You are on page 1of 187

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11.

© La Découverte

cahiers libres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11. © La Découverte
Sous la direction de
Thierry Paquot

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11. © La Découverte

Le quotidien urbain
Essais sur les temps des villes

Préface de Edmond Hervé,


président de l’Institut des villes

Éditions La Découverte/Institut des villes


2001
Conception : Thierry Paquot
Suivi éditorial : Corinne Martin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h11. © La Découverte

Catalogage Électre-Bibliographie
Le quotidien urbain : essais sur les temps des villes / dir. Thierry Paquot. – Paris : La
Découverte/Institut des villes, 2001. – (Cahiers libres)
ISBN 2-7071-3539-9
Rameau : vie urbaine
budgets temps
politique urbaine
Dewey : 307.3 : Communautés. Questions urbaines
Public concerné : Professionnel, spécialiste.

Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit
d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque,
75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel A La Découverte.
En application du Code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégra-
lement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans auto-
risation du Centre français d’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins,
75006 Paris).

© Éditions La Découverte & Syros, Paris, 2001.


Préface
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

par Edmond Hervé

Les différentes contributions contenues dans cet ouvrage


marquent toute l’importance que nous devons accorder à ce
bien déterminant qu’est le temps. Nous vivons divers temps
sur plusieurs territoires et la ville constitue le principal récep-
tacle. Dès lors, le gouvernement de la cité doit répondre à deux
questions.
1) Comment faire reconnaître ces temps ? Nous voyons
bien qu’ils ne sont pas semblables suivant les appartenances
sociales, professionnelles, culturelles, financières, géogra-
phiques des uns et des autres. Le principe d’égalité est en
cause.
2) Comment faire vivre ces temps ? Ils se chevauchent, se
concurrencent, se contredisent. Ici, c’est la qualité de la vie qui
interpelle. Au départ, il faut observer, analyser pour
comprendre, faire connaître et partager. Il faut, ensuite, recons-
truire en se fondant sur un véritable dialogue sociétal.
Citons, à titre d’exemple, les services publics. Il leur faut
épouser les nouveaux rythmes de vie des habitants. C’est
affaire d’horaires, de localisations, de présences, de compé-
tences, d’efficacité… Mais, il n’y a pas que l’offre qu’il faut

7
le quotidien urbain

adapter. Il convient également de rendre intelligente la


demande de service public.
Bien d’autres chantiers s’ajoutent à celui-ci : pensons à
l’école, aux commerces, aux loisirs, aux transports… Sans
oublier tout ce qui se rapporte au temps de travail. Il est très
vraisemblable que celui-ci continuera de structurer notre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

quotidienneté, mais il se conjuguera de plus en plus avec la


libre autonomie des personnes.
Il nous faudra apprendre à conjuguer loi et contrat, centre et
périphérie, État et décentralisation. Plus que jamais, la territo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

rialisation est à l’ordre du jour. Pour avancer, il faut que la


réflexion éclaire le débat et inspire la décision : qui,
aujourd’hui, peut encore prétendre au déclin du politique, que
ce soit en termes de pensées ou d’actions ?
La présente publication est nécessaire, car elle illustre tout à
la fois la qualité d’une réflexion et son utilité sociale.

Edmond Hervé
Président de l’Institut des villes 1
Député-maire de Rennes

1. L’Institut des villes est un groupement d’intérêt public (GIP) entre l’État, les associa-
tions d’élus des villes et agglomérations et la Caisse des dépôts et consignations.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

Les enjeux des temps urbains


I
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte
1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

Le quotidien urbain
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

par Thierry Paquot

Il est 7 h 30, la banlieue s’éveille bien lentement ce samedi


ordinaire. Le temps que la cafetière accomplisse sa mission,
j’enfourche ma bicyclette et pars chercher la presse et les crois-
sants. La boulangerie vient tout juste d’ouvrir et, pour le
marchand de journaux, il me faut attendre une demi-heure, il
ne lève son rideau métallique qu’à partir de 8 heures… Je
regrette de n’être point à Paris. Tant pis, le petit déjeuner ne se
prolongera pas par la lecture des quotidiens du matin…
La ville de banlieue, où je réside, n’a pas le même rythme la
semaine et le week-end. C’est seulement depuis l’implantation
d’une succursale d’une chaîne nationale, il y a quatre ou cinq
ans, que l’on peut faire ses courses le dimanche toute la
journée, ce qui a obligé les deux épiciers voisins, un Asiatique
et un Maghrébin, à prolonger leur ouverture. J’ai constaté que
les horaires des boutiques du quartier se sont adaptés à ceux de
la récente supérette, mais les annexes de la poste et de la mairie
maintiennent des horaires administratifs particulièrement peu
compatibles avec ceux des banlieusards qui rentrent du lieu de
leur travail quand ces deux bureaux ferment ou sont déjà
fermés. À plusieurs reprises, je n’ai pu aller chercher une lettre
ou un colis recommandés, aussi je prends la précaution de dire

11
les enjeux des temps urbains

à la plupart de mes correspondants de m’écrire au simple tarif


« lettre », espérant qu’aucun document ne se perdra (je pense
aux livres que j’achète régulièrement sur catalogue à des
libraires d’ouvrages anciens ou d’occasion). Le dentiste ou
l’ophtalmologue, comme tout un chacun, travaillent de
8 heures à 18 heures, parfois 19 heures et ne reçoivent pas tous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

les jours, on rêve alors d’un prestataire de services (médicaux


ou non) ayant des horaires flexibles, tant pis si sa vie de famille
en souffre ! Le vidéo-club a été concurrencé par un guichet
automatique qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

quatre et l’a finalement détrôné. J’avais trouvé cela quelque


peu exagéré, puis, voyant des clients au petit matin comme au
cœur de la nuit, je me suis rangé du côté de l’évidence, cette
accessibilité sans contrainte arrangeait bien des gens.
Souhaiter une ville ouverte en permanence, c’est rêver d’appli-
quer un slogan du genre « La ville ? C’est quand je veux ! », le
publivore aura reconnu le détournement d’une publicité pour
la consommation de fromages…
Cette petite chronique d’un quotidien particulièrement
banal est révélatrice des décalages temporels qui existent entre
les activités des uns et des autres, des dysfonctionnements
entre les temps sociaux et les temps individuels.

Horloges biologiques, horloges citadines

L’idée selon laquelle un être vivant (un humain, une plante,


un animal) connaît, dans son évolution et développement, des
rythmes est bien ancienne, tout comme celle concernant
l’influence de la succession du jour et de la nuit ou encore celle
des saisons. Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du
XX e siècle que la chronobiologie s’est dotée de théories,
d’expérimentations, d’instituts de recherche, de publications
savantes, d’enseignements universitaires et a pu impulser — et
légitimer — la chronopathologie, la chronotoxicologie, la
chronopharmacologie, bref la chronophysiologie.
Un des spécialistes français de ces nouveaux savoirs, Alain
Reinberg, définit la chronobiologie comme « l’étude de la
structure temporelle des organismes, de ses mécanismes et de

12
le quotidien urbain

ses altérations 1 ». Il adopte la formule inventée par le cher-


cheur allemand Erwin Bünning d’« horloges biologiques »
pour montrer que tout organisme vivant « perçoit » le temps et
possède une biopériodicité. Cette « horloge biologique » serait
localisée dans les noyaux suprachiasmatiques du cerveau, sous
les hémisphères. Reliés à l’épiphyse, ces noyaux suprachias-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

matiques produisent une hormone, la mélatonine, qui régule le


rythme veille/sommeil. Comme le précise William Grossin,
« le cerveau humain obéit à un rythme interne quotidien qui
dispose au sommeil au cours de deux périodes. L’une, la prin-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

cipale, se situe entre deux heures et six heures du matin,


l’autre, dans le milieu de l’après-midi ». En d’autres termes, le
vivant — et l’humain — s’accorde aux deux grandes varia-
tions cycliques de l’univers, la rotation quotidienne de la terre
sur elle-même et la rotation annuelle de la terre autour du
soleil.
Mais d’autres facteurs viennent perturber les rythmes biolo-
giques, on les appelle « synchroniseurs » ou « donneurs de
temps » (de l’allemand Zeitgeber), comme le bruit (et ses
changements d’intensité), l’éclairage (et les divers degrés
entre la lumière la plus crue et l’obscurité intégrale), le déca-
lage horaire, etc. Franchissant six fuseaux horaires, le voya-
geur qui se rend de Paris à New York « va ajuster, note Alain
Reinberg, sa structure temporelle au nouvel horaire », ce qui
ne s’effectue pas sans quelques dommages, plus ou moins
perceptibles selon les individus et la fréquence des déplace-
ments. De même pour le travailleur de nuit, qui va carrément à
l’encontre de ses rythmes « naturels », et Alain Reinberg de
dénoncer les méfaits du système des 3 × 8 et préconiser une
« rotation courte ». Il a, en effet, constaté que le travailleur
récupérait mieux s’il changeait de poste tous les deux ou trois

1. Alain REINBERG (dir.), L’Homme malade du temps, coll. « Médecine ouverte »,


Pernoud/Stock, Paris, 1979, p. 36. Aucun des conseils judicieux émis il y a plus de vingt
ans n’a été entendu par les décideurs, le travail de nuit s’accroît, les vols intercontinentaux
se multiplient, les horaires scolaires sont inchangés, les vacances sont toujours en été, alors
que c’est davantage l’hiver qu’il faudrait reposer notre organisme, etc. William Grossin,
dans son excellente étude Pour une science des temps (Octarès éditions, Toulouse, 1996),
réclame à juste titre de « supprimer le travail de nuit », au nom de l’écologie temporelle,
p. 169.

13
les enjeux des temps urbains

jours, plutôt que toutes les semaines, et s’il ne faisait pas une
nuit complète. Il a également remarqué que c’était durant la
nuit que « nos performances sont les plus mauvaises » et que se
produisaient les grandes catastrophes écologiques (Tchner-
nobyl, Three Mile Island, Bohpal, etc.) 2. On sait aussi que la
majorité des « travailleurs de nuit » sont accoutumés à des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

médicaments et entretiennent des maux spécifiques et un état


permanent de « fatigue ». Aussi convient-il de s’interroger sur
le « progrès » (?) que représente la loi autorisant le travail de
nuit pour les femmes, adoptée par les députés à la demande du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

gouvernement socialiste. À dire vrai, c’est l’ensemble du


travail de nuit qui mériterait d’être déconseillé et l’on ne
devrait admettre — tolérer — que les rares activités indispen-
sables à la vie même des hommes. Il s’agit là d’un choix de
société. Mais l’impératif de la rentabilité pour les uns et le
plaisir égoïste de pouvoir consommer à n’importe quelle heure
(y compris de l’urgence médicale !) pour les autres font passer
pour une amélioration de la qualité de la vie pour tous ce qui
n’est en réalité qu’un arrangement souhaité par une minorité de
nantis.
L’horloge mécanique — bien que « née » au XIIe siècle dans
les monastères, en particulier, cisterciens — orne les beffrois et
les clochers dans les grandes villes marchandes de l’époque
médiévale et se substitue à l’horloge hydraulique. Pourtant,
son mécanisme ne paraît guère au point et l’horloge fonc-
tionne si mal qu’elle nécessite un entretien presque permanent.
L’horloger doit surtout assurer l’après-vente… et apporter
moult améliorations techniques. Jacques Le Goff a remarqua-
blement relaté la guerre du temps, l’opposition radicale entre le
« temps de l’Église » et le « temps des marchands » 3. Le temps
profane, celui des échanges, des transactions, de la journée de

2. Alain REINBERG, « Un temps pour chaque chose », Le Nouvel Observateur, hors-


série, nº 43, « Génération vitesse », mars-avril 2001, p. 68-69. On lira avec grand intérêt
du même auteur : Des rythmes biologiques à la chronobiologie, Gauthier-Villars, Paris,
1974 ; Les Rythmes biologiques, mode d’emploi, Flammarion, Paris, 1997 et Le Temps
humain et les rythmes biologiques, Les Éditions du Rocher, Paris, 1998.
3. Jacques LE GOFF, « Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps des marchands »,
1960, et « Le Temps de travail dans la “crise” du XIVe siècle : du temps médiéval au temps
moderne », 1963, in Jacques LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, Gallimard, Paris, 1977.

14
le quotidien urbain

travail, bref du capitalisme naissant, l’emporte sur le temps


sacré, celui de la liturgie, des rites et des prières. Ou plus exac-
tement, si le « temps des marchands » domine la vie de la cité,
celui de l’Église ne disparaît pas pour autant. Il contrôle entiè-
rement les campagnes et se maintient en ville surtout par le
biais de son calendrier qui indique les jours chômés et les saints
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

patrons des différents métiers.


Des chroniques mentionnent une horloge à la Sainte-
Chapelle dès 1341, mais c’est Charles V — un véritable
obsédé de la mesure du temps — qui commande au maître
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

horloger lorrain Henri de Vic d’installer, en 1370, une horloge


dans son palais de la Cité. Il fera également équiper ses autres
résidences, l’hôtel de Saint-Paul et le château de Vincennes et
réglera les heures de son Royaume à celles que sonne l’horloge
parisienne… Au XIXe siècle, enfin, l’horloge est technique-
ment viable et toutes les villes en possèdent, de même que les
manufactures et les fabriques. Les citadins s’enthousiasment
pour la montre à gousset — cette horloge de poche porta-
tive — et pour l’horloge domestique posée sur la cheminée,
comme un trophée. On commence à publier des tables
d’horaires pour les lignes régulières de diligences, de bacs et
de trains. C’est du reste afin de coordonner les correspon-
dances que la loi du 14 mars 1891 règle toutes les heures de
France et d’Algérie sur l’heure de Paris. Les flux des
passagers, des marchandises et des capitaux exigent doréna-
vant la ponctualité. Il est vrai qu’avec le télégraphe, l’instanta-
néité n’est plus une vue de l’esprit et la plupart des citadins
vivent à plusieurs temps. Le temps civil se fond de plus en plus
avec le temps de l’économie et unifie les temporalités régio-
nales, locales et professionnelles. L’heure est républicaine, la
même partout et pour tous ! Par la loi du 9 mars 1911, de natio-
nale l’heure devient mondiale, et Paris, à contrecœur et à
contretemps, s’aligne sur l’heure-étalon du méridien de Green-
wich. Le monde peut alors devenir mondial… ce qu’il ne
manquera pas de faire durant tout le XXe siècle. À présent, le
temps mondial des cotations des Bourses, des horaires des vols
intercontinentaux, des cyber-conférences entre villes globales,
des informations télévisuelles, etc. se télescope avec les temps

15
les enjeux des temps urbains

locaux, non sans traumatismes, conflits, oppositions et


mélanges.
À Mumbaï, les boutiques respectent des horaires stricts
(héritage des anciennes corporations et influence coloniale),
mais les petits marchands à la sauvette installés sur les trot-
toirs n’ont pas d’heure, ils dorment sous leur charrette et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

servent les clients à tout moment. Plus généralement, dans la


majorité des pays en développement, les petits commerces et
les services traditionnels (le barbier, le nettoyeur d’oreilles, le
rétameur, le tailleur, etc.) conjuguent leurs horaires à ceux du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

quartier, ils ne font qu’un temps. Chaque quartier est distinct et


l’animation qui y règne résulte de ce temps spécifique. Le
voyageur a pu constater que toute la ville du Caire, par
exemple, ne respire pas à la même cadence. Un quartier
sommeille encore alors qu’un autre est déjà très actif, agité,
tonitruant. Avec la globalisation de l’économie, les sociétés et
les peuples devront, non sans mal, se préoccuper d’accorder
entre eux des temps contrastés (les temps locaux, liturgiques,
ritualisés, culturels et celui de la modernité-monde).
Certes, aucune ville ne vit à la même heure, mais toutes
partagent la même référence. Cette unification ne signifie pas
uniformisation, mais néanmoins conditionne les réflexes de
certaines institutions et de certaines catégories sociales.
Peut-on alors parler d’« horloges citadines » ? La ville et
l’urbain, contrairement à la pensée des hygiénistes et des
premiers urbanistes, ne sont pas des organismes vivants
— cette métaphore est pourtant encore largement utilisée et
marque la puissance et la prégnance de certaines images,
comme celles de la « croissance » urbaine et du « développe-
ment » urbain — et l’analogie entre les « horloges biolo-
giques » des humains et les « horloges citadines » des villes ne
vaut que par sa valeur pratique et… ironique ! On peut, par
conséquent, considérer à l’instar des « horloges biologiques »
une diversité d’« horloges citadines » et remarquer quelques
« donneurs de temps » qui viennent perturber leurs rythmes et
modifier leurs cycles… La grève des conducteurs de bus, par
exemple, a des répercussions immédiates sur l’état de la circu-
lation, elle induit le décalage des horaires individuels (« je pars
plus tôt et je rentre plus tard, à cause des bouchons », etc.) et le

16
le quotidien urbain

mécontentement général — malgré, parfois, la sympathie du


public pour les objectifs des grévistes. La Fête de la musique,
pour prendre un exemple qui adoucit les mœurs, casse les habi-
tudes et donne un autre tempo à chaque quartier. Du reste,
n’importe quelle fête confère à la ville un nouveau visage, une
nouvelle ambiance. Ce qu’atteste l’expression « faire la fête »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

qui marque bien une rupture avec la routine et sous-entend un


excès (« ce soir, tant pis, je ne me coucherai pas à 22 heures,
c’est exceptionnel… »). Il y a donc de nombreuses manières,
agréables ou non, de rompre avec le quotidien urbain. Ces
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

discontinuités imposées ou voulues ne devraient pas être


vécues comme des dérangements, mais comme l’occasion de
« remettre les pendules à l’heure », c’est grâce à une disconti-
nuité que l’on peut apprécier un retour à une continuité.
D’une certaine façon, l’imprévu — le désordre — participe
au retour à l’ordre. Au cours de la période médiévale, le chari-
vari, le carnaval ou la foire sont des pauses indispensables au
fonctionnement des sociétés. Ils jouent le rôle de soupapes de
sécurité et, malgré les licences et autres débordements qu’ils
autorisent, facilitent le solde en quelque sorte des contradic-
tions sociales et le redémarrage plus serein des activités de la
cité. Jean Duvignaud l’admet : « Nous dirons que la fête
comme la transe permettent à l’homme et aux collectivités de
surmonter la “normalité” et d’atteindre à cet état où tout
devient possible, parce que l’homme n’est plus en l’homme
mais dans une nature qu’il achève par son expérience,
formulée ou non 4 . » Mais, avec la globalisation, les fêtes
deviennent un élément du dispositif de marchandisation de la
ville (quelle ville n’a pas « son » festival ?) ou sont télé-
guidées par les autorités et se muent en commémorations.
L’esprit de la fête, l’insouciance, l’irrespect des règles, le
déconcertant, le jouissif ne peuvent pas être spectacularisés et
sponsorisés, aussi de nouvelles formes de fêtes se manifestent-
elles et correspondent non plus à l’espace de la ville « histo-
rique », mais à l’urbain qui l’enveloppe de ses excroissances
incontrôlées.

4. Jean DUVIGNAUD, Fêtes et civilisation, seconde édition augmentée, Actes Sud, Arles,
1991, p. 218.

17
les enjeux des temps urbains

L’émiettement des temps urbains

L’homme est encore jeune, il pianote son numéro de code,


puis, face au guichet automatique de la banque, commence à
s’impatienter, tapote du pied, s’agite, émet des grognements,
enfin les billets se faufilent par la fente, il les arrache sans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

aucun ménagement, me bouscule sans s’excuser et bondit dans


sa voiture. Cette scène a duré beaucoup trop de temps, au goût
de cette homme pressé, environ trois minutes ! Je me rends
dans un grand magasin, à Créteil-Soleil, et je cherche une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

vendeuse ou un vendeur afin de connaître l’équivalence d’une


taille nord-américaine à la norme européenne, les trois que
j’interpelle me désignent, tour à tour, un collègue localisé
vaguement un peu plus loin. Je ne le trouve pas et repars sans
achat. Semblable scène dans la librairie du même centre
commercial : « Voyez le vendeur, là-bas… », mais « là-bas »,
il n’y a personne ! Parfois j’ai l’impression de rejouer le même
scénario, qui se termine soit par un départ (je capitule et quitte
les lieux), soit par un détour par le chef de rayon et une longue
file d’attente aux caisses…
Je suis assis sur un banc du vaste parc intercommunal,
occupé à lire. Parfois j’observe les sportifs et les badauds. Un
cadre, quelque peu enveloppé, cherche désespérément à perdre
ses kilos superflus en courant. C’est un vendredi en fin
d’après-midi. Son téléphone portable retentit et, comme un
bon serviteur, une fois sonné, il se précipite et tout essoufflé
articule « allô », il ne ralentit pas le mouvement, mais parle
fort. « Entre nous, confie-t-il, je suis déçu du résultat, enfin
c’est la faute à… (inaudible, il baisse la voix). » Il est chez lui,
sans gêne, dans ce parc public où l’on devrait interdire l’usage
du téléphone portable comme dans les trains, les cafés, les
restaurants, les musées, etc. Je songe à la perte d’autonomie de
ce cadre, il quitte son travail pensant y abandonner ses soucis,
et non, c’est plus fort que lui, il ne peut se résoudre à couper le
cordon, à se laisser aller, à s’abandonner. Il lui faut une laisse
virtuelle, mais aussi terrible et exigeante qu’une chaîne de
bagnard, ou bien alors se croit-il plus important que les autres
joggeurs en étant appelé au téléphone : « Vous voyez, je ne
peux m’absenter un instant, même pour me détendre, la firme

18
le quotidien urbain

— mais il pense la société — a besoin de môa… » Il ne bombe


pas le torse, il est en nage et semble inquiet, pourtant il range
son portable, comme le cow-boy de l’Ouest replace son
pistolet dans son étui, et fait face aux nombreux téléphoneurs
qui portent sur eux tout le poids d’une cabine invisible. Je me
sens assez fier de ne pas avoir de portable, de décider de mon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

temps. Je ne possède même pas de montre. Il est vrai que


l’heure est partout dans la ville, sur la façade d’une église ou de
la gare, sur les horodateurs, au poignet des citadins, sur le mur
du café, derrière la caisse dans la plupart des boutiques, et pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

qui sait entendre les cris d’une récréation ou la cavalcade de la


sortie des classes, il est toujours possible de s’orienter dans le
temps urbain.
Je n’ai pas besoin de montre, car la ville sans cesse
m’indique l’heure. Parfois, cela m’inquiète. Je me demande si
je ne suis pas totalement conditionné, si mon corps n’abrite pas
une puce qui transmet à mon cerveau l’écoulement du temps…
en « temps réel » ! Si je dois parler une heure, je parle une
heure. Si je dois me rendre à tel endroit pour telle heure, j’y
suis, comme si mon organisme évaluait, en permanence, les
durées. Cela peut-il être grave ?
Pourtant, contrairement à l’image que nous avons de la vie
passée (celle du paysan qui obéissait, avec une confiance
certaine, au soleil et aux saisons et vivait un temps homogène
et continu), notre quotidien semble un puzzle constitué de
mille morceaux qu’il nous faut recoller et ajuster entre eux.
Chaque activité et chaque temps mort appartiennent à un
ensemble plus vaste dont la figure finale, et changeante de jour
en jour, dépend de notre propre action. La répétition effraie les
uns qui n’y voient que la preuve d’une existence banale, sans
surprise, sans avancée, d’autres la souhaitent comme un terri-
toire ami, une contrée accueillante, un chez soi. De même pour
l’inédit, la surprise, l’inattendu, le retard, l’interruption,
certains n’y sont guère préparés et d’autres les attendent de
pied ferme, en se disant : « Quelle vie je vis, que de rencontres
imprévues, que d’événements inespérés ! » Le rapport que
l’individu entretient avec son quotidien dépend de sa culture
temporelle.

19
les enjeux des temps urbains

C’est notre présence au monde qui institue le temps. Il


n’existe pas sans nous, sans nos faits et gestes. Il n’est pas un
énorme paquet de minutes dont nous pouvons disposer à notre
guise : dépenser d’un coup, économiser ou placer avec intérêt.
Individuel, le temps ne supporte guère la comparaison. Ce qui
rend son articulation aux autres temps bien délicate, y compris
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

dans leurs instants partagés. Notre société divise le temps indi-


viduel, l’émiette et le mêle aux temps sociaux dans lesquels il
se fond et se perd. Sans identité, une part du temps individuel
semble anonyme, alors qu’elle est portée par une singularité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

unique qui seule peut lui offrir un sens. Le temps est l’expres-
sion de notre existence au présent. C’est cette présentification
qui ouvre l’être à la temporalité et ainsi dote la temporalité
d’une consistance appréciable, saisissable. On parle alors de
l’épaisseur du temps pour mieux exprimer cette sensation,
non pas de l’écoulement (le sable qui s’échappe de vos
doigts disjoints), mais de remplissage par l’absence. Ainsi
l’attente ressemble-t-elle à une bénédiction et non pas à un
désagrément.
Faire la queue ne consiste pas à effectuer une punition
imposée par la désorganisation d’un service, comme c’est trop
souvent le cas de nos jours. L’attente n’est pas un désagré-
ment, bien sûr on attend toujours trop au guichet de la poste, de
la gare ou de l’ANPE, et les distributeurs automatiques de
titres de transport sont trop souvent déglingués. Ce premier du
mois, la queue est bien longue pour se procurer un coupon de
carte orange, deux employées sont dans le bocal de verre, une
seule travaille. Comme elle a l’air sympathique, je lui
demande, en compatissant : « Vous êtes toute seule, un jour
pareil ? », « Ma collègue a une pause », me rétorque-elle avec
une mimique sans ambiguïté. Il n’est pas besoin de créer un
« bureau du temps » pour déplacer « sa » pause d’une petite
heure, à un moment de creux ! France Télécom, selon un
article de Libération, entretient volontairement la queue afin
de dissuader les clients qui payent en espèces 5.

