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Humaniser l’entreprise d’après Alexandre Marc à la fin des années 1930 :

Convergences avec l’antiproductivisme contemporain


parChristian Roy
Chercheur en Histoire. Ph.D. en Histoire, McGill University.

A près un tiers de siècle d’hégémonie, le consensus néolibéral semble parvenu à un point

d’essoufflement, annonciateur d’un effondrement semblable à celui des discours marxistes et keynésiens
qu’il remplaça à l’issue du tiers du siècle précédent. Il est aujourd’hui devenu non moins difficile d’ignorer
les limites du système capitaliste laissé à sa propre logique qu’alors celles du système communiste et du
compromis social-démocrate. Qui plus est, on voit maintenant émerger de-ci de-là, et parfois même
converger, des courants critiques et contestataires qui refusent de choisir entre ce qu’ils considèrent à
juste titre comme des variantes d’un même système productiviste, condamné par les faits qu’il invoque
aussi bien que par l’esprit qu’il ignore. Ils rejoignent ainsi à maints égards, souvent sans le savoir, les
constats, les intentions et les projets élaborés en France dans les années 1930 par des groupes
d’intellectuels dits « non-conformistes », qui eux aussi renvoyaient dos à dos ces formes rivales du
productivisme, en y ajoutant le fascisme.[1] Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des... [1] Si
le rôle de premier plan d’Alexandre Marc parmi ceux-ci est relativement bien connu dans le contexte de
leur élan initial du début de la décennie, alors qu’il fonda le plus original d’entre eux : le mouvement
personnaliste Ordre Nouveau, il y a peut-être davantage de parallèles instructifs à tirer avec notre
moment historique d’une phase un peu plus tardive de son engagement, s’inscrivant notamment dans les
milieux de l’édition catholique et les centres de formation fédéraliste préfigurant le CIFE.
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Après que les émeutes de février 1934 eurent brisé l’unité du front « ni droite ni gauche » des différents
groupements non-conformistes en les polarisant par rapport au Front Populaire, on le vit se reconstituer
plus discrètement sur le terrain de leurs associations locales et de nouveaux groupements en quête de
rénovation sociale, en une sorte de second souffle de non-conformisme vers la fin des années 1930.
[2] Voir Daniel Lindenberg, Les Années souterraines 1937-1947.... [2] Alexandre Marc joua là aussi un rôle
déterminant de fédérateur et de théoricien à la fois. Désormais éloigné en province du mouvement Ordre
Nouveau qui allait cesser définitivement ses activités en 1938, il commença bien avant à en prolonger les
orientations et la tactique fédéralistes au sein d’autres groupements, s’efforçant de fédérer tous ceux qui
rejoignaient l’esprit de contestation non-conformiste et de refondation personnaliste en une sorte de
« métamouvement », dit des Fédérés. Cette seconde vague de non-conformisme se différencie peut-être
de la première par un moindre accent mis sur les grandes synthèses doctrinales et les plans pour une
nouvelle société complète, et par une priorité accordée aux expériences pratiques en ce sens réalisées dans
les milieux sociaux concrets, qu’il s’agissait idéalement de fédérer. Un projet de Charte paru dans son
organe décrit en ces termes « l’objet du mouvement fédérateur » :
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1° Découvrir et fédérer les non-conformistes en leur offrant les moyens de s’unir sans s’aliéner leur liberté. 2° Cette
union réalisée, entrer en contact avec les forces saines de la France : coopératives, syndicats ouvriers, artisanat,
paysannerie… pour constituer les élites techniques, ouvrières et paysannes, afin de réaliser la révolution dans l’ordre.
[3] Agir, n° 1-2, février 1939, p. 1. [3]
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Il est possible de voir là un premier essai de la stratégie que suggérait aux mouvements altermondialistes
le sociologue d’origine suisse Michel Freitag (1922-2010), à l’origine de l’École de Montréal, en conclusion
du testament de sa pensée :
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Il est impératif que ces mouvements, avec leurs organisations déjà constituées, se fédèrent en un ou plusieurs véritables
pouvoirs parallèles et alternatifs, imposant leur reconnaissance par l’ensemble des pouvoirs officialisés, et capable de
négocier avec eux l’ensemble des enjeux mondiaux et les voies institutionnelles de leurs résolutions.[4] Michel
Freitag, L’Impasse de la globalisation. Une... [4]
6
La différence serait qu’au fond de la pensée de Marc, il y avait le modèle OrdreNouveau, où une telle prise
d’autorité face aux institutions du « désordre établi » préludait, par la constitution d’une relève
fonctionnelle sous la forme de « germes Ordre Nouveau » d’une société personnaliste, à une véritable prise
de pouvoir en vue de leur remplacement cohérent par des institutions fédéralistes, le jour où elles
s’effondreraient inévitablement sous le poids de leurs contradictions. Si la Seconde Guerre mondiale
d’abord, puis le nouveau souffle du productivisme sous les dehors du « développement » d’après-guerre
allaient montrer les limites de cette stratégie dans le court terme et le moyen terme, rien ne dit qu’elle ne
conserve pas sa pertinence à plus long terme, surtout si l’on se rend compte que l’ordre mondialisé de la
société industrielle approche des limites objectives où il ne peut que se fracasser, en vertu d’un faisceau de
tendances lourdes qui lui sont inhérentes, et dont le pic pétrolier et le changement climatique sont parmi
les plus décisives, comme le rappellent notamment les « objecteurs de croissance ».
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C’est dans ce double contexte, immédiat et de longue durée, qu’il faut situer les deux articles que publia
Alexandre Marc sur le thème de l’entreprise humanisée dans la revue dominicaine La Vie intellectuelle en
1937[5] Je développerai ici l’analyse et la contextualisation... [5] , soit au début de la transition vers une
nouvelle phase de son engagement personnaliste, plus axée sur le social et le local en contexte français
provincial. Le discours fédéraliste y arrive déjà au premier plan, annonçant sa transposition après la
guerre au cadre de la construction européenne, où le suivront maints de ses « compagnons » (comme les
Fédérés s’appelaient entre eux, sur le modèle des « citoyens » de la Révolution française et des
« camarades » de la Révolution russe). Dès 1934, Marc avait publié un important texte doctrinal sur
l’entreprise dans L’Ordre Nouveau, où le terme de « corporation », dont on s’était servi jusque-là pour la
désigner, fut abandonné l’année suivante, pour éviter toute confusion avec son usage dans la mouvance
du fascisme et de l’autoritarisme catholique.[6] René Dupuis & Alexandre Marc, « Corporation », in
L’Ordre... [6]
L’entreprise était alors présentée dans le cadre d’un ensemble complet de nouvelles structures
économiques, conçues pour lui permettre de résulter d’une libre association de travailleurs qualifiés (qu’il
s’agisse d’entrepreneurs, de techniciens ou d’ouvriers spécialisés), tout en confiant le travail non-qualifié à
des contingents d’un « service civil » comparable au service militaire, afin d’abolir la condition
prolétarienne en empêchant que le labeur répétitif et déshumanisant devienne le lot d’une seule classe
réduite à en dépendre en attendant son remplacement par l’automation. C’est alors seulement que son
progrès pourrait cesser de soulever le spectre du chômage technologique structurel, pour impliquer plutôt
la diminution constante du résidu de routine laissé par la technologie, réparti également parmi tous les
citoyens, tout comme le temps libre, afin de permettre à tous de s’engager de plus en plus dans des
activités personnelles créatrices, souvent de nature entrepreneuriale. Cela pourrait même être favorisé,
dans la perspective d’une décroissance volontaire, par la diminution du niveau de consommation servant
de prétexte au productivisme, puisque selon Serge Latouche, « la satisfaction des besoins d’un art de vivre
convivial pour tous peut se réaliser à partir d’une diminution sensible des durées de travail obligatoire,
tant sont importantes les ‘réserves’. Car les gains de productivité, des siècles durant, ont été
systématiquement transformés en croissance du produit plutôt qu’en décroissance de l’effort »[7] Serge
Latouche, « Décroissance, plein emploi et sortie... [7] – un constat qui était déjà à la base de
l’antiproductivisme de l’Ordre Nouveau.
Plutôt que sur des textes disponibles dans la réédition indexée de L’Ordre Nouveau[8] L’Ordre Nouveau.
Réédition anastatique en 5 volumes,... [8] , je m’attarderai pourtant ici sur deux textes oubliés d’Alexandre
Marc dans La Vie intellectuelle, et ce pour différentes raisons de fond, en plus du fait qu’étant plus difficiles
d’accès, ils n’ont jamais été exploités. D’une part, parce qu’ils permettent d’établir des liens entre le noyau
dur des positions critiques personnalistes ON et les préoccupations de renouvellement social d’un public
général plus vaste : celui du lectorat catholique d’avant-garde des revues dominicaines des Éditions du
Cerf, milieu catholique relativement avancé dont Marc était un familier même avant son baptême en 1933.
[9] Voir Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe... [9] D’autre part, parce qu’ils permettent de
lancer des passerelles entre la situation révolutionnaire de son temps telle que perçue par ces
mouvements, et celle du nôtre telle que vue par leurs héritiers actuels, le plus souvent inconscients de
l’être. Enfin, parce qu’ils recoupent certaines analyses particulièrement fructueuses des transformations
actuelles des conditions du travail.

L’objection de croissance, un antiproductivisme contemporain

8
Il convient d’abord de préciser qui j’entends par ces héritiers de l’antiproductivisme des non-
conformistes, soit les tenants de la décroissance[10] Voir l’« Enquête sur les partisans de la
décroissance »... [10] , que ceux-ci ont eux-mêmes définie à leur premier congrès international à Paris les 18
et 19 avril 2008 « comme une transition volontaire vers une société juste, participative et écologiquement
soutenable. » Il est facile en effet d’y retrouver l’écho du personnalisme de l’Ordre Nouveau quand on sait
que
9
en général, le processus de décroissance se caractérise par :
 une priorité accordée à la qualité de vie plutôt qu’à la quantité de consommation,
 la satisfaction des besoins humains de base pour tous
 le changement sociétal fondé sur des actions et des politiques individuelles et collectives,
 une baisse sensible de la dépendance envers l’activité économique, et une augmentation du temps libre, de
l’activité non rémunérée, de la convivialité, du sens de la communauté, et de la santé individuelle et collective,
 l’encouragement à la réflexion sur soi, à l’équilibre, la créativité, la flexibilité, la diversité, le civisme, la
générosité et le non-matérialisme,
 l’observation des principes d’équité, de démocratie participative, le respect des droits humains, et le respect des
différences culturelles.[11] Déclaration finale de la Première conférence internationale... [11]
10
C’est ainsi que « de nombreux objecteurs de croissance ne se reconnaissent pas comme de simples
écologistes et leur projet insiste davantage sur le qualitatif en repensant totalement notre rapport à
l’espace et au temps »[12] Léo Brochier, « La ‘décroissance’ par-delà l’écologie ? »,... [12] , rejoignant par-là la
préoccupation centrale de l’échelle humaine qui caractérise le personnalisme fédéraliste de l’Ordre
Nouveau. C’est en effet en vertu de leur notion de l’homme que les objecteurs de croissance (plus proches
en ceci des personnalistes « gascons » autour de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul qui firent dès
les années 1930 de la décroissance le principe de la première véritable écologie politique[13] Voir Christian
Roy, «Aux sources de l’écologie politique :... [13] ) s’opposeraient à une croissance infinie même si elle était
soutenable dans un monde fini, puisque la qualité proprement humaine dépend de la juste tension de la
liberté de la personne avec l’altérité d’un milieu qui lui résiste et la constitue comme telle. Rompant cet
équilibre en le remplaçant par un développement exponentiel,
11
la création de besoins infinis a comme objectif de justifier le projet productiviste et par conséquent motive la
prépondérance du travail productif sur les autres activités de la vie humaine ; or, que la planète soit finie ou non, n’est-
il pas nécessaire de remettre en cause les catégories de base et les rapports sociaux qui permettent une croissance
infinie : l’accumulation, le profit, le salariat, etc. ? Le concept de décroissance doit donc être étendu à de nombreux
autres objectifs politiques ; celui-ci nous invite par exemple à reformuler la question de la richesse, de la pauvreté, de
l’équité, du travail.[14] Léo Brochier, loc. cit. [14]
12
J’ai déjà eu l’occasion d’élucider dans ces pages le rôle central de « La question du travail dans la pensée
d’Arnaud Dandieu »[15] Christian Roy, «La question du travail dans la pensée... [15] (proche à cet égard de
celle d’Arendt – accordant elle aussi un primat à l’action opposée au simple labeur), qui est à la base du
modèle institutionnel proposé par l’Ordre Nouveau. J’ai aussi analysé dans une communication
inédite[16] Christian Roy, « French Personalist Case Studies of... [16] les études de cas concrets
d’entreprises et de types de communautés de travail qui furent présentés comme des « germes Ordre
Nouveau », annonciateurs de nouvelles institutions au sein même de la société contemporaine, dans une
rubrique du Bulletin de liaison des groupes Ordre Nouveau au milieu des années 1930.[17] « Dans ses 7
premiers numéros, le Bulletin de Liaison... [17]
13
Aussi n’ai-je pu m’empêcher de songer à tout cet important travail théorique et pratique en assistant le 13
février dernier à Montréal à l’assemblée générale en forme de « cercle citoyen » du Collectif Décroissance
conviviale, fondé en 2009 dans le but de faire avancer les conceptions du Mouvement québécois pour une
Décroissance conviviale à l’intérieur du petit parti de gauche Québec Solidaire. On s’y est en effet posé la
question de savoir comment le cadre de l’entreprise pouvait être changé de manière à faire de celle-ci
autre chose que le lieu du travail aliéné par la logique du capitalisme dont elle constitue l’un des plus
puissants maillons, une fois écartée la fausse issue des modèles collectivistes où elle ne fait que passer
sous contrôle étatique.
14
Or c’est justement à cette question que tentait de répondre Alexandre Marc début 1937 en s’attaquant
dans La Vie intellectuelle à « Un point fondamental : l’entreprise ». Il commençait par renvoyer dos à dos
deux propositions de réforme du régime économique à la mode dans le sillage de la grande Crise de 1929,
soit le corporatisme alors cher à la droite et les nationalisations qui seront encore longtemps favorisées à
gauche. Marc déplore que, semblables en ceci aux tenants des nationalisations du genre du théoricien
socialiste Hendrik De Man (auteur du Plan De Man du gouvernement Van Zeeland en Belgique que la
revue personnaliste Esprit d’Emmanuel Mounier opposait à La Révolution nécessaireselon Arnaud
Dandieu[18] Jean Lacroix, « De la ‘Révolution nécessaire’ au ‘Plan’... [18] ), « nos ‘corporatistes’ ne
consacrent pas à l’entrepriseconsidérée en elle-même toute l’attention qu’elle mérite ». En effet, « l’entreprise,
c’est le lieu même où l’homme se réalise par le travail ; et c’est, en même temps, la cellule vivante de
l’économie : laisser intacte la structure de l’entreprise équivaut donc à maintenir, malgré les apparences,
un régime que l’on prétend par ailleurs vouloir remplacer. »[19] Alexandre Marc, « Un point fondamental :
l’entreprise »,... [19] Ne pouvant insister sur ce problème trop complexe dans le cadre de ce premier article,
il se contente d’y poser pour finir la question à laquelle il répondra dans le suivant sur « L’entreprise
humanisée » :
ne serait-il pas plus normal de partir d’une conception vraiment humaine de l’entreprise – telle que les coopératives de
production en offrent un exemple – pour essayer ensuite de concevoir un réseau de relations saines, entre l’entreprise en
tant que telle, d’une part, et, d’autre part, les autres entreprises, les pouvoirs publics, et les groupements corporatifs et
syndicaux, – ne serait-il pas plus normal, dis-je, de procéder de cette façon, que de vouloir à tout prix exécuter le
mouvement inverse qui s’inspire en dernière analyse d’une idéologie, sinon franchement et exclusivement étatiste, du
moins centralisatrice et oppressive ?[20] Loc. cit., p. 421. [20]

Le fédéralisme social d’Alexandre Marc rejoint ici la démarche des objecteurs de croissance, qui opposent
le réseautage bottom-up aux structures top-down du système productiviste, dans le langage du mouvement
d’origine anglo-saxonne des Villes en Transition (Transition Towns) où le leur tend à déboucher dans la
pratique.[21] Voir villesentransition.net, le site des « Villes et... [21] On y fédère volontiers de proche en
proche toute une gamme d’expériences sociales, communales et politiques plus ou moins apparentées, un
peu à la manière des Fédérés non-conformistes des années 1930, qui n’hésitaient pas à collaborer sur les
bases qui leur étaient communes, sans pour autant qu’elles se recoupent sur tous les plans.

