16- Crozier M, Friedberg E (1977) L'acteur et sa strategie (Chap 1) L'acteur et Je systéme.
Paris: Seuil, 35-55.1. LA MARGE DE LIBERTE DE L’ACTEUR
Nous vivons généralement avec une image tout & fait
fausse de l'action organisée. Nous surévaluons beaucoup
trop la rationalité du fonctionnement des organisations.
Cela nous conduit, d'une part, & admirer inconsidérable-
ment leur efficacité ou, au moins, & croire qu'elle va de soi
et, d'autre part, a manifester des craintes tout a fait
exagérécs devant la menace Coppression qu’elles teraient
Peser sur les hommes. Les comparaisons qui nous viennent
a Tesprit sont de type mécanique. Organisation évoque
avant tout yn ensemble de rouages compliqués, mais
parfaitement agencés. Cette horlogerie semble admirable
tant qu’on Pexamine seulement sous langle du résultat &
obtenir : le produit qui tombe en bout de chaine. Elle
change en revanche radicalement de signification si on
découvre que ces rowages sont constitués par des hommes.
Elle devient alors le cauchemar des « temps modernes ».
Malgré certains efforts de visionnaires acharnés 2 réaliser
leurs reves technocratiques, la réalité n'a jamais approché
méme de trés loin de cette fiction. Toutes les analyses un
eu poussées de la vie réelle d'une organisation ont révélé &
quel point les comportements humains pouvaient y demeu-
rer complexes et combien ils échappaient au modéle
Simpliste d'une coordination mécanique ou d'un détermi
nisme simple,
1. Malgré les differences de contexte et d'objectifs, les mémes
conclusions peuvent étre tirées sur ce point aussi bien des tres
ombreuses recherches effectuées sur des entreprises industrielles2 Lorganisation comme probleme
La raison premiére de cet écart entre Ia réalité et la
théorie, c'est que, méme dans les situations les. plus
extrémes, T'homme garde toujours un minimum de liberté
et qu'il ne peut s'empécher de utiliser pour « battre le
systéme »?
On peut, il est vrai, tout en reconnaissant existence de
ces pratiques, les considérer comme des exceptions que le
systéme peut tolérer parce qu’clles ne mettent pas en
Question son efficacité et n’atténuent que tres marginale-
ment son caractére oppressif. Mais cette position trop facile
n'est pas défendable. Si les hommes sont capables de battre
le systéme méme dans les situations les plus extrémes,
comment se fait-il qu’ils se laissent dominer par luidans des
situations beaucoup moins contraignantes ? Peut-on soute-
nir sérieusement que les effets de la manipulation et du
conditionnement sont beaucoup plus puissants que ceux de
Ja contrainte ? Toutes les études confirment au contraire cc
depuis la célebre grande premigre de Hawthorne que de toutes celles
qi ont été menéee par la suite aur des orgenisations adwinastiatives,
(ou méme sur des institutions aussi contraignantes que des prisons ou
des asiles. On pourra consulter dans une tres abondante literature,
pour les organisations industrielles = F.J. Roethlisberger et W.J. Dick
son, Management and the Worker, Cambridge, Mass.. Harvard
University Press, 1939; C.J. Walker et R.H. Guest, The Man on the
Assembly Line, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1952
E, Jacques, The Changing Culture of the Factory, New York, Wiley,
1952; A.W. Gouldner, Patterns of Industrial Bureaucracy, New York,
Free Press of Glencoe, 1954; T. Lupton, On the Shop-Floor, Oxford,
Pergamon, 1963. Pour les organisations administratives : P. Selznick,
TV A and the Grass Roots, Berkeley, University of Califorai Press,
1949; P. Blau, The Dynamics of Bureaucracy, Chicago, University of
Chicago Press, 1955; M. Crozier, Le Phénoméne bureaucratique
Paris, Seuil, 1963 et 1971. Bt pour ies prisons et hopitaux gsychiatri-
Bes DR, Gest. « Prison Organizations» in iG. March,
landbook of Organizations, Chicago, ic Nally, 1965
16T0 E Gotnan As Pay lina, 6B: et ALE, Lax
"aradoxes de la liberé dans un hOpit atrique,
Farndon iptal psychiatrique, Paris, Ba. de
2. Goffman en montre de nombreux exemples dans son analyse du
vécu des hopitaux psychiatriques. Déja, les recits de témoins des
camps de concentration avaient montré que méme 'extrére terreut
'interdisait pas tout a fait le développement de rapports humains
autonomes.
