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ce livre, copyright d’Atlantyca Dreamfarm s.r.l,
sont exclusivement donnés en licence à Atlantyca S.p.A
dans leur version d’origine. Leurs traductions ou
adaptations sont la propriété d’Atlantyca S.p.A. Tous
droits réservés.
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International Rights © Atlantyca S.p.A., via Leopardi 8
20123 Milano – Italia
foreignrights@atlantyca.it — www.atlantyca.com
Texte de sir Steve Stevenson.
Illustrations de Stefano Turconi.
Cet ouvrage a initialement paru en langue italienne aux
éditions De Agostini, sous le titre
Omicidio sulla Tour Eiffel.

© 2013 Hachette Livre, pour l’édition française.

Traduction : Anouk Filippini.


Mise en page : Julie Simoens.

Hachette Livre, 43, quai de Grenelle, 75015 Paris.


ISBN : 978-2-01-204034-2

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications


destinées à la jeunesse
Se lever à 8 heures pour assister à une vidéoconférence sur le dé-cryptage, ce n’est
pas exactement l’activité préférée de Larry Mistery… surtout le dimanche matin, juste
avant les vacances ! Pendant l’interminable leçon de l’agent EP34, le jeune Londonien
regarde par la fenêtre de son studio, au dernier étage. De gros nuages menaçants
s’amoncellent dans le ciel de Londres, et le thermomètre affiche – 5° C. À la météo, on
a annoncé une tempête de neige historique. S’il ne part pas maintenant pour prendre son
train, il va devoir affronter un bombardement de flocons… Le regard fixé sur la
webcam pour ne pas alerter les autres membres de la vidéoconférence, il bouge
lentement ses doigts sur le clavier. Dans le menu « Applications » de son ordinateur, il
lance un programme pirate judicieusement appelé « tsunami électronique ». Une vague
de parasites apparaît alors sur l’écran, et déforme peu à peu l’image.
La professeur de décryptage est très pointilleuse, et elle s’aperçoit immédiatement
que quelque chose ne va pas. « Agent LM14 ? Vous êtes toujours connecté ? »
Larry frotte la mousse de son micro du bout de ses doigts.
— Je suis en train… crsshhhh… de perdre le signal… C’est… frouitch… à cause du
mauvais temps…
Un instant plus tard, l’écran devient noir.
— Yes ! exulte Larry. Je suis le meilleur !
Il enfile sa parka. Son sac de voyage l’attend, déjà prêt, devant la porte. Mais, au
moment de sortir, Larry regarde le téléphone accroché au mur. C’est un EyeNet, un petit
bijou de technologie qui permet aux élèves de l’Eye International d’accomplir leurs
missions d’espionnage aux quatre coins du globe. Larry ne s’en sépare jamais... mais,
cette fois, il n’a aucun examen à passer. Il va à Paris, chez son frère Gaspard, et il a
bien l’intention de se reposer !
L’EyeNet sera plus en sécurité ici, se dit-il finalement. Je ne voudrais pas qu’il
tombe du haut de la tour Eiffel !
Il laisse donc l’appareil, saisit son sac et ferme la porte à double tour. Direction, la
gare St Pancras ! Là, l’Eurostar, le train qui passe dans le tunnel sous la Manche à
300 km à l’heure, le conduira dans la capitale française en moins de deux heures et
demie. Un miracle de technologie qui lui donne des frissons.
Je serai chez Gaspard pile pour le déjeuner, calcule-t-il en chemin.
Sa cousine Agatha, elle, a pris l’avion tôt ce matin avec le majordome Mister Kent et
le chat Watson. Ils sont déjà chez Gaspard, dans son atelier sous les toits, sans doute
obligés de supporter ses interminables monologues sur l’art.
Larry s’arrête quelques instants pour admirer le hall de la gare, les immenses
arcades en métal, le sol en miroirs et les wagons rutilants. On dirait une station
spatiale !
— Un décor parfait pour un agent secret, murmure-t-il, tout excité.
Soudain, quelqu’un l’interpelle :
— Que faites-vous ici, agent LM14 ?
Larry se fige. Cette voix, il la reconnaîtrait entre mille : c’est celle de son professeur
de pratiques d’investigation, nom de code UM60. Qu’est-ce qu’il fait là ? Il est venu lui
tirer les oreilles ! Larry commence à bredouiller des excuses :
— Je suis désolé pour la conférence, je vous promets que
ça n’arriver…
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, agent LM14, et ça ne
m’intéresse pas le moins du monde. J’ai bien d’autres sujets
de préoccupation.
Larry pousse un soupir de soulagement et ose enfin soutenir
le regard de son professeur. L’agent UM60 est deux fois plus
petit que lui, et Larry ne s’était jamais rendu compte à quel
point il ressemblait à un pingouin, avec son chapeau melon !
— Quelque chose ne va pas, agent LM14 ?
— Euh, non rien, balbutie Larry. Je… je vois que vous
portez une mallette. Vous partez ?
— Ça me semble évident, non ? Je prends le train de 9 h 30 pour Paris. J’ai une
affaire urgente à résoudre.
— Laissez-moi vous aider, propose Larry en lui prenant la petite valise des mains.
Hélas, il n’a pas remarqué qu’elle est attachée par une chaîne au poignet du
professeur, qui se retrouve entraîné par le geste de Larry et perd l’équilibre... C’est
donc par le hurlement de douleur de l’agent UM60 que commence la journée du jeune
élève détective Larry Mistery.
Il ne sait pas encore qu’il va devoir affronter le cas le plus dangereux de sa carrière.
Agatha Mistery a 12 ans, et elle sait depuis longtemps que les membres de sa
famille, éparpillés aux quatre coins du globe, sont tous un peu excentriques.
Mais le plus imprévisible, c’est son oncle Samuel Mistery, le père de Larry. Il
change tout le temps de métier, parle une multitude de langues et, surtout, il se marie et
divorce sans arrêt. Récemment, il a épousé une Norvégienne championne de curling,
avec qui il a eu son troisième enfant, une petite Ilse. Larry est le deuxième. Son demi-
