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Voyage de Descartes en Allemagne

Author(s): Hitohiko Tanaka


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 92e Année, No. 1, PHILOSOPHIE ET
RÉCEPTION I Descartes en phénoménologie (Janvier-Mars 1987), pp. 89-101
Published by: Presses Universitaires de France
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Voyage de Descartes
en Allemagne

Ce n'est pas sans raison qu'on ne songe guère à préciser l'itinéraire du


jeune Descartes en son voyage d'Allemagne. D'abord, nous manquons
presque totalement d'informations exactes sinon quelques mentions faites
par Descartes lui-même dans ses lettres adressées à Isaac Beeckman. Il y a
certes d'autres renseignements donnés par les biographies comme Baillet,
Lipstorp, Borel, Tepel, etc., mais, on le sait, ils sont souvent incertains et
parfois en contradiction les uns avec les autres. Ils brouillent ordinairement
la question plutôt qu'ils ne l'éclaircissent. Comment oserait-on alors tenter
de préciser l'itinéraire de Descartes ? D'autre part, on peut se demander
s'il est besoin de le préciser, puisque, selon l'opinion reçue, il ne s'agit là
que du voyage d'un chevalier errant, et, par conséquent, son itinéraire
n'est rien d'autre qu'une suite de traces de ses caprices et du hasard. En
effet, Descartes affirme lui-même qu'il ne cherchait qu'« à voir des cours et
des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à
recueillir diverses expériences, a s'éprouver soi-même dans les rencontres
que la fortune lui proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses
qui se présentaient, qu'il en puisse tirer quelque profit » (A.T. VI, p. 9).
Pourquoi se soucier alors de son itinéraire, l'essentiel étant de connaître ses
« expériences » et sa « réflexion » faites à l'occasion de ce voyage. Une
telle recherche serait non seulement ingrate, mais aussi inutile.
Cependant nous ne le croyons pas, parce que nous doutons fort de la
prémisse même d'un tel argument qui barre préalablement le chemin à toutes
les investigations sur ce sujet. Est-il bien vrai qu'il s'agisse ici du voyage
d'un chevalier errant ?
Un tel voyage serait normal pour un cadet d'une noblesse de vieille souche
qui a coutume de couronner l'éducation de ses jeunes par la pérégrination,
mais, malheureusement, Descartes n'est pas de cette race *. Le vœu de son

1. Geneviève Rodis-Lewis, VŒucre de Descartes, Paris, Vrin, 1971, p. 24


et aussi p. 433 note 36.

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père Joachim, jurisconsulte et fils d'un médecin poitevin, aurait été de faire
de son fils un médecin ou un jurisconsulte comme lui. C'est sans doute en
cédant aux instances de son père que Descartes fait, à Poitiers, son droit et
sa médecine qu'il qualifiera plus tard, non sans ironie, de science apportant
« des honneurs et des richesses » (A.T. VI, p. 6). Cependant il a choisi
finalement « d'employer toute sa vie à cultiver sa raison » (A.T. VI, p. 27) en
supposant à la volonté de son père. Un drame chez le jeune Descartes auquel
font écho l'interrogation Quod vitae sectabor iter dans le songe du 10 novem-
bre 1619 aussi bien que la morale provisoire qui veut exclure le moindre
repentir de son choix. Joachim a beau maugréer contre lui en se demandant
s'il faut qu'il ait « mis au monde un fils assez ridicule pour se faire relier
en veau » 2, son fils s'est orienté irréversiblement à l'encontre de son
attente.
Il a donc fait un pas irréparable en s'embarquant pour les Pays-Bas. Sans
doute il devait hésiter encore, même si une orientation s'était esquissée chez
lui, mais la rencontre de Beeckman et le songe du 10 novembre 1619
viendront ensuite la confirmer définitivement. Il n'est donc plus irrésolu au
retour de son voyage d'Allemagne. Il vend sa part d'héritage. Il esquive
toutes les propositions d'un emploi, sous mille excuses. Et il s'évade pour
l'Italie, sous le curieux prétexte que, « s'il n'en revenait plus riche, au moins
en reviendrait-il plus capable » (à son frère aîné, le 21 mars 1623, A.M. I,
p. 26).
S'il en est ainsi, le voyage de Descartes ne pourra plus s'identifier avec
celui d'un chevalier errant et il y aura lieu de se demander si la seule curio-
sité ou « la chaleur de foie » (A Mersenne, le 9 janvier 1639, A.M. Ill, p. 161)
d'un chevalier errant conduit ses pas jusqu'en Allemagne en passant par les
Pays-Bas. Il est bien étrange, en effet, qu'il quitte subitement l'armée protes-
tante de Maurice de Nassau et la douce étude des mathématiques en colla-
boration avec Beeckman pour se battre dans les rangs catholiques, comme
s'en étonne Lipstorp 3. Etait-il si belliqueux qu'il était toujours prêt à
prendre les armes pour n'importe qui ? Nous avons de la peine à le croire.
Ne vaut-il pas mieux chercher ailleurs la raison qui lui a fait décider de
se rendre en Allemagne ?
Cette raison n'est-elle pas plutôt d'ordre scientifique, de même que celle
de son départ pour les Pays-Bas 4 ? Evidemment il est impossible de découvrir
d'une façon incontestable la raison de son départ pour l'Allemagne, puisque
lui-même n'en dit rien, mais il y a néanmoins une clef qui permet de la
deviner en quelque façon. C'est son itinéraire, inséparable de son intention.
Commençons donc par suivre les traces de Descartes dans toute l'Allemagne.
Il n'est pas besoin pour cela de recourir aux conjectures douteuses de ses
biographes. Les lettres adressées à Beeckman et ses écrits de jeunesse à eux
seuls serviront de guide au moins dans les grandes lignes, si on les examine
à la lumière des travaux récents des historiens sur la Guerre de Trente Ans.
Après cette investigation, sa véritable intention se révélera d'elle-même.

2. Cité par Adam, A.T. XII, p. 433-434.


3. Daniel Lipstorp, Specimina philosophiae cartesianae, Leyde, Elzevier, 1653,
Pars Secunda, p. 78.
4. Breda jouissait alors de l'armistice de dix ans. Il va sans dire donc que
Descartes ne s'attendait pas à s'y battre.