Lacteur et sa stratégie 4B
que le bon sens suggére, a savoir que le conditionnement
a d’impact véritable que s'il s'ajoute & la contrainte. 1! ne
peut lui servir de substitut.
Dans toutes les organisations non totalitaires au moins,
les acteurs utilisent en fait leur marge de liberté de fagon si
extensive qu'il n'est pas possible de considérer leurs
arrangements particuliers comme de simples exceptions au
modele rationnel. Pour ne prendre qu'un exemple tres
simple, la conduite d’un individu face & ses supérieurs
higrarchiques au sein d'une organisation ne correspond
absolument pas A un modéle simple d’obéissance et de
conformisme, méme tempéré par la résistance passive. Elle
est le résultat d’une négociation et elle est en méme temps
un acte de négociation. Certes, \'autonomie du subordonné
dans son travail et les traditions techniques et sociales de
son métier, parce qu’elles déterminent largement la possi-
bilité qu’on a non seulement de Ie remplacer, mais aussi de
connaftre la nature exacte des problémes qu'il aa résoudre,
donc de le controler, définissent de facon relativement
&troite le champ de cette négociation. Mais la conduite du
subordonne sera aussi fonction des possibilités qui s‘offrent
lui de se coaliser avec ses collégues et de mobiliser ainsi
leur solidarité, Elle dépendra en méme temps de sa
capacité a tirer de ces divers éléments ef, plus particuliére-
ment, de sa capacité & construire ses rapports avec autrui, a
‘communiquer, & nouer et 4 renverser des alliances et, plus
profondément peut-étre, a supporter les tensions psycholo-
Ziques qu’entraine nécessairement tout risque de conflit.
Elie dépendra enfin et surtout du choix quiil fera du
meilleur parti a prendre & partir d'une connaissance
intuitive de tous ces éléments.
Méme dans ces situations de dépendance et de
contrainte, non seulement les hommes ne s'adaptent donc
pas passivement aux circonstances, mais ils sont capables
de jouer sur elles et ils les utilisent beaucoup plus souvent
quion ne croit de facon active. Ainsi telle régle ou telle
prescription formelle qui apparaissent d'abord comme des
contraintes seront « détournées » de leur sens pour devenir
une protection contre le supérieur. Ainsi un comportement
« agressif » de colére qui parait l'expression d'une pulsion44 Lorganisation comme probleme
affective non raisonnée de l'individu sera utilisé par lui
comme un instrument pour se faire respecter et pour
Imposer son point de vue dans une situation non structurée
et potentiellement conflictuelle. Comme, de leur cété, Jes
Supérieurs vont utiliser les ressources que leur offre le
contexte dans lequel ils se trouvent et les capacités quiils
‘ont pu développer et que, d’autre part, les conduites des
Partenaires vont s‘influencer profondément les unes kes
autres en fonction des péripéties de la négociation, on
admettra que c'est une réalité autrement complexe et en
méme temps contingente qui se révéle derriére le schéma
Whorlogerie déterministe de départ.
Certes, le modéle officiel prescriptif n'est pas sans
influence. Il détermine dans une large mesure le contexte
de laction et donc les ressources des acteurs. Certes, on
Peut dire que les acteurs ne sont jamais totalement libres at
que d'une certaine maniére ils sont « récupérés » par le
systéme officiel. Mais c'est seulement A condition de
seconnaitre en méme temps que ce syst¢me, en revanche,
€st lout autant influencé et méme corrompu par les
pressions et manipulations des acteurs. Au lieu de considé~
Fer uniquement les pratiques informelles comme des excep-
tions ou des accommodements dans le cadre de la logique
traditionnelle, il faut donc aussi renverser la perspective
pour essayer de comprendre le systeme officiel lui-méme
Partir d'une analyse plus réaliste des difficultés auxquelles
il se heurte et méme, en allant plus loin, comme une
réponse ces pratiques informelles et comme une solution
aux problémes que celles-ci posent,
La méme réflexion s'applique a toutes les théories
déterministes du comportement au sein d’une organisation.