5. Catherine MAUSSION, « La queue, un service France Télécom », Libération, 25 juin


2001.

20
le quotidien urbain

L’attente unilatérale, celle que décide quelqu’un en position


de force, bloque votre propre volonté. À dire vrai, il dispose de
votre temps. Il y a donc plusieurs attentes, celle qui fâche, qui
retarde, qui est vécue comme la manifestation mesquine d’un
petit pouvoir (les récits abondent relatant le despotisme ordi-
naire des guichetiers des préfectures et des commissariats vis-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

à-vis des travailleurs immigrés) et celle qui vous fait vibrer,


l’attente de l’être aimé, celle qui est insolite, hors temps, ou au
contraire facilement convertible en lecture, en sortie du quoti-
dien, en écart protecteur, en entre-deux chaud comme une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

couette un soir d’hiver et d’orage (tant qu’à faire !). C’est


Marcel Mauss qui affirmait que « l’attente est l’un des phéno-
mènes de la sociologie les plus proches à la fois du psychique
et du physiologique, et c’est en même temps l’un des plus
fréquents ». Plus loin, il précisait : « L’attente est un de ces
faits où l’émotion, la perception, et plus précisément le mouve-
ment et l’état du corps conditionnent directement l’état social
et sont conditionnés par lui 6. »
Cela n’a pas échappé à l’un de ses disciples, René Maunier,
auteur d’une étude pionnière, « La “queue” comme groupe
social », dans laquelle il rappelle l’origine de l’expression
« faire la queue » que Maxime du Camp date de la Révolution
de 1789 et qui désigne alors l’action d’attendre l’entrée au
théâtre, et en décrit les principales caractéristiques 7. La queue
est une foule calme, relativement disciplinée et solidaire, assez
dense et compacte, debout, publique et provisoire. En effet, on
n’appartient pas toujours à la même queue, celle-ci n’existe
qu’un temps, son espérance de vie est limitée. Elle naît pour sa
propre dislocation, sa dispersion. « La queue est action, si elle
est station », remarque René Maunier, qui explique que « cette
action est plaisir et travail. Travail de rester, travail de pousser,
travail de lutter, et travail d’aider. Plaisir de flâner, plaisir de
causer, plaisir de manger, plaisir de flirter, plaisir de toucher. »
Mais la queue fait désordre, elle entrave la circulation des

6. Marcel MAUSS, Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie,


communication présentée le 10 janvier 1924 à la Société de psychologie.
7. René MAUNIER, « La “queue” comme groupe social », Précis d’un traité de socio-
logie, Domat-Monchrestien, Paris, 1943, p. 103 et sq.

21
les enjeux des temps urbains

piétons et parfois occupe la chaussée, et bien que « bon


enfant », les autres la détestent et pestent en la contournant.
L’efficacité d’un service se mesure par la disparition totale de
la queue. Soit on individualise l’attente en donnant au nouvel
arrivant un numéro qui lui indique son tour, soit on réserve, à
l’avance, par téléphone ou courrier électronique. Plus de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

promiscuité, plus de rencontre fortuite, plus de temps pour une


attente — c’est-à-dire un espoir —, tout tout de suite, même la
loterie propose des billets à gratter sitôt achetés, le suspense est
devenu source d’inquiétude… Pourtant le mot latin attenta,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

signifie « considéré avec attention », c’est dire si l’attente est


riche de bonnes attentions. Mais notre société de la vitesse ne
supporte plus la lenteur, l’hésitation, l’interruption. Une rame
de métro s’arrête entre deux stations, et la panique envahit les
passagers. Escalator bloqué, trottoir roulant arrêté, la foule
excédée dénonce la RATP et se considère « prise en otage »
(sic !).
Je suis dans l’aéroport de Nice, l’avion pour Paris — la
fameuse navette — est retardé (pas dupe, je crois qu’il s’agit
tout simplement d’affréter un seul appareil au lieu de trois pour
une poignée de voyageurs). Il suffit de « prendre son mal en
patience », ce qui tombe bien car je peux me replonger dans
Giono… Un cadre supérieur arrogant s’insurge et exige une
réparation, un autre marche à grandes enjambées et éructe dans
son portable, un autre feuillette fébrilement son agenda, une
femme chic et choc — déjà bronzée — insulte l’hôtesse qui se
révèle « incapable » (dixit !) d’indiquer la bonne heure de
départ. Ces mêmes décideurs, quelque temps plus tard installés
dans l’avion, seront toujours aussi odieux, bousculant sans
s’excuser et s’accaparant la presse gratuite.
Je relis Le Poids du ciel, remarquable charge contre le temps
machinique de la ville machinique, temps imposé, extérieur,
anonyme, temps rémunéré, définitif, clos sur lui-même dans la
répétition de gestes réglés par les ingénieurs. Giono montre
bien comme l’individu se fait piéger par le déploiement tech-
nique, comment il se subordonne à sa propre création,
comment il se dépossède de ce bien unique qu’est le temps, un
temps à soi et pour soi, un temps disponible tel un horizon sans
limites, une source inépuisable. « L’homme, écrit-il, vit dans

22
le quotidien urbain

des grandeurs libres. » Et voilà que l’une de ces grandeurs


n’est plus libre, mais comptée, mesurée, chronométrée.
À l’« horloge biologique » de l’ouvrier d’industrie, on a greffé
une horloge pointeuse et le petit détour qu’il effectue, lors de
la pause de midi, est une faute professionnelle, et ces quelques
minutes à arpenter la rue de l’usine pour voir le soleil, pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

entendre les rires des secrétaires du bureau d’en face, pour


humer l’air du jour en son cœur de journée, cette poignée de
minutes lui coûtera cher, une retenue sur sa feuille de paie et un
avertissement. La loi du rendement, de la productivité, de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

rentabilité est implacable. Et surtout inconciliable avec le


temps comme « grandeur libre »…

Le temps administré en libre-service

Le thème des temps de la ville ne doit pas être une mode qui
produirait quelques gadgets, mais un remarquable prétexte
pour donner plus de cohérence à la fois à l’emploi du temps de
chacun et aux territoires urbains. « Les deux objectifs, de
l’action sur le temps des villes en Italie, indique Jean-Yves
Boulin, sont de pallier les inégalités dans la division du travail
social qui est défavorable aux femmes, tant dans la dimension
de la vie quotidienne que sur l’ensemble du cycle de vie, et
d’améliorer la condition du citadin en facilitant l’usage
temporel et spatial qu’il peut faire de la ville. Il s’agit de
resserrer le lien entre la ville et ses habitants 8. »
L’administration italienne, plutôt défaillante quant à ses
horaires, a été contrainte, sous la pression du mouvement fémi-
niste, à remettre ses pendules à l’heure d’une société moder-
nisée, compétitive qui espère jouer dans la cour des grands. En
1990, la loi 142 se présente résolument décentralisatrice et
laisse les villes s’auto-organiser. Certaines créent des
« bureaux du temps » (environ cent cinquante villes en possè-
dent un, comme Modène, Rome, Milan, Gênes, etc.) afin de
connaître les desiderata de la population et tenter d’y répondre

8. Jean-Yves BOULIN, « Gouverner les temps de la ville », Le Courrier du CNRS, nº 82,


juin 1996, p. 139.

23
les enjeux des temps urbains

en promouvant ici des concertations quadrangulaires


(syndicats, administrations, comités d’usagers, chefs d’entre-
prise) et là des « banques du temps », qui sont des bourses
d’échanges d’heures entre les citadins (« je garde vos enfants
de 17 heures à 19 heures, en échange vous me donnez un cours
d’anglais ou de mécanique auto, ou de solfège », etc.). En 1997,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

une autre loi simplifie les procédures administratives et suggère


d’ouvrir des « bureaux de relations avec le public » (URP). En
mars 2000, la loi Turco (Livia Turco, militante communiste,
puis Democratici di sinistra, proposait déjà en 1988, une loi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

d’initiative populaire nommée « Les femmes changent le


temps ») impose aux élus des villes de plus de 30 000 habi-
tants de coordonner les temps urbains, non plus d’un point de
vue local, mais aussi social, en prenant en compte les congés
parentaux, les formations, les assistances diverses, etc.
Conséquemment, les horaires des administrations se sont
améliorés, mais ces lois ont surtout entraîné de nombreuses
initiatives, comme à Florence où une « journée du citoyen » se
met en place le jeudi et assure l’ouverture des services munici-
paux de 9 heures à 19 heures. Les écoles ont la possibilité de
fixer, d’un commun accord avec le personnel scolaire et les
parents d’élèves, les heures d’ouverture et de fermeture. Il est
vrai qu’un léger décalage, d’un quart d’heure par exemple,
évite les embouteillages, réduit le parcours du combattant pour
les parents ayant plusieurs enfants dans plusieurs écoles et
limite sérieusement l’énervement du matin, pour tous, petits et
grands. L’amélioration notable des conditions de transport
(plus grande amplitude des horaires et meilleure régularité des
passages) et de l’éclairage public au Québec et dans la plupart
des agglomérations urbaines de l’Europe du Nord résulte
également des revendications féministes. Celles-ci visent à
réduire les méfaits de la double journée de travail de la femme
salariée (temps de l’emploi et temps de la famille) et à assurer
une réelle sécurité pour la femme seule dans la ville quelle que
soit l’heure 9.

9. Cf. le dossier « Féminin » de la revue Urbanisme, nº 302, septembre-octobre 1998,


en particulier mon entretien avec Monique Minaca et la présentation de la « Charte euro-
péenne des femmes dans la cité », p. 50 et sq.

24
le quotidien urbain

À Stockholm par exemple, les employé(e)s municipaux


bénéficient dorénavant d’horaires à la carte et ce sept jours sur
sept et de 6 heures à 22 heures, sur la base du volontariat. Les
employé(e)s décident, dans ces créneaux-là, de leur emploi du
temps — il n’est pas définitif et peut, au cours de l’année,
varier selon les saisons —, et les administré(e)s ont accès plus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

facilement aux différents services.


Aux Pays-Bas, la loi de février 2000 qui autorise le salarié à
réduire, de lui-même, son temps de travail sans aucun justifi-
catif, nécessite de réaménager les rythmes urbains, du moins
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

pour les transports et les services. De nombreux projets ont été


élaborés (bibliothèque ouverte le dimanche, crèche aux
horaires extensibles, échanges des savoirs, bénévolat auprès
des personnes en difficulté, etc.) et sont en cours d’expérimen-
tation. Déjà en 1965, un imposant happening s’oppose à
l’asphaltterror et un « Plan blanc » élaboré par Constant est
largement diffusé, il prévoit d’interdire aux automobiles le
centre d’Amsterdam et de fournir gratuitement des bicyclettes
blanches aux conducteurs et à leurs passagers. En cela, le
concepteur de New Babylon renouait avec une décision des
bourgmestres de la ville qui, en 1634, empêchèrent l’entrée de
la ville aux coches, carrosses et autres véhicules encombrants 10.
À Vegesack, quartier de Brême, une « agence du temps »
indépendante de la mairie est créée en 1999, sur la base d’une
autonomie associative. Elle tente de résoudre des petits tracas
quotidiens en favorisant la formulation des problèmes ordi-
naires et en informant largement la population des associa-
tions, réseaux, institutions qui s’occupent de ces questions. Le
jeudi est devenu la « Journée des citoyens » et tous les bureaux
sont ouverts de 8 heures à 18 heures. Une « Fête de la mobi-
lité » doit favoriser le dialogue entre les taxis, les cyclistes, les
transporteurs et les divers usagers…
Hambourg s’y met également, ainsi que Hanovre, Munich et
Berlin. Le débat le plus vif, en Allemagne, semble concerner le
dimanche. Faut-il le banaliser, en faire un jour de semaine et
autoriser l’ouverture des grandes surfaces ? Selon différents

10. Jean ROBERT, Le Temps qu’on nous vole. Contre la société chronophage, Seuil,
Paris, 1980, p. 175.

25
les enjeux des temps urbains

sondages, la population accepterait un tout petit assouplisse-


ment, tandis que la communauté évangélique milite pour le
maintien du dimanche férié : « Le jour libre commun est un
bienfait pour tous, même pour ceux qui n’en profitent pas pour
aller à la messe […]. Le dimanche est un signal que la vie est
davantage que travailler, acheter et posséder 11. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

Les mouvements des femmes en France ne portaient pas sur


les mêmes demandes d’une part, et d’autre part les « services »
étaient plus efficaces qu’en Italie, même si des perfectionne-
ments sont encore à apporter. Néanmoins plusieurs villes fran-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

çaises se sont d’ores et déjà impliquées dans une politique des


temps de la ville. Poitiers, qui possède un énorme CHU — le
principal employeur — et une université importante, incite les
divers partenaires à se désynchroniser afin de donner un peu
plus d’élasticité, de fluidité dans les circulations. Le territoire
de Belfort mise sur une meilleure temporalisation de ses acti-
vités (économiques, culturelles, communicationnelles, etc.)
pour réharmoniser ses diverses aires urbaines. Saint-Denis
ambitionne d’être davantage à l’écoute des habitants et de
moduler différemment les horaires de ses services 12.
De la même façon que l’Homo urbanus moderne possède
plusieurs territoires, réels et virtuels, il vit à plusieurs temps.
Mais chaque temps n’a pas son territoire et inversement, d’où
parfois un profond désarroi, et la demande de localiser ses
temps et de temporaliser ses espaces. La chronotopie participe
à cette exigence en introduisant, non seulement le déroulé
temporel des usages d’un lieu, mais la réversibilité du projet
urbain lui-même. Une ligne de bus n’est pas définitive,
d’autres arrêts sont envisageables selon, justement, les temps
des voyageurs et leurs destinations. Un arrêt est décidé ici à
côté d’un magasin par exemple, celui-ci ferme ; en revanche,
entre deux arrêts, un petit centre commercial ouvre ses portes ;

11. Philippe RICARD, « Les Allemands tiennent à leur repos du dimanche », Le Monde,
2 novembre 1999.
12. Pierre DOMMERGUES et Christine DELFOUR, « L’émergence des politiques publiques
temporelles en France et en Europe », mission « Temps & Territoires » de la DATAR,
avril 2001 ; Jean-Paul BAILLY et Édith HEURGON, Nouveaux Rythmes urbains : quels
transports ?, Les Éditions de L’Aube, La Tour d’Aigues, 2001, p. 53 et sq. ; et le dossier
« Temps et vie quotidienne » de la revue Urbanisme, nº 319, septembre-octobre 2001.

26
le quotidien urbain

il est alors nécessaire de déplacer l’arrêt ancien. Cette


souplesse est rarement acceptée par le transporteur qui croit
qu’une ligne est immuable, que son itinéraire est tracé une fois
pour toutes, sans jamais réagir aux transformations qui affec-
tent son environnement immédiat. De même, ralentir la vitesse
sur un boulevard, élargir la voie réservée aux bus, circonscrire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

les stationnements concourent à la métamorphose d’un site.


Ainsi l’urbanisme ordinaire intervient-il sur les temps de la
ville et influe sur les usages d’un territoire. Du coup, les détails
sont soignés, ce qui réveille leur aménité. Le mobilier urbain,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

les panneaux de signalisation, les bancs publics sont la marque


du confort de la ville et, ne l’oublions pas, le mot « confort »
vient de « réconfort », de « porter secours à ». Il est facile de
mesurer l’incroyable décalage qui existe entre le confort des
logements (qui depuis un siècle ne cesse de s’améliorer,
nonobstant la sempiternelle question de la pollution sonore…)
et le confort extérieur. L’inhospitabilité d’une ville ne résulte
pas d’un caractère inné, mais d’un inconfort qui la rend inhabi-
table, d’une absence de ménagement. Le souci de la qualité des
espaces publics est aussi un souci de leurs temporalités et
rythmes. Mais qui, des urbanistes, élus et personnels commu-
naux, accorde toute l’attention qu’il mérite à un recoin urbain ?
La chronotopie devrait être enseignée dans les formations aux
métiers de la ville, le temps n’est-il pas aussi un matériau de
construction ? De construction de soi ? Le temps sort de l’inti-
mité et s’affiche dorénavant sur la place publique. De plus en
plus nombreux sont celles et ceux qui exigent des pouvoirs
publics une intervention sur l’agencement des temps de la
ville. Comment l’interpréter ?

Pour une ville-en-continu ?

Le 19 juin 2001, à l’occasion de la présentation du rapport


Temps des villes, rédigé par Edmond Hervé, un sondage
SOFRES, « Les Français et le temps dans la ville 13 », a été

13. « Les Français et le temps dans la ville », sondage SOFRES, commentaires par
Francis Godard et François de Singly, dans le rapport d’Edmond Hervé, Temps des villes

27
les enjeux des temps urbains

commenté. Francis Godard et François de Singly évitent de


généraliser les conclusions aux questions et constatent que
« toutes les catégories sociales ne manifestent pas les mêmes
types d’agacement face aux dysfonctionnements temporels et
ne sont pas favorables ou réceptives de la même manière aux
diverses solutions proposées. Le diplôme, le statut profes-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

sionnel, l’âge, la présence d’enfants constituent de puissants


facteurs de différenciation ».
Ils tirent « trois enseignements », à leurs yeux, peu discu-
tables : « La demande de services de proximité est plus particu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

lièrement portée par les ouvriers ; la demande d’extension des


horaires d’ouverture des services publics est portée par les
jeunes, les couches moyennes et ceux qui ont des enfants en
bas âge ; la demande d’extension des horaires d’ouverture des
commerces est spécifiquement portée par les jeunes. » Le
sondage montre une population assez satisfaite des services
hospitaliers et des commerces et nettement moins contente des
administrations. Mais ce que le sondage met en évidence, c’est
que la ville permanente est réclamée avant tout par les jeunes
et les diplômés. François de Singly explique que : « Finale-
ment, les plus grands “usagers” de la ville (ceux qui flânent,
font du shopping, vont au restaurant, au cinéma, au théâtre, au
musée, voir des amis, faire du sport…) demandent à ce que la
ville soit “ouverte” plus longtemps 14. » Si les femmes et les
hommes s’accordent, en gros, sur les horaires des activités
urbaines à favoriser, la distinction se fait par l’argent. Les plus
hauts revenus sont aussi les plus forts « consommateurs de
ville » et par conséquent réclament un service à la hauteur de
leurs dépenses. Le danger est réel de voir se substituer au
citadin le consommateur. La ville non stop pour celui qui en a
les moyens, quant aux pauvres, aux « gens de peu », aux
exclu(e)s, qu’ils restent à côté des temps de la ville comme ils
sont déjà à côté de la ville valorisante.

(rapport remis le 19 juin 2000 au ministre délégué à la Ville et à la secrétaire d’État aux
Droits des femmes et à l’Égalité professionnelle, 2001).
14. Entretien de François de Singly avec Pascale Krémer, Le Monde du 20 juin 2001,
p. 10.

28
le quotidien urbain

En 1984, Christiane Müller-Wichmann s’inquiétait de


l’« inégalité d’accès au temps » et insistait sur le handicap
culturel qui figeait certaines populations 15 moins aptes que
d’autres à moduler leur temps. Avec les technologies
nouvelles de l’information et des télécommunications, la
« nouvelle économie », les systèmes de location généralisée,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

c’est toute une culture de l’accès qui se constitue et se


conforte, accroissant l’écart entre ceux qui l’épousent sans
grande difficulté (les « connectés ») et les autres (les « décon-
nectés ») 16. Dorénavant, c’est la possession qui l’emporte sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

l’acquisition. On entre dans une société non plus seulement du


simulacre, mais de l’éphémère, de l’obsolescence
programmée, qui appartient à de nouveaux individus ayant une
« personnalité protéiforme », des consommateurs para-
doxaux, qui veulent tout et son contraire, non par simple
caprice d’enfant gâté, mais par expérience, mot magique…
En effet, l’hétérogénéité du quotidien séduit plus qu’elle ne
dérange. L’attitude du zappeur se répand de plus en plus. On le
constate à l’école, où l’attention de l’élève dure de moins en
moins longtemps, mais aussi dans le travail et même dans les
loisirs. L’obstination de l’apprenti musicien ou du sportif
amateur relève, à présent, d’une pathologie, il est plus simple
de « faire un peu de tout » que de s’imposer une discipline
terrible pour des résultats peu spectaculaires. Combien
s’inscrivent à un cours de langue ou de danse, pour aban-
donner au bout de quelques semaines ? Le désir est absent. Il
ne taraude plus au plus profond de l’être. Ce dernier se
contente d’une passivité « tranquille ». D’où la vertu du para-
doxe. Je veux être avec les autres, mais tout seul. Je veux
résider à la campagne, mais en ville. Je veux consommer, mais
à ma guise. Je veux vivre à toutes les vitesses, mais selon mon
rythme. Je veux une ville ouverte, mais pour moi tout seul. Le
consommateur paradoxal est, on l’aura deviné, facilement
manipulable. Il accepte tous les archétypes que l’univers

15. Christiane MÜLLER-WICHMANN, Zeitnot, Weinheim, Beltz Verlag, 1984, cité par
Helga NOWOTNY, Le Temps à soi, trad. franç. Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, Paris, 1992, p. 138.
16. Jeremy RIFKIN, L’Âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, trad. franç.
La Découverte, Paris, 2000.

29
les enjeux des temps urbains

marchand lui présente et acquiert les panoplies qui vont avec, il


suffit de regarder l’habit du roller ou du touriste.
Le thème « les temps des villes » peut accélérer la marchan-
disation de toutes les activités humaines — il existe bien, à
Barcelone, des « siestoirs » qui louent pour environ 70 francs,
une demi-heure de sieste — comme il peut entraîner une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

conscientisation salutaire et définir une écologie temporelle,


mais ne rêvons pas trop ! Nous l’avons vu, ce sont les fémi-
nistes des pays riches qui ont déclenché le processus de
réflexion sur « les temps des villes », et ceci inégalement d’un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

pays à un autre. Le premier bilan est mitigé : la répartition du


« travail » domestique entre homme et femme est toujours au
détriment de la femme. La publicité, le feuilleton télévisé et les
livres scolaires, pour ne prendre que ces trois exemples,
mettent toujours en avant une image finalement sexiste de la
femme. Les « bureaux du temps » (quel nom ! Il m’évoque
immédiatement la bureaucratie… ou le bureau du maître !) en
bricolant d’opportuns ajustements temporels ne font que
perpétuer ce statut de la femme. Seule une totale réorganisa-
tion de la journée de travail salarié pourra rééquilibrer le
partage des tâches. Seule une profonde réorganisation des
temps de la vie (scolarisation et formation-emploi-retraite)
pourra refaçonner les territoires.
Jamais la ville n’a été autant fréquentée par les inactifs :
enfants scolarisés, ménagères, chômeurs, RMIstes, SDF,
touristes et retraités 17. Or, elle privilégie le rythme de la mino-
rité qui travaille, il convient bien d’en modifier les temps.
D’autant que l’application et la généralisation de la loi sur les
35 heures vont incontestablement contribuer à modifier toutes
les temporalités de la société. Mais faut-il pour autant robo-
tiser l’épicerie du coin et automatiser tous les services ? Faut-il
éclairer l’urbain toute la nuit et pourquoi pas le climatiser en
permanence 18 ? N’oublions pas la relâche, comme au théâtre,
ce jour sans, ce jour de repos, ce jour, parce que différent, fait

17. Dossier « Vieillir en ville » de la revue Urbanisme, nº 311, mars-avril 2000 et


Thierry PAQUOT, « La retraite, pas la déroute ! », Le Monde diplomatique, février 2001,
p. 32.
18. Thierry P AQUOT , « La tyrannie douce de l’air conditionné. Tourisme contre
voyage », Le Monde diplomatique, nº 568, juillet 2001, p. 24.