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Descartes en Allemagne

I. L'itinéraire de Descartes en Allemagne

1. Le projet de voyage

D'après le Discours de la méthode, c'est « l'occasion des guerres » qui Ta


« appelé » en Allemagne (A.T. VI, p. 11). Mais cette évocation rétrospective
n'est pas exacte 5, puisqu'il écrit à Beeekman un mois avant son départ que
« les troubles qui éclatent en Allemagne ne m'ont pas fait changer le
projet. Ils me retiennent ici toutefois pour quelque temps. Je ne partirai
pas avant trois semaines » (le 26 mars 1619, A.M. I, p. 9) 6. Il n'y a aucune
ambiguïté ici. Il avait formé le projet de visiter l'Allemagne avant que les
troubles y éclatent. Les troubles, loin de l'appeler, lui font suspendre son
départ. Ce n'est donc pas les guerres qui l'y invitent. On notera d'ailleurs
que Descartes paraît bien informé de l'état des choses en Allemagne,
contrairement à la supposition de ses biographes 7. A la vérité, aucun trouble
n'avait encore lieu au moment où il envoyait cette lettre à Beeekman. Ce
n'est qu'au mois de juin de cette année que la première escarmouche a été
livrée et la guerre elle-même ne se déclenchera qu'à l'automne de Tannée
suivante. Pourquoi parle-t-il alors des troubles ? C'est qu'il les prévoit comme
la suite inévitable à la mort de l'empereur Mathias qui est advenue le
20 mars, c'est-à-dire six jours avant cette lettre à Beeekman. Il se trompe,
certes, dans sa prévision, mais, pour porter un tel jugement dès qu'il
apprend la nouvelle de la mort de Mathias, il faut qu'il se soit tenu au
courant du développement des affaires en Allemagne depuis la « défenestra-
tion » (mai 1618). De quelle source a-t-il tiré ses renseignements? Du palais
de Frédéric à Heidelberg, sans doute, puisque Maurice de Nassau est
allié étroitement avec celui-ci par leur parenté aussi bien que par leur
religion commune, et d'autre part Heidelberg est le vrai foyer du tumulte
en Allemagne, comme nous le verrons plus loin.
Ainsi, en apprenant le décès de l'empereur, il remet son départ de trois
semaines, pour s'assurer de la situation. Il médite aussi de faire un grand
détour afin de fuir les troubles. Il reprend ainsi dans cette lettre à Beeekman :
« Mais j'espère gagner à ce moment Amsterdam, et de là Dantzig ; puis,
passant la Pologne et un coin de la Hongrie, j'arriverai en Autriche et en
Bohême. C'est assurément la route la plus longue, mais je trouve aussi la
plus sûre » (id.). Il faut faire attention à sa destination finale. La Bohème ou
plutôt sa capitale Prague ! Ni la Pologne ni la Hongrie ne l'intéressent. S'il
n'y avait pas eu les troubles, il se serait rendu directement à sa destination.
Qu'est-ce qui l'a tellement attiré en Bohême ? Quel est le motif de son
désir de se rendre dans ce pays ? C'est justement à cette question que
nous nous proposons de répondre dans cette étude. Quoi qu'il en soit, nous
avons, nous aussi, à faire un grand détour avant d'arriver à cette question.
Suivons d'abord les traces de notre philosophe en Allemagne.

5. On a coutume d'attribuer le motif de son départ pour l'Allemagne à sa « cha-


leur de foie » (A M ernenne, le 9 janvier 1639, A.M. Ill, p. 161) et une ligne de sa
lettre à Beeekman (le 23 avril 1619, A.M. I, p. 13) semble suggérer, avec cette
mention du « Discours », une telle interprétation : « Ν am belli motus nondum me
certo vocant ad Germanium ». Nous avouons franchement que cela nous gêne,
mais une autre lettre que nous allons citer tout de suite contredit nettement cette
interprétation.
6. De ses lettres latines à Beeekman, nous reproduisons ci-après la traduction
française de cette édition.
/. Adrien jöaillet, Lm vie ae monsieur Descartes, Daniel Horthemels, 1691, I,
p. 58 ; Daniel Lipstorp, op. cit., p. 78.

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2. De Breda au « poêle »

