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Dr FOURA BOUCHAIR Yasmina


Pr FOURA Mohamed
Enseignant-chercheurs
Adresse professionnelle :
Département d’architecture et d’urbanisme
Faculté de l’aménagement du territoire
Université de Constantine
Adresse personnelle :
Cité des frères Ferrad,
Bt A, N° 16, Aïn El Bey,
Constantine.
Email: rfoura2002@yahoo.fr
Tel.031900459 ; 0775689336 .

Colloque international du 30 avril au 4 mai 2011


« Interventions sur les tissus existants pour une ville durable »

La patrimonialisation des tissus néomauresque et art déco à


Constantine : Une stratégie de préservation durable.

Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, les centre-ville hérités de la période coloniale


vont continuer à jouer un rôle primordial dans le fonctionnement des villes algériennes. Ces
centre-ville et particulièrement celui de Constantine, où domine l’architecture art déco et
néomauresque, est constitué de bâtiments à caractères administratifs ou culturels et un grand
nombre d’habitations collectives ou individuelles. Concernant ces derniers, nous assistons,
suite au départ massif des européens, à une occupation massive par la population algérienne
des édifices laissés « bien vacant ». C’est vers la fin des années 1970 et au début des années
1980 que la dégradation commence à être apparente sous l’effet conjugué de plusieurs
facteurs tels que la surdensification, le manque d’entretien et la pollution, affectant en même
temps l’espace urbain.
En outre, la nouvelle centralité engendrée après l’indépendance va faire fuir les classes aisés
laissant des classes moyennes et modestes nouvellement urbanisés occupant les bâtiments en
tant que locataire payant des loyers dérisoires qui n’ont pas augmentés bien avant
l’indépendance. Devant ce fait, l’Etat à travers les OPGI constatant son impuissance quant à
la gestion de ce patrimoine va tout simplement brader à des prix dérisoires les appartements à
leurs occupants devenus « copropriétaires » mais n’ayant pas les moyens d’entretenir des
habitations urbaines ayant une valeur reconnue.
Ainsi commence le déclin des centres villes avec l’abandon des espaces urbains. D’abord, ces
quartiers sont beaucoup fréquentés pendant la journée attirant une forte population dont
l’objectif est soit de faire des achats ou à la recherche de services où la circulation automobile
est très dense, sources de nuisances à l’environnement urbain. Ensuite, la grande majorité des
appartements est occupée par une population importante mais également par des professions
libérales. De nombreuses caves et terrasses son illégalement occupés créant un habitat indigne
et insalubre. En matière d’entretien, jusque-là, on s’est limité à étaler un badigeonnage sur des
façades en camouflant des signes apparents de dégradation avancée. Ces tissus datant de
l’entre-deux guerres risquent de devenir autant obsolètes que ceux de la médina et du 19ème
siècle s’ils ne sont pas pris en charge rapidement et convenablement.
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Notre objectif dans cette modeste contribution est de démontrer que ces quartiers centraux qui
ont été jusque-là abandonnés et délaissés comportent des édifices d’une valeur architecturale
reconnue dans le monde : l’architecture « art déco » pour les uns, une architecture
méditerranéenne moderne pour les autres incorporant l’héritage néomauresque.
Dans le centre-ville de Constantine, particulièrement dans les quartiers du Coudiat, Aouati
Mostefa et Saint-Jean dont l'urbanisme fut dessiné par les Français dans les années 1920-
1930, les tissus urbains sont dominés par l’architecture néomauresque et art-déco, deux styles
exceptionnels dans l’évolution de l’histoire de l’architecture en Algérie et dans le monde
moderne. Signalons que l’on trouve aussi beaucoup de bâtiments art-déco et néomauresque de
valeur disséminés à travers le tissu de la ville.
Ces tissus où dominent les styles néomauresque et art déco constituent certes un « patrimoine
récent » mais dont la valeur est appréciable pour la raison que peu de villes possèdent cette
architecture qui caractérise la période des années 1930. L’exemple de Casablanca, et d’autres
villes, est édifiant où le patrimoine récent « art déco » s’est avéré être une concurrence
sérieuse pour les médinas de certaines villes traditionnelles marocaines.
En effet, le patrimoine architectural et urbanistique « récent » tel que l’architecture « art déco
» a permis à de nombreuses villes à l’étranger (des USA à l’Afrique du Sud en passant par le
Vietnam) de se décomplexer par rapport à leur héritage bâti.
Dans cette communication nous tenterons de montrer qu’une patrimonialisation (1) est un
moyen de faire passer cette architecture « récente » de l’état d’objet sans valeur commune (ou
secondaire) à celui d’héritage commun en tentant de démontrer que les tissus néomauresque et
art déco représentent une grande valeur architecturale, artistique, historique et affective.
Notre objectif est aussi de montrer que l’architecture récente peut avoir sa place dans
l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en Algérie et dans le monde. Son importance
dans le tissu urbain de la ville de Constantine en tant que patrimoine peut être aussi considéré
comme le « bien commun de la nation ».
Nous sommes convaincu que ces styles architecturaux joueront un rôle significatif et
déterminant dans la dynamique urbaine de la ville étant donné que ces derniers sont très
appréciés de nos jours dans le monde et qui, ajoutés aux tissus médinal et colonial feront de
la ville un ensemble spatial exceptionnel. La portée, l’importance et l’impact sur l’économie
en termes de tourisme de ce « patrimoine récent » ne feront que renforcer dans l’avenir le
développement durable de la ville de Constantine. Le centre-ville de Constantine a largement
le potentiel pour devenir un vecteur de développement important. De par sa situation centrale,
sa polyvalence, sa qualité patrimoniale et identitaire, la place qu’il occupe dans la mémoire
collective, ces tissus du centre-ville peuvent constituer l’assise d’un renouveau urbain dont la
ville de Constantine a grandement besoin.

