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LA RENAISSANCE

– approche globale du XVIe siècle –

Le phénomène socioculturel nommé au début du XIXe siècle « Renaissance » a comme


point de départ le XVe siècle italien et se manifeste comme un enchaînement d’événements non
synchronisés qui se propagent successivement partout en Europe.
En France, le renouveau des sciences et des arts propre au XVIe siècle avait affecté tous les
domaines : intellectuel, artistique, philosophique, religieux, éthique, social, tous les modes de vie,
individuels et collectifs, toutes les conceptions de la société et du monde, tous les rapports de
l’homme avec Dieu, avec ses semblables et même avec lui-même.
L’apparition et les manifestations de cet esprit nouveau (l’humanisme, la Réforme, le
baroque) naissent d’abord en Italie, puis en Espagne, en France, en Angleterre, en Allemagne et
plus tard en Russie et dans les pays de l’est de l’Europe.
On parle généralement de trois événements qui avaient déclenché cette mutation:
l’invention de l’imprimerie, la prise de Constantinople par les Turcs et la découverte de
l’Antiquité grecque et latine.
La presse à imprimer et l’encre capable de réaliser l’écriture sur les deux faces du papier,
inventées par Gutenberg en 1434, ont été successivement mises au point et, de 1450 à 1455, la
technique typographique avait permis l’impression du premier livre : la célèbre Bible de Gutenberg.
En 1470 la première presse française a été installée à la Sorbonne. L’influence de l’imprimerie a
favorisé l’expansion des idées nouvelles, humanistes et réformées, mais il ne faut pas oublier qu’en
Italie, la Renaissance a été antérieure à cette découverte.
On retient habituellement la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 comme date
qui marque la fin du Moyen Âge. À partir de ce moment nous assistons à un exode de lettrés grecs
qui cherchaient asile en Occident. Les réfugiés apportaient des quantités de manuscrits et, en plus,
leur immense culture dont l’Italie, en tant que pays d’accueil, devait profiter. Mais il ne faut pas
oublier que Pétrarque avait vécu un siècle auparavant, et par son esprit il avait énormément
contribué au renouveau des idées, car, à part ses célèbres sonnets, il avait eu une remarquable
activité culturelle, il avait fréquenté les milieux d’érudits, animé d’une véritable fascination pour
l’Antiquité et avait écrit de nombreuses œuvres en latin, pour ne plus parler de Dante qui écrivait
déjà, au XIIIe siècle, De Monarhia, traité de politique, où il parlait de l’unification européenne sous
le sceptre d’un monarque qui devait d’assurer la paix universelle.
Sur le plan politique, les agitations populaires qui au XVe siècle s’étaient produites en
France, en Angleterre et en Espagne se sont calmées et la monarchie en est sortie victorieuse
Les républiques italiennes ont été remplacées par des principautés. La cause monarchique
triomphe en Espagne, avec Charles Quint, en Angleterre, avec les Tudors, en France, avec les
successeurs de Charles VII, protégés par une armée permanente. Une nouvelle politique devait
prévaloir en Europe : un système d’équilibre ne permettra plus à une puissance de s’agrandir aux
dépens des autres pays, ni aux forts d’écraser les faibles et l’action sera déterminée non plus par
compassion ou générosité, mais par calcul.
Du point de vue culturel, le Moyen Âge n’avait plus rien à donner. Un esprit nouveau était
nécessaire pour ranimer les cendres.
Le monde bougeait. Le Génois Christophe Colomb qui cherchait pour le compte de
l’Espagne une route commerciale vers les épices des Indes découvre, en prenant la direction de
l’ouest, les actuelles Caraïbes et la côte de l’Amérique centrale. Après lui, les navigateurs ont
compris qu’il s’agissait d’un nouveau continent. Le voyage vers l’Orient continuera de hanter les
pensées d’autres navigateurs, dont Magellan et Vasco de Gama. Ce dernier découvrit la route des
Indes par le cap de Bonne Espérance, fonde des comptoirs portugais sur les côtes africaines et
devint vice-roi des Indes portugaises en 1524. Toutes ces grandes découvertes faites pour des buts
commerciaux étaient animées par l’esprit d’aventure et la curiosité des navigateurs désireux surtout
de trouver des terres nouvelles et de s’enrichir.
L’ouverture du grand monde est un véritable choc pour les Européens, qui veulent
s’emparer des nouveaux territoires par la violence. Les plus sages en tirent la conclusion de cette
expérience : dans l’univers humain tout est relatif.
Si les hommes avaient fait l’expérience de la rondeur de la Terre, (après la mort de
Magellan, un de ses navires est rentré en Espagne en contournant l’Afrique, en 1522) les
découvertes dans le domaine de l’astronomie avaient prouvé l’infinité de l’univers. Le philosophe
allemand Nicolas de Cuse avait déjà imaginé l’infini, dépourvu de centre, complètement différent
du cosmos fermé d’Aristote et de Ptolémée. En plus, Copernic ayant situé le Soleil au milieu du
mouvement circulaire des planètes, Giordano Bruno reprend l’idée d’un Univers par rapport auquel
la Terre ne représente pas grand chose et l’homme d’autant moins. Pour ces idées il finit sur le
bûcher. Galilée, au XVIIe siècle, en sera seulement menacé.
L’idée de l’immensité de l’Univers est si séduisante qu’on pense par analogie que l’homme
est un Univers de dimensions réduites, mais comparable au grand Univers par ses idées en
expansion. Cette analogie contribue à la reconsidération de la dignité humaine d’autant plus que
l’art, la médecine, la physique et les mathématiques s’agencent à établir les proportions du corps
humain. La peinture découvre la perspective et met évidence l’espace infini par rapport au point de
vue de l’artiste observateur.
Cette nouvelle attitude devant l’homme fonde un phénomène culturel de grande
envergure. L’Italie joue un rôle principal dans ce mouvement général dont l’esprit novateur se
propage vite en Europe, grâce surtout aux guerres, comme autant de voyages à l’étranger. On assiste
au XVIe siècle à des choses surprenantes : les livres contenant les pensées et les idées les plus
avancées sont à la portée de tous. Les expéditions militaires au-delà des Alpes, en Italie, mettent les
Français en présence des monuments antiques et des productions des artistes italiens. Sans avoir
gain de cause, les Français rentrent plus riches, après avoir connu la façon de penser et de vivre des
Italiens, leur mentalité, leur art.
En essence, la Renaissance signifie d’un côté la découverte de l’Antiquité grecque et
romaine et, d’un autre, la découverte du grand monde et de tous les problèmes qui s’ensuivaient et
dont la résolution imposait l’adoption d’un esprit nouveau, centré sur l’homme.
Toutes les conditions économiques étaient déjà parvenues au point apte à permettre
l’apparition d’une pensée nouvelle, ce qui devait conduire à l’apparition d’une nouvelle société.
Le Prince des humanistes a été Érasme [Didier Erasme, en latin Desiderius Erasmus, né à
Rotterdam en 1469, l’auteur du célèbre Eloge de la Folie, dédié à Thomas Morus] dont la pensée,
faite de mesure et prudence, chercha à concilier l’étude des Anciens et les enseignements de
l’Évangile. Erudit, philosophe et philologue, interlocuteur des têtes couronnées, des rois et des
papes, ami, puis adversaire de Luther, il a été en relation épistolaire avec toutes les personnalités
européennes dont Rabelais, l’helléniste français Guillaume Budé et le savant anglais Thomas
Morus.
À cette époque on ne se contente plus de lire le grec, on apprend l’hébreu, dont l’humaniste
allemand Reuchlin conseille l’étude, et l’arabe, qu’enseigne Postel, le plus remarquable orientaliste
de son temps.
Peu à peu, de même qu’on veut restituer l’authenticité des textes sacrés, malgré l’opposition
des autorités ecclésiastiques, la Sorbonne en particulier, cette initiative favorisera la Réforme,
entreprise de purification radicale de l’Église. On assiste à la chasse aux sorciers qui finissent sur
des bûchers allumés, à côté des partisans de la Réforme.
Il est cependant un point sur lequel la Renaissance se manifeste par une constance
exemplaire : la conquête progressive par le français de tous les domaines jusque-là réservés au latin.
Les philologues s’engagent dans des disputes sur le langage et sur l’origine des langues. Le français
remplace le latin en 1539, en tant que langue administrative, judiciaire et diplomatique, par
l’ordonnance royale de Villiers-Cotterêts. L’école poétique de la Pléiade y joue son rôle, point
négligeable, (nous n’avons qu’à comparer la langue de Rabelais et de Marot à celle de Montaigne et
de Malherbe) et les créations littéraires attachent une attention plus spéciale à la technique poétique,
à la métrique, au théâtre. On découvre les possibilités de l’alexandrin en français, on crée la tragédie
et la comédie en français. Les anciennes formes fixes médiévales sont remplacées par l’épître,
l’élégie, l’églogue, l’ode et surtout le sonnet, d’après le modèle de Pétrarque.
Toutes ces nouveautés ne tombaient pas du ciel, mais avaient été longuement préparées par
les efforts conjugués des poètes des générations antérieures. Durant la fin du XVe siècle et le début
du XVIe siècle, la cour de Bourgogne, puis, celles de Bretagne et de France assistent à la naissance
et à l’activité d’une école de poètes qui pratiquaient la seconde rhétorique la poésie, par rapport à
la prose, la première rhétorique. Ces poètes sont les Rhétoriqueurs.
Les poètes étaient rimeurs à gages, mais ils tenaient en haute considération leur mission de
versificateurs, qu’ils voulaient joindre à celle d’historiographes, conseillers et confidents de leurs
employeurs, à l’exemple de Georges Chastellain, le plus illustre d’entre eux.
Dans le domaine des arts visuels et plastiques, les peintures, les sculptures, les tapisseries,
les fêtes officielles ou les fêtes de la cour contribuent autant que l’imprimerie à la diffusion de
l’esprit nouveau, en familiarisant le public avec les grands sujets de l’Antiquité.
Au milieu de toute cette effervescence, l’Église catholique se constituait en opposante et la
question religieuse devenait de plus en plus préoccupante, car la volonté de rénovation se
manifestait aussi sur le plan religieux. Nous assistons, en France, à un mouvement religieux qui
prescrivait une plus rigoureuse fidélité à l’esprit des Évangiles, soutenu par l’évêque de Meaux et
par la soeur de François I, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon et, plus tard, reine de
Navarre.
Mais la véritable Réforme arrive de l’Allemagne. Le moine augustinien Thomas Luther
s’élève contre la puissance temporelle de l’Église. Il est excommunié mais, au même moment,
Zwingli prend la relève en Suisse, suivi par Jean Calvin qui, chassé de France, s’installe à Genève
où il institue une société théocratique.
L’Église ne reste pas les bras croisés et organise la Contre-Réforme, en rétablissant
l’Inquisition en 1542. Ignace de Loyola, jeune gentilhomme basque fonde l’ordre des Jésuites qui se
propose d’extirper l’hérésie. Les Jésuites, qui s’intitulent “soldats de Dieu”, s’entraînent par des
“exercices spirituels “ et, conduits par le Général de l’ordre, se font connaître partout dans l’Ancien
et le Nouveau Monde, par leur oeuvre d’enseignement et leur pratique missionnaire.
Cette situation complexe présente le XVIe siècle français comme une mosaïque.
Au début, François Ier est ouvert aux manifestations intellectuelles soutenues aussi par sa
soeur, Marguerite d’Angoulême, mais il se montre de plus en plus inquiet des éventuelles
conséquences politiques de la Réforme. En 1534, des manifestes protestant contre l’office divin
catholique sont collés partout, jusqu’à la porte de la chambre du roi, au château d’Amboise. Cet
événement, connu sons le nom de l’ « Affaire des placards », compromet la cause de la Réforme et
de l’humanisme. François Ier fait arrêter et condamner tous les suspects d’hérésie et ferme
l’Imprimerie royale. L’humaniste Étienne Dolet finit sur le bûcher à côté de tous ceux qui étaient
considérés comme hérétiques.
Dans l’ensemble culturel de l’époque on distingue, malgré le grand désordre général, une
cohérence intellectuelle qui vise l’obtention de quelques buts et qui allait se manifester pleinement,
un siècle plus tard : il s’agit de restituer les disciplines, d’instaurer les langues, de défendre et
d’illustrer la poésie française. On rêve d’un monde où l’homme se comprenne lui-même pour vivre
en harmonie avec la nature et avec soi-même.
La Renaissance littéraire en France est une époque de recherches et d’expérimentations.
Vers 1500, apparaissent les signes d’une évolution littéraire surprenante:
- la fiction narrative se répand (on enregistre les premières nouvelles imitées de l’italien) ;
- la création littéraire en latin subsiste et imite les Anciens considérés comme des modèles
parfaits. Les contacts, par le biais d’Italie, avec les sources antiques entraînent des renouvellements
dans la langue et dans la pensée ;
- l’individu s’affirme à la découverte de sa personnalité, comme Michel de Montaigne, dont les
Essais posent de nombreuses interrogations sur l’homme et la société. Chez Rabelais, une
truculence encore médiévale se mêle à la philosophie humaniste pour créer une œuvre extrêmement
inventive ;
- après la vogue d’une langue très technique et d’un style savant (les Grands Rhétoriqueurs), une
tendance de retour au naturel apparaît en poésie avec Clément Marot. Il cherche à épurer la poésie
de son temps de la stérilité du langage et de la prouesse rhétorique et introduit en France le sonnet
italien ;
- d’autre part, Maurice Scève, le poète le plus représentatif de l’école lyonnaise, se veut le
disciple de Pétrarque ;
- la rupture avec le Moyen-Age est définitivement consommée avec la parution de la Défense et
Illustration de la langue française de Joachim du Bellay. Les poètes de la Pléiade donnent à la
langue française la même valeur littéraire qu’aux langues anciennes et réussissent à trouver les
accents d’un lyrisme nouveau. Ils refusent avec véhémence les formes médiévales (rondeau, virelai,
ballade) et accueillent les formes antiques (odes, épopées) et surtout le sonnet italien. Ils considèrent
que leur but n’est pas la nouveauté en soi, mais l’imitation créatrice.