Le 24 avril 1619, il quitte enfin Breda après un mois d'attente, en


s'assurant « qu'il y aura des rassemblements de troupes, mais point de
bataille > (A Beeckman, le 23 avril 1619, A.M. I, p. 13). Dans cette lettre
écrite à la veille de son départ, il fait part à Beeckman de son projet d'itiné-
raire. « S'il en est ainsi, je prendrai tout mon temps en Danemark, en Pologne,
en Hongrie ; j'attendrai que l'Allemagne m'offre soit la sécurité des routes
sans rencontre de soldats en maraude, ou la certitude qu'on est en guerre »
(id.). Et il ajoute en disant adieu à Beeckman : « N'attendez plus rien cepen-
dant de ma Muse... Mon esprit est déjà parti en voyage » (id.). Son cœur
est déjà sous le ciel de la Bohême malgré toutes les difficultés de la route.
Cependant il ne paraît pas qu'il ait suivi fidèlement l'itinéraire qu'il avait
arrangé par avance. Nous savons qu'il s'est rendu d'abord à Amsterdam en
passant par Dordrecht (A Beeckman, le 29 avril 1619, A.M. I, p. 16). Il
attend là le bateau pour passer à Copenhague. C'est vraisemblablement à ce
moment qu'il a visité la Frise 8. En tout cas, nous le perdons momentané-
ment de vue après son arrivée à Amsterdam. On ne sait s'il s'est embarqué
pour Copenhague, bien qu'il annonce à Beeckman qu'il part c aujourd'hui »
(id.), puique la lettre de Beeckman, adressée à Copenhague, reste sans
réponse (A Descartes, le 6 mai 1619), malgré la promesse que Descartes lui
a faite d'y séjourner quelque temps pour attendre sa lettre (A Beeckman,
le 29 avril 1619, A.M. I, p. 17). Ce n'est qu'aux environs du mois d'août, à
Francfort, que nous le retrouvons (A.T. VI, p. 11). Où était-il dans cet
intervalle de trois mois ? Ce qui nous paraît presque certain, c'est qu'il a
abandonner le premier projet. Pourquoi faire en effet un grand détour par la
Pologne ou par la Hongrie pour atteindre Francfort ? D'ailleurs, la route de
la Pologne était bouchée en juin par le mouvement des troupes du comte
de Thorn et de Mansfeld. Nous supposons donc, sans l'affirmer absolument,
que Descartes s'est tourné vers l'Allemagne du sud-ouest lorsqu'il est arrivé
aux environs de Magdebourg, car, comme l'indique M. Adam, il parle à la
princesse Elisabeth de ses visites de la « fontaine miraculeuse » de Hornhausen
(Elisabeth à Descartes, le 10 octobre 1646, A.M. VII, p. 190) et du beau
Palatinat (A Elisabeth, le 22 février 1649, A.M. VIII, p. 145).
D'abord, la fontaine de Hornhausen, près de Magdebourg, se situe presque
au croisement de la route qui va d'Amsterdam à Prague et de la route, selon
aussi M. Adam, « qui va de l'Allemagne du nord (ou du Danemark) à
l'Allemagne du sud » (A.M. I, p. 23, note) ou au Palatinat. En deuxième
lieu, pour voir le c beau Palatinat », il faut qu'il s'y rende avant les dévasta-
tions par les troupes de Spinola (août 1620), (id.). Il est donc bien possible
que Descartes, en voyant la difficulté de son premier projet, ait changé de
direction à mi-chemin de Prague et se soit dirigé vers l'Allemagne du sud,
ou plus précisément vers Heidelberg, ville liée au même sort et au même
rêve réformateur que Prague. S'il en était ainsi, il n'y aurait rien d'étonnant
à ce qu'il vienne assister à l'élection et au couronnement de l'empereur
Ferdinand à Francfort.
On connaît bien, par le rapport même de Descartes, son itinéraire après
le couronnement. Il est retourné vers l'armée et il a passé l'hiver 1619-1620
dans un c poêle » du quartier d'hiver (A.T. VI, p. 11). Reste à savoir le
lieu de ce quartier d'hiver et la raison de son engagement. Quant au lieu,
notre investigation sur la stratégie de Maximilien de Bavière a abouti à

8. G. Rodis-Lewis, op. cit., p. 447, note 105.

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Descartes en Allemagne

confirmer l'indication de Baillet. C'est apparemment Neubourg9. Quant à


la raison de son engagement, nous n'y voyons qu'un expédient pour passer
l'hiver. Dans les circonstances où l'approche de l'hiver et les rassemblements
de troupes un peu partout en Allemagne rendent impossible de continuer
le voyage, le moyen le plus sûr est de s'engager comme volontaire dans
une armée quelconque. La discipline étant peu rigide en ce temps-là dans
les troupes mercenaires 10, il pourra déserter assez facilement quand il lui
plaira. Peu importe alors qu'elle soit catholique ou protestante. Avec une
ambition secrète que les autres mercenaires ne soupçonnent point chez lui,
il passera l'hiver sous le masque d'un simple soldat. « Larvatus prodeo » ** !

3. En sortant du « poêle »

S'il en était ainsi, il serait parfaitement naturel que le philosophe masqué


quitte l'armée dès que l'hiver est passé. Le Discours nous assure qu'il se
remet à voyager avant que l'hiver soit bien achevé (A.T. VI, p. 28). A n'en
point douter, il déserte de l'armée bavaroise, puisque cette armée ne sort
pas de ses quartiers d'hiver avant « le commencement d'été » 12. Donc,
notre philosophe se met en route à titre de simple voyageur et, par consé-
quent, les documents historiques ne fourniront désormais aucune clef à notre
enquête. Est-ce que Descartes, après avoir fait un séjour à Ulm, s'est dirigé
vers Vienne et Prague en suivant les troupes de Maximilien ou l'Ambassade
de France, comme prétendent les biographes ? Cette possibilité n'est certai-
nement pas exclue, si l'on prend en considération la destination de son
premier projet de voyage. D'ailleurs, l'épitaphe de Descartes, rédigé par
Chanut, semble confirmer cette supposition, puisqu'on y trouve les mots
suivants : « ad militiam per Germanium et Pannoniam (seil, région qui couvre
une partie de l'Autriche et de la Hongrie) Adolescens profectus, etc. » 13.
Cependant il y a là une difficulté. Est-ce à dire alors que Descartes se
réengage dans la même armée après avoir déserté ? Ce n'est pas tout à fait
impossible, certes, parce que la règle qui défend la désertion sous peine
de mort n'est pas appliquée rigoureusement, pour maintenir l'effectif requis H.
Mais pourquoi se réengager, enfin, au risque de la punition ? D'ailleurs, s'il
est vrai que Descartes « sortit philosophe » du poêle où il était entré comme
soldat 15, pourquoi retourner de nouveau dans « l'oisiveté et le libertinage »
de l'armée (A Polot, 1648, A.M. VIII, p. 119) ?
Il est bizarre que Baillet prétexte toujours les « irrésolutions » de Descartes
au sujet du choix de sa carrière 16 pour l'envoyer à la bataille de la Montagne
Blanche sous le drapeau de Maximilien et ensuite jusqu'en Moravie sous

9. Hitohiko Tanaka, «Où se situe le ** poêle " de Descartes?», in Etudes de


langue et de littérature françaises, n° 34, Société japonaise de langue et littérature
françaises, Hakusuisha, 1979.
10. C. V. Wedgewood, The thirty years war, New York, Anchor Books, 1961,
p. 87-88.
11. « Cogitationes privatae » (A.T. X, p. 213). Sur l'interprétation de ce mot, voir
G. Rodis-Lewis, op. cit., p. 38 et p. 444 note 92.
12. G. Pages, The thirty years war, London, Harper Books, 1971, p. 69.
13. Baillet, op. cit., II, p. 430. On lit aussi dans lepitaphe que Clerselier a
rédigée la mention In Pannonui miles meruit (id., p. 443). Clerselier reproduit sans
doute celle de Chanut.
14. Wedgewood, op. cit., p. öö.
15. Etienne Gilson, Discours de la méthode, texte et commentaire, Paris, Vrin,
1967, p. 130.
10. Baillet, op. cit., 1, p. 06, p. 91 et p. 92.

