont «invérifiables» (45), le critére matériel conduit la Cour, pour apprécier la participation du commissaire du gouvernement au délibéré, & mobiliser la «théorie des apparences» et 4 retenir une conception du procés équitable marquée par «importance accordée aux apparences et a la sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice», issue de son arrét Borgers (46). Ayant publiquement pris parti sur le rejet ou l'accepta- tion des moyens présentés par les parties, le commissaire du gouver- nement apparait comme «/'allié ou Padversaire objectify de l'une des parties ct sa présence au délibéré, en lui offrant «fat-ce en apparence, une occasion supplémentaire d’appuyer ses conclusions [...] a ’'abri de la contradiction», peut faire naitre un «sentiment d’inégalité» chez le plaideur quand le commissaire du gouvernement a conclu dans un sens défavorable & ses prétentions (§§81-82). 26. Le recours aux «apparences» trouve ainsi sa source dans Vincertitude attachée au réle réel joué par le commissaire du gou- vernement dans le délibéré et il faut convenir que les explications variables fournis a ce sujet par les membres de la juridiction admi- nistrative ne pouvaient qu’entretenir le doute. La position officielle selon laquelle le commissaire du gouvernement n’intervient qu’avec «une grande modération» dans le délibéré (47) est quelque peu con- (44) Sur le fond, nous renvoyons & nos observations critiques. citées note 3. (45) F. Rona. op. cit., p. 681 (46) Cour eur. dr. h.. Borgers c. Belgique, 30 octobre 1991, G@.4.C.B.D.H., n° 28. (47) L’analyse du Président Openr («Le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré; il peut y intervenir, il est d’usage qu'il le fasse avec modération», Cours de contentieux administratif, Les Cours du droit, 1982, p. 1231) est constamment reprise (par exemple, R. Apranam et J.-Cl. Bontcuor, op. cit.; B. Genevors, «La situation au Conseil d’Etat», op. cit., p. 195) Frédéric SupRE 647 tredite par affirmation, émanant d’un membre du Conseil d’Etat, qu’il y a cun droit de parole du commissaire du gouvernement au délibéré», que sa participation «est inversement proportionnelle & la formation de jugement», et que devant les tribunaux administratifs la pratique est «certainement celle d’une participation active du commissaire au délibéré» (48). De méme, la note du président de la Section du contentieux du 23 novembre 2001 cultivait l'ambigiiité en ce qwelle précisait que, si le commissaire du gouvernement ne devait pas «prendre Vinitiative de demander la parole», il pouvait néanmoins répondre a des demandes de précisions. En disposant que, «sauf demande contraire d’une partie, le commissaire du gou- vernement assiste au délibéré [et] n'y prend pas part», le nouvel article R 733-3 du Code de Justice administrative, issu du décret du I aot 2006 modifiant la partie réglementaire du Code, fournit, selon nous, au juge européen les assurances qui faisaient défaut quant au rdle réel du commissaire du gouvernement lors du délibéré et, levant toute incertitude sur ce réle, ne laisse plus place aux éapparences». 27. Au bout du compte, se dévoile le malentendu qui entoure la «théorie des apparences»: les uns attendent que la Cour fasse la démonstration rigoureuse que les défauts apparents attribués @ un systéme juridictionnel national sont contraires aux principes du procés équitable; le juge européen attend que I’Etat partie fasse la démonstration que ces défauts apparents n’existent pas en réalité et que celle-ci est compatible avec les principes du proces équitable. Mais il reste que la logique du recours aux «apparences» ainsi établie est trés formaliste et aboutit 4 une solution éminemment critiqua- ble, reposant sur une conception univoque de l’équité du proc envisagée selon la seule perception du justiciable, dont on n’est pas certain qu'elle contribue & «une bonne administration de la justice» mais dont on est sir qu’elle malméne le principe de subsidiarité en sanctionnant des institutions solidement ancrées dans une tradition juridique nationale — ministére public prés la Cour de cassation, commissaire du gouvernement prés le Conseil d’Etat — qui du seul fait de leur caractére insolite ne s’écartaient pas pour autant du standard commun du procés équitable. 28. b) La «théorie des apparences» remplit done, selon nous, la fonction d’une présomption simple d’inconventionnalité. Cette ana- (8) R. Apranay, in 1. Pree et F. SupRE (dir.), Le ministére public et les exi- gences du proces équitable, Bruylant-Nemesis, coll, «Droit et justice», 2003, n° 44. pp. 223-224 [rtdh.ou| 648, Rev. trim. dr. h. (79/2009) lyse trouve une confirmation inattendue ~ car se situant hors du droit & un procés équitable -, dans les développements récents de la jurisprudence européenne relative au droit @ la non-discrimina- tion. Ayant & connaitre, dans son arrét Baczkowski e.a. c. Pologne, du 3 mai 2007 (49), du refus des autorités municipales de Varsovie dautoriser une manifestation favorable l’homosexualité, la Cour européenne, raisonnant par analogie, mobilise audacieusement la «théorie des apparences». Considérant que les apparences peuvent avoir une certaine importance dans les procédures administratives oi les autorités exécutives prennent des décisions concernant la liberté de réunion et d’association, la Cour juge «qu'il est raisonna- ble de supposer que opinion du maire a eu une influence sur le pro- cessus décisionnel et a en conséquence porté atteinte au droit des requérants A la liberté de réunion d’une maniére discriminatoire» (§109) (50). 