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16- Crozier M, Friedberg E (1977) L'acteur et sa strategie (Chap 1) L'acteur et Je systéme. Paris: Seuil, 35-55. 1. LA MARGE DE LIBERTE DE L’ACTEUR Nous vivons généralement avec une image tout & fait fausse de l'action organisée. Nous surévaluons beaucoup trop la rationalité du fonctionnement des organisations. Cela nous conduit, d'une part, & admirer inconsidérable- ment leur efficacité ou, au moins, & croire qu'elle va de soi et, d'autre part, a manifester des craintes tout a fait exagérécs devant la menace Coppression qu’elles teraient Peser sur les hommes. Les comparaisons qui nous viennent a Tesprit sont de type mécanique. Organisation évoque avant tout yn ensemble de rouages compliqués, mais parfaitement agencés. Cette horlogerie semble admirable tant qu’on Pexamine seulement sous langle du résultat & obtenir : le produit qui tombe en bout de chaine. Elle change en revanche radicalement de signification si on découvre que ces rowages sont constitués par des hommes. Elle devient alors le cauchemar des « temps modernes ». Malgré certains efforts de visionnaires acharnés 2 réaliser leurs reves technocratiques, la réalité n'a jamais approché méme de trés loin de cette fiction. Toutes les analyses un eu poussées de la vie réelle d'une organisation ont révélé & quel point les comportements humains pouvaient y demeu- rer complexes et combien ils échappaient au modéle Simpliste d'une coordination mécanique ou d'un détermi nisme simple, 1. Malgré les differences de contexte et d'objectifs, les mémes conclusions peuvent étre tirées sur ce point aussi bien des tres ombreuses recherches effectuées sur des entreprises industrielles 2 Lorganisation comme probleme La raison premiére de cet écart entre Ia réalité et la théorie, c'est que, méme dans les situations les. plus extrémes, T'homme garde toujours un minimum de liberté et qu'il ne peut s'empécher de utiliser pour « battre le systéme »? On peut, il est vrai, tout en reconnaissant existence de ces pratiques, les considérer comme des exceptions que le systéme peut tolérer parce qu’clles ne mettent pas en Question son efficacité et n’atténuent que tres marginale- ment son caractére oppressif. Mais cette position trop facile n'est pas défendable. Si les hommes sont capables de battre le systéme méme dans les situations les plus extrémes, comment se fait-il qu’ils se laissent dominer par luidans des situations beaucoup moins contraignantes ? Peut-on soute- nir sérieusement que les effets de la manipulation et du conditionnement sont beaucoup plus puissants que ceux de Ja contrainte ? Toutes les études confirment au contraire cc depuis la célebre grande premigre de Hawthorne que de toutes celles qi ont été menéee par la suite aur des orgenisations adwinastiatives, (ou méme sur des institutions aussi contraignantes que des prisons ou des asiles. On pourra consulter dans une tres abondante literature, pour les organisations industrielles = F.J. Roethlisberger et W.J. Dick son, Management and the Worker, Cambridge, Mass.. Harvard University Press, 1939; C.J. Walker et R.H. Guest, The Man on the Assembly Line, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1952 E, Jacques, The Changing Culture of the Factory, New York, Wiley, 1952; A.W. Gouldner, Patterns of Industrial Bureaucracy, New York, Free Press of Glencoe, 1954; T. Lupton, On the Shop-Floor, Oxford, Pergamon, 1963. Pour les organisations administratives : P. Selznick, TV A and the Grass Roots, Berkeley, University of Califorai Press, 1949; P. Blau, The Dynamics of Bureaucracy, Chicago, University of Chicago Press, 1955; M. Crozier, Le Phénoméne bureaucratique Paris, Seuil, 1963 et 1971. Bt pour ies prisons et hopitaux gsychiatri- Bes DR, Gest. « Prison Organizations» in iG. March, landbook of Organizations, Chicago, ic Nally, 1965 16T0 E Gotnan As Pay lina, 6B: et ALE, Lax "aradoxes de la liberé dans un hOpit atrique, Farndon iptal psychiatrique, Paris, Ba. de 2. Goffman en montre de nombreux exemples dans son analyse du vécu des hopitaux psychiatriques. Déja, les recits de témoins des camps de concentration avaient montré que méme 'extrére terreut 'interdisait pas tout a fait le développement de rapports humains autonomes. Lacteur et sa stratégie 4B que le bon sens suggére, a savoir que le conditionnement a d’impact véritable que s'il s'ajoute & la contrainte. 