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paul géhin

À PROPOS D’UNE EXPRESSION DES


CHAPITRES SUR LA PRIÈRE D’ÉVAGRE

« Vis selon l’intellect »

Cette étude concerne un texte de la fin du 4e siècle, qui se situe à une


époque plus haute que l’objet de ce colloque. Les Chapitres sur la prière
d’Évagre n’en demeurent pas moins une référence obligée pour qui veut
étudier les conceptions byzantines sur la prière. À l’imitation d’Origène,
son lointain maître alexandrin, Évagre le Pontique (ca. 345-399) 1 a com-
posé un traité sur la prière qu’il a divisé en 153 petits chapitres (kepha-
laia), au nombre des poissons de la pêche miraculeuse de Jean 21, 1-14,
nombre auquel il accorde une valeur symbolique. Les chapitres sont pré-
cédés d’une lettre d’envoi, au style très soigné, parfois alambiqué, notam-
ment en ce qui concerne la symbolique des nombres, et en tout point
conforme aux canons de l’art épistolaire tardo-antique. Le destinataire
en est malheureusement inconnu. En attendant la parution de l’édition
critique que je prépare, on peut lire ce traité dans deux éditions diffé-
rentes, celle de la Patrologia Graeca 2 qui reprend l’édition Suarès, parue
à Rome en 1673, et celle de la Philocalie des Pères neptiques, 3 compilée
par Nicodème l’Hagiorite et Macaire de Corinthe et parue à Venise en
1782 (republiée de nombreuses fois et traduite en roumain et dans les
langues slaves). 4 Le texte de la Philocalie est en général considéré comme
supérieur à celui de l’édition Suarès, établie sur la base d’un manuscrit
tardif copié à Chypre en 1564-65, quelques années avant la prise de l’île

1
Sur l’auteur, voir la synthèse d’A. Guillaumont, Un philosophe au désert,
Évagre le Pontique, Textes et traditions, 8. Paris 2004.
2
PG 79, 1165-1200.
3
Φιλοκαλία τῶν ἱερῶν νηπτικῶν, I, éd. Athènes 1957, 176-189. La numérotation
suivie ici, celle de l’édition annoncée, correspond la plupart du temps à celle de la Phi-
localie, mais peut être décalée d’une unité par rapport à celle de la Patrologia Graeca de
Migne ; ce décalage est signalé entre crochets droits, par ex. 36 [M35] signifie que le
chapitre porte le n° 36 dans notre édition et dans la Philocalie et le n° 35 chez Migne (M
= Migne).
4
V. Conticello / E. Citterio, « La Philocalie et ses versions », dans C. G.
Conticello / V. Conticello (eds), La théologie byzantine et sa tradition, II, Cor-
pus Christianorum. Turnhout 2002, 999-1021.

Byzantine Theology and its Philosophical Background, edited by Antonio Rigo, Studies in
Byzantine History and Civilization, 4 (Turnhout, 2011), pp. 17-31.
© BREPOLSHPUBLISHERS10.1484/M.SBHC-EB.1.100960
paul géhin

par les Turcs. 5 Je montrerai cependant dans mon édition que le texte
de la Philocalie, malgré ses qualités, ne mérite pas une entière confiance,
puisqu’il emprunte à deux traditions textuelles différentes et se révèle
être en définitive un produit hybride.
Un des grands mystères qui entoure la tradition des Chapitres sur
la prière est son attribution : le monde byzantin ne les connaît en effet
que sous le nom de Nil, un auteur du 5e siècle, dont l’identité est mal
définie (Nil le Sinaïte, Nil d’Ancyre ?), mais qui a une production lit-
téraire propre, d’ailleurs influencée par Évagre. 6 L’attribution nilienne
remonte à une époque assez haute, puisque c’est déjà sous le nom de
Nil que les Apophthegmata patrum citent quelques chapitres du traité. 7
La restitution à Évagre a été effectuée en 1934 par le Père Irénée Haus-
herr dans un important article du tome XV de la Revue d’ascétique et
de mystique, qui a été repris sous une forme remaniée en 1960 dans Les
leçons d’un contemplatif. 8 Pour ce faire, le jésuite de l’Institut Pontifical
Oriental de Rome s’est appuyé sur des éléments de critique externe et de
critique interne. Il a noté que l’attribution nilienne n’était pas unanime,
puisque une version syriaque du 5e siècle, qui s’arrête malheureusement
au chapitre 32, et une version arabe, cette fois complète, attribuent cor-
rectement les chapitres à Évagre ; par ailleurs Évagre annonce lui-même
la composition de l’ouvrage à la fin du chapitre 22 du traité Sur les pen-
sées, dont l’authenticité est fermement établie : « Pour quelle raison les
représentations d’objets sensibles, quand elles persistent, détruisent la
science, cela sera dit dans les Chapitres sur la prière ». 9 Les progrès de la
recherche évagrienne et la connaissance toujours plus précise des œuvres
n’ont fait que corroborer cette réattribution, qui est désormais consi-
dérée comme un fait acquis par les spécialistes de patristique, mais pas
toujours par les milieux monastiques orthodoxes. 10

5
Il s’agit du ms. Città del Vaticano, BAV, Ottoboni gr. 25 (voir P. Géhin, SC 438,
54-55).
6
Voir M.-G. Guérard, Nil d’Ancyre, dans Dictionnaire de Spiritualité, XI
(1981), 345-356.
7
PG 65, 305.
8
I. Hausherr, Les leçons d’un contemplatif. Le Traité de l’oraison d’Évagre le
Pontique. Paris 1960.
9
P. Géhin/A. et C. Guillaumont, Évagre le Pontique. Sur les pensées, SC, 438.
Paris 1998, 232-233.
10
Ainsi l’archimandrite Eusebios N. Vittis, Aux cimes de l’intelligible. Le trai-
té de la Prière de saint Nil l’Ascète. Grez-Doiceau 1997 (traduction française par E.
Bonvoisin de l’original grec).