frère Gaspard, l’aîné, est né à Paris. Il a 20 ans et il étudie la peinture à la célèbre
académie de la Belle Époque. Il passe le plus clair de son temps dans son atelier, une
grande pièce sous les toits avec vue sur Notre-Dame.
Gaspard, les cheveux ébouriffés, a décidé de réaliser un portrait de famille et Agatha
doit rester immobile pour les premières esquisses. Elle est frigorifiée. Dehors souffle
un vent polaire, et le poêle à bois de l’atelier ne parvient plus à réchauffer
l’atmosphère. Watson, son gros matou au pelage blanc, est roulé en boule à côté du feu.
Mister Kent, qui doit prendre pour l’occasion la pose en tenue de boxeur, se prépare
dans la salle de bains.
— Alors comme ça, tu veux devenir écrivain ? demande Gaspard à sa cousine.
Ravie de pouvoir bouger, Agatha étire son dos et se masse les mains pour y faire
revenir la chaleur.
— J’adore écrire ! Et ce que je préfère, ce sont les romans policiers, avec des
détectives un peu balourds qui découvrent le coupable grâce à des coups de théâtre
inattendus !
En disant cela, elle pense à son cousin Larry, compagnon de ses innombrables
aventures. Il est presque midi et il ne devrait plus tarder à arriver. Le connaissant, il va
sans doute râler à cause de la neige.
Mister Kent sort alors de la salle de bains, en peignoir, avec des gants de boxe
rouges aux mains.
Le jeune artiste lui tourne autour, ravi.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de peindre un tel athlète ! s’exclame-t-il. Aussi
puissant et chargé de fureur. Ça va être une œuvre extraordinaire !
— Vous croyez ? demande Mister Kent, sceptique.
En tant qu’homme à tout faire de la famille Mistery, il est habitué aux situations les
plus étranges. Mais poser en caleçon long et gants de boxe dans l’atelier d’un artiste,
ça fait beaucoup, même pour lui.
Pendant que Mister Kent prend la pose derrière le gros fauteuil usé, Agatha regarde
par la fenêtre. Les décorations de Noël sont déjà allumées. Au loin, Notre-Dame
resplendit de toute son aura gothique. Agatha imagine un roman qui aurait lieu à Paris à
l’époque de la construction de la cathédrale. Une intrigue tissée de meurtres et de
complots. Inspirée, elle attrape son carnet et son stylo, qui ne la quittent jamais, et note
quelques idées. La pièce, silencieuse, est plongée dans l’ambiance à la fois fiévreuse et
calme de la création artistique, quand soudain, on entend des coups frappés à la porte.
— Ouvrez-moi, crie Larry Mistery. Je suis complètement gelé !
Gaspard se précipite pour accueillir son demi-frère, qui est déjà en train de se
plaindre de la neige, et de l’ascenseur en panne. Il a été
obligé de monter les six étages à pieds !
Larry ôte son anorak couvert de flocons, et c’est
seulement à cet instant qu’il aperçoit Mister Kent dans sa
tenue de boxeur.
— Mince alors ! Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
Agatha n’hésite pas à le remettre à sa place :
— Et toi, alors ? Qu’est-ce que tu fabriques avec des
lunettes de soleil alors que le ciel est tout gris ?
Larry prend un air mystérieux.
— Attends un peu, Agatha, je vais tout t’expliquer.
Il lui tend un exemplaire de L’Écho du matin, un grand
quotidien français.
— Je réalise un portrait de famille, dit Gaspard tandis
qu’Agatha parcourt le journal des yeux, tu veux bien
poser pour moi ?
Pendant que Mister Kent, soulagé, file dans la salle de
bains remettre son smoking, Gaspard entraîne Larry vers
le chevalet.
— Tu vois, j’ai déjà esquissé Agatha, Monsieur Kent et
le chat Watson. Il ne manque plus que toi.
— Tu penses que tu pourrais travailler d’après une
photo ? demande Agatha en tendant au jeune artiste un
cliché d’elle et de Larry pris dans les jardins de Mistery
House, la résidence de ses parents à Londres. Si
j’emmenais toute la bande à la tour Eiffel, tu pourrais
sans doute travailler en paix.
Larry approuve. Derrière ses lunettes noires, son
expression est indéchiffrable. Tandis qu’Agatha s’habille
pour affronter le froid, Gaspard demande :
— Je n’ai plus de bleu cobalt, vous pouvez m’en
rapporter un tube ?
— Compte sur nous, répond Agatha en ouvrant la porte.
L’article de journal lui a donné des ailes, et ses yeux brillent d’impatience.
Après avoir marché quelques minutes sur le trottoir glissant, luttant contre le vent
glacial qui s’engouffre dans leurs vêtements, Agatha et ses amis se réfugient dans un
petit bistrot envahi par une foule de touristes. Dès qu’ils sont installés, Agatha sort le
journal que Larry lui a donné.
— Un meurtre ? Dans quelle histoire es-tu allé te fourrer, Larry ?
— Je sais, j’ai gâché les vacances, balbutie le jeune détective.
— Ne t’inquiète pas pour les vacances. Comment se fait-il qu’ils t’aient confié une
affaire de cette importance ? Je ne veux pas être vexante, mais tu es encore débutant.
D’habitude, tu traites des cas de vols, des escroqueries, ou au pire des enlèvements.
— Je travaille pour le compte de l’agent UM60, chuchote Larry. Il s’est cassé la
jambe en attendant l’Eurostar, et j’étais le seul agent à la ronde à qui il pouvait confier
les documents top secrets. Une coïncidence incroyable, n’est-ce pas ?
Larry évite de mentionner qu’il a provoqué l’incident, et que son professeur est à
l’hôpital avec une jambe dans le plâtre. Il tire de sa poche un engin carré.
— C’est l’EyeNet du professeur. Un modèle beaucoup plus sophistiqué que le mien.
Il me l’a prêté pour la mission.
— Et pourquoi tu portes ces drôles de lunettes noires avec des lumières
clignotantes ? demande Agatha.
— Ce sont des visionneuses multifonction pour recueillir des données sur la scène
de crime. L’agent UM60 m’a conseillé de ne jamais les quitter… Même quand je dors !