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celui du comte de Buquoi. Baillet en est réduit ainsi à envoyer Descartes


faire un grand tour de l'Europe du nord : la Silésie, la Poméranie, la Pologne,
le Holstein, le Danemark, la Frise occidentale, etc. Une imagination pure
qui manque de toute justification. Il est clair que Baillet veut combler la
lacune de sa biographie par son savoir de l'histoire de la Guerre de Trente
Ans, mais cette tentative ne serait pas valable, à moins que Descartes ne
suive effectivement l'armée impériale.
Tant s'en faut qu'il se réengage dans l'armée, il y a toute apparence qu'il
a renoncé à continuer son voyage. Selon la « conjecture » de M. Adam
(A.M. I, p. 23), Descartes serait rentré en France cette même année 1620,
parce qu'il se souvient, dans une lettre datée du 30 septembre 1640, que
son ami Levasseur avait parlé du mathématicien Dounot « il y a vingt ans »
(donc en 1620) et à Paris sans doute (A.M. IV, p. 167). D'autre part, il est
certain que Descartes a visité Strasbourg, parce qu'il parle deux fois de la
tour de la cathédrale de cette ville (le 8 octobre 1629, A.M. I, p. 49, et le
18 décembre 1629, A.M. I, p. 50). Ce fait aussi suggère la probabilité de
la conjecture de M. Adam, parce que Strasbourg est sur la route pour
rentrer de l'Allemagne du sud en France. Une conjecture, ni plus ni moins,
certes, mais n'est-elle pas au moins beaucoup plus probable que l'imagination
gratuite de Baillet dont lui-même avoue l'incertitude 17 ?
Mais ce n'est pas tout. Il y a un autre document, selon nous, qui vient
appuyer cette conjecture. Il s'agit d'un paragraphe bien connu de Cogitationes
privatae.
« Ante finem Novembris Lauretum petam, idque pedes à Venetiis, si
commode et moris id sit ; sin minus, saltem qiiam devotissime ab ullo fieri
consuevit.
Omnino autem ante Pascha absolvam tract atum meum, et si librariorum
mihi sit copia dignusque videatur, emittam, ut hodie promisi, 1620, die
23 Febr. » (A.T. X, p. 217-218) 18.
Les deux alinéas de ce paragraphe ne font qu'un, comme le fait remarquer
judicieusement M. Gouhier 19. Il s'agit du projet que Descartes se promet
d'exécuter le 23 février 1620. On ne laisserait pas de rapprocher cette date
du fait qu'il quitte son « poêle » avant que l'hiver soit bien achevé. Il
médite donc ce qu'il va faire avant de se remettre à voyager. Il terminera
son traité avant Pâques et le publiera si c'est possible. Puis, après avoir réglé
toutes ses affaires, il partira pour Venise et, par là, gagnera Lorette avant
l'hiver 20. Rien d'ambigu dans ce paragraphe. Sa destination est, cette fois,
d'abord Venise. Il a l'air d'abandonner le premier projet de visiter la Bohême
où il prévoit la bataille. D'ailleurs, il n'est plus question de se réengager.

17. En passant du récit du voyage à celui des fameux trois songes. Baillet révèle
l'incertitude de ce qu'il a dit jusque-là en disant : « pour dire de lui des choses
plus certaines.... », Baillet, id., I, p. 76.
18. Nous avons corrige le texte publie par Foucher de Careil selon la leçon de
Baillet (les deux mots soulignés par nous), parce qu'il n'y a pas de raison de
préférer le texte provenant de la copie de Leibniz à la leçon que Baillet donne en
tenant l'original sous les yeux. En effet, le « librorum » dans le texte de Foucher
de Careil est manifestement une erreur de transcription ou de typographie pour le
« librariorum ». S'il en est ainsi, pourquoi ne pas préférer le « Febr. » de Baillet
au « Sept. » de Foucher de Careil ?
ly. Henri gouhier, Les Premières rensees ae uescanes, rans, vnn, îyoo,
p. 105.
2U. la., p. luD. « II ne dit pas qu u ira en Italie pour raire le pèlerinage cie
Lorette : s'il va en Italie, et plus précisément à Venise, il fera le pèle
Lorette. »

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Descartes en Allemagne

II achèvera le traité auquel il travaille depuis quelque temps, et le publiera


en deçà des Alpes, c'est-à-dire dans l'Allemagne du sud-ouest. Voilà la
lecture la plus naturelle du paragraphe en question.
Quoi qu'il en soit, on y apporte mille interprétations qui nous paraissent
trop recherchées. A cause de l'étrangeté de ce projet, peut-être. Pourquoi
veut-il passer les Alpes ? De quel traité s'agit-il ? Où attend-il de trouver un
libraire qui le publie ? On ne s'expliquerait pas bien, naturellement, toutes
ces questions dans leur ensemble sans pénétrer l'intention conséquente du
jeune Descartes. Ce n'est pourtant pas ici le lieu de déchiffrer son intention.
En attendant, suivons encore les traces du jeune philosophe.
On sait que, malgré son vœu, il n'a pas passé les Alpes cette année-là.
Pourquoi ? Il est inconcevable qu'il change de destination subitement et sans
raison. Une seule possibilité. Renonçant au voyage à cause de quelques
circonstances, il est retourné en France, en passant par Strasbourg, comme
le conjecture M. Adam. Les affaires de sa famille peut-être, parce qu'il
s'occupe, en rentrant en France, de l'héritage, de la vente de son patrimoine
et de la question d'un emploi, comme le témoignent ses lettres de l'époque
(à son frère aîné, le 3 avril 1622, A.M. I, p. 24 ; à son père, le 22 mai 1622,
A.M. I, p. 25, etc.). On pourrait d'ailleurs se demander s'il n'a pas perdu le
motif de son voyage en désespérant de l'avenir des affaires en Bohême, lui qui
suivait probablement de près la démarche maladroite des ambassadeurs de
France à Ulm 21.
Enfin, il est temps d'envisager le motif de son voyage.