Une expression d’ÉVAGRE

Ce traité a reçu une assez large diffusion à la période byzantine,


puisque il est encore conservé, en totalité ou en partie, par plus de cent
manuscrits grecs. Cette popularité ne peut cependant pas rivaliser avec
celle de l’Échelle de Jean Climaque ; elle est légèrement inférieure à celle
des IV Centuries sur la charité de Maxime le Confesseur, dont l’éditeur
A. Ceresa-Gastaldo signale plus de 140 manuscrits. L’œuvre a circulé sur
toute l’étendue de l’empire byzantin jusqu’en Italie méridionale d’où
nous sont parvenues deux copies, l’une réalisée dans l’entourage de Nil
de Rossano vers la fin du 10e s. ou au début du 11e s., 11 et l’autre en terre
d’Otrante à la fin du 13e s. 12 Par ailleurs on dispose d’une tradition indi-
recte abondante, dans divers types de florilèges. Ajoutons que le traité
a été traduit en syriaque, arabe, géorgien, arménien et slavon, et parfois
plusieurs fois dans une même langue. 13 En revanche, il ne semble pas
avoir existé de traduction latine ancienne, et c’est par l’intermédiaire de
Cassien que l’Occident a eu accès à l’enseignement d’Évagre sur la prière.

*
*            *

L’expression placée en exergue de cette communication est tirée du cha-


pitre 110, dont voici le texte intégral : « Aie le regard fixe (ameteôriston)
dans ta prière, et après avoir renié ta chair et ton âme, vis selon l’intel-
lect ». À lui seul le chapitre donne le ton de l’ensemble du traité. On
comprend immédiatement que c’est l’intellect qui est concerné en prio-
rité dans l’exercice de la prière. Le chapitre donne aussi un aperçu de ce
qui fait l’attrait de l’œuvre évagrienne, la qualité du style, l’originalité
et la netteté de la pensée, la savante combinaison des références scriptu-
raires, philosophiques et patristiques. 14
11
Città del Vaticano, BAV, Vat. gr. 2028, voir P. Géhin, Evagriana d’un manuscrit
basilien (Vaticanus gr. 2028 ; olim Basilianus 67), Le Muséon 109 (1996) 59-85.
12
Firenze, BML, Laur. IX.16. Le manuscrit est palimpseste.
13
I. Hausherr, Le “De Oratione” d’Évagre le Pontique en syriaque et en arabe,
OCP 5 (1939) 7-71 ; P. Géhin, Les versions syriaques et arabes des Chapitres sur la
prière d’Évagre le Pontique : quelques données nouvelles, dans Les Syriaques transmet-
teurs de civilisations. Patrimoine syriaque, Actes du Colloque IX. Antélias-Liban 2005,
181-197.
14
L’expression entre déjà dans le titre d’un article ancien de G. Bunge, “Nach
dem Intellect leben”. Zum sog. “Intellektualismus” der evagrianischen Spiritualität , dans
W. Nyssen (Hrsg.), “SIMANDRON – Der Wachklopfer”. Gedenkenschrift für Klaus
Gamber (1919-1989). Schriftenreihe des Zentrums patristischer Spiritualität im Erzbis-
tum Köln, 30. Köln 1989, 95-109. S’opposant aux jugements de Hans-Urs von Balthasar
et Irénée Hausherr sur la mystique évagrienne, l’auteur entend montrer qu’elle n’est pas


paul géhin

Avant d’examiner plus en détail la sentence, il convient de dire


quelques mots de la forme littéraire. Évagre s’exprime de préférence par
le moyen de textes courts, les kephalaia, qui constituent un tout auto-
nome de quelques lignes, facile à mémoriser et susceptible de nourrir
la méditation des moines. Son style est très travaillé et reflète le niveau
culturel des élites de la fin du 4e siècle, brillamment représentées par les
Cappadociens, Basile et les deux Grégoire ; Évagre considère d’ailleurs
Grégoire de Nazianze comme son véritable maître en matière de rhéto-
rique, de philosophie et de théologie, même si d’illustres anciens l’ont
également influencé, comme Clément d’Alexandrie et Origène. La com-
position des Chapitres sur la prière n’est pas aussi élaborée que celle du
Traité Pratique, 15 divisé en dix sections distinctes, et il serait vain d’y
chercher un plan bien net. On voit seulement se constituer de petits
ensembles, soit sur une base thématique, soit sur une base formelle. Par
exemple, les chapitres 5-8 ont trait aux larmes, les chapitres 106-109 et
111-112 sont des histoires monastiques, telles qu’on en rencontre dans
les Apophtegmes des Pères du désert, les chapitres 117-123 sont des ma-
carismes. On notera un souci de variété, dans sa façon de faire alterner
textes analytiques et textes parénétiques, et l’usage de formes codifiées
comme les définitions, les macarismes, les apophtegmes. Assez souvent
les chapitres s’enchaînent les uns aux autres par la reprise dans le chapitre
suivant d’un ou deux termes du précédent. Évagre sait à l’occasion faire
preuve d’humour, comme dans le chapitre 105 : « Rejette les nécessi-
tés du corps pendant l’exercice de la prière, afin que l’énorme gain de ta
prière ne soit pas gâté par une piqûre de pou, de puce, de moustique ou
de mouche », ou encore créer la surprise, comme dans le chapitre 110
placé au départ de cet exposé et que nous allons maintenant analyser.
Ce chapitre est d’autant plus incisif qu’il s’insère dans une série
d’historiettes monastiques, de structure narrative et d’une longueur
inhabituelle (chapitres 106-109 et 111-112), destinées à illustrer l’insen-
sibilité du véritable orant au monde extérieur, aux agressions physiques
des démons et même à l’arrivée d’anges. Le chapitre est pourtant lié à
ses voisins ; il ne fait en somme que théoriser ou traduire sur le mode
impératif ce que racontent les histoires : celui qui prie vraiment doit se

une mystique intellectualiste et impersonnelle, mais au contraire profondément trini-


taire et personnelle. Le présent article va à contrecourant de cette position qui est guidée
par un louable souci d’apologie et qui minimise les influences philosophiques subies et la
part d’audace métaphysique propre à la pensée évagrienne.
15
Éd. A. et C. Guillaumont, Évagre le Pontique. Traité pratique ou le moine,
SC, 170-171. Paris 1971.