30
le quotidien urbain

mieux apprécier les autres jours, ce jour où la tension est


lâchée, où le corps social à l’instar du corps humain se détend
et flotte. Retrouver la respiration de l’enfance, l’excitation de
la découverte, la nouveauté du départ, l’étonnement de la
première fois. Gaston Bachelard l’a bien vu, « nous marchons
sur une anarchie de vibrations », c’est pour en apprécier la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

richesse que nous devons nous rythmaliser 19. Poursuivant sa


méditation sur le temps, il remarque qu’« aucune expérience
temporelle n’est vraiment pure » et que tous les temps s’entre-
mêlent. En effet, je fais cela mais je pense à autre chose,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

j’attends le bus mais j’imagine la fin du roman en cours de


lecture, je commande un café mais je songe à un ami absent, je
paie à la caisse mais apprécie le visage de la caissière, bref,
comment — et pourquoi — entrer ces « données » dans une
énorme et anonyme « horloge citadine » ?
Et si les temps de la ville réconciliaient l’individu avec lui-
même ? Finies les distinctions invalidantes dont on pare l’indi-
vidu comme autant de médailles en chocolat : « usager »,
« client », « consommateur », « citoyen », etc. Terminé le
temps consacré à payer les gaspillages suscités par la société
elle-même — il y a une vingtaine d’années, Jean-Pierre Dupuy
avait calculé que le Français moyen travaillait quatre heures
par jour pour entretenir sa voiture ! Si la politisation des temps
de la ville permet de corriger de nombreuses imperfections,
rend plus agréable la vie quotidienne, synchronise avec
bonheur des temporalités actuellement abruptement séparées,
ménage les voiries, les parcs et places en fonction de leurs
usages aux différentes heures du jour et de la nuit, bref, si plein
de désagréments sont adoucis et même supprimés, alors elle
aura les honneurs de la gloire.
Si elle fractionne davantage le temps du quotidien avec
l’illusion d’une plus grande maîtrise, alors elle aura facilité
l’effacement du citadin solidaire — de cet individu entier de
l’ère urbaine — au profit du consommateur solitaire.
Après, à côté, simultanément, se pose encore et toujours la
question existentielle du « vivre ». Donc du travail, du loisir

19. Gaston BACHELARD, La Dialectique de la durée, PUF, Paris, 1950, p. 131.

31
les enjeux des temps urbains

— au sens de scholè —, de la paresse 20, de l’épanouissement


de soi, du rapport avec autrui, de l’amour. Notre séjour
terrestre est irréversiblement marqué du sceau de la mort,
l’existence est un cadeau unique et le temps sa réalisation
fragile, ténue et émouvante. Cette émotion du « vivre » ne doit
aucunement se dissiper dans une vie émiettée, mais se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

recueillir en une attention sans cesse renouvelée.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h12. © La Découverte

20. Thierry PAQUOT, « Le devoir de paresse », Le Monde diplomatique, avril 1999,


p. 36.
2
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Le temps du travail dicte-t-il


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’emploi du temps des citadins ?

par Jean-Yves Boulin

Au fur et à mesure que s’applique la loi sur les 35 heures, de


nombreuses interrogations étrangères à ses ambitions se
posent. Les bilans successifs, principalement centrés sur les
thématiques de l’emploi, de l’organisation du temps de travail
ou encore des processus de négociations, ont cependant peu à
peu fait une place aux perceptions du processus en cours par les
salariés et aux impacts de la RTT (réduction du temps de
travail) sur leurs modes de vie et leurs usages du temps. Bien
plus, des enquêtes spécifiques ont récemment porté sur les
conséquences de la RTT sur les modes de vie, sur les compor-
tements en matière de tourisme et de loisirs, sur la conciliation
entre vie au travail et vie familiale voire, au-delà, entre travail
et hors travail 1.

1. L. DOISNEAU, « Les accords Robien, un an après : l’expérience des salariés », Travail


et Emploi, nº 83, juillet 2000 ; G. CETTE et P. DIEV, « La réduction du temps de travail :
qu’en pensent et qu’en font les salariés qui la vivent ? », communication à la 8e Conférence
du séminaire international sur le temps de travail, Amsterdam, 14-16 mars 2001 ;
J.-Y. BOULIN et C. du TERTRE, L’Impact de la réduction-aménagement du temps de travail
sur les usages du temps : conséquences pour les loisirs et le tourisme, rapport de
recherche, IRIS/Commissariat général du Plan/Secrétariat d’État au Tourisme, 2001 ; M.
A. ESTRADE, D. MÉDA et R. ORAIN, Les Effets de la réduction du temps de travail sur les
modes de vie, premières informations et premières synthèses, DARES, nº 21.1, mai 2001.

33
les enjeux des temps urbains

Dans la ligne de ce qu’avait déjà souligné William Grossin 2,


les développements de la flexibilité du travail sont source
d’inadéquation entre le temps de travail et les autres temps
sociaux, entre le temps personnel (les « équations tempo-
relles ») et les rythmes sociaux dominants. La seconde loi
Aubry avait elle-même intégré cette dimension à travers
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’alinéa 7 de son article 1er qui incitait les collectivités locales


à harmoniser les horaires des services publics avec les
nouvelles formes d’organisation du temps de travail produites
par les entreprises 3, suivant en cela l’exemple italien des poli-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tiques des temps de la ville.


À l’origine de ce déplacement des préoccupations qui, souli-
gnons-le, envisagent les évolutions des usages du temps essen-
tiellement au regard des transformations du temps de travail, se
situe le constat d’une croissance du temps hors travail et d’une
diversification des horaires et des rythmes de travail. Un cher-
cheur comme Roger Sue avait invoqué la diminution séculaire
de la durée du travail pour avancer l’idée d’une société
désormais dominée, et partant rythmée, par le temps libre. Paul
Yonnet, à juste titre, avait invalidé cette thèse en soulignant
d’une part que la vie sociale continue d’être structurée par le
travail, et d’autre part qu’une confusion était opérée par Roger
Sue entre temps libéré du travail, notamment par la RTT, et
temps libre : en réalité, celui-ci n’est qu’une partie du temps
hors travail, ce dernier étant également constitué par des acti-
vités et des rythmes contraints, notamment les rythmes
scolaires 4. C’est ce débat que nous voudrions reprendre et
approfondir ici en nous interrogeant sur les conséquences tant

2. William GROSSIN, Pour une science des temps, Octarès, Toulouse, 1996.
3. L’alinéa 7 de l’article 1er de la loi est ainsi rédigé : « Dans les agglomérations de plus
de 50 000 habitants, le président de la structure intercommunale en liaison, le cas échéant,
avec les maires des communes limitrophes, favorise l’harmonisation des horaires des
services publics avec les besoins découlant, notamment du point de vue de la conciliation
entre vie professionnelle et vie familiale, de l’évolution de l’organisation du travail dans
les activités implantées sur le territoire de la commune ou à proximité. À cet effet, il réunit,
en tant que besoin, les représentants des organismes ou collectivités gestionnaires des
services concernés et les met, le cas échéant, en relation avec les partenaires sociaux des
entreprises et des collectivités afin de promouvoir la connaissance des besoins et de faci-
liter la recherche d’adaptation locale propre à les satisfaire. »
4. Roger SUE, Temps et ordre social, PUF, Paris, 1994 ; Paul YONNET, Travail, loisir :
temps libre et lien social, Gallimard, Paris, 1999.

34
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

de la diminution de la durée du travail que de la diversification


de ses rythmes sur l’articulation entre les différents temps
sociaux.

De l’organisation industrielle du temps…


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Ce serait une erreur de penser que le travail appréhendé


comme élément structurant de la vie sociale des individus ou
de certaines catégories sociales n’est apparu qu’avec le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

XIXe siècle et la révolution industrielle. Nous savons, au moins


depuis l’Antiquité, que certaines catégories ont vu leurs
rythmes de vie cadencés par le travail, par un travail prescrit
par un employeur ou un maître. Evans-Pritchard, analysant le
sens du temps chez les Nuer, a bien mis en évidence que chez
certains peuples « primitifs », la mesure du temps est liée à des
processus familiers du cycle du travail ou à des tâches domes-
tiques. De même, les rythmes de vie des paysans sont long-
temps demeurés inscrits, et le sont toujours dans une certaine
mesure, dans une logique de vie dominée par le travail. Mais
leur activité était fortement dépendante du rythme des saisons
et de celui de la journée. Bien plus, l’organisation sociale du
temps, la succession des différentes activités étaient le produit
d’une multiplicité de donneurs de temps, temps religieux,
temps cyclique, temps prescrit du travail, temps de la fête, etc.
Encore au Moyen Âge, nous rappelle Jacques Le Goff, la disci-
pline réelle du travail imposée par les patrons des grandes
draperies et des premières manufactures devait, par exemple,
composer avec le temps religieux : plus de cent jours fériés
étaient ainsi chômés au cours de l’année. À tel point que les
employés eux-mêmes revendiquaient l’abolition de ces jours
fériés qui venaient amputer leur revenu. Ce n’est que progres-
sivement, avec la fulgurante révolution technologique du
XIXe siècle, que le travail est venu rythmer de façon dominante
toute la vie des citoyens.
Le XIXe siècle est désigné par l’ensemble des historiens du
travail comme le moment de construction d’une discipline du
travail qui revêt un double aspect, à la fois quantitatif et
qualitatif. Quantitatif dans la mesure où, avant même

35
les enjeux des temps urbains

l’établissement d’un processus de rationalisation du travail,


c’est une prodigieuse mécanique disciplinaire qui s’est
installée rivant à la machine, parfois dès l’âge de huit ans et
bien souvent jusqu’à la fin de leur vie, ouvriers et ouvrières,
entre treize et quinze heures chaque jour et ce six jours sur
sept ! Certes, des disparités existaient entre les différents
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

secteurs d’activité, mais tous accaparaient le plus de temps


possible, la moyenne annuelle du temps de travail ayant été
constamment supérieure à 3 000 heures au cours du XIXe siècle.
Qualitatif, en ce sens qu’il a débouché sur une modification
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

des représentations du temps ainsi que sur un processus de


remodelage de l’espace et de l’environnement qui marquent
l’affirmation de l’ombre portée du travail sur l’ensemble de la
vie sociale et sur les lieux de vie. Dorénavant, toutes les fonc-
tions habituelles d’une ville se dissolvent dans le travail,
l’absence d’équipements et de services y est flagrante, le seul
rythme des habitants, leur seule « atmosphère » est celle du
travail : « Denain est-il vraiment une ville ? Cette aggloméra-
tion n’est-elle pas plutôt un vaste atelier ? », se demande-t-on
en 1906. La présence d’équipements et de services ne suffit
d’ailleurs pas à conférer à ces cités le statut de ville dans la
mesure où le mouvement de moralisation issu des analyses des
hygiénistes débouchera sur des cités dotées de l’essentiel des
services (écoles, commerces, buanderies, estaminets, etc.)
placés entièrement sous le contrôle des employeurs.
Toute l’histoire du XIX e siècle est d’abord celle de ce
moment où « le capital était en pleine orgie » (Marx), puis elle
fut celle de la lutte sociale pour la diminution de la journée de
travail et enfin, pour se dégager de l’obligation usinière et
goûter à une vie hors du travail.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en effet, la revendication de la
baisse de la journée de travail n’était pas articulée à la seule
notion de loisir, mais surtout à l’objectif de la préservation
d’un véritable temps social hors travail, appréhendé non
comme un résidu du travail, mais comme une composante à
part entière de la vie. La revendication radicale d’un temps
libre important constitutif de l’identité des individus prônée
dans Le Droit à la paresse de Paul Lafargue a été portée par le
mouvement ouvrier, notamment par les Knights of Work qui, à

36
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

l’orée des années vingt aux États-Unis, militaient pour la


journée de six heures.
L’assignation de moments dévolus aux loisirs et plus géné-
ralement aux autres temps sociaux, nettement séparés du
temps de travail, nous paraît avoir été une tendance lourde de
la construction de la société industrielle et de sa rationalisation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

progressive qui a fonctionné sur le mode de la séparation :


clivages entre temps de travail et temps hors travail, entre
espace public et espace privé, entre les temps de la formation,
du travail professionnel et de la retraite. La séparation entre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

travail et hors travail s’est affirmée à travers un processus


d’assignation temporelle et spatiale de ces différentes acti-
vités, en même temps qu’une individualisation/atomisation
des usages sociaux du temps se développait. On a ainsi pu
observer le passage de loisirs collectifs, en général peu séparés,
voire même ancrés dans le territoire du travail (parcs de loisirs
et développement de loisirs populaires au cœur des villes
industrielles) vers des loisirs de plus en plus éloignés (les bords
de mer, de rivière, la montagne, etc.) et davantage individua-
lisés et centrés sur le foyer.
Cette organisation sociale du temps qui prédomine encore
largement dans les sociétés développées a été façonnée
d’abord par la discipline du temps, issue de la révolution indus-
trielle et de ses développements ultérieurs. C’est en effet
autour du temps de travail que toute la vie sociale s’est orga-
nisée, à partir de lui que se sont cristallisés et sédimentés les
comportements ainsi que les représentations sociales et cultu-
relles du temps. Le temps de travail a produit une taylorisation
du travail mais également du non-travail, à laquelle le loisir n’a
pu échapper. Le dégagement progressif du temps libre par la
RTT a conduit à la constitution d’un temps de loisir et de
distraction, planifié, organisé, progressivement industrialisé et
standardisé qui, selon Alain Corbin, « ne diffère du temps
initial de la modernité que par l’absence de travail 5 ». On pour-
rait développer le même raisonnement de l’intrusion de la
discipline du travail dans les autres sphères de la vie sociale,
qu’il s’agisse du temps de l’éducation, l’école ayant constitué

5. Alain CORBIN, L’Avènement des loisirs : 1850-1960, Aubier, Paris, 1995.

37
les enjeux des temps urbains

au XIXe siècle le premier vecteur d’imposition de cette disci-


pline, ou encore de l’accomplissement des tâches domestiques
à travers l’éducation des filles et le développement d’écoles
ménagères.
Cette discipline du temps qui s’est progressivement imposée
au cours du siècle passé s’est accompagnée d’une division des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tâches et des espaces et a conduit à une double synchronisa-


tion des activités et des temps. Tout d’abord, une synchronisa-
tion par la succession des activités qui fait dépendre les usages
du temps hors travail de l’organisation des horaires de travail.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

En effet, l’essentiel des services de loisirs et des activités


socioculturelles fonctionne selon un régime temporel dessiné
en fonction des horaires de travail de la majorité de la popula-
tion salariée, et se situe donc aux marges des temporalités de
travail, le soir, le week-end et durant les périodes de congés.
Les horaires de la télévision, principale activité de loisir des
populations des sociétés développées, sont symptomatiques de
cette organisation sociale du temps, notamment lorsque l’on
observe la notion de prime time dont l’horaire varie d’un pays
à l’autre en fonction des habitudes de travail. Les temporalités
et les modes d’organisation de certains services, principale-
ment les transports, répondent au même principe de fonction-
nement d’une forte synchronisation des modes et des horaires
des transports publics avec les horaires de travail. Ensuite, une
synchronisation par la division sociale du travail entre les
genres (homme/femme) à travers la dissociation formelle entre
l’usine et le foyer, processus initié, ainsi que nous l’avons vu,
dès la seconde moitié du XIXe siècle et parachevé à la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Le modèle du breadwinner,
l’homme actif occupé et la femme au foyer, s’est ainsi imposé
comme un moyen de résoudre le problème de l’accès aux acti-
vités de services qui fonctionnent dans leur grande majorité sur
le même mode temporel que les autres activités économiques
(éducation, services publics et administratifs, l’essentiel des
services financiers et commerciaux, nombreux services socio-
culturels, etc.). Ce modèle était également adéquat à la prise en
charge des enfants en dehors des horaires scolaires ainsi qu’à
celle des personnes dépendantes, mais il plaçait les femmes
et les hommes dans une forte asymétrie au regard de la

38
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

citoyenneté et il n’a pas résisté, dans la majorité des pays euro-


péens, à la volonté d’émancipation des femmes qui sont
entrées massivement sur le marché du travail au tournant des
années soixante-soixante-dix.
Cette forte synchronisation des comportements, associée à
une assez faible désynchronisation des activités, génère des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

dysfonctionnements sociaux repérables dans les domaines de


la mobilité (embouteillages), des loisirs (surfréquentation à
certaines périodes, week-end et vacances et coûts indexés sur
ces variations de fréquentation) et plus généralement de la vie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

quotidienne (augmentation des temps d’attente). Elle est à


l’origine du sentiment largement partagé d’une pénurie de
temps et suscite une forte aspiration à une plus grande maîtrise
des structures temporelles.

… et de sa déstabilisation

Cette organisation sociale du temps est à présent interrogée


et contestée par les évolutions mêmes des sociétés.
Une première série d’évolutions renvoie au domaine du
travail et constitue une des raisons de l’intérêt croissant porté
aux temps sociaux et à la relation entre le temps de travail et les
temps hors travail. En effet, trois grandes mutations du travail
affectent cette relation :
— le changement du contenu du travail qui tend à devenir
de plus en plus immatériel. Ce phénomène est accentué par la
tendance actuelle au développement de la polyvalence. Se
départir du travail est moins aisé qu’auparavant, d’autant que
l’habitat recèle désormais des technologies (ordinateur indivi-
duel, accès à Internet) qui peuvent replonger l’individu dans
l’univers du travail, tandis que d’autres technologies telles que
le téléphone ou l’ordinateur portables se déplacent avec lui
d’un univers à l’autre ;
— l’intensification et la densification du temps de travail.
La densification est liée au phénomène précité de la polyva-
lence qui vient alourdir la charge mentale du travail tandis que
l’intensification résulte du phénomène désormais bien connu
de l’orientation du travail par la demande et de la tendance à

39
les enjeux des temps urbains

vouloir répondre à celle-ci dans les délais les plus courts (juste
à temps). Le processus d’intensification semble également être
accéléré par la RTT en touchant cette fois-ci à la dimension
objective du temps de travail (ratissage des pauses, augmenta-
tion de la productivité horaire, etc.) sans que l’on puisse encore
réellement en prendre la vraie mesure ;
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

— les développements de la flexibilité du temps de travail :


horaires décalés plus tôt le matin ou plus tard le soir, travail du
week-end, annualisation, modulation des horaires, etc. Le
développement de ces horaires atypiques contribue également
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

à brouiller les frontières entre travail et hors travail, mais cette


fois-ci dans une compréhension chronologique du phénomène.
En effet, l’abandon progressif d’un horaire et d’une organisa-
tion du temps de travail standard, qui caractérisaient le modèle
industriel, habituel, remet en cause les assignations tempo-
relles des activités qui en avaient résulté.
De façon assez paradoxale, l’ensemble de ces caractéris-
tiques modernes suggère un retour vers le XIXe siècle : difficulté
à établir des frontières claires entre le travail et le hors-travail,
caractère hétérogène du temps de travail, retour vers un temps
de travail cyclique notamment avec l’annualisation ou le déve-
loppement de la précarité, évaluation du travail par la tâche
effectuée et non par le temps passé 6. Il est toutefois nécessaire
ici de pointer fortement les différences : celles-ci sont immé-
diatement sensibles dès lors que l’on considère, seconde série
de facteurs, le mode d’activité des femmes qui se sont portées
de façon massive sur le marché du travail et qui, justement,
contribuent à l’émergence du hors-travail dans l’analyse du
travail. Le taux d’activité des femmes âgées de 25 à 49 ans,
c’est-à-dire celles qui ont des enfants, est passé de 41,5 % à
80 % entre 1962 et la fin des années quatre-vingt-dix 7. Asso-
ciée à la transformation des structures familiales (contraction
de la taille des foyers jusqu’aux familles monoparentales, dont
le nombre s’est accru de près de 50 % entre 1983 et 1996 et

6. Alain SUPIOT, Au-delà de l’emploi : transformations du travail et devenir du droit du


travail en Europe, Flammarion, Paris, 1999.
7. Dominique MÉDA, Le Temps des femmes : pour un nouveau partage des rôles, Flam-
marion, Paris, 2001.

40
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

représente 15 % des familles françaises, et multiplication des


foyers bi-actifs), l’inscription massive des femmes sur le
marché du travail remet en cause le principe de la synchronisa-
tion par la spécialisation des rôles sexués tout comme la diver-
sification des temps travaillés déstabilise celui de la synchroni-
sation par la succession des activités. Et ce d’autant plus qu’en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

France les femmes travaillent à temps plein, ce qui limite la


fonction d’« amortisseur social » opérée par le temps partiel
dans les pays scandinaves ou les Pays-Bas.
Une troisième série de facteurs renvoie à la sphère de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’économie : il convient en effet d’évoquer le basculement des


économies industrielles vers des économies de services, qui
font du temps un enjeu central d’une nouvelle régulation
collective, dans la mesure où la consommation de services se
traduit par la consommation directe du temps de travail des
prestataires de services. Jusqu’à présent, la façon dominante de
résoudre ce problème s’est faite à la marge, notamment par le
développement du travail à temps partiel dans certains secteurs
clés (la distribution, la restauration et l’hôtellerie, le nettoyage,
etc.). La tendance actuelle vise à prendre pour point d’applica-
tion l’organisation du temps de travail dans ces activités à
travers une réflexion qui articule plus étroitement, comme
dans l’industrie, l’aménagement et la réduction du temps de
travail avec pour objectif un élargissement de l’amplitude des
horaires d’ouverture. De ce point de vue, on peut avancer
l’hypothèse que la désynchronisation qui tend à être un facteur
central du développement économique et social de nos sociétés
va être au cœur de la transformation des structures temporelles
urbaines. Dans la mesure où la rentabilité économique dépend
du développement des activités de services, la désynchronisa-
tion des systèmes d’horaires constitue un des leviers de
l’amélioration de l’accessibilité des services, de même que de
l’élargissement des opportunités d’utilisation du temps. Par
conséquent, l’organisation sociale du temps héritée de la révo-
lution industrielle apparaît de moins en moins adaptée à des
territoires urbains dans lesquels près de 80 % de l’emploi se
situe dans les activités de services.
Toutes ces évolutions montrent que le travail et son organi-
sation demeurent décisifs sur les rythmes individuels et

41
les enjeux des temps urbains

collectifs. La flexibilité du travail, notamment celle qui est


requise dans le secteur des services, est appréhendée encore
aujourd’hui principalement du point de vue des entreprises, et
les salariés doivent s’adapter à ces nouvelles formes d’organi-
sation. D’une façon générale, les nouvelles formes d’organisa-
tion du travail s’imposent aux salariés qui ne peuvent guère s’y
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

opposer, alors que 40 % des salariés à temps partiel, essentiel-


lement des femmes, souhaiteraient d’autres durée et organisa-
tion du travail ; les formes d’emploi précaires (CDD et
intérim) ne sont, en général, pas choisies ; une majorité des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

salariés européens espérait une durée du travail située entre 30


et 35 heures en lieu et place de la tranche 35 à 40 heures qui
demeure la norme 8.
Pour la majorité des salariés et des actifs occupés, les usages
du temps et les rythmes de la vie quotidienne sont contraints
par l’organisation des horaires de travail. Plusieurs recherches
que nous avons menées concernant l’impact de la réduction/
aménagement du temps de travail sur les usages du temps ont
permis de mettre en évidence le rôle joué par les modalités de
la réduction du temps de travail (RTT quotidienne, hebdoma-
daire, sous forme de jours, etc.) et par la plus ou moins grande
régularité des horaires 9 . Les problèmes rencontrés par les
salariés dans leurs usages du temps hors travail sont également
fonction de leurs horaires de travail et de sa durée :
— s’agissant des salariés en horaires « normaux »,
l’incompatibilité entre leurs horaires de travail et les horaires
d’ouverture des services utilitaires apparaît de façon nette. Si
leur accès aux services de loisirs est plus aisé dans la mesure où
les horaires d’ouverture de ces services sont, partiellement,
ajustés sur les horaires de travail dominants, ils sont toutefois
confrontés à des phénomènes de saturation et d’encombre-
ment dus au nombre limité de services disponibles durant leurs
plages de temps libre ;

8. G. BOSCH et A. WAGNER, « Working time and working time preferences in Europe »,


communication à la 8e Conférence du séminaire international sur le temps de travail,
Amsterdam, 14-16 mars 2001.
9. ANXO et alii, « Recomposition du temps de travail, rythmes sociaux et modes de
vie », in Travail et Emploi, nº 74, 1998 ; J.-Y. BOULIN et C. du TERTRE, op. cit., 2001.