1! ne peut lui servir de substitut. Dans toutes les organisations non totalitaires au moins, les acteurs utilisent en fait leur marge de liberté de fagon si extensive qu'il n'est pas possible de considérer leurs arrangements particuliers comme de simples exceptions au modele rationnel. Pour ne prendre qu'un exemple tres simple, la conduite d’un individu face & ses supérieurs higrarchiques au sein d'une organisation ne correspond absolument pas A un modéle simple d’obéissance et de conformisme, méme tempéré par la résistance passive. Elle est le résultat d’une négociation et elle est en méme temps un acte de négociation. Certes, \'autonomie du subordonné dans son travail et les traditions techniques et sociales de son métier, parce qu’elles déterminent largement la possi- bilité qu’on a non seulement de Ie remplacer, mais aussi de connaftre la nature exacte des problémes qu'il aa résoudre, donc de le controler, définissent de facon relativement &troite le champ de cette négociation. Mais la conduite du subordonne sera aussi fonction des possibilités qui s‘offrent lui de se coaliser avec ses collégues et de mobiliser ainsi leur solidarité, Elle dépendra en méme temps de sa capacité a tirer de ces divers éléments ef, plus particuliére- ment, de sa capacité & construire ses rapports avec autrui, a ‘communiquer, & nouer et 4 renverser des alliances et, plus profondément peut-étre, a supporter les tensions psycholo- Ziques qu’entraine nécessairement tout risque de conflit. Elie dépendra enfin et surtout du choix quiil fera du meilleur parti a prendre & partir d'une connaissance intuitive de tous ces éléments. Méme dans ces situations de dépendance et de contrainte, non seulement les hommes ne s'adaptent donc pas passivement aux circonstances, mais ils sont capables de jouer sur elles et ils les utilisent beaucoup plus souvent quion ne croit de facon active. Ainsi telle régle ou telle prescription formelle qui apparaissent d'abord comme des contraintes seront « détournées » de leur sens pour devenir une protection contre le supérieur. Ainsi un comportement « agressif » de colére qui parait l'expression d'une pulsion 44 Lorganisation comme probleme affective non raisonnée de l'individu sera utilisé par lui comme un instrument pour se faire respecter et pour Imposer son point de vue dans une situation non structurée et potentiellement conflictuelle. Comme, de leur cété, Jes Supérieurs vont utiliser les ressources que leur offre le contexte dans lequel ils se trouvent et les capacités quiils ‘ont pu développer et que, d’autre part, les conduites des Partenaires vont s‘influencer profondément les unes kes autres en fonction des péripéties de la négociation, on admettra que c'est une réalité autrement complexe et en méme temps contingente qui se révéle derriére le schéma Whorlogerie déterministe de départ. Certes, le modéle officiel prescriptif n'est pas sans influence. Il détermine dans une large mesure le contexte de laction et donc les ressources des acteurs. Certes, on Peut dire que les acteurs ne sont jamais totalement libres at que d'une certaine maniére ils sont « récupérés » par le systéme officiel. Mais c'est seulement A condition de seconnaitre en méme temps que ce syst¢me, en revanche, €st lout autant influencé et méme corrompu par les pressions et manipulations des acteurs. Au lieu de considé~ Fer uniquement les pratiques informelles comme des excep- tions ou des accommodements dans le cadre de la logique traditionnelle, il faut donc aussi renverser la perspective pour essayer de comprendre le systeme officiel lui-méme Partir d'une analyse plus réaliste des difficultés auxquelles il se heurte et méme, en allant plus loin, comme une réponse ces pratiques informelles et comme une solution aux problémes que celles-ci posent, La méme réflexion s'applique a toutes les théories déterministes du comportement au sein d’une organisation. Au licu de considérer les comportements imprévus