L’humanisme économique selon Jean Coutrot

15
C’est ainsi que Marc en appelait volontiers aux aspects personnalistes des recherches d’orientation
technocratique (anticipant par certains côtés le transhumanisme) de cercles polytechniciens comme celui
de l’industriel du papier et ingénieur-conseil Jean Coutrot, auquel s’associeront Pierre Teilhard de
Chardin, Alexis Carrel et Aldous Huxley à la tête du Centre d’étude des Problèmes humains.[22] Voir
Olivier Dard, Jean Coutrot, De l’ingénieur au... [22] Coutrot sera même un des principaux partenaires de
Marc dans le mouvement des Fédérés à la veille de la guerre. Marc n’hésite pas à lui donner le mot de la fin
dans un article commentant un ouvrage où il tirait, à propos de la vague d’occupations d’usines qui suivit
l’élection du Front Populaire, Les leçons de juin 1936 : L’Humanisme économique.
16
On arrive ainsi à un réseau d’ententes compatibles les unes avec les autres, ententes entre entreprises d’un schéma
nouveau où les hommes également sont compatibles les uns avec les autres : car tous ces fonctionnements résultent
d’une série d’ajustements décidés par les hommes qui y interviennent par leur personne tout entière, et non pas
seulement comme administrateurs sans responsabilité pécuniaire, ni comme actionnaires sans pouvoir effectif de
gestion, ni comme salariés méfiants vis-à-vis de la direction et peu intéressés au sort de l’entreprise… Système
économique inédit et de caractère véritablement français, qu’il est véritablement temps de voir succéder enfin aux
systèmes également inhumains et périmés que sont le capitalisme, le socialisme étatiste et le communisme.[23] Jean
Coutrot, Les leçons de juin 1936 : L’Humanisme... [23]
17
Ces systèmes ont d’ailleurs été écartés comme des modèles également inutiles, notamment par leur
présupposé de la croissance, dans la séance de recherche de nouveaux modèles socio-économiques
concrets du Collectif Décroissance conviviale à laquelle j’ai fait allusion plus haut. C’était là retrouver,
dans le cadre d’un parti nationaliste québécois, la démarche de Marc qui, à l’instar de Coutrot, estimait
que « c’est à la France que sera peut-être réservé l’honneur de sortir de l’impasse où s’engagent, tout en se
combattant sans merci, les économies libérales et totalitaires. » En effet, comme Marc résume au début de
« L’Entreprise humanisée » la « double conclusion » à laquelle il était arrivé dans son article précédent :
18
 toute refonte sociale et économique doit choisir comme point d’Archimède l’entreprise elle-même, de préférence
à ses ‘prolongements’ extérieurs, syndicaux et corporatifs ;
 les tentatives de refonte qui ont eu lieu à l’étranger (URSS, Italie, Allemagne), n’ayant pas tenu suffisamment
compte de ce dernier principe, n’ont abouti jusqu’ici qu’à des résultats nettement insuffisants.[24] Marc,
« L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 53... [24]
19
En revanche, il y avait selon Coutrot de fructueuses leçons à tirer des conflits de travail qui avaient
récemment agité la France. (Il serait sans doute plus difficile d’en dire autant de ceux qui l’ont marquée au
début de la crise économique actuelle, avec leurs séquestrations de patrons…) En juin 1936, des milliers
d’usines avaient été occupées par des travailleurs en grève exigeant l’application des lois sociales du Front
Populaire (auxquelles Marc reprochait notamment d’avoir laissé de côté « les questions les plus
importantes, celles dont dépend en dernier ressort la structure de la société économique, et même de la
société tout court », et « qui doivent retenir l’attention de ceux qui veulent préparer, au-delà des habiletés
à la petite semaine et des fluctuations politiques, un nouvel ordre social »[25] Loc. cit., p. 538. [25] ). Jean
Coutrot avait visité des douzaines de ces usines et avait été agréablement surpris par la coexistence
civilisée et souvent enjouée des patrons et des ouvriers dans les usines qu’occupaient ces derniers. Selon
lui, dans les mots de Marc,
20
… les événements de juin devraient être considérés, non pas comme une victoire remportée par les travailleurs sur les
entrepreneurs, mais bien comme une victoire commune remportée par tous les éléments sains et productifs des
entreprises – ouvriers ou patrons – sur les mécanismes aveugles qui, n’étant plus à mesure d’homme, menaçaient de
tout écraser sous leur automatisme.[26] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 5... [26]
21
Il manquait toutefois à ces considérations sur l’entreprise un contexte d’analyse plus global, si
caractéristique de la pensée de Marc, liant divers niveaux de la synthèse doctrinale de l’Ordre Nouveau à
l’élaboration de la méthodologie du fédéralisme intégral. Ainsi, dans le passage qui suit, Marc met le doigt
sur la faiblesse des projets de réforme sociale d’inspiration technocratique pour le recours à l’Autorité,
pour emprunter cette majuscule à Le Corbusier, dont l’influence à la revue Plans de Philippe Lamour avait
marqué les limites de la collaboration de l’Ordre Nouveau à cette première tribune en 1931-1932. C’est
d’ailleurs après que ses offres de service eurent été refusées par l’État français que Coutrot lui-même se
suicidera le 19 mai 1941. (Le « mystère » entourant cet incident fournira le noyau de la légende protéiforme
d’un complot « synarchique » de technocrates, mais c’est là une autre histoire…)
22
L’ Humanisme économique se rebelle donc contre les excès de l’impérialisme productiviste, exactement comme les excès
de l’impérialisme étatiste provoquent la réaction de l’ humanisme politique. Malheureusement, M. Coutrot n’a peut-
être pas suffisamment conscience de la solidarité rigoureuse qui existe entre ces « deux » humanismes qui, en réalité,
n’en font qu’un, de même qu’il ne semble pas considérer les sources spirituelles de ce que M. Jacques Maritain appelle l’
humanisme intégral.[27] Ibid., p. 549. [27]
23
C’est en effet l’ouvrage de ce titre qui venait de marquer l’apogée de la contribution doctrinale de Jacques
Maritain au mouvement personnaliste. Mais dès sa fondation, la devise de l’Ordre Nouveau n’était-elle
pas : « Spirituel d’abord, économique ensuite, politique à leur service » ? Du moins le lien de ces trois
dimensions est-il constamment noué dans une pénétrante étude du tournant du siècle sur « l’entreprise
humanisante »[28] Sandra Bellier, Samuel Rouvillois, Patrick Vuillet,... [28] , d’inspiration personnaliste
(puisée chez Girard et Levinas plus que chez Maritain ou Mounier), à laquelle j’aurai à me référer plus bas
pour souligner la pertinence contemporaine d’une expérience qui retient longuement l’attention de Marc
dans « L’Entreprise humanisée ». Notons déjà que pour les auteurs Sandra Bellier, Samuel Rouvillois,
Patrick Vuillet, à la lumière (spirituelle) de « la créativité humaine comme potentiel et capacité à
transfigurer quelque chose du monde »,
24
la politique de l’homme au travail ou le management apparaît dépositaire d’une tâche essentielle dans l’instauration
d’une mesure humaine à l’intérieur d’un champ économique et social où il n’est plus question que d’échange,
d’adaptabilité compétitive et de stratégie, sans que l’on sache très bien s’il s’agit de biens matériels, d’argent ou de
personnes humaines.[29] Ibid., p. 173. [29]
25
Déjà au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’association Économie et Humanisme fondée en 1941 à
Marseille par le Dominicain Louis-Joseph Lebret met la question de l’entreprise à l’ordre du jour dans les
milieux catholiques de la francophonie. Les Jésuites parisiens de L’Action populaire (dans laquelle Marc
avait publié des analyses critiques du système soviétique une décennie plus tôt[30] Alexandre Marc, « Les
Forces armées de l’URSS », in...[30] ) constatent alors la même confusion des ordres dans une influente
brochure des Pères Gustave Desbuquois et Pierre Bigo parue en 1944 dans leur collection « Les problèmes
de l’heure », qui résume leur position sur Les réformes de l’entreprise et la pensée chrétienne, à propos de
« l’assimilation abusive entre le capital et le travail – la mise sur le même plan d’une chose et d’une
personne humaine. »
26
Le capital aurait, au même titre que la personne, le droit de se conserver, de s’agrandir, tandis qu’en vérité, ce droit
n’est que relatif, subordonné aux droits de la personne. Cette erreur initiale atteint sa suprême gravité dans le
mammonisme absolu qui confère au capital le droit de croître sans aucun égard à la vie du travailleur.[31] « Remise
aux aumôniers sociaux, cette petite publication... [31]
27
Sensible à cette démesure qui place les hommes et les choses, le travail et le capital sur le même plan d’une
« stratégie en fait purement guerrière »[32] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 173. [32] dans la
mobilisation totale des ressources humaines autant que non humaines, le personnalisme fédéraliste de
l’Ordre Nouveau a toujours conçu l’humanisme d’abord comme une affaire d’échelle. C’est là un souci que
Marc retrouve chez Coutrot, tout au moins sur le plan des unités économiques, citant sa critique des
« entreprises mammouth (…), nécessaires, sans doute, dans un certain nombre d’industries (automobile,
pétrole, chemin de fer, etc.), mais particulièrement difficiles à administrer. »[33] Cité dans Marc,
« L’Entreprise humanisée », loc. cit.,... [33] Ayant recours à une expression-clé de sa pensée (elle fournira
son titre à l’un de ses principaux ouvrages[34] Alexandre Marc, À hauteur d’homme, la révolution
fédéraliste.... [34] ), Marc estime que « ces prétendues entreprises, si l’on ne peut pas les supprimer, doivent
être humanisées : on peut envisager leur transformation en fédérations d’entreprises à hauteur
d’homme, »[35] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [35] comme lui-même l’avait fait à propos
du complexe métallurgique Schneider du Creusot en 1934.[36] Dupuis & Marc, « Corporation », loc. cit., p.
28. [36] Il reconnaît maintenant une réalisation partielle d’une telle transformation dans les usines de
chaussures Bat’a de Zlín en Tchécoslovaquie, telles que décrites par l’ex-syndicaliste non-conformiste
Hyacinthe Dubreuil[37] Hyacinthe Dubreuil, L’Exemple de Bat’a. La libération... [37] (un des collaborateurs
de Denis de Rougemont aux Nouveaux Cahiers). Il sait toutefois aussi bien lui que
28
cette expérience industrielle est loin de représenter un idéal qu’on puisse proposer à l’adoration des foules prolétarisées :
ni moralement ni socialement, elle ne peut prétendre à satisfaire les aspirations de ceux pour qui la taille de l’homme
reste la seule mesure valable des réussites ou des échecs. Mais une fois purifié de toutes les scories, l’exemple de Bata
comporte une grande portée technique ; il montre que le gigantisme peut être vaincu, et qu’une entreprise géante se
laisse transformer en « une fédération de petits patrons ou de petites coopératives, car il est facile d’organiser chaque
unité de production sous une forme quasi coopérative ».[38] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 5... [38]
29
De même Jean Coutrot souhaite-t-il qu’on en arrive,
30
au lieu de l’immense empire absolu, ou même aujourd’hui constitutionnel d’un Louis Renault par exemple, à une
fédération de petites unités à l’échelle humaine, où chaque chef d’unité connaît personnellement ses collaborateurs et
est connu d’eux, peut-être même plus ou moins choisi par eux si le travail est organisé sous forme de commandite ou de
coopérative.[39] Cité dans Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit.,... [39]
31
Si Marc retient des fructueuses suggestions offertes dans le livre de Jean Coutrot « la suppression
progressive des salaires, grâce au développement de plusieurs types de contrats d’entreprise analogues à
ceux dont M. Hyacinthe Dubreuil a mis en lumière tout l’intérêt humain[40] Loc. cit., p. 544. Marc fait
référence en note à un... [40] », il va toutefois plus loin que Dubreuil comme de Coutrot en suggérant de
32
prévoir la transformation de contrats d’entreprise en véritables chartes de coopération associant tous les éléments
humains de l’entreprise aux risques, aux responsabilités, aux bénéfices : formule qui échappe complètement aux
critiques acerbes et souvent justifiées dont Georges Sorel avait accablé la participation aux bénéfices conçue comme
assurance contre la révolte de l’ouvrier prolétarisé.[41] Id. [41]
33
Selon Marc,
34
La transformation de l’entreprise en une association de personnes commande d’ailleurs à son tour cet assouplissement
du lien contractuel : la participation de tous les associés aux responsabilités et aux risques ne peut trouver d’expression
adéquate que dans une formule de rétribution proportionnelle. C’est dire que la notion de profit subit dans cette
perspective une transformation aussi radicale que la notion de salaire, transformation qui évite à la fois l’écueil du
profit despotique, prélevé par des puissances financières, trop souvent irresponsables, et aussi l’écueil contraire de
l’économie « désintéressée » et paradisiaque dont nous rebattent les oreilles certains chevaucheurs de nuées, aussi
dangereux que bien intentionnés.[42] Loc. cit., p. 547. Dans une note à son article « Corporation »... [42]
L’entrepreneur de demain ne disposera donc que d’une fraction des bénéfices totaux, fraction définie par le contrat
d’entreprise. Ainsi une solidarité réelle existera entre tous les travailleurs (dans le sens le plus vaste du terme) associés à
la même tâche, responsables de la vie de l’entreprise, ayant des intérêts, sinon identiques, du moins parallèles. Il ne
s’agira plus alors de jeter le pudique voile du corporatisme sur des réalités qui justifient en partie la doctrine de la lutte
des classes : les classes en tant que castes auront vécu, et la condition prolétarienne sera effectivement résorbée.
[43] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [43]
Ceci peut faire songer à l’economics of partnership pratiqué dans l’« Agathotopie » du Prix Nobel d’économie
James Meade qui, peu de temps avant sa mort, proposait ce modèle pour dépasser les déficiences de l’État-
Providence keynésien, auquel son œuvre avait pourtant ouvert la voie. Son « économie du partenariat »
prévoit une combinaison de parts de capital et de parts de travail à l’intérieur de l’entreprise, ces dernières
donnant aux travailleurs le droit à un dividende proportionnel sur les bénéfices, qui s’ajouterait à un
salaire fixe et à un « dividende social » de base, soit un revenu de citoyenneté. Ce n’est pas une coïncidence
si ces vues de Meade furent alors défendues en Italie par un disciple d’Alexandre Marc, Edwin Morley-
Fletcher, membre du BIEN (le Basic Income European Network fondé en 1986 et devenu en 2004 le Basic
Income Earth Network), qui fit carrière dans les cercles dirigeants de la Lega nazionale delle Cooperative e
Mutue ainsi que de l’ancien Parti communiste, dont il favorisa le tournant post-marxiste et
la transformation en l’actuel PdS.[44] Voir deux articles de Christian Roy dans le « magazine... [44]