La serveuse vient prendre leur commande et Agatha choisit un bel assortiment de


fromages pour tout le monde. Puis elle se frotte le nez, comme toujours lorsqu’elle est
sur le point d’avoir l’une de ses formidables intuitions.
— Voici ce que nous pouvons tirer de l’article de journal : la victime est Vasiliy
Prochnov, un diplomate russe de soixante ans qui travaillait à l’ambassade à Paris.
Ensuite, le lieu du crime est le célèbre restaurant Le Jules Verne, situé au deuxième
étage de la tour Eiffel, à 125 mètres de hauteur. Hélas, la police française a fait fermer
le restaurant pour quelques jours.
— Nous pouvons dire adieu aux indices sur place, fait remarquer Mister Kent. Ils ne
nous laisseront jamais entrer.
— Peut-être, mais grâce à l’EyeNet, j’ai un plan détaillé, le nom des membres du
personnel et celui des 120 clients qui avaient réservé hier soir ! intervient Larry. Mon
professeur avait déjà bien avancé le travail.
La serveuse apporte alors la commande, ce qui interrompt la conversation. L’air
frais leur a creusé l’appétit et ils sont affamés.
— Qu’est-ce qui sent comme ça ? demande Larry avec une grimace.
— Les fromages français ont une saveur unique au monde, répond Agatha en étalant
une belle part de brie sur un bout de baguette. Goûte, c’est délicieux.
Mister Kent se régale avec un morceau de roquefort, mais tout ce que voit Larry,
c’est que les fromages sont couverts de moisissure et qu’ils sentent la chaussette. Son
ventre gargouille, mais il préfère quand même attendre, les bras croisés, que ses amis
aient terminé de manger.
— Ce qui m’étonne le plus, reprend Agatha une fois rassasiée, c’est la manière dont
Vasiliy Prochnov a été assassiné.
— C’est un empoisonnement, non ?
— Oui, mais quelque chose ne colle pas.
Agatha se met à réfléchir. Elle observe le cliché en première page du quotidien : on
y voit un homme allongé entre les tables, dans le décor luxueux du Jules Verne.
— Cette photo a été prise à 21 h 15, lorsque M. Prochnov, qui dînait seul, a perdu
connaissance. Au début, le personnel du restaurant a pensé qu’il s’agissait d’un simple
malaise et a appelé une ambulance. Mais à 23 h 30 environ, l’homme est décédé à
l’hôpital. La police a alors trouvé des traces de poison dans le vin, et a immédiatement
arrêté le sommelier.
— Quoi ? s’exclame Larry. Alors, le mystère est résolu !
— Les empreintes trouvées sur le verre accusent le sommelier, mais je n’y crois pas.
Cela aurait été stupide de sa part de laisser un indice aussi évident non ? J’ai une autre
version à vous proposer : imaginez que l’assassin se soit trouvé dans le restaurant. Il a
facilement pu verser le poison dans le verre, puis partir comme si de rien n’était.
N’oubliez pas que jusqu’à 23 h 30, personne ne se doutait qu’il s’agissait d’un meurtre.
— Comment allons-nous interroger plus de cent personnes ? demande le majordome,
inquiet.
Larry fouille furieusement dans les fichiers de son miniordinateur.
— Ça y est ! annonce-t-il soudain. Mes amis, j’ai ici un enregistrement qui va nous
aider à démasquer le coupable en un rien de temps !
Le dernier coup de fil de Vasiliy Prochnov a été passé la veille à 21 h 15 : il était
destiné à l’Eye International ! Il a appelé l’école de détectives à l’aide quand il s’est
senti menacé, juste avant de tomber de sa chaise. Les trois détectives londoniens
écoutent l’enregistrement et Agatha répète à voix basse les deux seuls mots prononcés
par le diplomate avant de mourir : « Rose rouge ».
— C’est peut-être le nom d’un vin ? propose Larry.
Agatha est occupée à tourner une à une les pages du journal.
— « Rose rouge » pourrait être n’importe quoi. Il faut restreindre le champ des
possibilités… Regardez cette photo, à l’intérieur du journal. Qu’a-t-elle en commun
avec celle de la première page ?
Larry observe les deux photos : on y voit Vasiliy allongé par terre, pris sous deux
angles différents.
— C’est la même agence qui a vendu les deux photos au journal ! s’exclame alors
Mister Kent.
— Exactement ! le félicite Agatha. Si ma mémoire est bonne, les agences achètent
ces photos à des paparazzis.
— Qu’est-ce qu’un photographe professionnel faisait au Jules Verne ce soir-là ?
demande Larry.
— Allons lui poser la question ! décide Agatha. Je téléphone à l’agence pour avoir
son nom.

Cette découverte leur donne le courage d’affronter le froid jusqu’à la station de