Au 19ème siècle, après la conquête, les bâtiments construits pour la plupart par des militaires
restes austères en façades extérieures. A partir de la moitié du 19ème siècle, les principales
implantations coloniales dans les villes algériennes seront de type Haussmannien à l'image
des modèles français. Ainsi, on voit apparaître des édifices de style pseudoclassique et à la fin
du siècle quelques édifices apparentés Art Nouveau, similaire à ce qu’on pouvait trouver en
Europe à la même époque.
Dans un contexte de frénésie constructive, on voit à partir du début du 20ème siècle jusqu’aux
années 1930 se développer une architecture riche et variée qui n’a rien à envier aux débats
stylistiques qui dominent en Europe. Les édifices que le colonisateur construisait dans les
centres urbains qui étaient sa propre création se multipliaient tout en étant plus novateurs les
uns que les autres. La liberté dans les orientations chez les architectes leur permettra de faire
une correspondance entre l’architecture traditionnelle et le mouvement moderne (toit-
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terrasses, surfaces dépouillés etc.) et dans l’artisanat local (céramiques, fer forgé etc.) les
éléments de décoration essentiels pour faire l’architecture art déco et néo mauresque. Au
début du 19ème siècle, l’avènement du «style Jonnart » (2) en Algérie va marquer l’abandon
progressif pour un moment de l’architecture néoclassique au profit de tendances «orientalistes
» qui comme le souligne J.-J. Deluz ambitionnent de récupérer le décor islamique et
l’expression populaire (3). C’est ainsi, que par décret naissait un style architectural. Un style
d'Etat reposant sur une démarche à tendance humaniste, une tentative de récupération et de
réinterprétation des valeurs du patrimoine architectural et urbain traditionnel dans les
constructions modernes, en somme, une forte volonté d'arabisation du cadre bâti. Des
bâtiments publics prestigieux et emblématiques, dont beaucoup marquent aujourd’hui encore
très fortement le paysage urbain de nombreuses villes algériennes, seront édifiés. On pourra
ainsi citer à titre d’exemples l’Hôtel Cirta à Constantine ou la médersa. Il est utile de citer
aussi d’autres chefs-d’œuvre tels que la grande poste et la wilaya d’Alger ou encore la gare
ferroviaire d’Oran et bien d’autres.
Cependant, plusieurs critiques expriment une certaine réticence à l’égard de cette architecture
qualifiée de pastiche, qui seront adressées par certains conservateurs suivis par les
professionnels de l’époque à cette forme « d’orientalisme » : « Si la politique de Jonnart
reçoit l’adhésion de l’élite intellectuelle et artistique ainsi que l’appui de son administration,
elle est perçue par les colons comme un frein à la diffusion de la civilisation française en
Algérie : ils font appel à tous les moyens pour contester cette politique indigène en
Algérie…Ces oppositions sont intervenues à une époque où, face à un excès d’exotisme les
architectes et les spécialistes commencent à réfléchir sur la définition du style algérien.
L’architecte Georges Guiauchain signale d’ailleurs assez tôt que ce style doit être un style
nouveau. Dans ces « considérations générales sur un style algérien », il recommande de
recourir aussi bien aux formes architecturales locales qu’aux formes que l’on trouve ailleurs,
…mais il souligne qu’il est essentiel de ne s’abandonner à inspiration quelconque qu’avec
une très grande circonspection… » (4).
Avec la célébration du centenaire en 1930, on assistera au déclin progressif de cette tendance
arabisante. Si pour certain l’abandon de ce style se fait « au profit d’une vision plus
moderniste mettant en avant le caractère méditerranéen de l’Algérie », il faut reconnaître aussi
que le rejet du style néomauresque reposait sur des considérations idéologiques. Pour les
colons conservateurs, l'orientalité venait contraster avec la latinité et la romanité de l’empire
colonial français. Le génie des Romains ne vise pas seulement à tirer des leçons du passé,
mais aussi à mettre en perspective l'image de la réussite, de la grandeur et de la supériorité à
laquelle le nouveau colon devait s'identifier. La romanité et la latinité sont parmi les
arguments les plus solides sur lesquels va être bâtie la politique coloniale du patrimoine à
époque. Sur le plan de la promotion et de la médiatisation du patrimoine, la romanité de
l’Algérie agissait comme un outil de propagande à une culture coloniale dont l'objectif
principal était d'afficher l'image de l'empire en valorisant d’une certaine manière la
suprématie de la romanité. L’Algérie coloniale devait témoigner également de la dépendance
presque totale du pays envers son empire « protecteur », d'où sa réduction dans certaines
représentations à un « visage de la France » qui affirme sa suprématie impériale. C'est ce qui
fut nettement confirmé lors de l'organisation de l'Exposition coloniale internationale de
Vincennes en 1931.
Par conséquent dans les centres urbains de l’Algérie coloniale on passera « D’un style
architectural pour la colonie “pacifiée”, à savoir le style néo-mauresque voulu par le
gouverneur Jonnart au début du vingtième siècle, pour en arriver enfin, dans la ville des
années 1930, à la recherche d’un “style moderne méditerranéen”. » (5)
4