Au licu de considérer les comportements imprévus comms
des exceptions, n’est-il pas en fin de compte plus fructueux
de les utiliser comme des points de départ pour compren-
dre les limites ct la signification réelle des contraintes et des
conditionnements?
Nous avons nous-mémes dans un précédent ouvrage
insisté sur le fait que, dans une organisation, homme ne
Pouvait étre considéré seulement comme une main, ce que
Supposait implicitement le schéma taylorien d'organisation,
Lacteur et sa stratégie 45
ni méme non plus seulement comme une main et un cceur,
comme Je réclamaient les avocats du mouvement des
relations humaines. Nous avons souligné que les uns et les
autres oubliaient qu'il est aussi et avant tout une téte, c'est
é-dire une liberté, ou en termes plus concrets, un agent
autonome qui est capable de calcul et de manipulation et
qui s'adapte et invente en fonction des circonstances et des
mouvements de ses partenaires>,
De ce fait, une organisation ne peut étre analysée comme
ensemble transparent que beaucoup de ses dirigeants
voudraient qu’elle soit. Eile est le royaume des relations de
Pouvoir, de influence, du marchandage, et du calcul. Mais
elle n'est pas davantage Vinstrument d'oppression qu’elle
apparait a ses détracteurs, car ces relations conflictuelles ne
sordonnent pas selon un schéma logique intégré. Elles
constituent le moyen pour d'innombrables acteurs de se
manifester et de peser sur le systéme et sur leurs parte-
naires méme si c’est de facon trés inégale*.
Contre les illusions des théoriciens de la domination et
du conditionnement, mais aussi contre les fantasmes de
toute-puissance et de simplification qui surgissent constam-
ment chez les hommes d'action, il faut donc affirmer avec
force que la conduite humaine ne saurait étre assimilée en
aucun cas au produit mécanique de 'obéissance ou de la
pression des données structurelles. Elle est toujours 'expres-
sion et la mise en ceuvre d'une liberté, si minime soit-elle*.
3. M. Crozier, Le Phénoméne bureaucratique, op. cit, p. 202.
1 est impossible de comprendre la vie réele et la dynamique |
une organisation si Yon n‘admet pas Tattachement 1s fort, et
parfois passionné, de ses membres les plus démunis, ou si 'on veut les
plus « exploités » a une liberté qui ne parait pas, vue rapidement du
aehors, tellement bénéiqu pour eux. Nous y reviendrons. Ct. ira
105 développements sur le changement, S* partie.
5. Cette constaation, qui —rrepctonsie devrait re de bon
sens, n'est pas toujours facilement admise dans le contexte actuel. Elle
fournit pourtant le seul schéma d'explication et diinterprétation
Pouvant réellement rendre compte de la variabilté et de Ja plasicité
de ta conduite humaine qui, déjoue toujours ta plus savante des
constructions « motivationnelles » ou « structures » a priori. Elle
seule permet d'intégrer la gamme compltie des comportements
‘empiriquement observables dans une méme situation « objective », y
‘compris les comportements limites entigrement passifs46 L’organisation comme probléme
Elle traduit un choix & travers lequel Pacteur se saisit des
Opportunités qui s‘offrent a lui dans le cadre des contraintes
ui sont les siennes®, Elle n’est done jamais entirement
prévisible car elle n'est pas déterminge mais, au contraire,
toujours contingente’.
11. LIMITES DES RAISONNEMENTS A PRIORI
Sion admet que lacteur individuel dans toute organisa-
tion dispose d'une marge de liberté irréductible dans la
poursuite de ses activités, il devient illusoire de vouloir
Chercher I'explication des comportements empiriquement
observables dans la rationalité de organisation, dans ses
objectifs, ses fonctions et ses structures, comme s'il s'agis-
sait 1 d'un ensemble de données auxquelles les individus
Ne pourraient plus que s'adapter et qu'ils finiraient par
intérioriser pour y conformer leur conduite. La tentation
est alors grande de renverser entitrement la démarche. et
Ue partir non plus de organisation, mais de lacteur, pour
chercher & comprendse le rapport entre Tindividu et
organisation partir d'une réflexion et d'une analyse de
Tacteur, de ses objectifs et de ta logique de son action.