Une expression d’ÉVAGRE

concentrer sur un objectif unique et oublier le monde extérieur, les né-


cessités corporelles et les mouvements de l’âme, pour vivre selon l’intel-
lect. Examinons les trois composantes de ce chapitre.
1. « Aie le regard fixe (ameteôriston) dans ta prière ». C’est une invi-
tation à ne pas divaguer, à ne pas se laisser distraire et à se concentrer
sur un objet unique. Cela rappelle une phrase célèbre des Bases de la vie
monastique, consacrée à la méditation dans l’hesychia : « Assis dans ta
cellule, rassemble ton intellect ». 16 Pourtant le vocabulaire employé ici
n’est pas typiquement évagrien et s’inspire plutôt de Basile de Césarée,
chez qui le mot ameteôriston apparaît à plusieurs reprises, dont une fois
dans l’Ascéticon en relation directe avec la prière. La question 201 de
Basile est en effet ainsi formulée : « Comment peut-on réaliser l’ame-
teôriston dans la prière ? ». 17 Évagre préfère à ce terme l’adjectif aperis-
pastos (35) 18 et l’adverbe correspondant aperispastôs (17 et 118). Citons
seulement le chapitre 35 : « La prière sans distraction (aperispastos) est la
plus haute intellection de l’intellect ». 19
2. « Après avoir renié ta chair et ton âme». Ce segment de phrase
nous fait changer de registre. Il fait écho à deux chapitres placés en tête
du traité : « Va, vends tes biens et donne-les aux pauvres, et prenant ta
croix, renie-toi toi-même, afin de pouvoir prier sans distraction (aperis-
pastôs) » (17) ; « Si tu veux prier convenablement, renie-toi à tout ins-
tant et sois philosophe pour la prière en supportant de multiples tracas »
(18). Comme l’indique l’allusion à Matthieu 16, 24 dans le premier des
deux chapitres, l’idée de reniement de soi est d’origine scripturaire, mais

16
PG 40, 1261a12-13 ; Φιλοκαλία, I (cf. n. 3) 42, lignes 12-13. Le texte a été repris
dans les Apophtegmes (PG 65, 173).
17
PG 31, 1216bc. Le mot réapparaît à la question suivante, mais dans un contexte
plus large : « Est-il possible de réaliser l’ameteôriston en tout et toujours et comment le
réaliser ? » (PG 31, 1216c). Absent de l’œuvre de Grégoire de Nazianze, l’adjectif ou
l’adverbe correspondant sont attestés chez Grégoire de Nysse dans un contexte soit ascé-
tique (Traité de la virginité VI, 1, 15, SC 119, 340-341 et note 5) soit mystique (Sur les
titres des Psaumes I, vii, 14, SC 466, 206, ligne 16).
18
Chapitre qui manque dans la PG et dans toute une partie de la tradition manus-
crite.
19
L’idée de distraction est également exprimée par le verbe periblepesthai dans le
chapitre 44 [M43] : « Quand ton intellect regarde encore de tous côtés (periblepêtai) au
moment de la prière, c’est qu’il ne sait pas encore prier en moine, mais qu’il est encore du
monde, occupé à décorer la tente extérieure ». L’expression proseuchesthai aperispastôs
n’est pas biblique, et elle ne se répandra qu’à partir d’Évagre (voir SC 514, 144 note). On
signalera seulement une expression voisine chez Grégoire de Nazianze, Oratio 19, 7 : « le
fait d’être sans distraction (to aperispaston) dans les prières et les hymnes spirituelles »
(PG 35, 1052a10-11).


paul géhin

elle s’accorde aussi avec les conceptions ascétiques de Basile qui insiste
sur la nécessité de renoncer à toute volonté propre. Cette exigence d’un
double renoncement nous oblige à nous interroger rapidement sur la
place du corps et de l’âme dans la prière. Parlons d’abord du corps. Il
faut reconnaître qu’Évagre se préoccupe assez peu des aspects pratiques
de la prière (position, orientation, fréquence) : « Ne prie pas seulement
par des attitudes extérieures, mais tourne ton intellect vers la conscience
(eis sunaisthêsin) de la prière spirituelle avec grande crainte », dit-il au
chapitre 28. L’emploi du verbe trepein est intentionnel ; il indique que
l’orientation qui compte est celle de l’intellect, et non celle du corps
tourné vers l’Orient. Le corps est surtout un élément qu’il faut maîtriser
par les veilles et les jeûnes, afin que la lourdeur matérielle qui le caracté-
rise ne soit pas un obstacle à l’élan de l’esprit ni une source de distraction
en direction du monde sensible avec lequel il est en contact. L’expres-
sion « renier son âme » peut paraître étrange, si on oublie l’anthropolo-
gie sous-jacente, qui considère l’âme comme une faculté inférieure et le
siège des passions et des volontés mauvaises. Renier son âme, c’est donc
rejeter les mouvements passionnés qu’elle peut engendrer pour tendre
vers un état d’impassibilité. À plusieurs reprises, Évagre note en effet les
dégâts causés à la prière par diverses passions, par la colère (20-27), une
des passions les plus difficiles à guérir, mais aussi par la vaine gloire et
l’orgueil qui font courir les pires dangers aux plus parfaits (68-69 [67-
68], 73-74 [72-73], 116). La maîtrise des passions et la purification de
l’âme relèvent de la praktikê, elles sont un préalable à la prière, mais ne
forment pas l’objet même de la prière.
3. « Vis selon l’intellect ». Nous avons cette fois affaire à un véritable
slogan philosophique qui s’inscrit dans la plus pure tradition de l’intel-
lectualisme grec ; on pense en particulier à ce que dit Aristote à la fin de
l’Éthique à Nicomaque (X, VII). L’expression elle-même « vivre selon
l’intellect » se rencontre littéralement chez le philosophe Porphyre (De
abstinentia I, 48, 1). 20 Cela n’est peut-être pas un hasard, quand on sait
que l’œuvre d’Évagre porte les marques d’une connaissance, directe ou
indirecte, du disciple et éditeur de Plotin. 21 Évagre a sans doute lu l’Isa-
gogé, peut-être les Sentences aux intelligibles, dont la forme lui aurait ins-
piré les Képhalaia gnostica. Plusieurs expressions ont donc un parfum de
platonisme, voire de néoplatonisme, comme dans le chapitre 66 [M65]