comms des exceptions, n’est-il pas en fin de compte plus fructueux de les utiliser comme des points de départ pour compren- dre les limites ct la signification réelle des contraintes et des conditionnements? Nous avons nous-mémes dans un précédent ouvrage insisté sur le fait que, dans une organisation, homme ne Pouvait étre considéré seulement comme une main, ce que Supposait implicitement le schéma taylorien d'organisation, Lacteur et sa stratégie 45 ni méme non plus seulement comme une main et un cceur, comme Je réclamaient les avocats du mouvement des relations humaines. Nous avons souligné que les uns et les autres oubliaient qu'il est aussi et avant tout une téte, c'est é-dire une liberté, ou en termes plus concrets, un agent autonome qui est capable de calcul et de manipulation et qui s'adapte et invente en fonction des circonstances et des mouvements de ses partenaires>, De ce fait, une organisation ne peut étre analysée comme ensemble transparent que beaucoup de ses dirigeants voudraient qu’elle soit. Eile est le royaume des relations de Pouvoir, de influence, du marchandage, et du calcul. Mais elle n'est pas davantage Vinstrument d'oppression qu’elle apparait a ses détracteurs, car ces relations conflictuelles ne sordonnent pas selon un schéma logique intégré. Elles constituent le moyen pour d'innombrables acteurs de se manifester et de peser sur le systéme et sur leurs parte- naires méme si c’est de facon trés inégale*. Contre les illusions des théoriciens de la domination et du conditionnement, mais aussi contre les fantasmes de toute-puissance et de simplification qui surgissent constam- ment chez les hommes d'action, il faut donc affirmer avec force que la conduite humaine ne saurait étre assimilée en aucun cas au produit mécanique de 'obéissance ou de la pression des données structurelles. Elle est toujours 'expres- sion et la mise en ceuvre d'une liberté, si minime soit-elle*. 3. M. Crozier, Le Phénoméne bureaucratique, op. cit, p. 202. 1 est impossible de comprendre la vie réele et la dynamique | une organisation si Yon n‘admet pas Tattachement 1s fort, et parfois passionné, de ses membres les plus démunis, ou si 'on veut les plus « exploités » a une liberté qui ne parait pas, vue rapidement du aehors, tellement bénéiqu pour eux. Nous y reviendrons. Ct. ira 105 développements sur le changement, S* partie. 5. Cette constaation, qui —rrepctonsie devrait re de bon sens, n'est pas toujours facilement admise dans le contexte actuel. Elle fournit pourtant le seul schéma d'explication et diinterprétation Pouvant réellement rendre compte de la variabilté et de Ja plasicité de ta conduite humaine qui, déjoue toujours ta plus savante des constructions « motivationnelles » ou « structures » a priori. Elle seule permet d'intégrer la gamme compltie des comportements ‘empiriquement observables dans une méme situation « objective », y ‘compris les comportements limites entigrement passifs 46 L’organisation comme probléme Elle traduit un choix & travers lequel Pacteur se saisit des Opportunités qui s‘offrent a lui dans le cadre des contraintes ui sont les siennes®, Elle n’est done jamais entirement prévisible car elle n'est pas déterminge mais, au contraire, toujours contingente’. 11. LIMITES DES RAISONNEMENTS A PRIORI Sion admet que lacteur individuel dans toute organisa- tion dispose d'une marge de liberté irréductible dans la poursuite de ses activités, il devient illusoire de vouloir Chercher I'explication des comportements empiriquement observables dans la rationalité de organisation, dans ses objectifs, ses fonctions et ses structures, comme s'il s'agis- sait 1 d'un ensemble de données auxquelles les individus Ne pourraient plus que s'adapter et qu'ils finiraient par intérioriser pour y conformer leur conduite. La tentation est alors grande de renverser entitrement la démarche. et Ue partir non plus de organisation, mais de lacteur, pour chercher & comprendse le rapport entre Tindividu et organisation partir d'une réflexion et d'une analyse de Tacteur, de ses objectifs et de ta logique de son action. Pour séduisante qu'elle apparaisse de prime abord, une telle démarche — comme nous