II. Descartes et les Rose-Croix

En suivant ainsi le jeune Descartes à la trace, nous sommes conduits à


conclure que son voyage n'est point à l'aventure. Il a ses destinations ! De
prime abord, il s'est proposé d'aller en Bohême, mais, sa route étant barrée
à cause de la première escarmouche en Bohême, il s'est dirigé vraisemblable-
ment vers le Palatinat. Et, après avoir passé l'hiver dans l'armée bavaroise,
il est sorti du « poêle » dans l'intention de visiter Venise avant la fin de
novembre. Or, que signifient ces destinations successives ?
Qu'on rapproche ces destinations d'un passage de l'ouvrage de Frances
Yates, intitulé La Lumière des Rose-Croix. « Bien que les affaires du Palatinat
ne soient pas mentionnées par les historiens qui traitent des relations entre
Venise et l'Angleterre au xvne siècle, ces affaires doivent avoir tenu une
place importante pour ceux qui veillaient sur Venise. Un gouvernement fort
au Palatinat, si proche de Venise et sur la route menant en Angleterre, aurait
probablement encouragé les Vénitiens à rester plus longtemps sur la défensive,
à garder une liberté relative par rapport au reste d'Italie. De plus, le moindre
succès de l'aventure de Bohême aurait renforcé les mouvements libéraux
dans toute l'Europe. Aussi, lorsque l'appui de Jacques I*r (d'Angleterre) à
Frédéric (du Palatinat) se fut révélé une chimère, la défaite de Prague (la
bataille de la Montagne Blanche) en 1620 porta un coup mortel aux espoirs
libéraux vénitiens » 22. Curieuse coïncidence ! Descartes se dirige toujours
vers les centres où se fomente l'émancipation qui émane de Venise. Est-ce
bien par hasard ? Ou bien, est-ce qu'il voulait participer au mouvement qui

21. Tanaka, op. cit. Baillet aussi lui fait suivre l'ambassade de France (op. cit., I,
p. 65-70).
22. Frances Yates, La Lumière des Rose-Croix (The rosicrucian enlightment),
trad. M. D. Delorme, Paris, Retz, 1978, p. 163.

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cherchait à se dégager du joug de Vienne et de Rome à cause de la « chaleur


de son foie » ? Mais, avant d'admettre une pareille conclusion, il faudra
envisager de plus près la nature de cet enthousiasme qui a provoqué la
Guerre de Trente ans.
C'était justement un rêve éphémère. Ce rêve avait eu pour origine le
mariage de l'électeur palatin Frédéric avec Elisabeth Stuart, fille de
Jacques Ier d'Angleterre (1613). Aux yeux du monde, c'était le gage que la
puissante Angleterre donnerait son soutien aux partisans de la Religion
réformée en Allemagne. Frédéric était leur espérance. Il est bien naturel
que les insurgés bohémiens l'aient élu roi, récusant Ferdinand, successeur
de l'empereur Mathias. La guerre de succession est ainsi devenue inévitable
avec la mort de Mathias, comme le prévoit Descartes six jours après cette
mort, puisque la couronne de Bohème est inséparable du titre d'empereur.
L'enthousiasme de ceux qui aspirent à l'indépendance politique et à la
liberté de conscience est à son comble, parce que c*est le parti de Frédéric qui
l'emporte au début. On rapporte le compte rendu d'un diplomate vénitien.
Selon lui, ce serait Dieu seul qui pourrait sauver la maison d'Autriche 23 !
C'est seulement grâce à la stratégie géniale de Maximilien de Bavière que la
balance finit par pencher du côté de l'empereur 24. Le lendemain de la
bataille de la Montagne Blanche (le 10 novembre 1620), tout le rêve d'un
nouveau monde s'est dissipé avec le trône de Frédéric.
Ce que Frances Yates a élucidé magistralement dans Lumière des Rose-
Croix, c'est que l'essence de la Rose-Croix n'est rien d'autre que ce rêve avorté
d'un nouveau monde. En effet, les écrits rosi-cruciens commencent à paraître
avec le mariage de Frédéric (1613) et disparaissent après la défaite de la
Montagne Blanche : « Fama » (1614), « Confessio » (1615), « Chymische
Hochzeit Christiani Rosencreutz » (1616). Il est visible que ces écrits ont
quelque rapport avec la cour de Heidelberg, puisqu'ils sont imprimés princi-
palement en Palatinat et surtout à Oppenheim (libraire de Bry) 25. On
pourrait donc en conclure avec Yates que « les publications rosi-cruciennes
ont leur origine dans les mouvements qui se sont développés autour de
l'Electeur palatin et qui l'ont précipité dans l'aventure bohémienne » 2€. Il est
bien naturel que, lorsque les mouvements ont perdu la perspective du succès,
la Rose-Croix proprement dite disparaisse aussi.
Il ne faut pas croire pourtant que ces mouvements soient simplement une
tentative politique anti-Habsbourg et anti-Rome. Comme le déclare le titre
de « Fama », il s'agit d'une « réforme totale et générale du monde entier »
(Allegemeine und General Reformation der ganzen Weiten Welt). La Rose-
Croix tend donc a faire renaître l'humanité tout entière. C'est essentiellement
la Renaissance apportée tardivement en Allemagne. Elle ne vise pas seule-
ment à s'affranchir du régime sclérosé de Vienne et de Rome, mais aussi, et
avant tout, d'Aristote et de la scolastique. Elle veut construire un nouveau
monde de « fraternité » sur la base, non seulement de la liberté politique et
religieuse, mais aussi des sciences hermétiques et cabalistes à l'école de Ficin
et de Pic de la Mirandole. Sans entrer dans le détail, on pourrait dire
sommairement que ces nouvelles sciences (ou plutôt des sciences nouvel-
lement restaurées) de la Renaissance se sont transmises en Allemagne par
deux voies. L'une qui se rattache à la mémoire de Paracelse, directement de
Venise en passant les Alpes. L'autre, par le voyage de l'Anglais John Dee,