20
Éd. J. Bouffartigue / M. Patillon, Collection des Universités de France. Paris
1977, 80.
21
Voir par exemple Pratique 52 (SC 171, 618-621 ; cf. n. 15) et Gnostique 41 (SC
356, 166-169).


Une expression d’ÉVAGRE

qui se termine par une autre formule frappée comme une médaille : « Va
immatériel à l’immatériel », qu’on n’a pas manqué de rapprocher des
derniers mots des Énnéades de Plotin selon l’édition porphyrienne. Je
cite le passage de Plotin en entier : « Voilà la vie des dieux et des hommes
divins et bienheureux, une libération des choses d’ici-bas, une vie qui
ne prend pas de plaisir à ces choses, une fuite du seul vers le Seul »
(VI, 9 [9], 11, 49-52). Le ch. 62 [M61] baigne dans la même atmos-
phère platonicienne : « Quand ton intellect, dans un ardent désir pour
Dieu, se retire subrepticement (hupanachôrei) pour ainsi dire peu à peu
de la chair et rejette toutes les représentations (noêmata) qui viennent
des sens, de la mémoire ou du tempérament (krasis), plein à la fois de
respect et de joie, estime-toi alors proche des frontières de la prière ».
La prière n’exige donc pas seulement la maîtrise des passions, mais le
retrait du monde sensible et matériel. La prière concerne en premier lieu
« l’homme intérieur » (Éphésiens 3, 17) qu’Évagre identifie, avec toute
la tradition alexandrine, au nous.
Le traité porte sur les formes supérieures de prière, dont l’organe est
l’intellect qui constitue la composante la plus haute de l’homme, son
être véritable. La présence massive du mot nous, 54 attestations, est en
elle-même significative, alors que le mot psuchê (âme) est attesté dix fois
seulement et que le mot kardia (cœur) est totalement absent. La prière
n’est pas l’affaire du corps ou de l’âme, mais de l’intellect. Le contrôle du
corps, la purification de l’âme qui mène à son impassibilité, n’ont d’autre
fin que de maintenir l’intellect à son rang éminent originel, dans une
position stable et exempte de trouble (2, 72 [M71] et 76 [M75]), de libé-
rer son activité propre, afin qu’il puisse « recevoir l’état recherché » (2),
l’objet même de la prière. Dans les différentes définitions qu’en donne
Évagre, la prière est présentée comme « la plus haute intellection de
l’intellect » (35) ou encore comme « l’activité qui convient à la dignité
de l’intellect, c’est-à-dire son usage le meilleur et le plus adéquat » (84).
Évagre avait divisé tout progrès spirituel en trois étapes principales, pra-
tique, physique et théologique. Il est intéressant de constater que dans les
œuvres de la dernière période, dont fait précisément partie notre traité, 22
ce schéma objectif tend à se transformer en un schéma subjectif : se repré-
senter le monde, contempler, prier. Il y a comme un transfert des formes
les plus élevées de contemplation et de connaissance sur la prière, si bien
que la connaissance de Dieu (theologia) et la prière sont placées sur le

22
Pour une chronologie relative des œuvres d’Évagre, voir Guillaumont, Un
philosophe (cf. n. 1) 163-170.


paul géhin

même plan et deviennent interchangeables, ainsi que l’indique la très cé-


lèbre formule du ch. 61 [M60] : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment
et si tu pries vraiment, tu seras théologien ». La prière est le lieu par ex-
cellence de la rencontre avec Dieu, de l’expérience de Dieu. 23 Reprenant,
en la modifiant légèrement, une définition de Clément d’Alexandrie, 24
Évagre déclare qu’elle est « une homilia de l’intellect avec Dieu », c’est-
à-dire un commerce intime et familier avec lui, un entretien avec lui sur
le mode des révélations vétérotestamentaires. La modification apportée
par Évagre à la définition de Clément consiste précisément dans l’ajout
du mot nous. Citons le chapitre 3 : « La prière est un entretien de l’intel-
lect avec Dieu. De quel état l’intellect a-t-il besoin pour pouvoir tendre
de façon irréversible vers son propre Maître et s’entretenir avec lui sans
aucun intermédiaire ? », ainsi que le suivant : « Si Moïse est empêché de
s’approcher du buisson apparu à terre, tant qu’il n’enlève pas la sandale
de ses pieds (Exode 3, 5), combien plus toi-même, qui veux voir celui
qui est au-dessus de toute sensation et pensée et t’entretenir avec lui, ne
devras-tu pas enlever de toi toute pensée passionnée ! »
En plaçant la prière au sommet de l’activité spirituelle, Évagre fait
d’elle l’enjeu principal de tout le combat ascétique, un combat aux di-
mensions cosmiques, qui n’engage pas seulement l’homme, mais aussi
les puissances démoniaques et angéliques. Cette insertion de la prière
à l’intérieur d’une problématique ascétique est nouvelle ; elle donne à
l’acquisition ou à la perte de la prière un caractère fortement dramatique.
Les manœuvres démoniaques n’ont alors d’autre but que d’entraver le
bon fonctionnement de l’intellect et de l’empêcher d’atteindre cet état
bienheureux de prière. Il s’ensuit aussi, autre nouveauté, que l’ascèse ne
s’arrête pas à l’âme, mais s’étend à l’intellect lui-même, qui est appelé
à effectuer des dépouillements de plus en plus radicaux. L’intellect ne
doit pas seulement se débarrasser des représentations passionnées, mais
encore des représentations simples liées au monde sensible, et même de
toutes les contemplations physiques, dont la multiplicité devient, à un
certain niveau, un obstacle à la rencontre avec Dieu. Évagre n’est pas un
adepte de la théologie apophatique ; il emploie pourtant pour désigner
23
Cette tendance à placer la prière au sommet de l’activité contemplative s’affirme
encore davantage dans les Chapitres des disciples d’Évagre, éd. P. Géhin, SC 514 : voir en
particulier Introduction, 55-56.
24
Voir A. Méhat, Sur deux définitions de la prière, dans G. Dorival / A. Le
Boulluec (eds.), Origeniana Sexta. Actes du Colloquium Origenianum Sextum,
Chantilly, 30 août – 3 septembre 1993, Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lova-
niensium, 118. Leuven 1995, 115-120. Méhat émet l’hypothèse que la définition de Clé-
ment, reprise par Évagre, pourrait venir du traité perdu d’Aristote sur la prière.