42
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

— lorsque les salariés se trouvent en décalage temporel par


rapport à ce modèle dominant, ce qui est de plus en plus
fréquent du fait des développements de la flexibilité du temps
de travail, on observe que s’ils ont, d’une façon générale, un
accès plus facile aux services utilitaires ainsi qu’à de
nombreux équipements récréatifs, sportifs et culturels, en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

revanche nombre d’activités de loisir, qui sont parmi les plus


denses en sociabilité, ne sont pas disponibles durant leur temps
libre. L’isolement social est bien souvent au débouché de la
mise en œuvre d’horaires atypiques. Par ailleurs, un accès
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

objectivement plus aisé aux services n’implique pas mécani-


quement une modification des attitudes. L’organisation domi-
nante du temps de travail a présidé à la distribution temporelle
des activités, mais elle a également façonné les comporte-
ments. Être décalé par rapport aux rythmes dominants de
travail, c’est l’être également par rapport aux comportements
dominants dans le temps libre. Ce degré élevé d’homogénéité
des comportements met en lumière la faible mobilité tempo-
relle des individus observable non seulement à travers la struc-
ture d’utilisation du temps hors travail, mais également face
aux modifications du temps de travail. À cela, il convient
d’ajouter que cette faible mobilité temporelle se trouve
renforcée par les difficultés que rencontrent ces catégories
dans leur mobilité spatiale du fait du degré très faible de trans-
versalité entre les différents systèmes d’horaires qui, dans le
cas présent, les confrontent à une organisation des horaires des
transports qui n’a pas suffisamment évolué 10.
L’ensemble de ces observations indique que le temps de
travail continue de structurer la vie sociale et de rythmer les
modes de vie des citadins. Toutefois cette hégémonie peut être
remise en cause : ainsi, les grands événements sportifs (jeux
olympiques, coupe du monde de football, tournois de tennis,
etc.) ou culturels (fête de la musique, festivals) tendent à intro-
duire des porosités dans le temps de travail. Au fond, la ques-
tion posée ici est de savoir si l’on peut s’affranchir d’une
approche déterministe et univoque de la relation entre travail et

10. Jean-Paul BAILLY et Édith HEURGON, Nouveaux Rythmes urbains : quels trans-
ports ?, Les Éditions de l’Aube, 2001.

43
les enjeux des temps urbains

hors-travail. Le temps hors travail, bien souvent confondu avec


le temps de loisir, était le plus souvent appréhendé comme un
résidu du temps de travail : ainsi, les attitudes et comporte-
ments dans le domaine des loisirs étaient analysés soit en
termes de généralisation/reproduction, postulant ainsi que les
salariés reproduisent dans le hors-travail les expériences posi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tives et négatives vécues durant le temps de travail, soit en


termes de compensation, inférant ainsi que le temps libre a une
fonction correctrice par rapport aux contraintes vécues dans le
travail. Un troisième modèle, celui de la neutralité, a été déve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

loppé chez S. Parker, dans lequel les comportements dans le


hors-travail sont indépendants de ce qui joue dans la sphère du
travail 11. L’hypothèse qui structure les développements qui
suivent postulerait plutôt un équilibre entre les différents
temps sociaux, dont le temps de travail, dans la détermination
de la vie sociale.

Vers une maîtrise des temps sociaux ?

Plus de temps hors travail et surtout une autre distribution


des structures temporelles : telle semble être la configuration
temporelle à venir de nos sociétés. Notre hypothèse est que,
plus profondément et plus sûrement que la RTT à structures
temporelles inchangées caractéristique des cinquante
dernières années, ce mouvement de diversification des durées
et organisation du temps de travail est porteur d’une modifica-
tion des modes d’utilisation du temps, des représentations rela-
tives à la place et aux valeurs attachées aux différents temps
sociaux et partant des modalités d’articulation des temps.
On peut en voir les indices dans une double évolution rela-
tive aux attentes des salariés :
— tout d’abord, la demande sociale de temps libre obser-
vable à travers de nombreuses enquêtes et qui traduit un phéno-
mène de valorisation du temps libre dont on peut faire l’hypo-
thèse qu’il est porteur de profonds changements sociaux.
Certes, lorsque l’on soumet aux salariés la question en termes

11. S. PARKER, Leisure and work, Allen and Unwin, 1983.

44
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

d’arbitrage entre l’augmentation des salaires et la RTT, une


majorité penche encore en faveur de la première, sauf lorsque
l’emploi est mis dans la balance. Toutefois, cette approche
fausse la perspective, et dès lors que l’on sort de ce dilemme,
on retrouve une assez grande insatisfaction des salariés à
l’égard de leur durée de travail ;
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

— ensuite, l’aspiration chez les salariés à une plus grande


maîtrise de leurs structures temporelles : la jouissance du
temps libre est autant, sinon plus, dépendante de l’enchaîne-
ment des séquences temporelles dévolues au travail et aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

autres activités — de son emplacement sur le jour, la semaine,


le mois, l’année ou le cycle de vie ; de sa distribution entre les
sexes — que de sa dimension quantitative (augmentation du
temps libre). L’utilisation du temps dans l’espace familial,
dans les loisirs, dans l’espace politique dépend fortement de la
façon dont est organisé le temps de travail. Face au développe-
ment de la flexibilité productive s’affirme une aspiration à une
plus grande autonomie dans la gestion par les individus de
l’articulation entre leurs temps sociaux. Cette aspiration à plus
de souplesse de la part des salariés, combinée au fait que les
modalités recherchées de l’organisation du temps de travail
sont variables selon l’âge, le sexe, la situation familiale, le
cycle de vie dans lequel se trouve l’individu tendent à montrer
qu’il conviendrait de tenir compte des préférences indivi-
duelles dans l’élaboration des schémas d’organisation
temporelle.
À présent, deux voies se présentent en Europe pour parvenir
à ce rééquilibrage des différents temps sociaux dans la structu-
ration de la vie sociale et des rythmes de vie des individus : la
régulation collective des choix individuels qui articule étroite-
ment la loi et le contrat ; la problématique des temps de la ville
qui permet une meilleure concordance et coordination entre les
différents systèmes horaires sur un territoire donné.
La première vise à donner de plus larges possibilités aux
salariés de moduler leur temps de travail selon les différentes
phases de leur cycle de vie, de concilier leur vie profession-
nelle avec d’autres temps sociaux (temps familial, temps de
loisir, temps de formation, etc.). La seconde est liée à la néces-
sité de repenser les fonctionnements collectifs (notamment

45
les enjeux des temps urbains

ceux des services) dans un contexte de flexibilisation des


temps travaillés. Une telle approche, qui repose sur une modi-
fication des représentations de la place du travail dans nos
sociétés et de son articulation avec les autres temps sociaux,
passe, à l’observation des autres pays européens concernés par
ces évolutions, par un engagement de l’État dans les processus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

d’initialisation ou même de mise en œuvre de ces politiques et


donc par de nouvelles relations entre la loi et l’accord : loi
négociée comme aux Pays-Bas ; incitation à négocier des
accords de branche ou d’entreprise dans un objectif de partage
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

du travail, comme en France ou en Belgique, ou à conclure des


contrats individuels comme dans le cas des congés longs au
Danemark, en Finlande ou en Italie.

Flexibilité négociée et temps de la ville

Durant les années quatre-vingt-dix, l’objectif d’un droit à


l’absence et d’une plus grande maîtrise par les salariés sur leurs
temps travaillés s’est imposé comme un des enjeux des poli-
tiques du temps de travail, généralement en lien avec celui du
partage du travail (Danemark, Finlande, Belgique, Pays-Bas,
Italie). On peut y voir la conséquence du développement de la
flexibilité productive qui impose aux salariés des horaires
atypiques, instables et peu commodes du point de vue de l’arti-
culation entre vie au travail et vie familiale et sociale. Ces
évolutions semblent, en effet, susciter en retour une demande
de plus grande maîtrise des salariés sur leurs horaires de travail
dont la réalisation transite le plus souvent par la voie législa-
tive : octroi de droits individuels à l’absence, possibilité de
modifier son temps de travail ou encore encadrement de la
flexibilité.
C’est ainsi que, dans des pays peu familiers avec le recours
à la législation sur le temps de travail, on a vu se multiplier des
dispositions législatives de ce type visant à la mise en place de
modalités d’interruption de carrière, qui avaient été initiées dès
le milieu des années soixante-dix en Suède. Entre dans ce
cadre la mise en œuvre de congés thématiques au Danemark
(lois de 1992 et de 1994 instituant le congé formation, parental

46
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

et sabbatique dans un objectif de rotation sur le marché du


travail), en Finlande (loi de 1996 sur l’interruption de carrière
qui visait également un objectif de partage du travail), en Italie
(loi de mars 2000 sur le congé parental et le congé formation),
en Belgique enfin avec les dispositions sur l’interruption de
carrière. Au printemps 2001, la France a adopté un texte de loi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

instituant un congé de paternité de deux semaines. Enfin, les


Pays-Bas constituent l’exemple le plus abouti de cette logique :
tout d’abord avec la loi de janvier 1996 qui instaure un cadre
réglementaire à la flexibilité, sous-tendu par le concept
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

« néologisé » de « flexsécurité ». Cette loi a institué un double


régime pour l’organisation des horaires de travail : standard et
applicable à tous pour le premier, dérogatoire et applicable
sous réserve d’un accord entre les partenaires sociaux pour le
second qui est plus « large ». Ensuite avec la loi votée par le
Parlement de La Haye en février 2000 qui instaure un droit
pour les salariés à modifier leur durée du travail et à peser sur
la détermination de leurs rythmes de travail (c’est-à-dire à
diminuer ou à augmenter leur temps de travail). Les revendica-
tions actuelles du syndicat suédois LO s’inscrivent dans cette
même dynamique : la croissance revenue, ils réclament une loi
sur le droit au temps libre qui confère au salarié une possibilité
de peser sur l’organisation de ses heures de travail tant au plan
quantitatif que qualitatif (distribution sur la semaine, sur
l’année ou sur le cycle de vie).
Toutes ces innovations sociales qui visent à modifier les
structures et rythmes du temps de travail sont dictées par des
préoccupations qui réfèrent à la vie hors travail. Elles suppo-
sent un équilibre entre les contraintes économiques et organi-
sationnelles des entreprises d’un côté, et les contraintes et aspi-
rations liées aux autres temps sociaux des individus dans la
détermination des modes d’organisation du temps de travail de
l’autre. Ce que nous résumons sous le terme de flexibilité
négociée se situe en opposition polaire au regard d’une autre
tendance qui est celle de l’endogénéisation des contraintes
hors travail par les entreprises : pour retenir leurs salariés,
certaines entreprises dispensent en interne des services dans
l’objectif d’une conciliation entre les temps sociaux. Mais on

47
les enjeux des temps urbains

voit bien que cette dernière approche s’inscrit dans la logique


de soumission des temps sociaux au travail.
D’une façon générale, les corrections aux dysfonctionne-
ments résultant de la désynchronisation croissante des temps
sociaux ont été opérées à la marge en maintenant le cadre
temporel inchangé, notamment à travers le recours aux formes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

diversifiées d’emploi. Avec celles-ci, il s’agit moins d’initier


une offre nouvelle ou de s’adapter aux modifications des
rythmes individuels que de répondre et de s’ajuster à des
contraintes telles que les phénomènes de pointe ou le mouve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

ment général de réduction de la durée individuelle de travail


(maintien de l’amplitude d’ouverture). Au total, il semble bien
que la réponse par la différenciation des statuts ou la flexibi-
lité du temps de travail, outre leurs effets de segmentation du
marché du travail, ne se situe pas à la hauteur des enjeux liés à
ces transformations.
Le problème central qui se trouve posé de ce point de vue
est celui de la construction de nouvelles formes de régulation
des régimes temporels visant à resynchroniser sur un mode
différent les activités économiques, sociales et culturelles.
La problématique des temps de la ville est une façon de
répondre à ce défi. Une des idées centrales qui sous-tend cette
approche est celle d’une relation dialectique entre les formes
d’organisation du temps de travail élaborées dans l’entreprise
et le fonctionnement des services urbains : horaires des
services administratifs, des transports et communications, des
services de santé et éducatifs, des services de loisirs, etc.
On ajoutera que la diversification des horaires des services
est concomitante à la réduction du temps de travail singuliè-
rement dans une économie de services dans laquelle la
consommation de produits cède de plus en plus la place à la
consommation de services c’est-à-dire à l’utilisation directe
du temps de travail des prestataires de services. Mais cette arti-
culation ne doit pas conduire à ne prendre en compte chez
l’individu que sa dimension consumériste : l’approche des
temps de la ville appréhende l’individu dans sa totalité, à partir
de ses actions quotidiennes mais également dans sa

48
le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins ?

corporalité, son positionnement dynamique dans le temps et


dans l’espace 12.
Il s’agit au fond, à travers la notion de ville « consciente du
temps 13 » de mettre l’accent sur la nécessité de concilier des
modes de fonctionnement diversifiés pour des individus qui
tantôt sont producteurs, tantôt consommateurs, tantôt parents,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tantôt préoccupés par leur propre subjectivité, tantôt solitaires


(voire même isolés), tantôt immergés dans un nœud de rela-
tions sociales, etc.
Cette approche qui constitue le problème du temps — dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’organisation du travail comme dans les différents aspects de


l’organisation sociale — en enjeu central du devenir des
sociétés occidentales se place résolument dans une perspec-
tive systémique. Elle indique, par exemple, que l’on ne peut
développer une politique du temps de travail dans l’entreprise,
qu’il s’agisse d’une politique dictée par des impératifs d’ordre
économique (flexibilité) ou qu’elle réfère à une conception
émancipatrice du temps de travail (optionalité), en faisant
abstraction de ses externalités, c’est-à-dire de l’interaction
entre les décisions prises dans l’espace du travail et leurs effets
sur l’ensemble de la société. On voit bien qu’il s’agit là
d’orientations qui ne peuvent être décidées uniquement à
l’échelon des entreprises : elles nécessitent une recomposition
à un échelon plus central (le territoire, qu’il s’agisse de la ville,
la région voire la nation) afin de concilier des intérêts souvent
divergents. Loin de basculer dans les utopies de la société des
loisirs 14 ou du temps libre 15, il s’agit en réalité, à travers ces
politiques, d’appréhender chacun des temps sociaux dans sa
relation aux autres 16.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les initiatives italiennes,
allemandes et françaises des « temps de la ville », ou encore

12. S. BONFIGLIOLI et M. MAREGGI (a cura di), Il tempo e la città fra natura e storia.
Atlantedi progetti sui tempi della città, Urbanistica Quaderni, Collana dell’Istituto Nazio-
nale di Urbanistica, anno III, 1997.
13. U. MÜCKENBERGER (Hrsg.), Zeiten der Stadt, Edition Temmen, 2000.
14. Joffre DUMAZEDIER, Vers la civilisation des loisirs ?, Seuil, Paris, 1962.
15. Roger SUE, op. cit., 1994.
16. Dominique MÉDA, « Remettre le marché à sa place », Alternatives économiques,
novembre 2000.

49
les enjeux des temps urbains

celles prises aux Pays-Bas dans le cadre du programme Dag


Indeling (« la réorganisation du calendrier horaire de la
journée) 17 ». On soulignera d’ailleurs la façon dont la
congruence entre les approches de la flexibilité négociée et
celle des temps de la ville est explicitée en Italie par la loi
Turco de mars 2000. Celle-ci traite, en effet, simultanément de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

thèmes qui touchent aux possibilités données aux salariés


d’agir sur leur temps de travail (le développement des congés
parentaux et des congés-formation) ainsi qu’à la nécessaire
coordination des « temps de la ville » ou encore à la promo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tion de l’utilisation des « divers temps » à des fins de solida-


rité sociale (les banques du temps). Nous avons vu que la
seconde loi Aubry du 19 janvier 2000 s’inscrivait timidement
dans cette logique. Mais, comme le souligne le rapport
d’Edmond Hervé remis au ministre délégué à la Ville et à la
secrétaire d’État aux Droits des femmes et à l’Égalité profes-
sionnelle, c’est aux acteurs sociaux et politiques de lui donner
vie, notamment à travers la mise en œuvre de bureaux du temps
à l’échelon communal.
Le travail reste encore et sans doute pour longtemps un
élément fort du cadencement de la vie sociale des individus et
un élément structurant des rythmes urbains. Plusieurs indices
analysés précédemment attestent cependant que le temps de
travail doit de façon croissante composer avec les autres temps
sociaux dans la construction de l’organisation sociale du
temps. L’ensemble des évolutions que l’on a mis en évidence
montre que les facteurs économiques, sociaux et culturels qui
justifiaient une organisation standardisée du travail sont en
voie de dilution. Les entreprises et les institutions ne peuvent
l’ignorer.

17. J.-Y. BOULIN et U. MÜCKENBERGER, Times in the City and Quality of Life, BEST,
European studies on time, European Foundation, Dublin, 1999.
3
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les temps de l’école


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

rythment-ils les temps sociaux ?

par Marie Raynal

« Ce qui surgit dans l’air du temps est aussitôt à


exclure comme périmé. À l’air du temps, il faut
opposer le typhon des formes qui ignorent le temps et
qui roulent dans l’histoire humaine. »
Pascal QUIGNARD, Rhétorique spéculative.

Vite pensée, vite donnée, la réponse à la question posée par


le titre serait « oui ». C’est bien l’école qui impose ses rythmes
aux adultes. Ainsi en va-t-il de l’alternance annuelle des
périodes de travail et de vacances, fortement marquée par les
congés scolaires. L’économie en dépend et les stations de ski,
par exemple, comptent sur les deux fois quinze jours d’inter-
ruption scolaire pour remplir leurs hôtels en hiver. Ainsi la
France au mois d’août est-elle massivement au bord de la mer.
Le rythme quotidien est également affecté, ou plutôt décalqué,
sur les horaires des entrées et sorties de classe. La pause du
mercredi et les week-ends, grignotés lorsque les enfants ont
cours le samedi matin, scandent quant à eux les rythmes
hebdomadaires. Autre indice, la mise à mal de l’organisation
de la famille lorsqu’un enseignant est absent ou l’enfant
malade : qui va le garder ?

51
les enjeux des temps urbains

En résumé, la vie quotidienne des parents anticipe, suit ou


court après le tic-tac pendulaire des cadences scolaires.
Mais, après ce survol paresseux, vient poindre un soupçon :
qui court après qui ? Le temps de l’institution scolaire coïn-
cide-t-il exactement avec celui des enfants ? Sur quoi règle-
t-on le temps social : les besoins des enfants ou l’emploi du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

temps des adultes ? Les travaux des champs n’ont-ils pas, il y a


certes fort longtemps, présidé aux choix des dates de vacances
d’été ? Quels critères prévalent aux horaires de l’école ? Quel
horloger suprême a décidé, par exemple, qu’il fallait 26 heures
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

de cours par semaine à l’école primaire, 26 heures en sixième


et 28 heures et demie en troisième, entre 27 et 30 heures au
lycée ? On a donc dû vérifier qu’un enfant de 6 ans, qui entre à
la grande école, peut assimiler autant de choses, dans le même
temps, que celui de 12 ans qui est au collège…
Ce que l’on appelle d’un euphémisme qui ne manque pas
d’audace les « temps de l’enfant », ou encore ces fameux
aménagements des rythmes, censés organiser le temps total de
l’école et de tout le reste, ne doivent pas seulement servir de
patine « moderne et innovante » aux vieilles interrogations
jamais résolues, parmi lesquelles, comme pour mieux nous
tenir écartés de l’essentiel, celle qui concerne la semaine de
quatre jours ou de quatre jours et demi se taille le plus beau
succès. Aborder les questions éducatives par l’angle du temps,
sauf à accepter de masquer délibérément les impasses dans
lesquelles nous sommes enferrés, nous oblige à repenser
l’ensemble, à nous poser des questions de fond, des questions
sur le sens des apprentissages, sur ce que nous proposons
comme modèle à nos enfants, et sur la société qui se dessine à
partir des choix initiaux que nous faisons.

La vie quotidienne des enfants


est de fait réglée sur celle des adultes

L’emploi du temps des parents, ou plutôt le temps qui


manque aux parents, ou encore, pour être tout à fait précis, le
temps réglé sur les entreprises dans lesquelles travaillent les
parents est la vraie unité de mesure du temps de la plupart des

52
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

enfants, du moins ceux dont les deux parents travaillent. Les


souffrances ressenties par les parents dans l’organisation de
leur temps ont donc des répercussions directes sur la vie des
enfants.
Arriver à l’école à deux ans est un des premiers symptômes
d’une accélération précoce. En France, il y a 2,2 millions
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

d’enfants de moins de trois ans et, en l’absence d’un nombre


suffisant de crèches qui permettraient d’accueillir les plus
petits dans les meilleures conditions, on avance l’âge d’entrée
à l’école. Scolarisation précoce ou garde gratuite ? Même si les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

statistiques attestent que les enfants des quartiers défavorisés


sont gagnants à aller le plus tôt possible à l’école, cette
tendance ne fait pourtant pas l’unanimité. En effet, apprendre
très tôt la langue commune est un des critères de réussite, mais
ne pourrait-on pas plutôt inciter les femmes des quartiers popu-
laires à mettre leurs enfants à la crèche ? L’apprentissage y
serait encore plus aisé. Le véritable obstacle est que les enfants
dont les mères ne travaillent pas ne sont pas acceptés à la
crèche, pas plus d’ailleurs qu’à l’école s’ils ont deux ans. Outre
le fait qu’on n’encourage pas ainsi le travail des femmes, on
remarquera qu’une politique qui prend en compte le besoin
d’harmonie du couple, des femmes et des enfants passe, en
premier lieu, par la mise en place de systèmes de garde qui
évitent de brûler les étapes dès la petite enfance 1.
Partir tôt de chez eux et y revenir tard est une autre consé-
quence du rythme imposé aux enfants. La journée de ces
enfants, tirés du lit aux aurores et qui rentrent chez eux… pour
y retourner, n’est pas un modèle d’épanouissement. Ils souf-
frent de plusieurs maux.
D’abord d’un manque de sommeil et de repos. Le profes-
seur Hubert Montagner se bat depuis plusieurs années pour
démontrer la part essentielle que représente le sommeil dans la
vie psychique et dans la réussite des enfants. Ce n’est pas un
phénomène de second ordre. Il constitue, au contraire, l’unité
de référence première à partir de laquelle nous devrions régler
le reste du temps. Mais dans une société pressée, aux multiples
sollicitations et qui prétend tout maîtriser, le sommeil devient

1. Cf. Dominique MÉDA, Le Temps des femmes, Flammarion, 2001.

53
les enjeux des temps urbains

une variable négligeable en dépit même des enjeux, il est vrai,


trop ignorés. L’expertise collective « Rythmes de l’enfant : de
l’horloge biologique aux rythmes scolaires 2 » spécifie que « le
sommeil est non seulement un facteur de bonne santé, mais
[qu’]il conditionne également la qualité et la rapidité des
apprentissages ». Une des recommandations consiste à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

« retarder notamment l’heure d’entrée en classe pour les


adolescents en collège et lycée et éviter les réveils trop tardifs
les jours non scolaires ». Nous sommes loin du compte.
Les enfants souffrent également d’un surcroît d’occupa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tions. En effet, occuper tout le temps est quasiment une obses-


sion éducative pour les différentes institutions que rencontre
l’enfant tout au long de ses longues journées — la journée
scolaire en France est la plus longue du monde, avec celle de
la Belgique et de l’Autriche. Remplir le temps est l’essentiel
souci de l’éducateur, peu habitué à penser la part fondatrice du
silence, c’est-à-dire l’espace de la pensée. Il est formé à dire ce
qu’il faut savoir, ce qu’il faut faire. Il s’y plie scrupuleuse-
ment, tant et si bien que, lorsqu’il ne fait rien, par hasard ou par
fatigue, et que les enfants, eux, prennent une initiative, il
éprouve une sorte de honte. C’est ainsi que ce qu’on appelle
l’aménagement des rythmes prévoit, avec beaucoup de géné-
rosité et la conscience du devoir accompli, des activités avant,
pendant et après l’école, sans même oublier l’heure des repas.
Le temps qui reste, celui de la rêverie, du si précieux ennui que
l’on confond bien à tort avec le rien, est alors réduit à une peau
de chagrin. Et pourtant, si on insiste à juste titre sur l’indispen-
sable apprentissage de la vie sociale, on oublie le rôle de la
solitude dans la construction de la personne. La solitude
« procure l’espace et le temps nécessaires pour que les capa-
cités biologiques innées puissent s’actualiser en un état
psychique personnel. Progressivement, l’enfant devient un
enfant : une personne qui a droit à sa propre intimité 3 ». Les

2. « Rythmes de l’enfant : de l’horloge biologique aux rythmes scolaires », INSERM,


février 2001.
3. Masud KHAN, « Enfance solitude et folie dans l’enfant », numéro de La Nouvelle
Revue de psychanalyse, sous la direction de J.-B. Pontalis.