voudrions le _montrer maintenant — aboutit dans la pratique & des impasces comparables a celles du modéle rationnel. Raisonnant en effet de facon générale — pour ne pas dire universelle —-et non différenciée sur un acteur posé de fagon abstraite et isolée de son contexte, de tels modeles sont obligés — pour « boucler » en quelque sorte leur analyse et pour aboutir & des propositions concrétes — d’avoir recours & une série de Postulats @ priori sur le comportement humain. Ces postu: 6. Contraintes qu'il peut éventuellement dépasser m ‘un certain coi. 7, Contingent au sens radical du terme, cestdire a la fois dependant d'un contexte, des opportunités et contraintes (matérelles et humaines) qu'il fournit, er indéterminé, done libre toujours a Liacteur et sa stratégie 47 {ats constituent autant de mécanismes de simplification qui ne résistent guére & une analyse empirique sérieuse. Le premier type de simplification est bien représenté par les premiers travaux de Chris Argyris. Celui-ci a cherché & montrer que, derriére les conflits apparents entre parte- naires et les objectifs rationnels de chacun d’eux, une négociation plus profonde, inéluctable, se déroulait entre Vorganisation et Vindividu, négociation qui pouvait se comprendre a partir d'une réflexion sur les besoins maté- Tiels, mais surtout psychologiques, des individus et les lois de leur émergence et évolution®. S'inspirant de la théorie motivationnelle de Maslow®, Argyris diagnostique en effet chez individu une série de besoins psychologiques hiérarchisés que celui-ci cherche A satisfaire par sa participation & organisation. Et il se Propose de comprendre les étapes de développement, les dystonctions et conffits organisationnels par l'analyse de la fagon dont Porganisation a ou n'a pas pu satisfaire les besoins des individus. Le concept central dans une telle Perspective — qui est aussi un précepte normatif — devient 8. La pensée d’Argyris a constamment évolué sur ce point. Nous éveloppons ici les implications contenues dans des livres comme * Integrating the Individual and the Organization, New York, Wiley, isl tad, fe, Parcipatione Orgentaron, Pers; Busi) & Organization and Innovation, Homewood, Il. Irwin, 1965. Dans ses nouveaux ouvrages ¢t particulitrement ceux’ rédigés avec Donald Shoa, il adopte un point de vue totalement différent. CI. infra, p. 427. 9. Maslow conceptualise les besoins psychologiques de homme sir e hear, la hae de celles ouvent es besos jologiques (nourriture, vetements, ete.), qui priment tous les Its at gue sont pus sus Vicia Seat ha sécurité (sécurité devant le chomage, etc.), suivis par les besoins sociaux (besoin de se sentir accepté par autrui, etc.) que I'école des interactionnistes a soulignés plus particuligrement, et enfin les besoins de personnalite (dignité, accomplissement de soi, etc.). Ne sont tants pour Maslow que les besoins qui ne sont pas encore satisfais. Ainsi dans une société de penurie totale, si les besoins Physiologiques ne sont pas encore satisfats, les besoins sociaux ne sont pas pertinents pour explication du comportement humain. Dans une telle société, le postulat taylorien de I’homo economicus s:appli- uerait donc. On voit facilement le parti mécaniste qu'on peut trer — et qu'on a effectivement tiré— d'une tele analyse. Cf. A.H. Maslow, Motivation and Personality, New York, Harper, 1954. 48 Lorganisation comme probleme celui de « congruence » ou fir entre les structures orga tionnelles et les besoins psychologiques des individus traités les uns et les autres comme des variables indépen- dantes. Un tel modéle, on le voit bien, privilégie indiment le rapport individuel de 'acteur A Vorganisation et fait de celle-ci une entité abstraite totalement détachée des acteurs qui la constituent. Il conduit, autre part, a réifier les besoins psychologiques des individus en fonction d'un postulat normatif difficile 4 admettre, selon lequel il existe pour les individus — et par voie de conséquence aussi pour les organisations — un modéle idéal de santé psychologi- que et morale, et & interpréter tout le jeu organisationnel uniquement sur une telle dimension psychologique et morale". Pratiquement, en