Ce « style moderne méditerranéen » était largement inspiré de certains bâtiments construits en


France afin de s’opposer aux orientations puristes et simplistes du mouvement moderne de
l’architecture à l’époque, en d’autres termes ôter toutes décorations du mur ou de la surface
d’un bâtiment. La population française dans l’Algérie coloniale était trop conservatrice pour
accepter un style architectural qui de plus était prônée à l’époque par certains architectes
européens qui fréquentaient trop les artistes ayant un penchant révolutionnaire. On n’aime pas
trop ces constructions modernes, sous forme d’un cube avec des murs dépouillés parce que les
murs doivent être des surfaces décorées et parce que ces derniers sont comme « un visage »
vivant de la vie. Pour cette population conservatrice, les murs doivent comporter une
multitude de significations: morale, sociale, personnelle, symbolique etc. La façade reste un
élément architectural essentiel d’expression et de communication d'un bâtiment. La façade
d’un édifice est vue depuis l'extérieur, et c’est elle qui représente la situation culturelle au
moment où le bâtiment a été construit.
Cependant, il était difficile d’exprimer la latinité et la romanité avec un matériau tel que le
béton armé étant donné qu’il était devenu presque impossible de construire des édifices en
pierre à causes d’impératifs économiques et de rapidité dans la construction. Mais les
architectes qui exercent en Algérie ont tous étudiés en France sinon sont originaires de la
métropole. Ils connaissent tous le travail d’Auguste Perret. Il n’était pas question de construire
des bâtiments trop simpliste comme ceux que proposait Le Corbusier à l’époque surtout après
les « bizaroïdes » qu’il proposait dans son plan pour Alger en 1931. Par contre, Auguste
Perret, et à un degré moindre Tony Garnier, tout en étant moderne, voulait rester fidèle à un
classicisme qu’il voulait imposer à toute construction en béton armé, arguant que « sont
classiques ceux qui ne cherchent pas à imiter les anciens, mais à faire ce qu’ils auraient fait
s’ils avaient été à notre place ». (6) D’ailleurs, avant d’aller plus loin il est utile de signaler
que nous allons voir au début des années 1930 se développer une architecture dans cette
orientation dans certains édifices, tels que Le Casino, Le Stade municipal (Benabdelmalek, ex
Turpin), La piscine olympique de Sidi M’Cid, le lycée de jeunes filles El Hourya (Ex
Laveran), bien que certaines habitations urbaines incorporent beaucoup d’élément du langage
classique.
Cependant, à la fin des années 1920 et dans les années 1930, suite à l'Exposition
internationale des Arts Décoratifs qui se tient à Paris en 1925 (7) nous verrons la naissance
d’un courant dont l’architecture résulte plastiquement d’un compromis entre les principes de
l’architecture ornementée et ceux du cubisme. Ceci se reflètera dans l’apparition de deux
tendances ayant un même objectif. Ce courant à qui on va donner le label « art déco », va se
disséminer dans plusieurs pays où il prendra différentes orientations. Cette architecture
attachée au modernisme, tente grâce au béton et à la matière de créer une nouvelle manière de
vivre et de penser. La conception de l’architecture était simplifiée à outrance et ainsi un
édifice art déco était plus rapide et moins cher à construire que l’architecture qui prédominait
avant les années 1920. C’est ce côté économique qui intéressera beaucoup les gestionnaires de
la ville de Constantine à l’époque.
Dès le commencement, l’architecture art déco se caractérisera par une riche diversité. Son
vocabulaire riche et abondant la préserve de l’uniformité et de la répétition. La diversité était
une nécessité dans la ville. A Constantine, comme nous le verrons plus loin, celle-ci aidera à
enrichir le paysage urbain de la rue. A l’époque la diversité s’imposait comme une
problématique architecturale permettant la variété aussi bien dans une même habitation, que
dans un groupe d’habitations en alignement, ou entre plusieurs bâtiments afin d’enrichir le
paysage urbain, comme en témoigne le tissu du nouveau centre colonial de la ville.
L'architecture Art Déco possède ses propres codes architecturaux (8). C’est un courant qui
mêle étroitement dès son avènement la création artistique et la création architecturale. Il est
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avant tout basé sur la recherche graphique et le design qui a pour but l’interprétation d’une
manière différente des objets usuels et ce qu’on pourrait appeler les « banalités » de l'art et de
l'architecture. En Europe et en Amérique, le style se répand dans tous les domaines de l'art et
de l'artisanat tout en dépassant largement ce cadre pour s'inscrire dans tous les aspects de la