23. C.V. Wedgewood, op. cit., p. 163.


24. Tanaka, op. cit.
25. Yates, op. cit., p. 95 sq.
26. Id., p. 58.

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Descartes en Allemagne

auteur de Monas hieroglyphica, à Heidelberg et à Prague 2?. La cour de


Prague, confluent de ces deux voies, est devenue ainsi le foyer de la
Renaissance allemande sous la protection de l'empereur Rodolphe II. Elle
donnera bientôt naissance à l'astronomie de Tycho et de Kepler.
Il est à noter que les futurs bastions de la révolte contre le régime de
Vienne et de Rome sont en même temps les centres de la Renaissance
retardée en Europe du nord. Ces centres se sont transformés bientôt en base
d'opération de la révolte, lorsque le mariage de l'Electeur palatin avec la
fille du roi d'Angleterre donnait de grandes espérances de réaliser la réforme
générale du monde entier. Comme le fait remarquer Yates, « l'esprit directeur
qui animait ces mouvements était Christian de Anhalt » 2e, chancelier de
Frédéric. C'est lui et son clan qui promouvaient toute l'aventure en reliant le
mouvement intellectuel au mouvement politique et, à n'en point douter,
c'est bien de ce milieu qu'émane la littérature rosi-crucienne. En ce sens,
on pourrait dire sans trop exagérer que la Rose-Croix c'est Anhalt. Mal-
heureusement son rêve doit se heurter à la vague puissante de la Contre-
Réforme. La tragédie de la Bohême était justement celle de la Renaissance
tardive.

1. Descartes à la recherche de la Rose-Croix

Nous sommes amenés ainsi à une conclusion osée. Le voyage de Descartes


a un but précis. Il s'est proposé de visiter les centres des sciences de la
Renaissance. Mais quoi d'étonnant, enfin, puisque Descartes lui-même nous
l'assure dans son Studium bonae mentis. D'après ce que Baillet nous rapporte,
ce manuscrit maintenant perdu, Descartes, en entendant parler des Rose-
Croix, « ne crut pas devoir demeurer dans l'indifférence à leur sujet [...] et
il se mit donc en devoir de rechercher quelqu'un de ces nouveaux savants,
afin de pouvoir les connaître par lui-même, et de conférer avec eux » 2·.
Pourquoi ne pas faire cas de cet aveu de Descartes lui-même de l'authenticité
duquel on est sûr par la note marginale de Baillet ? Favorable ou non aux
Rose-Croix, il s'intéresse à eux, si bien qu'il se décide à prendre contact
avec eux, et c'est bien là le motif de son voyage.
Il est vrai que Baillet rapporte ce récit de Studium bonae mentis au temps
où Descartes était dans un « poêle », mais ce n'est que la supposition gratuite
de Baillet comme en témoigne le manque de note marginale. Il est bizarre
en effet que Baillet fasse peupler le « poêle » des « curieux » qui savent
parler de sciences et de la Rose-Croix, alors que Descartes nous assure qu'il
demeurait tout le jour enfermé seul dans le poêle ne trouvant aucune conver-
sation qui le divertît (A.T. VI, p. 11). S'il a entendu parler des Rose-Croix,
c'est à Breda plutôt qu'ailleurs, parce que Maurice de Nassau, parent et
coreligionnaire de Frédéric, veillait anxieusement sur l'aventure de celui-ci.
Il est bien naturel que Descartes soit depuis lors au courant de l'état des
choses en Allemagne et, par conséquent, de la renommée de la Rose-Croix,
comme nous l'avons fait remarquer plus haut. La supposition de Baillet est
donc insoutenable. La mention sur la Rose-Croix dans Studium bonae mentis
doit être rapportée à plus juste titre au temps où il était encore à Breda. Il y
exprime nettement son intention de partir en voyage à la recherche de la
Rose-Croix. Ainsi s'expliquera pourquoi il se dirige d'abord vers la Bohême.

27. Id., p. 47 sq.


28. Id., p. 58.
29. Baillet, op. cit., I, p. 87-88 : A.T. X, p. 193-194,

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Revue de Meta. - Ne I, 1987 4

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2. L'attitude de Descartes envers la Rose-Croix

Le Studium bonae mentis parle de la Rose-Croix froidement ou plutôt


dédaigneusement. Mais on risquerait de se tromper en le prenant littéralement.
Ce manuscrit est rédigé vraisemblablement en 1623 30 et cette année est
marquée par deux événements mémorables : l'apparition des frères de la
Rose-Croix à Paris et l'arrestation du poète Théophile de Viau. Quant au
premier, on n'en connaît pas les raisons cachées, mais il y a lieu d'y soupçon-
ner une machination de chasse-aux-sorcières, puisqu'il n'existe pas de frères
rosi-cruciens 31. Quant au deuxième, quel qu'en soit le responsable, la puni-
tion exemplaire du poète libertin a pour effet de faire rentrer tous les
réfractaires dans le giron de l'Eglise 32. Bref, les deux événements marquent
un tournant. A partir de 1623, il règne dans toute la France une atmosphère
étouffante d'hypocrisie et d'espionnage. Dans ces circonstances, il est normal
que Descartes se garde d'être pris pour un sympathisant de la Rose-Croix,
à plus forte raison s'il est vrai qu'il est soupçonné d'être rosi-crucien 33. Par
surcroît, Baillet renchérit pour l'en disculper. Il est inévitable que l'exposition
de Studium bonae mentis par Baillet affecte un ton encore plus négatif sur
le sujet de la Rose-Croix.
Mieux vaut recourir directement au texte de Cogitationes privatae pour
discerner son attitude envers la Rose-Croix, puisque ce cahier est contempo-
rain de son voyage à la recherche de la Rose-Croix. Il s'y trouve en effet
un passage qui nomme expressément les frères de la mystérieuse confrérie : un
long projet de dédicace adressée aux dits frères. On s'est torturé l'esprit
pour trouver récrit de Descartes correspondant à ce traité intitulé Thesaurus
mathematicus et pour lequel était composée cette dédicace. S'agit-il là du
même « traité » que Descartes s'est promis d'achever avant Pâques, le
23 février 1620 34 ? En ce cas est-ce le Studium bonae mentis, comme le
soutient E. Gilson 35 ? Mais sa date coïncide mal avec ce « traité », comme
nous l'avons fait remarquer ci-dessus. L'hypothèse de J. Sirven qui y voit
Γ« Olympica » en reprenant la suggestion de Baillet, quoiqu'elle nous paraisse
très probable pour ce « traité » de 1620, convient également mal au
« Thesaurus mathematicus », puisque, cette fois, la matière de Γ« Olympica »