métro Saint-Germain-des-Prés.
Dans la rame bondée qui les conduit dans le nord de la ville, Agatha est pensive.
— Ces clichés doivent valoir une fortune. Nous ne pourrons pas les acheter…
— Mes lunettes ! s’exclame Larry. Je t’ai dit qu’elles peuvent faire un tas de choses
utiles. Comme… photographier des photos !
Il est un peu plus de 15 heures lorsqu’ils arrivent sur la butte Montmartre, le quartier
historique des peintres parisiens. Ils sonnent à l’interphone.
— Nous sommes des journalistes du Times et nous voudrions acheter votre reportage
au Jules Verne, dit Agatha avec un parfait accent français.
— Sixième étage, répond une voix rauque. Deuxième porte à gauche.
Lorsqu’ils arrivent sur le palier, la porte est ouverte et l’odeur de cigare est
tellement forte qu’elle semble faire partie du décor.
— On peut entrer ? demande Agatha.
— Je suis dans la chambre noire ! crie la même voix rauque.
Au bout d’un petit couloir, ils découvrent une pièce minuscule éclairée au néon
rouge. L’homme, qui doit avoir la cinquantaine, a des cheveux clairsemés et un ventre
proéminent. Il ne lève pas le nez de son travail.
— Je suis désolé, les photos du diplomate ont toutes été vendues, les prévient-il
dans un nuage de fumée. D’ailleurs ça m’a rapporté une jolie somme !
Agatha le rejoint près des bacs où il développe ses clichés.
— Nous aimerions les consulter, dit-elle. On trouvera peut-être une image qui n’a
pas été utilisée.
— À votre guise, l’encourage le photographe en indiquant une pile de photos sur une
table. Je ne suis pas contre un petit billet en plus.
Tandis que Larry et Mister Kent passent les clichés en revue, Agatha interroge le
paparazzi.
— Que faisiez-vous au Jules Verne hier soir ? C’est un sacré coup de chance !
— On m’avait refilé un scoop. Un présentateur TV qui devait venir avec sa nouvelle
petite amie.
— Et le présentateur vedette n’est jamais venu… soupire Agatha.
— En effet. Sans Vasiliy, j’en étais pour une soirée de boulot perdue ! Les hommes
de la sécurité m’ont vite mis à l’écart, mais j’ai quand même eu le temps de prendre
quelques photos ! Un joli coup, si vous voulez mon avis.
Agatha ne supporte plus la désinvolture du paparazzi. Du coin de l’œil, elle observe
ses amis qui lui font un signe.
— Je vous remercie, mais nous n’avons rien trouvé qui convienne pour notre journal.
— Je vous l’avais dit ! En tout cas, si un jour vous avez besoin de mes services,
vous savez où me trouver !
— Comptez là-dessus, marmonne Agatha.
Quand ils quittent l’appartement, Larry est surexcité.
— J’ai tout, Agatha ! Grâce à l’EyeNet nous allons pouvoir faire des
agrandissements.
Ils trouvent rapidement une boutique de photocopies et font des tirages papier des
photos, ainsi que du dossier de l’agent UM60. Puis ils s’installent dans un coin
tranquille pour vérifier chaque photo et la comparer avec la liste des clients.
— On trouve trois roses rouges sur ces clichés, dit finalement Agatha. Trois pistes
de suspects… Par laquelle on commence ?
Larry propose d’interroger d’abord un certain Adrien Lacombe.
— Il a l’air louche, dit-il en observant la photo.
— Le dossier précise qu’il fait de la boxe dans une petite salle de la rive gauche,
quartier du Montparnasse, ajoute Mister Kent.
— C’est à l’autre bout de la ville… observe Agatha en souriant. Qu’est-ce qu’on
attend ? En route !
— Encore un voyage en métro, ronchonne Larry, accroché à la poignée. Je
commence à être claustrophobe, moi…
Agatha s’est approchée de la fenêtre et elle observe les mystérieuses entrailles de la
ville.
Deux banquettes se libèrent et Mister Kent entraîne ses protégés vers les sièges. Il en
profite pour leur faire un résumé du dossier. Adrien Lacombe, 27 ans, est né à
Marseille. Il a été condamné à plusieurs reprises pour des bagarres. Son talent de
boxeur l’a probablement sauvé d’une carrière de délinquant.
Lorsqu’il voit le petit groupe au bord du ring, le jeune boxeur interrompt son
entraînement et s’appuie aux cordes avec un air mauvais.
— Nous sommes détectives privés et nous voudrions recueillir votre témoignage sur
ce qui s’est passé au restaurant Le Jules Verne, annonce Agatha. Il s’agit d’un meurtre !
— Je me disais aussi que ça sentait le flic à plein nez, s’exclame le garçon. Depuis
quand ils engagent des enfants dans la police ? Allez donc jouer aux billes au lieu
d’interrompre mon entraînement.
Adrien Lacombe est grand, fort et musclé, les bras couverts de tatouages qui
remontent jusqu’au cou, où s’épanouit une rose pleine d’épines. Une rose rouge...
— Vous appelez ça un entraînement ? lance Agatha. Vous n’avez pas envie de vous
mesurer à un vrai champion ?
— Qui ? Le gringalet avec des lunettes de soleil ? Pas de problème !
Larry déglutit et pousse un gémissement. Mais au même instant, Mister Kent bondit
sur ses pieds, confie Watson à sa jeune maîtresse et ôte son nœud papillon.
— Laissez, monsieur Larry, je m’en occupe.
L’entraîneur lui tend des gants et lui indique les vestiaires. Mister Kent, qui n’a pas
mené un vrai combat depuis des années, se retrouve pour la deuxième fois de la journée
en tenue de boxeur.