29. Le recours exprés aux «apparences» conduit ainsi la Cour a abandonner le critére classique de la preuve «au-dela de tout doute raisonnable», selon lequel il appartient en principe au requérant alléguant une discrimination de prouver l’existence d'une différence de traitement et au gouvernement défendeur d’en démontrer la jus- tification, et a opérer un transfert de la charge de la preuve. Cette décision s’inscrit 4 l’évidence dans une nouvelle ligne jurispruden- tielle, qui voit le juge européen, en matiére de discriminations «directes», recourir 4 une présomption de discrimination, fondée implicitement sur les «apparences», qu'il incombe a I'Etat de ren- verser. Cette solution, retenue en premier lieu lorsque des autorités administratives, policiéres ou judiciaires ont eu une «attitude globa- lement discriminatoire», révélée par des commentaires ou déclara- tions tendancieux a caractére raciste (51), est généralisée par larré E.B c. France, du 22 janvier 2008, rendu en Grande Chambre, ot la Cour reléve que I’Etat défendeur n’a pas été en mesure de pro- duire des informations statistiques permettant d’établir que le motif tiré de l'absence de référent paternel justifiant le refus d’agrément (49),7.6.P., @, 2007, I, 182, n° 13, obs. F. Supre. (50) Dans des déclarations antérieures, le maire de Varsovie avait estimé que «faire de la propagande au sujet de I’homosexualité ne revenait pas a exercer le droit 4 la liberté de réunion». (51) Cour eur. dr. h., Timishev c, Russ 26 juillet 2007; Petropoulou-Tskiris c. G , 13 décembre 2005; Cobzaru c. Rowmanie, 6 décembre 2007. Frédéric Supre 649 & l’'adoption opposé & une homosexuelle n’est pas discriminatoire (§74) (52). 30. Se situe la, dans la fonction d’une présomption simple d’une inconventionnalité — particuliérement en matiére de droit a la non discrimination — les potentialités d’un usage dynamique, pour l’ave- nir, de la théorie des apparences par le juge européen. 31. Au terme de cette mise a plat, pour ne pas dire de cette démystification, des «apparences», nous serions tentés de dire qu'il ne faut pas... céder aux apparences La fameuse «théorie des apparences» ne gouverne pas la jurispru- dence européenne et, a vrai dire, nous ne trouvons pas trace dans le corpus jurisprudentiel d’une quelconque «théorie» des apparences. Nulle construction intellectuelle, nulle élaboration doctrinale ou réflexion systématique du juge européen en la matiére. Les appa- rences ne tiennent, somme toute, qu’une place modeste dans la jurisprudence de la Cour européenne et il nous semble qu’il faut moins parler de la théorie que de la technique des apparences. La technique des apparences est un instrument, parmi d’autres, mais avec un champ d’application réduit, de linterprétation finaliste pri- vilégiée par la Cour européenne des droits de homme. Ayant pour seule fin la recherche de leffectivité du droit protégé par la Con- vention, le juge européen instrumentalise les «apparences» dans un jeu ambivalent. Ainsi qu’on I’a vu, l’extension du champ d’applica- tion d’un droit garanti comme le renforcement des conditions d’exercice de ce droit sont réalisés aussi bien par le dépassement des apparences que par le recours aux apparences. 32. Sans doute faudrait-il aller plus avant, ce que n’autorise pas le volume limité de cet article, ct s’interroger sur le réle des appa- rences dans la motivation des arréts de la Cour (53). Si l'on consi- dére, suivant Perelman (54), que la motivation de la décision de jus- tice remplit une fonction de légitimation, tout a la fois du juge et de sa décision, il apparait assez clair que la mention des «apparences» ~ que ce soit pour les dépasser ou s'y arréter — permet (52) Gour eur, dr. h., £.B. ¢. France, Gde Ch., 22 janvier 2008, J.C.P. II, 10071, note A, Gourrenome et F, Supre. (53) F. Supre, «La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de Vhomme», in H. Rurz-Fawrt et J.-M. Soret (dir.), La motivation des décisions des juridictions internationales, Pedone, 2008, p. 171 (54)C. Perteman et P. Forters (dir.). La motivation des décisions de justice, Bruylant, 1978; C. Peretman, Logique juridique, Nouvelle rhétorique, Dalloz 1999, n® 81-82 1008, 650 Rev. trim. dr. h. (79/2009) au juge européen, en faisant état dans son raisonnement de consi- dérations non strictement juridiques — réalité sociale, équité, dimen- sion subjective — non seulement de justifier in concreto sa décision, mais aussi, plus largement, de susciter l'adhésion des individus bénéficiaires de la protection de la Convention et de réaliser Vancrage de la Cour européenne dans la «société démocratique» européenne L’usage des «apparences» par la Cour européenne des droits de homme donne, paradoxalement, raison 4 l'un de ses contempteurs les plus sévéres, le Doyen Carbonnier, dont on détournera le propos: le droit de la Convention européenne des droits de homme «est trop humain pour prétendre a l'absolu de la ligne droite» (55)... axa BONNIER, Flexible droit, L.G.DJ., 8° 6 . 1995, p. 12

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