30. J. Sirven, Les années d'apprentissage de Descartes, Albi, 1928, p. 292.


Sirven le rapporte à 1623 seulement par une supposition en disant « car nous n'avons
pas d'indication précise sur l'époque où il fut composé ». Cependant il y a au
moins deux indications pour le rapporter à 1623. 1) Baillet, s'appuyant sur le
texte de Studium bonae mentis (il annote en marge de cet endroit, De Stud. Β. Μ.),
dit : « c'est pourquoi il n'a point fait difficulté de dire, quelques années après,
qu'il ne savait rien des Rose-Croix. » « Studium » est donc composé quelques années
après son voyage en Allemagne, c'est-à-dire vers 1623. 2) Selon Baillet, Descartes
semble dire dans cet écrit qu'il a fourni les informations sur la Rose-Croix aux
Questiones in Genesim (1623) du P. Mersenne (Baillet, op. cit., I, p. 109). Cela
donnera aussi la date approximative de cet écrit.
ÔL. ïates, op. cit., p. lo/ sq. oaoriei i'iauae aussi eraiu au même avis depuis îors
(Les révélations à la France, p. 15-16).
óz. nene f intard, ue iioertiriage eruaii, noivm ec v^.ie, îy^o, p. 3.3. i'ous y
voyons la volonté du roi plutôt que la manœuvre des jésuites, contraire
de M. Antoine Adam (Tanaka, « L'affaire Théophile et son sens dan
des pensées », in Shiso, Tokyo, Iwanami. fév. 1982).
33. Le P. Poisson, Remarque sur la méthode de Descartes, 11, p. .'3Ü-32. Kaillet,
on. cit., I, p. 106-108.
34. H. Gouhier, op. cit., p. 108.
35. E. Gilson, op. cit.. p. 180.

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Descartes en Allemagne

coïncide difficilement avec ce que suggère ce titre 36. Ce serait plutôt le


« Parnassus », un autre chapitre des Cogitationes privatae, qui correspond
le mieux à ce titre.
On en est réduit ainsi à distinguer le « Thesaurus mathematicus » d'avec
le « traité » de 1620. Cela veut dire que Descartes préparait deux traités
dans le petit registre en parchemin intitulé ultérieurement Cogitationes
privatae : « Thesaurus mathematicus » qui correspond vraisemblablement
au « Parnassus » et le « traité » qu'il s'est promis d'achever avant Pâques
de 1620. Ainsi s'expliquera le mot énigmatique denuo (encore une fois)
qui figure dans la dédicace adressée aux F.R.C. On s'est ingénié, pour éviter
de prendre ce mot à la lettre, à formuler diverses interprétations 37. Mais
la plus simple n'est-elle pas de reconnaître l'existence de deux traités pré-
parés par Descartes avec l'intention de les dédier aux F.R.C. ? Ce n'est pas
sans raison que Baillet, Sirven et d'autres ont été tentés de rattacher le
«traité» de 1620 à Γ« Olympica ». D'abord, la mention de ce «traité» se
trouvant parmi les fragments de Γ« Olympica », on serait en droit de l'iden-
tifier avec ce que Descartes préparait sous cette rubrique. Ensuite, ce qu'on
trouve sous cette rubrique fait penser par son symbolisme à un document
rosi-crucien 38. A ce titre, Γ« Olympica », plus que le « Parnassus » =
«Thesaurus mathematicus», mériterait d'être dédié aux F.R.C. Ce n'est
pourtant pas ici le lieu d'analyser à fond ce « traité en forme de discours » 3®
avec les fragments relatifs au même sujet en vue de l'identifier avec le premier
traité destiné aux F.R.C. et nous nous contenterons pour le moment de
signaler la possibilité que Descartes se soit proposé de rédiger deux traités
dans l'intention de les dédier aux F.R.C. : Γ« Olympica » d'abord et le
« Parnassus » = « Thesaurus mathematicus » ensuite.
On s'étonnera peut-être de son zèle pour s'adresser aux F.R.C. Mais cela
se comprend facilement si on tient compte du fait qu'il n'y avait qu'un
moyen pour prendre contact avec les Frères « invisibles » : publier quelque
ouvrage avec la dédicace aux dits Frères 40. C'est pourquoi Maïer, Fludd,
Faulhaber et d'autres font paraître leur ouvrage avec l'hommage à la Rose-
Croix. Ils avaient cru, de même que Descartes, à la confrérie des « Invisibles ».
A la vérité, une telle confrérie semblable à la franc-maçonnerie n'existait
pas, comme l'investigation de P. Arnold l'a déjà prouvé parfaitement*1.
Naturellement, leurs appels restent sans réponse à moins qu'on ne considère
comme une réponse le fait que les librairies du Palatinat, nommément la
librairie de Bry à Oppenheim, acceptent de les publier. Le cas de Descartes
ne serait pas une exception. Tout en cherchant en vain les « Invisibles », il
prépare des traités qui font appel à eux. Ainsi s'expliquera le passage de
Γ« Olympica » cité plus haut : avant de passer les Alpes pour se rendre à

36. J. Sirven, op. cit., p. 141-156.


37. H. Gouhier, op. cit., p. 70, note 43. Selon cet auteur, ce mot signifie que
« voici encore un livre offert aux savants... ». Selon Sirven, d'autre part, cela veut
dire que « notre savant a déjà réformé les mathématiques et il donne le résultat de
ses efforts pour la seconde fois » (op. cit., p. 298). M. Alquié annote simplement « le
sens de ce denuo reste obscur »> (Œuvres philosophiques de Descartes, I., Garnier,
p. 46, note 4).
38. Paul Arnold va jusqu à reconnaître un parallélisme entre le récit de trois
songes dans Γ« Olympica » et les « Noces chimiques de Christian Rosencreutz »
d'Andreae (Le songe de Descartes, Cahiers du Sud, 1952, N. 312).
39. Baillet, op. cit., I? p. 50.
4U. iares, op. cti., p. îwi. v>r. « rama rracernuaus ».
41. P. Arnold, Histoire des Hose-Croîx et les origines de la Franc-Maçonnerie,
Mercure de France, 1955.