L’entreprise comme institution

35
D’après Alexandre Marc, parce qu’elle se base sur le contrat (ce qui rappelle d’emblée le mutualisme
proudhonien), « l’entreprise de demain […] doit être considérée comme une
véritable institution »[45] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [45] au plein sens de l’école
institutionnaliste de pensée juridique de Maurice Hauriou et Léon Duguit, qui a pu être étroitement
associée au fédéralisme intégral.[46] Voir l’article de Farid Lekeal, « De la révolution... [46]
36
Maurice Hauriou définit l’institution (terme dont il lui revient l’honneur de l’avoir imposé aux juristes), comme une
«idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ». Et il précise cette définition,
en ajoutant : « Les éléments de toute institution corporative sont (…) au nombre de trois ; 1° l’idée de l’œuvre à réaliser
dans un groupe social ; 2° le pouvoir organisé mis au service de cette idée (…); 3° les manifestations de communion qui
se produisent dans le groupe. »[47] Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux »,... [47]
37
Mais c’est avec les théories institutionnelles du R. P. Georges Renard, où « la notion même de contrat subit
une évolution marquée »[48] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [48] , que Marc voit
converger l’appel de Jean Coutrot à donner plus de souplesse aux liens contractuels. Il s’agit de tenir
compte de l’évolution du pouvoir d’achat de la monnaie et d’autres facteurs évoluant si rapidement dans la
civilisation dynamique qui est la nôtre que les contrats classiques stipulant des sommes fixes condamnent
souvent leurs « signataires à devenir auteurs ou victimes d’une véritable escroquerie ». Marc leur préfère
des contrats intégrant l’indexation des sommes dues ou prévoyant « de partager dans des proportions
déterminées les produits d’une activité »(Coutrot), afin qu’ils demeurent équitables à long terme en raison
même de leur souplesse.[49] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [49] Si la souplesse en
question est l’une des mesures (avec notamment pour l’ON le revenu de citoyenneté et le service civil)
permettant aux travailleurs de composer avec les transformations rapides de l’économie moderne, ce n’est
donc pas dans la visée de permettre aux entreprises de disposer d’eux à leur guise sans engagement à long
terme dans leur propre quête de compétitivité, comme d’aucuns sont prompts à le soupçonner de nos
jours dès qu’on remet en question le modèle du plein-emploi assuré à vie.[50] Réagissant à ce type de
discours, le sociologue Richard... [50] Qui plus est, « le contrat souple trouvera un nouveau champ
d’application dans ce domaine de relations complexes entre des entreprises fédérées, »[51] Marc,
« L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 54... [51] favorisé en régime personnaliste.[52] Même la théorie des
réseaux chère au management moderne... [52] Renard avait défini l’institution comme « un organisme
ayant des buts de vie et des moyens d’action supérieurs en puissance et en durée à ceux des individus qui
le composent. »[53] Georges Renard, « La théorie de l’institution », in... [53] Appliquée à l’entreprise, cette
définition implique que « le contrat de travail est engagé dans une institution »[54] Georges Renard, La
Théorie de l’Institution, vol. I.... [54] , si bien que « l’engagement de travail changera de caractère. ‘Contrat
institutionnel’ et non plus simple contrat producteur d’obligations »[55] Ibid., Addenda, p. 614. [55] entre
individus, compris par la pensée libérale comme atomes juridiques, sans autre médiation que les contrats
privés amortissant les « heurts » de leurs volontés autonomes « (le phénomène du ‘choc’ étant le seul qui
manifeste la ‘rencontre’ des atomes) » sous la tutelle générale d’un « individu collectif » : l’État comme
« source du droit ». Sa souveraineté (imperium) est du reste non moins univoque que le droit de propriété
(dominium d’une entière liberté d’user et d’abuser) surgi en même temps de l’imaginaire instrumental des
légistes médiévaux férus de droitromain. « Car dans la perspective individualiste, l’état apparaît comme
un individu ‘sublimé’, comme un individu ‘en grand’… »[56] Alexandre Marc, « Le droit et les faits
sociaux »,... [56]
38
On peut en dire autant de la « personne morale » de la firme commerciale, désormais littéralement
investie des mêmes prérogatives que les personnes physiques et leurs associations dans la vie publique
aux États-Unis, depuis le jugement fatidique Citizens United v. Federal Electoral Commission de la Cour
suprême du 21 janvier 2010. Cette date marque en effet un tournant historique en abolissant toute limite à
la capacité d’intervention directe ou indirecte des sociétés anonymes dans les campagnes politiques au
nom de leur liberté d’expression, l’argent des dépenses électorales étant considéré comme leur voix ; et
tant pis si celle d’une entité fictive virtuellement immortelle, aux moyens gigantesques et incapable de par
sa nature même d’obéir à d’autres motifs que son profit exclusif à court terme, est assurée par là d’étouffer
ou de manipuler les voix des humbles mortels lorsque l’État fait périodiquement appel à leurs scrutins
pour draper sa toute-puissance dans l’alibi de la souveraineté populaire. Ainsi, les personnes humaines
n’ont désormais pratiquement plus voix au chapitre dans la Grande République qui fonde ses prétentions
à l’empire universel sur le magistère de sa fameuse experiment in democracy ; force est donc de conclure à
l’échec définitif de ladite « expérience » soi-disant unique et exemplaire. Ce jugement, en consacrant en
Amérique un mammonisme intégral où l’avoir nominal primera toujours sur l’être concret et son
inscription sociale, fait éclater au grand jour les apories de l’« individualisme possessif »[57] Voir C. B.
Macpherson, The Political Theory of Possessive... [57] , à base contractuelle utilitariste, dont procède le
paradigme libéral dominant de la théorie politique anglo-saxonne. C’est lui qui s’accomplit dans la
globalisation, tributaire de l’abstraction conquérante des corporations juridiques que lecommon
law commença d’hypostasier dès l’orée des Temps Modernes, non sans lien avec la concentration
simultanée de la souveraineté politique dans cette autre abstraction juridique qu’est l’État moderne.
[58] Voir les études classiques de l’historien du droit... [58] Proudhon en était déjà conscient, qui récusait
« toutes formes de propriété anonyme, excluant responsabilité et participation, rendant impossible
le rattachement à l’homme », mais considérait néanmoins qu’« il n’y a pas d’anonymat pire que celui de
l’État. Le fédéralisme condamne donc, avec une intransigeance égale, toute étatisation de la propriété,
qu’on la baptise nationalisation, collectivisation, voire socialisation. »[59] Mireille Marc-Lipiansky,
« Esquisse d’une économie... [59]
39
C’est pourtant surtout la propriété anonyme qui apparaît comme l’une de ces erreurs de l’Europe qui ont
trouvé au Nouveau Monde le champ libre pour aller jusqu’au bout de leur logique délirante et proliférer
sous la forme hautement contagieuse de ce qu’Arnaud Dandieu et Robert Aron appelèrent Le Cancer
américain dans leur fameux essai de 1931 (réédité en 2008 chez L’Âge d’Homme). Tel est en effet le cas de la
« personnalité morale » par antiphrase des sociétés anonymes auxquelles, dès le XIXe siècle, la
jurisprudence américaine conféra ironiquement le statut de personnes sur la base du même amendement
constitutionnel qui le reconnut aux esclaves à l’issue de la Guerre de Sécession : d’un côté, les êtres
humains auparavant dépossédés de leur personnalité civique étaient soustraits au régime latifundiaire de
la propriété privée, mais de l’autre, la nouvelle propriété financière abstraite qui les transformait en
prolétaires captait à son profit leur statut de personne ! Si on prend ce statut au sérieux en dressant le
profil psychologique de la corporation capitaliste en tant que « personne », on arrivera au diagnostic
troublant que cet « individu ‘en grand’ » (pour parler comme Marc à propos de l’État), tout-puissant dans
la société contemporaine, présente tous les traits cliniques reconnus d’un psychopathe égocentrique et
amoral.[60] Telle est du moins la thèse provocatrice mais fort... [60]
40
Il va de soi que c’est dans un tout autre sens que Marc entend la notion de corporation dans la théorie
fédéraliste de l’institution qu’il veut esquisser, où l’entreprise ne saurait revêtir de « personnalité morale »
qui ne s’appuie sur un réseau structuré de rapports personnels concrets et chargés de leur plein sens
humain. Elle se situe ainsi aux antipodes « des puissances organisées qui ont remplacé les individus
comme véritables sujets des activités économiques les plus déterminantes » et « exercent leur contrôle
stratégique sur les marchés aussi bien nationaux qu’internationaux (par la publicité et le droit des
marques en particulier), » passés « sous leur management qui prend de fait la valeur
d’unimperium »[61] Freitag, op. cit., p. 30. [61] , d’après le regretté Michel Freitag, collaborateur de longue
date du MAUSS (Mouvement anti-utilitaire dans les sciences sociales), dont la pensée fut proche du
personnalisme.
41
Il y a peut-être lieu de se demander pourtant si une démarche fédéraliste appliquée à l’entreprise peut
suffire à contrer la « logique technocratique » purement opératoire du système économique globalisé tel
que l’analyse la sociologie critique. En effet, « selon Michel Freitag, la disparition effective des principes
universalistes et des grandes institutions qui ont donné naissance au travail (contrat, propriété, liberté
individuelle…) entraîne avec eux l’institution du travail » (au sens freitagien de l’institution comme lieu de
normes sociales s’adressant aux personnes indépendamment de la culture première donnée dans les
communautés de base), remplacée par le « travail-gestion » au sein de « l’entreprise-
organisation »[62] Rolande Pinard, La Révolution du travail. De l’artisan... [62] à partir des années 1980,
quand « la mondialisation de l’économie et l’impuissance des États-nations à la réguler viendront
compléter la substitution de l’organisation (le privé généralisé) à l’institution (comme le public
particularisé). »[63] Ibid., p. 308. [63] Le sommet de l’aliénation est alors atteint quand le fait d’avoir un
travail représente le privilège douteux d’être encore provisoirement employable par la machine sociale
rendant l’humain superflu comme une ressource parmi d’autres livrée aux impératifs de sa seule
performance.
42
Disciple de Freitag, la sociologue du travail Rolande Pinard n’en appelle pas moins aujourd’hui à
« l’exercice de la liberté et la construction d’institutions nouvelles comme espace commun » à « recréer,
afin de sortir de cet espace privé (atomisé) où nous confine notre condition de travailleur (avec ou sans
travail), qui empêche l’expression libre, subjective, intersubjective, imprévisible, l’expression qui s’oppose
à la logique organisationnelle de la société. » Ne retrouve-t-on pas dans ce recours à la liberté
intersubjective imprévisible, comme ressort d’institutions nouvelles contre la logique impersonnelle de
normalisation propre à l’organisation, l’interprétation personnaliste de la théorie de l’institution, qui
trouvait selon Marc dans l’entreprise son champ d’élection ? De même, quand Pinard souligne que ce
recours implique « de ‘penser ce que nous faisons’, comme nous y exhorte Arendt, » en demandant
« pourquoi et au nom de quoi nous agissons », ne peut-on s’empêcher de songer au devoir de Penser avec les
mains incombant à cet « homme libre et responsable » qu’est la personne selon Denis de Rougemont, pour
reprendre le titre de son livre publié en 1936, à l’apogée de son engagement dans l’Ordre Nouveau avec
Alexandre Marc. On retrouve même le souffle historique de leur effort de refonder sur une commune
mesure entre les hommes et avec le monde un ordre plus véritable que le « désordre établi » (expression
que Rougemont avait refilée à Marc mais dont Mounier fera la fortune) dans la définition par Pinard de
« l’enjeu crucial » de l’heure actuelle comme « la sauvegarde et la création de pratiques sociales, d’une
capacité d’action collective menacée par l’organisation », cette « transformation sociétale » que la
« participation à la gestion » ne fait qu’avaliser, si bien qu’il ne suffit pas « de changer l’entreprise et
l’activité concrète pour que le travail retrouve ses lettres de ‘noblesse’, bourgeoises et ouvrières. »
43
Tout comme les bourgeois ont imposé leur définition de la liberté contre la servitude féodale, puis les ouvriers, la leur
contre la servitude capitaliste, nous avons collectivement la responsabilité de sauvegarder notre aptitude à la liberté
contre la servitude gestionnaire. Ce combat ne met pas des adversaires en présence, il n’est pas dirigé contre quelqu’un
ou quelque chose : il s’impose pour nous, pour la société.[64] Ibid., p. 320. [64]
44
Autrement dit : « Prolétaires de toutes les classes, unissons-nous ! », comme Marc aimait alors à résumer
sa pensée sur la question du travail, comme on le verra plus bas. Car c’est bien dans cette visée de faire en
sorte que le travail ne se réduise plus à l’emploi comme « une simple activité empirique organisée,
condition de l’accès à un revenu : la nécessité pure, l’instrument par excellence »[65] Ibid., p. 318.[65] , et
qu’il ne soit plus à ce titre l’enjeu lamentable d’une lutte de classes consacrant sa logique de compétition
aveugle, qu’Alexandre Marc pouvait proclamer en 1937, en parlant de l’entreprise à humaniser :
45
Il faut abolir le primat de l’argent et permettre aux travailleurs – à tous les travailleurs : entrepreneurs, techniciens,
ouvriers – de s’associer librement au sein d’entreprises libres. Mais, pour que cette liberté d’association ne soit pas une
simple clause de style, il est nécessaire qu’une certaine égalité – qui n’a rien à voir avec l’égalitarisme – existe entre les
futurs coassociés : M. Coutrot n’hésite donc pas à se rallier au projet de minimum vital assuré à tous, projet élaboré par
L’Ordre Nouveau et visant à dissocier radicalement la notion de rétribution (ou de salaire) de la notion de satisfaction
des besoins élémentaires.[66] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 543.... [66]
46
On trouve le même lien entre revenu de citoyenneté et libération du travail affirmé avec force sous la
plume virtuelle d’un influent blogueur de la mouvance des objecteurs de croissance, Jean Zin, qui a su
l’actualiser en fonction des nouvelles technologies et des impératifs de l’écologie (en y intégrant même
leur corollaire d’une monnaie fondante, souvent évoquée dans le sillage de l’Ordre Nouveau) :
Le salariat s’est imposé en privant les travailleurs de ressources et de l’accès aux communaux (enclosures). Afin de se
passer des entreprises capitalistes, de sortir du salariat capitaliste et productiviste, il faut donc impérativement un
revenu garanti « suffisant » pour être un « revenu de résistance » capable de démocratiser le travail autonome et de
nous faire passer du travail subi au travail choisi. C’est d’ailleurs dans une large mesure le travail immatériel, son
exigence d’autonomie comme sa précarité ou ses intermittences, qui rendent ce revenu garanti non seulement possible
mais indispensable, tout comme ce qui a pu permettre l’abolition de l’esclavage, c’était que des salariés étaient devenus
plus productifs que des esclaves.
On ne peut s’en tenir au revenu garanti, dont le but, comme on l’a rappelé, n’est pas la simple consommation de
marchandises. Il faut organiser la production alternative. Le travail autonome a besoin en effet d’institutions comme
des coopératives municipales afin de valoriser les compétences, favoriser les coopérations ou les échanges de proximité
et fournir tous les moyens d’un développement humain (formation, conseil, moyens, etc.). On ne peut laisser les
travailleurs isolés comme si tout le monde était naturellement autonome et que notre autonomie ne dépendait pas des
autres. Surtout, il faut organiser la production locale […] grâce aux institutions du travail autonome, en premier lieu
des coopératives municipales qui participent aussi à l’autre axe d’une politique écologiste, une nécessaire relocalisation
de l’économie s’appuyant principalement sur des monnaies locales.
C’est loin d’être un projet partagé par tous les écologistes mais cela donne une idée de ce que pourrait être un nouveau
système de production combinant revenu, travail, échanges, adapté à l’ère numérique et constituant une alternative au
salariat productiviste, ne se contentant donc pas de réguler le capitalisme, et ceci, bien qu’on reste dans une économie
plurielle dont on ne peut rêver l’éliminer entièrement et qui aura d’ailleurs un rôle important dans la transition
énergétique. Contrairement aux utopies uniformisantes, la pluralité des systèmes est, en effet, absolument essentielle
pour l’écologie.[67] Jean Zin, « Sortir du capitalisme », mardi, 26 janvier... [67]

– Comme elle l’a toujours été pour le fédéralisme. La Charte des Fédérés à laquelle Alexandre Marc travailla
avec Joseph Voyant de 1937 à 1942, se gardant de tout esprit de système, prévoit non pas « une » mais
« des » solutions aux problèmes économiques.[68] Isabelle Le Moulec-Deschamps, Alexandre Marc, un
combat... [68] Reprenant le flambeau paternel, dans son Esquisse d’une économie fédéraliste de 1976, Mireille
Marc-Lipiansky « préconise la coexistence deplusieurs types d’entreprises » :
individuel ou familial, communal, régional, coopératif, syndical, socialisé, semi-public… Toutes les entreprises ont le
droit à l’existence, dans la mesure où elles n’exercent pas un effet de domination sur l’économie (c’est-à-dire où elles ne
constituent pas des monopoles, oligopoles, conglomérats, etc.) ; où elles n’exploitent pas la « maind’œuvre », mais
l’associent à l’édification d’entreprises libérées. Toutes doivent tendre vers l’ autogestion, mais à des niveaux
différents, selon des formules adaptées à leur spécificité, et compte tenu d’un sain réalisme qui, pour être
révolutionnaire, n’en tourne pas moins le dos à toute utopie.

C’est en vertu de ce principe que deux types d’entreprises apparaissent malgré tout incompatibles avec le
féderalisme intégral :
l’entreprise purement capitaliste, fondée sur la primauté de l’argent et l’asservissement par le salariat ; l’entreprise
étatisée, qui favorise le gaspillage, l’irresponsabilité, la prolétarisation généralisée, et, par conséquent, se révèle
contraire aux intérêts des travailleurs, qu’ils soient considérés comme producteurs, consommateurs ou personnes.
[69] Mireille Marc-Lipiansky, loc. cit., p. 49. Voir aussi... [69]