société, devenant le support visuel des avancées techniques et des phénomènes sociaux de
masse.
De plus, il y a quelque chose de nouveau dans cette l’architecture dont la lecture se fait à
travers son expression visuelle par la géométrisation et la stylisation. La géométrisation
désigne un élément de décor dont les lignes tendent à se rapprocher d'une forme géométrique :
carré, rectangle, cercle, triangle, losange, polygone, forme de représentation du décor qui
devient très répandue dans les années 1920-1930. Quant à la stylisation, c’est une
simplification d'une représentation détaillée. Elle va souvent de pair avec la géométrisation.
En fait, la stylisation agit sur le volume du décor : elle favorise l'aplanissement des reliefs.
Ce qui différencie l’architecture moderne de l'Art Déco, c’est que ce dernier est
essentiellement animé par une approche décorative. D'ailleurs, son appellation même le
rappelle constamment : l'Art Déco est un style ornemental. Toutes les tendances de l’art déco
ont un penchant pour le goût de l'ornementation « gratuite », c'est à dire à des seules fins de
décor et sans aucun rapport avec l'architectonique de l'édifice. C'est d'ailleurs une des
critiques qui sera faite à ce style par les tenants du Mouvement Moderne puis du Style
International. L'absence de décor « gratuit » sur une façade est donc un indice à prendre en
compte pour juger ou non de l'appartenance d'un édifice au style Art Déco. Dans les façades
le rationalisme est « modéré ».
Au sein du courant de l’architecture art déco nous voyons apparaitre deux tendances. La
première rejette à la fois « l’académisme et le fonctionnalisme » et se propose d’introduire
dans le domaine de la création architecturale des méthodes rationnelles modérées. Cette
tendance est un mélange des différentes tendances du début du 20ème siècle tels l’Art
Nouveau, le Néoclassique, le Constructivisme, le Cubisme, le Futurisme et l’expressionisme.
Dans cette tendance de l’architecture nous pouvons aussi déceler l’influence de l’architecture
du courant hollandais « De Stijl » ainsi que celle de Joseph Hoffmann, engendrant avec
succès une démonstration dans l’emploi mesuré du détail décoratif dans une architecture
rationnellement dynamique.
Pareillement aux architectes du mouvement moderne, les architectes de cette tendance
adoptent la structure en béton armé, rejettent l’ouverture traditionnelle, adoptent le mur
rideau, organisent l’espace suivant le plan libre et emploient des volumes géométriques lisses.
Cependant, la composition des façades et l’organisation volumétrique des constructions
attestent d’une complexité qui leur est propre (asymétrie systématique, décrochements,
dialectique des formes orthogonales et cylindriques). Mais si ses constructions se présentent
comme des assemblages de volumes simples, surtout cubiques, articulés autour de cylindres,
le décor architectural est souvent classique mais réécrit de façon contemporaine où l’on trouve
symétrie, pilastres, corniches, frontons, entablement entrées monumentales en même temps
que des motifs très géométriques.
Une autre tendance de l’art déco utilise un vocabulaire architectural ancien modernisé
poursuivant la direction d’Auguste Perret en ne créant en soi pas de motifs nouveaux dans le
paysage architectural. Il s'agit surtout du réemploi d'éléments ornementaux issus de l’histoire
et remis au goût de l'époque grâce à un graphisme particulier. Cette tendance est classée dans
la catégorie des courants traditionalistes ou « classiques » et non dans celle des courants
modernistes puisant sans complexe dans le vocabulaire du classicisme : colonnes, pilastres,
ailerons, volutes, corniches, frontons, bas-reliefs....
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Dans les deux tendances, dans beaucoup de bâtiments nous voyons l'usage récurrent de
couleurs définies telles que le blanc et le bleu faisant référence au monde méditerranéen. Ces
deux couleurs seront constamment associées pendant les années 1920 et 1930 dans de
nombreux édifices de loisirs comme les piscines, les casinos, les lieux de fêtes des stations
balnéaires...on les retrouvera fréquemment aussi pour l'architecture domestique, où le blanc
domine. La couleur or est très présente aussi sur les mosaïques, sur les décors peints, les
graffites. Cette couleur est régulièrement associée au bleu. Enfin, le rouge mat est aussi
couramment utilisé en compagnie du blanc-chaux pour les décors peints, les céramiques
(rouge et or) et plus ponctuellement la ferronnerie. Ces couleurs sont les indices qu'il faut
prendre avec précaution car les transformations des façades et les ravalements successifs ont
modifié beaucoup d'édifices.