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Hitohiko Tanaka

Venise, il aurait achevé un traité préparé sous la rubrique « Olympica » pour


le publier en deçà des Alpes et peut-être au Palatinat avec la dédicace aux
Frères de la Rose-Croix. Il tentera « encore une fois » de faire appel à
eux avec le « Thesaurus mathematicus ».
Nous sommes enfin prêts à interpréter son projet de dédicace aux F.R.C.
qui nous révélera son attitude envers cette prétendue confrérie. Commençons
par citer tout ce passage dans la traduction de M. Gouhier :
« Trésor mathématique de Polybe le Cosmopolite, où sont enseignés les
vrais moyens de résoudre toutes les difficultés de cette science, et où Ton
démontre qu'à leur sujet l'esprit humain ne peut rien trouver de plus ; ceci
et pour secouer la paresse et pour confondre la témérité de ces gens qui se
vantent de montrer dans toutes les sciences de nouveaux miracles ; et aussi
pour alléger les tortures de ces nombreux travailleurs qui, pris nuit et jour
dans les nœuds gordiens de cette science, gaspillent inutilement la substance
de leur esprit ; ouvrage offert encore une fois aux savants du monde entier
et spécialement en Allemagne aux très célèbres F.R.C. ».
Ce projet de dédicace ou de titre nous frappe par son « ton polémique » *2,
voire même provocant. Mais faut-il en conclure avec M. Gouhier que
Descartes méprise les F.R.C, les traitant de charlatans ? Ordinairement,
on ne provoque pas ceux qu'on méprise. Si Descartes veut provoquer les
F.R.C, c'est parce qu'il s'intéresse beaucoup à eux et qu'il sent « en lui-
même les mouvements d'une émulation » (Studium bonae mentis, A.T. X,
p. 193). D'ailleurs, il s'irrite sans doute de sa recherche infructueuse des
« Invisibles », puisqu'il y a toute apparence qu'il a déjà échoué dans une
tentative pareille, comme nous l'avons supposé ci-dessus touchant Γ« Olym-
pica ». Le ton « polémique » de ce projet de dédicace, loin de témoigner de
son mépris pour eux, pourrait s'interpréter comme un procédé pour provoquer
leur réponse.
Le jeune Descartes était plein d'ambition et de fierté. Ayant pris conscience
de sa vocation pour la physico-mathématique, grâce à la rencontre de
Beeckman, il en est venu, avec le progrès de son étude dans cette science,
jusqu'à concevoir un « projet ambitieux », « à peine incroyable », de donner
au public, « non pas un Ars brevis comme Lulle, mais une science toute
nouvelle qui permette de résoudre en général toutes les questions qu'on peut
se proposer en n'importe quel genre de quantité, continue ou discontinue,
chacune suivant sa nature » (A Beeckman, le 26 mars 1619, A.M. I, p. 7-8).
Ce sont les mathématiques universelles ou la première idée de la « méthode ».
On y notera la ressemblance saisissante d'expression avec la dédicace en
question. Il est ravi de cette découverte, consacrée peu après par les
« songes », si bien qu'il veut enseigner ce « trésor mathématique », clef de
toutes les nouvelles sciences, aux F.R.C. qui, « pris nuit et jour dans les
nœuds gordiens de cette science, gaspillent inutilement la substance de
leur esprit ». Mais pourquoi ces gentillesses pour les F.R.C, enfin ? D'ordi-
naire, on ne découvre pas son trésor aux ennemis, mais on se fait un plaisir
d'apporter sa contribution aux amis. S'il veut « tirer de peine les Rose-Croix,
en leur donnant les moyens de résoudre toutes les difficultés de ces études » 43,
comme J. Sirven a interprété ce projet de dédicace, c'est qu'il est sympathique
à sa manière à la grande ambition des Rose-Croix de « réformer totalement
et généralement le monde entier ».

42. H. Gouhier, op. cit., p. 70-110.


43. J. Sirven, op. cit., p. 70.

ιυυ

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Descartes en Allemagne

Quoi d'étonnant, puisque Descartes à 23 ans n'est pas encore physico-


mathématicien au sens moderne du tenue ? Il lui manque encore la méta-
physique mécaniste que suppose la physico-mathématique. Il en établira le
fondement à partir de 1629, mais à la période de sa vie où nous sommes il
vit encore dans l'atmosphère de la Renaissance apportée tardivement dans
l'Europe du nord sous la forme de la Rose-Croix. Témoin Γ« Olympica ».
Témoin le « Compendium musicae » 44. Il est visible que sa physico-
mathématique à la naissance s'encadrait dans le vieil univers néo-platonicien
ou cabaliste. Ses mathématiques universelles finiront par briser fatalement
cet univers et apporteront une nouvelle exégèse de la Genèse. Mais, en
attendant, il n'est aux prises qu'avec la méthode qualitative de l'arbre de
Porphyre. N'est-il pas alors bien naturel que cet apprenti philosophe, déçu
par la philosophie enseignée à La Flèche, se sente une affinité avec la
nouvelle vague de la Renaissance ou avec le cosmos néo-platonicien florentin
ou pythagoréen, où le Nombre est le principe de l'Etre ?
Descartes n'est pas cartésien dès le début de sa carrière. Il le deviendra
après avoir assisté à l'écroulement du vieux cosmos. Voilà son drame. Toute
la tentative d'expliquer rétrospectivement les premières pensées de Descartes
par la philosophie de sa maturité aura pour effet d'oblitérer ce drame et,
par conséquent, la vraie genèse du cartésianisme.
Hitohiko Tanaka
Université Jôchi-Tokyo

44. Dans ce premier essai d'application de sa physico-mathématique, il se montre


attaché à la théorie de sympathie et d'antipathie. Un tambour couvert d'une pea
de brebis se tait quand on frappe sur un autre tambour d'une peau de loup ! Il es
clair que sa physico-mathématique demeure encore dans l'univers platonicien de
correspondance et d'harmonie.

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