54
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

temps dits « morts » peuvent alors être des temps si forts qu’ils
structurent toute une existence.
Les mêmes enfants vivent aussi une trop grande solitude.
Cette affirmation n’a rien de contradictoire avec la précé-
dente. Les enfants dont les parents travaillent sont souvent les
« enfants à la clé », décrits par les sociologues. Après la fin de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’école ou de leurs autres activités, ils rentrent seuls chez eux,


gardés par la télévision, privés de la nourriture affective et de
la réassurance quotidiennes dont ils ont un besoin impératif.
Plus tard, ce sont des adolescents livrés à eux-mêmes, que l’on
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

retrouve en bandes, coupés du monde des adultes, et qui


défraient la chronique par des rites d’appel à l’aide qui réson-
nent comme des menaces.
Entre le trop et le manque, la vie d’un enfant bat souvent au
rythme inquiétant d’une horloge désynchronisée.

Tachycardie pédagogique

Cette façon de régler la vie des enfants sur celle des adultes
n’est certes ni satisfaisante ni génératrice de bien-être. Mais,
peut-être y a-t-il plus grave. L’emploi du temps scolaire, lui
aussi, s’organise selon des caractéristiques contestables, dont
les conséquences sur la qualité éducative, le goût d’apprendre
et la réussite des élèves, sont rarement mises en relief. Répéti-
tion, segmentation, linéarité et vitesse en constituent les princi-
paux fondements temporels.
Liée à l’angoisse du vide et à l’accumulation de connais-
sances dispensées à un rythme soutenu heure après heure,
« comme qui verseroit dans un entonnoir » (Montaigne), la
répétition est inévitable et devient même le bégaiement néces-
saire pour faire « rentrer » ce qui résiste. La recommandation
du philosophe d’une tête bien faite plutôt que bien pleine, si
elle trouve assurément sa place comme citation décorative
indispensable à la culture générale de chaque élève, malgré la
force de la formulation et le poids des siècles, reste dans la
pratique pédagogique lettre morte.
Dans un chapitre intitulé « Dressage » de son ouvrage
Éléments de rythmanalyse, Henri Lefebvre brosse une critique

55
les enjeux des temps urbains

vigoureuse de notre conception de l’éducation : « On doit


distinguer l’éducation, l’apprentissage, le dressage », dres-
sage qui se fonde sur la répétition, modèle militaire s’il en est,
accompagné des nécessaires ingrédients compensatoires au
manque de sens : l’alternance mécanique de gratifications et de
punitions.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les exemples sont nombreux, hélas, d’apprentissages qui


n’attendent pas le moment propice, le moment propre à chaque
enfant, pour les aider au bon moment à tisser leur appréhension
singulière du monde.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

L’enseignement de la canonique règle d’accord du participe


passé, par exemple, véritable hantise des enseignants et des
enfants, revient d’année en année sous forme d’absurdes réci-
tations écœurantes qui provoquent… beaucoup de fautes
d’orthographe et de zéros vengeurs. En effet, vouloir faire
comprendre à toute force à des enfants trop jeunes, encore
incapables de le percevoir pour des raisons psychophysiolo-
giques, ce que signifie avant et après, la gauche ou la droite (et
que dire de la notion d’auxiliaire ?), est une perte de temps pure
et simple, ainsi que la voie la plus sûre de l’échec. Mais que
ferait-on alors pendant ces longues séances de tri entre ceux
qui y parviennent, à force d’avoir répété à la maison, et les
autres ? Peut-être écrire davantage, parler davantage, échanger
davantage, même avec des fautes, en pratiquant un enseigne-
ment de l’orthographe et de la grammaire dédramatisé, pour
dessiner doucement la silhouette des savoirs, la raison et la
beauté de la langue, racines vivantes du « futur intérieur »
(Paul Valéry) de chaque enfant. Une telle grammaire existe,
pourquoi n’est-elle utilisée que dans l’apprentissage du
français comme langue étrangère ?
En réalité, la répétition de notions, trop tôt formulées, mani-
feste l’impatience des adultes mais aussi leur désarroi.
Comment s’y prendre pour occuper tout ce temps avec des
enfants, pour leur apprendre tout ce que l’on sait ? Quand
faut-il commencer ? Et comment trier dans l’immensité des
connaissances ?
L’autre principe, qui découle du précédent, concerne la
segmentation du savoir en disciplines et en tranches horaires,
comme si l’intelligence fonctionnait ainsi par tronçons de

56
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

soixante minutes collés mécaniquement les uns aux autres,


entrecoupés de sonneries stridentes pour marquer la cadence.
Même si les études cognitives ne sont pas très avancées
— nous ne savons pas encore précisément comment ni pour-
quoi on apprend —, on sait à coup sûr que les enfants, comme
les adultes, n’apprennent par morceaux juxtaposés, une heure
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

après l’autre, sans lien les unes avec les autres et assis six
heures par jour, « en rang », en silence que parce qu’ils y sont
obligés. Mais une grande part de ce temps demeure, de ce fait,
irréductiblement contre-productif.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Outre l’inconfort qui n’a jamais favorisé l’efficacité, ces


emplois du temps répètent des mécanismes périmés. Pour qui
s’aventure à interroger la pertinence des contenus, d’étranges
et troublantes questions surgissent alors : pourquoi quatre
heures de mathématiques par semaine ? Pourquoi pas trois ?
Pour boucler le programme ? Pourquoi deux heures d’anglais
plutôt que trois ? L’absurde rôde et on se hâte généralement de
refermer la boîte de Pandore. La concurrence des disciplines,
toutes plus essentielles les unes que les autres, fait rage. Elles
se bousculent pour gagner la place prééminente et, par
poussées régulières, on ajoute ou on retranche, pour faire bon
poids. À vouloir trop régler le temps, on masque l’impossible
réglage du sens. « La crise du temps est une crise du sens 4. »
À l’heure des réseaux construits sur le modèle analogique
et la mise en relation, le cloisonnement disciplinaire est un
cul-de-sac dont on ne mesure pas les conséquences. Ce sont les
enfants des quartiers populaires qui en font principalement les
frais. « Relier les connaissances 5 » est fondamental, ce qu’a
brillamment démontré Edgar Morin. Dans les trois ouvrages
qu’il a consacrés à l’éducation 6 ces dernières années, il insiste
sur l’urgence d’une révolution éducative pour qu’à l’école les
enfants apprennent d’abord à comprendre.
Prenons un exemple. Enseigner la notion d’hypothèse en
mathématique sans marquer la différence avec l’acception que

4. Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, Bayard éditions, Paris, 1996.


5. Edgar MORIN, Relier les connaissances, le défi du XXIe siècle, Seuil, Paris, 1999.
6. Ibid. ; Edgar MORIN, La Tête bien faite, Seuil, Paris, 1999 ; Les Sept Savoirs néces-
saires à l’éducation du futur, Seuil, Paris, 1999.

57
les enjeux des temps urbains

prend ce mot en grammaire, sans tisser longuement et fine-


ment les rapports entre les disciplines et les concepts mobi-
lisés, revient à ce que de nombreux enfants ne maîtrisent vrai-
ment jamais ni la notion ni le sens du mot, qui sont certes
primordiaux pour l’école, mais indispensables dans la vie.
Comment fait-on alors pour gérer l’incertitude, une des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

angoisses essentielles de nos sociétés contemporaines, l’un des


« sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » ?
« Savoir, c’est d’abord être capable d’utiliser ce qu’on a
appris, de le mobiliser pour résoudre un problème ou clarifier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

une situation, alors que l’enseignement actuel impose la passi-


vité et l’ennui, et que l’élève loin d’y trouver une motivation,
s’empresse de tout oublier dès qu’il a réussi son examen 7. »
Prendre conscience de la complexité humaine à travers les
entremêlements des disciplines, passer agilement d’une idée à
une autre, comparer ses connaissances sont les plus sûrs
moyens de trouver du sens, des sens. C’est la source même de
la créativité. Cesser de raisonner en prisonniers de rails
toujours parallèles garantit également un meilleur jugement.
« Ramener la connaissance d’un complexe à celle d’un de ses
éléments, jugé seul significatif, a des conséquences pires en
éthique qu’en physique 8. »
On comprend bien alors que la solution ne relève pas non
plus d’une autre organisation, gérée quotidiennement, dont
une des modalités les plus fameuses consiste à répartir les
apprentissages dits « durs » le matin, et les autres — sport et
éducation artistique — l’après-midi. Cette façon de voir, rudi-
mentaire, hiérarchise indûment les apprentissages, comme si
faire du sport ou dessiner ne nécessitait pas de penser !
Notre civilisation ne se fonde plus sur l’encyclopédisme et
il convient de prendre résolument le chemin d’un décloisonne-
ment des enseignements disciplinaires, comme cela se fait
pour les travaux personnels encadrés et dans certains établisse-
ments qui organisent les apprentissages sur la base de projets.
Le bon tempo pour apprendre s’y découvre par le dialogue et

7. André GIORDAN et Gérard DE VECCI, Les Origines du savoir, Delachaux et Niestlé,


Lausanne, 1987.
8. Edgar MORIN, Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur, op. cit.

58
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

les interactions tissés au fil du temps entre enfants et adultes.


L’unité de mesure n’est alors ni le programme préformaté, ni
l’heure, ni la leçon, ni la note. Il est facile de comprendre que,
quand on commence à penser, on ne chronomètre pas, la mise
en branle de l’intelligence méritant d’autres stimulants. Nous
savons organiser de tels projets qui tiennent compte des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

apprentissages nécessaires à chaque domaine de connais-


sances, respectent le rythme des enfants et leur apprennent à
créer les rapports entre les disciplines, pour que ne s’aplatisse
pas la subtile épaisseur des savoirs qu’ils sont en train de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

forger. Les méthodes existent, il reste surtout à convaincre.

Éloge du désordre

Directement corrélé à ce qui vient d’être énoncé, l’ordre


linéaire et supposé chronologique des séquences pédago-
giques perd plus d’un élève en route. Quand un enfant sort du
ventre de sa mère, il ne trie pas. Il découvre les odeurs, les
bruits, les couleurs, il savoure d’un seul coup ce qu’on va
s’ingénier à lui restituer… dans un ordre « scientifique ». Dans
un souci rationnel, sans doute louable, les savoirs se dispen-
sent donc pas à pas, le début avant la fin, l’analyse précédant
l’objectif recherché, l’addition avant la multiplication, le
Moyen Âge avant le XXe siècle, Montaigne avant Molière, le
sujet avant le verbe (même si les premiers mots d’un enfant
sont souvent non pas « je » mais « à boire », ou encore, dans un
premier réflexe salvateur « non ! ») et dans le respect, page à
page, des programmes judicieusement concoctés par des gens
érudits qui possèdent ces savoirs, et qui ont sans doute oublié
qu’ils les avaient assimilés parfois dans le désordre. De ce
système bien rangé, il résulte qu’un adolescent découvre Freud
en terminale, si toutefois son enseignant a eu le temps de
« faire » Kant antérieurement, et que les questions concernant
la sexualité, le désir, la peur et la mort, et toutes choses qui
minent les êtres humains dès leur plus jeune âge, passent allè-
grement à la trappe. Qu’on se rassure, on étudie Racine en
classe de troisième, qui offre une vision claire des passions
humaines, bien adaptée à des élèves de 14 ans.

59
les enjeux des temps urbains

L’insécurité pédagogique fait qu’on refuse l’évidence :


même si des rappels synthétiques et chronologiques sont
évidemment indispensables, apprendre dans l’ordre est une
chimère. On apprend souvent à contretemps, à rebours, en
dehors des clous, en dehors des heures de cours, à l’envers,
parce que, soudainement, on a envie d’accélérer, ou de faire du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

surplace ou encore de repartir en arrière. On apprend aussi en


pensant à autre chose, en jouant, en ne cherchant pas, en se
demandant à quoi ça sert, en regardant les oiseaux, les nuages.
C’est à ce prix qu’on y prend plaisir et, si enseigner nécessite
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

une seule humilité, c’est bien d’accepter le surgissement de


l’inattendu, ce formidable mélange anachronique et cet irres-
pect absolu d’un ordre impossible. Nous ferions bien de relire
plus souvent Penser, classer de Georges Perec pour nous aider
à guérir de notre dérisoire manie classificatrice et sourire
opportunément de nos prétentions. Le sérieux des apprentis-
sages et l’absence maladive de fantaisie ne seraient-il pas,
d’ailleurs, à l’origine du manque d’appétit de savoirs souvent
observé à l’école ? « Tellement tentant de vouloir distribuer le
monde entier selon un code unique ; une loi universelle régi-
rait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq
continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier
pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles,
sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement, ça
ne marche pas, ça n’a même jamais commencé à marcher, ça
ne marchera jamais. N’empêche qu’on continuera encore
longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu’il a un
nombre impair de doigts ou des cornes creuses 9. »
Les fameux curriculae, terme de la didactique pour nommer
les programmes, font l’objet de casse-tête savants, souvent
passionnants et certes tout à fait utiles. Mais, dans la pratique
professionnelle, il s’agit d’abord d’accepter le brouhaha
éducatif et d’entretenir amoureusement ce décisif désordre des
savoirs que les élèves n’auront alors de cesse… d’organiser,
inventant à leur tour leur improbable classement. Il y faut
confiance, patience, durée, élasticité pédagogique, bref une
nouvelle pédagogie du temps éducatif.

9. Georges PEREC, Penser, classer, Hachette, Paris, 1985.

60
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

Limitation de vitesse

Autre pilier du temps scolaire : la vitesse. Notre modèle


éducatif tout entier fonctionne sur cette maxime : être le
premier, plus vite que les autres et sans s’occuper des autres.
Le surdoué paraît à cet égard une figure exemplaire. « Il faut
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

aller vite et mettre au plus tôt à mal ses concurrents. Il


progresse avec une telle célérité qu’il laisse derrière lui ses
petits camarades et qu’il se retrouve seul. Bientôt il aura
dépassé ses parents, ses maîtres. Il ne lui reste qu’à recevoir le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

prix Nobel et à disparaître de cette terre où il ne trouve plus de


partenaire à sa mesure. » L’ironie de Pierre Sansot qui
promeut, quant à lui, un « bon usage de la lenteur 10 », révèle
l’absurde course dans toute sa férocité.
La précocité comme critère social de la réussite — parce
qu’être à l’heure ne suffit pas, encore faut-il être en avance —,
la vitesse comme modèle dominant renforcent le système, tout
entier centré sur la sélection et la compétition. Quant au retard,
il orchestre l’échec annoncé. Le redoublement, tel qu’il est
pratiqué à l’heure actuelle, en est la fâcheuse illustration. Nous
avons décidé de façon arbitraire que, pour savoir telle ou telle
chose, il fallait avoir tel ou tel âge. C’est ainsi que l’apprentis-
sage de la lecture, notamment, fait chaque année ses ravages
dans les petites têtes parfois perdues des enfants de six ans,
perturbant les familles, inquiètes devant une condamnation
aussi précoce de l’avenir de leurs enfants. L’élève peut avoir
été malade, avoir appris autrement, dans un autre ordre, savoir
mieux ce qu’il sait : qu’importe, il est en retard et, autant qu’il
le sache tout de suite, ses chances d’aller en classe préparatoire
sont nulles. Les enfants vivent leur retard et leur âge comme
une honte et, dans ces conditions, renoncent souvent à pour-
suivre leurs efforts. Pendant ce temps, en Allemagne, tous les
enfants disposent d’un an supplémentaire pour accomplir leur
scolarité jusqu’au baccalauréat.
On conviendra aisément que la compétition n’est pas forcé-
ment une contre-valeur, mais peut-être pourrait-on la réfléchir,

10. Pierre SANSOT, Du bon usage de la lenteur, Payot, Paris, 1998.

61
les enjeux des temps urbains

ne pas la vivre passivement et surtout la distribuer sur des


critères diversifiés dont la solidarité ne serait pas absente.
Car la mise en concurrence contribue à l’éjection des plus
faibles et des plus pauvres, comme si la valeur de l’homme
était mesurée à l’aune de sa puissance et de sa combativité,
comme si l’intelligence n’était à prendre en compte qu’après
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

un combat symbolique ou réel pour s’imposer à tout prix.


Organiser le temps de l’apprentissage comme une course-
poursuite, dans une sorte de consensus social tacitement
orchestré, va de pair avec notre système de triage : les meil-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

leurs avec les meilleurs, et dans les meilleures écoles. Cette


logique injuste et irrationnelle sépare les élèves « élus » et les
autres. Les bons élèves, ceux qui sont choisis par leur famille
et par leurs enseignants, vont suivre une scolarité souvent
douloureuse (lire à cet effet les conclusions des travaux du
Haut Comité à la santé concernant les souffrances des collé-
giens) mais en sachant pourquoi. Ils travaillent même pendant
les vacances 11, mais ils font partie des gagnants et il faut se
dépêcher. Ils sortent souvent malades de la « guerre » scolaire,
mais ils en récupèrent vite les bénéfices. Ils passent de la
maternelle aux grandes écoles, en petits groupes, encadrés très
fortement dans des structures dédiées à cet effet et dans des
conditions de confort très grandes (classes préparatoires, HEC,
Polytechnique, ou grandes écoles payantes…).

Le temps d’apprendre

Les enfants des familles modestes, eux, ne partent pas avec


les mêmes chances de réussite. Quand ils arrivent à six ans à
l’école, ils ne savent pas « déjà », comme leurs petits cama-
rades, ce qu’ils sont venus apprendre, ils ne savent pas « déjà »
compter, lire, écrire, parler… donc, ils prennent du retard…
donc, ils réussissent moins bien… donc, ils quittent le système
éducatif plus tôt que les autres. On saisit la logique infernale.

11. Une recherche de l’IREDU conclut que les élèves qui auraient manifestement le
plus besoin de travailler pendant les congés, c’est le cas à l’évidence des enfants déjà en
retard, sont véritablement laissés en jachère.

62
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

Pour ceux qui sortent à seize ans de l’école, les unités de temps
ne sont plus les mêmes. Leur temps éducatif est réduit alors
qu’il devrait être précisément allongé. Le temps moyen passé
à l’école a presque doublé en vingt ans, le leur est resté le
même, creusant des écarts à faire frémir. Ils en éprouvent un
intense sentiment d’impuissance et d’injustice. Ils pensent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

avoir perdu leur temps, n’ont plus confiance en eux, se sentent


coupables et sont persuadés qu’ils ont mérité leur sort.
Violence ou dépression se répondent alors en un sinistre
écho 12.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les enfants qui naissent maintenant vont vivre vieux. Au


moment où le concept d’« éducation tout au long de la vie »
commence à convaincre, laissons-leur le temps d’apprendre et
de réussir ! Si l’école n’est plus obligatoire après seize ans,
l’éducation en revanche doit le rester. Une continuité éduca-
tive que rien ne devrait rompre doit devenir la norme. Trop de
jeunes vivent dans un temps arrêté : celui de l’échec, et nous ne
pouvons l’admettre.
Il faut que l’école change, qu’elle n’oublie jamais que les
enfants viennent à l’école pour apprendre ce qu’ils ne savent
pas, et qu’elle n’oublie pas davantage qu’ils peinent à le faire,
parce que, malgré nos efforts, nous ne savons pas très bien
nous y prendre.
Il reste aussi à inventer des lieux qui donnent du temps, des
lieux où les jeunes en échec puissent recommencer autrement
et faire une pause pour imaginer leur avenir. Le lycée du
Temps choisi, si bien nommé, ou l’Auto-École, à Saint-Denis,
sont de ces lieux où l’on prend appui sur le potentiel des jeunes
pour les projeter vers un futur possible. Il en manque
beaucoup.

12. Le rapport « Souffrances et violences à l’adolescence » (ESF, Paris, 2000) remis à


Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville, et coordonné par Marie Choquet, met en
évidence le lien logique entre « avoir mal, faire mal et mettre à mal ».

63
les enjeux des temps urbains

Ce qui manque le plus n’est pas la réponse,


mais la question

Revenons aux questions toujours en suspens et dont les


adultes souffrent tacitement, prisonniers du lourd silence
collectif. Que signifie éduquer un enfant ? Comment y
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

parvenir ? Quels savoirs, quelles valeurs, quelle éthique lui


transmettre ?
Ils y répondent souvent de leur mieux, par des modes
d’organisation du temps éducatif, scolaire et non scolaire,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

reconduits en fonction de leurs habitudes, de leurs besoins ou


de leurs désirs. Ils tentent de réagir à des changements qui
s’opèrent dans leur propre mode de vie 13 . Ils parent à
l’angoisse avec des modifications superficielles, ou prises
dans l’urgence lorsqu’ils doivent faire face aux secousses des
adolescents qui ne se gênent pas pour poser les questions à leur
manière.
Les solutions toutes prêtes, les méthodes miracles ou les
modes d’emploi sur mesure n’existent pas, évidemment.
Faut-il pour autant rester immobile, tourner en rond, attendre le
grand soir, ou faire demi-tour de façon radicale ?
Nous esquivons souvent la question, persuadés que tout le
monde se pose la même ou qu’elle a déjà été posée, et nous
nous précipitons sur les solutions. Notre fuite en avant chro-
nique devient un mode d’agir ordinaire et nous fait lâcher le
« pourquoi » pour des réponses hâtives et inadaptées. La
dernière saccade collective en matière d’éducation date de
1968. Depuis, alors que la société changeait à une vitesse folle,
la réflexion a cruellement fait défaut et nous en mesurons sans
cesse les effets.
À contre-courant de cette tendance génératrice de leurres
idéologiques, d’éphémères ruptures, de mirages de maîtrise ou
de microremèdes, c’est en posant inlassablement les questions
fondamentales, en travaillant à une culture collective du ques-
tionnement en continu, que nous pourrons enclencher les

13. Il conviendra, à cet égard, d’examiner précisément quelles seront les répercussions
du passage aux 35 heures sur le partage des tâches hommes/femmes et de vérifier que ce
temps « gagné » bénéficiera aussi aux enfants.

64
les temps de l’école rythment-ils les temps sociaux ?

changements nécessaires, dans la perspective d’un huma-


nisme dont on a trop tôt annoncé la fin. Jean-François Lyotard,
dans son avant-propos à L’Inhumain : causeries sur le temps,
interroge notre façon de concevoir l’éducation, creuset de
l’humanisme et fausse évidence.
Il flotte une sorte d’indétermination dans la définition.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Qu’est-ce qui valide le statut d’homme ? Que le petit de


l’homme ait besoin d’éducation et de culture pour devenir au
bout du compte un humain, ou au contraire que sa fragilité
première atteste de son appartenance à l’humanité ? « Son
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

retard initial [celui de l’enfant] sur l’humanité, qui en fait


l’otage de la communauté adulte, est aussi ce qui manifeste à
cette dernière le manque d’humanité dont elle souffre, et ce qui
l’appelle à devenir plus humaine 14. »
La violente polémique autour des écrits du philosophe alle-
mand Peter Sloterdijk concerne, pour une part, l’éducation.
Les expressions qu’il utilise : « élevage des hommes »,
« domestication », « parc humain », nous provoquent et nous
poussent dans nos buts. « L’humaniste se sert de l’homme
comme prétexte et le soumet à domptage, dressage et éduca-
tion, convaincu du rapport essentiel entre la lecture, la station
assise et l’apaisement. »
Cette réflexion est salutaire. Elle nous incite à remettre sans
cesse en cause nos mécanismes prêts à penser, nos organisa-
tions souffreteuses, notre vanité à imposer aux enfants des
règles parfois si rigides, si peu empreintes de joie, si contradic-
toires avec les ambitions affichées, que beaucoup d’entre eux
en ressortent terriblement meurtris.
Gagner du temps sur l’ennui et l’échec demande de cultiver
inlassablement une posture d’incertitude éducative et d’entre-
tenir, comme un bien précieux, un débat constant. Car l’éduca-
tion ne peut pas se régler une fois pour toutes. Il faut donc se
réjouir, plutôt que de s’en alarmer, des insatisfactions, des
demandes, des polémiques, des revendications qui émanent
par vagues régulières des différents acteurs de l’éducation. La
démarche de doute collective mérite d’être soigneusement
entretenue. Que les parents, les enseignants, les associations

14. Jean-François LYOTARD, L’Inhumain : causeries sur le temps, Galilée, Paris, 1988.

65
les enjeux des temps urbains

ou les chercheurs protestent et s’inquiètent à voix haute le plus


souvent possible ! Que les élus, maires et députés, manifestent
leur intérêt et s’essaient à des stratégies locales de réussite !
Plus on s’interrogera sur la validité de nos méthodes, plus on
échangera nos hésitations, plus le dialogue s’installera dans la
société, plus il deviendra évident et ordinaire, mieux on
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

accomplira notre rude tâche d’éducateurs.


Peut-être alors pourrons-nous tenter de substituer à la course
de vitesse évoquée plus haut, davantage de qualité, davantage
d’égalité, davantage d’écoute. Peut-être alors pourrons-nous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

rétablir un ordre, un rythme précautionneux de la personne.