conséquence, il ne permet pas beaucoup mieux que le modéle rationnel de rendre compe de la complexité des comportements humains au sein d'une organisation qui déjouent toujours la plus savante des constructions motivationnelles 4 priori", Une deuxiéme simplification, abstraite cette fois, a é1é plus largement utilisée. Elle consiste a étudier la reueontie entre Vindividu et Porganisation, non plus & partir des besoins théoriques de l'individu, mais & partir dun schéma économique de marché. On postulera que individu va chercher de toute fagon 2 obtenir une rétribution équivae lente & la contribution qui est effectivement la sienne”. La 10. Nous ne sommes plus tes loin en fat du one best way taylorien gui se trouve en quelque sorte remis sur sa tte. On a ceulement Femplacé la rationalité dw résultat matériel, économique, par la rationalité du résultat psychologique. [Nous airons encore & reven ‘ur les dilemmes soulevés par ce raisonnement qui anime de fagoa beaucoup plus explicite et caricaturale ce qu'l est convenu d'appelet la « nouvelle psychologie organisationnelle ». Cf.. chaprés le’ chap. XIV, consacré aux problemes d'intervention, 11. lest symptomatique de ce type de dilemme que, par exemple, devant des comportements d'apathie qu'il constate, Argyris en soi réduit & pratiquer une sorte de marxisme a rebours et 2 parler de besoins « refoulés » ou « réprimés ». Cf. C. Argyris, Organisation et Panicipation, op. cit., notamment p. 73. 412. Pour un bon exposé de ce modéle présenté dans un cadre de recherche, cf. A. Zaleanik et al, Tae Motivation, Produetivity and ‘Satisfaction of Workers, Boston, Harvard Business School, 1958. Cl. Liacteur et sa stratégie 49 négociation qu'il conduira avec organisation se placera toujours dans les limites de cette équation fondamentale. La complication considérable que créent les différences Wappréciation des acteurs, en ce qui concerne contribution ctrétribution, peut étre résolue en faisant appel ala théorie du cadre de référence : les critéres d’appréciation du bilan que fait 'acteur dépendant simplement du cadre de rété- rence qui est le sien et qui tient la fois a son milieu naturel (donnée de fait) et a son milieu d'aspiration (choix objectif). Ce modéle réductionniste permet a la fois de tenir compte des objectifs les plus courants de l'individu et de les projeter sur un modéle simple de négociation, qui constituera un commun dénominateur de toutes les rela- tions complexes qui sont la trame de la vie de Vorganisa- tion. Le malheur c'est qu'un tel modéle, qui est comme le précédent un modéle a priori, ne semble pas du tout fondé empiriquement. Toutes les observations de Macteur en situation, nous allons le voir par la suite, paraissent montrer, en effet, que celui-ci ne se détermine pas du tout en fonction d'un bilan qu’ll établirait, de ce qu'il a donné et de ce qu'il a recu, mais, au contraire, en fonction des opportunités qu'il distingue dans la situation et de ses capacités & s'en saisir. Il n'y a ni juste récompense ni juste prix au niveau des objectifs de ’acteur. Méme si celui-ci utilise tres souvent des arguments de ce type, c'est la possibilité d’obtenir un profit, une augmentation, une promotion, un avantage matériel ou moral qui le déter- mine; les arguments qui justifient ces demandes sont généralement découverts chemin faisant, voire aprés coup. Par leur démarche, enfin, ces deux modéies tendent & négliger sinon & méconnaitre tout a fait la contrainte autonome que représente le contexte organisationnel. Or, @alement, en France, L. Karpik, « Trois concepts sociologiques : te projet de référence, le statu social ct le bilan individuel », Archives européennes de sociologie, n° 2. 1965. p. 191-222 : et « Attentes et satisfactions au travail», Sociologie du travail, n° 4, 1966, p. 389-416 Ajoutons que Karpik semble s'étre détourné depuis de ce type analyse. 