Tout le monde dans la salle se rassemble autour du ring. Le gong retentit et Adrien
Lacombe commence à sautiller autour du majordome. Il frappe Mister Kent aux flancs,
puis il lui décroche une droite à la tempe. Le majordome encaisse sans fléchir.
— T’es une vraie limace, le nargue le Marseillais. T’arriveras jamais à me toucher.
Mais il est surpris par un coup aussi vif que soudain : une droite de Mister Kent qui
l’envoie directement au tapis. KO !
Larry et Agatha félicitent leur champion, et les spectateurs applaudissent le combat
le plus rapide de l’histoire. L’entraîneur est obligé de traîner Adrien Lacombe dans les
vestiaires.
En revenant à lui, le boxeur accepte aussitôt de raconter sa soirée au Jules Verne.
— Je dînais avec mon manager. On fêtait la tournée que
je vais faire en Amérique du Sud. J’ai rencontré le
diplomate dans l’ascenseur. Il s’est moqué de ma tenue et
m’a traité de touriste.
— Donc vous le connaissiez, et vous ne l’aimiez pas
beaucoup ! s’exclame Larry.
— Je lui aurais donné une bonne leçon, mais mon
manager m’en a empêché. Et je n’ai plus adressé la parole à
ce monsieur.
— C’est bien ce que je pensais, soupire Agatha.
Elle le remercie, lui serre la main et se dirige vers la
sortie.
— Une fausse piste… soupire Mister Kent.
Larry n’est pas du tout d’accord.
— C’est lui, c’est forcément lui ! Il a une rose rouge tatouée dans le cou, et la
dispute dans l’ascenseur, c’est un mobile ça !
— Tu penses vraiment qu’il est du genre à utiliser le poison pour régler une
dispute ? réplique Agatha. À ce propos, j’ai ouvert une des petites cases de ma
mémoire et je me suis souvenue que, selon l’encyclopédie des poisons, une seule
substance provoque un effet d’évanouissement, et donne la mort quelques heures plus
tard : la strychnine.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Larry.
— C’est un poison pour souris, répond Mister Kent.
— Bien, maintenant on file, annonce Agatha. Notre prochaine étape, c’est l’Hôtel
Cœur Amoureux, où j’espère trouver notre rose rouge.
Sur l’avenue des Champs-Élysées, les piétons pressent le pas, serrés sous leurs
parapluies. Larry est obligé de regarder sous ses lunettes pour voir où il met les pieds
et éviter de glisser.
— Tu crois que l’assassin aura encore des traces de poison sur lui ? demande-t-il.
L’air est tellement froid en cette fin d’après-midi parisienne que son souffle forme
des petits nuages de buée.
— Je ne pense pas, répond Agatha. Il a pu garder de la strychnine dans un tiroir ou
une cachette quelconque. C’est une substance très commune, mais pour notre enquête,
cela deviendrait une preuve irréfutable…
Ils aperçoivent enfin, à droite de l’Arc de Triomphe, la façade de l’Hôtel Cœur
Amoureux, qui accueille les couples en voyage de noces. Ils mettent au point un plan
d’attaque : Agatha et Mister Kent mèneront les interrogatoires, pendant que Larry
cherchera discrètement la strychnine.
Agatha s’approche du comptoir décoré de cœurs et, très poliment, s’adresse à
l’hôtesse vêtue d’un costume couleur dragée.
— Nous cherchons John Radcliff et Marlène Dupont, s’il vous plaît.
— Vous êtes des amis des futurs mariés ? roucoule la réceptionniste. Je les appelle
immédiatement.
— Nous voudrions leur faire la surprise, ment Agatha.
— Oh ! Alors c’est la chambre 104, au premier étage.
Une minute plus tard, ils frappent à la porte de la
chambre.
— Marlène ? demande une voix pleine d’espoir. Je
savais que tu finirais par revenir, mon amour.
La porte s’ouvre sur un homme jeune aux cheveux
clairs, dans un costume de luxe complètement froissé. Il
les observe d’un air déçu.
— Qui êtes-vous ?
— Nous travaillons pour une agence de détectives
privés, répond Agatha. Nous voudrions vous parler
quelques instants, si cela ne vous dérange pas.
— Il est arrivé quelque chose à Marlène ?
— Cela n’a rien à voir avec Marlène, le rassure
Agatha.
Le dossier a appris aux trois amis que John Radcliff
est un brillant avocat de New York. Sa jolie fiancée,
Marlène Dupont, dirige un atelier de chapeaux sur
mesure à Paris. Ils se sont rencontrés dans la capitale
française, six mois plus tôt.
— J’imagine que c’est au sujet de ce meurtre. On ne
parle que de ça sur toutes les télévisions du monde…
Larry essaie d’attirer l’attention de sa cousine. Il lui
montre une rose rouge posée sur la table de nuit, à côté
d’une petite boîte carrée marquée du sigle d’un grand
bijoutier parisien. L’homme se laisse tomber sur un petit
canapé.
— Monsieur Radcliff, demande doucement Agatha.
Qu’est-ce qui s’est passé hier soir au Jules Verne ?
L’avocat se masse les tempes.
— Tout était parfait… Marlène avait réservé une table pour fêter mon retour à Paris.
Elle était belle, on regardait les lumières de la ville en se tenant la main…
— Vous l’avez demandée en mariage, dit doucement Agatha en pensant à la boîte sur
la table de nuit, parfaite pour une bague de fiançailles.
— C’était l’occasion idéale. Je lui avais offert une rose rouge en gage de mon
amour, et puis je lui ai montré la bague… Elle n’arrêtait pas de regarder autour d’elle,
comme si elle était gênée. Elle m’a dit que c’était trop tôt pour parler mariage. Et puis
elle s’est levée, elle pleurait, et elle est partie en courant. Elle était tellement
bouleversée qu’elle a bousculé un serveur et plusieurs clients.

— Vous vous souvenez de l’heure ? demande Mister Kent.