CLEMENT MAROT

1. Le profil de Clément Marot (fiche bio-bibliographique, précurseurs)


Clément Marot marque, à l’aube de la Renaissance, un moment essentiel dans l’histoire des
lettres françaises, car son une œuvre, d’une diversité étonnante, se caractérise par une fusion
progressive entre l’élément médiéval et le courant vivifiant de la modernité. Ce poète apparaît
comme une figure charnière entre deux époques, placée entre l’héritage paternel et l’humanisme
naissant. Sa voix, qui réussit à moduler sans cesse les genres et les tons, passe facilement du registre
anecdotique de la poésie de cour, au style grave de la foi évangélique.
La vie de cet illustre représentant de l’humanisme et de l’évangélisme se trouve sous
l’empreinte de quelques aspects essentiels : d’une part, il est le fils de Jean de Maretz ou Marot, un
poète de la Grande Rhétorique, dont il a appris l’art des rimes, des allitérations et des calambours ;
d’autre part, il a la chance d’entrer, à 23 ans, au service de Marguerite d’Angoulême, la sœur de
François I, pour devenir après la mort de son père le valet de chambre du roi. En tant que poète
officiel de la cour de François I, il prend une part active aux fêtes occasionnées par la vie royale et il
flatte ensuite ses mécènes dans des pièces de circonstance. Il a été très admiré de son vivant et son
œuvre a connu en son siècle une centaine d’éditions, même s’il a été attaqué sur tous les plans –
littéraire, moral et religieux – par Sagon, un théoricien obscur.
En 1536 il lance, sous le haut patronage de la duchesse de Ferrare, un concours de blasons
(poèmes écrits à la louange d’un objet quelconque), auquel participe Maurice Scève. A cause de son
esprit indépendant, Marot est mal vu par l’autorité catholique, dont les représentants le font
emprisonner à deux reprises (en 1526 pour ne pas avoir respecté le jeûne prescrit par l'Eglise durant
le Carême et en 1527 pour avoir participé à l'évasion d'un prisonnier). Rebelle à toute autorité,
ecclésiastique ou civile, il révèle son talent par des épîtres pleines de sel et d'ironie qui, par deux
fois, lui valent la grâce du roi. Au moment de l’affaire des Placards (1534), le roi signe un décret
contre les luthériens vus comme des proscrits, comme des hérétiques, et Marot doit s’enfuir ; il
s’exile en Italie, chez Renée de France, (la fille de Louis XII, acquise à la Réforme). Il s’y initie aux
subtilités du pétrarquisme décadent, à côté du poète Tebaldeo. Rentré en France, il abjure le
luthéranisme pour retrouver les faveurs de la cour, mais il doit s’exiler de nouveau, cette fois-ci à
Genève, où, sous la direction de Calvin, édite cinquante Psaumes traduits en français, qui
deviennent immédiatement un élément essentiel du culte protestant. A côté de Marguerite de
Navarre et d’Agrippa d’Aubigné, Marot peut être considéré comme un porte-parole des espoirs et
des inquiétudes qui accompagnent la quête fervente de l’évangélisme.
Les repères marquants de la vie de Marot se reflètent pleinement dans l’évolution de son
lyrisme. Formé à l’école des Grands Rhétoriqueurs, il commence par composer des poèmes à forme
fixe, hérités du XVe siècle - rondeaux, ballades, chansons et chants royaux dans lesquels il se
montre aussi habile et ingénieux que ses prédécesseurs – et les formes courtes (huitains, dizains),
tout en reprenant les acrobaties de style de ses devanciers. Il délaisse l’impersonnalité des
Rhétoriqueurs au moment où il se proclame adepte de l’évangélisme et choisit de transposer les
tribulations de sa vie - générées par le conflit inévitable avec la Sorbonne -, dans des genres
poétiques puisés dans la tradition antique (c’est à lui qu’on doit le premier sonnet, l’apparition en
France de l’églogue, de l’élégie, de l’ode). Ce type de lyrisme personnel, dépourvu d’emphase et de
recherches savantes, devient donc source d’inspiration nouvelle, en plein accord avec les
préoccupations spirituelles de cette époque.
Son recueil de Poésies complètes (1544) comprend un grand nombre de poèmes qui suivent
les modèles du Moyen Âge, des pièces de circonstances (étrennes, souhaits de bonne année,
blasons, complaintes, élégies funèbres, épitaphes) et des pièces composées à l'imitation des genres
antiques - épigrammes (où Marot fait excellemment usage de sa verve et son esprit), églogues
(Églogue au roi, 1539), des élégies et de nombreuses épîtres (dont les plus connues sont l'Épître à
Lyon Jamet, l'Épître au roi pour succéder à l'état de son père (1526), l'Épître au roi pour le
délivrer de prison (1527) et l'Épître au roi pour avoir été dérobé (1532).
Clément Marot est un véritable homme de la Renaissance, à la fois créateur de vers,
traducteur et éditeur des Anciens. Il traduit en vers français les Psaumes de la Bible, les
Métamorphoses d’Ovide, quelques poèmes de Virgile et de Martial, les Colloques d’Erasme et 6
sonnets de Pétrarque. Il manifeste un vif intérêt pour le patrimoine littéraire national, rééditant Le
Roman de la Rose, l’œuvre de François Villon (ayant eu lui aussi à subir des démêlés avec la
justice, il sentait peut-être une fraternité particulière avec l'auteur de la Ballade des pendus) et les
poèmes de son père, dans une forme rajeunie et plus accessible à ses contemporains.
Marot a joui de la gloire d'un grand poète de son vivant et pendant toute la période classique
(Boileau et La Bruyère l'évoquent en termes élogieux, La Fontaine le reconnaît comme son maître) ;
même au XVIIIe, Fénelon, Voltaire et Rousseau voient en lui un initiateur de la littérature poétique
classique.
ŒUVRES :
1515 : Le Temple de Cupido ou la Quête du Ferme Amour
1526 : L’Enfer
1529 : Le Roman de la Rose (traduction)
1532 : L’Adolescence Clémentine
1533 : Les Œuvres de François Villon revues et remises en leur entier par Clément Marot
(adaptation)
1534 : La Suite de l'Adolescence Clémentine
1544 : Poésies complètes
2. Clément Marot – héritier des Grands Rhétoriqueurs et inventeur de genres nouveaux
La majorité des opinions critiques formulées sur la valeur des premières oeuvres de Marot,
écrites surtout avant 1527, présente le poète comme un simple continuateur des Grands
Rhétoriqueurs. Tout en considérant la poésie comme une seconde rhétorique, plus savante et plus
raffinée, Marot ne ferait que suivre l’exemple de ses devanciers, de véritables expérimentateurs du
langage poétique. On peut cependant observer le fait qu’il ne privilégie pas les combinaisons
strophiques, les jeux verbaux et les figures de style.
Dans la deuxième moitié de sa carrière littéraire, Marot, en tant que véritable humaniste,
imprègne son œuvre de l’esprit contestataire de la Renaissance, mettant en cause les juges abusifs,
les institutions rétrogrades de l’époque, les superstitions, la torture et la guerre (L’Enfer, 1542). Le
texte suivant illustre le genre dans lequel Marot excelle – l’épître, « l’élégant badinage », aux dires
de Boileau – et transcrit un drame que le poète a réellement vécu en tant qu’ « hérétique ». Il
adresse « le sot écrit » de cette XIe Epître (1527) au roi François Ier, après avoir été emprisonné,
avec la demande expresse de le libérer. Conçu dans un style « bas » (selon la formule des
représentants de la Pléiade), sans comparaison ou hyperboles, ce texte épistolaire en vers, d’une
apparence très simple, met l’accent sur les jeux de mots, les traits satiriques, l’ironie, la flatterie et
la plainte. Le poète sollicite la générosité du roi avec beaucoup d’esprit et de grâce et réussit ainsi à
mettre son supérieur de son côté. C’est dans cette apparence bouffonne que se trouve la sève du
poème.
3. L’art de Marot
Marot crée dans la poésie française les premiers textes élégiaques, lance la mode des blasons
de l’anatomie féminine et crée le coq-à-l’âne (une bizarre parodie de l’épître, dans laquelle l’auteur
passe d’un sujet a l’autre en toute liberté, sans respecter la cohérence logique, ce qui anticipe le
mouvement baroque). Mais l’élément original essentiel qui fait Marot mériter sa place dans
l’histoire littéraire française est représenté par son humour subtil, l’ingénuité savante et la fausse
naïveté avec lesquels il traite des sujets dangereux.
Maniant avec aisance le décasyllabe, il contribue à épurer la langue de son temps,
s'exprimant avec un pittoresque (inventions verbales) et une clarté vantés par Boileau et La
Fontaine.
Là les plus grands les plus petits détruisent, Tant que vivrai en âge florissant,
Là les petits peu ou point aux grands Je servirai Amour, le dieu puissant,
nuisent, En faits, en dits, en chanson et accords.
Là trouve l’on façon de prolonger Par plusieurs jours m'a tenu languissant,
Ce qui se doit et se peut abréger; Mais après deuil m'a fait réjouissant,
Là sans argent pauvreté n'a raison,
Là se détruit mainte bonne maison, Car j'ai l'amour de la belle au gent corps.
Les biens sans cause en causes se Son alliance
dépendent, C'est ma fiance:
Là les causeurs les causes s'entrevendent, Son coeur est mien,
Là en public on manifeste et dit Le mien est sien.
La maulvaistié de ce monde maudit, Fi de tristesse,
Qui ne saurait sous bonne conscience Vive liesse,
Vivre deux jours en paix et patience ; Puisqu'en amour j'ai tant de bien !
Dont j'ai grand'joie avecque ces mordants, Quand je la veux servir et honorer,
Et tant plus sont les hommes discordants Quand par écrit veux son nom décorer,
Plus a discord émouvons leurs courages Quand je la vois et visite souvent,
Pour le profit qui vient de leurs Ses envieux n'en font que murmurer ;
dommages; Mais notre Amour n'en saurait moins durer :
Car s'on vivait en paix, comme est métier, Autant ou plus en emporte le vent.
Rien ne vaudrait de ce lieu le métier; Malgré envie,
Pour ce qu'il est de soi si anormal Toute ma vie
Qu'il faut exprès qu'il commence par mal, Je l'aimerai
Et que quelqu'un à quelque autre méfasse, Et chanterai:
Avant que nul jamais profit en fasse. C'est la première,
Bref en ce lieu ne gagnerions deux C'est la dernière,
pommes, Que j'ai servie et servirai.
Si ce n'était la maulvaistié des hommes. (Clément Marot, Chanson XII)
(Clément Marot, L'Enfer)

Sur le printemps de ma jeunesse folle Puisque le jour de mon départ arrive

Sur Ie printemps de ma jeunesse folle, Puisque le jour de mon départ arrive,


Je ressemblais l'arondelle qui vole C'est bien raison que ma main vous écrive
Puis ça, puis là : l’âge me conduisait Ce que ne puis vous dire sans tristesse,
Sans peur ni soin où Ie coeur me disait. C'est à savoir: or Adieu, ma Maîtresse !
En la forêt (sans la crainte des loups) Doncques Adieu, ma Maîtresse honorée,
Je m'en allais souvent cueillir le houx, Jusque au retour, dont trop la demeurée
Pour faire glu à prendre oiseaux ramages, Me tardera; toutefois cependant
Tous différents de chants et de plumages; II vous plaira garder un coeur ardant
Ou me soulais, pour les prendre, Que je vous laisse au partir pour otage,
entremettre Ne demandant pour lui autre avantage
A faire brics, ou cage pour les mettre ; Fors que veuillez contre ceux le défendre
Ou transnouais les rivières profondes,
Ou renforçais sur le genou les fondes. Qui par désir voudront sa place prendre.
Puis d'en tirer loin et droit j'apprenais S'il a mal fait, qu'il en soit hors jeté;
Pour chasser loups et abattre des noix. S'il est loyal, qu'il y soit bien traité !
Oh ! quantesfois aux arbres grimpé j'ai, Que plut à Dieu qu'en ce coeur puissiez lire ;
Pour dénicher ou la pie ou le geai, Vous y pourriez mille choses élire;
ou pour jeter des fruits jà murs et beaux Vous y verriez votre face au vif peinte;
A mes compains, qui tendaient leurs Vous y verriez ma loyauté empreinte;
chapeaux ! Vous y verriez votre nom engravé
Aucunes fois aux montagnes allais, Avec le deuil qui me tient agravé
Aucunes fois aux fosses dévalais, Pour ce départ; et en voyant ma peine,
Pour trouver là les gîtes des fouines, Certes, je crois, (et ma foi n'est pas vaine)
Des hérissons ou des blanches hermines, Qu'en souffririez pour le moins la moitié
Ou pas à pas le long des buissonnets Par le moyen de notre amitié,
Allais cherchant les nids des chardonnets Qui veut aussi que la moitié je sente
Ou des serins, des pinsons ou linottes. Du deuil qu'aurez d'être de moi absente.
(Clément Marot, Eglogue au Roi sous les (Clément Marot, Les Elégies)
noms de Pan et Robin)
« AU ROI », POUR LE DELIVRER DE
PRISON

Roi des Français, plein de toutes bontés;


Quinze jours a, je les ai bien comptés,
Et dès demain seront justement seize
D'Anne qui lui jeta de la neige Que je fus fait confrère au diocèse
De Saint-Marry, en l'eglise Saint-Pris.
Anne par jeu me jeta de la neige, Si vous dirai comment je fus surpris,
Que je cuidais froide certainement: Et me déplaît qu'il faut que je le die.
Mais c'était feu, l'expérience en ai-je, Trois grands pendards vinrent à l'étourdie
Car embrasé je fus soudainement. En ce palais me dire en désarroi :
Puisque le feu loge secrètement « Nous vous faisons prisonnier, par le Roi. »
Dedans la neige, où trouverai-je place Incontinent, qui fut bien étonné ?
Pour n'ardre point ? Anne, ta seule grâce Ce fut Marot, plus que s'il eut tonné.
Eteindre peut ce feu que je sens bien, Puis m'ont montré un parchemin écrit,
Non point par eau, par neige ni par glace, Où il n'y avait seul mot de Jésus-Christ :
Mais par sentir un feu pareil au mien. II ne parlait tout que de plaiderie,
(Clément Marot, Oeuvres poétiques) De conseillers et d'emprisonnerie.
« Vous souvient-il, ce me dirent-ils lors,
Que vous étiez l’autre jour là-dehors,
Qu'on recourut un certain prisonnier
Entre nos mains ? » Et moi de le nier !
Car, soyez sûr, si j'eusse dit oui,
Que le plus sourd d'entre eux m'eut bien oui
Et d'autre part, j'eusse publiquement
Eté menteur : car, pourquoi et comment
Eusse-je pu un autre recourir,
Quand je n'ai su moi-même secourir ?
Pour faire court, je ne sus tant prêcher
Que ces paillards me voulsissent lâcher.
Sur mes deux bras ils ont la main posée,
Et m'ont mené ainsi qu'une épousée,
Non pas ainsi, mais plus roide un petit.
Et toutefois j'ai plus grand appétit
De pardonner à leur folle fureur
Qu'à celle-là de mon beau procureur:
Que male mort les deux jambes lui casse !
II a bien pris de moi une bécasse,
Une perdrix, et un levraut aussi,
Et toutefois je suis encore ici !
Encor je crois, si j'en envoyais plus,
Qu'il le prendrait ; car ils ont tant de glus
Dedans leurs mains, ces faiseurs de pipée,
Que toute chose où touchent est grippée.
Mais, pour venir au point de ma sortie,
Tant doucement j'ai chanté ma partie
Que nous avons bien accordé ensemble,
Si que n'ai plus affaire, ce me semble,
Sinon à vous. La partie est bien forte :
Mais le droit point où je me réconforte,
Vous n'entendez procès non plus que moi.
Ne plaidons point ; ce n'est que tout émoi.
Je vous en crois, si je vous ai méfait.
Encor posé le cas que l'eusse fait,
Au pis aller n'y cherrait qu'une amende :
Prenez le cas que je la vous demande ;
Je prends le cas que vous me la donnez,
Et si plaideurs furent onc etonnés
Mieux que ceux-ci, je veux qu'on me délivre,
Et que soudain en ma place on les livre.
Si vous suppli, Sire, mander par lettre
Qu'en liberté vos gens me veuillent mettre ;
Et si j'en sors, j'espère qu'à grand peine
M'y reverront, si on ne m'y ramène.
L’école lyonnaise. Maurice Scève, Pernette du Guillet, Louise Labé

Dans la période 1500 - 1560, la ville de Lyon est un important carrefour économique et culturel,
qui devient un véritable creuset de l’humanisme: d’une part, c’est une métropole commerciale et
bancaire qui voit se développer deux grandes industries – la soie et l’imprimerie ; d’autre part, ce
développement est doublé d’une vie intellectuelle intense et d’un épanouissement exceptionnel des
lettrés (des personnalités comme Etienne Dolet ou François Rabelais ont choisi d’y vivre), car la
suprématie économique entraîne un niveau de vie permettant un haut développement culturel. Dans les
demeures des plus riches familles lyonnaises se multiplient les « salons » et les cercles, où la poésie et
la musique accompagnent les divertissements mondains et l’approfondissement des techniques
créatrices. En outre, la ville de Lyon réalise une forte liaison entre l’Italie et la France, rendant ainsi
possible l’apparition d’un groupe d’environ cinquante poètes et poétesses, parmi lesquels se distinguent
Maurice Scève, Louise Labé, Pernette de Guillet et Pontus de Tyard.
Ce foisonnement artistique se situe du point de vue chronologique entre Clément Marot et la
Pléiade, ou, pour reprendre les formules du critique V. L. Saulnier, entre « la France des ducs,
bourguignonne, du XVe siècle (les poètes Rhétoriqueurs), et la France royale, celle de Paris et de la
Loire, du milieux du XVIe siècle (la Pléiade) ».

Maurice Scève (1500? – 1562)

Issu d’une famille de riches bourgeois, ce poète érudit, pétri de latin, croit découvrir en 1533 le
tombeau de Laure, la dame chantée par Pétrarque, morte en Avignon deux siècles auparavant. Grâce à
cette trouvaille, il obtient la célébrité et la reconnaissance de François I. Après avoir remporté le
premier prix au concours de blasons organisé par Clément Marot en 1536, Scève est admiré comme le
maître des poètes lyonnais. Dans l’étape pétrarquiste de sa création, il célèbre les mystères complexes
du désir amoureux.

ŒUVRES
1535 : La Déplorable Fin de Flamete, (traduction d’un roman espagnol inspiré d’une nouvelle
de Boccace)
1544 : Délie, objet de plus haute vertu
1561 : Le Microcosme (grand poème cosmologique)

Le poète fait vers 1536 la connaissance de Pernette, qu’il choisit de chanter sous le nom de
Délie dans un recueil composé de 449 dizains décasyllabiques, suivant la rime ABABBCCDCD -
Délie, objet de plus haute vertu (1544). Cette forme poétique carrée - et donc symboliquement
parfaite – est reprise dans la distribution des pièces (qui sont réparties de manière sérielle au moyen de
gravures, dont chacune est pourvue d'une devise comme emblème). Cette femme a vingt ans de moins
que le poète au moment de leur rencontre et est promise à une autre union. L’amour apparaît donc de
façon inévitable comme inaccompli, platonique et toujours insatisfait. Au centre de la parole poétique
de Maurice Scève se trouve la femme vue comme invitation à la vertu, dans un cadre réaliste suggéré
avec une fermeté précise et claire. L’amour est dès le début placé sous le signe du coup de foudre et
d’une réduction à un asservissement définitif à la femme aimée.

Pernette du Guillet
(1520 – 1545)
`
Cette poétesse est l’inspiratrice, la « Délie » de Maurice Scève, sa « Cousine ». Elle participe au
dialogue poétique initié par son admirateur avec des poèmes très personnels, formés de vers nobles et
plus clairs. Elle y elle exige le respect de l’homme aimé et n’accepte pas d’être vue comme un simple
objet amoureux.

Œuvres
Rimes, 1545

Louise Labé
(1524 ? – 1566)

Fille d’un riche artisan cordier, Louise Labé reçoit une bonne éducation, centrée sur l’étude du
latin, de l’italien, de la musique et de l’équitation. Elle ouvre les portes de son salon aux intellectuels de
Lyon et a une liaison avec le poète Olivier de Magny, un ami de Joachim du Bellay et de Ronsard. Son
œuvre choque par la revendication de la liberté des femmes, qui doivent « regarder un peu au-dessus de
leurs genoux et de leurs fuseaux ». Ses arguments féministes lui ont valu la disgrâce de ses
contemporains : Jean Calvin est le premier à la traiter de « putain » et de « débauchée », à condamner
sa vie trop libre ; après lui, les critiques littéraires des siècles suivants considèrent que le surnom de
« belle cordière » dérive de son statut de courtisane.