Une entreprise modèle : les Machines automatiques Bardet

47
L’Ordre Nouveau considérait déjà que la transition vers un régime économique fédéraliste pouvait
commencer au sein même de nombreuses entreprises existantes qui n’étaient pas tellement éloignées de
ses normes.
48
Telle entreprise industrielle, comme il en existe beaucoup, qui a été créée ou développée par son chef, de ses mains et de
ses capitaux avec la participation des membres de sa famille ou de ses amis et qui a à sa tête une équipe de techniciens
formée par son chef, s’adaptera naturellement au nouveau régime.[70] René Dupuis, « La Corporation », in
L’Avant-Poste,... [70]
49
En 1937, Alexandre Marc soutenait même que la collaboration des travailleurs à l’entreprise pouvait
commencer, voire être poussée relativement loin, dans le cadre du système capitaliste. C’est ce qui pour
lui faisait la grande importance de l’expérience accomplie dans l’entreprise dont Gérard Bardet avait
hérité de son père, avec les travailleurs qualifiés – concepteurs et mécaniciens – qui y étaient employés
pour créer une gamme de produits allant des instruments de laboratoire aux machines-outils
industrielles. Marc cite et commente abondamment dans son article sur « L’entreprise humanisée » le
récit qu’avait fait Bardet de son expérience, et j’ai retrouvé dans ses archives les documents originaux sur
lesquels il s’est basé. Il s’agissait en l’occurrence d’une sorte d’entreprise modèle à laquelle on s’est souvent
référé dans l’ensemble des mouvements non-conformistes, à titre d’ébauche concrète d’une
transformation dans un sens personnaliste de l’entreprise comme communauté de travail, au-delà de sa
fonctionnalité strictement capitaliste.
50
Gérard Bardet (1903-1989) n’était certes pas étranger aux milieux non-conformistes. Il avait été en 1931
l’initiateur d’X-Crise, le Centre polytechnicien d’études économiques, bientôt dirigé par Jean Coutrot, et
dont il sera lui-même secrétaire général à partir de 1932. Les deux hommes eurent l’occasion de participer
à ce titre à la cellule économique de l’Ordre Nouveau animée par deux autres membres du CPÉÉ, Robert
Gibrat et Robert Loustau, et Bardet occupera comme ceux-ci des fonctions dans le régime de Vichy, soit
comme membre du Conseil supérieur de l’Économie industrielle et commerciale (CSÉIC). Il fondera
ensuite la société Automatisme et Technique et déposera à ce titre plusieurs brevets, notamment aux
États-Unis en 1976 pour un Personal Transit System qui inspirera les prototypes du projet ARAMIS de Matra
Transport.[71] Voir Olivier Dard, «Voyage à l’intérieur d’X-Crise »,... [71]
Je m’attarderai donc maintenant à analyser les éléments qui caractérisent la société Machines
automatiques Bardet, qu’ils soient ou non directement cités par Marc, en montrant comment ils peuvent
être rattachés non seulement à la théorie de l’institution qui guide son approche de l’entreprise, mais
aussi aux conceptions contemporaines citées plus haut sur « la condition de la personne dans
l’entreprise ». Afin de préciser ce dernier cadre de référence, qu’on me permette de citer d’abord les « cinq
processus clés » de cette « logique communautaire » « qui permet les bases d’une organisation
humanisante », étant entendu que « la communauté ne correspond pas à un modèle organisationnel
précis que l’on pourrait imposer mais plutôt à des processus relationnels et cognitifs qui organisent les
interactions et les liens entre les individus. »
51
 Un regard commun sur les choses, une convergence d’analyse sur le monde, des vérités
communes construites à partir d’événements et d’expérience partagées fondatrices. Ce regard
commun est au cœur de l’identité communautaire.
 Une intention commune qui sous-tend un projet, une œuvre, un désir, une volonté d’action
partagée.
 La coopération comme fondement de l’organisation de travail. Cette coopération suppose une
subordination à l’ordre des compétences qui devient l’organisateur principal de la « hiérarchie », ordre
par définition réversible, relatif et fondé sur des rapports d’autorité et non de pouvoir.
 La circulation et le partage de la parole : la parole n’est pas détenue par certains comme pouvoir
sur les autres, mais elle est fluide et appartient à tous ; ce qui renvoie à des attitudes d’écoute
symétrique.
 Une consistance interne qui permet l’ouverture sur l’extérieur : la communauté est une figure, un
visage reconnaissable et identifiable dans la durée par l’extérieur. Cette « solidité identitaire » permet
un degré maximal d’ouverture sur ce qui est différent, extérieur, autre…[72] Bellier, Rouvillois &
Vuillet, op. cit., pp. 174-1... [72]
Diplômé de l’École Polytechnique en 1922, Gérard Bardet se vit confier la direction de l’usine parisienne
des Machines automatiques Bardet en 1925. La gêne de ses premiers contacts avec ses employés lui donna
toutefois matière à réflexion. Lorsqu’un jour il tenta de récompenser par une prime improvisée l’excellent
travail d’un de ceux-ci, il se heurta à un refus abrupt : l’ouvrier en question lui fit savoir sans détours que
ses efforts ne dépendaient que de sa propre volonté, sans égard à leur rémunération. Frappé par
l’indépendance et l’amour-propre de ses employés, Gérard Bardet prit alors la résolution de tenter
désormais de se mettre à leur place au lieu d’accepter les idées reçues sur la hiérarchie des lieux de travail.
S’étant imposé à lui-même et ayant imposé à ses collaborateurs et ingénieurs (quitte à en perdre quelques
uns) un strict régime de présence assidue en atelier selon le même horaire que les employés, il eut raison
de leurs soupçons au bout de quelques mois. Il en vint ainsi à réaliser que, contrairement à ce qu’auraient
pu laisser croire certains présupposés paternalistes, l’argent n’était nullement suffisant si l’on voulait se
mériter leur dévouement et leur respect ; en effet, « la seule hiérarchie que tolère l’ouvrier, et même qu’il
consente librement, est la hiérarchie basée sur la supériorité technique. »[73] Cité dans Marc,
« L’Entreprise humanisée », loc. cit.,... [73] Il s’agit bien ici de « subordination à l’ordre des compétences »
comme élément structurant d’une hiérarchie naturelle procédant de la reconnaissance entre pairs,
puisque c’est librement que ceux-ci confèrent l’ascendant d’une autorité morale à quiconque parmi eux a
su faire la preuve de sa maîtrise de l’activité qui les rassemble et les différencie sur la base de critères
admis par le groupe, où chacun a la chance de montrer ce qu’il vaut sans acception de personne et peut
donc admettre les prérogatives à parler en son nom d’un collègue qui y parvient sans conteste. Dégagée
des rapports de pouvoir coercitifs, la coopération peut alors émerger comme « fondement de
l’organisation de travail ».[74] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175. [74] En termes d’institution,
c’est »le pouvoir organisé mis au service » de « l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupe
social »(Hauriou).
52
Ayant pris certaines mesures en 1927 pour simplifier le mode de rémunération« (à valeur égale, salaire
égal) » et introduire des primes d’ancienneté de même que des vacances payées « (l’égalité de tous les
membres du personnel devant le loisir étant absolue) »[75] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p.
54... [75] , Bardet obtint avec le temps « une remarquable stabilité du personnel puisque son ancienneté
moyenne au 31 août 1933 était supérieure à 6 ans »[76] Gérard Bardet, Une expérience de collaboration
ouvrière... [76] . Comme il le raconte alors dans une publication professionnelle,
53
Je m’attaque ensuite à une réalisation plus délicate : je veux faire comprendre au personnel que la notion de profit doit
s’effacer devant la notion de tâche, et que, dans le travail, doit régner une mentalité de solidarité, de collaboration
intelligente, car l’œuvre générale est une œuvre commune, amalgame de tous les efforts élémentaires dépensés.
[77] Bardet, Une expérience de collaboration ouvrière à... [77]
54
Hauriou parlerait ici des « manifestations de communion qui se produisent dans le groupe » autour de
« l’idée de l’œuvre à réaliser » par lui,[78] Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux »,... [78] là où les
auteurs du Travail à visage humain signalent l’« intention commune qui sous-tend un projet, une œuvre, un
désir, une volonté d’action partagée », comme doit l’être par conséquent la parole, qui « n’est pas détenue
par certains comme pouvoir sur les autres », car « elle est fluide et appartient à tous ; ce qui renvoie à des
attitudes d’écoute symétrique. »[79] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175. [79] De fait, Gérard Bardet
commença à réaliser son objectif en usant de persuasion, par des conversations avec de petits groupes
d’ouvriers, avant de formaliser ce processus d’une façon que l’on examinera plus bas. Une de ses
premières mesures fut le montage des machines automatiques par des équipes de cinq ou six ajusteurs
placés sous la responsabilité de l’un d’entre eux, qui recevait le même salaire. Ceci lui conférait une
autorité incontestée au milieu de ses pairs, révélant chez certains ouvriers des qualités de
commandement et d’initiative qui permirent à Bardet d’assigner chacun au poste qui lui convenait.
55
J’ai de très bons ouvriers qui, travaillant aux pièces, seraient susceptibles d’augmenter facilement leurs payes, mais qui
préfèrent mettre plus de temps et gagner moins afin de pouvoir obtenir dans le travail qu’ils exécutent une perfection
dont profiteront ceux qui travailleront derrière eux sur la même pièce. Il m’a aussi été possible d’organiser les travaux
d’ajustage – où les ouvriers sont payés à l’heure – en allouant à chaque compagnon un temps donné pour effectuer un
tel travail : bien qu’il n’y ait aucune sanction pécuniaire, il est remarquable de constater que chaque ajusteur met un
point d’honneur à ne pas excéder le temps qui lui a été indiqué. Et il y a là une possibilité intéressante de
transformation du travail aux pièces, avec remplacement de la contrainte pécuniaire par une contrainte morale, et
certitude d’obtenir du travail effectué impeccablement.
Il est également curieux de constater le développement de la notion d’équipe, avec un « rendement d’équipe », au lieu du
rendement individuel, et, comme conséquence directe l’absorption des paresseux.
À signaler encore que, à partir d’un certain poste (chef de groupe) les heures supplémentaires ne sont plus payées : si un
employé de maîtrise estime nécessaire de rester une heure ou deux en plus du temps normal pour préparer un travail
délicat, il le fait de son plein gré, et n’en tire nulle rémunération, même basée sur son temps de présence.[80] Bardet,
loc. cit. [80]
56
Autrement dit, on constate ici que l’orgueil de « l’ouvrage bien faite » pour laquelle on se dépense sans
compter peut amener une meilleure performance que le calcul des récompenses escomptées ou des peines
redoutées. Il faut pour cela que la notion d’efficacité cesse d’être une norme mécanique imposée de
l’extérieur à l’individu qui craint pour son gagne-pain et dont on achète le silence dans l’obéissance par le
salaire ; elle peut alors devenir le point d’honneur librement consenti d’une communauté de pairs où
personne ne veut être en reste dans l’exercice du métier comme facteur de reconnaissance, permettant à
chacun de se construire une identité à la fois personnelle et collective. C’est là un des traits qui permettent
selon Bellier/Rouvillois/Vuillet de distinguer un « travail humanisant » d’un travail aliénant, « quand
l’appropriation correspond effectivement à une expérience d’autonomie », et qu’elle est « ‘couronnée’ par
le fait que l’individu est reconnu comme quelqu’un qui sait mettre en œuvre, puis comme quelqu’un qui
sait qu’il met en œuvre. »[81] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., pp. 96-97 [81]
57
Bardet put ainsi constater que la qualité de la production s’améliorait constamment alors que les coûts
étaient maintenus au même niveau ; avec la collaboration ouvrière, « il fallait plus compter sur la
conviction du raisonnement que sur la sévérité du contrôle »[82] Bardet, loc. cit. [82] , mais cela payait bien
davantage que même le plus sévère contrôle de la qualité, tel qu’il avait été expérimenté auparavant.
C’était là à ses yeux la preuve de « la supériorité d’une discipline librement acceptée sur un règlement
imposé », et que « ce qui est essentiel, c’est cette atmosphère de pleine confiance et de franchise », soit un
facteur relationnel dont l’importance a commencé à être reconnue par la sociologie du travail vers la fin
du siècle dernier, au-delà des approches rivales situant le sens du travail soit dans l’acte créateur comme
expression de soi, soit dans le calcul instrumental de l’intérêt justifiant de mettre celle-ci entre
parenthèses. Ce facteur de confiance, suscitant des liens d’obligation volontaire irréductibles au calcul,
peut aider à expliquer que le découplage entre une rémunération uniforme et la productivité différente de
chaque employé en vienne paradoxalement à favoriser cette dernière, ainsi que put le constater
Gérard Bardet. En effet,
58
Workers who perceive that employers’ wage rates represent a policy of fair and standard treatment, rather than the
invidious distinctions that ensue when wages are tightly coupled with individual productivity, feel obliged to
reciprocate lest the policy change. They respond by performing at or above some expected level of productivity and by
developing noninstrumental attachments (loyalty) to the employing organization.[83] Margaret L. Krecker,
« From the ‘Instinct of Workmanship’... [83]
59
Les relations de confiance cultivées par Bardet avec ses employés furent mises à l’épreuve dès que les
effets de la Grande Dépression commencèrent à se faire sentir en 1931. Bardet avait alors été approché par
certains des plus anciens employés au nom de leurs compagnons, pour le prier « de ne pas débaucher, de
diminuer plutôt la journée de travail » (ce qui peut être vu comme un premier pas spontané vers le partage
du travail comme issue au chômage, appelant quelque chose comme un revenu de citoyenneté pour mieux
encaisser ce flottement de l’emploi). En parlant à ses employés, Bardet put les convaincre qu’il allait
d’abord s’en référer à eux si une décision grave devait être prise. « Ils comprennent, me disent leur
confiance »[84] Bardet, loc. cit. [84] , relate-t-il. « Humaniser l’organisation ne peut donc se faire qu’en
humanisant la décision, et par là le pouvoir. Et humaniser la décision c’est permettre que le pouvoir soit
intégré et dépassé dans l’authenticité de la coopération responsable. »[85] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op.
cit., p. 160. [85] Comme le montre l’exemple de Bardet,
60
La présence concrète et personnelle joue ici un rôle déterminant dans l’actuation du rapport à l’autre et permet de
donner à l’acte tout son réalisme humain. Une décision n’est, au sens strict, respectueuse des autres que si elle est prise
« en présence d’autrui », c’est-à-dire effectivement finalisée par les personnes et non en intégrant formellement les idées,
l’image ou la représentation des personnes dans le processus de décision. Ascèse… qui réclame évidemment de prendre
le temps de la décision : difficile par temps de guerre !

Conjuguer le regard et l’attitude sur les personnes avec la rigueur ‘extramorale’ du travail réclame donc à la fois une
claire intelligence des tensions irréductibles entre l’ordre éthique et l’ordre du faire mais aussi une capacité de les unir
dans ces actes de coopération quotidienne. Ces actes sont en effet ceux qui permettent à l’homme dans l’entreprise de
réaliser œuvre commune à l’intérieur de véritables rapports d’altérité entre les différents acteurs engagés dans la même
action.[86] Ibid., pp. 164-165. [86]
61
Ainsi, tandis que la crise économique s’aggrave, Bardet tient à parler à sesouvriers le plus souvent possible
et « leur expose au grand jour les conditions de la bataille qui se poursuit », puisque « les banques coupent
les crédits – sans se livrer à une discrimination quelconque entre une affaire saine ou non. » Encouragé
par le sentiment d’« identité communautaire » ainsi forgé avec ses employés par « des vérités communes
construites à partir d’événements et d’expérience partagées fondatrices » (pour parler comme Bellier,
Rouvillois et Vuillet[87] Ibid., p. 175. [87] ), au début d’octobre 1932, Gérard Bardet décida de « régulariser
par une organisation bien définie cette collaboration tacite qui, durant les mois durs que nous venions de
traverser, m’avait été un si précieux encouragement. » Formalisée plus tard dans le contrat collectif signé
le 1er juillet 1936 en conformité aux nouvelles lois sociales du Front populaire[88] Rappelons les grands
jalons de la législation française... [88] , elle était déjà « basée sur la création, en parallèle avec les
organismes classiques de commandement (direction, maîtrise d’atelier…), d’un ‘Conseil Ouvrier’
constituant une représentation corporative du personnel de l’Atelier. » Ses membres, librement élus par
tous les ouvriers sans ingérence de la direction, participent à des Commissions Corporatives comprenant
également le contremaître et le chef d’atelier, qui se réunissaient deux fois par semaine pour environ
vingt minutes afin de discuter de projets techniques pour l’amélioration de la qualité, de l’efficacité et du
rendement du travail. Le Conseil Ouvrier fait aussi partie du Comité de Direction, présidé par Gérard
Bardet et comprenant le contremaître et le chef d’atelier. Lors de ses réunions hebdomadaires sont
examinées en toute franchise tous les aspects de la vie et des besoins de l’entreprise.
62
Chaque conseil est renouvelé intégralement tous les trois mois, un délégué n’étant éligible qu’une fois par an – ceci afin
de mettre le maximum de compagnons (seize par an) en contact avec les difficultés de la gestion d’une entreprise.
63
C’est sans doute là le secret d’« une consistance interne qui permet l’ouverturesur l’extérieur », « sur ce qui
est différent, extérieur, autre »[89] Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175. [89] ; éprouvée à l’intérieur
de la société Bardet entre les différents participants à son œuvre commune, elle empêchait ceux-ci d’être
entraînés sur la pente des oppositions crispées où s’enfonçait la société européenne autour d’eux, de lutte
des classes en guerre civile plus ou moins larvée entre fronts rivaux qui déchireraient bientôt nations et
continents. Mais au-delà du contexte du Front populaire, on peut retenir des principes et méthodes
enchâssés dans cette convention collective qu’ainsi qu’y insistent les auteurs du Travail à visage humain,
64
Situer l’exigence d’efficacité et de compétitivité comme une condition de survie de l’entreprise et de l’ensemble des
organisations insérées dans la logique économique n’est pas la supprimer. C’est se situer au-delà et en deçà afin de lui
donner sa juste place et de ne pas se laisser fasciner ou terroriser par son caractère totalitaire.[90] Ibid., p. 170. [90]
On peut donc avancer l’idée que la première condition pour parler d’organisation humanisante est la non-confusion
entre économique et logique de travail. L’organisation qui permet aux individus de ne pas confondre travail et
aboutissement économique de celui-ci est la seule qui génère une position de recul vis-à-vis de l’outil et de la production.
Cette « distance lucide » permet du même coup que s’impose une logique de travail, voir une logique communautaire au
sein de l’organisation. Ce sont ces deux logiques qui doivent permettre de maîtriser et de comprendre la logique
économique et non l’inverse.[91] Ibid., p. 172. [91]
65
En sachant opérer ces distinctions à rebours de l’esprit du temps, Gérard Bardet rompait l’air de rien avec
la logique utilitariste des modèles sociaux dominants, en passant mentalement au paradigme d’une
« économie du don », que les propositions institutionnelles de l’Ordre Nouveau cherchaient par ailleurs à
restaurer sous une forme nouvelle, propre à dépasser les apories de la société industrielle.[92] Voir
Christian Roy, «La théorie maussienne à l’origine... [92] En effet, si Bardet s’investit de toutes ses forces
dans cette expérience de collaboration ouvrière à son entreprise, c’est en se « persuadant qu’aucun effort
n’est vain, surtout s’il est désintéressé, mais qu’il n’y a, à un instant donné, aucune proportionnalité entre
l’effort fourni et le résultat obtenu, » c’est-à-dire entre don et contre-don, dans le langage anti-utilitariste
de Marcel Mauss que retrouvent certaines recherches en sociologie du travail.
66
Because exchanges between workers and employers occur only over a period of time, trust often bridges the interval
between the promise of a reward or the offer of a service made in the present and its receipt at some future date.
[93] Krecker, loc. cit., p. 124. [93]
The employment relationship involves implicitly contractual arrangements that define the economic terms of
exchanging wages for labor or service as well as the social rules, norms, and customs that govern these terms. Usually
only incompletely specified, these contracts often reflect the logic of gift-giving or « gift exchange » ([G.A.] Akerlof
[« Labor Contracts as Partial Gift Exchange », in Quarterly Journal of Economics, n° 97, pp. 543-569] 1982).[94] Loc.
cit., p. 106. [94]
In more sociological terms, the gifts of wages and effort or « sentiments » exchanged in Akerlof’s model reflect social
relations of trust between employers and workers. Employers provide rewards, and workers engage in productive
activities or develop attachments to a firm, with the expectation that the other participant will reciprocate ([P.M.]
Blau [Exchange and Power in Social Life. New York : John Wiley & Sons] 1964, pp. 91-97 ; cf. [A.W.] Gouldner [« The
Norm of Reciprocity : A Preliminary Statement », in American Sociological Review, n° 51, pp. 1-8] 1960). There is
always a risk that the other party will not behave as expected. Employers sometime renege on their promises to pay or
otherwise reward workers, and workers can engage in shabby workmanship or take their wages and depart for
another, higher-paying or less-demanding job. Trust involves the incorporation of this risk ; it is the willingness to act
without full knowledge of the future actions or behaviors of others ([F.S.] Coleman [Foundations of Social Theory.
Cambridge, MA : Belknap Press of Harvard University] 1991, p. 91 ; [P.] Dasgupta [« Trust as a Commodity », in D.
Gambetta, ed., Trust : Making and Breaking Cooperative Relations. Oxford : Basil Blackwell] 1988). For example, by
defining and allocating rewards according to social principles of fairness and impartiality, employers set aside short-
term self-interests. They attach the health of their business enterprise – stability of production, absence of strife in the
workplace, retention of workers – to the future behavior of their employees. Similarly, workers’ « sentiments, » or effort
in the workplace is not based simply on gratitude for high wages. It also reflects their beliefs that employers will abide
by a social code of governance, that they will administer the employment relationship fairly and equitably (also see
[P.] Selznick[Law, Society, and Industrial Justice. Russell Sage Foundation] 1969).[95] Loc. cit., p. 115. [95]
67
C’est ce que confirme l’expérience de Gérard Bardet comme patron au contact d’un « milieu ouvrier […]
profondément sain ; il sait que le travail est la seule vraie richesse, il comprend que le profit est le plus bas
des stimulants, et il oppose à l’individualisme social présent une solidarité digne et naturelle. » Bardet en
conclut qu’il n’y a pas à craindre l’arrêt de toute initiative que prédit le libéralisme si on prête à l’être
humain d’autres ressorts que le profit individuel (ainsi quand on évoque la possibilité d’un revenu de
citoyenneté inconditionnel).
68
Je me suis, en effet, souvent demandé si la conception de l’humanité future – telle qu’on se plaît à nous la décrire sous
une forme plus ou moins collectivisée – ne nécessitait pas que l’on admette chez l’homme une certaine perfectibilité que
la culture seule pourrait lui apporter. À ceux qui pensent que l’homme est naturellement égoïste et que la perspective de
cette évolution conduirait à une paralysie des initiatives personnelles et à l’arrêt de tout progrès social, je crois que l’on
peut, dans une certaine mesure, objecter les résultats partiels que j’ai déjà obtenus dans un métier industriel où
l’initiative personnelle joue, à tous les échelons, un rôle prépondérant.[96] Bardet, loc. cit. [96]
69
Toutes proportions gardées, peut-être est-il permis de rapprocher l’expérience de Gérard Bardet de celle
de Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), industriel mutualiste dont l’entreprise métallurgique
transformée en coopérative, dite familistère, dura cent ans (jusqu’en 1968, ironiquement). Comme Bardet,
« Godin n’a jamais cherché à combattre le capital, mais à lui donner une place raisonnable et à permettre
aux travailleurs d’y participer et de l’influencer », et sa « philosophie assez proche de celle des objecteurs
de croissance » (d’après la recension de sa récente biographie dans leur organe québécois) « permet aussi
de réfuter l’argumentation des économistes libéraux : une entreprise peut réussir sans utiliser le profit et
la rémunération comme seule motivation. »[97] Hervé Philippe, « Godin, inventeur de l’économie
sociale... [97]
C’est également ce que retenait Alexandre Marc de l’expérience pratique « extrêmement importante »
menée par Gérard Bardet ;
non pas qu’on doive accepter ses modalités sans les discuter, les redresser et même, parfois, les corriger : mais l’exemple
de M. Bardet prouve que les groupements d’avant-garde, qui prêchent une transformation radicale de l’entreprise, ne
succombent nullement au prestige d’une utopie, mais bien préparent les voies d’une solution d’avenir également
éloignée du désordre libéral et de la tyrannie étatique. Puisque M. Bardet a su innover avec tant de succès, tout en
subissant les servitudes générales du régime ploutocratique, il est permis d’entrevoir les possibilités considérables qui
s’offriront à l’entreprise libérée de ces servitudes.[98] Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 5... [98]