Pour séduisante qu'elle apparaisse de prime abord, une
telle démarche — comme nous voudrions le _montrer
maintenant — aboutit dans la pratique & des impasces
comparables a celles du modéle rationnel. Raisonnant en
effet de facon générale — pour ne pas dire universelle —-et
non différenciée sur un acteur posé de fagon abstraite et
isolée de son contexte, de tels modeles sont obligés — pour
« boucler » en quelque sorte leur analyse et pour aboutir &
des propositions concrétes — d’avoir recours & une série de
Postulats @ priori sur le comportement humain. Ces postu:
6. Contraintes qu'il peut éventuellement dépasser m
‘un certain coi.
7, Contingent au sens radical du terme, cestdire a la fois
dependant d'un contexte, des opportunités et contraintes (matérelles
et humaines) qu'il fournit, er indéterminé, done libre
toujours a
Liacteur et sa stratégie 47
{ats constituent autant de mécanismes de simplification qui
ne résistent guére & une analyse empirique sérieuse.
Le premier type de simplification est bien représenté par
les premiers travaux de Chris Argyris. Celui-ci a cherché &
montrer que, derriére les conflits apparents entre parte-
naires et les objectifs rationnels de chacun d’eux, une
négociation plus profonde, inéluctable, se déroulait entre
Vorganisation et Vindividu, négociation qui pouvait se
comprendre a partir d'une réflexion sur les besoins maté-
Tiels, mais surtout psychologiques, des individus et les lois
de leur émergence et évolution®.
S'inspirant de la théorie motivationnelle de Maslow®,
Argyris diagnostique en effet chez individu une série de
besoins psychologiques hiérarchisés que celui-ci cherche A
satisfaire par sa participation & organisation. Et il se
Propose de comprendre les étapes de développement, les
dystonctions et conffits organisationnels par l'analyse de la
fagon dont Porganisation a ou n'a pas pu satisfaire les
besoins des individus. Le concept central dans une telle
Perspective — qui est aussi un précepte normatif — devient
8. La pensée d’Argyris a constamment évolué sur ce point. Nous
éveloppons ici les implications contenues dans des livres comme *
Integrating the Individual and the Organization, New York, Wiley,
isl tad, fe, Parcipatione Orgentaron, Pers; Busi) &
Organization and Innovation, Homewood, Il. Irwin, 1965. Dans ses
nouveaux ouvrages ¢t particulitrement ceux’ rédigés avec Donald
Shoa, il adopte un point de vue totalement différent. CI. infra, p. 427.
9. Maslow conceptualise les besoins psychologiques de homme
sir e hear, la hae de celles ouvent es besos
jologiques (nourriture, vetements, ete.), qui priment tous les
Its at gue sont pus sus Vicia Seat ha
sécurité (sécurité devant le chomage, etc.), suivis par les besoins
sociaux (besoin de se sentir accepté par autrui, etc.) que I'école des
interactionnistes a soulignés plus particuligrement, et enfin les besoins
de personnalite (dignité, accomplissement de soi, etc.). Ne sont
tants pour Maslow que les besoins qui ne sont pas encore
satisfais. Ainsi dans une société de penurie totale, si les besoins
Physiologiques ne sont pas encore satisfats, les besoins sociaux ne
sont pas pertinents pour explication du comportement humain. Dans
une telle société, le postulat taylorien de I’homo economicus s:appli-
uerait donc. On voit facilement le parti mécaniste qu'on peut trer —
et qu'on a effectivement tiré— d'une tele analyse. Cf. A.H. Maslow,
Motivation and Personality, New York, Harper, 1954.48 Lorganisation comme probleme
celui de « congruence » ou fir entre les structures orga
tionnelles et les besoins psychologiques des individus
traités les uns et les autres comme des variables indépen-
dantes.