Œuvres
1554 : Sonnets
1555: Œuvres

La publication en 1555 d’un petit recueil composé de vingt-quatre sonnets et trois élégies est
célébrée comme un véritable événement littéraire par tous ceux qui participaient à la vie mondaine et
culturelle de Lyon. Cette femme riche et admirée, considérée comme une nouvelle Sapho, se trouve à
l’opposé de Pernette de Guillet : elle prêche pour un abandon total de la femme - maîtresse à la passion
amoureuse et à la sensualité. Elle revendique l’ardeur des amours charnelles, dans une poésie qui
célèbre l’amour – passion, l’amour voluptueux et qui avoue sans complexe ses amours provocatrices.
D’ailleurs, son but déclaré est un affranchissement de la femme par le refus total de ses attributs
traditionnels. Louise Labé dédie ses poèmes à Clémence de Bourges, la fille d’un magistrat lyonnais.
Dans son Epitre dédicatoire, datée le 24 Juillet 1555, la poétesse énumère ses arguments en faveur des
activités intellectuelles des femmes :
« Etant venu le temps, mademoiselle, ou les sévères lois des hommes n’empêchent plus les
femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui en ont la commodité
doivent employer cette honnête liberté, que notre sexe a autrefois tant désirée… (…) Mais l’honneur
que la science nous procurera sera entièrement notre, et ne pourra nous être ôte, ni par finesse de
larron, ni force d’ennemis, ni longueur du temps. (…) Mais ayant passe partie de ma jeunesse a
l’exercice de la musique, et ce qui m’est reste de temps l’ayant trouve trop court pour la rudesse de
mon entendement, et ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir que je porte a notre sexe de le
voir non en beauté seulement, mais en science et vertu dépasser ou égaler les hommes, je ne puis faire
autre chose que prier les vertueuses Dames de (…) s’employer a faire entendre au monde que si nous
ne sommes faites pour commander, nous ne devons être dédaignées pour compagnes tant dans les
affaires domestiques que publiques de ceux qui gouvernent et se font obéir. »
« Comme Hécate, tu me ferras errer « Apercevant cet Ange en forme humaine,

Et vif, et mort, cent ans parmi les ombres ; Qui aux plus forts ravit le dur courage

Comme Diane au Ciel me resserrer, Pour le porter au gracieux domaine

D’où descendis en ces mortels encombres ; Du Paradis terrestre en son visage,

Comme régnante aux infernales ombres Ses beaux yeux clairs par leur privé usage

Amoindriras ou accroîtras mes peines. Me dorent tout de leurs rais épandus.

Mais comme lune infuse dans mes veines Et quand les miens j’ai vers les siens tendus,

Celle tu fus, es, et seras Délie, Je me recrée au mal ou je m’ennuie,

Qu’Amour a joint a mes pensées vaines Comme bourgeons au Soleil étendus,

Si fort, que Mort jamais ne l’en délie. » Qui se refont aux gouttes de la pluie. »
(Délie, dizain 22, 1544, orthographe
modernisée) (Maurice Scève, Délie, dizain 409)
« Tu es le Corps, Dame, et je suis ton ombre, « Moins je la vois, certes plus je la hais ;

Qui en ce mien continuel silence Plus je la hais, et moins elle me fâche.

Me fais mouvoir, non comme Hécate l'Ombre Plus je l’estime et moins compte j’en fais ;

Par ennuyeuse et grande violence, Plus je la fuis, plus je veux qu’elle me sache.

Mais par pouvoir de ta haute excellence, En un moment deux divers traits me lâche

En me mouvant au doux contournement Amour et haine, ennui avec plaisir.

De tous tes faits, et plus soudainement Forte est l’amour, qui lors me vient saisir,

Que l'on ne voit l'ombre suivre le corps, Quand haine vient, et vengeance me crie ;

Fors [sauf] que je sens trop inhumainement Ainsi me fait haïr mon vain désir

Nos saints vouloirs être ensemble discords. » Celle pour qui mon cœur toujours me prie. »

(Maurice Scève, Délie, dizain 43, 1544)

« Etant venu le temps, mademoiselle, ou les sévères lois des hommes n’empêchent plus les
femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui en ont la commodité
doivent employer cette honnête liberté, que notre sexe a autrefois tant désirée… (…) Mais l’honneur
que la science nous procurera sera entièrement notre, et ne pourra nous être ôte, ni par finesse de
larron, ni force d’ennemis, ni longueur du temps. (…) Mais ayant passe partie de ma jeunesse a
l’exercice de la musique, et ce qui m’est reste de temps l’ayant trouve trop court pour la rudesse de
mon entendement, et ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir que je porte a notre sexe de le
voir non en beauté seulement, mais en science et vertu dépasser ou égaler les hommes, je ne puis faire
autre chose que prier les vertueuses Dames de (…) s’employer a faire entendre au monde que si nous
ne sommes faites pour commander, nous ne devons être dédaignées pour compagnes tant dans les
affaires domestiques que publiques de ceux qui gouvernent et se font obéir. » (Louise Labé, Epitre
dédicatoire des Œuvres, 1555)

Oh, si j'étois en ce beau sein ravie Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie.

De celui-là pour lequel vais mourant, J’ai chaud extrême en endurant froidure ;

Si avec lui vivre le demeurant La vie m’est trop molle et trop dure

De mes courts jours ne m'empêchoit envie ; J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Si m'accolant me disoit : Chère Amie, Tout à un coup je pleure et je larmoie,

Contentons-nous l'un de l'autre ! s'assurant Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;

Que jà tempête, Euripe ne courant Mon bien s’en va et à jamais il dure ;

Ne nous pourra disjoindre en notre vie ; Tout en un coup, je sèche et je verdoie.

Si, de mes bras le tenant accolé, Ainsi Amour inconstamment me mène.

Comme du lierre est l'arbre encerclé, Et quand je pense avoir plus de douleur,

La mort venoit, de mon aise envieuse, Sans y penser je me trouve hors de peine.

Lorsque, souef plus il me baiseroit, Puis, quand je crois que ma joie est certaine,

Et mon esprit plus sur ses lèvres fuiroit, Et être au haut de mon désiré heur,

Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse. Je me remets en mon premier malheur.

(Louise Labé, Je vis, je meurs, Sonnets, XVII,


1554)
Joachim du Bellay
(1522 – 1560)

Issu d’une famille illustre, célèbre et vénérée (ses oncles ont été de hauts personnages de
l’Etat), Joachim du Bellay perd ses parents à l’âge de deux ans et mène une enfance triste et
solitaire. Pendant les études de droit Poitiers, il fréquente les milieux littéraires, rencontre Ronsard
et décide, deux ans après, de s’inscrire au collège Coqueret de Paris, ou acquiert une vaste culture
littéraire et linguistique. Des 1550 il est atteint par la tuberculose et la surdité. Trois ans plus tard,
parti pour Rome comme secrétaire de son oncle Jean du Bellay (cardinal et diplomate), il vit une
longue période d’ennui et de dégoût, qui succède à l’enthousiasme initial de la découverte de
l’Italie. En 1558, de retour en France, il publie tous les poèmes composés pendant son séjour
romain. Un recueil complet de ses poésies paraît après la mort prématurée du poète, en 1568,
comme un témoignage essentiel de son vif intérêt pour le devenir des lettres françaises.

Œuvres
Défense et Illustration de la langue française, 1549
Vers lyriques, 1549 (pièces de circonstance)
Olive, 1550
Le Tombeau de Marguerite de Valois, 1551
Inventions, 1552
Enéide (traduction de quelques chants), 1552
Recueil de poésie, 1553
Les Antiquités de Rome, 1558
Les Regrets, 1558
Divers Jeux rustiques, 1558
Poemata (poème composé en latin), 1558
Le Poète courtisan, 1559
Œuvres françaises de Joachim du Bellay, 1568-1569

Le recueil L’Olive (1549-1550) comprend 115 sonnets décasyllabiques qui imitent le style
de Pétrarque. La langue y est vue comme un code que seul le poète peut maîtriser pour rendre
compte d’une expérience amoureuse tout à fait particulière. D’ailleurs, l’amour n’est qu’un prétexte
visant la construction d’un langage exquis, parfaitement organisé. Le titre du recueil se prête à toute
une série d’anagrammes et de jeux de mots centrés sur le mot « olive » – « vol », « voile », « voix »
– et a connu des interprétations renvoyant aux mots « tissu » et « texte ». Ce nom de femme aurait
donc une signification littéraire et servirait à attirer l’attention sur l’importance de la création
littéraire dans la conquête de l’immortalité.
Dans le plus célèbre de ses recueils romains – Les Regrets -, du Bellay abandonne le thème
de l’amour et l’imitation de Pétrarque au profit de la présentation satirique des vices de la Rome
moderne et de la cour pontificale. Les 191 sonnets qui forment ce recueil impressionnent le lecteur
par leur brièveté et par l’art simple, conscient et maîtrisé qui y est mis en œuvre.
La Défense et Illustration n’est pas un simple manuel scientifique. Les représentants de la
Pléiade n’ont pas été de simples doctrinaires, mais avant tout les utilisateurs géniaux de leur propre
théorie. A leur ambition théorique répond une pratique qui « illustre » de façon incontestable cette
« langue française » qu’ils veulent régénérer.
L’Olive (1550), le premier recueil de vers de Du Bellay, met en œuvre les principes exposés
par l’auteur dans La Défense : premièrement, il y pratique l’imitation, en empruntant aux Italiens
surtout (il est influencé à la fois par le pétrarquisme et par l’idéalisme platonicien) et poursuit le
perfectionnement formel commencé par ses modèles. Il a le goût d’une écriture recherchée, ciselée,
raffinée, où l’on peut facilement percevoir l’idéal de pureté et de beauté plastique de ce poète et son
obsession de versificateur. L’aspiration à une langue réactivée et civilisée trouve ici ses premières
limites.
REGROUPEMENT DE TEXTES

Je ne veux point fouiller au sein de la nature,


Je ne veux point chercher l’esprit de l’univers,
Je ne veux point sonder les abîmes couverts,
Ni dessiner du ciel la belle architecture.

Je ne peins les tableaux de si riche peinture,


Et si hauts arguments ne recherche à mes vers ;
Mais suivant de ce lieu les accidents divers,
Soit de bien, soit de mal, j’écris à l’aventure.

Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret ;


Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.

Aussi ne veux-je tant les peigner et friser,


Et de plus braves noms ne les veux déguiser
Que de papiers journaux, ou bien de commentaires.
(Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558)
***

Le fort sommeil, que céleste on doit croire,


Plus doux que le miel, coulait aux yeux lassés,
Lorsque d’amour les plaisirs amassés
Entrent en moi par la porte d’ivoire.

J’avais lié ce col de marbre, voire


Ce sein d’albâtre, en mes membres enlacés,
Non moins qu’on voit les ormes embrassés
Du cep lascif, au fécond bord de Loire.

Amour avait en mes lasses moelles


Darde le trait de ses flammes cruelles,
Et l’âme errait par ces lèvres de rose,

Prête d’aller au fleuve oblivieux,


Quand le réveil, de mon aise envieux,
Du doux sommeil a les portes écloses.
(Joachim du Bellay, L’Olive, 14, 1550)

***

France, mère des arts, des armes et des lois,


Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle.
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as pour enfant avoué quelquefois,


Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle !
France, France, réponds à ma triste querelle !
Mais nul, sinon Echo, ne répond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine.


Je sens venir l’hiver, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las, les autres agneaux n’ont faute de pâture,


Ils ne craignent le loup, le vent ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau.
(Joachim du Bellay, Les Regrets)

***

Afin que ton honneur coule parmi la plaine


Autant qu’il monte au Ciel engravé dans un Pin,
Invoquant tous les Dieux, et répandant du vin,
Je consacre à ton nom cette belle Fontaine.

Pasteurs, que vos troupeaux frisés de blanche laine


Ne paissent à ces bords : y fleurisse le Thym,
Et la fleur, dont le maître eut si mauvais destin,
Et soit dite à jamais la Fontaine d’Hélène.

Le Passant en Été s’y puisse reposer,


Et assis dessus l’herbe à l’ombre composer
Mille chansons d’Hélène, et de moi lui souvienne.

Quiconques en boira, qu’amoureux il devienne :


Et puisse, en la humant, une flamme puiser
Aussi chaude, qu’au cœur je sens chaude la mienne.
(Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène)
La Pléiade

La seconde moitié du XVIe siècle fait le premier effort d’établir une doctrine poétique vaste par
ses sujets et minutieuse dans ses détails. Il y a dans cette période plusieurs arts poétiques :
 Thomas Sébillet, L’Art poétique pour l’instruction des jeunes studieux et encore peu
avancés en la poésie française, 1549 – où l’avocat parisien soutient l’idée que l’art poétique est
difficile et élaboré et où il multiplie les conseils techniques, en prenant l’exemple des meilleurs des
Anciens. Les poètes de la Pléiade y ont trouvé des idées chères qui exprimaient justement leurs
propres principes, sur la nécessité de connaître les langues et les littératures anciennes, de cultiver le
sonnet, l’épigramme, l’élégie, l’églogue, donc exactement les genres préconisés par Ronsard et du
Bellay, sur la distinction à faire entre poète et rimeur. Il défend quand même les tendances
marotiques, en insistant sur les mérites du « style doux » et en dénonçant les genres nouveaux qui
« corrompent le goût de la langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance ».
Tout cela scandalise la jeune génération des poètes français, qui le prend pour cible : « Il faut
renoncer à une poésie ornementale, pur divertissement mondain, inadaptée au génie français ».
 Jacques Peletier du Mans, Art poétique, 1555 – œuvre d’une importance capitale dans
l’évolution de la doctrine de la Pléiade, car Peletier s’efforce de constituer une doctrine en abordant
les principes des genres et l’essence du génie. L’auteur définit un modèle poétique largement
dominé par l’épopée, qui a la liberté de modifier l’ordre attendu et de conférer une nouvelle
nécessité à l’agencement original des épisodes. Les catégories rhétoriques – invention,
disposition, élocution - sont redéfinies en fonction de cette grande poésie narrative, poésie totale,
poésie-monde. Il en trouve le modèle parfait dans l‘Eneide de Virgile. Dans ses Œuvres poétiques
(1547), Jacques Peletier du Mans s’intéresse à l’orthographe, objet d’âpres débats. Il élabore un
système original, fondé sur la notation rigoureuse des phonèmes et plaide en faveur de la « langue
maternelle ».
 Laudun, 1598 – proteste contre l’autorité des Anciens et met en cause certaines de leurs
règles.
 Vauquelin de la Fresnaie, 1605 – écrit sur l’influence de la Pléiade etc.
Les Humanistes veulent liquider le Moyen-Age au profit d’une plus grande perfection
artistique. Dans la masse des œuvres littéraires médiévales, rien ne vient instruire l’écrivain sur son
métier d’écrivain. Il croyait qu’une imagination fertile et heureuse, une sensibilité délicate et
puissante, une expression aisée étaient suffisantes pour plaire. Mais l’art a ses propres lois, montrent
les Humanistes.

Quelques jeunes poètes se groupent vers 1550 en Pléiade. Avant d’écrire, avant de créer, ils
veulent apprendre. Les œuvres antiques leur paraissent infiniment supérieures à celles de leurs
contemporains les plus glorieux. Ils méprisent le présent ; c’est de l’œuvre des Antiques qu’ils
doivent dégager certains principes.
Les manifestes de la Pléiade - Défense et Illustration, les préfaces des Odes (1550) et de la
Franciade (1572) et certains poèmes doctrinaux de Ronsard, son Abrégé d’art poétique (1565) et la
préface de l’Olive de J. du Bellay (1549) - sont en France les premiers essais de réflexion sur les
conditions générales de l’œuvre poétique et sur les lois particulières de chaque genre. La Pléiade
prépare le terrain sur lequel va s’épanouir le classicisme, par ses principes.
Les Pléiades sont les sept filles d’Atlas, qui deviennent des constellations d’étoiles ; de là
provient le nom de Pléiade donné à un groupe de sept poètes grecs de l’époque alexandrine (IIIe
siècle av. J. Ch.), nom employé pour désigner des groupes de savants ou de poètes dont l’éclat
rappelait celui des astres. Ronsard et ses amis, fascinés par le prestige du chiffre 7 et par l’exemple
des Anciens, ont repris à leur compte cette appellation, même si leur groupe de jeunes auteurs
enthousiastes était grossi d’une foule d’adeptes et d’imitateurs.
A l’origine il y avait deux groupes – celui du Collège de Coqueret (Ronsard, Baïf, du Bellay,
sous la férule de Dorat, et le groupe du collège de Boncourt (Jodelle, Belleau, La Peruse, qui
suivent les cours de Muret. La fusion entre eux a lieu en 1553, lors de la représentation de
Cléopâtre captive, de Jodelle.
Les sept étoiles de la Pléiade sont des poètes qui manifestaient la volonté d’être modernes et qui
manifestaient les mêmes goûts, rêvant d’immortalité poétique : Jean Dorat – humaniste (maître de
grec) et poète (auteur de vers latins, grecs et français), qui guide les jeunes poètes de la Pléiade,
ayant un rôle essentiel dans la création d’une doctrine poétique nouvelle ; Pierre de Ronsard ;
Joachim du Bellay ; Jean-Antoine de Baïf ; Remy Belleau ; Etienne Jodelle ; Pontus de Tyard.
Ils prennent contact avec Homère, Sophocle et les poètes alexandrins. Ils connaissent
directement les chefs-d’œuvre de la poésie grecque, certains des poètes latins les plus délicats et les
poètes italiens de la Renaissance qui avaient écrit en latin, ayant ainsi la révélation de la beauté
littéraire.