Peut-être aussi, à l’instar d’illustres précurseurs pédagogiques
aux messages toujours aussi vivants et contemporains,
serons-nous prêts à imaginer des voies plus généreuses pour
donner aux enfants l’envie d’apprendre. Enfin, comme c’est le
cas dans certains pays du nord de l’Europe, peut-être décide-
rons-nous d’un nouveau temps où nous bousculerons un peu
nos agendas, nos plans de carrière, la répartition des tâches
entre les femmes et les hommes, l’organisation de nos vies et
de nos villes, pour faire de la place aux enfants.
Peut-être réussirons-nous alors à les conduire plus justement
vers l’humaine condition.
4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les temps du commerce sont-ils adaptés


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

aux consommateurs ?

par Alain Metton

Il n’est de meilleur exemple qu’à l’étranger, Montesquieu


l’a montré dans ses Lettres persanes, on peut s’y moquer sans
danger des travers de notre société. Commençons donc par un
détour à Lisbonne, la nostalgique capitale des navigateurs
portugais qui ont jadis tant agrandi l’espace et le temps au-delà
de notre Ancien Monde. La belle Lisbonne, endormie depuis
les grandes découvertes, émerge d’une longue torpeur. Elle
vient d’accueillir l’Exposition universelle en 1998, connaît
une croissance démographique, économique et spatiale très
rapide et a ouvert Colombo : le plus grand centre commercial
et « ludique » de toute l’Europe, fonctionnant en permanence,
même le dimanche, pour l’immense vague montante des
classes moyennes portugaises venant goûter, dans la foule et le
bruit, les charmes dominicaux de la société de consommation
moderne.
Si vous êtes touriste en manque d’exotisme, vous retour-
nerez bien vite à quelques encablures de métro au centre-ville
traditionnel si pittoresque et animé : la Baixa, le pôle ancestral
des affaires, du commerce et symbole de la vie lisbonnine.
Déception, incompréhension : tous les commerces ont fermé
dès le samedi midi et le cœur de la capitale est devenu mort et

67
les enjeux des temps urbains

désert dans la moiteur dominicale sans la moindre terrasse


pour se désaltérer. Comment l’âme d’une ville peut-elle ainsi
se perdre chaque fin de semaine par la mauvaise gestion de son
temps du commerce qui calque les heures de bureau en
oubliant qu’il est centre-ville et cœur de l’art de vivre en Lusi-
tanie ? Comment la Baixa peut-elle, aux meilleurs moments de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

la disponibilité hebdomadaire, abandonner à Colombo


(réplique du Mall of America) le soin d’être le lieu et le temps
où se construit une autre conception de l’urbanité et des
valeurs socioculturelles mondialisées qu’elle véhicule pour la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

nouvelle société portugaise ?


Cet exemple introductif a pour but de montrer que le temps
du commerce n’est pas seulement le temps d’ouverture offert
par les commerçants aux consommateurs pour réaliser leurs
achats. C’est aussi, à travers la pratique commerciale des cita-
dins-clients, l’un des meilleurs temps forts de la cité pour
forger un mode d’urbanité et Montesquieu, encore, écrivait
qu’une « ville est agréable si elle est commerçante et n’est pas
agréable si elle n’est pas commerçante ». C’est enfin dans cette
subtile alchimie du temps et du lieu du commerce, qui sont par
excellence les temps et les lieux de l’échange social, mais aussi
ceux des choix et de la discrimination, que se refondent nos
sociétés dont les traditionnelles distinctions socioculturelles
sont bien mises à l’épreuve dans le nouveau creuset des temps
de la consommation mondialisante.
C’est donc sous ces deux facettes de la relation du temps du
commerce à celui du consommateur mais également à celui du
client-citadin et citoyen que nous aborderons succinctement ce
thème du temps marchand, car la littérature fait défaut en ce
domaine et, par exemple, nulle carte de l’espace urbain
n’existe encore en fonction de ses temps, pas plus ceux du
commerce que ceux du travail ou des loisirs.

« Time is money » :
du temps perdu au temps marchand gagné ou choisi

En ce qui concerne l’adéquation des temps du commerce


aux consommateurs, force est de reconnaître qu’en remplaçant

68
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

les termes de commerçants et de clients par ceux de distribu-


teurs et de consommateurs, on appauvrit certes considérable-
ment la notion de commerce, réduite à celle de transaction,
mais on la place surtout dans une autre optique de modernisme
et d’efficience où le temps devient source de conflits car « time
is money ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les temps du commerce et de la cité rituelle


Jadis, alors que le commerce accompagnait la ville et que le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

temps du commerce rythmait naturellement le temps urbain en


temps masculin des « estaminets » et temps féminin des
« courses », temps diurne de l’activité et nocturne du repos,
hebdomadaire de la vie quotidienne et dominical de la vie reli-
gieuse et festive, le temps du commerce était l’un des éléments
structurels implicites de la vie urbaine. La réglementation des
ouvertures était affaire de voirie et d’« hommes du guet » pour
le maintien de la tranquillité et de la sécurité des honnêtes gens,
même si en quelques lieux du mal et de la perversion, les nuits
pouvaient être fort animées, ou les dimanches sur les
« barrières » propices à la récréation du petit peuple. L’ouver-
ture rituelle des devantures suivant les métiers rythmait
immuablement la reprise du travail et chacun pouvait se situer
dans un espace-temps rassurant où le commerce et la ville ne
faisaient qu’un. Il ne pouvait guère d’ailleurs en être autre-
ment : les échoppes, tenues par de petits commerçants sans
autre aide que celle de la famille ou de petits apprentis,
devaient obligatoirement laisser le temps de dormir et de
manger aux boutiquiers. Pour anecdote et pour éviter de parler
des magasins de nos centres-villes qui sont encore souvent
fermés de midi à deux heures, j’évoquerai un récent voyage en
Pologne où, harassés après un fatigant voyage en autobus, quel
ne fut pas notre étonnement, lors de notre étape de midi dans
une petite ville de province, de trouver le restaurant fermé
parce que « le personnel déjeunait », ainsi qu’il l’était indiqué
sur la porte d’entrée !
En fait, le temps du commerce était jadis aussi conçu, du
côté client, comme un temps perdu à la dépense ou à l’oisiveté
qui ne sont pas les vertus bourgeoises qui ont fait le bourg,

69
les enjeux des temps urbains

c’est-à-dire la ville. C’était le temps des hommes exploités : le


temps des « assommoirs » de Zola où l’on venait perdre dans
la beuverie sa dignité et son maigre salaire si durement acquis.
Plus encore, le commerce, c’était avant tout le temps des
femmes, celui qui ne comptait pas alors puisque, reléguées au
foyer, elles avaient tout leur temps, et que leur principale vertu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

était de savoir dépenser le moins possible ce que l’homme


avait gagné si péniblement au travail pendant ce temps. Le
temps du commerce et le temps du travail étaient complémen-
taires par la répartition sexuée du travail. Au-delà de l’espace
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

de la vie quotidienne, la cité se divisait entre espaces


marchands diurnes ou nocturnes que le temps ségrégait ainsi
implacablement entre quartiers de labeur et de plaisirs à peine
avouables. Plus tard, dans les banlieues-dortoirs, presque tota-
lement dépourvues des plus élémentaires commerces jusqu’à
la fin des années soixante, le rythme du temps marchand
n’existait pas et confondait les façades lugubres dans la
« non-ville ».

Du temps perdu au temps gagné


des nouveaux espaces marchands
Le passage du temps « perdu » du commerce au temps
gagné est très récent et résulte de l’évolution de nos modes de
vie, de la mobilité et surtout du statut de la femme, puisque le
commerce reste presque sous toutes les latitudes une affaire de
femmes (sauf la direction des grandes entreprises). Quoi qu’il
en soit, la montée du travail féminin a bouleversé le temps du
commerce sexué. Avec l’emploi des femmes, fini le temps des
courses au bon vouloir du commerçant. Le temps du
commerce devient incompatible avec le temps du travail, il s’y
surajoute comme une contrainte nouvelle. Le commerce de
nécessité, celui des achats qu’il faut bien faire, doit être opti-
misé pour être supportable, prélevé sur le temps si précieux des
loisirs, du repos, des autres tâches familiales et de l’éducation
des enfants. On le concentre le vendredi soir, le samedi et de
plus en plus le dimanche matin. Toute la famille s’arc-boute
devant la nouvelle donne sociale, y compris pères et enfants,
les uns dans le caddy, les autres poussant le caddy, pendant que

70
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

les reines du ménage prélèvent leur meilleur choix qualité/


prix dans une infinité de rayons multicolores, en quelques
secondes (12 secondes en moyenne, nous disent les spécia-
listes du merchandising, pour choisir une lessive, 24 secondes
pour les yaourts, 36 secondes pour les conserves) et malheur au
directeur du magasin qui changera l’ordonnancement des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

étalages et fera perdre du temps.


Cette émergence de la notion de temps du consommateur,
sous-entendu temps de la femme acheteuse, est encore récente
en France : à peine un quart de siècle lorsque, en même temps
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

que se généralise le travail féminin, naissent les grandes


surfaces dans les périphéries urbaines. Elles misaient avant
tout sur le concept des bas prix, le « discount », mais se sont
aperçu que le second élément recevant la faveur des consom-
matrices (et souvent le premier dorénavant) consistait dans le
groupement des achats qui évite de perdre du temps ailleurs, en
d’autres commerces et en d’autres lieux. À la longue, sans que
cela soit clairement explicité, même dans les stratégies
« marketing » les plus sophistiquées, le critère du temps gagné
n’a cessé de prendre de l’importance : la nouvelle notion
Carrefour d’« univers de consommation » rassemblant le
maximum de choix raisonnables dans un minimum d’espace
parcouru en un minimum de temps en est l’exemple le plus
achevé, tandis que la publicité des magasins de proximité des
grandes enseignes devient « gagner du temps et de l’argent ».
En conséquence, on assiste à une prodigieuse concentration
spatio-temporelle du commerce de nécessité alimentaire et de
marchandises générales qu’on préférera appeler « commerce
basique » car, même pour les biens de nécessité, la part du
choix, et notamment du choix de temps, est essentielle. En l’an
2000, plus du tiers de l’ensemble des dépenses des Français est
ainsi réalisé dans 1 000 hypermarchés et 7 000 supermarchés
dont le chiffre d’affaires est obtenu pour plus de moitié
pendant les nocturnes et les week-ends, hors du temps habi-
tuel du commerce, et aussi en des lieux hors la ville tradition-
nelle. Si on ajoute le commerce des meubles, d’équipement du
foyer, du bricolage ayant à peu près les mêmes caractéristiques
de temps et de lieu, des multiplexes, de l’automobile, et de plus
en plus de l’habillement, et de la beauté en centre commercial,

71
les enjeux des temps urbains

le temps du commerce existe bien mais hors de l’espace et du


temps de la ville traditionnelle.
Hormis quelques ouvertures provocatrices de grandes
surfaces le dimanche après-midi dans les lointaines banlieues,
la transition vers le nouveau temps du commerce se fait sans
grands heurts. Alors que le moindre agrandissement en surface
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

de vente est ausculté au mètre carré près depuis la loi Royer de


1973, renforcée par la loi Raffarin de 1996, l’élargissement du
temps du commerce, quant à lui, relève tout benoîtement du
Code général du travail et de diverses conventions collectives
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

auxquelles toutes les dérogations et les primes accordées pour


le travail supplémentaire aux salariés du dimanche suffisent
amplement. Une grande surface est ouverte quelque 70 heures
par semaine tandis qu’un petit commerce, faute de salariés,
l’est très rarement plus de 50 heures, mais la différence n’est
pas là : pour les uns comme pour les autres, c’est le temps du
« coup de feu », le temps du commerce utile qui compte. En
effet, pendant la plus grande part de son temps d’ouverture, le
commerce des petites boutiques ou des grandes surfaces
n’accueille que les oisifs, les célibataires, les retraités, les
chômeurs, les touristes ou les aventures éphémères comme
nous raconte le film Rien à faire de Marion Vernoux.
En revanche, quelles qu’en soient les causes, les horaires de
fermeture des commerces qui ne correspondent pas aux
souhaits de la clientèle posent des problèmes profonds d’adap-
tation de société que la nouvelle flexibilité du travail féminin
permettra peut-être de tempérer. Quiconque est passé en Asie
ou en Afrique sait bien que, dans les villes, on peut toujours
avoir ce dont on a besoin presque tout le temps, et je me
souviens encore de cette réflexion ahurie de l’un de nos
collègues asiatiques : « Mais alors, chez vous, les commerces
sont fermés quand il y a des clients ! »
Une distinction forte est en train de se créer dans la ville
entre le temps rituel et le temps moderne du commerce.
Celle-ci renforce et accroît la différenciation des lieux, entre
les centres-villes et les centres commerciaux périphériques à
l’évidence, mais aussi à une échelle plus fine, en leur sein
même. D’une part, entre grandes surfaces et galeries
marchandes en centre commercial ; et d’autre part, entre

72
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

quartiers traditionnels animés et espaces urbains arrachés à


leur torpeur nocturne ou dominicale par l’épicier maghrébin, le
restaurant libre-service ou le marché du dimanche matin ; en
attendant, sans grand espoir, d’impensables nocturnes et un
temps plus continu du commerce qui à Séoul, Hong Kong et
ailleurs font que la ville ne meurt que peu de temps.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Le temps marchand choisi dans la mobilité généralisée


À cette effrayante concentration spatio-temporelle du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

commerce de nécessité hors du temps de travail et de la ville


quotidienne, s’ajoute une autre dimension, celle du plaisir et de
la mobilité qui bouleverse tout autant le traditionnel emploi du
temps. Émile Zola l’avait déjà parfaitement identifié dans son
célèbre roman, Au bonheur des dames. Il y décrivait une clien-
tèle féminine non plus populaire mais bourgeoise, oisive et
dépensière, qui venait chercher dans le « magasin de
nouveautés », comme s’appelaient les grands magasins au
XIXe siècle, le plaisir d’acheter et de se mettre en valeur en justi-
fiant le temps et l’argent perdus par la « bonne affaire »,
l’« achat malin » ou « parce que je le vaux bien » comme
l’affirment à présent les publicitaires.
Avec l’élévation du niveau de vie depuis les Trente
Glorieuses et le doublement du potentiel d’achat des ménages
par le travail de l’épouse, la majorité des achats résulte de plus
en plus de l’impulsion, même dans le domaine du commerce
basique ; l’émergence du lucratif marché « bio » étant en passe
de convertir en choix de société la contrainte de survie. Sauf
pour les exclus, les jeunes et les handicapés, le temps du
commerce est devenu l’heure des choix qui font référence à des
valeurs adoptées où le rapport sacré qualité/prix n’est que
l’expression très subjective de la place que l’on s’assigne dans
la société, le plus souvent simplifié par la référence à des
marques ou enseignes où l’on souhaite affilier son identité. Le
temps du commerce est aussi devenu, au-delà des contraintes
décrites au paragraphe précédent, le domaine des choix. Telle
cliente qui accepte la contrainte des caddies du vendredi soir
pour faire quelques économies de temps et d’argent ne
dédaigne pas consacrer son samedi après-midi aux galeries

73
les enjeux des temps urbains

marchandes ou au lèche-vitrines en centre-ville et aux achats


d’impulsion d’habillement, de beauté, de décoration et de tout
ce qui fait le charme et la liberté de notre société.
Il était alors tentant d’assimiler le temps du commerce au
temps des loisirs. Nombre d’expériences ont été faites en ville
ou hors la ville : la Toison d’or à Dijon, Aquaboulevard à Paris,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

récemment Val d’Europe près d’Eurodisney, sans parler de la


RATP qui essaye de transformer ses couloirs de métro en
paseo et de tous les multiplexes qui enragent de ne pouvoir
attirer autre chose que de la restauration rapide et des cyber-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

cafés. On ne sait pas encore pourquoi le temps du commerce et


le temps des loisirs ne s’associent pas artificiellement. Leur
synergie se crée spontanément boulevard Haussmann et rue de
Rivoli comme dans les rues piétonnes, les galeries marchandes
de banlieue, les stations balnéaires où marchés et brocantes
connaissent un succès incompréhensible, au moment où les
mêmes formules font parfois faillite dans la ville. Il faut dire
qu’en héritant d’une culture qui séparait commerce-travail et
loisirs, bien et mal, diurne et nocturne, toutes les réglementa-
tions sont là, sauf quelques exceptions, pour empêcher l’inter-
férence des genres : fermer le commerce quand ouvre le restau-
rant, bannir le troubadour des lieux d’argent.
L’antidote en est dorénavant la mobilité généralisée par le
biais du métro, du train, de la voiture surtout, et de l’avion, qui
fait que notre archipel de vie est tout aussi temporel que spatial.
La distinction du temps et de l’espace diurne-nocturne en un
lieu déterminé perd son importance, devient même contrainte,
alors que le temps des loisirs accentue l’importance du rythme
hebdomadaire et que le temps des vacances, bien au-delà des
saisons, nous fait vivre d’autres temps en d’autres lieux avec
d’autres règles de vie. Deux jours par semaine, et parfois plus
avec la flexibilité du travail, vacances d’hiver, de printemps,
d’été et maintenant de RTT nous amènent à n’être guère que
des usagers à temps partiel de notre lieu et bien sûr des
clients très infidèles du commerce de notre ville. Les stations
de ski, les plages de France, d’Espagne ou des Antilles, les
localités touristiques bénéficient de plus en plus des achats
d’impulsion d’habillement, d’aménagement des résidences
secondaires et des loisirs, de la part d’une clientèle plus

74
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

détendue pour qui la dépense est moins sérieusement contrôlée


et l’achat-plaisir valorisé.
Ainsi, en même temps que l’on observe la concentration
spatio-temporelle des achats basiques en des lieux très précis,
régis par le tyrannique principe de gain de temps, il se produit
un tout aussi large émiettement des temps et des lieux du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

commerce d’impulsion à une échelle planétaire. La timide


émergence du commerce électronique, commerce sans espace
et surtout sans temps assigné, renforce encore pour quelques
élites culturelles et quelques produits de loisirs cette tendance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

vers un temps universel des achats, à condition que la tyrannie


du lieu s’efface devant la mobilité et la technologie.

Temps marchands, temps urbains,


temps culturels à l’épreuve de la modernité

Du temps perdu des achats de misère au temps gagné ou


choisi dans une infinie diversité de propositions et de mobi-
lité, le traditionnel client a gagné une nouvelle liberté et
respectabilité dans sa définition de consommateur avisé et de
plus en plus exigeant. Toutefois si, suivant l’heureuse expres-
sion de l’historien Henri Pirenne, « la ville est fille du
commerce », quelles sont les incidences de la constitution de
ces nouveaux archipels de temps commerçants sur le fonction-
nement de la cité et de la vie urbaine pour ces nouveaux
consommateurs qui restent toujours et avant tout des citadins ?

Des temps urbains partagés


au temps marchand spécialisé
Auparavant, il y avait la ville commerçante et la ville non
commerçante. Cette dernière était celle que l’on parcourait
d’un pas rapide pour atteindre la gare, la station de métro ou
d’autobus. Cette ville dont le paysage ne suscitait pas d’intérêt
correspondait à un temps mort dans les trajets et parfois à un
temps dangereux, autant à cause de la circulation automobile
que des mauvaises rencontres. L’autre ville, la vraie, était celle
de l’animation commerciale où les devantures créaient un

75
les enjeux des temps urbains

paysage identifiable et intéressant, suscitaient la foule des


clients ou badauds et participaient à ce spectacle urbain qui
mêlait les commerces et les gens. Cette ville dualiste rythmée,
comme nous l’avons vu, par l’alternance des jours et des nuits,
des périodes de travail et de repos correspondait aussi pour
l’essentiel à l’opposition du commerce des produits fonction-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

nant le jour et du commerce des services ludiques qui ouvrent


lorsque s’allument les réverbères. Cette répartition des
commerces suivant leur nature n’a pas été profondément
bouleversée par l’énorme développement de tous les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

commerces de service pour la beauté (salons de coiffure,


instituts de soins esthétiques…), les loisirs (location de
cassettes, agences de voyage…), mais aussi pour la restaura-
tion (libre-service, sandwicheries), les affaires (agences
bancaires, assurances, reprographie…). Pour l’essentiel, les
nouveaux commerces de service se sont affiliés à la ville de
jour, celle du travail, renforçant son animation aux heures du
déjeuner et de sortie du travail, mais, pour un bureau de poste
comme pour une agence bancaire, le service ne finit guère
après 17 ou 18 heures, et respecte l’alternance des rythmes
dans une ville où s’entremêlent les différents temps de l’acti-
vité urbaine. Ils laissent aux automates (distributeurs d’argent,
de boissons, de cassettes…) nouveaux venus dans le
commerce urbain le soin d’assumer un service permanent et
sommaire, comme cela commence à se faire également dans
les stations de transport en commun.
De fait, ces temps marchands, qu’ils soient de jour ou de
nuit, de la semaine ou du dimanche, ont pour caractéristique
d’être dans la ville, c’est-à-dire que le temps marchand doit
être en tout lieu partagé avec d’autres temps de la ville : ceux
du travail, ceux du repos. Cette notion des temps partagés de la
ville conduit à s’interroger sur l’adéquation du temps
marchand au temps urbain. Même si l’animation commerciale
fait l’urbanité, les dissonances de cette alliance pourtant fonda-
mentale du commerce et de la ville ne sont pas négligeables :
la ville souffre du temps du commerce qui l’anime tout autant
que le commerce souffre de la ville qui l’héberge. L’alter-
nance des temps marchands et non marchands ne peut qu’être
abordée succinctement dans ces quelques pages. Nous

76
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

laisserons de côté les aspects pourtant essentiels sous-jacents


que posent à notre aménagement urbain la discordance entre
les politiques de fluidité des transports aux heures de pointe et
les indispensables accessibilité et stationnement commercial
en centre-ville, ceux qui résultent de la différence d’évolution
entre la plus-value immobilière et la plus-value commerciale
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

amenant parfois en quelques années un quartier commercial à


se dégrader ou à prendre une valeur spéculative, ou qui consis-
tent tout simplement à s’interroger sur les rythmes de renou-
vellement du paysage urbain entre les rez-de-chaussée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

commerciaux et les immuables étages des immeubles dégradés


qui les surplombent. Par maints aspects, le temps et le rythme
de la ville sont différents de ceux du commerce et il suffit
de quelques exemples bien concrets pour l’illustrer
sommairement.
D’abord, il faut remarquer que le temps d’ouverture des
commerces ne correspond qu’à une partie de l’activité
commerciale : les livraisons trop matinales réveillent les gens,
commissariats et syndics ploient sous le fardeau des récrimina-
tions des résidants tandis que les livreurs doivent fractionner
leurs marchandises pour les transporter dans de petits véhi-
cules, ce qui accroît d’autant le prix de vente des produits.
C’est une des raisons pour lesquelles, depuis trente déjà, le
commerce encombrant de l’automobile, du meuble, du brico-
lage a fui la ville. C’est aussi, tout autant que les problèmes de
technologie ou de sécurité, le défi que devra relever le futur
commerce électronique qui s’est émancipé du temps d’achat
mais sans avoir trouvé encore une solution au temps des
livraisons en centre-ville et hors des heures ouvrables aux
internautes, majoritairement citadins. Évoquons aussi les si
sympathiques marchés de rue qui perturbent la circulation,
nécessitent un ramassage des déchets et dont l’emplacement
confisque généralement une zone de stationnement, qu’on a de
cesse de les parquer dans des halles où ils perdent une partie de
leur intérêt par l’élévation des droits de place. On ne saurait
enfin oublier ces zones piétonnes où, par entorse à l’alternance
des temps urbains, se succèdent le commerce de la friperie-
gadgeterie de jour et celui, nocturne, des cafés et restaurants, le
tout prolongé par le temps des livraisons et celui du ramassage

77
les enjeux des temps urbains

des ordures. Malgré les doubles vitrages, comment pouvoir


habiter l’enfer d’une animation permanente… qui plus est, au
bénéfice de gens venus d’ailleurs et non des riverains, et
combien de zones piétonnes sont devenues quartiers de
déshérités ?
Les contraintes que présentait le partage des temps
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

marchands avec d’autres éléments — coût des terrains, acces-


sibilité automobile, interdits législatifs, réglementaires ou
architecturaux pesant sur la ville… — ont conduit, avec une
préoccupation fonctionnaliste et à la suite de l’Amérique, à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

notion de centre commercial conçu comme un espace et un


temps exclusivement réservés à l’activité marchande. Sans
doute, a-t-on construit des centres commerciaux dans les
années soixante-dix comme des outils d’aménagement plus
efficaces qu’une préfecture pour donner un cœur aux villes
nouvelles (Évry 2, Cergy). Sans doute aussi, dans l’importante
phase de rénovation des péricentres urbains, toutes les grandes
villes ont-elles voulu au moins un centre commercial, ne
serait-ce que pour équilibrer les finances d’un complexe
immobilier intégrant souvent services publics et résidences
(La Part-Dieu à Lyon, Mériadeck à Bordeaux…).
Dans l’ensemble toutefois, le centre commercial, pour bien
maîtriser l’espace et le temps marchands, doit se séparer de la
ville. La maîtrise de l’espace est assurée par la conception
d’ensemble d’un espace clos avec ses allées et ses magasins,
ses aires de livraison et de stationnement ainsi que par le choix
judicieux des partenaires commerciaux et le filtrage des accès
automobiles et piétonniers. Dans cet espace clos, isolé de la
ville, le contrôle du temps devient possible. Le temps du centre
commercial est alors invariant, soumis à une gestion identique
pour l’ensemble des commerces qui règle autant les tempéra-
tures à l’abri des saisons que la luminosité artificielle car, en
dépit de la mode qui fait ouvrir quelques verrières au-dessus
des mails, ombres et lumières ne doivent pas venir déranger les
subtils agencements des vitrines et rayons des grandes
enseignes mondialisées. On pourra même y différencier
l’espace-temps de l’hypermarché qui doit être clair, frais, sans
odeur, rationnel et ouvert tard, de celui de la galerie marchande
où l’on peut jouer sur l’ambiance musicale, l’intimité et même

78
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

l’exotisme pour certaines animations à d’autres horaires, de


celui du centre « ludique » (cinémas et restaurants) accessible
à d’autres heures par d’autres entrées. Il sera possible, dans les
grands centres commerciaux à plusieurs niveaux, de spécifier
les temps et les lieux suivant les étages : les enseignes popu-
laires en bas, les enseignes de luxe en haut. Un même magasin,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

aménagé sur plusieurs niveaux, sera accessible à la fois aux


classes moyennes et aux jeunes par le bas, et à une clientèle
plus aisée par le haut…
La maîtrise de l’espace-temps marchand conduit naturelle-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

ment à une autre notion dont la valeur ne cesse de s’accroître,


celle de la sécurité. De plus en plus fréquemment opération-
nelles dès l’entrée du parking, équipes de sécurité et vidéosur-
veillance ont la charge de rendre l’espace marchand, objet de
toutes les convoitises, parfaitement sécurisé. Elles offrent la
possibilité d’effectuer des achats sans être importuné. Pour la
femme, infiniment plus obsédée que l’homme par cette
garantie de tranquillité, le centre commercial devient pour un
temps, surtout dans les banlieues difficiles, une oasis de sécu-
rité ; on veille sur elle dès qu’elle en franchit le seuil pour le
respect de sa tranquillité, quelles que soient l’heure, même
tardive, et sa nationalité, même lointaine. Le temps marchand
maîtrisé devient celui du chez soi.