50 Lorganisation comme probleme celui-ci n'est ni neutre ni transparent par rapport aux besoins ou objectifs des acteurs qui, sils ne manquent pas d'influencer le comportement des individus, ne constituent pas les sources de clivage déterminantes pour le fonction- nement de l'organisation °. Celle-ci oppose aux acteurs sa propre opacité, sa propre « pesanteur » et les oblige ainsi & des compromis, a des détours dans leur action, les forgant la limite a tricher avec leurs propres objectifs cu a « biaiser » avec les « besoins » de teur personnalité. Crest ce qui explique pourquoi les deux modéles sort en fait incapables d'expliquer la genése et existence de groupes au sein d'une organisation. Le premier modéle, nous l'avons fait observer, était centré sur l'individa et ignorait existence des groupes. Le second modéle permet apparemment d’en tenir compte. Et, de fait, la plupart des analyses qu'il suscite sont en réalité des réflexions sur les comportements de groupes, définis selon les cas par des variables démographiques ou écologiques extéricures a Vorganisation, par leurs cadres de référence, leurs objec- tifs, etc., et traités de ce fait comme un phénomene naturel, allant de soi. Mais une telle fagon de procéder ne permet pas d'expli- quer la genése et I’existence de groupes, car elle ne permet as de faire la distinction entre des catégories abstraites de Personnel et les groupes concrets de personnes. Comme ous aurons occasion de le montrer, en effet, un groupe, tout autant qu'une organisation, est un construit humain et n’a pas de sens en dehors du rapport & ses membres. Parler des objectifs d'une catégorie abstraite, comme par exemple celle des gens qui souhaitent une promotion, nous semble une facilité dangereuse, car, si les membres de cette catégorie peuvent avoir des comportements similaires sur ce point, Tentité qu’ils représentent ne peut avoir ni volonté ni capacité d'action. Méme dans le cas d’ensembles concrets de personnes en 13. Ou disons quill n'y a aucune raison pour admettre a prior quils constituent des sources decisives de clivages, C'est seulement hanalyse ‘empirique des processus organisationnels qui permet d'apporter la reponse. Cest-idite la prise en compte, prévisément, des contraintes te Vorganisation. Liacteur et sa stratégie 51 contact les unes avec les autres, V'existence d’un groupe capable de volonté et d'action ne va absolument pas de soi, elle doit étre prouvée. Et si lon essaie de comprendre comment et pourquoi un groupe peut se constituer, on S'apergoit que la similitude des griefs ou affirmation objectifs partagés sont beaucoup moins décisives que existence d'un atout commun qu’on peut utiliser (Poppor- tunité) ct la possession d’une capacité suffisante d’interac- tion ou sion veut de coopération qui permet le développe- ment d'une action commune, done l'utilisation de Poppor- tunité présente, Les résultats d’une enquéte sur les comportements d'un certain nombre de groupes concrets au sein d'une grande entreprise américaine sont extrémement éclairants & cet égard". Des différences extrémement fortes existent entre ces groupes qui ne semblent tenir ni a l’équilibre matériel contribution-rétribution ni au cadre de référence de leurs membres. Un certain nombre de groupes sont tout & fait apathiques. Ils ne sont pas placés dans une situation favorable dans le processus de production. Ils ne contrélent aucun élément important dans la vie Ue Pusitte et ils mont pas réussi & découvrir ou a se créer la moindre opportunité. On constate parallélement qurils n’ont développé aucune capacité de coopération et qu’en fait ils n’ont pas d’existence concrete. DYautres groupes, en revanche, que auteur appelle Broupes stratégiques pour certains d’entre eux et groupes conservateurs pour certains autres, disposent d’un bon systéme de communication, sont capables dactions coor- données et cohérentes et interviennent de fagon décisive dans la vie de Tusine. Entre les deux se placent des 14. Cente étude tres remarquable constitu encore & ce jour la meilleure analyse en profondeur de ce phénoméne, que 'on prend trop facilement comme allant de soi, Pexistence de groupes concrets au sein d'une organisation. On se rapportera & Pouvrage qui en a été Wré : L.R, Sayles, Behavior of Indusirial Work Groups, New York, Wiley, 1958, 15. Les groupes stratégiques sont des groupes qui ont encore des opportunites a suisir et qui sont done, avant tout, offensifs, et les gTOupes