— Il était 21 heures pile. Je le sais car je suis resté ébloui par les lumières de la tour
Eiffel, vous savez, quand elle s’éclaire avec le changement d’heure.
Agatha se frotte le nez. L’histoire de John Radcliff est plausible et il a réellement
l’air désespéré…
— Et ensuite ?
— J’ai attendu quelques instants qu’elle revienne, puis il y a eu des cris derrière moi
et un grand branle-bas de combat dans la salle. J’étais tellement chamboulé que je n’y
ai pas fait attention. J’ai payé et je suis redescendu par l’ascenseur privé. En bas, une
ambulance a déboulé toutes sirènes hurlantes.
Agatha le remercie et ils prennent congés. Inutile de demander à Larry s’il a trouvé
quelque chose, elle connaît déjà la réponse.
— On a encore fait chou blanc, soupire Agatha une fois sur le trottoir.
— Il nous reste une rose rouge, répond Mister Kent. On ferait mieux de se dépêcher.
— Je n’ai rien mangé de la journée, gémit Larry en se tenant le ventre. On ne pourrait
pas s’arrêter dans un fast-food ?
— Déjà 19 heures ! s’exclame Agatha. Allez Larry, encore un effort. Notre prochaine
visite est pour Mme Surtranche, elle habite à deux pas d’ici, rue Tintin.
— Le devoir avant tout ! soupire Larry.
Huit heures du soir, centre de Paris. La célèbre tour de 324 mètres en fer forgé
pointe par-dessus les toits. Conçue par l’ingénieur visionnaire Gustave Eiffel à
l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, elle est visitée chaque année par des
millions de personnes... mais pas par Agatha, Larry et Mister Kent. Bien qu’ils
enquêtent sur un crime commis dans le restaurant du second étage, ils n’y ont jamais
mis les pieds. Cela n’aide pas leur enquête à avancer !
— Voici la rue Tintin ! s’exclame Agatha.
Roxane Surtranche, la dernière « rose rouge », est une femme d’environ cinquante
ans, qui ne s’est jamais mariée et qui travaille comme critique pour le fameux Guide
Michelin, le plus célèbre des guides gastronomiques.
— Actionne les viseurs de tes lunettes, Larry, conseille Agatha tandis qu’ils prennent
l’ascenseur jusqu’au huitième étage de l’immeuble. Elle est en train de préparer
l’apéritif et elle nous a dit dans l’interphone qu’elle a très peu de temps à nous
consacrer.
Roxane Surtranche les attend dans l’entrée de son luxueux appartement. Elle porte la
même robe que la veille : un fourreau de velours noir avec un motif de roses rouges.
Sont-ils enfin sur le point de résoudre le mystère ? Sont-ils face à l’assassin de Vasiliy
Prochnov ?
Mister Kent lui fait un baisemain et la femme rougit. Elle les conduit dans le salon,
décoré à l’ancienne : meubles en noyer et tissus en velours bordeaux. Sur une table
basse sont disposés des toasts triangulaires, de petits bols remplis de sauces colorées
et une bouteille d’un excellent champagne. Larry en a l’eau à la bouche.
— Tu ne devais pas aller à la salle de bains ? lui demande Agatha d’un ton aimable
et plein de sous-entendus.
Larry se souvient alors de sa mission.
— Euh, oui… Madame, où puis-je me laver les mains ?
— Pourquoi ce jeune homme ne quitte-t-il pas ses lunettes ? demande Roxane
Surtranche en lui indiquant le chemin.
— Une conjonctivite allergique fulgurante, improvise Mister Kent.
— Le pauvre !
— Madame, intervient Agatha, quelles peuvent être les répercussions d’un meurtre
sur la note d’un restaurant ? Après ce qui est arrivé hier soir, le Jules Verne va perdre
des étoiles au Michelin, n’est-ce pas ?
Agatha sait que le frère de Roxane Surtranche tient un restaurant dans le centre de
Paris, le principal rival du Jules Verne. C’est là toute la clé de leurs soupçons : la
fameuse critique a un mobile ! Jusque-là très courtoise, Mme Surtranche se met en
colère.
— Vous pensez que j’aurais tué le diplomate pour favoriser l’affaire de mon frère ?
s’indigne-t-elle.
Soudain, Larry déboule dans la pièce en courant.
— Ne touchez pas aux toasts ! Ils sont empoisonnés !
Il brandit une petite bouteille de poison.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande la critique, abasourdie.
— Il y a des traces de poison sur le sol de la cuisine, et j’ai trouvé cette bouteille
dans le tiroir. Je suppose que c’est le poison avec lequel vous avez tué Vasiliy
Prochnov !
— Non, Larry, intervient Agatha. Tu vois le symbole ? C’est du poison pour les
cafards. Au pire, il provoque un sévère mal de ventre.
— Mon appartement est infesté de ces sales bestioles, s’excuse Mme Surtranche, un
peu déboussolée.
— Oui, mais vous… insiste Larry.
Sa voix s’étrangle. Ses lunettes ne révèlent aucune trace de poison sur les petits
fours disposés sur la table. Désappointé, il se laisse tomber sur le canapé tandis
qu’Agatha et Mister Kent se répandent en excuses. Il leur faut quelques minutes pour
ramener le calme et reprendre l’interrogatoire.
— Hier soir, explique la critique, je suis arrivée au restaurant peu après 21 heures,
j’ai laissé mon manteau au vestiaire et je me suis dirigée vers les toilettes. Je n’ai pas
eu le temps de m’installer à ma table, il y a eu soudain une grande confusion. La salle
s’est vidée, sauf les serveurs et ce paparazzi…
— Vous n’avez rien remarqué avant de partir ?
— Si, il y avait cette jeune fille qui restait derrière la porte entrebâillée des toilettes
et qui regardait dehors. Quand tout ce bazar a éclaté, elle s’est précipitée dans la salle.
— Une jeune fille ? demande Agatha.
— Oui, une Parisienne, je dirais, pas une touriste. Vêtue comme pour un rendez-vous
galant.
Agatha se frotte le bout du nez.
— Mister Kent, voudriez-vous montrer la photo de Marlène Dupont à madame ?
Mister Kent, après une brève bagarre avec le chat Watson, parvient à tirer la photo
de sa poche.
— C’est elle en effet. J’en suis sûre.
Les trois détectives échangent des sourires puis prennent congé. Mme Surtranche,
stupéfaite, tente d’y comprendre quelque chose.
— Votre témoignage est très précieux ! Merci madame ! lance Agatha en se
précipitant vers la sortie.
Dans l’ascenseur, elle demande à Larry de consulter le plan de Paris sur l’EyeNet.
— Tout concorde ! commentet-elle. Le magasin de ch-apeaux se trouve boulevard
Lannes, juste en face de l’ambassade de Russie !
Dans la rame de métro à moitié vide, Agatha fait le point. Larry et Mister Kent sont
un peu perdus.
— C’est simple, résume Agatha. Mme Surtranche a reconnu Marlène Dupont.
Pourtant, si l’on en croit la déclaration de son fiancé, à ce moment-là, elle avait déjà
quitté précipitamment le Jules Verne, en larmes.
Larry et Mister Kent retiennent leur souffle.
— John Radcliff a précisé que Marlène ne disait rien et qu’elle regardait autour
d’elle. Il pensait qu’elle était contrariée, mais imaginons une seconde un autre
scénario : de là où elle se trouvait, elle pouvait observer Vasiliy Prochnov !
— Pourquoi est-ce qu’elle le surveillait ? demande Larry.
— Parce qu’elle voulait savoir quel vin il commanderait au sommelier, pour mettre
ensuite discrètement le poison dans son verre !
Larry et Mister Kent la fixent sans comprendre.
— Vous voyez comment travaille un sommelier dans un restaurant de luxe ? Les
bouteilles sont à l’écart et le sommelier apporte les verres les uns après les autres.
John Radcliff nous a dit que Marlène était tellement agitée qu’elle a bousculé d’autres
clients. Sur le plan de la salle, on voit que, pour atteindre la sortie, Marlène devait
justement passer devant le comptoir des vins, où se trouvent les verres…
— Elle a profité de la confusion pour distraire le sommelier ? s’exclame Larry.
— Et comme elle savait quel vin avait choisi M. Prochnov, elle a versé la strychnine
dans le verre qui lui était destiné, conclut Mister Kent.