Cette aspiration si proche de celle de notre époque était en effet loin d’être marginale à un moment
pourtant marqué par l’escalade des polarisations idéologiques ; il y avait encore un public pour les
recherches non-conformistes que Marc s’efforçait de fédérer, notamment dans les milieux catholiques où
il avait tant fait pour les stimuler dans un sens personnaliste. Ainsi son premier article sur l’entreprise
dans La Vie intellectuelle y était-il suivi d’un tour d’horizon des derniers ouvrages explorant les issues
humanistes à la crise d’un système capitaliste que les marxistes étaient loin d’être seuls à estimer
condamné. Il était dû à nul autre que l’économiste Henri Guitton (1904-1992), au début d’une carrière
distinguée, qui le verra commenter les encycliques aussi bien que publier en 1975 une étude sur le
thème Entropie et gaspillage. Le frère du philosophe catholique Jean Guitton commence son article en citant
le chef d’un des petits groupements du réseau des Fédérés rassemblé par Marc dans le sillage de l’Ordre
Nouveau, soit la revue Le Nouvel Ordre Économique. Son directeur Jacques Saint-Germain avait soutenu
dans son livre Puissance et déclin du capitalisme que les faits avaient infirmé le postulat progressiste du
libéralisme, à l’effet que la liberté, les machines et le capital, du moment qu’on les laissait faire en fonction
de leurs propres lois, étaient appelés à engendrer un monde qui se suffirait à lui-même et dont l’humanité
jouirait de la possession tranquille, ainsi qu’on s’en était persuadé depuis un siècle ou deux.
Et c’est là où les faits n’ont pas du tout confirmé les croyances. La liberté économique a créé un état où tous les hommes
ne jouissent précisément plus des avantages de la liberté, et qui n’est même pas toujours favorable aux premiers
initiateurs de l’activité économique. Comme le disait Proudhon, la concurrence a fini par se transformer en certains
endroits en monopole. Le libéralisme ne remédie plus aux maux qu’il a seul créés. Dans un grand moment
d’enthousiasme, l’humanité avait cru que, grâce aux machines et aux capitaux, elle posséderait le monde.
Il aurait fallu pour cela que le monde fût indéfiniment extensible. Or nous découvrons aujourd’hui que le monde a des
limites qu’il ne suffit pas de conquérir, qu’il faut organiser le terrain conquis.
Tâche beaucoup plus difficile, qui demande moins d’enthousiasme, plus de raison. Nouvel ordre économique qui exige
un effort nouveau : d’abord un effort de la pensée […].[99] Henri Guitton, « Quelques livres -A propos de la
crise... [99]

C’est bien ce qu’en viennent de plus en plus à reconnaître les adversaires actuels du libéralisme, dans la
mesure où, avertis des limites de la croissance et du développement dans un monde fini, ils sont revenus
des illusions du Progrès et de l’État-Providence qui s’imposèrent de plus belle à l’issue de la Seconde
Guerre mondiale. Ils ne manquent pourtant pas à cet égard de précurseurs dans les quelques années de
lucidité qui ont immédiatement précédée celle-ci, parmi certains groupements de France qu’Alexandre
Marc chercha à coordonner entre eux et avec d’autres de l’étranger, du Canada français au premier chef.

Le travail libéré au cœur d’un projet éditorial fédéraliste


franco-canadien

70
On ne saurait en effet sous-estimer le rôle d’ultime réserve révolutionnaire et chrétienne que Marc
accordait au Québec dans son projet de « fédérer les forces françaises » afin de conjurer ou de traverser les
catastrophes annoncées[100] Dès novembre 1930, Alexandre Marc avait pu soutenir,... [100] , en confiant à
ses Compagnons canadiens ses plus ambitieux textes doctrinaux. Je ne parle même pas de ses quelques
textes pour L’Actualité économique du nationaliste François-Albert Angers[101] Voir Christian Roy, «Le
personnalisme de L’Ordre Nouveau... [101] , où Marc fait notamment une critique constructive des
doctrines corporatistes en vogue dans les milieux catholiques et qu’il suivait avec attention, leur
reprochant, ainsi qu’on l’a vu, d’ignorer, à l’instar des partisans des nationalisations collectivistes, les
réformes internes nécessaires pour humaniser l’entreprise en tant que milieu de travail. La réforme de
l’entreprise aura le vent en poupe à la Libération et pour quelques années dans l’Église de France, d’où les
réseaux avant-gardistes où fraya Marc répercutèrent cette exigence au Canada ; mais le vent ne tarda pas
à tourner dans le climat d’anticommunisme de la Guerre froide, où le même Angers déploya dans sa
revue, contre toute idée de participation ouvrière, l’arsenal du corporatisme le plus réactionnaire, aidant à
tuer dans l’œuf les réformes ébauchées[102] Voir Suzanne Clavette, « Présentation », Participation... [102] et
à pousser vers un progressisme plus conformiste à base d’État-Providence ce qui resta de la mouvance
personnaliste chrétienne militante.
71
Bien avant ces ralliements symétriques aux idées toutes faites des deux bords, c’est à la cellule québécoise
de l’Ordre Nouveau qu’Alexandre Marc avait voulu confier fin 1938 la publication d’une partie de la somme
de sa pensée sur Le Travail libéré, ouvrage dont les notes sur la corporation parues dans L’Ordre Nouveau en
1934 constituaient déjà un extrait[103] René Dupuis & Alexandre Marc, « Corporation », in L’Ordre... [103] ,
et dont l’essentiel semble être passé dans Civilisation en sursis (Paris : Vieux Colombier, 1955), nommément
dans la 2e partie : « Le Prolétariat tel qu’il est ». Il s’agit là pour Marc d’« un texte auquel je tiens beaucoup
et qui constitue à mes yeux l’ébauche de notre ‘manifeste communiste’ »[104] Lettre d’Alexandre Marc à
Gérard Payer, 26 septembre... [104] , c’est-à-dire du « manifeste révolutionnaire » que le personnalisme de
l’Ordre Nouveau a à lancer dans la lutte contre le désordre libéral, puisque, « sans fausse modestie », « je
crois que ma conception du prolétariat est la première que l’on puisse opposer victorieusement au
marxisme ».[105] Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 16 septembre... [105] Intitulé Prolétaires de toutes
les classes, unissons-nous !, ce manuscrit est confié à Jean-Marie Parent, l’un des deux jeunes éditeurs de la
cellule ON animée par le précoce essayiste Guy Frégault (promis à un brillant avenir à titre de premier
historien scientifique du Canada français et sous-ministre des Affaires culturelles du Québec, dont j’ai pu
montrer dans le transfert d’idées-forces du personnalisme ON le germe du nationalisme québécois
moderne[106] Voir Christian Roy, «Le personnalisme de L’Ordre Nouveau... [106] ). Moyennant le succès de
sa publication simultanée en France et au Canada, ce cahier doit être suivi « d’un autre texte : ‘Fin du
prolétariat’, qui apporterait les solutions positives, françaises et révolutionnaires, à la ‘crise’ dont notre
monde meurt. »(sic) En effet, selon Marc, c’est « la mesure française, celle de l’homme debout », qui, à ce
moment de l’histoire, « nous incite à choisir entre l’esclavage le plus absolu que l’humanité occidentale ait
connu et la lutte la plus dure que nous ayons jamais eu à soutenir. Tertium non datur. »[107] Lettre
d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 26 septembre... [107] C’est là ce qu’il entend dire dans Péguy le Compagnon,
un autre manuscrit qu’il voudrait faire publier par ses « compagnons » canadiens selon la formule
des Cahiers favorisée par Péguy lui-même, suivi d’un autre sur La France à contre-courant, établissant la
filiation entre Proudhon, Sorel, Péguy et Dandieu.
72
On voit à quel point ce projet éditorial s’inscrit dans la lignée simultanément nationale, chrétienne et
socialiste de Péguy, ce chantre de l’« ouvrage bien faite ». Marc se propose de la prolonger en « fédérant les
forces françaises » même outre-mer, et espère d’abord à terme « mettre sur pied une maison d’édition
franco-canadienne (qui publierait simultanément au-delà et en deçà de l’Atlantique) »[108] Lettre
d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 26 septembre... [108] , « qui doit être le fondement des Cahiers
fédérateurs et qui pourra devenir un exemple d’action par-dessus les frontières »[109] Lettre d’Alexandre
Marc à Jean-Marie Parent, 27 octobre... [109] , avec « des conséquences incalculables »[110] Lettre
d’Alexandre Marc à Jean-Marie Parent, 31 janvier... [110] , puisque « bien des choses peuvent changer dans le
monde si nous arrivons à jeter – par-dessus la folie des frontières – les premiers liens vivants d’une
Fédération »,[111] Lettre d’Alexandre Marc à ses « Chers Compagnons »... [111] française puis mondiale. En
effet, comme renchérit son correspondant canadien, les Cahiers Ordre Nouveau ont pour vocation, en se
réclamant de Péguy, « de rendre possible la grande révolution française qui sauvera le monde et la
personne », « chair et âme ».[112] Lettre de Jean-Marie Parent à Alexandre Marc, 2 septembre... [112]C’est
pour que cette « vraie France : l’éternelle », celle de Péguy, telle que les personnalistes l’ont fait redécouvrir
aux Canadiens, « se ressaisissant, découvre la portée universelle de sa mission, et apporte au monde les
réponses qu’il attend dans un tel dénuement, que par-delà les frontières nous voulons réédifier la
fédération de la plus grande France, libre et personnaliste. »[113] Lettre de Jean-Marie Parent à Alexandre
Marc, 1er décembre... [113] C’est en gros sur un tel personnalisme que pourraient s’entendre l’éventail des
figures que Marc envisage de rallier, en cas de succès de ces premiers ouvrages, à « un programme de
publications très vaste » pour ces Cahiers qu’il préfère appeler Cahiers fédérateurs, puisque les auteurs qu’il
mentionne ne proviendraient pas seulement du noyau dur du groupe Ordre Nouveau comme Daniel-
Rops, Robert Aron, Denis de Rougemont (et lui–même qui annonce À hauteur d’homme), mais de tous les
horizons du réseau des Fédérés, de l’écrivain Thierry Maulnier (qui énuméra les « Fautes de la droite »
dans le n° 42 de juin 1938 de L’Ordre Nouveau) à Emmanuel Mounier et à l’économiste François Perroux de
sa revue Esprit (qui avait mis Marc en rapport avec L’Actualité économique de Montréal[114] Pris à partie
dans un article de Marc, « Le corporatisme... [114] ), en passant par Georges Valois du Nouvel Âge (qui avait
lui-même traversé toute l’étendue du spectre politique du Faisceau français qu’il fonda à un genre de
communisme libertaire[115] Voir Allen Douglas, From Fascism to Libertarian Communism.... [115] ).
73
Cette brochette d’auteurs, représentative de la gamme de sensibilités qu’arrive à fédérer Marc autour de
certaines intuitions personnalistes et non-conformistes, anticipe également les zones grises où ils se
retrouveront ou se croiseront avant longtemps entre Révolution Nationale et Résistance. C’est dans ce
contexte ambigu que paraîtra finalement Péguy le Compagnon (avant même l’extrait censé inaugurer
les Cahiers fédérateurs au Canada[116] Péguy et la vraie France parut aux Éditions Serge à... [116] ), mais sous
le nouveau titre de Péguy présent, imposé par les réticences de la censure de Vichy, où le terme bien
« fédéré » de « compagnon » avait trouvé d’autres emplois, inspirés eux aussi de Péguy (les Compagnons
de France). Certains lecteurs superficiels, même personnalistes, s’y méprendront en présumant que ce
texte est inspiré par la Révolution Nationale, alors que Marc fut un des tout premiers membres de la
Résistance catholique, et que Péguy présent fut publié en 1942 par un de ses foyers, la libraire Clairière de
Marseille, qui se trouvait être l’une des entreprises modèles du mouvement des Fédérés d’avant-guerre.
74
Le 2 juin 1939, Marc rapporte à Gérard Payer que ceux-ci sont en train « d’envisager la fondation d’une
nouvelle librairie communautaire, sur le mode de Clairière ». Il s’agit là d’un des « résultats intéressants »
du « petit congrès qui vient d’avoir lieu au Val-des-Pins », la ferme provençale qu’il a récemment acquise
(suite à d’autres tentatives de retour à la terre aux environs de Pau) et où il se met en même temps à
« préparer la fondation de la Communauté d’AIX (centre d’accueil et d’études) », comme début de
réalisation de l’université libre dont rêvent les personnalistes Ordre Nouveau pour prendre la relève de
leur mouvement défunt, et qui sera effectivement le premier germe du Centre international de Formation
européenne (CIFE) et des institutions d’éducation procédant de sa mouvance fédéraliste. C’est d’ailleurs
dans ce contexte d’avant-guerre du CÉDA (Centre d’Études, de Documentation et d’Action) d’Aix, sis dans
la maison dite La Galéjade du 10 avenue de la Violette et voué à former des militants pour « fédérer les
forces françaises », que se joignent à Marc, encore tout jeunes, Bernard Voyenne et Joseph Voyant, ses
fidèles compagnons dans la Résistance et au-delà, au long des luttes pour le fédéralisme européen.
La continuité entre les phases française et européenne d’un même fédéralisme personnaliste (ou
« communaliste » ainsi qu’il était régulièrement précisé avant-guerre) a donc pu être soulignée à juste
titre dans la thèse d’Isabelle Le Moulec-Deschamps.[117] Isabelle Le Moulec-Deschamps, op. cit., pp. 160-
19... [117] Ce petit congrès de fondation du CÉDA en offre un exemple, puisqu’il eut aussi pour résultat « de
pousser l’élaboration de notre Charte totale » et « de préparer le camp de St-Léger où cette Charte doit être
adoptée par tous les Fédérés »[118] Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 2 juin 1939.... [118] , selon une
formule qui restera centrale dans la stratégie fédéraliste de Marc pour l’Europe d’après-guerre. On voit
déjà se profiler la « charte supra-constitutionnelle des droits » imprimant son caractère à tout l’édifice
institutionnel esquissé dans son livre À hauteur d’homme, la révolution fédéraliste (Paris : Je sers, 1948), l’un
des projets éditoriaux évoqués dans le contexte des Cahiers fédérateurs franco-canadiens, au même titre
que les ouvrages capitaux de Marc que seront Péguy présent et Civilisation en sursis. Gérard Payer laisse alors
à Marc « la besogne de préparer une charte fédéraliste de notre collaboration, de déterminer le taux des
droits d’auteur et les conditions »[119] Lettre de Gérard Payer à Alexandre Marc, 13 janvier...[119] , sans
doute sous la forme d’un des ces « contrats souples » préconisés par Marc à l’intérieur des entreprises
comme entre elles dans ses articles de 1937 pour La Vie intellectuelle. C’est donc d’abord au niveau d’une
entreprise vouée à répandre le fédéralisme intégral à l’échelle de la francophonie et du monde que doit
commencer à s’incarner son esprit, selon des formules personnalistes qui se répercuteront à chaque
échelle et dans tous les domaines. Si le CÉDA finira par reprendre à son compte le projet de Cahiers
inspiré de Péguy, le journal du mouvement : Agir, sous-titré Fédérer les Forces Françaises pour construire un
Ordre Nouveau, peut fièrement annoncer dans son premier numéro en février 1939 ce projet commun
franco-canadien, exemplaire au double titre de l’humanisation de l’entreprise et du fédéralisme mondial à
l’enseigne du personnalisme français.
C’est là ce qui fait « l’importance certaine, disproportionnée même avec la valeur matérielle immédiate, de
l’effort dont nous pourrions d’ores et déjà assumer la responsabilité, d’une collaboration franco-
canadienne dans l’esprit d’une rénovation nationale et sociale, » écrit Marc à Payer le 4 mai 1939, alors qu’il
lui annonce le 20 l’envoi prochain de 40 exemplaires d’un nouveau numéro d’Agir où il a cru bon d’insérer
un passage de la dernière lettre de son compagnon canadien. Or des obstacles pratiques et des faiblesses
humaines réduiront très vite la portée de cette collaboration transatlantique. Tout en conservant l’idée
d’indiquer sur les ouvrages publiés les raisons sociales des éditeurs français et canadiens, on renoncera
d’abord à une coédition intégrale avec impression simultanée des deux côtés de l’Atlantique, pour se
rabattre plutôt sur des accords de distribution dans leurs pays respectifs. Jean-Marie Parent détient
l’unique manuscrit de Marc sur le prolétariat et devra se faire prier pour le rendre, une fois qu’il sera
devenu clair que ce doux rêveur un peu vaniteux collectionne les manuscrits sans rien en tirer la plupart
du temps.
Auparavant, Parent mentionne les éditeurs français avec lesquels il est en contact aux fins de ces projets
franco-canadiens, notamment Desclée De Brouwer. Marc lui signale alors le 31 janvier 1939 que son Péguy
le Compagnon, qu’il compte achever dans le courant de l’année, pourrait certes paraître aussi dans
les Cahiers fédérateurs, « car il ne parle pas seulement de Péguy, mais à travers Péguy essaye de projeter une
lumière crue sur les problèmes d’actualité » (d’avant-guerre donc et non du régime de Vichy !) ; il lui a
toutefois « été demandé par les Éditions du Seuil », en lesquelles il voit le partenaire français idéal de toute
coédition franco-canadienne, en attendant la fondation d’une maison d’édition binationale distincte. Paul
Flamand se ralliera d’enthousiasme à ces projets transatlantiques, mais d’emblée Marc « considère, bien
que sa maison d’édition soit encore toute jeune et peu importante, que nous avons tout intérêt à réaliser
notre projet entre nous, entre compagnons. »