Une expression d’ÉVAGRE

cet état supérieur de l’intellect divers termes négatifs, comme « sans


forme » (aneideos 69 [M68]), « absence de forme » (amorphia 117)
ou « immatériel » (aülos 67 [M66], 69 [M68], 119). Tout cela repose
sur une théorie de la connaissance, d’inspiration stoïcienne, développée
dans le chapitre 41 du traité Sur les pensées et qui établit une distinc-
tion entre les représentations (noêmata) qui donnent une forme et une
figure à l’intellect et celles qui n’en donnent pas. 25 Il va de soi que Dieu
ne peut agir sur l’intellect à la manière des objets du monde sensible et
qu’il n’est pas non plus un pur concept, un simple produit de l’intel-
lect. Ainsi la prière n’exige pas seulement une banale absence de soucis
(amerimnia), mais une insensibilité au monde matériel (anaisthêsia 120)
et une suspension de l’activité conceptuelle habituelle (cf. apothesis noê-
matôn 71 [M70]). Pour être en mesure d’accueillir la divinité, l’intellect
doit se faire pure capacité de réception et se maintenir dans un total état
d’indétermination (cf. l’emploi d’aneideos). Cette ascension progressive
de l’intellect vers Dieu, avec ses dépouillements successifs, est exprimée
dans les chapitres 54-58 [M53-57], qui constituent, à n’en pas douter,
le cœur du traité. Ils sont suivis de trois chapitres (59-61 [M58-60]), de
teneur plus théologique, qui viennent replacer la prière dans un cadre
chrétien : il est alors rappelé que la prière est dans tous les cas un don
gratuit de Dieu « qui donne la prière à celui qui prie » (1 Rois 2, 9)
et qu’elle suppose l’activité conjuguée des trois personnes de la Trinité,
puisque, selon l’interprétation particulière d’Évagre, «adorer le Père en
esprit et en vérité » ( Jean 4, 24), c’est accéder au Père dans le Fils et dans
l’Esprit par la prière. Cette exégèse trinitaire, tout comme l’affirmation
de la nécessité de la grâce, constituent la marque authentiquement chré-
tienne des chapitres, 26 dont l’inspiration est souvent plus philosophique
que théologique. 27

25
SC 438, 290-296.
26
Ce souci de replacer un traité dans une perspective trinitaire « orthodoxe » se
retrouve ailleurs, par ex. dans les Sentences aux moines (ch. 134-136) et les Sentences à une
vierge (ch. 54). C’est un héritage des Cappadociens.
27
Comme le reconnaît Hausherr, Leçons (cf. n. 8) 99 : « Malgré la théologie
qui en est le but suprême, la mystique évagrienne reste plus philosophique que théolo-
gique, au moins au sens trinitaire ». Allant dans un sens opposé, le Père Gabriel Bunge,
qui entend démontrer que la mystique évagrienne est profondément chrétienne et trini-
taire, met tout particulièrement en avant ces chapitres, voir par exemple : G. Bunge, ‘La
montagne intelligible’. De la contemplation indirecte à la connaissance immédiate de
Dieu dans le traité De Oratione d’Évagre le Pontique, Studia Monastica 42 (2000) 7-26,
en particulier 23-24. L’expression johannique entre encore dans le titre de son dernier
essai : G. Bunge, “In Geist und Wahr­heit”. Studien zu den 153 Kapiteln Über das Gebet
des Evagrios Pontikos, Hereditas 27. Bonn 2010.