Le programme de la Pléiade – Défense et Illustration de la langue française – explication du


titre, genèse, sources d’inspiration, buts, échos et descendants

Défense et Illustration de la langue française renferme une défense et un éloge du français, dans
un programme qui n’est pas élaboré par l’écrivain qui signe le manifeste par les initiales I.D.B.A. –
Joachim du Bellay Angevin-, mais qui est l’expression de la volonté de tous les représentants de la
Pléiade.
Cet ouvrage, véritable profession de foi collective, était animé, en général, par trois buts
essentiels :
- instaurer l’imitation des Anciens ;
- proclamer les valeurs de la langue nationale ;
- remplacer la versification des anciens poètes français par de nouvelles formes et surtout par
un nouvel esprit poétique.
Le manifeste de la Pléiade critique sur un ton polémique et agressif l’ouvrage de Sébillet ; on n’y
peut chercher ni un plan rigoureux ni une originalité totale, car du Bellay cherche et transpose
directement des arguments, des idées et des expressions formulés par Sperone Speroni dans son
Diologo delle lingue (1542), par Quintilian dans l’Institution oratoire, par Tacite dans Le dialogue
des orateurs, par Bembo, par Machiavel etc., ce qui a déterminé les critiques à y voir « une
mosaïque d’idées reçues ». D’ailleurs, on a déjà vu que du Bellay fait suite à une multitude de
traités français, parus entre 1430 et 1540, visant tous à peu près au même but : épanouir et enrichir
la langue. Du Bellay compile des idées qui sont plus ou moins admises par tous, y compris par ceux
qu’il attaque, tel Sébillet. Il « crée pourtant l’événement », car il sait cristalliser des théories éparses
et imposer un manifeste qui reflète les tendances d’une époque.
La Défense – est le premier Livre, formé de 12 chapitres ; il s’ouvre sur des conditions générales
sur l’origine des langues et exprime la conclusion que toutes les langues sont d’une même valeur.
Le français n’est ni « barbare » ni inférieur aux langues anciennes ou à l’italien, car le peuple
français s’est trop soucié du « bien faire » au lieu de « bien dire » ; il faut cesser de négliger la
langue (1-3). Les traductions sont utiles, elles prouvent l’habileté du français, mais elles ne peuvent
seules faire exister cette langue ; d’autre part, traduire les poètes étrangers, c’est les trahir. Il faut
donc imiter et non traduire « de pie levé » (4-8), mais pour ce faire, il faut connaître les Anciens de
l’intérieur, les assimiler, remonter comme eux aux archétypes afin de construire une culture
nationale.
L’imitation - appelée par Du Bellay «innutrition » dans la préface de l’Olive - représente le
grand moyen préconisé par la Pléiade pour que la poésie française puisse rivaliser avec les poésies
antique et italienne. Cette imitation, tant dans le domaine de la langue que dans celui du style et des
thèmes, « est conçue non comme une soumission, mais comme une conquête, un moyen de dérober
les moyens de l’adversaire pour mieux le battre ». On a souvent accusé les poètes de la Pléiade
d’avoir renié et méprisé la longue et riche tradition littéraire de la France, mais leur attitude est
pareille à « toute génération littéraire qui aspire au renouveau de commencer par rejeter fièrement le
passé ».
Du Bellay offre l’exemple des Romains, qui ont enrichi leur langue « imitant les meilleurs
auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant et, après les avoir bien digérés, les convertissant
en sang et nourriture.
La deuxième partie de l’ouvrage – l’Illustration – offre, en douze livres, le moyen d’enrichir la
langue, de la rendre « illustre » afin de l’employer à de « nobles ouvrages ». Un poète a besoin d’un
don, sans doute, mais plus encore de travail et de culture ; l’acte créateur est envisagé comme un
dur labeur.
Les genres moyenâgeux sont remplacés par les genres antiques ; mais il faut garder la noblesse
du propos et le souci de perfection artistique qui caractérisent les œuvres des Anciens. Il faut créer
un style poétique, il faut rehausser la poésie au-dessus de la prose. Elle se crée son style en usant
des périphrases qui ajoutent à la désignation pure et simple de l’objet ou de l’action plusieurs
notions particulières qui orientent l’imagination vers certains aspects de la chose considérée. Les
comparaisons et les descriptions sont « les nerfs et les tendons des Muses » ; c’est ce qui donne à la
poésie son caractère concret. La syntaxe de la poésie doit être plus audacieuse que celle de la prose.
Le vers contraint le poète à élargir les lois de la grammaire ; l’expression étrange prend une force
nouvelle, pour être plus frappante et pour transporter l‘esprit dans un domaine étrange à la prose.
Les représentants du groupe de la Pléiade réclament aussi l’appel aux mots dialectaux, le plus
souvent de saveur paysanne, et aux mots techniques de la langue des métiers. Tout cela témoigne de
leur souci d’élargir la langue poétique en y incorporant tous les aspects de la vie nationale. Il faut
protéger la langue française contre la tentation de « latiniser ». Le français, langue vivante, a le
même avantage d’offrir à l’artiste une matière plus souple que le latin, langue morte, « muette et
ensevelie sous le silence de tant d’espaces d’ans. » Les poètes français doivent utiliser la langue
maternelle, mais ils doivent enrichir le langage poétique. Il faut puiser aux dialectes provinciaux
(gascon, poitevin, normand, lyonnais, picard) et au vieux français que l’on trouve dans les romans
du Moyen-Age. Il faut utiliser aussi des termes de métier, connaître et utiliser le vocabulaire de tous
les artisans, de ces « gens mécaniques », qui est si fertile en mots propres. Le poète doit créer des
mots nouveaux, à condition qu’ils soient « moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple »,
donc on peut former un verbe ou un adjectif ou adverbe d’un substantif déjà existant. C’est ce qu’on
appelle « le provignement ».
L’exagération consiste dans le fait que du Bellay repousse le patrimoine français, néglige les
grands monuments de la littérature produits au Moyen-Age (les chansons de geste, le lyrisme
courtois etc.). Il propose d’enrichir le vocabulaire par deux moyens – inventer des mots nouveaux
(franciser les noms propres) et rajeunir les mots anciens. Il faut user des néologismes, et des
archaïsmes puisés dans les vieux romans (ajourner, assener). Quant à la transcription des noms
propres, il donne le conseil de franciser et de dire Hercule et non pas Hercules, Thésée et non pas
Theseus etc.
L’ouvrage tout entier représente, de nos jours encore, une revendication ardente de la dignité du
français et un plaidoyer en faveur de la culture nationale. Les poètes de la Pléiade changent le statut
de la poésie, qui n’est plus considérée comme un passe-temps, mais comme une activité difficile, de
la plus haute importance, fixant, par là, une attitude qui marquera profondément les destins de la
poésie française.
La Pléiade a préparé le terrain sur lequel allait s’épanouir le classicisme, qui, tout en le
dédaignant, a retenu l’essentiel de ses coordonnées majeures : l’admiration de l’Antiquité, le souci
de la beauté formelle, les efforts constants vers la perfection. D’autre part, l’écriture recherchée des
poètes de la Pléiade, surchargée d’allusions littéraires et faisant défiler toutes les figures de
rhétorique connues, enchante les Précieux du XVIIe siècle.
Pierre de RONSARD
Pierre de Ronsard, « le Prince des Poètes », est un écho sonore de son époque, car son œuvre
reflète l’opinion publique du XVIe siècle. Il domine toute la vie littéraire du XVIe siècle et dépasse
même le cadre de son temps. Son destin poétique est unique en son genre dans l’histoire des lettres
françaises ; il a été considéré par ses contemporains comme un Homère ou un Pindare. C’est le chef
de file de la Pléiade ; il incarne cette école littéraire à lui seul, il résume en lui les grandes ambitions
de la Renaissance. Poète, courtisan et humaniste à la fois, il se consacre avec ardeur à l’œuvre de
renouvellement du lyrisme français. Les deux pôles de l’existence de ce poète sont l’ambition et la
solitude studieuse. Il est le page des fils de François Ier, puis du duc d’Orléans ; une maladie qui le
rend sourd lui interdit la carrière militaire ou diplomatique. Tonsuré, il se décide à se mettre au grec
sous la direction de Dorat, au collège de Coqueret, où il s’imprègne de poésie grecque, d’Homère à
Pindare, d’Hésiode aux Alexandrins et des Latins (Virgile et Horace surtout). Il commence à écrire
après sa vingtième année; ses premières publications lui ont conféré une grande autorité et un
énorme prestige. Il connaît immédiatement la gloire dans son pays et à l’étranger ; cette
reconnaissance du poète par son siècle n’est pas si courante dans l’histoire de la littérature française.
Une telle coïncidence de l’œuvre et du moment montre que Ronsard a su faire la synthèse des goûts
humanistes ; son génie a su capter et formuler les tensions et les rêves de son temps. Il a su chanter
les profondes hantises de l’homme du XVIe siècle : fuite du temps, désir de retrouver une stabilité,
en se réfugiant dans la nature ou dans l’éternité des cultures antiques.
De son vivant, l’œuvre de Ronsard est commentée comme celle d’un Homère ou d’un Virgile.
Ses œuvres sont rééditées jusqu'à l’arrivée de Malherbe à la cour. Ce théoricien du classicisme a
développé sur la langue une théorie qui est l’exacte antithèse de celle de la Pléiade : il ne veut pas
enrichir la langue, mais la purifier et la soumette aux exigences de clarté. C’est pourquoi Guez de
Balzac et Boileau formulent des jugements sévères en ce qui le concerne. Dès lors, les noms de
Ronsard et de la Pléiade sont souvent associés au risque de mauvais goût, du désordre linguistique
et esthétique. Au XVIIe siècle, une vague de discrédit frappe l’auteur. L’art des sonnets amoureux
est plutôt orienté vers la jouissance esthétique que vers la connaissance.
Sainte-Beuve (Tableau historique et critique de la poésie française) réhabilite Ronsard. Il
analyse le siècle de la Pléiade comme « un printemps » poétique. Les romantiques vouent un
véritable culte au Moyen-Age. A la manière de Ronsard, Hugo commence sa carrière d’écrivain en
publiant un recueil d’Odes (1822). Il place le nom de Ronsard en épigraphe de l’une de ses pièces.
Les Parnassiens admirent, eux aussi, en Ronsard l’artisan de la forme.
Le mot « ronsardiser », apparu avant 1695, a eu très tôt deux sens : celui neutre d’écrire à la
manière de Ronsard et un sens péjoratif d’écrire de façon pédantesque, en mélangeant les mots
grecs et latins aux mots français. Sa gloire renaît au XIX e siècle, quand la poésie française envisage
des voies nouvelles. Sainte-Beuve consacre un sonnet au « grand artisan de la reforme poétique ».
Dans une première partie de sa carrière littéraire, Ronsard se propose d’imiter fidèlement les
Anciens et d’enrichir leur style. Il réclame le parrainage des deux maîtres de la culture antique :
Horace et Pindare. D’une part, il assimile l’art de Pindare et apporte une révolution dans la poésie
française. Ronsard reprend les périphrases obscures de Pindare, ses références mythologiques
compliquées et minutieuses et compose des vers artificiels et pompeux. Cette partie de l’œuvre –
une dizaine de pièces – a causé les jugements sévères des critiques des XVIIe et XVIIIe siècles.
Dans la deuxième partie de sa carrière littéraire, son lyrisme acquiert une note nouvelle – il
devient plus simple, plus humain aussi. C’est une poésie plus conforme à ses élans intérieurs. Il
subit l’influence d’Horace, d’Anacréon, de Catulle, de Pétrarque et il reprend le fonds autochtone
des vieilles chansons françaises qui parlent des plaisirs de la vie de chaque jour, du vin et de la
nature. Dans cette période, Ronsard devient le poète de l’amour, des roses et des princes.
Il essaie tous les genres, tous les styles et il réussit à créer ainsi une poésie très variée, très
diverse :
- amoureuse : Les Amours, Les Folastries ;
- lyrique : Les Odes (4 Livres) ;
- épique : La Franciade ;
- pastorale : Les Eglogues ;
- dramatique et festive : Mascarades, Combats et Cartels ;
- élégiaque : Les Elégies (25 poèmes) ;
- philosophique et scientifique : Les Hymnes ;
- funéraire : Les Epitaphes ;
- politique : Les Discours.
C’est par les Odes que Ronsard commence (ex : Ode à Michel de l’Hospital). Les Odes
apparaissent sous la forme d’une poésie strophique, dont les rimes facilitent la mise en musique et
qui ont pour mission de célébrer leur destinataire (s’adressant au roi, à la reine et aux princes). En
1548 il publie ses quatre premiers volumes d’Odes – une poésie savante, d’un grand pouvoir
évocateur, qui élève les personnages au rang des dieux et qui célèbre le terroir.
En 1555 il fait publier les Hymnes des quatre saisons, de vastes développements philosophiques
sur les astres, les démons, le ciel, la justice, l’éternité et la mort. Ce sont des poèmes d’inspiration
philosophique. Cette poésie comique et scientifique, d’une grande valeur didactique, a un contenu
intellectuel et a un aspect baroque, marqué de profondes mutations.
Les Discours des misères de ce temps (1569) inaugurent en France la grande poésie politique,
par la chaleur passionnée du ton et par la virulence de l’invective et de la satire. Ronsard trouve des
accents pathétiques pour peindre la France déchirée et les horreurs de la guerre de religion de 1562.
En dépit de cette variété, la fidélité de l’écriture amoureuse est constante sur une production de
plus de 30 années : le recueil Les Amours représente l’ensemble le plus vivant de son œuvre. Les
images empruntées au paysage aimé (l’éclat de l’aurore, la fraîcheur du matin, les fleurs du jardin,
le miroir des sources) viennent se fondre dans la célébration de la beauté du corps d’une jeune fille.
On peut déceler plusieurs étapes de l’écriture des Amours :
a) Les Amours de Cassandre (1552) comprend 219 pièces (183 sonnets et pour le reste –
chansons, stances, madrigaux) écrites pour Cassandre Salviati, sa première muse inspiratrice. Elle
est la fille d’un banquier italien, mariée avec un seigneur du Vendômois, représentant pour Ronsard
une femme idéale et sensuelle qui forme le prétexte de ses rêves amoureux et politiques. Ronsard
s’y soumet à toutes les conventions de la mode pétrarquiste (larmes, soupirs et morts multipliées),
ayant comme résultat une poésie qui sent l’artifice.
b) Continuation des Amours (1555) et Nouvelle Continuation (1556) forment un adieu au
pétrarquisme ; la mythologie s’efface, la syntaxe devient plus souple dans cette poésie composée
pour une simple paysanne – Marie de Bourgueil. Ces recueils regroupent des poèmes écrits sur un
ton différent, même si plusieurs sonnets témoignent encore de la fidélité à Pétrarque. Le ton de la
poésie est plus familier, plus direct dans la requête amoureuse ; Ronsard utilise discrètement
quelques thèmes et quelques rythmes des vieilles chansons françaises – l’alouette et le rossignol,
l’aubépin fleuri – qui sont inséparables de la grâce de Marie.
c) Les Amours de Marie (1578) part du prénom de Marie - anagramme du verbe aimer :
« Marie, qui voudrait votre nom retourner / Il trouverait aimer : aimez-moi donc, Marie ». C’est un
pot-pourri, ou l’on trouve des exercices de style sophistiqués à côté de badinages. C’est un
ensemble de poésies composées par devoir de courtisan, à la mort de la princesse Marie de Clèves,
maîtresse d’Henri III. L’image de la femme - fleur y atteint son suprême degré de grâce et de
perfection.
d) Les Sonnets pour Hélène (1578) – représentent une œuvre de commande – Catherine de
Médicis l’a invité à célébrer la beauté et la vertu d’une de ses demoiselles d’honneur, Hélène de
Surgères, restée inconsolable à la mort de son fiancé. Le poète, arrivé sur le seuil de la vieillesse (à
54 ans), veut saisir et fixer encore une fois la beauté dans les yeux d’un être jeune et aimé. C’est un
recueil dominé par les jeux précieux de la Cour ; il s’adresse à une femme et à une cour (celle
d’Henri III), férues de culture italienne et très raffinées.
Avec les Amours, Ronsard s’encadre dans la longue tradition de la poésie d’amour française et
italienne. Les poèmes inspirés par des femmes réelles ou de pure invention ont contribué à sa gloire
et lui ont valu le titre de précurseur des romantiques.
La composition des sonnets connaît deux grandes phases :
- les années 1552- 1556 – la période la plus féconde ;
- les années 1569-1578 :
Entre ces deux périodes, il écrit les Hymnes. Il choisit des prénoms féminins homériques : la
prophétesse Cassandre, qui a prédit longtemps avant les calamités que les Troyens risquaient s’ils
recevaient Hélène.
Le titre de ces recueils immortels, imite d’Ovide, est repris par beaucoup d’autres poètes du
XVIe siècle – il y toute une liste de titres qui nous indique la vogue des sonnets amoureux dans cette
période : Les Amours (1552) de Baïf, L’Amour des Amours (1555) de Peletier de Mans etc.
Ronsard codifie les trois styles qui dominent la tradition littéraire jusqu'à la fin de la
Renaissance :
- le pétrarquisme élevé du premier Livre des Amours ;
- le lyrisme plus intime et naturel des Amours de Marie ;
- le style mignard des chansons de Marie.
La Franciade (1572) – le roi Charles IX, le protecteur de Ronsard, engage celui-ci à composer
un grand poème épique à la gloire de la monarchie et de la nation française pour rivaliser, en
français, avec les grandes épopées antiques. C’est un long poème écrit en décasyllabes, qui n’a
guerre de succès et qui reste inachevé.
TEXTE RONSARD

Sonnet à Marie

Je vous envoie un bouquet que ma main


Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain


Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de temps seront toutes flétries,
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, madame.


Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame,

Et des amours desquelles nous parlons,


Quand serons morts n’en sera plus nouvelle.
Pour c’aimez-moi, cependant qu’êtes belle.
(Ronsard, Amours de Marie)

Comme on voit sur la branche…

Comme on voit sur la branche au mois de may la rose,


En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au poinct du jour l’arrose ;

La grâce de sa fueille, et l’amour se repose,


Embasmant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais battue ou de pluye, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, fueille à fueille déclose.

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,


Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques recoy mes larmes et mes pleurs,


Ce vase plein de laict, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.
(Ronsard, Second Livre des Amours, « Sur la mort de Marie », 4 (1578)

Ode à Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose


Qui ce matin avait déclose
Sa rose de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au votre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,


Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ! ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,


Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme a cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
(Pierre de Ronsard, Odes, I, 17, 1552)

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,


Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! »

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,


Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,


Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.


Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.
(Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, XLIII, 1578)

Le soir qu’Amour vous fit en la salle descendre


Pour danser d’artifice un beau ballet d’Amour,
Vos yeux, bien qu’il fût nuit, ramenèrent le jour,
Tant ils surent d’éclairs par la place reprendre.

Le ballet fut divin, qui se soulait reprendre,


Se rompre, se refaire, et tour dessus retour
Se mêler, s’écarter, se tourner à l’entour,
Contre-imitant le cours du fleuve de Méandre.
Ores il était rond, ores long, or étroit,
Or en pointe, en triangle en la façon qu’on voit
L’escadron de la Grue évitant la froidure.

Je faux, tu ne dansais, mais ton pied voletait


Sur le haut de la terre ; aussi ton corps s’était
Transformé pour ce soir en divine nature.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1572)

Si c’est aimer, Madame, et de jour et de nuit


Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu’adorer et servir la beauté qui ne suit :

Si c’est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,


De me perdre moi-même, et d’être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre, et me taire
Pleurer, crier merci, et m’en voir éconduit :

Si c’est aimer de vivre en vous plus qu’en moi-même,


Cacher d’un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l’âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite :

Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal !


Si cela c’est aimer, furieux je vous aime :
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.
(Ronsard, Sonnets pour Hélène, I, XLIX)

Rossignol mon mignon, qui dans cette saulaye


Vas seul de branche en branche à ton gré voletant,
Dégoisant à l’envi de moi, qui vais chantant
Celle, qui faut toujours que dans la bouche j’ai,

Nous soupirons tous deux, ta douce voix s’essaie


De fléchir celle-la, qui te va tourmentant,
Et moi, je suis aussi cette-là regrettant,
Qui m’a fait dans le cœur une si aigre plaie.

Toutefois, Rossignol, nous différons d’un point.


C’est que tu es aimé, et je ne le suis point,
Bien que tous deux ayons les musiques pareilles,

Car tu fléchis t’amie au doux bruit de tes sons,


Mais la mienne, qui prend à dépit mes chansons,
Pour ne les écouter se bouche les oreilles. (Ronsard, Continuation des Amours)

Celle, de qui l’amour vainquit la fantaisie,


Que Jupiter conçut sous un Cygne emprunté :
Cette sœur des Jumeaux, qui fit par sa beauté
Opposer toute Europe aux forces de l’Asie,

Disait à son miroir, quand elle vit saisie


Sa face de vieillesse et de hideuseté,
Que mes premiers maris insensés ont été
De s’armer, pour jouir d’une chair si moisie !

Dieux, vous êtes cruels, jaloux de notre temps !


Des Dames sans retour s’envole le printemps :
Aux serpents tous les ans vous ôtez la vieillesse.

Ainsi disait Hélène en remirant son teint.


Cet exemple est pour vous : cueillez votre jeunesse.
Quand on perd son avril, en octobre on s’en plaint.
(Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, XXVI)
François Rabelais
(1494 ?-1553)

Grâce à son ensemble romanesque, François Rabelais acquiert une place de premier plan
parmi les intellectuels humanistes du XVIe siècle. L’originalité de son œuvre s’explique d’une part
par son caractère militant, qui se renouvelle de livre en livre, et d’autre part par le fait qu’elle
autorise une multitude d’interprétations - elle a été vue en même temps comme farce, satire,
allusion à l’actualité socio-politique et religieuse de la Renaissance française, symbole d’une
sagesse alchimique ou chrétienne et réflexion humaniste sur le langage humain.
Même si la vie de ce titan de la littérature universelle est mal connue dans ses détails, on
peut esquisser son parcours biographique à partir de quelques repères essentiels, liés surtout à sa
formation intellectuelle. Issu de la bourgeoisie provinciale éclairée et destiné par son père à la vie
monacale, François Rabelais prend l’habit dans un couvent franciscain, à Fontenay-le-Comte (en
Poitou), où il entre en contact avec les œuvres de l’Antiquité grecque et latine et, par le biais de la
correspondance, avec l’humaniste Guillaume Budé, qu’il appelle « le prince des humanistes ». Il y
écrit déjà une traduction de l’historien Hérodote. Mal vu dans ce milieu franciscain, il passe chez les
Bénédictins - ordre plus tolérant et plus favorable au travail intellectuel – où il devient le secrétaire
de l’évêque Geoffroi d’Estissac, qui l’emmène dans ses déplacements. Ainsi, Rabelais connaît le
monde et les gens et suit des cours de droit à la faculté de Poitiers. Il quitte ensuite la vie religieuse
et s’inscrit en 1530 à la Faculté de Médecine de Montpellier; dans cette profession il devient
célèbre, notamment grâce à des publications qui visent à restaurer les textes antiques de cette
discipline (il donne un cours sur le Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars parva de Galien, éminents
médecins de l’Antiquité, dont il explique les traités grâce à ses connaissances de langue grecque,
sans recourir aux commentaires habituels en latin.) Par ses curiosités multiples, il apparaît comme
un savant, comme un intellectuel typique de son époque. Il part pour Rome en 1534, comme
secrétaire du diplomate Jean du Bellay, évêque de Paris. Rabelais parcourt Rome, admire les
monuments et réussit à connaître si bien la ville, que plus tard, en 1534, il fait imprimer une
Topographie de la Cité Éternelle.
Il fait ses débuts en littérature en 1532, après la quarantaine ; mais ses deux premiers livres,
réunis en un volume, font l’objet d’une condamnation de la Sorbonne1. Après la parution du Tiers
Livre, il se réfugie à Metz, en tant que médecin, et se situe jusqu’à la fin de sa vie sous les censures
de la Sorbonne (mais aussi de Calvin), tout en bénéficiant de la protection de Jean du Bellay. Le
Quart Livre paraît en 1548, puis dans une version complète en 1552. La mort de Rabelais en 1553
est suivie de l’édition du Cinquième Livre (1564), dont l’authenticité n’est que partielle, et où
s’exprime une condamnation sans détour de l’Eglise romaine. Humaniste d’une culture étonnante,
proche des milieux évangélistes, Rabelais est une présence insolite dans l’univers intellectuel du
XVIe siècle : son discours humaniste est traversé par le rire franc d’un homme qui, jusqu’au
bonheur promis par l’Église dans le monde d’au-delà, aime jouir de la vie terrestre. François
Rabelais reste encore, à côté de ses personnages, un des géants de la Renaissance, car il a été en
même temps philosophe, théologien, médecin, mathématicien, astronome et philologue.

ŒUVRES
1532 : Pantagruel. Les Horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel,
roi des Dipsodes (publié sous le pseudonyme d’Alcofrybas Nasier) ;
1534 : La Vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M.
Alcofribas, abstracteur de Quinte-Essence.2 Livre plein de Pantagruélisme ;

1
Les théologiens de la Sorbonne – qui représentaient l’autorité religieuse et universitaire du temps - étaient alertés a
cause de la parution d’un commentaire d’Erasme de Rotterdam (l’auteur de l’Eloge de la Folie), sur le texte grec des
Évangiles. La Sorbonne interdisait la lecture des livres grecs, pour éviter le contact avec la pensée des philosophes
anciens. C’est pourquoi les deux premiers livres de Rabelais sont brûlés sur les places publiques.
2
« Abstracteur de quinte essence » signifie « alchimiste ».
1546 : Le Tiers Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel (le nom de François Rabelais y
apparaît pour la première fois, suivi d’un titre exact : « docteur en médecine », et d’un autre
fantaisiste : « Calloïer des Isles Hieres »);
1548 : Le Quart Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel ;
1552 : L’Ile sonnante ;
1562 : Le Cinquième et dernier Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel.

L’ensemble romanesque de Rabelais comporte cinq livres centrés sur l’évocation des
aventures de trois générations de géants : Grandgousier, Gargantua et Pantagruel. Il comporte 251
chapitres introduits par l’adverbe « Comment… ». L’ordre adopté est celui de la geste des héros,
qui est parodiée. En son ensemble, c’est une critique profonde et piquante des vices ridicules de
l’humanité tout entière. On y trouve des idées sur la guerre, sur les conquêtes, sur les
gouvernements des États, sur l’éducation surtout, à côté des folies les plus divertissantes, des
plaisanteries les plus mordantes et les plus inattendues. La plupart des personnages de cette œuvre
sont devenus des types.
Les deux premiers romans – Pantagruel et Gargantua - nous racontent successivement la
naissance, les « enfances », la formation et les exploits des protagonistes, dans une structure qui se
veut homogène. Chronologiquement, Pantagruel a paru deux ans avant Gargantua, dont il raconte
cependant la suite. Nous allons suivre dans la présentation de la trame narrative des livres l’ordre
chronologique de leur parution et non pas celui logique de leur trame narrative.
Les critiques ont observé maintes fois que l’auteur reprend dans Gargantua les lignes
majeures et le schéma du premier livre, tout en mettant en avant les mêmes problèmes - liés à
l’éducation, à la foi religieuse et à la société - auxquels il veut trouver des solutions. D’une part, à la
lutte menée dans Pantagruel entre les Dipsodes et les géants de l’Utopie répondent dans le
deuxième livre les épisodes complexes de la guerre picrocholine3 ; des deux trames narratives se
dégagent les mêmes leçons humanistes: l’exercice du bon droit et le pardon final aux vaincus
annoncent un avenir collectif meilleur. D’autre part, la préoccupation de base des humanistes –
l’éducation de l’enfant - se retrouve dans les deux livres. Il faut quand même observer le fait que
les thèmes déjà posés dans une composition lâche et désinvolte dans Pantagruel sont approfondis et
plus systématiquement explorés dans Gargantua.

***
Pantagruel (1532) - genèse, sources d’inspiration, trame narrative

Le roman Les Horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, roi
des Dispodes, mis en vente en novembre 1532 à la foire de Lyon, se présente comme une parodie
des poèmes chevaleresques ; c’est le récit des « hauts » faits, peu sérieux, d’un géant aux appétits
joyaux. D’un personnage de la littérature du Moyen Âge – un petit diable marin qui personnifie la
soif -, Rabelais fait un géant ; le sujet acquiert ainsi des proportions plus larges et fait de Pantagruel
un roman bizarre, étrange, inintelligible parfois, qui garde cependant les qualités d’un chef-d’œuvre
de sagesse et de raison.
Le livre raconte la naissance, l’enfance, la jeunesse, le « tour de France » d’université en
université et le séjour à Paris de Pantagruel. L’évocation de l’enfance du fils de Gargantua insiste
sur sa stupéfiante capacité d’absorption de nourriture et de boisson. À Paris, Pantagruel rencontre
Panurge (qui signifie « Habile en tout »), avec lequel il se lie d’amitié. Il fait la connaissance
d’Epistémon - le savant, d’Eusthenes - le fort et de Carpalim - le rapide. L’apprentissage du monde
se fait cependant au gré de rencontres diverses, et surtout sous le signe de l’amitié, avec Panurge
notamment, personnage occupé à jouer constamment des tours aux autres.

3
L’ensemble romanesque de Rabelais contient de très nombreuses allusions à l'actualité politique et religieuse du XVI e
siècle. Les épisodes de la guerre n’y pouvaient pas manquer, car les guerres étaient très fréquentes à cette époque-là.
À un moment donné, Pantagruel est mis dans la situation difficile de s’engager dans une
guerre contre les Dipsodes (les Altérés), qui avaient envahi le royaume de son père. Grâce aux
stratagèmes de Panurge, il réussit à libérer son pays – l’Utopie – et à conquérir le territoire ennemi.
Le premier livre s’achève de manière fantaisiste par la descente d’Epistémon aux Enfers et
par une visite de l’auteur dans la bouche de son héros.
Pantagruel, inspiré comme Socrate par son Démon, tend à devenir une image du romancier
lui-même.
***
Gargantua (1534) - - genèse, sources d’inspiration, trame narrative

Le point de départ du livre rabelaisien Gargantua n’est pas original ; l’écrivain s’inspire
d’un ouvrage anonyme intitulé Les Grandes Chroniques du grand et énorme géant Gargantua qui
jouissait à l’époque d’un grand succès dans les foires commerciales. C’était une sorte de roman
fantastique où Gargantua, géant créé par l’enchanteur Merlin, luttait en Angleterre contre les
ennemis du roi Arthur. L’auteur manifeste sa verve comique, sans abandonner les questions
majeures qu’il se propose de débattre.
Dans le Prologue de ce livre, l’auteur présente son ouvrage au lecteur. A travers une série
d’images et de comparaisons, Rabelais prévient celui qui se prépare à entamer la lecture de son
livre que le contenu de celui-ci peut s’avérer assez différent de ce que laisserait présager une lecture
superficielle. Même si le texte narratif semble n’être que plaisanteries et récit léger, il recèle un sens
plus profond, un contenu riche et caché, qu’il faut savoir découvrir. Rabelais compare le lecteur à
un chien qui ronge un os et qui sait qu’il faut aller jusqu’à la moelle, car c’est la partie la plus
délicieuse qui se trouve cachée au centre. Le lecteur doit adopter la même démarche : il doit
« rompre l’os et sucer la substantifique moelle », il doit faire un effort pour aller au-delà des
apparences du texte, car c’est là que se trouve l’enseignement le plus précieux qu’il lui faut extraire.
Le livre débute par la généalogie de Gargantua, qui est une parodie des textes bibliques et
des généalogies des maisons princières. La naissance du géant se produit par l’oreille de sa mère.
Au premier cri de l’enfant - « à boire ! », - la remarque de son père Grandgousier est : « Que grand
tu as ! » (le gosier).
Après l’enfance, Gargantua doit aller à l’école. Dans cette partie du livre, l’auteur veut
instaurer un savoir encyclopédique, un intérêt manifeste pour l’homme actif et propose un
programme complet, où la formation totale, scientifique est doublée par l’entraînement au travail
manuel. Rabelais établit une relation entre le progrès scientifique et le progrès moral ; la
formule « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » remplace l’enseignement réduit à la
simple mémorisation par le jugement et oppose « la tête bine faite » à « l’abîme de science ».
L’écrivain s’oppose également aux méthodes scolastiques d’enseignement - aux théories abstraites
de la théologie, de la logique et du droit, à la critique malveillante, à la paresse physique et
intellectuelle et aux punitions corporelles.
Gargantua participe ensuite à une guerre, ayant toute la responsabilité d’un grand roi. Il doit
lutter contre le méchant roi Picrochole (« Bile acariâtre, amère »), qui a envahi les États de son
père. Le tyran Picrochole rappelle Charles-Quint, tandis que le héros principal renvoie à l’illustre
figure de François Ier. Pendant la guerre, Gargantua remarque la vaillance de frère Jean des
Entommeurs, moine « hardi, aventureux, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé de nez
… » et décide de le récompenser ensuite par la fondation de l’Abbaye de Thélème (« Volonté
libre ») - un couvent paradoxal, où tout s’oppose à l’ascétisme monastique et dont la règle de base
est « Fais ce que voudras ». Thélème réunit des jeunes gens - filles et garçons beaux et vertueux -,
dont le comportement libre et noble produit une société harmonieuse. C’est ce que signifie la devise
(« clause ») de l’abbaye, qui fait allusion au thème de la liberté chrétienne de saint Paul ou de saint
Augustin.