Le développement de l’architecture Art Déco en France et évidemment dans les colonies ainsi
que dans les protectorats est très important en termes d'inscription territoriale et de diffusion
dans la ville. L'ignorance de l'architecture Art Déco a inscrit profondément l'idée que ce
courant était minoritaire, tant en densité qu'en qualité. Bien au contraire, l'architecture Art
Déco est présentée dans pratiquement toutes les villes Française et celles des colonies et des
protectorats, y compris dans les petites villes, et rayonne sur l'ensemble du territoire de
manière relativement homogène. L'Entre-deux-guerres a été une période d'intense
construction. Dans les villes en expansion, l’architecture Art Déco verra une concentration
d’édifices de tous genre dans le centre-ville où se dressent de belles façades d'équipements, de
services ou administratifs et commerciaux tels que les grands magasins, les restaurants, les
salles de spectacle ou les hôtels en plus des habitations urbaines grand standing ou modeste
tels que les HBM de l’époque. La périphérie résidentielle a été aussi propice à la construction
de villas Art Déco.
Dans les années 1920-1930, la ville de Constantine était le chef-lieu (préfecture) du
département de l’Est algérien, le Constantinois, administrant plusieurs villes assez
importantes à l’intérieur et sur la côte. Toutes les administrations étaient concentrées dans le
centre de cette ville, ainsi que plusieurs casernes militaires, employant beaucoup de gens. En
outre, la capitale de l’Est tirait profit de la richesse des hauts-plateaux qui sont devenus le
grenier de la France avec des récoltes record à l’époque se soldant par la construction de silos
à grains gigantesques à proximité des routes et du chemin de fer menant vers les villes
côtières (Skikda, Annaba).
Suite à la modernisation de l’agriculture par les colons, l'Algérie coloniale à l’époque puisait
l'essentiel de ses ressources de la terre et « l'économie toute entière de ce pays est étroitement
conditionnée par la situation agricole » (9). Dans les villes, l'industrie locale comme le
commerce extérieur en dépendent étroitement. Dans les années 1930, les productions
agricoles et animales représentent l’essentiel des exportations de la colonie. C'est cette
agriculture moderne, son rôle économique, social et politique qui va donner une impulsion au
développement urbain des grandes villes. Les élus de cette époque, afin de faire de cette ville
un pôle attractif avait comme objectif de retenir mais aussi d’attirer une population
dynamique dont la ville avait besoin pour son essor. Par conséquent, cette attractivité ne
pouvait se matérialiser que dans la réalisation d’équipements administratifs, sanitaires,
éducatifs et de loisirs mais aussi des habitations urbaines d’un certain standard.
Déjà, avant la première guerre mondiale, la ville avait acquis un caractère urbain européen où
la médina était engloutie dans le nouveau tissu, elle-même traversée par de nouvelles artères.
L’extension de la ville ne pouvait se faire que vers l’ouest où se trouvait déjà le Coudiat, une
colline arasée pendant le 19ème siècle, un site providentiel pour accueillir un plan en damier
afin d’édifier une nouvelle ville européenne. En plus de ceux construits dans un style art déco
7