paul géhin

Un dernier point mérite d’être exploré. Dans plusieurs œuvres,


Évagre fait allusion à une lumière qui éclaire l’intellect au moment de la
prière. La prière se double ainsi d’une expérience lumineuse, dont le mo-
dèle symbolique est fourni par la théophanie très bariolée d’Exode 24,
9-10 : l’intellect se voit alors comme « lieu de Dieu », enveloppé d’une
lumière qui est à la fois sa lumière propre et celle de Dieu lui-même. Il
voit son propre état « pareil au saphir et à la couleur du ciel ». 28 Les
passages les plus importants sur le sujet ont été rassemblés et étudiés
en 1981 par Hans-Veit Beyer 29 et en 1984 par Antoine Guillaumont. 30
Cette illumination de l’intellect semble avoir suffisamment troublé
Évagre pour que, quittant sa solitude, il soit allé interroger sur le sujet,
au terme d’un long voyage, le voyant de la Thébaïde, Jean de Lycopo-
lis. 31 Il est curieux de constater que nos chapitres sont assez discrets sur
cette lumière et contiennent au contraire plusieurs mises en garde contre
diverses formes d’illuminisme, par exemple : « Une fois que l’intellect
a atteint la prière pure et impassible, alors les démons ne surviennent
plus par la gauche, mais par la droite, car ils lui présentent une gloire de
Dieu et une impression amie des sens, de manière à lui faire croire qu’il a
parfaitement atteint le but de la prière » (73 [M72]). L’illusion consiste
à croire qu’il peut y avoir une expérience sensible d’une réalité intelli-
gible : « Ne te figure pas la divinité en toi quand tu pries et ne laisse pas
ton intellect être impressionné vers quelque forme, mais va immatériel à
l’immatériel et tu comprendras » (67 [M66]) ; « l’origine des illusions
de l’intellect, c’est la vaine gloire ; c’est elle qui pousse l’intellect à essayer
de circonscrire la divinité dans des figures et des formes » (116) ; « Ne
cherche pas du tout à recevoir une forme, une figure ou une couleur au
temps de la prière » (114). Cette condamnation des visions est en rela-
tion directe avec la conception épurée de la prière énoncée dans le traité.
Antoine Guillaumont pensait qu’elle s’adressait directement à une caté-
gorie particulière de moines égyptiens qui se faisaient une conception

28
Sur les pensées 39, éd. SC 438, 286-289.
29
H.-V. Beyer, Die Lichtlehre der Mönche des vierzehnten und des vierten Jah-
rhunderts, erörtert am Beispiel des Gregorios Sinaïtes, des Euagrios Pontikos und des
Ps.-Makarios/Symeon, dans XVI. Internationaler Byzantinistenkongress, Wien, 4.-9.
Oktober 1981, Akten I/2 = JÖB 31/2 (1981) 473-512.
30
A. Guillaumont, La vision de l’intellect par lui-même dans la mystique
évagrienne, dans Mélanges de l’Université Saint-Joseph 50 (1984) 255-262 [repris dans
Études sur la spiritualité de l’Orient chrétien, Spiritualité orientale, 66. Abbaye de Belle-
fontaine 1996, 143-150]. Voir aussi Guillaumont, Un philosophe (cf. n. 1) 302-306.
31
Le voyage est mentionné par Évagre lui-même dans Antirrhétique VI, 16 (éd. W.
Frankenberg, 524, lignes 7-14).


Une expression d’ÉVAGRE

très anthropomorphique de Dieu ; c’est possible, mais elle contient déjà


en germe un rejet d’autres formes de spiritualité qui s’épanouiront au
siècle suivant dans le messalianisme. Évagre avance même une explica-
tion physiologique du phénomène, en affirmant que ces illusions sont
provoquées par une action directe du démon de la vaine gloire sur le
cerveau (72 [M71] et 74 [M73]). Il se produit alors un simulacre d’épi-
phanie divine (74 [M73]), qui fait croire à une apparition de Dieu, du
Christ ou encore des anges, et « l’intellect qui tendait à la science imma-
térielle et sans forme se laisse abuser en prenant une fumée pour de la
lumière » (68 [M67]). Le dommage est d’autant plus grand que cette
chose se produit chez ceux qui ont atteint un haut degré de prière. Ceux-
ci doivent donc redoubler de vigilance et user pour la lumière du même
discernement que pour les pensées : il y a une lumière divine intelligible
et une lumière démoniaque qui obéit aux lois de la perception sensible.

*
*            *

Par plusieurs aspects, les chapitres sont le produit de l’hellénisme tardo-


antique. Ils diffusent une forme d’idéalisme platonicien qui se retrouve
à des degrés divers dans toute la tradition alexandrine et chez les Cap-
padociens et qui est de mise dès qu’il s’agit d’aborder l’expérience mys-
tique. Dans le composé humain, c’est l’intellect qui est valorisé, et les pa-
rallèles avec certaines expériences mystiques païennes ne manquent pas
non plus, notamment avec l’illumination plotinienne, comme l’a déjà
relevé Antoine Guillaumont. 32 L’originalité d’Évagre est d’avoir fait de
la prière une sorte de principe unificateur des plus hautes intuitions de
Dieu et de l’avoir placée au sommet de l’activité contemplative. Les for-
mules qu’il emploie, certaines définitions notamment, frapperont assez
l’imagination de ses lecteurs pour que ceux-ci les reprennent, même sous
une forme édulcorée et en dehors du cadre théorique, philosophique ou
théologique, dans lequel il les avait employées. Ainsi la définition de la
prière comme « rejet des représentations » (apothesis noêmatôn) dans
le chapitre 71 [M70] sera reprise par Jean Climaque, mais appliquée
32
Guillaumont, Études sur la spiritualité (cf. n. 30) 149, où on trouvera les réfé-
rences aux différents passages des Ennéades de Plotin. Ceci n’implique pas nécessaire-
ment une influence directe de l’un sur l’autre, mais plutôt des modes de représentation
communs. La question demande cependant à être reprise dans le cadre plus large de l’in-
fluence de Plotin sur les Cappadociens ; voir J. Rist, Christianisme et néoplatonisme :
un bilan, dans M. Narcy / É. Rebillard (eds), Hellénisme et christianisme. Villeneuve
d’Ascq 2005, 153-170.