Un tel modéle, on le voit bien, privilégie indiment le
rapport individuel de 'acteur A Vorganisation et fait de
celle-ci une entité abstraite totalement détachée des acteurs
qui la constituent. Il conduit, autre part, a réifier les
besoins psychologiques des individus en fonction d'un
postulat normatif difficile 4 admettre, selon lequel il existe
pour les individus — et par voie de conséquence aussi pour
les organisations — un modéle idéal de santé psychologi-
que et morale, et & interpréter tout le jeu organisationnel
uniquement sur une telle dimension psychologique et
morale". Pratiquement, en conséquence, il ne permet pas
beaucoup mieux que le modéle rationnel de rendre compe
de la complexité des comportements humains au sein d'une
organisation qui déjouent toujours la plus savante des
constructions motivationnelles 4 priori",
Une deuxiéme simplification, abstraite cette fois, a é1é
plus largement utilisée. Elle consiste a étudier la reueontie
entre Vindividu et Porganisation, non plus & partir des
besoins théoriques de l'individu, mais & partir dun schéma
économique de marché. On postulera que individu va
chercher de toute fagon 2 obtenir une rétribution équivae
lente & la contribution qui est effectivement la sienne”. La
10. Nous ne sommes plus tes loin en fat du one best way taylorien
gui se trouve en quelque sorte remis sur sa tte. On a ceulement
Femplacé la rationalité dw résultat matériel, économique, par la
rationalité du résultat psychologique. [Nous airons encore & reven
‘ur les dilemmes soulevés par ce raisonnement qui anime de fagoa
beaucoup plus explicite et caricaturale ce qu'l est convenu d'appelet
la « nouvelle psychologie organisationnelle ». Cf.. chaprés le’ chap.
XIV, consacré aux problemes d'intervention,
11. lest symptomatique de ce type de dilemme que, par exemple,
devant des comportements d'apathie qu'il constate, Argyris en soi
réduit & pratiquer une sorte de marxisme a rebours et 2 parler de
besoins « refoulés » ou « réprimés ». Cf. C. Argyris, Organisation et
Panicipation, op. cit., notamment p. 73.
412. Pour un bon exposé de ce modéle présenté dans un cadre de
recherche, cf. A. Zaleanik et al, Tae Motivation, Produetivity and
‘Satisfaction of Workers, Boston, Harvard Business School, 1958. Cl.
Liacteur et sa stratégie 49
négociation qu'il conduira avec organisation se placera
toujours dans les limites de cette équation fondamentale.
La complication considérable que créent les différences
Wappréciation des acteurs, en ce qui concerne contribution
ctrétribution, peut étre résolue en faisant appel ala théorie
du cadre de référence : les critéres d’appréciation du bilan
que fait 'acteur dépendant simplement du cadre de rété-
rence qui est le sien et qui tient la fois a son milieu naturel
(donnée de fait) et a son milieu d'aspiration (choix
objectif). Ce modéle réductionniste permet a la fois de
tenir compte des objectifs les plus courants de l'individu et
de les projeter sur un modéle simple de négociation, qui
constituera un commun dénominateur de toutes les rela-
tions complexes qui sont la trame de la vie de Vorganisa-
tion.
Le malheur c'est qu'un tel modéle, qui est comme le
précédent un modéle a priori, ne semble pas du tout fondé
empiriquement. Toutes les observations de Macteur en
situation, nous allons le voir par la suite, paraissent
montrer, en effet, que celui-ci ne se détermine pas du tout
en fonction d'un bilan qu’ll établirait, de ce qu'il a donné et
de ce qu'il a recu, mais, au contraire, en fonction des
opportunités qu'il distingue dans la situation et de ses
capacités & s'en saisir. Il n'y a ni juste récompense ni juste
prix au niveau des objectifs de ’acteur. Méme si celui-ci
utilise tres souvent des arguments de ce type, c'est la
possibilité d’obtenir un profit, une augmentation, une
promotion, un avantage matériel ou moral qui le déter-
mine; les arguments qui justifient ces demandes sont
généralement découverts chemin faisant, voire aprés coup.
Par leur démarche, enfin, ces deux modéies tendent &
négliger sinon & méconnaitre tout a fait la contrainte
autonome que représente le contexte organisationnel. Or,
@alement, en France, L. Karpik, « Trois concepts sociologiques : te
projet de référence, le statu social ct le bilan individuel », Archives
européennes de sociologie, n° 2. 1965. p. 191-222 : et « Attentes et
satisfactions au travail», Sociologie du travail, n° 4, 1966, p. 389-416
Ajoutons que Karpik semble s'étre détourné depuis de ce type
analyse.50 Lorganisation comme probleme
celui-ci n'est ni neutre ni transparent par rapport aux
besoins ou objectifs des acteurs qui, sils ne manquent pas
d'influencer le comportement des individus, ne constituent
pas les sources de clivage déterminantes pour le fonction-
nement de l'organisation °. Celle-ci oppose aux acteurs sa
propre opacité, sa propre « pesanteur » et les oblige ainsi &
des compromis, a des détours dans leur action, les forgant
la limite a tricher avec leurs propres objectifs cu a
« biaiser » avec les « besoins » de teur personnalité.