Le Seuil : théorie et pratique de l’entreprise christianisée

75
En effet, le futur géant de l’édition française n’est encore que l’éditeur maison (avec à son catalogue une
poignée d’ouvrages pieux destinés aux enfants) d’une des plaques tournantes du réseau des Fédérés : la
Société de Saint Louis, fondée à l’hiver 1928-1929 par Eugène Primard avec l’abbé Jean Plaquevent (1901-
1965), qui reçut peu après Alexandre Marc sur le seuil de l’Église. Il fut en effet dès 1930 son directeur
spirituel, et bientôt celui de l’ensemble des groupes non-conformistes d’inspiration catholique, puisque le
Conseil de surveillance de l’archevêché de Paris le chargea de les garder à l’œil et de lui faire rapport.
L’abbé Plaquevent, esprit universel d’une prodigieuse culture, s’est toujours senti pour vocation de se tenir
sur le seuil de l’Église pour aider à y faire passer tout ce qui dans le temporel tend à sa réalisation
spirituelle, y compris les structures concrètes de la vie sociale. L’Association catholique et française des
Chevaliers de Saint Louis (comme cette société d’Action catholique était officiellement désignée à l’article
premier de ses Constitutions) se voulait un ordre laïc de fidèles mariés et engagés dans la vie temporelle
afin de la transfigurer ; elle correspondait si bien au versant confessionnel (distinct de l’Ordre Nouveau
plus séculier) du projet social d’Alexandre Marc que celui-ci fut mêlé de près à ses tentatives de monter
des entreprises d’esprit chrétien plutôt que capitaliste. Avant de rejoindre l’abbé Plaquevent à Pau où
celui-ci était basé au couvent du Bon Pasteur, Marc vécut pendant quelques temps avec son épouse
Suzanne Jean dans la coopérative agricole du Rotoir lancée par l’homme d’affaires Primard à Saint-
Sulpice-de-Favières, dans l’Essonne.[120] Voir l’article d’Eugène Primard sur le Congrès annuel... [120] C’est
vers la même époque, en 1935, qu’on y agite le projet d’une nouvelle revue, La Vie temporelle, qui ferait
pendant à La Vie spirituelle et La Vie intellectuelle des Dominicains du Cerf. Si un bulletin de
liaison, L’Alliance louisienne (bientôt rebaptisé Où va la France ?[121] C’est dans les pages d’Où va la France
que parut « L’union... [121] ), paraîtra l’année suivante avec Paul Flamand pour rédacteur, une transaction
rédigée à Pau le 29 janvier 1937 précise que, pour chapeauter tous ces projets,
76
les Éditions du Seuil ont été fondées en 1935 à l’instigation de l’abbé Plaquevent, pour contribuer à l’essor du
catholicisme en France, en donnant de la pensée chrétienne, dans tous les domaines, une expression française, qui non
seulement s’adresse à tous, du plus ignorant au plus cultivé, mais qui soit vivante, fraîche, attrayante et conquérante.
[122] Texte de Jean Plaquevent cité dans Jean de Saint Leger,... [122]
77
Ce sont ces derniers attributs, plutôt que sa haute vocation spirituelle initiale, qui donneront son style à la
maison dans le paysage de l’édition française, une fois le Seuil reformé en SARL par Paul Flamand après le
hiatus de la guerre. « Le Seuil devenu société anonyme en 1954, son orientation se modifie sous l’influence
éclectique des auteurs de la nouvelle génération, des conjonctures politique, religieuse et littéraire. Les
liens avec Jean Plaquevent, hormis ceux de l’amitié, indéfectibles jusqu’à sa mort, se distendent
inexorablement et le ‘Seuil’, tel un vaisseau, s’éloigne des rivages très chrétiens qui l’ont vu
naître »[123] Jean de Saint Leger, op. cit., p. 76. [123] , et oùl’abbé Plaquevent n’a pas fait que le baptiser. En
effet, « les principes directeurs du ‘Seuil’ émanent directement de l’esprit de la Société de St Louis et de
l’attitude nettement anticapitaliste de Jean en face de l’argent. C’est lui qui a imposé ses vues, les objectifs
et même les règles de fonctionnement », qui ne seront pas très éloignées de ces « contrats souples » que
son fils spirituel Alexandre Marc préconise à la même époque dans La Vie intellectuelle, voire de l’esprit
d’aventure commune et de risque personnel souvent invoqués à l’Ordre Nouveau en réactualisant
l’exemple des premières entreprises au long cours du capitalisme naissant – à un important détail près :
78
Il ne s’agit pas de faire de l’argent ! Le spirituel passe avant le temporel. On doit vendre des plaquettes très bon marché,
accessibles au plus grand nombre et qui répandront la bonne parole. Il faut pour cela trouver des talents qui seront
rémunérés chacun en fonction de leur apport respectif. On bâtit donc des statuts inspirés de la marine à voile. On lance
un ouvrage comme les armateurs du XVIIIème lançaient une expédition lointaine. Trouver des capitaux, des marins,
des marchandises. S’il y a des bénéfices (mais là, ce n’est pas le but), on les partagera selon des prorata à discuter
chaque fois, pour chaque ouvrage publié, après avis de chaque commanditaire. Il est clair que dans ces conditions, le
Seuil ne risque pas de faire fortune ![124] Ibid., pp. 74-75. [124]
79
Non que la Société de Saint-Louis n’ait prévu que de telles sociétés sans but lucratif. Elle accordait la plus
grande attention aux différentes formes d’entreprises commerciales, qui devaient demeurer à la base de
la société temporelle mieux accordée à la nature spirituelle de l’être humain qu’elle avait pour objet de
préparer. On en trouve la trace dans une lettre où Gérard Payer explique à Marc qu’il vaut mieux revoir à
la baisse ses attentes pour leur partenariat éditorial franco-canadien, notamment en ce qui concerne le
livre sur le prolétariat, vital tant dans sa portée doctrinale que comme pièce maîtresse du projet de Cahiers
Fédérateurs. Il lui recommande alors, dès que Jean-Marie Parent aura fini par lui renvoyer le manuscrit au
lieu de le garder sur ses tablettes, de confier plutôt celui-ci aux Éditions du Seuil. Payer pourrait alors
acheter la moitié de l’édition imprimée en France, comme il a déjà été entendu « pour un petit volume sur
la société anonyme. »[125] Lettre de Gérard Payer à Alexandre Marc, 18 mai 1939.... [125]
80
Si celui-ci n’est pas paru, j’en ai du moins trouvé le manuscrit, lui-mêmeanonyme. Le type d’érudition et la
finesse d’analyse dont il témoigne permet néanmoins d’attribuer ce texte à l’abbé Jean Plaquevent, même
si plusieurs de ses références sont les mêmes que celles des articles de Marc sur le sujet dans La Vie
intellectuelle. Comme eux, il prend comme point de départ Les leçons de juin 1936 : L’Humanisme économique de
Jean Coutrot, et s’appuie dans sa démonstration sur la théorie de l’entreprise comme institution de
Georges Renard dans la foulée de Maurice Hauriou. Qui du père ou du fils spirituel a influencé l’autre au
fil de leurs étroits échanges intellectuels ? A priori, Coutrot eut été une fréquentation plus naturelle à Marc
et les pères catholiques de la théorie de l’institution auraient été familiers à l’abbé Plaquevent. Comme
ceux-ci, mais à la différence de Marc, Plaquevent s’appuie volontiers sur les encycliques et la théologie
scolastique quand il s’agit de préciser les notions, ayant par surcroît fait ses devoirs dans les annales du
droit commercial. Il n’empêche que leurs esprits se rencontrent sur la plupart des points, dont cette
conclusion capitale :
81
Il ne s’agit pas de dresser des plans abstraits de réorganisation des entreprises, il s’agit de les construire suivant les
exigences de la justice et de l’ordre et non pas suivant les exigences d’un droit de propriété contestable, d’essence
capitaliste.
Dans presque toutes les entreprises et surtout les sociétés anonymes, le système actuellement courant de gestion doit
être modifié pour exprimer toute la réalité de l’entreprise et pas seulement l’apport financier, pour représenter tous les
participants à son activité et pas seulement les mandataires de l’argent.
…Les produits fabriqués en commun étant des produits de communauté ne sont pas susceptibles, sans abus et violation
du droit, d’appropriation individuelle. C’est donc tourner le dos à la réalité et à la justice que de réserver cette
appropriation au seul entrepreneur.
Que ce soit à titre de bailleur de fonds, de fondateur, d’agent de maîtrise, d’ouvrier – tous les participants ont droit à la
répartition des profits d’une entreprise dont ils soutiennent les charges en commun. Il y aura donc lieu de créer à côté de
l’entrepreneur un conseil de gestion qui exprime le droit de tous dans la communauté.
C’est là une des choses qui faisaient l’intérêt pour ces milieux non-conformistes d’Une expérience de
collaboration ouvrière à la direction d’une usine comme celle de Gérard Bardet, l’un de ces rares cas, dont
Plaquevent évoque la possibilité, d’« entreprises, personnelles quant à la direction et à la possession, ou
soient respectées, au mieux des intérêts de tous, les dispositions et les répartitions, parce qu’elles sont
faites par cette direction conformément aux considérations de communauté que nous venons de
développer […] ». Un autre plus petit manuscrit dactylographié anonyme de la Société de Saint-Louis
(peut-être rédigé par Eugène Primard) sur « L’entreprise » y insiste encore : s’« il faut rendre les
entreprises saines avant de vouloir les accorder », ainsi que le soutenait Marc dans La Vie intellectuelle,
Le devoir de l’actuel chef d’entreprise est de tendre à rendre son entreprise saine par l’application de règles très simples
capables de la mettre au service des hommes et non point de l’argent – au service des collaborateurs de l’entreprise – et
au service de la clientèle.
Cela peut être plus ou moins possible.
Et c’est dans la mesure où c’est impossible que le chef – ou celui qui peut l’être – a le devoir d’utiliser ses dons et ses
talents à la constitution d’entreprises au service de l’homme.
Le premier temps, pour ces reconstitutions, consistant à chercher ceux avec qui la « prise » sera possible – et à s’associer
à eux d’une manière ou d’une autre – refaisant ainsi une société.

La Société de Saint-Louis exprime donc dans ses propres documents internes la visée d’une
reconstruction sociale comme celle dont la Charte des Fédérés rédigée par Marc montre l’unité des
fondements, « qui ont nom Commune et Entreprise, l’une et l’autre considérées dans leur spontanéité et
dans leur autonomie, non pas certes comme isolées respectivement de la région et de la profession, mais
constitutives de la réalité de celles-ci. »[126] Charte des Fédérés, p. 50, citée par Isabelle Le Moulec-
Deschamps,... [126]

Sauver la possibilité d’être humain : un enjeu de l’entreprise

82
Retrouvant cette double exigence d’un fédéralisme sociétal, tel est le lien que tient aussi à nouer de nos
jours tout le mouvement en vue d’une re-localisation de la société, c’est-à-dire de sa reconstruction à
l’échelle locale des relations humaines concrètes, à laquelle on reviendra bon gré, mal gré, avec
l’imminente inversion des pôles de la dynamique économique, sur la pente descendante de l’échelle des
échanges une fois passé le pic du pétrole.[127] Voir Jeff Rubin, Demain un tout petit monde.
Comment... [127] Celle-ci sera en effet aussi abrupte que l’a été leur croissance asymptotique de la
Révolution industrielle à la mondialisation actuelle, en corrélation directe avec la disponibilité passagère
de ressources non-renouvelables à bon marché. Évoquant l’implosion d’une étoile géante rouge à court de
carburant sous le poids de ses scories – ce que les astrophysiciens appellent une supernova, ce juste retour
des choses à une commune mesure après les quelque deux cents ans de ce moment d’égarement dans la
démesure sera probablement la crise la plus grave que l’humanité ait eu à traverser. – Il suffit de songer
que le niveau actuel de la population mondiale est uniquement possible en vertu d’une agriculture
industrielle à base d’engrais chimiques, c’est-à-dire de dérivés du gaz naturel, sans parler du pétrole que
requièrent les monocultures pour être cultivées mécaniquement et rejoindre leurs lointains marchés ;
gare à la « correction » démographique ! Mais la crise est également l’occasion – et même l’acte – de
séparer le bon grain de l’ivraie, la vérité de l’erreur, soit de ressaisir, afin d’en vivre pleinement, ce qui est
seul valable à long terme, en sachant le trouver partout où il se trouve, quitte à ratisser large. Ce fut la
gageure d’Alexandre Marc avec le mouvement des Fédérés qu’il chercha à susciter entre non-conformistes
au milieu de l’urgence redoutable d’une crise imminente, l’ayant vue venir depuis le début de son
engagement, soit une seconde guerre mondiale avec la perspective de décennies de résistance à des
tyrannies totalitaires.
83
Marc ne perdait pas pour autant de vue qu’il s’agissait là des spasmes d’uneCivilisation en sursis, qu’il
incombait à ses héritiers de refonder sur des bases dégagées de certaines hypothèques du passé. La chute
des totalitarismes politiques nous laisse en face du totalitarisme économique qui leur est sous-jacent, ce
fameux productivisme qui éveilla les critiques humanistes des non-conformistes dès avant le krach
financier de 1929. Dix ans plus tard, l’espace d’un moment de lucidité arraché aux sollicitations
idéologiques à leur plus intense, maints d’entre eux purent se retrouver sur ce constat qui transcendait
leurs différences, étant commun à des horizons de pensée qui se répartissaient du thomisme au
technocratisme, même s’ils gravitaient autour d’un certain personnalisme. Pourtant peu porté sur le flou
doctrinal, Alexandre Marc donne alors la priorité à l’action quand il écrit dans la Charte des Fédérés : « Les
uns et les autres, nous devons approfondir, certes, cette notion de l’homme ; mais nous devons aussi
sauver la possibilité d’être humain, de vivre humainement. »[128] Charte des Fédérés, p. 32, citée dans
id. [128] Or cette possibilité est très concrètement en jeu sur le terrain économique de l’entreprise, par la
déqualification inexorable des « ressources humaines », exploitables comme les autres ressources, mais
menacées d’obsolescence plus encore que d’épuisement dans l’obsessive poursuite technicisée du
rendement quantitatif qui structure l’ensemble des sociétés modernes. Conscient de cette menace de
l’organisation impersonnelle face à laquelle tous les humains sont solidaires en tant que tels, Marc voyait
loin en ramenant l’exigence radicale du personnalisme de l’Ordre Nouveau au titre-slogan d’un Cahier
fédérateur, propre à supplanter la formule partisane et périmée de Marx parmi de nouveaux germes de
formes sociales susceptibles et dignes de survivre au capitalisme mondialisé :
Prolétaires de toutes les classes, unissons-nous !