paul géhin

à l’hesychia; 33 celle de la prière comme « ascension de l’intellect vers


Dieu » dans le ch. 36 [M35] passera, par l’intermédiaire d’une collec-
tion de définitions philosophiques, 34 chez Jean Damascène, 35 d’où elle
parviendra à Thomas d’Aquin. 36 La tradition byzantine connaîtra aussi
une grande partie de la pensée évagrienne à travers la réélaboration de
Maxime le Confesseur.
J’ai dit au début de cet exposé que la tradition directe et indirecte de
ces chapitres était abondante. Ce n’est pas le lieu de brosser un tableau
complet de leur réception à l’époque byzantine et je me contenterai de
quelques notations éparses. Il est évident que les lecteurs du traité ont
surtout été des moines, et qu’ils n’ont pas toujours cherché leur profit
spirituel dans les chapitres les plus intellectuels. Au 9e siècle, Photius
a eu entre les mains un manuscrit qui contenait nos chapitres en com-
pagnie de la Centurie de Diadoque de Photicé : il est assez décevant de
constater que nos textes n’ont pas retenu l’attention du futur patriarche
et que c’est Diadoque qui obtient ses faveurs et lui offre l’occasion de
quelques citations et remarques stylistiques (codex 201). 37 Les plus an-
ciennes citations du traité se trouvent dans les Apophthegmata Patrum
et dans le Pandecte d’Antiochus de Saint-Sabas. Les 8 chapitres cités
dans les apophtegmes (13, 14, 16, 17, 19, 20, 89, 121) 38 n’appartiennent
cependant pas à la couche primitive du 5e siècle, 39 mais à une couche
plus récente, qui n’est pas antérieure au 6e siècle et puise dans des œuvres

33
Scala Paradisi, gradus XXVII, PG 88, 1112a1-2 : « L’hesychia est le rejet des
concepts et le renoncement aux soucis louables ».
34
La collection est attribuée au patriarche Anastase Ier d’Antioche, éd. K. Uthe-
mann, Die „Philosophischen Kapitel“ des Anastasius I. von Antiochen (559-598), OCP
46 (1980) 306-308, en particulier 359, définition 159 : « La prière est une ascension
irréversible de l’intellect vers Dieu ». On notera l’ajout du mot « irréversible », propre
à ce remaniement. On la trouve dans diverses collections de définitions éditées par C.
Furrer-Pilliod, ΟΡΟΙ ΚΑΙ ΥΠΟΓΡΑΦΑΙ. Collections alphabétiques de défini-
tions profanes et sacrées, Studi e Testi, 395. Città del Vaticano 2000, 175, déf. 112.
35
Expositio fidei 68, éd. B. Kotter, Die Schriften des Johannes von Damaskos, II,
PTS, 12. Berlin / New York 1973, 167, ligne 2 : « La prière est une ascension de l’intel-
lect vers Dieu et une demande adressée à Dieu des choses qui conviennent ».
36
Summa Theologiae IIa IIae qu. 83, art. I : « Oratio est ascensus mentis ad deum »,
et plus loin : « Oratio est petitio decentium a deo ».
37
Photius, Bibliothèque, éd. R. Henry, t. III, Collection Byzantine. Paris 1962,
100 : « Dans le même volume, j’ai lu un écrit du moine Nil divisé en cent cinquante-
trois chapitres ; c’est la façon de prier que ce saint homme explique ».
38
PG 65, col. 305.
39
Ils manquent en effet dans la recension latine de Pélage (6e s.) et dans la recension
syriaque d’Enanisho (7e s.).


Une expression d’ÉVAGRE

littéraires préexistantes. 40 Le Pandecte d’Antiochus de Saint-Sabas, qui se


veut une sorte d’aide-mémoire scripturaire et patristique pour les temps
de crise à l’époque de la conquête perse sous Héraclius (610-641), uti-
lise trois traités attribués à Nil, les Chapitres sur la prière, les Huit esprits
de malice et le traité Sur les maîtres et les disciples (les deux premiers
devant être restitués à Évagre) ; les réemplois ne sont pas littéraux et
restent toujours anonymes. Les extraits de nos chapitres se concentrent
surtout dans les homélies consacrées respectivement à la psalmodie et à
la prière. 41 Le traité est absent des florilèges damascéniens composés en
Palestine au 8e siècle et des florilèges sacro-profanes qui en dérivent. Il
est également absent de la collection rassemblée par Paul de l’Évergétis
entre 1049 et 1054, à l’intention des moines du monastère qu’il venait
de fonder aux portes de Constantinople, mais on en trouve un curieux
réemploi dans le Catéchéticon, qui serait aussi de sa main, selon la thèse
très vraisemblable de Julien Leroy. 42 Il s’agit d’une collection de 368
petites catéchèses à lire avant prime et qui sont toutes des adaptations
de textes préexistants. Paul réutilise ainsi un grand nombre de catéchèses
de Théodore Stoudite, mais également une partie de notre traité avec
laquelle il forme quatre catéchèses à lire pendant la 3e et la 4e semaine
de carême. Sa façon de « tronçonner » le traité est assez curieuse. Pour
adapter les chapitres au genre catéchétique, il les pourvoit d’une adresse
à la communauté, change la personne des verbes, insère des liaisons entre
chapitres et termine le tout par une doxologie. Comme il s’adresse à un
public monastique de débutants, les passages qui lui paraissent inadaptés
ou suspects sont omis ou fortement réécrits. 43
Pour terminer, je poserai la question de savoir si le traité a joué un
rôle dans les nombreuses controverses théologiques qui se sont succédé
tout au long de la période byzantine. Son aniconisme radical, peu éton-

40
Une autre collection dérivée, la collection sabaïte, augmentera considérable-
ment le nombre des extraits, voir J.-C. Guy, Recherches sur la tradition grecque des
Apophthegmata Patrum, Subsidia Hagiographica, 36. Bruxelles 1962, 229-230.
41
PG 89, col. 1752-1757. Voir S. Haidacher, Nilus-Exzerpte im Pandektes des
Antiochus, Revue Bénédictine 22 (1905) 244-250.
42
J. Leroy (†), Études sur les Grandes Catéchèses de S. Théodore Studite, éd. par
O. Delouis, Studi e Testi, 456. Città del Vaticano 2008, 215-255 et 323-332.
43
Au chapitre 85, Évagre disait : « La psalmodie relève de la sagesse variée, mais
la prière est le prélude à la science immatérielle et non variée » ; cela devient chez Paul
ceci : « L’activité de l’intellect est de concevoir et distinguer le caractère varié, divers
et multiforme de la sagesse de Dieu, de sa providence et de son activité ». Comme on
le remarque, la distinction entre deux degrés de connaissance, physique et théologique,
disparaît, et il n’est plus question de science immatérielle !