Crest ce qui explique pourquoi les deux modéles sort en
fait incapables d'expliquer la genése et existence de
groupes au sein d'une organisation. Le premier modéle,
nous l'avons fait observer, était centré sur l'individa et
ignorait existence des groupes. Le second modéle permet
apparemment d’en tenir compte. Et, de fait, la plupart des
analyses qu'il suscite sont en réalité des réflexions sur les
comportements de groupes, définis selon les cas par des
variables démographiques ou écologiques extéricures a
Vorganisation, par leurs cadres de référence, leurs objec-
tifs, etc., et traités de ce fait comme un phénomene naturel,
allant de soi.
Mais une telle fagon de procéder ne permet pas d'expli-
quer la genése et I’existence de groupes, car elle ne permet
as de faire la distinction entre des catégories abstraites de
Personnel et les groupes concrets de personnes. Comme
ous aurons occasion de le montrer, en effet, un groupe,
tout autant qu'une organisation, est un construit humain et
n’a pas de sens en dehors du rapport & ses membres. Parler
des objectifs d'une catégorie abstraite, comme par exemple
celle des gens qui souhaitent une promotion, nous semble
une facilité dangereuse, car, si les membres de cette
catégorie peuvent avoir des comportements similaires sur
ce point, Tentité qu’ils représentent ne peut avoir ni
volonté ni capacité d'action.
Méme dans le cas d’ensembles concrets de personnes en
13. Ou disons quill n'y a aucune raison pour admettre a prior quils
constituent des sources decisives de clivages, C'est seulement hanalyse
‘empirique des processus organisationnels qui permet d'apporter la
reponse. Cest-idite la prise en compte, prévisément, des contraintes
te Vorganisation.
Liacteur et sa stratégie 51
contact les unes avec les autres, V'existence d’un groupe
capable de volonté et d'action ne va absolument pas de soi,
elle doit étre prouvée. Et si lon essaie de comprendre
comment et pourquoi un groupe peut se constituer, on
S'apergoit que la similitude des griefs ou affirmation
objectifs partagés sont beaucoup moins décisives que
existence d'un atout commun qu’on peut utiliser (Poppor-
tunité) ct la possession d’une capacité suffisante d’interac-
tion ou sion veut de coopération qui permet le développe-
ment d'une action commune, done l'utilisation de Poppor-
tunité présente,
Les résultats d’une enquéte sur les comportements d'un
certain nombre de groupes concrets au sein d'une grande
entreprise américaine sont extrémement éclairants & cet
égard". Des différences extrémement fortes existent entre
ces groupes qui ne semblent tenir ni a l’équilibre matériel
contribution-rétribution ni au cadre de référence de leurs
membres. Un certain nombre de groupes sont tout & fait
apathiques. Ils ne sont pas placés dans une situation
favorable dans le processus de production. Ils ne contrélent
aucun élément important dans la vie Ue Pusitte et ils mont pas
réussi & découvrir ou a se créer la moindre opportunité. On
constate parallélement qurils n’ont développé aucune capacité
de coopération et qu’en fait ils n’ont pas d’existence concrete.
DYautres groupes, en revanche, que auteur appelle
Broupes stratégiques pour certains d’entre eux et groupes
conservateurs pour certains autres, disposent d’un bon
systéme de communication, sont capables dactions coor-
données et cohérentes et interviennent de fagon décisive
dans la vie de Tusine. Entre les deux se placent des
14. Cente étude tres remarquable constitu encore & ce jour la
meilleure analyse en profondeur de ce phénoméne, que 'on prend
trop facilement comme allant de soi, Pexistence de groupes concrets
au sein d'une organisation. On se rapportera & Pouvrage qui en a été
Wré : L.R, Sayles, Behavior of Indusirial Work Groups, New York,
Wiley, 1958,
15. Les groupes stratégiques sont des groupes qui ont encore des
opportunites a suisir et qui sont done, avant tout, offensifs, et les
gTOupes conservateuts sont des groupes qui ont, temporairement aut
moins, obtenu le maximum et qui cherchemt davantage a défendre leur
situation,52 L’organisation comme probleme
groupes dits erratiques qui sont capables daction, et méme
G'actions trés vigoureuses, mais seulement de fagon inter.
mittente et pour une activité de type explosif.