inédit dans l’ancien centre (l’université populaire, le Casino, l’ex garage Citroën, le bâtiment
de la direction de l’agriculture), le Coudiat va accueillir, des édifices art déco aussi
intéressants tels que le Musée, l’Hôtel de police, le bâtiment de l’Académie, le bâtiment des
travaux publics, le Lycée El Houria, l’actuel CEM et de très belles habitations collectives de
haut standing. Un autre site va être développé, c’est l’ancienne « Route de Sétif » (Avenue
Aouati Mostafa). Cette artère était restée vierge sur le côté donnant sur le quartier du Bardo et
le Rhumel, la cause étant que la pente étant trop raide à l’époque entre la Route de Sétif et
l’ex l’Avenue d’Angleterre de l’époque. Avec l’avènement du béton armé, il était possible de
construire grâce aux fondations profondes que permet la technique de construction de ce
dernier. Ainsi nous verrons l’émergence d’habitations collectives de haut standard, dans le
centre-ville, dont les façades dégagent une volonté d’exprimer un décor insolite où les
architectes voulaient montrer leur liberté en inventant une architecture inédite. Dans le
quartier Saint-Jean jusqu’en bas de l’avenue Kitouni, sites peu propices à la construction à
cause de glissement de terrains apparu déjà à l’époque, grâce au béton armé nous allons voir
la construction d’un grands nombre d’habitations urbaines collectives au décor simple mais
très original. A partir des années 1930, l’extension va se poursuivre au Nord-est avec
l’apparition d’autres quartiers comme Sidi Mabrouk où l’on trouve quelques chefs d’œuvre de
l’architecture art déco. La ville va aussi s’étendre vers le Sud-Ouest avec les lotissements de
Bellevue et des quartiers à caractère résidentiel. Dans ces nouveaux quartiers beaucoup de
bâtiments art déco son disséminés dans le tissu urbain, y compris dans l’ancien faubourg d’El
kantara, au nord- est de la ville. Même dans la vieille ville, au bas de la rue Ben M’Hidi, et
dans la rue Tatache, il existe aussi des bâtiments d’habitation qui appartiennent à cette volonté
de créer une architecture méditerranéenne moderne. Dans certaines rues de la haute Casbah, il
en existe quelques-uns même s’ils sont imperceptibles
Les cités d’habitation à bon marché (HBM) de l’époque n’échappe pas à cette volonté de
vouloir exprimer un décor insolite, comme dans les bâtiments de l’ex rue Viviani, Ceux de
l’ex rue Forcioli, ceux de la cité Gaillard au ceux du quartier des Combattants.
8

Richesse de l’architecture art déco à Constantine


9
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Si on entreprend un diagnostic de l’architecture des bâtiments que nous avons mentionné plus
haut, on constatera que l'absence de reconnaissance ou la méconnaissance de ce patrimoine a
favorisé la dégradation d'édifices pourtant récents. Le manque d'estime associé à des
instruments de protection inexistants en dehors de la procédure de protection au titre des
monuments historiques ont conduit à des destructions précoces, des ravalements entrepris
dans la précipitation et des transformations irrémédiables sur les façades.
Les rez-de-chaussée des bâtiments commerciaux ou de loisirs ont particulièrement souffert de
remaniements successifs qui ont fait disparaître les devantures d'origines, souvent
remarquables. Les immeubles d’habitation collectifs ont également eu à pâtir de travaux qui
ont dévalorisé un grand nombre de façades. Même les quelques habitations individuelles ont
été atteintes par ces phénomènes de dégradations volontaires et ceux de la nature.
Des décors de façade composés de nombreux éléments sculptés, de ferronneries industrielles
ou artisanales, de verrières et de motifs en céramiques ont été dégradés, déformés, couverts
dans le meilleur des cas, car peu valorisés. Les ajouts enfin ont mis à mal l'harmonie des
façades avec l'addiction de barreaudages. A la détérioration des façades s'ajoutent celles des
espaces intérieurs. La disparition des décors intérieurs, surtout dans les halls et les escaliers
des bâtiments, est d'ailleurs plus rapide et important que l'atteinte des décors extérieurs.
Généralement les portails des immeubles n’ont pas été réparés selon les règles de l’art.
Il est important d'insister sur le fait que l'architecture Art Déco et néomauresque représente
une part infime du parc immobilier à Constantine, une soixantaine d'édifices peut être et qu'il
ne faut pas se tromper sur la réelle fragilité de ce patrimoine face aux dégradations bien que
pour le moment beaucoup de bâtiments ont échappé aux nuisances irréparables. Même si
l’intégrité des édifices est préservée, on ne peut occulter les menaces qui pèsent sur
l'appauvrissement de la qualité des façades, décrépitude qui a déjà commencé et qui montre
les limites de l'urbanisme réglementaire dans la préservation de ce patrimoine.
En premier lieu, ce sont bien tous les éléments ornementaux qui sont les premiers touchés
(céramiques, décor peint, garde-corps et balustrades, verrières et vitraux, portes en fer forgé,
petits motifs sculptés...). Viennent ensuite les matériaux apparents qui sort couverts par un
enduit (briques, pierres de tailles, béton et ciment...) puis les matériaux de devantures
commerciales (boiseries, carreaux...) qui sont enlevés ou masqués. Les éléments de
menuiserie sont dégradés et remplacés, notamment pour les fenêtres. Enfin le changement de
volume et de hauteur d'une façade par l'ajout d'un étage, par un squat de la terrasse par
exemple, ou la création d'un corps saillant sur la façade. La preuve de la réalité des
dégradations des façades ne peut se faire que sur les plans originaux des façades qu’il faut
retrouver.