***
Donc, le mieux que je pus, montai par dessus, et cheminai bien deux lieues sur sa langue,
tant que je entrai dedans sa bouche. Mais ô dieux et déesses, que vis-je là ? Jupiter me confonde de
sa foudre trisulque si j’en mens. Je y cheminais comme l’on fait en Sophie à Constantinople, et y vis
de grands rochiers, comme les monts des Danois — je crois que c’étaient ses dents —, et de grands
prés, de grandes forêts, de fortes et grosses villes non moins grandes que Lyon ou Poitiers. Le
premier que y trouvai, ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont, tout ébahi, lui demandai :
— Mon ami, que fais-tu ici ?
— Je plante (dit-il) des choux.
— Et à quoi ni comment ? dis-je.
— Ha, monsieur (dit-il), chacun ne peut avoir les couillons aussi pesants qu’un mortier, et ne
pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie ; et les porte vendre au marché en la cité qui est ici
derrière.
— Jésus (dis-je), il y a ici un nouveau monde ?
— Certes (dit-il) il n’est mie nouveau. Mais l’on dit bien que hors d’ici y a une terre neuve où ils
ont et Soleil et Lune et tout plein de belles besognes : mais ceslui-ci est plus ancien.
— Voire mais (dis-je), mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes choux ?
— Elle a nom (dit-il) Aspharage, et sont Christians, gens de bien, et vous feront grande chère.
Bref, je délibérai d’y aller. Or en mon chemin, je trouvai un compagnon qui tendait aux pigeons.
Auquel je demandai :
— Mon ami, dont vous viennent ces pigeons ici ?
— Cyre (dit-il), ils viennent de l’autre monde.
Lors je pensai que quand Pantagruel bâillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge,
pendant que fût un colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte, et en bel
air. Mais à l’entrée, les portiers me demandèrent mon bulletin ; de quoi je fus fort ébahi, et leur
demandai :
— Messieurs, y a il ici danger de peste ?
— Ô Seigneur (dirent-ils), l’on se meurt ici auprès tant que le chariot court par les rues.
— Jésus (dis-je), et où ?
À quoi me dirent que c’était en Laringues et Pharingues, que sont deux grosses villes telles comme
Rouen et Nantes, riches et bien marchandes. Et la cause de la peste a été pour une puante et infecte
exhalation qui est sortie des abîmes depuis n’a guères. Dont ils sont morts plus de vint et deux cent
soixante mille personnes, depuis huit jours.
Lors je pensai et calculai, et trouvai que c’était une puante haleine qui était venue de l’estomac de
Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.
De là partant, passai par entre les rochers, qui étaient ses dents, et fis tant que je montai sus une, et
là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume, belles galeries, belles
prairies, force vignes, et une infinité de cassines à la mode Italique par les champs pleins de délices.
Et là demouray bien quatre mois, et ne fis onques telle chère que pour lors. Puis descendis par les
dents du derrière pour venir aux baulièvres. Mais en passant je fus détroussé des brigands par une
grande forêt qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la dévallée — j’ai
oublié son nom —, où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu d’argent pour
vivre. Savez-vous comment ? à dormir ; car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gagnent
cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sols et demi. Et contais
aux sénateurs comment on m’avait détroussé par la vallée. Lesquels me dirent que pour tout vrai les
gens de delà les dents étaient mal vivants et brigands de nature. À quoi je connus que, ainsi comme
nous avons les contrées de deçà et de delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais il fait
beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air. Là commençai penser qu’il est bien vrai ce que l’on dit,
que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit. Vu que nul avait encore écrit de ce pays-là, on
quel sont lus de XXV royaumes habités, sans les déserts, et un gros bras de mer. Mais j’en ai
composé un grand livre intitulé L’Histoire de Guorgias. Car ainsi les ai-je nommés, parce qu’ils
demourent en la gorge de mon maître Pantagruel.
Finablement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de là me dévale
en terre et tombe devant lui. Quand il me aperçut, il me demanda : Dont viens-tu, Alcofrybas ? Je
lui réponds :
— De votre gorge, monsieur.
— Et depuis quand y es-tu ? dit-il.
— Depuis (dis-je) que vous alliez contre les Almyrodes.
— Il y a (dit-il) plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? que beuvais-tu ?
Je réponds :
— Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux qui passaient par votre gorge, j’en prenais
le barrage.
— Voire mais (dit-il), où chiais-tu ?
— En votre gorge, monsieur, dis-je.
— Ha, ha, tu es gentil compagnon (dit-il). Nous avons, avec l’aide de dieu, conquesté tout le pays
des Dipsodes. Je te donne la châtellenie de Salmigondin.
— Grand merci (dis-je) monsieur. Vous me faites du bien plus que n’ai desservi envers vous.
(Pantagruel, 1532)
TEXTE RABELAIS

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua, son père. Car, voyant
d'un coté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne
savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s'il devait pleurer
pour le deuil de sa femme ou rire pour la joie de son fils. D'un coté et d'autre il avait arguments
sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura ; mais il ne les pouvait
soudre, et par ce moyen demeurait empêtré comme la souris empeigée ou un milan pris au lacet.
« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci,
la plus cela, qui fut au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n'en recouvrerai une telle ; ce m'est
une perte inestimable ! O mon Dieu, que t'avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n'envoyas-tu la mort
à moi premier qu'à elle ? Car vivre sans elle ne m'est que languir. Ha, Badebec, ma mignonne,
m'amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexte-rées), ma tendrette, ma
braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai ! Ha, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta
bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée ! Ha, fausse mort, tant tu m'es malivole, tant tu
m'es outrageuse, de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit!
Et, ce disant, pleurait comme une vache ; mais tout soudain riait comme un veau, quand
Pantagruel lui venait en mémoire.
« Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli, et tant je suis tenu à Dieu
de ce qu'il m'a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli ! Ho, ho, ho, ho ! que je suis
aise ! Buvons, ho ! laissons toute mélancolie ! Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe,
chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces
pauvres, baille-leur ce qu'ils demandent! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux
festoyer les commères. »
Ce disant, ouit la litanie et les Mementos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa
son bon propos, et tout soudain fut ravi ailleurs, disant :
« Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche ; je ne suis plus jeune, je
deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrais prendre quelque fièvre ; me voilà affolé. Foi de
gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins, et boire davantage ! Ma femme est morte, et bien, par
Dieu ! (da jurandi) je ne la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour
le moins, si mieux n'est ; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de
nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’oeil, Dieu garde le demeurant ! il me faut penser
d'en trouver une autre. »
RABELAIS, Pantagruel chap. Ill (éd. de 1542) Orthographe
modernisée
*****

II s'éveillait entre huit et neuf heures, fut jour ou non ; ainsi l'avaient ordonné ses régents antiques,
alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se gambayait, penadait et paillardait parmi le lit quelque temps pour mieux ébaudir ses
esprits animaux ; et s'habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de
grosse frise fourrée de renards ; après se peignait du peigne d'Almain, c'était des quatre doigts et
le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre
temps en ce monde.
Puis fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, baillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait
et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites,
belles charbonnades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de prime. [...]
Après avoir bien à point déjeuné, allait à l'église, et lui portait-on dedans un grand panier un gros
bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu'en fermoirs et parchemin, peu plus peu moins,
onze quintaux six livres. Là oyait vingt et six ou trente messes. Cependant venait son diseur
d'heures en place, empaletoqué comme une duppe, et très bien antidote son haleine à force sirop
vignolat ; avec icelui marmonnait toutes ces kyrielles, et tant curieusement les épluchait qu'il n'en
tombait un seul grain en terre.
Au partir de l'église, on lui amenait sur une traîne a boeufs un farat de patenôtres de Saint-Claude,
aussi grosses chacune qu'est le moule d'un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou
jardin, en disait plus que seize ermites.
Puis étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux assis dessus son livre ; mais (comme dit le
comique) son âme était en la cuisine.
Pissant donc plein urinal, s'asseyait à table, et parce qu'il était naturellement flegmatique,
commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de boeuf fumées, de
boutargues, d'andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin.
Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, 1'un après l'autre, continûment, moutarde
à pleines palerées. Puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après,
mangeait selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand te ventre lui tirait.
A boire n'avait point fin ni canon, car il disait que les mètes et bornes de boire étaient quand, la
personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d'un demi-pied.
RABELAIS, Gargantua (1542), chap. XXI Orthographe modernisée

*****
Très cher fils,
Entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant
a endouairé et aorné l'humaine nature à son commencement, celle-ci me semble singulière et
excellente, par laquelle elle peut en état mortel acquérir espèce d'immortalité et, en décours de vie
transitoire, perpétuer son nom et sa semence : ce qui est fait par lignée issue de nous en mariage
légitime. Dont nous est aucunement instauré ce qui nous fut tollu par le péché de nos premiers
parents, èsquels fut dit que, parce qu'ils n'avaient été obéissants au commandement de Dieu le
créateur, ils mourraient et par mort serait réduite à néant cette tant magnifique plasmature en
laquelle avait été 1'homme créé. Mais par ce moyen de propagation séminale demeure ès enfants ce
qui était de perdu ès parents, et ès neveux ce qui dépérissait ès enfants ; et ainsi successivement
jusques à 1'heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le père son royaume
pacifique hors tout danger et contamination de péché : car alors cesseront toutes générations et
corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, vu que la paix tant
désirée sera consumée et parfaite et que toutes choses seront réduites à leur fin et période.
Non donc sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il
m'a donné pouvoir voir mon antiquité chanue refleurir en ta jeunesse ; car, quand par le plaisir de
lui, qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai
totalement mourir, ainsi passer d'un lieu en autre, attendu que en toi et par toi je demeure en mon
image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d'honneur et mes amis comme
je soulais, laquelle mienne conversation a été, moyennant l'aide et grâce divine, non sans péché, je le
confesse, (car nous pêchons tous et continuellement requerrons à Dieu qu'il efface nos péchés), mais
sans reproche.
Par quoi, ainsi comme en toi demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluisaient les
moeurs de l’âme, l’on ne te jugerait être garde et trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir
que prendrais ce voyant serait petit, considérant que la moindre partie de moi, qui est le corps,
demeurerait, et que la meilleure, qui est l’âme et par laquelle demeure notre nom en bénédiction
entre les hommes, serait dégénérante et abâtardie ; ce que je ne dis par défiance que j'aie de ta vertu,
laquelle m'a été jà par ci devant éprouvée, mais pour plus fort t'encourager à profiter de bien en
mieux. Et ce que présentement t'écris n'est tant afin qu'en ce train vertueux tu vives, que d'ainsi vivre
et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l'avenir.
A laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n'ai rien
épargné ; mais ainsi t'y ai-je secouru comme si je n'eusse autre trésor en ce monde que de te voir une
fois en ma vie absolu et parfait, tant en vertu, honnêteté et prud'homie, comme en tout savoir libéral
et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père
et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir.
Mais encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eut adonné tout son étude à
ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique, et que mon labeur et étude correspondit
très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps
n'était tant idoine ne commode ès lettres comme est de présent, et n'avais copié de tels précepteurs
comme tu as eu.
Le temps était encore ténébreux et sentant i'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient mis
à destruction toute bonne littérature, mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon age
rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première
classe des petits grimauds, qui en mon age viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle.
RABELAIS, Pantagruel, chap. VIII Orthographe modernisée

*****

En l'abbaye était pour lors un moine claustrier, nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant,
frisque, de hait bien à dextre hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule bien
avantage en nez, beau dépecheur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles;
pour tout dire sommairement, un vrai moine si onque en fut depuis que le monde moinant moina
de moinerie; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.
Icelui entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour
voir ce qu'ils faisaient, et avisant qu'ils vendangeaient leur clos, auquel était leur boite de tout l'an
fondée, retourne au choeur de l'église où étaient les autres moines tous étonnés comme fondeurs de
cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, ne, num num, ini, i, mi, i,
mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, no, no, rum, ne, num, num. «C'est, dit-il, bien chié chanté. Vertus
Dieu! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites?...»
II choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme pores, frappant
à tort et à travers, à la vieille escrime.
Es uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait les
spondyles du col, ès autres démoulait les reins avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules,
enfonçait les dents en la gueule, décroulait les omoplates sphacelait les grèves dégondait les ischies,
débezillait les faucilles.
Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l'arête du dos et
l'éreinait comme un chien.
Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure
lambdoïde. Si quelqu'un gravait en un arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton
empalait par le fondement.
Si quelqu'un de sa vieille connaissance lui criait ; «Ha! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me
rends!
— II t'est, disait-il, bien force; mais ensemble tu rendras l'âme à tous les diables.» Et soudain
lui donnait dronos. Et si personne tant fut épris de témérité qu'il lui voulut résister en face, la
montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le
coeur; à d'autres, donnant sur la faute des cotes, leur subvertissait l'estomac et mouraient
soudainement. Es autres tant fièrement frappait par le nombril qu'il leur faisait sortir les tripes. Es
autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c'était le plus horrible spectacle
qu'on vit onques.
Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres
Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes-Nouvelles, de la Lenou, de Rivière. Les uns se
vouaient à saint Jacques, les autres au saint Suaire de Chambery mais il brûla trois mois après, si
bien qu'on n'en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d'Angely,
les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à
saint Clouaud de Sinais ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient
sans parler, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : « Confession!
confession! Confiteor, miserere, in manus.»
Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l'abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels,
quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent
quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s'amusaient à confesser, les petits moinetons
coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu'ils lui
aidassent.
A quoi répondit qu'ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissant leurs
grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu'il avait
déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements? A beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux
dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.

*****
Buveurs très illustres et vous vérolés très précieux (car à vous, non à autres, sont dédiés
mes écrits), Alcibiades, au dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrates,
sans controverse prince des philosophes, entre autres paroles le dit être semblable ès Silènes.
Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de présent ès boutiques des apothicaires,
peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oisons bridés, lièvres
cornus, canes batées, boucs volants, cerfs limoniers et autres telles peintures contrefaites à plaisir
pour exciter le monde à rire (quel fut Silène, maître du bon Bacchus). Mais, au dedans, l'on
réservait les fines drogues, comme baume, ambre gris, amomum, musc, civette, pierreries et
autres choses précieuses. Tel disait être Socrates : parce que, le voyant au dehors et l’estimant par
l’extérieure apparence, n'en eussiez donné un copeau d'oignon tant laid il était de corps et ridicule
en son maintien, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fol, simple en moeurs,
rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortune en femmes, inepte à tous offices de la
république, toujours riant, toujours buvant d'autant à un chacun, toujours se gabelant, toujours
dissimulant son divin savoir. Mais, ouvrant cette boîte, eussiez au dedans trouvé une céleste et
impréciable drogue, entendement plus qu'humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse
non pareille, contentement certain, assurance parfaite, déprisement incroyable de tout ce pourquoi
les humains tant veiglent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. [..]
C'est pourquoi faut ouvrir 1e livre et soigneusement peser ce qui y est déduit. Lors
connaîtrez que la drogue dedans contenue est bien d'autre valeur que ne promettait la boîte,
c'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont tant folâtres comme le titre au-dessus prétendait.
Et, posé le cas qu'au sens littéral vous trouvez matières assez joyeuses et bien
correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme au chant des sirènes, ainsi à
plus haut sens interpréter ce que par aventure cuidiez dit en gaîté de coeur.
Crochetâtes-vous onques bouteilles? Cagne! Réduisez à mémoire la contenance qu'aviez. Mais
vîtes-vous onques chien rencontrant quoique os médullaire? C'est, comme dit Platon, lib. II, de
Rep. la bête du monde plus philosophe. Si vu l'avez, vous avez pu noter de quelle dévotion il le
guette, de quel soin il le garde, de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entame, de quelle
affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. Qui l’induit à ce faire? Quel est l'espoir de
son étude? Quel bien prétend-il ? Rien plus qu'un peu de moelle. Vrai est que ce peu plus est
délicieux que le beaucoup de toutes autres, pour ce que la moelle est ali ment élaboré à
perfection de nature, comme dit Galen.(27), III, Facult. nat, et XI, de Usu partium.
A l’exemple d'icelui vous convient être sages, pour fleurer, sentir et estimer ces beaux
livres de haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon et
méditation fréquente, rompre l'os et sucer la substantifique moelle, c'est-à-dire ce que j'entends par
ces symboles pythagoriques, avec espoir certain être faits escors et preux à ladite lecture, car en icelle
bien autre goût trouverez et doctrine plus absconse, laquelle vous révélera de très hauts sacrements
et mystères horrifiques tant en ce qui concerne notre religion que aussi l’état politique et vie
économique.
Croyez-vous en votre foi qu'onques Homère, écrivant l’lliade et Odyssée, pensât ès allégories
lesquelles de lui ont calfreté Plutarque, Héraclides Pontique, Eustathe, Phornute, et ce que d'iceux
Politien a dérobé ? Si le croyez, vous n'approchez ni de pieds ni de mains à mon opinion, qui
décrète icelles aussi peu avoir été songées d'Homère que d'Ovide, en ses Métamorphoses, les
sacrements de l'Evangile, lesquels un frère Lubin, vrai croquelardon, s'est efforcé démontrer, si
d'aventure il rencontrait gens aussi fols que lui, et (comme dit le proverbe) couvercle
digne du chaudron...
François Rabelais, Gargantua, Prologue, 1534.