conservateuts sont des groupes qui ont, temporairement aut moins, obtenu le maximum et qui cherchemt davantage a défendre leur situation, 52 L’organisation comme probleme groupes dits erratiques qui sont capables daction, et méme G'actions trés vigoureuses, mais seulement de fagon inter. mittente et pour une activité de type explosif. Ces différences de comportement apparaissent finzle- ment comme relativement rationnelles si ’on tient compte de trois éléments : la situation stratégique dans le circuit de production ; le degré de qualification professionnelle, dans Ja mesure du moins od il commande la liberté de 'autono~ mie dans la tache ; le degré d'interaction entre les membres du groupe enfin. Si l'on considére la qualification comme une donnée et la situation stratégique comme une opportu nité. le probléme devient celui de l'utilisation de cette opportunité, et on peut interpréter alors le degré d'interac- tion comme un témoignage de la capacité collective du groupe. Le probiéme essentiel dans cette perspective devient celui de la genése de ce construit humain qu’on peut ainsi mettre en évidence. Pour qu'il se développe, il faut une Spportunité et une capacité. Les groupes apathiques' ne Possédant ni T'une ni Vautre. Les groupes erratiques disposent d’opportunités urais ils ont énormement de ‘mal a les saisir car le trop grand nombre de leurs membres et les caractéristiques de leurs relations leur rendent ties difficile de se coaliser de fagon continue et organi- séc'®. Les groupes stratégiques ‘et conservateurs dont les membres sont moins nombreux et les capacités d'in- tervention plus grandes ont pu, au contraire, se consti- tuer avec le temps des capacités considérables. Ils ne sont Pas seulement capables de se saisir des opportunités existantes, mais ils peuvent aussi réussir a s‘en créer Ge nouvelles. Les groupes erratiques, toutefois, peu- vent éventuellement découvrir le moyen de s‘organiser et ainsi de mieux utiliser les opportunités qui sont les Lacteur et sa stratégie 38 leurs”. Les groupes apathiques de leur cOté peuvent, en développant une capacité, découvrir des opportunités ou développer une capacité én découvrant une opportunité Rien n'est ici donné a Vavance et pour toujours *. Ill. LA DEMARCHE STRATEGIQUE Sion prend un peu de recul, on voit bien les deux raisons convergentes qui permettent d'expliquer pourquoi achop- pent réguliérement tous ces modéles d'analyse, fondés Pourtant sur cette liberté des acteurs que nous avons nous- mémes mise au centre de notre réflexion. C'est que, braqués sur la liberté des acteurs, ils méconnaissent 1a contingence de leurs comportements. D'une part, en effet, ces raisonnements, en isolant les acteurs, conduisent & imputer & ceux-ci une liberté et une rationalité illimitées, & kes traiter en fait comme des acteurs souverains et ration- nels négociant librement entre cnx les conditions de leur coopération. Mais d’autre part, pour parvenir & traiter la complexité qui en résulte, ils opérent une réduction en fonction dun modéle a priori : normes de santé, tant des individus que des organisations, modéle économique de négociation, modéle social de ‘divisions en groupes et catégories. 17, Pour une analyse t2s fine et suggestive de tels processus. on se rapportera AD. Kergost, Bulle dor ou f Histoire dane mobilisation ouyritre, Paris, Scuil, coll. « Esprit », 1973, et du méme auteur «« Emergence et création d'un systeme d'action collective & travers une ‘expérience d'autogestion en mai 68 », Sociologie du travail, n°3, 1970, 4-292. ° i Ce prenitresemarqusmaturellement ne peuvent eum peu hitives. Elles prendront tout leur sens quand nous aurons examiné les mécanismes du jeu — instrument fondamental de Faction organisée, — & Vintérieur et & Voccasion desquels ces construits peuvent s'élaborer. Cf, chap. uh. : 19. Le modéle de Macteur souverain et rationnel est un modele profondément ancré dans notre culture et qui joue un role essentiel ‘dans nos raisonnements. Nous y reviendrons plus longuement dans les ‘deux demniéres parties de cet ouvrage consacrées aux problemes de la ‘écision et du changement,

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