— Mais ce n’est pas fini, reprend Agatha. Pour un motif que j’ignore encore, au lieu
de partir, Marlène s’est cachée dans les toilettes et a observé la salle. Je pense que tout
avait été préparé avec minutie : la réservation au Jules Verne, l’alibi que lui fournissait
John Radcliff sans savoir qu’il avait été utilisé, les horaires des déplacements de M.
Prochnov.
Elle s’interrompt un instant et se frotte le bout du nez.
— La seule chose qui m’échappe encore, c’est le mobile.
— Et moi, ce qui m’échappe, c’est pourquoi nous allons boulevard Lannes.
— Parce que Marlène doit se cacher dans son magasin, là où personne n’ira la
chercher. C’est dimanche, la boutique est fermée.
— Qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’ambassade de Russie ? demande Mister
Kent.
— Je ne sais pas, mais c’est une étrange coïncidence que le magasin soit juste en
face. À mon avis, elle surveillait M. Prochnov pour observer ses habitudes et frapper
au bon moment.
— Alors le mobile du meurtre pourrait avoir un lien avec le milieu de l’espionnage,
suggère Mister Kent.
Agatha pousse un petit cri de victoire.
— Mister Kent, vous êtes génial ! Larry, tu peux entrer dans les archives de
l’ambassade avec ton EyeNet ?
— Bien sûr ! C’est l’EyeNet de l’agent UM60. Il peut faire des miracles, répond
Larry en tapant furieusement sur le clavier de son engin. Qu’est-ce que je cherche ?
Ils entrent « Marlène Dupont » mais ne trouvent rien. Agatha a soudain une idée :
— Essaie « rose rouge ».
Larry entre fébrilement les deux mots dans le moteur de recherche. Au même
moment, les portes du métro s’ouvrent. Ils sont arrivés à destination. Dans la station
déserte, ils s’arrêtent un instant sur le quai balayé par un courant d’air glacial.
— Rien pour « rose rouge », se lamente Larry.
— Zut ! Si nous ne trouvons pas le lien entre Marlène et la victime, nous n’avons pas
de mobile.
Mister Kent reste muet comme une carpe, Larry se gratte la tête et Agatha se frotte le
nez. Watson, dans son sac, commence à s’impatienter.
— À moins que… reprend Agatha. Mais oui ! Bien sûr ! Sur le message, M.
Prochnov parlait anglais, mais d’habitude il parlait russe !
— Euh… Je ne comprends pas… répond Larry.
— Larry, comment on écrit « rose rouge » en cyrillique ?
Larry active le programme de traduction. Les deux mots apparaissent alors sur
l’écran, dans l’étrange alphabet russe.
— Monsieur, je vous conseille de copier ces mots dans le moteur de recherche de
l’ambassade, intervient Mister Kent, qui a saisi le raisonnement de sa jeune maîtresse.
— Incroyable ! laisse échapper le jeune détective en lisant ce qui apparaît sur
l’écran. « Derrière ce nom de code se cache un espion célèbre disparu dans les années
1980 pour des raisons mystérieuses. Son nom était Sergei Ivanov. Il a opéré à Paris
pendant la guerre froide, et il avait fondé une famille ici. Mais il a été éloigné par son
supérieur… »
— Vasiliy Prochnov ! conclut Agatha.
Larry la fixe, tremblant.
— Tu veux savoir le plus bizarre ?
— Je le sais déjà, mon cher cousin, dit-elle en prenant la direction de la sortie.
Sergei était le père de Marlène Ivanova Dupont !
Les trois détectives filent sur le boulevard Lannes. Il est neuf heures du soir et ils ont
parcouru Paris de long en large.
— On a un plan ? demande Larry, à bout de souffle.
— D’abord on trouve Marlène, et ensuite on avise, répond Agatha.
— J’adore l’improvisation, ironise Mister Kent.
Soudain, le majordome s’arrête devant un rideau de fer.
— C’est là ! s’exclame-t-il. Comment entrer ?
Agatha observe les lieux à la recherche d’une solution.
— On dirait que le magasin possède trois issues… l’entrée principale, la porte de
derrière et le trou qui mène à la cave, au sous-sol.
À cet instant, Watson parvient à s’échapper et à se glisser entre le trottoir et le
soupirail.
— Watson ! Reviens !
Il ne leur reste plus qu’à le suivre ! Mister Kent trouve une barre de fer avec laquelle
ils font levier pour soulever le soupirail, et Larry se glisse dans l’étroit passage.
Agatha le rejoint. Mister Kent est obligé de les attendre à la porte de derrière.
Larry et Agatha se retrouvent alors dans le noir le plus complet, excepté la faible
lueur qui vient de la surface. Ils se dirigent à petits pas vers l’escalier et montent au
rez-de-chaussée. Agatha ouvre la porte et s’avance à pas feutrés dans la boutique. Elle
possède une petite fenêtre par laquelle brille une lueur argentée. Derrière le comptoir,
des étagères couvertes de chapeaux.
— C’est fini Marlène ! lance Agatha. Sortez de votre cachette, nous sommes
détectives privés !
Larry entend alors des pas derrière lui. Il se retourne juste à temps pour se jeter à
terre en entraînant Agatha dans sa chute. Il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils soient
frappés par une longue aiguille tenue par une jeune fille aux cheveux blonds.