Notes

[1]
Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique
française. Paris : Seuil, 1969, 2001.
[2]
Voir Daniel Lindenberg, Les Années souterraines 1937-1947. Paris : La Découverte, coll. « Textes à l’appui/L’aventure
intellectuelle du XXe siècle », 1990, et Christian Roy, «Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme
‘gascon’ de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », in Canadian Journal of History/ Annales canadiennes d’histoire,
XXVII, avril 1992, pp. 67-100 (Prix du Meilleur article par un étudiant gradué, 1991 ; traduction italienne : «Alle
fonti dell’ecologia politica : il personalismo ‘guascone’ di Bernard Charbonneau e Jacques Ellul »,
in Trasgressioni. Rivista quadrimestrale di cultura politica, n° 33, hiver 2002, pp. 77-109).
[3]
Agir, n° 1-2, février 1939, p. 1.
[4]
Michel Freitag, L’Impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme. Propos recueillis
par Patrick Ernst. Montréal : Éditions Écosociété, 2008, p. 386.
[5]
Je développerai ici l’analyse et la contextualisation de ces articles que j’avais réalisées aux fins d’une
communication inédite intitulée « Some Personalist Theories of the Enterprise and Related Experiments in
France in the 1930s », livrée dans le cadre du séminaire annuel conjoint du Von Hügel Institute de l’Université
de Cambridge et du Centrum voor economie en ethiek de l’Université catholique de Louvain dans les locaux de
ce dernier (où j’étais alors Hoover Fellow in Applied Ethics) le 16 mai 1997, sur le thème « Advanced Capitalism
and Business Ethics ».
[6]
René Dupuis & Alexandre Marc, « Corporation », in L’Ordre Nouveau, n° 10, 15 avril 1934, pp. 8-28. Voir la critique
de ce numéro sur la « corporation » par Pierre Andreu dans Esprit, n° 21, 1er juin 1934, pp. 509-510.
[7]
Serge Latouche, « Décroissance, plein emploi et sortie de la société travailliste », inEntropia. Revue d’étude
théorique et politique de la décroissance, n° 2 (dossier « Décroissance et travail »), printemps 2007, p. 15. Cet organe
doctrinal du mouvement de la décroissance publia dans son premier numéro des « fragments » de Bernard
Charbonneau (1910-1996), son précurseur dans le contexte des groupes personnalistes du Sud-Ouest de la
France qu’il anima avec Jacques Ellul dans les années 1930.
[8]
L’Ordre Nouveau. Réédition anastatique en 5 volumes, avec une introduction de Marc Heim et un index réalisé
par Myriam Geay-Ouadia. Aoste : Le Château, 1997.
[9]
Voir Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe 1904-1934 : L’Ordre Nouveau aux origines du personnalisme, avec
une postface de Thomas Keller : «Le personnalisme de l’entre-deux-guerres entre l’Allemagne et la France »,
Nice, Presses d’Europe, 1999 (Prix de la Fondation Émile-Chanoux, Aoste, 1997).
[10]
Voir l’« Enquête sur les partisans de la décroissance » du Monde diplomatique, 56e année, n° 665, août 2009, pp.
20-21 : Éric Dupin, « La décroissance, une idée qui chemine sous la récession » & Valentin Morel, « Vers une
internationale ? ».
[11]
Déclaration finale de la Première conférence internationale sur la décroissance économique pour la
soutenabilité écologique et l’équité sociale (18-19 avril 2008, Paris), téléchargeable à l’adresse
events.it-sudparis.eu/degrowthconference/Declaration%20on%20Degrowth%20FR.pdf.
[12]
Léo Brochier, « La ‘décroissance’ par-delà l’écologie ? », éditorial de L’Objecteur de croissance (organe du
Mouvement québécois pour une Décroissance conviviale), vol. 2, n° 1, hiver 2010, p. 1.
[13]
Voir Christian Roy, «Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme ‘gascon’ de Bernard Charbonneau et
Jacques Ellul », loc. cit., & «Entre pensée et nature : le personnalisme gascon », in Jacques Prades, éd. Bernard
Charbonneau : une vie entière à dénoncer la grande imposture. Ramonville Saint-Agne : Érès, 1997, pp. 35-49. Il est à
noter que, contrairement à ce que laisse entendre Mireille Marc-Lipiansky dans un texte publié dans ces pages
(« L’écologie, nouvelle idéologie du XXIe siècle ? », in L’Europe en formation, n° 3-4, décembre 2007, pp. 148) où
elle ignore cette École de Bordeaux dont mes travaux ont mis en lumière la spécificité et l’importance
historique, l’écologie politique ne procède pas d’abord ni nécessairement d’un genre de panthéisme
antihumaniste, mais constitue plutôt une expression particulièrement rigoureuse de l’exigence éthique et
critique du personnalisme, consciemment enracinée dans la tradition humaniste du terroir gascon (de
Montaigne à Dandieu en passant par Montesquieu), en plus de la tradition biblique et de sa vision de l’être
humain. MML conclut bien que « les fédéralistes ont négligé à tort cette question – seul Denis de Rougemont s’y
est intéressé activement », mais c’est oublier que Claude Chevalley et lui, proches en ceci aussi de leur
coreligionnaire protestant barthien Jacques Ellul qu’ils retrouveront sur ce terrain dans les années 1970, ont
participé aux congrès des groupes personnalistes du Sud-Ouest déjà centrés dès 1937 sur « Le sentiment de la
nature, force révolutionnaire » (pour reprendre le titre d’un manifeste paru dans leurBulletin intérieur le
présentant comme aussi fondamental au personnalisme que la conscience de classe avait pu l’être au
socialisme), et qu’Alexandre Marc comptait ces groupes personnalistes locaux parmi le réseau non-conformiste
qu’il cherchait alors à fédérer. Force est d’admettre qui si les fédéralistes ont donc été aux premières loges de
l’invention de l’écologie (et plus particulièrement de l’idée d’une limitation volontaire de la croissance
économique au nom du bien-être de la personne en tant qu’esprit incarné dans un environnement particulier)
par leurs collègues personnalistes gascons, il n’est plus possible de « dire à leur décharge qu’on n’en a vraiment
pris conscience que depuis quelques décennies, »(p. 148) ce qui est en outre méconnaître l’apport probablement
le plus novateur et le plus actuel du personnalisme français des années 1930.
[14]
Léo Brochier, loc. cit.
[15]
Christian Roy, «La question du travail dans la pensée d’Arnaud Dandieu », in L’Europe en formation, n° 309, été
1998, pp. 111-140.
[16]
Christian Roy, « French Personalist Case Studies of Participation in the Enterprise and Social Labor Sharing in
the Ordre Nouveau Newsletter (1935-37) », communication livrée au 11e Congrès annuel du European Business
Ethics Network sous les auspices du Centrum voor economie en ethiek de la Faculté d’Économie et de Sciences
économiques appliquées de l’Université catholique de Louvain en Flandre le 11 septembre 1998.
[17]
« Dans ses 7 premiers numéros, le Bulletin de Liaison des Groupes Ordre Nouveau a cherché à dégager dans la
Société Actuelle les Germes des Institutions Futures. N° 1.- De la Société en nom collectif à l’Entreprise
corporative ; 2.- Crédit coopératif et crédit ordre nouveau ; 3.- Organisation de l’apprentissage ; 4.-
L’Association des ouvriers en instruments de précision ; 5.- La profession de pharmacien ; 6.- Le Lloyd’s de
Londres ; 7.- La chambre consultative des Associations ouvrières de production »… Publicité en quatrième de
couverture du n° 27 de janvier 1936 de la revue L’Ordre Nouveau (dont se distingue le newsletter interne du
mouvement qu’est le Bulletin de liaison).
[18]
Jean Lacroix, « De la ‘Révolution nécessaire’ au ‘Plan’ d’Henri de Man », in Esprit, n° 17, février 1934, p. 808.
[19]
Alexandre Marc, « Un point fondamental : l’entreprise », in La Vie intellectuelle, vol. XLVII, n° 3, 10 février 1937, p.
420.
[20]
Loc. cit., p. 421.
[21]
Voir villesentransition.net, le site des « Villes et communautés en transition » du monde francophone, et Rob
Hopkins, The Transition Handbook. From Oil Dependency to Local Resilience. Totnes, Devon UK : Green Books Ltd,
2008, le manuel du mouvement, dont une version française (à laquelle j’ai contribué comme traducteur)
incluant de nouvelles sections sur l’Europe et le Canada est en préparation aux Éditions Écosociété de Montréal
pour la fin 2010.
[22]
Voir Olivier Dard, Jean Coutrot, De l’ingénieur au prophète. Besançon : Presses universitaires franc-comtoises,
1999 ; Jackie Clarke, « Engineering a New Order in the 1930s : The Case of Jean Coutrot », in French Historical
Studies, vol. 24, n° 1 (2001), pp. 63-86 ; Christian Roy, «Synarchy (X-Crise, Centre polytechnicien d’études
économiques, Coutrot, Jean ; Plan pour un Ordre Nouveau en France, April 1941) », in Bertram M. Gordon,
éd. Historical Dictionary of World War II France : the Occupation, Vichy, and the Resistance (1938-1946), Westport,
Connecticut : Greenwood Press, 1998.
[23]
Jean Coutrot, Les leçons de juin 1936 : L’Humanisme économique. Paris : Editions du Centre polytechnicien d’Etudes
économiques, cité dans Alexandre Marc, « L’Entreprise humanisée », in La Vie intellectuelle, vol. LI, n° 4, 30
septembre 1937, p. 549. Humanisme économique était également le titre du « Bulletin mensuel de liaison » du
Centre d’étude des Problèmes humains (CÉPH).
[24]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 535.
[25]
Loc. cit., p. 538.
[26]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 537-538.
[27]
Ibid., p. 549.
[28]
Sandra Bellier, Samuel Rouvillois, Patrick Vuillet, Le Travail à visage humain. De la condition de la personne dans
l’entreprise. Paris : Éditions Liaison, coll. « Entreprise & Carrières » dirigée par Myriam Dubertrand, 2000, p. 183.
[29]
Ibid., p. 173.
[30]
Alexandre Marc, « Les Forces armées de l’URSS », in Dossiers de l’Action populaire, n° 347, 15 août 1935, n° 349, 10
octobre 1935 ; « Misères de la Famille soviétique », n° 354, 25 décembre 1935, n° 355, 10 janvier 1936 ; « U.R.S.S.
1936 », n° 361, 10 avril 1936 ; « La Main tendue ?… Les faits répondent », n° 377, 10 janvier 1937.
[31]
« Remise aux aumôniers sociaux, cette petite publication va devenir la ‘bible sociale’ du mouvement québécois
en faveur de la participation des travailleurs à le gestion des entreprises. Il constitue l’un des documents de
base des Journées d’étude du printemps 1947, rencontre qui donnera lieu à la publication de la Commission
sacerdotale d’études sociales (CSÉS) intitulée La Participation des travailleurs à la vie de l’entreprise, »(pp. 12-13)
rééditée avec la brochure française qui l’inspira (la présente citation provient de la p. 83) par Suzanne Clavette
dans un ouvrage paru sous le titreParticipation des travailleurs et réforme de l’entreprise. Québec : Presses de
l’Université Laval, coll. « Histoire sociale – Documents », 2006.
[32]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 173.
[33]
Cité dans Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 547-548.
[34]
Alexandre Marc, À hauteur d’homme, la révolution fédéraliste. Paris : Éditions «Je sers », 1948.
[35]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 548.
[36]
Dupuis & Marc, « Corporation », loc. cit., p. 28.
[37]
Hyacinthe Dubreuil, L’Exemple de Bat’a. La libération des initiatives individuelles dans une entreprise géante. Paris :
Grasset, coll. « Les écrits » dirigée par Jean Guéhenno, 5e série. Dubreuil publiera après la guerre une brochure
sur L’Esprit fédéraliste et les problèmes économiques. Paris : Presse Libre, collection des Cahiers de La République
moderne, 1948.
[38]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 548-549.
[39]
Cité dans Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 549.
[40]
Loc. cit., p. 544. Marc fait référence en note à un autre ouvrage de Hyacinthe Dubreuil,À chacun sa chance.
L’organisation du travail fondée sur la liberté. Paris : Grasset, 1934.
[41]
Id.
[42]
Loc. cit., p. 547. Dans une note à son article « Corporation » de 1934, Marc avait défendu la légitimité du profit du
moment qu’il s’insère dans un cadre institutionnel approprié : « Nous sommes parmi ceux qui, depuis des
années, ont réclamé une restauration des valeurs de l’esprit ; mais c’est méconnaître complètement l’homme, le
mutiler même, que de ne pas admettre la légitimité du profit qui correspond à l’invention, à l’initiative et au
risque personnel. […] La société ordonnée ne réserve au profit que le domaine qui lui est propre, celui de
l’économie libre, c’est-à-dire corporative. »(Loc. cit., p. 12 ; cf Alexandre Marc, « Apologie du profit », in L’Europe
en formation, n° 126-127, septembre-octobre 1970, pp. 5-11.)
[43]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 547.
[44]
Voir deux articles de Christian Roy dans le « magazine transculturel » Vice Versa (qui parut à Montréal de 1983 et
1997 et dont la collection complète vient d’être mise en ligne sur son nouveau site anysofts.com/viceversaM), n°
29, mai-juin 1990, pp. 30-32 : « Genève - Rome - Budapest : Idées pour l’Europe nouvelle », sur les échos de
projets personnalistes de revenu de citoyenneté dans la pensée socio-économique contemporaine, suivi d’un
entretien avec Edwin Morley-Fletcher dans le n° 41, avril-mai 1993, pp. 10-11 : « Rome Revisited : Idées nouvelles
pour l’Italie, de la fin du marxisme à la fin du craxisme ». Dans la vision de Meade, « the Agathotopians have
devised institutions which rely very largely on self centred enterprising behaviour in a free competitive market but which, at
the same time, put great stress upon co-operation between individuals in producing the best possible outcome and upon a
compassionate attitude to those who would otherwise lose out. » (James Meade, Agathotopia : The Economics of
Partnership. A Tract for the Times Addressed to All Capitalists and Socialists who Seek to Make the Best of Both
Worlds. Aberdeen : The David Hume Institute, Aberdeen University Press, 1989, p. 1.)
[45]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 546.
[46]
Voir l’article de Farid Lekeal, « De la révolution du droit au gouvernement du droit », in L’Europe en formation, n°
309, été 1998, pp. 141-177, ainsi que sa thèse de doctorat en droit soutenue en 1989 à l’Université de Lille
II, Syndicalisme juridique, personnalisme et fédéralisme intégral (contribution originale à la théorie juridique du
fédéralisme), et l’ouvrage d’Émilie Courtin, Droit et politique dans l’œuvre d’Alexandre Marc, l’inventeur du fédéralisme
intégral. Préface de Vlad Constantinesco. Paris : L’Harmattan, 2007.
[47]
Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux », in L’Ordre Nouveau, n° 29, 15 mars 15 1936, p. 25, citant Maurice
Hauriou, « La théorie de l’institution et de la fondation », inCahiers de la Nouvelle Journée, n° 4 (1925), pp. 2-45.
[48]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 544.
[49]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 545.
[50]
Réagissant à ce type de discours, le sociologue Richard Sennett, auteur de Le Travail sans qualité. Les conséquences
humaines de la flexibilité. (Paris : Albin Michel, 2000), a pu écrire dans un sens apparenté à propos du partage du
travail : « En France, vous opposez de façon trop systématique la sécurité à la flexibilité. Il existe une troisième
voie plus sophistiquée, qui consiste à aider les individus à être constamment au travail même s’ils ne travaillent
pas à plein temps. L’État doit réorganiser cette flexibilité, conséquence inévitable du système capitaliste, pour
nous fournir la « continuité » (et non plus, d’ailleurs, de la « sécurité ») à l’intérieur de cette flexibilité. L’emploi
peut changer ; mais le fait d’être continuellement au travail est une chose que l’État peut garantir, au moins à
temps partiel. » Richard Sennett, « Nous ne sommes pas condamnés à être malheureux au travail »,
in Philosophie Magazine, n° 16 (dossier « Je travaille donc je suis »), février 2008, p. 53.
[51]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 548.
[52]
Même la théorie des réseaux chère au management moderne semblerait déjà s’inscrire dans la logique de
communion des institutions telle qu’elle peut s’appliquer entre les entreprises, dans la mesure où « les accords
d’alliance et de partenariat ne sont rien s’ils ne sont pas supportés par des individus ‘qui ont envie que ça
marche’. L’investissement dans des réseaux est avant tout un investissement humain : un individu qui cherche
à créer, développer ou maintenir des liens sociaux. » Bernard Cova, « Aux limites des dernières théories en
management : le don! », in Revue du MAUSS semestrielle, n° 2, 1993, p. 164.
[53]
Georges Renard, « La théorie de l’institution », in Archives de philosophie du droit, Paris : Éditions du Recueil Sirey,
1931, cité dans Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux », in L’Ordre Nouveau, n° 29, 15 mars 1936, p. 25.
[54]
Georges Renard, La Théorie de l’Institution, vol. I. Paris : Éditions du Recueil Sirey, 1930, pp. 436, 441, 442, etc.
[55]
Ibid., Addenda, p. 614.
[56]
Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux », loc. cit., p. 21.
[57]
Voir C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism : From Hobbes to Locke. Oxford : Clarendon
Press, 1962.
[58]
Voir les études classiques de l’historien du droit F. W. Maitland, State, Trust and Corporation. David Runciman &
Magnus Ryan, éds. Cambridge : Cambridge University Press, coll. « Cambridge Texts in the History of Political
Thought », 2003.
[59]
Mireille Marc-Lipiansky, « Esquisse d’une économie fédéraliste », in L’Europe en formation, n° 190-192, janvier-
mars 1976, publié comme brochure par le CIFE en 1976 et en 1984, pp. 45-46.
[60]
Telle est du moins la thèse provocatrice mais fort éclairante du juriste Joel Bakan dans son livre The Corporation.
The Pathological Pursuit of Profit and Power, écrit en lien avec le documentaire canadien internationalement
primé The Corporation (2004) de Mark Achbar et Jennifer Abbott ; voir son site
officiel : www.thecorporation.com.
[61]
Freitag, op. cit., p. 30.
[62]
Rolande Pinard, La Révolution du travail. De l’artisan au manager. Préface de Dominique Méda. Montréal :
Liber/Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 311ss.
[63]
Ibid., p. 308.
[64]
Ibid., p. 320.
[65]
Ibid., p. 318.
[66]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 543. Répondant le 19 mars 1935 à une lettre que lui avait écrite Marc
le 10 mars pour commenter son important article sur « L’idéal historique d’une nouvelle chrétienté » dans La
Vie intellectuelle, vol. XXXIII, n° 1, 25 janvier 1935, pp. 181-232, Jacques Maritain convenait qu’on pouvait y trouver
un point de contact avec l’Ordre Nouveau sur la notion de minimum vital :
Quant aux biens élémentaires dont il est question p. 218, je suppose, à la seule inspection des termes, qu’il s’agit là de la
même chose à laquelle vous pensez en réclamant « la garantie de la satisfaction des besoins vitaux » ou « la base de départ
assurée à tous ». Il est clair que le niveau de ces biens varie suivant les états de civilisation. L’essentiel se rapporte au pain et
au toit, au minimum de biens matériels nécessaire à l’exercice de la vertu, – et au minimum de biens intellectuels nécessaire
à ce même usage.