La liberté des temps marchands


et l’heure des rencontres
C’est sur cet immense éventail de possibilités entre espaces
marchands partagés et espaces marchands spécialisés, chacun
ayant leurs avantages respectifs, que s’effectuent les choix des
consommatrices qui n’ont de cesse de gagner du temps et de
l’argent pour les achats jugés nécessaires, afin de mieux en
perdre dans leurs achats pour le plaisir. Sophie Lestrade
montre dans sa récente thèse sur les centres commerciaux en
banlieue parisienne que si les espaces-temps marchands
proposés couvrent une large palette, ils ne correspondent guère
au temps de la rencontre. Ainsi, la femme pressée, cadre supé-
rieur, mère de famille et avare de son temps dérobé à l’activité
lucrative, cherchera dans le supermarché de proximité et

79
les enjeux des temps urbains

l’hypermarché pas trop éloigné, la possibilité de remplir le


coffre de sa petite voiture en un rien de temps pour tous les
achats courants. C’est pendant le temps des magasins vides
qu’elle effectue ses achats, protestant contre les ouvertures qui
n’ont lieu qu’à 10 heures du matin et fuyant évidemment la
foule des nocturnes autant que celle des samedis. Elle ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

dédaigne pas, en revanche, dans un autre monde, celui du


week-end ou des vacances, s’attarder sans compter dans les
petits marchés, les brocantes, les foires et les fêtes, en France
comme à l’étranger. Elle ira aussi au faubourg Saint-Honoré et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

au boulevard Haussmann faire les soldes quelque samedi privi-


légié, au Quartier latin et à Montmartre pour les dîners roman-
tiques. L’essentiel de ses achats, autres que basiques,
s’effectue dans des mondes et des temps dispersés sur la
planète tandis que le téléachat et, de plus en plus espère-t-elle,
le commerce électronique la libéreront des dernières
contraintes du temps marchand. Néanmoins, dans le centre
commercial qu’elle a traversé le matin, du parking au rayon
« surgelés », elle n’a pas pu évidemment — pas plus qu’elle ne
le souhaite — rencontrer l’employée de bureau qui, entre 12 et
14 heures, déserte la cantine d’entreprise pour une flânerie
agrémentée d’un sandwich dans la belle galerie marchande où
elle trouvera toujours le petit quelque chose si original qui fera
tant plaisir. Elle n’aura pas vu non plus les groupes de jeunes
du samedi après-midi qui viennent passer leur temps inoc-
cupé. Elle a également peu de chances de les rencontrer
ailleurs dans le monde puisque, dans la ville, les différents
groupes sociaux ne fréquentent pas les mêmes quartiers aux
mêmes moments et que le temps des loisirs et des vacances,
sauf exception, ne regroupe que les semblables amateurs en
même temps.
L’immense liberté des choix d’espace-temps marchands
pose ainsi, peut-être davantage que jadis, le problème de la
rencontre. Les potins du quartier passaient obligatoirement par
l’épicier du coin de la rue tandis que la grande rue permettait
encore des retrouvailles presque inopinées. L’espace et le
temps des archipels marchands actuels, dûment sélectionnés
pour leurs avantages relatifs à un moment donné par des types
de personnes bien déterminés, limitent les dérives de choix. De

80
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

même qu’il y a très peu de chances que de bons amis du Quar-


tier latin se retrouvent spontanément sur les Champs-Élysées
ou au faubourg Saint-Honoré d’un style trop différent, il n’y en
a pas davantage pour qu’ils se rencontrent, sauf dans le cas
d’une expédition de découverte soigneusement préparée, un
samedi après-midi dans le mail commercial de la Défense. La
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

foule qui est là n’est pas la leur, elle n’est pas non plus celle de
la pause du déjeuner, ni celle des caddies du vendredi soir.
Dans sa diversité, l’espace-temps marchand n’est peut-être
plus autant qu’avant celui de la rencontre. Si la ville est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

toujours « fille du commerce », peut-être est-ce une autre ville


qui se crée pour d’autres identités dans les nouveaux temples
marchands de notre époque.

Le temps des enseignes :


mondialisation et nouvelle diversité
En ville presque autant qu’en centre commercial, une bonne
partie des petits commerçants ou artisans ont choisi de s’affi-
lier à une enseigne, une franchise, une centrale d’achats, une
fédération qui leur permettent de mieux s’armer vis-à-vis de la
concurrence et d’offrir une grande partie de produits pré-
vendus par la publicité nationale ou internationale des fabri-
cants ou distributeurs. On achète Lacoste, Nike, Coca, Guer-
lain, Danone, Mac Donald ou Leclerc, et il n’est plus très utile
de préciser s’il s’agit de chaussures ou de yaourts, de parfums,
de repas rapides, d’un achat courant ou d’un achat de luxe.
Derrière l’enseigne du produit ou du magasin, on a acheté un
style, on a privilégié à un moment donné, dans la multiplicité
possible, une combinaison de critères qui nous plaisent.
Ces choix ne sont pas anodins : ils ont été préparés par des
campagnes publicitaires subtiles qui nous ont d’autant plus
convaincus que nous étions les cibles de ce travail remar-
quable, tandis que d’autres campagnes ont pour objet de
convaincre du contraire, avec tout autant de succès, des gens
différents de nous. À la limite, le temps marchand n’est pas
seulement celui passé dans les magasins ici ou ailleurs, c’est
celui de presque chaque instant où la publicité par les journaux,
la radio, la télévision, les affiches du métro et des autobus nous

81
les enjeux des temps urbains

sollicite, nous apprivoise ou nous éloigne. Le temps d’achat


proprement dit n’est finalement que la courte et subite concré-
tisation en un lieu d’un temps marchand ambiant à la dimen-
sion planétaire et au temps perpétuel.
Beaucoup craignent que ce temps marchand planétaire et
continu de fabrication d’un consommateur universel porte en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

germe l’uniformisation, la standardisation, la perte de l’origi-


nalité individuelle, des références locales. En fait, toutes les
grandes entreprises intéressées par notre pouvoir de consom-
mation ont depuis longtemps pris conscience que vouloir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

s’adresser à tout le monde ne convainquait personne et coûtait


très cher. Depuis longtemps déjà, les stratégies marchandes
sont fondées sur la segmentation des clientèles suivant le sexe,
l’âge, les revenus, le style de vie et plus encore le type du carac-
tère. En installant des magasins dans le monde entier, on dit
que C & A a trop parié sur l’unicité d’une clientèle féminine
sur le modèle anglo-saxon. Actuellement, l’internationalisa-
tion des entreprises de distribution repose, derrière les
consignes générales, sur la faculté d’adaptation aux pays et aux
lieux. On ne trouve presque rien dans un magasin Carrefour de
Séoul ou de Sao Paulo qui rappelle de près ou de loin la France,
pays d’origine : seulement un grand savoir-faire du commerce,
des formules novatrices, des produits mondialisés prévendus
sur toute la planète, mais tous les autres sont tout autant
adaptés à la demande locale que dans n’importe quel magasin
de proximité.
Au fur et à mesure que se développent les technologies
informatiques, une connaissance de plus en plus fine des diffé-
rents types de consommateurs permet de sérier les particula-
rités les plus ténues qui sont exploitées, souvent même accen-
tuées pour flatter à la fois le besoin d’originalité et le sens du
lieu. Quant au temps de l’achat, il devient cet instant, vécu de
façon très fugace mais très forte, de confrontation entre une
personnalité remodelée dans le temps marchand universel et la
pratique concrète du lieu à un instant donné. Le temps de la
standardisation est déjà loin : il correspond à une période
révolue et, comme dans la ville traditionnelle où personne ne
songerait à imaginer que tous les quartiers marchands se
valent, les lieux commerçants nouveaux se différencient

82
les temps du commerce sont-ils adaptés aux consommateurs ?

progressivement pour s’adapter à la spécificité de leur clien-


tèle. Le temps marchand, c’est finalement celui de la création
de ces identités collectives nouvelles qui se forgent par la
pratique et simultanément d’espaces marchands de plus en
plus typés véhiculant une certaine conception des valeurs
urbaines et culturelles. Si la ville doit unir, il faut sans doute
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

veiller à ce que les temps marchands ne correspondent pas à de


nouveaux partages socioculturels de la ville.
Les temps marchands participaient jadis à une division
dichotomique rituelle de la ville, dans sa durée comme dans ses
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

rythmes, entre temps des femmes et temps des hommes, temps


du travail et temps des plaisirs. La division du temps marchand
pouvait être un complément de celle de l’espace urbain en
sériant les quartiers commerciaux de nuit et ceux du jour, ceux
de la semaine et du dimanche, les quartiers aisés et les quar-
tiers populaires, mais le temps marchand était par excellence le
temps de la vie urbaine partagée où se forgeaient une ou
plusieurs identités entre groupes sociaux et cadre de vie.
Poser le problème de l’adéquation entre temps du commerce
et des consommateurs, c’est poser d’une façon nouvelle celui
des relations du commerce à la ville car, depuis un quart de
siècle, il y a eu une transformation des conditions de vie, en
particulier avec la généralisation du travail féminin, l’appari-
tion du commerce moderne et d’une mobilité qui affranchit de
la contrainte des lieux. Il en résulte que la question ainsi posée,
en termes de consommation, révèle avant tout les difficultés du
passage de la tradition à la modernité. Elle met en scène un
commerce traditionnel qui, malgré ses remarquables facultés
d’adaptation et son ouverture à l’innovation, peine, car péna-
lisé par les contraintes urbaines de tous ordres, à suivre cette
transformation des modes de vie. En face, le commerce
moderne s’est développé dans le même temps dans une
parfaite adéquation à cette nouvelle donne de la société de
consommation en s’établissant généralement hors la ville pour
n’être prisonnier que de contraintes minimales et maîtriser
l’espace et le temps marchands.
Cette nouvelle liberté des choix d’espaces et de temps
marchands pour le consommateur moderne pourrait n’appa-
raître que sous les aspects de la traditionnelle richesse et mixité

83
les enjeux des temps urbains

qu’offrent la ville et la société dans leur évolution éternelle si


elle n’était pas parfois l’occasion de fixation et de concrétisa-
tion des nouveaux conflits de valeurs entre société moderne et
société traditionnelle, entre ville centrale et ville périphérique,
entre identité et mondialisation. Les temps marchands qui sont
par excellence les temps forts de la vie urbaine sont, par leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

multiplicité, de plus en plus adaptés à la diversité de la


demande de consommateurs de plus en plus mobiles, mais il
faut sans doute veiller à ce que le gain de temps sur les achats
ne signifie pas une perte sur le temps de la rencontre et de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’urbanité.
5
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Le temps des services publics


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

répond-il aux attentes des usagers ?

par Gilles Jeannot

Bertrand Delanoë, à son arrivée à la mairie de Paris, a


nommé une « adjointe au temps » et, pour marquer l’orienta-
tion proposée, il suggère d’ores et déjà de prolonger l’ouver-
ture des crèches au-delà de 18 h 30. Voilà enfin une « idée »
comme beaucoup de politiciens rêvent d’en avoir : une action
concrète, pratique, au plus près du quotidien — qui ne connaît
de jeunes parents pris dans la course pour concilier des horaires
de travail de plus en plus flexibles et le couperet fatal de l’heure
de fermeture de la crèche ? Mais il semble aussi que cette
mesure pratique ouvre des perspectives plus générales sur
l’adaptation des services publics aux modes de vie contempo-
rains et témoigne d’une philosophie nouvelle de l’action
publique. Ainsi, lorsque l’on parcourt Poitiers magazine, la
présentation de l’expérience pilote menée par la ville dans ce
domaine débute par l’évocation de cette même difficulté :
« Emmener les enfants à la crèche ou l’école, arriver à l’heure
à son travail, faire des courses, reprendre les enfants… les
rythmes imposés par la ville apparaissent souvent comme une
succession de contraintes. » Suivent deux initiatives de la
municipalité : l’ouverture de la médiathèque en « nocturne »

85
les enjeux des temps urbains

(jusqu’à 22 heures) et celle des services de la préfecture entre


12 et 14 heures.
Quand on prend connaissance, cette fois, de la première
étude comparative européenne consacrée aux nouvelles expé-
rimentations en matière de gestion des temps urbains 1, on n’est
pas étonné de retrouver dans le volet « services publics » (hors
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

transport 2) des trente-trois expériences soumises à l’analyse


les mêmes mesures d’élargissement de l’amplitude horaire des
crèches, des bibliothèques, et des administrations. Les bonnes
idées sont faites pour être reprises ! On l’est plus de ne pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

trouver autre chose : crèches 24 heures sur 24 à Helsinki,


ouverture des bibliothèques publiques le dimanche à
Amsterdam ou extension des horaires administratifs à Rome.
Pourtant, si on cherche à « croiser » les deux thèmes du
service public et des temporalités, bien évidemment cette
question des horaires apparaît mais parmi de nombreuses
autres.

Ouvert, présent, rapide,


branché le service public ?

Ouvert
La question des horaires d’ouverture est une préoccupation
des pouvoirs publics, mais aussi celle des usagers. Une enquête
comparative conduite par l’association Familles de France 3
montre que 28 % des usagers « déplorent en priorité des
horaires inadaptés » et que le « souhait de plages horaires plus
amples » rassemble 60 % des usagers, quel que soit le service
public.
Il y a à l’évidence une inadéquation des horaires de bureau
(9 heures-12 heures ; 14 heures-17 heures) pendant les jours
« ouvrables » aux modes de vie urbains salariés. Un certain

1. « Temps de la ville et qualité de la vie », Bulletin d’études européennes sur le temps,


nº 1, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 1999.
2. On n’abordera pas ici les questions des transports et de l’école, traitées par ailleurs
dans ce même ouvrage.
3. L’enquête a été réalisée auprès de 1 200 usagers. Pour en connaître le détail :
<www.famillesdefrance.asso.fr>.

86
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

nombre d’administrations commencent à ouvrir leurs guichets


entre 12 et 14 heures, ce qui offre la possibilité de faire une
opération pendant la pause déjeuner 4. Cependant la demande
porte également sur l’ouverture des guichets le samedi, et pour
les services associés aux loisirs, l’attente d’ouverture est
encore plus large, jusqu’au dimanche, on l’a vu pour les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

bibliothèques.
Il semble que les administrations communales 5 plus immé-
diatement sensibles aux desiderata des usagers, se soient
davantage préoccupées de ces questions de plages horaires que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

les administrations des services d’État. Ce thème n’apparaît


pas dans les priorités des services chargés de la réforme de
l’État au ministère de la Fonction publique 6.
Les grandes entreprises nationales ont, dans certains cas,
cherché à apporter une réponse spatiale à ce problème d’ajuste-
ment d’horaires. En effet, un certain nombre de services
publics ont récemment ouvert des antennes dans des centres
commerciaux pour épouser les déplacements d’achats de leurs
usagers et les nouveaux rythmes de vie : France Télécom, La
Poste, et EDF qui inaugure en 2001 la première succursale de
ce type à Noisy-le-Grand. Même la SNCF, qui du fait de ses
contraintes d’exploitation du trafic offre une amplitude très
large d’ouverture de la vente de billets dans les gares, a jugé
utile d’installer des bureaux d’accueil dans les centres
commerciaux ou dans les centres-villes.
Le « décalage horaire » entre les services publics et la vie
des salariés urbains ne concerne pas que le guichet. Certaines
opérations, réparation, relevé de compteur, remise de plis ou
de mandats, nécessitent d’établir des contacts avec les usagers
à leur domicile. C’est dans des dispositifs techniques sophis-
tiqués ou liés à des formes de normalisation qu’une solution

4. C’est le cas de certaines CAF, par exemple celle de l’Yonne. Il ne semble cependant
pas se dessiner pour ces services une amélioration notable de l’amplitude d’ouverture
hebdomadaire qui oscille en moyenne et depuis 1991 entre 36 et 37 heures.
5. Voir par exemple, outre les villes qui ont repris la formule du « bureau des temps »,
les expériences de Créteil ou de Grande-Synthe.
6. On peut citer à titre d’exception la préfecture de Seine-Maritime qui a mis en place
une gestion des files d’attente avec un ajustement de l’offre en fonction de la fréquen-
tation.

87
les enjeux des temps urbains

peut être trouvée (télérelevé, boîtiers de compteurs extérieurs


à la maison dans les nouvelles zones résidentielles, boîtes aux
lettres normalisées dont le facteur possède la clef qui lui
permet de déposer des colis volumineux). De telles installa-
tions ne sont pas toujours possibles et, là encore, ce sont des
accommodements d’horaires qu’il faut rechercher. Lorsque,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

en 1994, EDF a initié la démarche des « engagements de


service », reprise ensuite par d’autres services publics, une des
mesures clés popularisée par une campagne publicitaire à la
télévision était la garantie de tenir un rendez-vous sur une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

plage de deux heures. Une telle offre devait permettre aux


usagers EDF salariés de trouver plus aisément un arrangement
avec leur employeur ou leur voisin). Une autre solution serait
de décaler les horaires de visite en soirée. On a pu ainsi montrer
qu’une offre consistant en un rendez-vous hebdomadaire entre
19 heures et 21 heures pour la remise de tous les plis en
instance par La Poste pouvait s’avérer solvable.
Entre le guichet et le domicile, La Poste est confrontée à un
objet intermédiaire, la boîte aux lettres de dépôt du courrier.
Des tensions apparaissent à propos des horaires de levée. La
Poste doit en effet faire face à un pic d’activité, tant pour le tri
que pour la collecte des plis, vers 19 heures. En juillet 1999, de
manière à désengorger ses trieuses automatiques et à proposer
de nouveaux services de levée aux entreprises, La Poste
annonçait une levée plus précoce des boîtes aux lettres
urbaines à partir de 16 heures. La nouvelle a conduit (surtout à
Paris car c’était déjà couramment institué en province) à une
mobilisation des associations d’usagers. Finalement, à la
rentrée de la même année, La Poste fait une réponse plus
nuancée incluant en compensation une levée plus tardive dans
ses bureaux (jusqu’à 20 heures pour le trafic interne Île-
de-France) et dans les huit centres de tri de la région parisienne
(jusqu’à 22 heures pour le même trafic).
Ces exemples introduisent la question non plus de l’ouver-
ture mais de la présence des agents des services publics sur le
territoire et dans la durée.

88
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

Présent
L’activité des services de police et de gendarmerie
s’exprime en partie par l’occupation de certains espaces
publics. La présence elle-même constitue une part essentielle
de la fonction accomplie. Il a en effet été régulièrement montré
que c’est le sentiment d’insécurité tout autant que le nombre de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

crimes et délits commis qui diminuent par l’effet de la présence


visible des forces de sécurité. Ce thème, évoqué depuis
plusieurs années à travers la pratique de l’îlotage, a reçu une
réponse de grande ampleur pour ce qui concerne la police
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

nationale avec l’opération dite « police de proximité » qui a


conduit à une réorganisation des services 7. La présence se
mesure évidemment de manière spatiale et la presse a pu
parfois mentionner certains quartiers, zones extrêmes de non-
droit, dans lesquels la police n’ose plus intervenir. Cependant,
cette présence est plus banalement temporelle. L’îlotage
correspond à une affectation d’agents à un territoire mais aussi
à une présence effective dans la durée de la vie urbaine.
On rencontre ici plusieurs difficultés. Premièrement l’affec-
tation de deux agents à un secteur est loin de signifier une
présence effective de ceux-ci dans la rue tout au long de la
journée. Compte tenu de divers facteurs, les congés ou les
autres tâches à effectuer, ce temps se trouve grandement réduit.
En second lieu, cette présence correspond aux horaires de
bureau, lorsque le sentiment d’insécurité n’est pas forcément
le plus marqué. La réponse temporelle de la police se traduit
par une différenciation diurne et nocturne de l’offre, le service
de nuit étant confié à des brigades spécialisées comme la
brigade anticriminalité. Mais il n’est pas sûr que l’action
s’inscrive dans le prolongement de celle de la police de

7. Après le colloque de Villepinte en 1997, la création de la police de proximité est


engagée en 1999 avec quelques sites pilotes (Nîmes, Garges-les-Gonesse, Les Ulis,
Beauvais et Chateauroux). Elle sera généralisée en 2002. Mille deux cents policiers ont été
redéployés pour la période 1999-2001. La police de proximité ne se réduit pas à la
présence visible des policiers au contact et au service de la population, elle inclut aussi la
désignation d’un responsable policier pour un secteur, qui est en charge de la plénitude des
missions de police y compris celles de police judiciaire au quotidien. Les 20 000 emplois-
jeunes qui ont été recrutés dans la police contribuent directement à ces dispositifs.

89
les enjeux des temps urbains

proximité diurne 8. Une troisième difficulté temporelle se situe


dans le décalage entre une intervention sur le vif de la police et
le traitement du dossier par la justice. Le temps écoulé, jugé
trop long, entre l’interpellation des délinquants et la réponse
judiciaire est un sujet récurrent de réclamation de la police
ainsi que des élus locaux. Issue d’expérimentations en région
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

parisienne, une procédure est en cours de diffusion sur


l’ensemble du territoire. Elle consiste en un traitement « en
temps réel » des délits qui sont repérés sur la voie publique.
À la traditionnelle procédure d’échange entre la police et la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

justice par courrier, on a substitué une procédure télépho-


nique : un substitut du procureur se tient à la disposition des
services de police pour leur donner une réponse immédiate
permettant au policier de convoquer le contrevenant au
tribunal le jour même ou éventuellement le lendemain 9.
La question de la présence dans des espaces publics
concerne aussi d’autres services publics et tout particulière-
ment les entreprises de transports urbains. En centralisant les
fonctions techniques d’assistance au conducteur, en installant
des systèmes automatiques de contrôle des usagers ou en les
supprimant, on a privé les quais et les espaces d’accueil des
réseaux métropolitains de la présence de nombreux agents. On
peut faire, dans une moindre mesure, un constat similaire pour
la SNCF. Le temps de ces espaces publics associés au trans-
port était rythmé par les allées et venues de ces agents. Ils
pouvaient de manière toute pragmatique repérer un problème
de maintenance, renseigner un voyageur, intervenir lors d’une
altercation, ou simplement rassurer en tant que représentant en
uniforme de l’entreprise de transport. Cette suppression, qui a
pu être vécue dans un premier temps comme une libération de
l’espace pour les usagers, est de plus en plus ressentie comme
une absence. On a alors cherché à remplir ce temps par une
présence spécialisée… dans la présence. Les modalités

8. Jean-Claude RENARD, « Il ne s’agit pas d’avoir Pinot simple flic le jour et Nick Nolte
la nuit », « Les nouveaux flics », Politis, nº 603, 1er juin 2000.
9. Il faut noter ici que cet ajustement temporel de la réponse conduit de fait à une trans-
formation de l’intervention. La réponse immédiate, dans le feu de l’événement et de
l’émotion, conduit à apporter une réponse judiciaire à des délits qui auraient été laissés
sans suite dans une procédure courrier.