— Vous ne m’aurez pas ! ricane la meurtrière, qui s’échappe par un escalier en


colimaçon menant directement sur les toits.
Larry et Agatha se lancent à sa poursuite et débouchent sur le toit. À l’abri derrière
une cheminée, la meurtrière siffle rageusement :
— Je pensais que c’était mon fiancé, et je me retrouve avec deux amateurs qui se
prennent pour des détectives privés !
Larry regarde la pente de la toiture et saisit le manteau d’Agatha. Ils sont à dix
mètres du sol. S’ils glissent, ils n’ont aucune chance. Agatha s’avance résolument vers
Marlène.
— Pourquoi avez-vous tué Vasiliy Prochnov ?
— Par vengeance ! Prochnov a trahi mon père, et il l’a expédié en Sibérie sans billet
de retour. J’ai mis vingt ans à élaborer mon plan. Le crime parfait ! Le Jules Verne était
l’endroit idéal.
— Pourquoi êtes-vous restée dans le restaurant ? Pourquoi n’êtes-vous pas partie ?
— Je voulais qu’il me reconnaisse. Pour qu’il se souvienne à jamais de ce qu’il a
fait à ma famille.
Soudain, une boule blanche passe à toute vitesse entre les jambes de Larry et Agatha,
et Watson se jette contre la meurtrière. Marlène parvient à l’éviter et elle éclate de rire.
— Votre chat aussi va avoir la fin qu’il mérite !
Elle s’approche, menaçante, quand soudain, son visage est éclairé par des rayons de
lumière rouge, comme des lasers. Les renforts ! Des hommes apparaissent derrière les
cheminées en pointant Marlène Dupont de leurs armes et, en un éclair, ils l’arrêtent et
l’emmènent dans un hélicoptère surgi de nulle part.
L’intervention est si rapide que Larry et Agatha en restent bouche bée. Qui a prévenu
les forces spéciales ? Ils ont la réponse à cette question une fois de retour dans le
magasin, quand Mister Kent les rejoint.
— Vous avez un appel, monsieur Larry, dit le majordome en tendant l’EyeNet à
Larry.
— Allô ? répond Larry, encore essoufflé.
— Excellent travail, le félicite l’agent UM60.
— C’est vous, professeur ! Où êtes-vous ? Et comment allez-vous ?
Sur l’écran apparaît alors une photo du professeur, dans son lit d’hôpital, la jambe
maintenue en extension.
— Je suis à la fois ici, à Londres, et avec vous à Paris ! plaisante l’agent UM60.

— Euh… Je ne comprends pas… bafouille Larry.


— Larry, murmure Agatha, je crois que le professeur a suivi nos moindres faits et
gestes grâce aux viseurs de tes super lunettes. Et il a aussi tout entendu.
— Excellente déduction, Miss Agatha, répond l’agent. Quand j’ai vu que vous aviez
des ennuis, j’ai fait intervenir les forces spéciales.
Larry se gratte la tête, confus.
— Et vous ne direz rien sur l’incident qui vous a envoyé à l’hôpital ?
— Le marché était clair : si vous résolviez l’affaire, vous n’étiez pas renvoyé.
Présentez-vous en classe la semaine prochaine et nous oublierons toute cette histoire.
Après avoir raccroché, Larry se met à sautiller dans la pièce, et il embrasse sa
cousine et le majordome.
— Ma carrière de détective est sauvée !
Le soleil déchire le ciel et fait fondre la neige. Paris brille comme un énorme
diamant.
Il est 15 heures et les détectives ont rendez-vous avec Gaspard au second étage de la
tour Eiffel. Ils peuvent enfin admirer la ville dans toute sa splendeur.
— Tu sais que nous avons résolu cette affaire complètement par hasard ? demande
Agatha.
— Comment ça ?
— La rose rouge. Si M. Radcliff n’avait pas acheté une rose rouge pour sa demande
en mariage, jamais nous ne serions arrivés jusqu’à Marlène.
— Je suis certain qu’on aurait fini par trouver le coupable, ma chère cousine. On est
les meilleurs.
Mister Kent admire le panorama par la longue-vue. Agatha s’approche de lui.
— À quelle heure doit arriver Gaspard ?
— Il est déjà en retard de vingt minutes, miss, répond le majordome. Il ne devrait
plus tarder. J’imagine qu’il met la touche finale à son tableau de famille.
— Il était tellement en colère qu’on ne lui ait pas apporté son tube de bleu ! plaisante
Agatha. Je crois qu’il a le même caractère que son frère !
— Je l’ai entendu grommeler toute la nuit pendant que vous dormiez. Il disait qu’on
ne peut pas peindre de véritable œuvre d’art sans bleu cobalt.
— Qu’est-ce que je disais ! Il est aussi pleurnichard que Larry !
La tour est prise d’assaut par les touristes, qui sortent par centaines des ascenseurs.
Au bout d’une demi-heure, ils voient enfin arriver le jeune peintre, complètement
essoufflé.
— Je suis monté à pieds. Je n’avais pas le courage de faire la queue aux ascenseurs.
Il porte un cadre recouvert d’un drap maculé de peinture. Le petit groupe se réunit
sur un banc.
— Au fait, vous avez appris la nouvelle ? demande Gaspard en désignant le Jules
Verne.
— Non ?
— Ils ont capturé l’assassin en un temps record. Vous aviez entendu parler du
meurtre de samedi, n’est-ce pas ?
— Vraiment ? s’exclame Agatha en feignant la surprise.
Larry a été intraitable sur un point : son frère ne doit rien savoir de ses études de
détective privé !
— Mais j’imagine que vous vous en fichez de ces histoires de meurtre, poursuit
Gaspard.
— Hum, dit Larry. Montre-nous plutôt ce tableau.
— Vous êtes prêts ? J’ai appelé ce chef-d’œuvre « Londres rencontre Paris ».
Et dans un grand geste, il soulève le drap, dévoilant son tableau. Le petit groupe y
pose devant les toits enneigés de Notre-Dame. La seule anomalie, c’est le ciel vert que
l’on aperçoit par la fenêtre.
— Sans le bleu cobalt, j’ai été obligé de m’arranger, commente l’artiste.
Larry grimace et attire Agatha un peu à l’écart.
— Quelle horreur ! murmure-t-il à l’oreille de sa cousine.
Agatha lui tend alors un exemplaire de L’Écho du matin.
— On fait les gros titres ! Même si on n’est pas cités, naturellement.
— Je suis célèbre ! chantonne Larry, aux anges.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demande Gaspard.
— Ton tableau le remplit de joie, dit Agatha. Tu devrais profiter de notre séjour
pour faire d’autres portraits de Larry, dans toutes les pauses imaginables.
Gaspard sourit, ému.
— Maintenant que j’ai le bleu cobalt, je n’ai qu’une hâte : me remettre au travail !

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