L’idée de minimum vital fut popularisée pour un lectorat catholique en 1937 par l’écrivain et futur historien de
l’Église Henri Daniel-Rops, le porte-parole le plus efficace de l’Ordre Nouveau – voire du personnalisme en
général à l’époque, dans son livre Ce qui meurt et ce qui naît, dont un extrait sur ce sujet parut dans La Vie
intellectuelle, vol. XLVII, n° 2, 31 janvier 1937, pp. 207-221 ; il fit aussi l’objet d’un compte-rendu de Christian
Ducasse dans le n° 3 du vol. XLIV, 15 mai 1937, pp. 467-473.
[67]
Jean Zin, « Sortir du capitalisme », mardi, 26 janvier 2010, jeanzin.fr/index.php?post/2010/01/26/Sortir-du-
capitalisme
[68]
Isabelle Le Moulec-Deschamps, Alexandre Marc, un combat pour l’Europe. Thèse de doctorat en droit pour
l’Université de Nice, 1992, p. 178.
[69]
Mireille Marc-Lipiansky, loc. cit., p. 49. Voir aussi Françoise Flamme, Les Doctrines fédéralistes et leurs aspects
économiques. Jemappe-lez-Mons (Belgique) : Institut supérieur d’agrégation de commerce, 1976.
[70]
René Dupuis, « La Corporation », in L’Avant-Poste, vol. 5, n° 2, janvier-février 1934, p. 43. La contribution de
Dupuis (avec Marc ?) à ce numéro spécial d’une revue littéraire belge basée à Verviers et Bruxelles – « Cahier
consacré aux idées de L’Ordre Nouveau » – allait passer pour l’essentiel dans le texte co-écrit avec Marc pour le
numéro de leur propre revue sur ce thème quelques mois plus tard : René Dupuis & Alexandre Marc,
« Corporation », in L’Ordre Nouveau, n° 10, 15 avril 1934, pp. 8-28.
[71]
Voir Olivier Dard, «Voyage à l’intérieur d’X-Crise », in Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 47, juillet-septembre
1995, pp. 132-146.
[72]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., pp. 174-175.
[73]
Cité dans Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 540.
[74]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175.
[75]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., p. 540.
[76]
Gérard Bardet, Une expérience de collaboration ouvrière à la direction d’une usine, supplément à L’Organisation de
septembre 1933 dont Marc tira le gros de ses informations et citations.
[77]
Bardet, Une expérience de collaboration ouvrière à la direction d’une usine, cité dans Marc, « L’Entreprise
humanisée », loc. cit., p. 540.
[78]
Alexandre Marc, « Le droit et les faits sociaux », in L’Ordre Nouveau, n° 29, 15 mars 1936, p. 25, citant Maurice
Hauriou, La théorie de l’institution.
[79]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175.
[80]
Bardet, loc. cit.
[81]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., pp. 96-97.
[82]
Bardet, loc. cit.
[83]
Margaret L. Krecker, « From the ‘Instinct of Workmanship’ to ‘Gift Exchange :’ Employment Contracts, Social
Relations of Trust, and the Meaning of Work », inResearch in the Sociology of Work, Vol. 5, 1995, p. 115.
[84]
Bardet, loc. cit.
[85]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 160.
[86]
Ibid., pp. 164-165.
[87]
Ibid., p. 175.
[88]
Rappelons les grands jalons de la législation française régissant la représentation collective du travail au milieu
du siècle dernier :
 la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives, comportant une clause sur la création de délégués
élus par le personnel ;
 les décrets-lois du 12 novembre 1938 et du 10 novembre 1939 sur les délégués du personnel ;
 l’ordonnance du 22 février 1945 instituant des comités d’entreprise ;
 la loi du 16 avril 1946 fixant le statut des délégués du personnel ;
 la loi du 16 mai 1946 sur les comités d’entreprise ;
 le décret du 1er août 1947 instituant les comités d’hygiène et de sécurité ;
 la loi du 27 avril 1956 tendant à assurer la liberté syndicale et la protection du droit syndical ;
 la loi du 18 juin 1966 modifiant l’ordonnance du 22 février 1945 sur les comités d’entreprise ;
 la loi du 27 décembre 1968 relative à l’exercice du droit syndical dans l’entreprise.
On pourrait mentionner, en regard de ces développements venus d’en haut, une série d’initiatives venues d’en
bas, culminant avec l’expérience d’autogestion syndicale des usines de boîtiers de montre LIP en 1973-74, dont
l’intérêt n’échappa pas à des anciens de l’Ordre Nouveau tels Pierre Prévost (d’après mes entretiens avec lui),
l’un de ceux qui avaient suivi de près dans le Bulletin de liaison du mouvement les « germes Ordre Nouveau »
décelables dans des entreprises comme celle de Bardet. Voir le témoignage rédigé en 1975 par Charles Piaget,
« LIP, Les effets formateurs d’une lutte collective », inEntropia. Revue d’étude théorique et politique de la décroissance,
n° 2 (dossier « Décroissance et travail »), printemps 2007, pp. 141-166.
[89]
Bellier, Rouvillois & Vuillet, op. cit., p. 175.
[90]
Ibid., p. 170.
[91]
Ibid., p. 172.
[92]
Voir Christian Roy, «La théorie maussienne à l’origine de la critique sociale personnaliste d’Arnaud Dandieu
(1897-1933) », in Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), n° 19, 1er semestre
2002, pp. 357-371.
[93]
Krecker, loc. cit., p. 124.
[94]
Loc. cit., p. 106.
[95]
Loc. cit., p. 115.
[96]
Bardet, loc. cit.
[97]
Hervé Philippe, « Godin, inventeur de l’économie sociale de Jean-François Draperi, Les Éditions REPAS, 2008 »,
in L’Objecteur de croissance, vol. 2, n° 1, hiver 2010, p. 16.
[98]
Marc, « L’Entreprise humanisée », loc. cit., pp. 542-543.
[99]
Henri Guitton, « Quelques livres -A propos de la crise du capitalisme », in La Vie intellectuelle, vol. XLVII, n° 3, 10
février 1937, pp. 422-423.
[100]
Dès novembre 1930, Alexandre Marc avait pu soutenir, en conclusion d’un discours retentissant au Club du
Moulin Vert dont sortira l’Ordre Nouveau, qu’une nouvelle guerre mondiale étant inévitable, il n’y avait que
deux choix possibles : « ou bien reconnaître qu’il n’y avait rien à faire et s’installer au Canada, où l’on parlait
français, afin d’y fonder une colonie qui constituerait une réserve pour reconstruire la France après la guerre,
ou bien rester en France pour tenter d’empêcher le déclenchement d’une guerre en renforçant le pays par
l’établissement d’un Ordre Nouveau qui permette de sortir des diverses impasses du monde moderne […]. »
Christian Roy,Alexandre Marc et la Jeune Europe 1904-1934 : L’Ordre Nouveau aux origines du personnalisme, avec une
postface de Thomas Keller : «Le personnalisme de l’entre-deux-guerres entre l’Allemagne et la France », Nice,
Presses d’Europe, 1999 (Prix de la Fondation Émile-Chanoux, Aoste, 1997), pp. 43-44. La véracité de ce souvenir
de Marc semble confirmée par l’expression écrite de la même vision des choses huit ans plus tard, alors que
paraît l’ultime numéro de L’Ordre Nouveau, dans une lettre à Gérard Payer du 16 septembre 1938 : « Quant à vous,
Canadiens français, votre responsabilité devant la Nation française et devant le monde risque de s’alourdir
brusquement d’un poids considérable ; si la guerre éclate, vous serez encore plus responsables que par le passé
de la survivance des valeurs révolutionnaires et humaines, des valeurs françaises et chrétiennes. Moralement,
elles sont invincibles ; mais une prochaine guerre risquerait de les écraser matériellement. À vous alors de tout
sacrifier pour aider les survivants à les maintenir, à les jeter de nouveau à la face du monde. »
[101]
Voir Christian Roy, «Le personnalisme de L’Ordre Nouveau et le Québec 1930-1947 : son rôle dans la formation de
Guy Frégault », in Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 46, n° 3, hiver 1993, p. 477.
[102]
Voir Suzanne Clavette, « Présentation », Participation des travailleurs et réforme de l’entreprise, Québec : Presses de
l’Université Laval, coll. « Histoire sociale – Documents », 2006.
[103]
René Dupuis & Alexandre Marc, « Corporation », in L’Ordre Nouveau, n° 10, 15 avril 1934, p. 10n1.
[104]
Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 26 septembre 1938.
[105]
Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 16 septembre 1938.
[106]
Voir Christian Roy, «Le personnalisme de L’Ordre Nouveau et le Québec 1930-1947 : son rôle dans la formation de
Guy Frégault », loc. cit.
[107]
Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 26 septembre 1938.
[108]
Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 26 septembre 1938.
[109]
Lettre d’Alexandre Marc à Jean-Marie Parent, 27 octobre 1938.
[110]
Lettre d’Alexandre Marc à Jean-Marie Parent, 31 janvier 1939.
[111]
Lettre d’Alexandre Marc à ses « Chers Compagnons » au Canada, 8 novembre 1938.
[112]
Lettre de Jean-Marie Parent à Alexandre Marc, 2 septembre 1938.
[113]
Lettre de Jean-Marie Parent à Alexandre Marc, 1er décembre 1938.
[114]
Pris à partie dans un article de Marc, « Le corporatisme français prépare-t-il sa révolution copernicienne »,
dans L’Actualité économique, vol. XIV, 1,5-6, août-septembre 1938, pp. 311-322, François Perroux y répondit dans
« Pour et contre la communauté de travail », in Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 8,3-4 (cahier
double sur le corporatisme), 1938, pp. 68-99.
[115]
Voir Allen Douglas, From Fascism to Libertarian Communism. Georges Valois against the Third Republic. Berkeley, Los
Angeles, Oxford : University of California Press, 1992.
[116]
Péguy et la vraie France parut aux Éditions Serge à Montréal en 1944 avec, outre le texte de Guy Frégault et Jean-
Marie Parent : « Péguy, image de la France réelle »(pp. 167-191), celui d’Alexandre Marc, « Nous qui sommes
l’autorité » (pp. 235-280), qu’il reprendra en postface à son Péguy et le socialisme (Paris & Nice : Presses d’Europe,
1973, pp 159-184).
[117]
Isabelle Le Moulec-Deschamps, op. cit., pp. 160-198.
[118]
Lettre d’Alexandre Marc à Gérard Payer, 2 juin 1939. Le « camp de St-Léger » en question pourrait en être un
second prévu mais non réalisé au même endroit où fut officiellement lancé un « Mouvement Fédérateur des
Forces Authentiques Françaises », lors d’un congrès qui se tint les 27 et 28 août 1938 à Saint-Léger-les-Mélèzes
près de Gap dans les Hautes-Alpes, dont il fut rendu compte dans les Feuillets fédérateurs français, n° 2, 25
septembre 1938. Ce congrès de Saint-Léger des Fédérés fut suivi d’un autre congrès documenté à Boulogne-
Billancourt dans la banlieue parisienne du 11 au 13 novembre 1938.
[119]
Lettre de Gérard Payer à Alexandre Marc, 13 janvier 1939.
[120]
Voir l’article d’Eugène Primard sur le Congrès annuel de la Société de Saint-Louis dansLa Vie intellectuelle, vol.
XXXI (1935), pp. 298-308.
[121]
C’est dans les pages d’Où va la France que parut « L’union ou la mort », appel de Marc aux non-conformistes à
sortir de leurs chapelles et à faire front commun, qui « eut un retentissement particulier puisqu’il provoqua la
rencontre de Saint-Léger. » Le Moulec-Deschamps, op. cit., p. 173.
[122]
Texte de Jean Plaquevent cité dans Jean de Saint Leger, Jean Plaquevent (1901-1965). Malakoff : Association
ESSOR-Jean Plaquevent, s.d., p. 73.
[123]
Jean de Saint Leger, op. cit., p. 76.
[124]
Ibid., pp. 74-75.
[125]
Lettre de Gérard Payer à Alexandre Marc, 18 mai 1939. On touche peut-être ici à une belle occasion manquée de
souder une coopération éditoriale organique d’esprit personnaliste entre la France et le Québec. En effet,
l’Occupation de la France allait bientôt permettre à l’édition québécoise de prendre un soudain envol en devant
suppléer à l’inaccessibilité des fournisseurs français par l’édition locale de titres qui n’étaient plus soumis au
régime habituel du copyright, provenant d’un territoire « ennemi ». Montréal devint ainsi l’une des plaques
tournantes de l’édition française internationale, y compris pour des œuvres d’auteurs émigrés, souvent proches
du personnalisme, comme nombre de ces nouveaux éditeurs québécois. Payer ne joua pas un grand rôle parmi
eux, mais qu’en eut-il été si le partenariat avec le Seuil avait survécu à la guerre ? Au lieu de cela, sa fin marqua
un désolant « retour à la normale » après cet exaltant printemps : la logique commerciale hexagonale reprit ses
droits jusqu’au Seuil et les liens se dénouèrent avec l’édition québécoise, prise entre deux feux idéologiques : la
gauche française qui lui reprochait d’avoir publié certains auteurs proches de Vichy et l’Église encore toute-
puissante qui ne tolérait plus que paraissent des auteurs réputés « avancés », épaulée par un nouveau
gouvernement provincial à la lourde censure « anticommuniste ». Voir le catalogue d’une récente exposition à
la Bibliothèque nationale du Québec : Jacques Michon, 1940-1948, les éditeurs québécois et l’effort de guerre. Québec :
Presses de l’Université Laval ; [Montréal] : Direction de la programmation culturelle de BAnQ, 2009.
[126]
Charte des Fédérés, p. 50, citée par Isabelle Le Moulec-Deschamps, op. cit., p. 178.
[127]
Voir Jeff Rubin, Demain un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation. Traduit de
l’anglais par Rachel Martinez et Louis Tremblay. Montréal : Hurtubise HMH, 2010.
[128]
Charte des Fédérés, p. 32, citée dans id.

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