*****
Cette chanson parachevée, Bacbuc jeta je ne sais quoi dedans la fontaine, et soudain
commença l’eau bouillir à force, comme fait la grande marmite de Bourgueil quand y est fête à
bâtons. Panurge écoutait d'une oreille en silence, Bacbuc se tenait près de lui agenouillée, quand de la
sacrée bouteille issit un bruit tel que font les abeilles naissantes de la chair d'un jeune taureau occis
et accoutré selon l’art et invention d'Aristéus, ou tel que fait un garot, débandant l’arbalète, ou en été
une forte pluie soudainement tombant. Lors fut oui ce mot: Trinc. «Elle est, s'écria Panurge, par la
vertu Dieu, rompue ou fêlée, que je ne mente : ainsi parlent les bouteilles cristallines de nos pays
quand elles près du feu éclatent.»
Lors Bacbuc se leva, et prit Panurge sous le bras doucettement, lui disant: «Ami, rendez
grâces ès cieux, la raison vous y oblige : vous avez promptement eu le mot de la dive Bouteille. Je
dis le mot le plus joyeux plus divin plus certain, qu'encore d'elle aie entendu depuis le temps qu'ici
je ministre à son très sacre oracle. Levez-vous, allons au chapitre, en la glose duquel est le beau
mot interprété. — Allons dit Panurge, de par Dieu. Je suis aussi sage qu'antan. Eclairez. Où est ce
livre? Tournez. Où est ce chapitre? Voyons cette joyeuse glose.»
Bacbuc, jetant ne sais quoi dans le timbre, dont soudain fut l’ébullition de l’eau restreinte,
mena Panurge au temple major, au lieu central auquel était la vivifique fontaine. Là, tirant un gros
livre d'argent en forme d'un demi-muid ou d'un quart de sentences, le puisa dedans la fontaine, et
lui dit : «Les philosophes prêcheurs et docteurs de votre monde vous paissent de belles paroles
par les oreilles; ici, nous réalement incorporons nos préceptions par la bouche. Pourtant je ne
vous dis : Lisez ce chapitre voyez cette glose; je vous dis : Tâtez ce chapitre, avalez cette belle
glose. Jadis un antique prophète de la nation Judaïque mangea un livre et fut clerc jusques aux
dents; présentement vous en boirez un, et serez clerc jusques au foie. Tenez, ouvrez les
mandibules. »
Panurge ayant la gueule bée, Bacbuc prit le livre d’argent, et pensions que fut
véritablement un livre, à cause de sa forme qui était comme d'un bréviaire; mais c'était un vrai et
naturel flacon, plein de vin Falerne, lequel elle fit tout avaler à Panurge.
«Voici, dit Panurge, un notable chapitre et glose fort authentique : est-ce tout ce que voulait
prétendre le mot de la Bouteille trismégiste J’en suis bien, vraiment.
— Rien plus, répondit Bacbuc, car Trinc est un mot panomphée célèbre et entendu de toutes
nations, et nous signifie : «Buvez
Et ici maintenons que non rire, ainsi boire est le propre de l’homme; je ne dis boire
simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes : je dis boire vin bon et frais. Notez,
amis, que de vin divin on devient, et n'y a argument tant sur, ni art de divination moins fallace.
Vos académiques l’affirment, rendant l’étymologie de vin, lequel ils disent en grec oinos être comme
vis, force, puissance. Car pouvoir il a d'emplir_l’ame de_toute_verite tout savoir et philosophie. Si
avez noté ce qui est en lettres ioniques écrit dessus la porte du temple, vous avez pu entendre
qu'en vin est vérité cachée. La dive Bouteille vous y envoie : soyez vous-mêmes interprètes de
votre entreprise. " "
François Rabelais, Cinquième Livre, chap. 44 et 45, 1564.
*****
Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou régies, mais selon leur vouloir et franc
arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient mangeaient travaillaient, dormaient
quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire
chose autre quelconque. Ainsi l'avait établi Gargantua. En leur régie n'était que cette clause ;
FA1S CE QUE VOUDRAS,
parce que gens libérés, bien nés, bien instruits conversant en compagnies honnêtes, ont par nature
un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel i1s
nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis,
détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre
ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous
est dénié.
Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu'à un seul voyaient plaire. Si
quelqu'un ou quelqu'une disait : «Buvons» tous buvaient. Si disait : «Jouons,» tous jouaient. Si
disait : «Allons à 1'ébat ès champs,» tous y allaient. Si c'était pour voler, ou chasser, les dames,
montées sur belles haquenées, avec leur palefroi gorrier, sur le poing mignonnement engantelé
portaient chacune ou un épervier, ou un laneret ou un émerillon: les hommes portaient les autres
oiseaux.
Tant noblement étaient appris, qu'il n'était entre eux celui ni celle qui ne sut lire, écrire, chanter,
jouer d'instruments harmonieux parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme
qu'en oraison solue. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux tant galants, tant dextres à pied et à
cheval, plus verts, mieux remuants, mieux maniant tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent
vues dames tant propres tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tout
acte mulièbre honnête et libre, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun
d'icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulut issir hors, avec soi il
emmenait une des dames, celle laquelle 1'aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés, et
si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage,
d'autant s'entr'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces.
François Rabelais, Gargantua, chap. 57, 1534.
RABELAIS II

Le Tiers Livre (1546)


Les premiers chapitres du Tiers Livre présentent d’une manière burlesque les dettes de
Panurge ; une grande partie de ce roman - 43 chapitres sur 52 – énumère les quêtes entreprises par
Panurge, auprès des devins et clairvoyants, pour apprendre s’il peut se marier sans risques, c’est-à-
dire sans être trompé. Les « professionnels » visés sont des représentants de divers savoirs : la
sibylle de Panzoust, le muet Nazdecabre, le vieux poète Raminagrobis, l’occultiste Her Trippa,
quatre savants de la « tétrade » - un théologien, Hippothadée, un médecin, Rondibilis, un
philosophe, Trouillogan et un légiste, le juge Bridoye – et le « fol » Triboulet. Tous ces spécialistes
- théologiens, médecins, juristes - délivrent des messages ambigus, marqués de manière diverse par
la folie ; c’est pourquoi Panurge ne réussit pas à obtenir la réponse décisive. Il décide alors d’aller
interroger l’oracle de la Dive Bouteille, mais il n’obtient pas une réponse satisfaisante : seul
Panurge peut prendre une décision et choisir ainsi le cours de sa vie. L’intention de Rabelais est de
montrer l’inutilité des conseilleurs dans le choix d’une résolution morale.
Le Tiers Livre renonce donc au schéma de la chronique gigantale pour faire de Panurge le
protagoniste d’une enquête liée au problème du mariage. Les consultations permettent à l’auteur
d’envisager les divers problèmes de la connaissance humaine et de reprendre les thèmes de la
tradition anti-féministe, très à la mode au XVIe siècle.

Le Quart Livre (1548)


Le Quart Livre continue l’évocation du voyage maritime de Panurge à la recherche de la Dive
Bouteille. Une succession d’escales allégoriques permettent aux voyageurs de voir le monde tel
qu’il est : l’île des chicanous, habité par le petit personnel des gens de justice, qui prend plaisir et
profit de se faire rosser ; l’île des Tapinois, où Carêmeprenant, symbole du jeûne catholique,
représente les contraintes bornées, dans l’exercice religieux d’une foi ; l’île des Papimanes où l’âme
et l’esprit sont dominés par Homenaz, l’archétype du pape. Messer Gaster, « premier maître ès arts
du monde » avec ses dévots Gastrolâtres, sont des profiteurs et de mauvais bergers.
Le choix des toponymes et des anthroponymes y acquiert des valeurs symboliques et
allégoriques ; par exemple, la première île rencontrée par Panurge et ses compagnons pendant leur
navigation sur un océan s’appelle Medamothi, c’est-à-dire « nulle part ». D’autres noms renvoient à
l’actualité politico-religieuse, dans les séquences qui évoquent leur rencontre avec des êtres qui
symbolisent les phobies de l’humanisme évangélique (l’épisode des Papimanes – « maniaques du
pape ») ou celui des Gastrolâtres – « adorateurs de leur ventre »).
La satire de la vie religieuse du temps continue par la mise en cause de l’image de Calvin et de
celle de tous les « Caphars, Chattemites, Canibales, et autres monstres difformes et contrefaicts en
despit de Nature », par des noms qui illustrent le langage riche et inventif de l’auteur.

Le Cinquième Livre (1562)


L’authenticité de cette dernière partie de l’ensemble romanesque de Rabelais est encore
discutée.
Le voyage de Panurge et de ses compagnons continue jusqu’à l’Île Sonnante (allégorie de la
Rome papale) et à l’Île des chats fourrés et de Grippeminault (allégorie de la justice asservie aux
pouvoirs pour asservir les consciences). A la fin de leur périple maritime, Panurge et Pantagruel
consultent l’oracle de la Dive Bouteille, dans un temple étincelant. La réponse en est « Trinch ! »,
c’est à dire : « Buvez ! », que la prêtresse Bacbuc commente : « Soyez vous-mêmes les interprètes
de votre entreprise ».

Le pantagruélisme
La notion de pantagruélisme, définie comme « vivre en paix, joye, santé, faisant tousjours
grande chère », est la clé de la sagesse énoncée par Rabelais. La sagesse « pantagruélique », cette
ardeur de l’homme à vivre pleinement sa vie, répond pleinement aux exigences de l’humanisme,
selon lesquelles l’homme ne doit pas désespérer ; il doit, au contraire, jouir des dons de la vie. Le
pantagruélisme consistera donc à débrider toutes les forces de l’être et à les satisfaire aussi
complètement que possible.
Le pantagruélisme tourne autour de deux éléments essentiels - le vin et le rire.
Le vin - qui selon la Bible réjouit le cœur - symbolise les sources d’inspiration littéraire de
l’auteur et implicitement l’orientation spirituelle de ses héros. L’ivresse suscite chez Rabelais la
créativité du langage et permet des allusions à la foi évangélique.
Le rire est un caractère dominant de l’œuvre de Rabelais, qui s’expliquerait par la période ou
l’œuvre a été créée et par la jeunesse du monde moderne du XVIe siècle. Il définit, selon (Aristote
réinterprété par) Rabelais, le « propre de l’homme », car il provoque toujours une libération de
l’esprit et révèle l’harmonie du cœur avec la raison. Il exprime la santé et la joie d’être optimiste. La
bonne humeur n’y est plus seulement une morale ; elle fonde une vision du monde. Aux autorités –
théologiques ou judiciaires -, aux idées dépassées, au formalisme du langage et des fonctions
sociales, Rabelais oppose la dérision et la fantaisie verbale inépuisable. Dans ce contexte, les jeux
du langage signifient une libre disponibilité du sujet par rapport aux autres et à soi-même. Il faut
quand même observer que la dérision et l’humour n’excluent pas le sérieux, car les valeurs
défendues par Rabelais ne gardent leur sens que dans une sagesse faite de générosité, de confiance
et de détachement. Le rire est la vie- même.

TEXTES
Nous étant bien à point sabourés l'estomac, eûmes vent en poupe, et fut levé notre grand artimon,
dont advint qu'en moins de deux jours arrivâmes en Pile des Ferrements déserte et de nul habitée; et
vîmes grand nombre d'arbres portant marroches, piochons serfouettes, faux, faucilles, bêches truelles,
cognées, serpes scies, doloires, forces, ciseaux, tenailles pelles, virolets et vilebrequins.
Autres portaient daguenets, poignards, sangdedez canivets, poinçons, épées, verduns ,
braquemarts, cimeterres, estocs, raillons et couteaux.
Quiconque en voulait avoir, ne fallait que crouler 1'arbre; soudain tombaient comme prunes.
Davantage, tombant en terre, rencontraient une espèce d'herbe, laquelle on nommait fourreau et
s'engainaient là dedans. A sa chute, se fallait bien garder qu'ils ne tombassent sur la tête sur les
pieds ou autres parties du corps : car ils tombaient de pointe (c'était pour droit engainer) et
eussent affolé la personne. Dessous ne sais quels autres arbres je vis certaines espèces d'herbes,
lesquelles croissaient comme piques, lances, javelines, hallebardes, vouges pertuisanes, rançons,
fourches épieux, croissant haut, ainsi qu'elles touchaient à l'arbre, rencontraient leurs fers et
allumelles, chacune compétente à sa sorte. Les arbres supérieurs jà les avaient apprêtées à leur
venue et croissance comme vous apprêtez les robes des petits enfants quand les voulez démailloter.
Plus y a afin que désormais n'abhorriez l'opinion de Platon, Anaxagoras et Démocritus (furent-ils
petits philosophes?), ces arbres nous semblaient animaux terrestres non en ce différentes des bêtes
qu'elles n'eussent cuir, graisse, chair, veines, artères, ligaments, nerfs, cartilages, adènes, os, moelle
humeurs, matrices, cerveau et articulations connues, car elles en ont comme bien déduit
Théophraste; mais en ce qu'elles ont la tête, c'est le tronc, en bas; les cheveux ce sont les
racines, en terre; et les pieds, ce sont les rameaux, contremont, comme si un homme faisait le
chêne fourchu. [...]
Vrai est qu'en toutes choses (Dieu excepté) advient quelquefois erreur: Nature même n'en est
exempte quand elle produit choses monstrueuses et animaux difformes. Pareillement en ces arbres
je notai quelque faute; car une demi-pipe croissant haut en l'air sous ces arbres ferrementiportes en
touchant les rameaux, en lieu de fer rencontra un balai : bien, ce sera pour ramoner la cheminée. Une
pertuisane rencontra des cisailles : tout est bon, ce sera pour ôter les chenilles des jardins. Une
hampe de hallebarde rencontra le fer d'une faux, et semblait hermaphrodite : c'est tout un, ce sera
pour quelque faucheur. C'est belle chose croire en Dieu! Nous retournant à nos navires, je vis
derrière je ne sais quel buisson je ne sais quels gens faisant je ne sais quoi et je ne sais comment,
aiguisant je ne sais quels ferrements, qu'ils avaient je ne sais où, et ne sais en quelle manière.
(François Rabelais, Cinquième Livre, chap. 9, 1564.)

***

Cette chanson parachevée, Bacbuc jeta je ne sais quoi dedans la fontaine, et soudain
commença l’eau bouillir à force, comme fait la grande marmite de Bourgueil quand y est fête à
bâtons. Panurge écoutait d'une oreille en silence, Bacbuc se tenait près de lui agenouillée, quand de la
sacrée bouteille issit un bruit tel que font les abeilles naissantes de la chair d'un jeune taureau occis
et accoutré selon l’art et invention d'Aristéus, ou tel que fait un garot, débandant l’arbalète, ou en été
une forte pluie soudainement tombant. Lors fut oui ce mot: Trinc. «Elle est, s'écria Panurge, par la
vertu Dieu, rompue ou fêlée, que je ne mente : ainsi parlent les bouteilles cristallines de nos pays
quand elles près du feu éclatent.»
Lors Bacbuc se leva, et prit Panurge sous le bras doucettement, lui disant: «Ami, rendez
grâces ès cieux, la raison vous y oblige : vous avez promptement eu le mot de la dive Bouteille. Je
dis le mot le plus joyeux plus divin plus certain, qu'encore d'elle aie entendu depuis le temps qu'ici
je ministre à son très sacre oracle. Levez-vous, allons au chapitre, en la glose duquel est le beau
mot interprété. — Allons dit Panurge, de par Dieu. Je suis aussi sage qu'antan. Eclairez. Où est ce
livre? Tournez. Où est ce chapitre? Voyons cette joyeuse glose.»
Bacbuc, jetant ne sais quoi dans le timbre, dont soudain fut l’ébullition de l’eau restreinte,
mena Panurge au temple major, au lieu central auquel était la vivifique fontaine. Là, tirant un gros
livre d'argent en forme d'un demi-muid ou d'un quart de sentences, le puisa dedans la fontaine, et
lui dit : «Les philosophes prêcheurs et docteurs de votre monde vous paissent de belles paroles
par les oreilles; ici, nous réalement incorporons nos préceptions par la bouche. Pourtant je ne
vous dis : Lisez ce chapitre voyez cette glose; je vous dis : Tâtez ce chapitre, avalez cette belle
glose. Jadis un antique prophète de la nation Judaïque mangea un livre et fut clerc jusques aux
dents; présentement vous en boirez un, et serez clerc jusques au foie. Tenez, ouvrez les
mandibules. »
Panurge ayant la gueule bée, Bacbuc prit le livre d’argent, et pensions que fut
véritablement un livre, à cause de sa forme qui était comme d'un bréviaire; mais c'était un vrai et
naturel flacon, plein de vin Falerne, lequel elle fit tout avaler à Panurge.
«Voici, dit Panurge, un notable chapitre et glose fort authentique : est-ce tout ce que voulait
prétendre le mot de la Bouteille trismégiste J’en suis bien, vraiment.
— Rien plus, répondit Bacbuc, car Trinc est un mot panomphée célèbre et entendu de toutes
nations, et nous signifie : «Buvez
Et ici maintenons que non rire, ainsi boire est le propre de l’homme; je ne dis boire
simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes : je dis boire vin bon et frais. Notez,
amis, que de vin divin on devient, et n'y a argument tant sur, ni art de divination moins fallace.
Vos académiques l’affirment, rendant l’étymologie de vin, lequel ils disent en grec oinos être comme
vis, force, puissance. Car pouvoir il a d'emplir_l’ame de_toute_verite tout savoir et philosophie. Si
avez noté ce qui est en lettres ioniques écrit dessus la porte du temple, vous avez pu entendre
qu'en vin est vérité cachée. La dive Bouteille vous y envoie : soyez vous-mêmes interprètes de
votre entreprise. " François Rabelais, Cinquième Livre, chap. 44 et 45, 1564.