paul géhin

nant pour la fin du 4e siècle, aurait pu servir la cause iconoclaste, mais


cela ne semble pas avoir été le cas. Il faut, à ma connaissance, attendre
les années 30-40 du 14e siècle pour que les Chapitres sur la prière de-
viennent un objet de controverse. On le doit à Grégoire Palamas qui
place en effet Nil parmi les autorités patristiques sur lesquelles il entend
s’appuyer pour réfuter les accusations portées par Barlaam le Calabrais
contre les hésychastes et la méthode d’oraison psychosomatique qu’ils
préconisent. 44 Les premières citations apparaissent dans le 3e traité de
la première Triade sur les hésychastes, portant sur l’expérience de la lu-
mière intelligible, un traité composé vers 1338. On y rencontre successi-
vement, dans divers contextes, les chapitres 149, 58, 56, 63 de notre trai-
té. 45 Le seul chapitre à se référer à une expérience lumineuse est toutefois
le chapitre 149, qui se présente sous une forme particulière : « La prière
qui cherche l’attention trouvera la prière vers laquelle il doit s’empresser
avec vigilance ; car celui qui a vraiment prié en attachant l’intellect à la
divine prière, celui-là est éclairé par l’éclat (aïglê) de Dieu ». Palamas
n’est pas un philologue et dépend pour son information des manuscrits
disponibles. 46 Il est piquant de constater que la phrase décisive à ses yeux,
celle qui se réfère explicitement à la lumière divine, est inauthentique et
n’appartient pas à la rédaction originelle du chapitre évagrien. 47 Quoi
qu’il en soit de ce problème textuel particulier, les chapitres vont se
trouver dès lors engagés dans la querelle, et les adversaires de Palamas,
Grégoire Acindynos de son vivant, Nicéphore Grégoras et Isaac Argyre
après sa mort, ne manqueront pas d’invoquer d’autres passages du traité

44
Outre Nil, ces autorités sont le Pseudo-Denys, Diadoque de Photicé, Macaire,
Jean Climaque, ou encore Maxime le Confesseur.
45
P. K. Chrestou (éd.), Γρηγορίου τοῦ Παλαμᾶ συγγράμματα, I. Thessaloniki 1962,
452, 456, 461 et 523. Il faut dire que Palamas ignore complètement le nom d’Évagre et
qu’il ne le cite que sous les pseudonymes de Nil ou de Maxime le Confesseur selon les
attributions propres aux manuscrits consultés. Le Nil qu’il connaît est par ailleurs com-
posite et couvre de l’Évagre authentique, du Nil authentique et du Nil inauthentique à
restituer à Élie l’Ecdicos.
46
Ceux-ci peuvent être identifiés avec assez de précision. Palamas connaissait
d’abord un corpus nilien de type CN3 selon notre propre terminologie, proche des mss
Hagion Oros Vatopedi 57 et Wolfenbüttel, HAB, 4284 (Gudianus gr. 97) ; il disposait
ensuite, pour les passages du Gnostique et des Kephalaia gnostica cités sous le nom de
Maxime, vraisemblablement du ms. Moscou, GIM, Synodal gr. 439 (Vladimir 425).
47
Le chapitre 149 « a été assez malmené dans les manuscrits », comme l’admet
Hausherr, Leçons (cf. n. 8) 180, et il est difficile de reconstituer le texte originel. Nous
n’avons pas encore réussi à trouver l’origine de l’interpolation finale. Pour l’instant on
se contentera de noter que le terme aïglê appartient au registre poétique et qu’il n’est pas
inconnu de Plotin.


Une expression d’ÉVAGRE

à l’appui de leurs thèses, 48 ceux-là même qui rejettent toute expérience


sensible de Dieu, mettent en garde contre les illusions et les visions ou
encore professent un intellectualisme plus conforme à la tradition hel-
lénique. À presque dix siècles de distance, plusieurs thèmes du traité
d’Évagre vont retrouver une seconde vie et être réinterprétés dans le
cadre d’une querelle qui oppose les tenants d’une forme nouvelle de spi-
ritualité aux partisans d’un intellectualisme plus classique et fournir des
armes à chaque camp. 49

Abstract

On a phrase of the “Chapters on Prayer” of Evagrius Ponticus: “Live in


accordance with the intellect”
The Chapters on Prayer unanimously ascribed by the Byzantine tradi-
tion to a certain Nilus were attributed convincingly to Evagrius Ponticus
by Irénée Hausherr. Based on a phrase in ch. 110 “Live in accordance
with the intellect”, the contribution intends to examine the well refined
conception of Evagrius about prayer: The true prayer should be related
to the highest activities of the intellect and should require an overflow
of the normal cognitive activity. On this point, his teaching is in particu-
lar tributary of Platonism and of all the Alexandrian-Patristic tradition
(Clement of Alexandria, Origen). But by asserting that this eminent
activity doubles itself through an experience of enlightenment, Evagrius
blew a breach in that what, in a first approach, could be seen as an abso-
lute rejection of every image and representation. Because of the topic of
the intelligible light, of its reality and its significance, our text was used
in the 14th century during the Palamite controversy, when every part
intends to find citations in favour of its own position.

Dr. Paul Géhin, Institut de recherche et d’histoire des textes (CNRS),


Section grecque et de l’Orient chrétien, Paris
paul.gehin@irht.cnrs.fr

48
A. Rigo, De l’apologie à l’évocation de l’expérience mystique. Évagre le Pon-
tique, Isaac le Syrien et Diadoque de Photicé dans les œuvres de Grégoire Palamas (et
dans la controverse palamite), à paraître dans A. Speer (Hrsg.), Knotenpunkt Byzanz,
Miscellanea Mediaevalia, 36. Berlin / New York 2012.
49
J’adresse tous mes remerciements à Matthieu Cassin pour ses relectures et re-
marques.



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