La vérité est qu’au jour d’aujourd’hui, l’appréciation de l’architecture Art Déco à sa juste
valeur reste insuffisante à cause d’une méconnaissance de la valeur historique et de la qualité
esthétique de ce bâti. Les Constantinois, public et décideurs, ne connaissent pas vraiment leur
ville, ni la densité réelle du patrimoine architectural récent. Il n’y a qu’à prendre comme
exemple les ravalements de façades et travaux effectués de façon urgente et désordonnée dans
le patrimoine du 19ème siècle dans la vieille ville il y a de cela quelques années sans
qu’aucune patrimonialisation ne soit entreprise au préalable. Les idées préconçues et
partagées par la population sur la notion de patrimoine nuisent à la ville de Constantine. Ce
constat coïncide avec le concept de « pensée ordinaire »(10) concernant le patrimoine bâti.
L’impact de cette attitude sur la perception du patrimoine est très grand car elle se fixe
fortement dans la conscience collective. Les préjugés se font très vite mais sont ensuite très
longs à s’en débarrasser. Disons-le, ce bâti a été construit par le colonisateur, mais il nous
appartient aujourd’hui. L'image d'une ville peut en être durablement affectée par
11

l’indifférence. L’estime et la connaissance sont des formes de protection aussi importantes


que les règlements de l’urbanisme.

Conclusion.

Par conséquent, le patrimoine récent ne peut acquérir sa juste valeur que par une
patrimonialisation. C’est quoi au juste la patrimonialisation ? Peut-on la définir. D’une
manière générale, la patrimonialisation désigne l'action qui transforme un objet matériel ou
non, en patrimoine. Il s'agit d’une attitude sociale qui donne une valeur ajoutée, sentimentale,
culturelle, sociale, historique, esthétique à des objets architecturaux afin de les conserver (11).
En premier lieu, il convient de préciser que la notion de patrimoine constitue l'aboutissement
de cette attitude sociale. Pour faire simple, le patrimoine peut se définir par l'ensemble des
artefacts ou éléments naturels qu'une société favorise afin de le transmettre dans le temps et
l’espace. Le patrimoine est donc avant tout fonction d'une prédilection, exprimée par cette
attitude sociale qui constitue le processus de patrimonialisation.
En fait, le processus de patrimonialisation est une manière de légitimer la transmission d'un
objet.
Les représentations jouent un rôle considérable dans les critères de sélection. Un objet
patrimonial n'a pas de valeur acquise, il n'a de valeur que celle que nos propres codes de
valeur lui concèdent (12). Les codes évoluant dans le temps, l'objet architectural ou autre,
dépend de ces changements. Parfois, cela conduit soit à la disparition de l’objet architectural
ou au contraire permet sa sauvegarde durable.
Concernant les formes de patrimonialisation (13) on peut distinguer trois formes de
patrimonialisation. Il peut y avoir une patrimonialisation « spontanée » qui est une
manifestation collective de grande ampleur qui peut donner à l'objet en question une valeur
patrimoniale. Il y a ensuite une patrimonialisation « facilitée » qui est une forme de
reconnaissance spontanée à la différence près qu'elle est « organisée » par un groupe social
dominant ayant la capacité d'activer la démarche spontanée. Il y a enfin une
patrimonialisation « imposée » qui correspond à une reconnaissance « officielle » provoquée
par un groupe social dominant. C'est le cas par exemple lors de décision de classement au titre
des Monuments Historiques par l’Etat. Mais dans les trois cas, il n'y a véritablement de
construction patrimoniale parfaite que lorsqu’il y a consensus du groupe social concernant
l'intérêt commun et « supérieur » de l'objet.

Seule donc une patrimonialisation permettra de mettre en valeur les tissus néomauresques et
art déco à Constantine. Pour cela, il impératif de faire connaître aux citoyens et aux décideurs
la valeur de ces styles architecturaux et les convaincre du rôle significatif et déterminant
qu’ils peuvent jouer dans la dynamique urbaine de la ville étant donné que ces derniers sont
très appréciés de nos jours dans le monde et qui, ajoutés aux tissus médinal et colonial feront
de la ville un ensemble spatial exceptionnel. La portée, l’importance et l’impact sur
l’économie en termes de tourisme de ce « patrimoine récent » ne feront que renforcer dans
l’avenir un développement durable de la ville de Constantine. Il est certain que la mise en
valeur du patrimoine urbain représenté par l’architecture récente est un enjeu pour l’avenir de
la ville.
Dans un contexte de crise économique, la portée de l'image renvoyée par une ville est
désormais considérée comme bénéfique à la consolidation de l'attractivité de cette dernière.
Le patrimoine est un atout dans tous les aspects de la politique de la ville (14) car il représente
un instrument d'intervention. Il peut être aussi considéré comme un produit commercial.
12