Agrippa d’Aubigné et le discours lyrique à la fin du XVIe siècle


Agrippa d’Aubigné, adepte du calvinisme, se mêle sans cesse aux débats et aux combats de
son temps. Ses écrits – de véritables témoignages sur son temps et sur sa vie – forment une œuvre
volumineuse et diverse, qui se confond avec l’histoire du « parti » protestant. Poète lyrique,
historien, autobiographe et pamphlétaire à la fois, il se consacre à la défense de la cause protestante.
Il illustre la pensée reformée qui met entre l’homme et Dieu une distance énorme et qui fait
dépendre la félicite ou le malheur éternels d’une sentence prononcée dès l’origine sans que nos
actions y puissent rien changer.
Il se sent prophète, dépositaire d’une parole qui le dépasse et porte-parole de ses semblables. Il
croit que sa vie correspond à celle de Jonas, qui est lui-même la préfiguration de Christ (Jonas, qui
fuyait les commandements de Dieu, a traversé l’abîme de la mort dans le ventre du poisson et a
finalement converti l’immense Ninive). C’est pourquoi il écrit des textes apocalyptiques qui
apparaissent comme des révélations écrites, dévoilant la fin des temps. Dans sa conception, le poète
et le lecteur deviennent voyants et représentent le regard de Dieu. Le poète est apte à lire l’histoire
sacrée, à travers les événements d’ici-bas.
Œuvres
Le Printemps (poèmes publiés au XIXe siècle) ;
Les Tragiques (épopée)
Histoire universelle
Les Aventures du baron de Faenestre (poème satirique)
La Confession catholique du sieur de Saucy (pamphlet)
Son chef-d’œuvre, Les Tragiques, est un extraordinaire poème satirique et épique de plus de
9.000 vers, qui donne à son auteur la stature d’un Dante ou d’un Milton français.
Le titre a deux significations: il rappelle d’une part les souffrances et les horreurs auxquelles se
condamnent les hommes les uns les autres, de façon inexplicable; d’autre part, il montre que cette
œuvre veut toucher son lecteur comme la tragédie son spectateur, par un choc affectif, fait de
surprises et de contrastes. Cette deuxième interprétation est doublée par le fait qu’Aubigné
privilégie dans son œuvre les structures tragiques – l’ambiguïté, le renversement et la contradiction.
Il y recourt à l’hyperbole, à l’allégorie, à la prosopopée, au théâtral et au surnaturel; il privilégie la
vision tout comme dans la peinture expressionniste: le « je » et le monde se confondent, l’image
transfigure le réel pour mieux le transcrire.
Composée de sept livres, cette œuvre extrêmement complexe se distribue en deux volets
antithétiques – l’ordre et le désordre, le monde « renversé » de la perversion actuelle et le règne de
la justice de Dieu.
Les trois premiers livres dessinent la fresque des misères présentes: Misères évoque les
malheurs de la guerre civile, Princes – stigmatise la corruption de la Cour et des grands et Chambre
dorée – illustre de façon allégorique la Grande Chambre du Parlement de Paris. Tous ces livres
brossent un univers dénaturé, auquel s’oppose le dessein du Créateur. La trame narrative des livres
suivants – Feux et Fers – relate l’époque des bûchers et respectivement les grandes persécutions
subies par les protestants à la Saint-Barthélemy. Ce martyrologe assure la transition entre l’ici-bas
et l’au-delà, entre les déplorations du temps présent et le chant de la vie future. Les martyrs
huguenots accusent la férocité de leurs tortionnaires, dans des livres qui préfigurent l’ultime
« conversion » par laquelle le royaume de Dieu appartient, selon la parole de l’Evangile, aux faibles
et aux persécutés de ce monde. Les sixième livre, intitulé Vengeances, énumère les châtiments
exercés par Dieu contre les persécuteurs de l’Eglise depuis Caïn. La dernière partie – Jugements –
présente, dans une vision extasiée, la résurrection de la chair et le partage de l’humanité entre élus
et réprouvés, à l’heure dernière. Le désordre contemporain annonce l’ordre final, prophétisé par le
poète.
Cette œuvre, que le poète fait circuler en copies manuscrites avant de l’imprimer, est conçue
comme une participation à son activité militante. Aubigné veut lui donner la profondeur de
l’histoire. La fin de ce vaste poème illustrant la lutte ininterrompue contre Satan est chargée
d’espérance.
Le Printemps est le titre d’un recueil de poésies centrées sur l’image de Diane Salviati et sur le
chant de la vertu de cette femme. Ce sont des poèmes d’une passion violente, qu’il n’a pas fait
publier de son vivant, parce qu’il les considérait comme un péché de jeunesse qui n’a fait
qu’absorber le potentiel créateur de son être.

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères », v. 372 à 424.

J'ai vu le reître noir foudroyer au travers


Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix, cet esprit demi-mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre
Que j'espère de vous, le moyen de guérir ;
Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir.
Les reîtres m'ont tué par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;
D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;
J'ai au travers du corps deux balles de pistole. »
Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole :
« C'est peu de cas encor et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups.
Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite
Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite
De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche
Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche
Poussait et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim délaissant,
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.
Voici après entrer l'horrible anatomie
De la mère asséchée ; elle avait de dehors
Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus, une amour maternelle
L'émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.
À tant elle approcha sa tête du berceau,
La releva dessus ; il ne sortait plus d'eau
De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles
Le sang mouillait l'enfant ; point de lait aux mamelles,
Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,
De la France qui meurt fut un autre portrait.

Michel de Montaigne

Homme d’un seul livre, d’une grandeur monumentale, Michel de Montaigne inaugure la
philosophie française, d’une manière retrouvable chez Pascal, Descartes ou Alain.
En véritable héritier de l’humanisme, il place au-dessus de toutes les valeurs la personne
humaine et la dignité de l’individu ; en outre, il renoue avec les valeurs de l’Antiquité par une
lecture attentive des œuvres de Sénèque, Plutarque ou Lucrèce et des représentants de l’école du
scepticisme, fondée par Pyrrhon d’Elis.
Fils du maire de Bordeaux, Michel de Montaigne a été formé dans l’esprit des valeurs
humanistes, selon une pédagogie originale, inspirée des amis érudits de son père. Un médecin
allemand lui apprend à parler couramment latin, dès l’âge de 4 ans. Les années de collège le mettent
en contacte avec les œuvres des grands Anciens : ses premières références sont les Métamorphoses
d’Ovide, l’Enéide de Virgile et les drames de Plaute. Après avoir étudié la philosophie à Bordeaux
et le droit à Toulouse, il débute sa carrière administrative par un poste de conseiller à la cour des
aides de Périgueux et puis au parlement de Bordeaux, sans en faire une véritable passion. Cette
expérience de la magistrature se trouve quand même à la base de son amitié avec La Boétie, qui
l’inspire dans ses idées liées au stoïcisme. Après la mort de son père, il devient l’héritier et le
responsable du domaine familial, ce qui l’encourage à vendre sa charge de conseiller et à prendre sa
retraite, à 37 ans. Entre 1571-1580, il s’isole du monde extérieur et refuse toute responsabilité pour
s’appliquer au « dialogue » avec les textes anciens. Il a l’impression que le monde est menteur,
instable, maléfique, et choisit de se mettre à l’écart. Il alterne ensuite les cures thermales (il est
atteint de la maladie de la gravelle) avec les missions diplomatiques à Paris, à la cour royale, et avec
les voyages en Allemagne et en Italie. Elu maire de Bordeaux en juillet 1583, il réussit à maintenir
l’ordre dans cette région.

Œuvres
Les Essais
Journal de voyage (publié posthumément)
La Théologie naturelle de Raymond Sebond (traduction effectuée à la demande de son père)

En pleine époque de violence et bellicisme religieux et politique, il réussit à s’imposer en tant


qu’ « honnête homme » indépendant et soucieux de modération et de sagesse.
Les Essais naissent dans un moment de mutation et de confluences : ils sont nourris de
confiance humaniste, de goût du corps et des plaisirs, de croyance au progrès, de passion du savoir.
Mais en même temps, ils font le bilan des promesses déçues et perçoivent l’instabilité et l’insécurité
qui dominent le derniers tiers du XVIe siècle ; ils se font donc l’écho de la déception générée par les
guerres de religion qui ont suscité partout un climat de violence absurde, un sentiment où le doute
se mêle à l’obsession de la mort.
Montaigne assume très lucidement ces contradictions : il avoue prendre ses exemples et ses
idées aux sources les plus variées. C’est parce qu’il n’a pas l’intention de rédiger un système
philosophique cohérent et unique. L’analyse de l’homme, mobile et multiple, part chez Montaigne
de l’expérimentation, de l’essai. L’étude se fonde sur l’exemple d’un homme singulier qui examine
au jour le jour ses idées, ses sentiments, ses enthousiasmes, ses hantises plus ou moins raisonnables.
Les Essais réalisent une sorte de conclusion à la Renaissance par le fait qu’ils prolongent sa
principale préoccupation – l’analyse de la nature humaine – et qu’ils s’appuient sur une très solide
culture antique. Mais ils dépassent cet héritage par un esprit d’examen, de contestation, qui
n’épargne aucune doctrine, aucune théorie métaphysique, aucune tradition, et se défie de tout ce qui
est vraiment vécu.
Les Essais reflètent un monde et une nature humaine soumise à l’inconstance et à la fugacité –
motif baroque, autour duquel s’ordonnent les thèmes chers à Montaigne. L’écrivain cherche à fixer
par l’écriture la fluidité et l’instabilité, car il est à la recherche de son identité, qui lui échappe en
mille instantanés. Pour raconter la vaste et curieuse agitation universelle, Montaigne met en place
des motifs éminemment baroques, dont les plus importants sont le moi variable, l’instabilité
générale de l’être humain, la vieillesse et la mort.
Montaigne veut tenir le registre des « postures du moi », car le moi, tout comme le monde
extérieur, est bigarré, mobile, insaisissable, presque incontrôlé. Il exprime ainsi la haine de toute
certitude, car, dans son opinion, les vérités sont éphémères.
Il déclare de façon obsédante que son but est de « décrire l’homme, et plus particulièrement lui-
même, (…) et l’on trouve autant de différence de nous à nous-même que de nous à autrui ». Il
estime que la variabilité et l’inconstance sont deux de ses caractéristiques essentielles : « Je n’ai vu
un plus grand monstre ou miracle que moi-même ».
Montaigne hésite entre une vue « classique », qui illustrerait toute l’humanité par l’étude d’un
seul individu, et une vue « baroque », à mi-chemin entre l’apparence et la vérité.
La parution des Essais a représenté un événement d’ordre historique, qui a marqué un moment
essentiel dans l’histoire des lettres françaises. Montaigne a été le premier écrivain français à
exprimer exclusivement en langue vulgaire, dans un style jubilant, une pensée complète, originale et
supérieure. Il a renoncé au latin et à la langue difficile des Rhétoriqueurs pour illustrer l’expérience
d’une vie libre et profane.
Les Essais, parus en trois éditions successives – 1580, 1588, 1595 - sont organisés en trois
parties essentielles :
- Le Livre I, formé de 57 chapitres à sujets philosophiques, politiques et pédagogiques, insiste sur
le volet autobiographique de cette œuvre ; l’auteur y annonce son intention d’écrire un livre sur lui-
même et d’imposer une discipline à sa nature indolente ou oisive avant de se concentrer sur la
vieillesse et la mort.
- Le IIe Livre est organisé en trente-sept chapitres plus longs, qui reprennent les thèmes déjà
abordés ; Montaigne commence à s’y dépeindre, tout en considérant que son livre et lui sont
devenus « consubstantiels ». Les essais les plus connus sont Des livres (10) et Apologie de
Raymond Sebond (12) (fréquemment publié séparément des Essais).
- Le Livre III, structuré en treize chapitres, réunit des pages écrites après 1580 et fait le bilan de
l’ouvrage, pour expliquer en quoi consistent le but et l’originalité des Essais.
L’essai représente, pour le XVIe siècle, un genre nouveau et tout à fait particulier. A la manière
des Anciens qui pratiquaient le dialogue (Platon) ou la lettre (Sénèque), Montaigne cherche un style
qui puisse rendre compte des sinuosités de la pensée déviée par l’émotion. Selon cet écrivain, même
si notre esprit paraît être un tout entier, les aspects les plus divers de notre moi se succèdent dans le
temps ou coexistent dans l’instant ; c’est pourquoi il serait illusoire de rédiger une « confession » ou
des « mémoires » reconstruits arbitrairement. Dans la conception de Montaigne, le terme « essai »,
associé à la notion de méthode, sert à designer son expérience de soi, son style de vie et sa méthode
intellectuelle.
Le style de Montaigne est allègre et affranchi. L’écrivain illustre toujours ses considérations
à l’aide des citations en grec et en latin, car il considère qu’il serait inutile de « redire plus mal ce
qu’un autre a réussi à dire mieux » avant lui. Pour éviter le pédantisme, il ne rappelle pas à chaque
pas les références liées à l’auteur ou à l’œuvre citée, qu’il considère d’ailleurs très connus à
l’époque. Les éditeurs de l’œuvre de Montaigne s’en chargent plus tard, en donnant des annotations
en marge de la page.
Montaigne est considéré comme une figure du scepticisme, à cause de la note pessimiste de
ses écrits. Il considère que la raison est impuissante à connaître toutes les réalités du monde, malgré
l’orgueil humain ; c’est pourquoi sa philosophie est recherche, exercice d’une raison délivrée de ses
illusions. L’écrivain doute et ne prétend jamais proposer de vérité assurée, mais seulement un
témoignage subjectif. Il pense que l’humanité ne peut atteindre la certitude et rejette les
propositions absolues et générales. Sa célèbre devise - « Que sais-je ? » - apparaît comme le point
de départ de son étonnement philosophique.
Son scepticisme est le mieux représenté dans l’essai intitulé Apologie de Raymond Sebond
(Chap. 12, livre 2), où il considère que l’homme ne peut pas croire ses raisonnements, car ses
pensées lui apparaissent sans acte de volition, donc sans aucun contrôle de la raison. C’est pourquoi
l’homme ne doit pas se sentir supérieur à l’animal et doit obligatoirement suivre les lois naturelles :
« Que ne plaît-il à la nature de nous ouvrir son sein et de nous faire voir au propre les moyens et la
conduite de ses mouvements, et y préparer nos yeux ! O Dieu ! Quels abus, quels mécomptes nous
trouverions en notre pauvre science ! »
Montaigne met en œuvre une démarche originale, qui fait de l’enquête philosophique le
miroir de lui-même : « C’est moi que je peins ». Il fait des considérations sur sa propre personne, en
observant sa pauvre mémoire et son impossibilité à arranger les conflits sans s’impliquer
émotionnellement ; il dévoile aux lecteurs ses opinions et ses goûts personnels, ses habitudes et ses
manies les plus secrètes. Quel que soit le sujet traité, le but poursuivi est toujours la connaissance de
soi, l’évaluation de son propre jugement, l’approfondissement de ses inclinations. C’est un projet
sans précédent dans la littérature française, celui de pourvoir son autoportrait d’une dimension
universelle pour explorer les énigmes de la condition humaine, vue dans sa misère, sa vanité et son
inconstance.
Le dernier chapitre des Essais apparaît comme une somme philosophique, qui résume
l’enseignement de toute une vie. C’est une leçon de sagesse et de modestie : « Les plus belles vies
sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle communément humain, avec ordre, mais sans
miracle et sans extravagance. » (Essais, Livre III, chap. XIII, De l’expérience)

MICHEL de MONTAIGNE
AU LECTEUR

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé
aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai aucune considération de ton service, ni de ma gloire.
Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes
parents et amis ; à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver
aucuns traits de mes conditions et humeurs*[*certaines de mes manières d’être et de mes goûts], et
que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si
c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une
marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans
contention*[*grande application de l’esprit] et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y
liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été
entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je
t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-
même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et
si vain*[*vide, sans consistance]. Adieu donc. De Montaigne ; ce premier de mars mille cinq cent
quatre-vingts.
Montaigne, Essais (orthographe modernisée)
AUTOPORTRAIT

C’est un grand dépit qu’on adresse à vous parmi vos gens, pour vous demander : « Où est
votre monsieur ? »... Comme il advint au pauvre Philopoemen*[*Anecdote du Grec Plutarque].
Etant arrivé le premier de sa troupe en un logis où on l’attendait, son hôtesse, qui ne le connaissait
pas et le voyait d’assez mauvaise mine, l’employa d’aller un peu aider à ses femmes à puiser de
l’eau ou attiser le feu, pour le service de Philopoemen. Les gentilshommes de sa suite étant arrivés
et l’ayant surpris embesogné...lui demandèrent ce qu’il faisait là : « Je paie, leur répondit-il, la peine
de ma laideur ». Les autres beautés sont pour les femmes ; la beauté de la taille est la seule beauté
des hommes. Où est la petitesse, ni la largeur et rondeur du front, ni la blancheur et la rondeur des
yeux, ni la médiocre forme du nez, ni la petitesse de l’oreille et de la bouche, ni l’ordre et la
blancheur des dents, ni l’épaisseur bien unie de la barbe brune à écorce de châtaigne, ni le poil
relevé, ni la juste rondeur de tête, ni la fraîcheur du teint, ni l’air du visage agréable, ni un corps
sans senteur, ni la proportion légitime des membres ne peuvent faire un bel homme.
J’ai au demeurant la taille fort ramassée*[*Montaigne est trapu] ; le visage, non pas gras,
mais plein ; la complexion, entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude.
Unde rigent setis mihi crura, et pectora vilis* [*D’où les poils qui revêtent mes jambes et
ma poitrine (Martial, poète latin)] ;
La santé forte et allègre, jusque bien avant en mon âge, rarement troublée par les maladies.
J’étais tel, car je ne me considère pas à cette heure, que je suis engagé dans les avenues de la
vieillesse, ayant piéça*[*depuis longtemps] :
Minuatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas*[*Peu à peu, les forces et la vigueur de la
maturité / Sont brisés par l’âge, et le déclin commence (Lucrèce, poète latin)].
Ce que je serais dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je
m’échappe tous les jours et me dérobe à moi.
Singula de nobis anni praedantur euntes*[*Un à un tous nos biens nous sont arrachés par
les années qui passent (Horace, poète latin)]. Montaigne, Essais, II, 17

« Nous avons abandonné Nature. (…) Et cependant les traces de son instruction et ce peu
qui (…) reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique d’hommes impolis, la science
est contrainte de l’aller tous les jours empruntant, pour en faire patron a ses disciples de constance,
d’innocence et de tranquillité. Il fait beau voir que ceux-ci (…) aient a imiter cette sotte simplicité et
a l’imiter aux premières actions de la vertu et que notre sapience apprenne des bêtes même les plus
utiles enseignements aux plus grandes et plus nécessaires parties de notre vie : comme il nous faut
vivre et mourir, ménager nos biens, aimer et élever nos enfants, entretenir justice, singulier
témoignage de l’humaine maladie ; et que cette raison (…) ne laisse chez nous aucune trace
apparente de la nature. » (Essais, De la Physionomie, III, 12)

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