Ces différences de comportement apparaissent finzle-
ment comme relativement rationnelles si ’on tient compte
de trois éléments : la situation stratégique dans le circuit de
production ; le degré de qualification professionnelle, dans
Ja mesure du moins od il commande la liberté de 'autono~
mie dans la tache ; le degré d'interaction entre les membres
du groupe enfin. Si l'on considére la qualification comme
une donnée et la situation stratégique comme une opportu
nité. le probléme devient celui de l'utilisation de cette
opportunité, et on peut interpréter alors le degré d'interac-
tion comme un témoignage de la capacité collective du
groupe.
Le probiéme essentiel dans cette perspective devient
celui de la genése de ce construit humain qu’on peut ainsi
mettre en évidence. Pour qu'il se développe, il faut une
Spportunité et une capacité. Les groupes apathiques' ne
Possédant ni T'une ni Vautre. Les groupes erratiques
disposent d’opportunités urais ils ont énormement de
‘mal a les saisir car le trop grand nombre de leurs membres
et les caractéristiques de leurs relations leur rendent
ties difficile de se coaliser de fagon continue et organi-
séc'®. Les groupes stratégiques ‘et conservateurs dont
les membres sont moins nombreux et les capacités d'in-
tervention plus grandes ont pu, au contraire, se consti-
tuer avec le temps des capacités considérables. Ils ne sont
Pas seulement capables de se saisir des opportunités
existantes, mais ils peuvent aussi réussir a s‘en créer
Ge nouvelles. Les groupes erratiques, toutefois, peu-
vent éventuellement découvrir le moyen de s‘organiser
et ainsi de mieux utiliser les opportunités qui sont les
Lacteur et sa stratégie 38
leurs”. Les groupes apathiques de leur cOté peuvent, en
développant une capacité, découvrir des opportunités ou
développer une capacité én découvrant une opportunité
Rien n'est ici donné a Vavance et pour toujours *.
Ill. LA DEMARCHE STRATEGIQUE
Sion prend un peu de recul, on voit bien les deux raisons
convergentes qui permettent d'expliquer pourquoi achop-
pent réguliérement tous ces modéles d'analyse, fondés
Pourtant sur cette liberté des acteurs que nous avons nous-
mémes mise au centre de notre réflexion. C'est que,
braqués sur la liberté des acteurs, ils méconnaissent 1a
contingence de leurs comportements. D'une part, en effet,
ces raisonnements, en isolant les acteurs, conduisent &
imputer & ceux-ci une liberté et une rationalité illimitées, &
kes traiter en fait comme des acteurs souverains et ration-
nels négociant librement entre cnx les conditions de leur
coopération. Mais d’autre part, pour parvenir & traiter la
complexité qui en résulte, ils opérent une réduction en
fonction dun modéle a priori : normes de santé, tant des
individus que des organisations, modéle économique de
négociation, modéle social de ‘divisions en groupes et
catégories.
17, Pour une analyse t2s fine et suggestive de tels processus. on se
rapportera AD. Kergost, Bulle dor ou f Histoire dane mobilisation
ouyritre, Paris, Scuil, coll. « Esprit », 1973, et du méme auteur
«« Emergence et création d'un systeme d'action collective & travers une
‘expérience d'autogestion en mai 68 », Sociologie du travail, n°3, 1970,
4-292.
° i Ce prenitresemarqusmaturellement ne peuvent eum
peu hitives. Elles prendront tout leur sens quand nous aurons
examiné les mécanismes du jeu — instrument fondamental de Faction
organisée, — & Vintérieur et & Voccasion desquels ces construits
peuvent s'élaborer. Cf, chap. uh. :
19. Le modéle de Macteur souverain et rationnel est un modele
profondément ancré dans notre culture et qui joue un role essentiel
‘dans nos raisonnements. Nous y reviendrons plus longuement dans les
‘deux demniéres parties de cet ouvrage consacrées aux problemes de la
‘écision et du changement,