Certaines villes ont besoin du patrimoine au point qu'elles n'hésitent plus à le « créer » pour
diversifier son champ d'action alors que la ville de Constantine le possède réellement.
Même si elle se résume le plus souvent à une somme de façades et de toitures, jouant un grand
rôle (15), l'identité d'une ville est intimement liée à son patrimoine architectural qui lui donne
une image spécifique
L'affirmation d'un patrimoine architectural est devenue primordial pour une ville qui cherche
à affirmer son identité et à se distinguer. On voit apparaître des processus de
patrimonialisation entrepris par des villes en quête de reconnaissance. Nous sommes
actuellement dans une période favorable pour ce genre de processus car la notion de
patrimoine s'est élargie. Le patrimoine architectural « récent » permet à de nombreuses villes
de se décomplexer par rapport à leur héritage bâti. Dans certaines villes, l'enjeu est devenu
une affaire de stratégie de communication afin de faire parler de sa ville où l'image véhiculée
doit susciter la curiosité et l'intérêt qu'une question de préservation d'un patrimoine «
historique ».
Récemment, avec la redécouverte de l’architecture « Art Déco », on assiste néanmoins à un
changement de vitesse sur le plan de la communication et de l'image dans beaucoup de villes,
comme à Casablanca, à Miami ou à Johannesburg , qui cherchent à valoriser leur identité et se
tourne vers leur architecture récente après l'avoir ignorée pendant longtemps.
Cette démarche est intéressante à plus d'un titre : l'Art Déco est en train d'être réhabilité sur le
plan international après avoir été mis aux oubliettes comme l'avait été l'Art Nouveau. Ces
deux styles du début du 20ème siècle reviennent en force. La redécouverte de ce courant de
l’architecture en est certes à ses balbutiements, il y a donc un potentiel de développement
important sur un thème encore peu exploité par les villes possédant de l'architecture Art Déco,
telle que Constantine et beaucoup d’autres villes algériennes. De plus, le cas de Constantine
est unique en Algérie, ce qui conforte un positionnement original. Enfin, l'Art Déco intègre un
mouvement plus global de mise en valeur du patrimoine du 20ème siècle au niveau national et
international.

Références.
1. Gravari-Barbas, M., « Patrimonialisation et réaffirmation symbolique du centre-ville
du Havre. Rapports entre le jeu des acteurs et la production de l’espace », Les Annales
de Géographie, No 640, nov-déc. 2004, pp 588-611.
2. Deluz, J.-J., « L’urbanisme et l’architecture d’Alger, aperçu critique », OPU /
Mardaga, 1988, p 30.
3. Deluz, J.-J. op. cit.
4. Nabila Oulebsir, « Les Usages du patrimoine monuments musées et politiques
coloniale en Algérie 1830-1930 », Maison des sciences de l'homme, Paris, 2004,
p.258.
5. , Alessandra Pisi, « Paysage et architecture d’une métropole d’Afrique du
Nord ; Alger, 1930-1962», Thèse de doctorat, Juin 2006.
6. Champigneulle B., « Perret », Arts et métiers graphiques, Paris, 1959.
7. Emmanuel Bréon, « L'exposition des arts décoratifs 1925 - Naissance d'un style,
Actualité des arts plastiques », Paris, 2007.
8. Emmanuel Bréon, op. cit.
9. L’agriculture en Algérie dans les années 30 http://www.exode1962.fr/exode1962/en-
savoir-plus/agriculture1930.html).
10. Rautenberg M., « La Rupture Patrimoniale », éd. Bernin, Paris, 2003.
11. Voir Colloque sur les Recherches Urbaines et processus de patrimonialisation, du 2 au
6 octobre 2001, Maroc).
13

12. Pierre Nora, « Les lieux de mémoire », Gallimard, Paris 1997.


13. La patrimonialisation - séminaire québécois, automne 2005, Institut du Patrimoine,
Chaire de Recherche du Canada en patrimoine Urbain, sous la direction de Lucie
Morisset et Luc Noppen.
14. Françoise Choay, L'allégorie du patrimoine , Editions du Seuil, Paris, 1996.
15. La ville mise en scène – Colloque international, 15,16,17 Juin 2006 –Groupe « Ville
en Mouvement », sous la responsabilité scientifique de Brigitte Bertoncello et Rachel
Rodrigues-Malta.

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