90
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

définissant ces nouvelles fonctions des « médiateurs » sont


variables. Elles peuvent être associées à des interventions tech-
niques (faciliter la fermeture des portes), à des tâches d’assis-
tance aux usagers (passage des tourniquets) et de renseigne-
ments, ou orientées plus directement vers les populations qui
occupent les espaces publics sans en être vraiment usagères.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Des initiatives comme « Partenariat pour la ville » ont visé à


mêler cette « présence » dans les transports à une présence
dans l’espace urbain. Les évaluations multiples de ces dispo-
sitifs révèlent souvent une forme d’enthousiasme envers ces
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

emplois-jeunes et une capacité d’adaptation et de créativité


non négligeable. Il reste cependant que l’on bute sur une diffi-
culté autant philosophique que temporelle : être là est un métier
bien difficile 10.

Rapide
La question du temps ne se pose pas uniquement en termes
d’accès mais aussi en termes de traitement du service ou du
dossier. On peut à ce propos, plus pour faire image que pour
faire histoire, distinguer trois époques.
Dans la première époque héroïque de l’administration et des
services publics, la question du temps semble ne pas vraiment
exister. Cela peut donner la figure d’une administration devant
agir de manière juste et rigoureuse quel que soit le délai de son
intervention, pensons à Javert poursuivant Jean Valjean par-
delà les bouleversements politiques pour l’agression bénigne
d’un petit ramoneur ; ou cela peut donner la figure mythique
d’un temps parfaitement maîtrisé, avec les images mobilisa-
trices de l’exactitude ferroviaire ou du J + 1 de La Poste qui
s’engage à distribuer dès le lendemain un pli déposé la veille.
Une des composantes de la mise en cause du service public
porte sur des questions temporelles. On découvre que les trains
n’arrivent pas toujours à l’heure, que le J + 1 est un objectif
partiellement atteint (77 % en 1997). Les usagers se plaignent

10. Chantal LABRUYÈRE et alii, « Emplois partagés de gestion urbaine : un dispositif


innovant des métiers en construction », in Édith HEURGON (dir.), Agents d’urbanité
publique ?, Les Éditions de L’Aube, La Tour d’Aigues, 2000, p. 179-246.

91
les enjeux des temps urbains

des délais de traitement des dossiers administratifs et ne


comprennent pas que le délai d’instruction d’un permis de
construire soit toujours le même quand celui de l’octroi d’un
prêt de construction par la banque diminue. On peut ajouter à
cela la récrimination régulière des usagers à propos des files
d’attente aux guichets des diverses administrations.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Une insuffisance de l’offre de services publics par rapport à


la demande (le téléphone jusque dans les années soixante-dix
ou le logement social jusqu’à maintenant) peut être respon-
sable des retards de traitement. On note encore pour certaines
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

prestations administratives des retards de type structurel. La


mise en place de la couverture maladie universelle (qui s’est
faite avant l’arrivée du personnel supplémentaire annoncé),
conjuguée à la lenteur des médecins dans l’utilisation de la
carte vitale est à l’origine des importants retards de rembourse-
ments des caisses primaires d’assurance maladie qui se sont
trouvées durablement débordées. On peut aussi évoquer des
difficultés de même nature du côté des caisses d’allocations
familiales qui ont vu leurs tâches s’accroître plus rapidement
que leurs moyens avec la croissance des minima sociaux.
Mais, dans l’ensemble, on est loin de vivre en France une situa-
tion de pénurie généralisée. Le contraste avec d’autres pays
mérite d’être souligné. Ainsi, en Grande-Bretagne, lorsque les
responsables publics ont voulu prendre des engagements
publics de prestations des services publics, ils ont dû afficher
des délais maximum de prise en charge pour une opération à
l’hôpital de deux ans, situation qui n’est pas imaginable de ce
côté de la Manche 11.
La rapidité du traitement est donc une question liée à l’orga-
nisation du travail et à la gestion des pointes.
On entame alors une seconde époque qui est celle d’un
temps comptable et gestionnaire et le chronomètre taylorien a
fait son entrée dans la plupart des entreprises de services
publics. Des durées types sont prévues pour les diverses fonc-
tions remplies à un guichet. Dans les centres d’appel comme
les services de renseignements téléphoniques du 12, les

11. On peut aussi évoquer les difficultés rencontrées pendant l’été 2000 en Californie
pour l’approvisionnement électrique.

92
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

technologies permettent un suivi extrêmement précis du délai


de traitement de chaque demande. Le renseignement doit être
fourni rapidement (moins d’une minute en moyenne), et le
temps d’attente entre la sonnerie et le moment où l’agent
décroche est aussi mesuré et intégré dans les critères d’évalua-
tion des agents 12.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Grâce à des méthodes de mesure du temps des opérations


élémentaires et courantes, certaines administrations accueil-
lant un public nombreux, comme les caisses d’allocations
familiales, ont pu rationaliser l’organisation des files d’attente.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

L’instauration d’un préaccueil permet de répondre à des


demandes d’informations simples et évite les erreurs d’orien-
tation responsables d’un temps d’attente doublé des usagers.
La réorganisation de l’architecture des espaces d’accueil pour
créer une file d’attente unique ou le système d’appel par
numéro annulent le sentiment désagréable d’avoir choisi la
mauvaise file lorsqu’on a la malchance de se trouver derrière
la personne qui a décidé de reprendre son dossier à zéro. Dans
ce qu’on appelle le back office, où les dossiers sont traités en
dehors de la présence de l’usager, des modalités de rationalisa-
tion sont aussi mises en place. Elles peuvent passer par une
pression exercée sur les agents par divers indicateurs de
productivité davantage liés au nombre de dossiers traités qu’à
la qualité de ce traitement.
Cette tendance taylorienne est très inégalement répandue. Si
elle est forte dans des grandes entreprises nationales de service
public et certaines administrations confrontées à des flux très
importants d’usagers, elle l’est moins dans les services exté-
rieurs de l’État qui ne traitent qu’un nombre restreint de
dossiers de manière préindustrielle. Les services extérieurs de
l’État qui ne reçoivent que peu de public affichent des velléités
managériales non directement corrélées à une instrumentation
de mesure de ces temps et de contrôle strict des agents. Dans
bien des cas, il semble d’ailleurs bien illusoire de faire du délai
de traitement des dossiers administratifs un critère déterminant
de la qualité de service. Le ministère de l’Équipement, séduit

12. Voir une enquête réalisée en collaboration avec Philippe Zarifian et Antoine
Valeyre.

93
les enjeux des temps urbains

un moment par la politique d’engagements de services, avait


envisagé d’afficher un délai maximal pour l’instruction des
permis de construire qu’il effectue pour le compte des
communes en milieu rural. Il est alors apparu que cela n’était
pas possible parce que le délai global de la réponse (qui seul
importe à l’usager) est la somme du délai d’intervention de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

cette administration et de celui de réaction des communes,


qu’elle ne maîtrise pas.
La demande de réduction des files d’attente ou de rapidité de
traitement des dossiers émane bien des usagers, mais de ceux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

qui ont le rapport le plus distant aux services publics. À côté, il


y a ceux qui souhaitent qu’on leur consacre plus de temps. Le
cas des prestations sociales distribuées par les caisses d’alloca-
tions familiales est tout à fait parlant. Prenons, par exemple, un
couple dont les deux membres ont un statut professionnel
précaire, oscillant l’un et l’autre entre emploi et chômage à
quelques mois d’intervalle. Les barèmes de certaines aides
dépendent de ce statut, ils peuvent ainsi voir leur catégorie
changer chaque mois, ce qui suscite autant de courrier. Qu’à
cela s’ajoute un quelconque dysfonctionnement comme les
difficultés de lancement du logiciel Cristal qui règle ces aides,
et ces personnes ont de sérieuses raisons d’être perdues dans
ces multiples mouvements comptables. Celles-ci attendent
alors d’un contact au guichet une relation approfondie qui leur
permette de démêler un tel écheveau, quitte à passer une demi-
journée dans une salle d’attente 13. La quête de rapidité risque
dans ce genre de situation de se retourner contre son objectif.

13. On note d’ailleurs une différenciation du niveau de satisfaction selon ces catégories
sociales. Ainsi pour les CAF (enquête CREDOC), les plus mécontents sont les allocataires
modestes et ceux qui reviennent plusieurs fois. « Un premier ensemble d’allocataires, plus
critique, rassemble les chômeurs (35 % d’insatisfaction contre 25 % en moyenne), les
bénéficiaires d’un minimum social (32 %), les habitants de Paris et son agglomération
(31 %) et les revenus moyens bas (31 % pour les individus disposant de 6 000 à
10 000 francs par mois) et les ouvriers (30 %). Un second groupe d’allocataires apparaît
très satisfait de sa CAF. On trouve ici les cadres supérieurs (81 % de satisfaction), les
personnes disposant d’au moins 15 000 francs de revenus mensuels (80 % de satisfaction
déclarée) et celles en charge d’une famille d’au moins trois enfants (84 %). Par ailleurs,
une enquête réalisée auprès de personnes très en marge de la société (base d’enquête dans
les CHRS) avait montré que ces personnes appréciaient la disponibilité des services
publics généralistes » (Myriam K LINGER , « La relation de service », Informations
sociales, nº 76, 1999).

94
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

En effet, une réponse trop rapide laissera l’usager sur sa faim


et le conduira à revenir une autre fois. Par-delà l’anecdote
évoquée ici, ce qui est appelé dans cette organisation des
« demandes de réassurance » peut correspondre à une part
significative des visites et contribuer à engorger les guichets.
Les diverses expériences de maisons de services publics ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

de points d’information et de médiation multiservices en


milieu urbain sont aussi révélatrices de ce point de vue. Ces
maisons regroupent en un même lieu l’accueil de divers
services municipaux, d’État ou d’entreprises publiques. Les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

évaluations de ces dispositifs font apparaître que la proximité


n’est pas l’avantage essentiel de ces maisons, mais bien plutôt
la disponibilité. La pression temporelle exercée au guichet sur
ces sites est en effet passablement relâchée. C’est alors pour les
personnes qui accueillent l’occasion d’accorder plus d’atten-
tion aux visiteurs et de sortir éventuellement des formats admi-
nistratifs les plus rigides. Et c’est cela qui est particulièrement
apprécié.
Cette attente d’un temps à recevoir ne concerne pas que les
fonctions administratives. On évoque souvent en milieu rural
l’image d’Épinal du facteur qui, chaque matin, salue la vieille
dame habitant seule dans une maison isolée, qui à l’occasion
lui rend service en rapportant un médicament de la pharmacie.
En quelque sorte, son passage contribue à socialiser la vie de la
vieille dame. La solitude n’est pas le monopole du monde rural
et une telle fonction sociale n’est pas moins nécessaire en ville.
C’est du côté des services à domicile que l’on a cherché à
apporter des réponses en offrant une gamme de services rele-
vant du médical ou de prestations d’aide ménagère, mais où la
dimension du temps accordé à des personnes isolées est
essentielle.
Avec ces différents exemples, c’est une troisième époque
qui s’ouvre après celle des managers et des comptables. Le
temps de la relation se verrait accorder une épaisseur et une
valeur propres. On rencontre alors des difficultés de finance-
ment de ce temps d’attention accordé à l’usager, ce qui
explique que l’on recherche des solutions du côté de formes
alternatives d’intervention, à la jonction du bénévolat et de
l’administration.

95
les enjeux des temps urbains

Branché
Les contribuables ont dorénavant la possibilité de remplir
leur déclaration de revenus en ligne, via Internet. Ceux-ci ne se
sont vraiment pas bousculés pour utiliser ce mode. Et parmi les
vaillants pionniers, certains ont été invités après coup à remplir
malgré tout une version papier, le ministère des Finances
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

n’ayant pu, pour des raisons techniques, traiter leur dossier.


Selon l’enquête réalisée en 2001 par le cabinet Accenture sur
le e-gouvernement dans vingt-deux pays, la France est classée
cinquième en Europe. Ce mauvais classement, en retrait par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

rapport à l’an 2000, s’explique par un défaut d’interactivités et


de possibilités de transactions, mais la mise à disposition
d’informations semble en revanche plutôt satisfaisante.
L’administration s’est engagée à basculer sur Internet ses
services Minitel, et La Poste et la SNCF ont aussi mis à dispo-
sition sur ce médium, respectivement, l’annuaire et la centrale
de réservation, mais l’amélioration de la qualité du service par
rapport au Minitel n’est pas patente. Le bilan du branchement
de l’administration et des services publics est donc encore bien
terne. Toutefois, cet arbuste malingre ne doit pas cacher la
forêt des multiples occasions de connexion en direct.
La première modalité de branchement est le téléphone. Des
entreprises comme France Télécom (bien sûr) mais aussi EDF
traitent une grande partie des relations avec leur clientèle grand
public par voie téléphonique. De même, les usagers s’attendent
à trouver un accueil téléphonique dans les caisses d’allocations
familiales, mais ils sont généralement déçus car l’offre est loin
de répondre à la demande 14. Ils ont plutôt intérêt, pour les pres-
tations familiales les plus courantes, à utiliser le Minitel.
À cause du délai incompressible de collecte et de distri-
bution du courrier, La Poste semble à l’écart de cette

14. Le téléphone est le mode de contact le plus utilisé (39 % y ont eu recours durant les
six derniers mois), devant la visite au guichet (34 %) et l’envoi d’un courrier (31 %). Les
moyens les plus innovants restent toujours marginaux (5 % pour le Minitel et 2 % pour
Internet) et viennent presque systématiquement en complément des moyens plus tradi-
tionnels. C’est l’amélioration des relations téléphoniques (25 % des premiers choix d’insa-
tisfaction et 36 % en réponses cumulées) qui apparaît au cœur des attentes des allocataires
(source : CREDOC, « Conditions de vie et aspiration des Français », 2001).

96
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

généralisation, elle s’active toutefois pour s’inscrire dans ce


courant. D’une part, elle tente de s’imposer comme un opéra-
teur Internet en offrant à chacun la possibilité de disposer
d’une adresse électronique. Dans ce domaine déjà très large-
ment couvert, elle cherche à réinscrire dans une matérialité ce
qui se perd dans le virtuel en s’efforçant de retrouver deux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

aspects du courrier traditionnel, la valeur de la signature et la


validation de la date d’envoi (le cachet de La Poste faisant foi).
On peut ajouter qu’elle étudie actuellement une nouvelle offre
de « courrier suivi » qui permettra à l’usager de savoir où se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

trouve sa lettre dans son parcours, une manière là aussi de


rester branché sur son courrier.
Tous ces branchements transforment bien évidemment la
relation au temps. Un certain nombre de serveurs automatisés
fonctionnent 24 heures sur 24 et lèvent complètement la ques-
tion des horaires d’ouverture. La communication télépho-
nique permet aussi de faciliter une extension des horaires de
contact. Du côté des services privés (banques, opérateurs de
télémarketing…), le recadrage horaire hors des heures de
bureau se banalise, et les services publics ne pourront pas
rester indéfiniment en retrait de cette évolution. À l’automne
2000, EDF a inauguré un centre d’appel national ouvert en
permanence. Lorsque les bureaux sont fermés, les appels des
usagers sont automatiquement basculés sur ce site, situé à
Troyes. Comme l’ensemble des dossiers des usagers est
consultable sur le réseau informatique, chacun verra sa
demande traitée de la même manière que s’il s’adressait à
l’agence dont il dépend. D’autres administrations et services
publics devraient lui emboîter le pas. C’est ainsi qu’un centre
d’appel a été créé à Lille pour la direction générale des
impôts 15.
Ce rapide parcours met bien en évidence la diversité des
questions temporelles associées au secteur public, et le carac-
tère pratique pour les usagers des conséquences de telle ou telle
orientation. Il laisse aussi transparaître qu’au-delà de telle ou

15. Annonce faite par Laurent Fabius, le 14 novembre 2000 dans un discours à l’Assem-
blée nationale.

97
les enjeux des temps urbains

telle mesure phare, visible et consensuelle, une action sur les


temps des services publics touche aussi des questions sociales.

Tensions sociales autour des temps des services publics


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Les anciens de la recherche urbaine des années soixante-dix


se souviennent de la DESE, la fameuse division économique et
sociale de l’espace, terme délaissé même si la chose qu’il visait
n’a pas vraiment disparu. Il faudrait à présent aborder la DEST,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

la division économique et sociale du temps. Derrière les choix


temporels des services publics se dessinent en effet des
rapports de forces entre différentes composantes de la société.

Le temps des villes et l’espace des campagnes


Une première ligne de partage se dégage entre les villes et
l’espace rural. Des effets d’inertie et des choix d’aménagement
du territoire conduisent à une suroffre (rapportée au nombre
d’habitants) de certains services publics dans les zones rurales,
alors que des besoins se font sentir dans les zones urbaines de
banlieue. Les principes de solidarité territoriale semblent assez
ancrés en France, mais cette question, sans être vraiment
l’objet d’un débat, commence toutefois à se poser. Elle a été
abordée lorsque les pouvoirs publics ont voulu rendre effec-
tive une plus grande présence policière dans les banlieues
populaires. On a alors pris la mesure des différences entre la
couverture rurale par la gendarmerie et la couverture urbaine
par la police. Lorsque le 27 janvier 1999, le Conseil de sécu-
rité intérieure a prévu une affectation de 7 000 agents supplé-
mentaires dans les vingt-six départements les plus touchés par
la délinquance, cela s’est traduit par un appel conjoint à la
police et à la gendarmerie. Celle-ci a été appelée à renforcer sa
présence dans les espaces périurbains aux franges de son terri-
toire d’intervention, mais aussi à intervenir directement dans
des zones urbaines traditionnellement dévolues à la police 16.

16. Le déséquilibre territorial ne se constate pas qu’entre la gendarmerie et la police. Le


ministère de l’Intérieur souhaiterait aussi fermer certains commissariats de petites villes

98
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

À propos de La Poste, ce point engendre plus de polé-


miques. Depuis plusieurs années la direction de La Poste et le
Sénat sont engagés dans une vive discussion sur le maintien
des bureaux de poste en milieu rural. Le Sénat, qui comme on
le sait surreprésente le monde rural, s’est fortement ému des
projets de fermeture de bureaux. Selon le rapport de Gérard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Larcher 17, près d’un cinquième des 17 000 points de contact


postaux continuent à enregistrer moins de deux heures d’acti-
vité par jour, mais, derrière la suppression d’un bureau de
poste, les élus (peut-être tout autant que les usagers ?) voient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

un signe d’abandon. La question a été suffisamment sensible


pour que le 10 mai 1993 un moratoire soit décidé et qu’ensuite
la loi 95-115 du 4 février 1995 (orientation pour l’aménage-
ment et le développement du territoire, dite « loi Pasqua »)
encadre fortement les fermetures de bureaux. Et c’est mainte-
nant à ce sujet le statu quo qui prévaut. Le débat s’est alors
déplacé sur les horaires d’ouverture, que La Poste a en effet
diminués dans certains bureaux.
Cette orientation, quel que soit le caractère limité de son
ampleur, est suggestive en termes prospectifs. D’un côté,
l’espace rural où la question de la proximité est essentielle
mais dans lequel on eût transigé sur les horaires de présence.
La réponse typique prend alors la forme de maisons de services
publics où de nombreux services peuvent être représentés…
mais pas tout le temps. Dans d’autres cas, des services (les
caisses d’allocations familiales par exemple) ouvrent des
permanences d’une demi-journée dans certains bourgs. De
l’autre côté, en milieu urbain, des efforts sont engagés pour un
élargissement de l’amplitude horaire ou pour une présence
plus prolongée des forces de sécurité publique. Aux uns on
donnerait donc de la proximité, et aux autres du temps.

(au-dessous de 20 000 habitants) : Farid AICHOUNE, « Police gendarmerie, le redéploie-


ment ensablé », Le Nouvel Observateur, 18 janvier 2001, p. 10.
17. Sénat, Rapport d’information nº 463 du 30 juin 1999.

99
les enjeux des temps urbains

Les usages sociaux des temps


Lorsque le quotidien Libération 18 présente les expériences
des « bureaux des temps », c’est sous le titre « La ville à
l’heure des femmes ». Ce mouvement est donc perçu comme
une des composantes de l’affirmation du droit des femmes 19.
Ce n’est pas un hasard. La pression sur les horaires n’apparaît
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

vraiment que lorsque la division sexuelle des tâches se trouve


déplacée. Même lorsqu’elles exercent une activité profession-
nelle, les femmes conservent en moyenne une part plus impor-
tante des tâches liées à la vie domestique, ce sont majoritaire-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

ment elles qui prennent un temps partiel pour s’occuper des


enfants le mercredi ou qui sont sensibles aux horaires des
crèches. Il y a visiblement, entre la sphère domestique, celle de
l’entreprise et celle des services publics, un rapport de forces
pour déterminer qui sera le plus flexible.
Derrière le partage du temps entre les genres, on observe
d’autres différenciations sociales dans la relation au temps des
services publics. Pour toute une partie de la société intégrée, le
contact établi avec les guichets des services publics et adminis-
tratifs semble progressivement s’évanouir. Hormis lors
d’événements qui marquent la vie (mariage, divorce, déména-
gement…), les classes moyennes et supérieures françaises
salariées n’ont pas de contacts réguliers avec ces services. Un
passage à la poste pour déposer un colis ou rechercher un pli en
instance, une démarche à la mairie pour obtenir une fiche
d’état civil (jusqu’à ce qu’on découvre que l’on pourrait bien
se passer de ces fiches et que leur suppression sera effective à
partir de décembre 2001 20)… pour le reste, les relations admi-
nistratives relèvent d’une prise en charge par les logiciels des
ordinateurs administratifs, les prélèvements ou versements
automatiques, et quelques échanges de courrier. La seule

18. Nathalie CHARVET, Libération « Spécial emploi », 2 avril 2001.


19. Cette composante féministe est aussi présente dans le mouvement social qui a
amené, en Italie en 1990, l’inscription des politiques temporelles dans la loi de réorganisa-
tion des compétences communales.
20. Cela a été décidé par le comité interministériel à la réforme de l’État le 12 octobre
2000. Désormais les fiches qui étaient demandées, par exemple, pour passer un concours
administratif ou un permis de conduire, seront remplacées par une photocopie de la carte
d’identité. On estime à 60 millions le nombre de fiches établies chaque année.

100
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

attente de ces classes sociales se résume en des contacts encore


moins fréquents et une rapidité accrue.
Mais, pour ceux qui ne participent pas de ce courant central,
la relation aux administrations est plus vitale. Que vous soyez
chômeur et vous découvrirez les services de l’ANPE et de
l’ASSEDIC ; que vous soyez étranger, ce sont les joies des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

visas et autorisations en préfecture qui vous attendent ; et si


vous relevez des minima sociaux, vous connaîtrez les files
d’attentes aux CAF et CNAM pour savoir où vous en êtes de
vos droits (RMI, carte santé…). Vous avez plus de chances
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

d’entrer en contact avec les services chargés des arriérés de


paiement EDF ou de France Télécom. Vous aurez aussi
tendance à faire partie de ceux qui attendent de longues heures
aux urgences des hôpitaux pour accéder à un service médical
plus social. Et, comme par hasard, on retrouve parmi ces
services publics justement ceux qui sont le plus mal notés par
les usagers 21. La relation au temps des services publics n’est
alors pas la même que pour des salariés intégrés. C’est pour
eux surtout, on l’a vu, que le temps accordé pour bien résoudre
un dossier complexe est essentiel, plus important que le temps
gagné à ne pas attendre avant d’être reçu. D’un autre côté, ce
sont également eux les plus sensibles au respect administratif
de certains délais. Un décalage de quelques jours du paiement
des allocations familiales est à peine remarqué par une famille
de classe moyenne. Un retard d’un jour dans le transfert du
RMI sur le compte postal peut conduire à de graves désordres
dans certains bureaux de poste 22.
Il faut aussi évoquer les conflits d’usage entre différentes
catégories sociales. En effet, un même service peut être désiré
au même moment par différentes composantes de la popula-
tion. Une réponse de type marchand peut alors être proposée.
Cela a été le choix de la SNCF lors de la création du TGV.

21. Toujours d’après l’enquête menée par Familles de France, on reproche à ces
services la difficulté à les joindre par téléphone, des temps d’attente importants, un
mauvais accueil et l’impression que les « usagers n’ont pas le choix ».
22. Au début du mois de janvier 1999, suite à une surcharge des opérations, l’ordinateur
de La Poste (réseau informatique de liaison Kéops) a déclaré forfait à Marseille et à Lille,
les forces de police ont dû intervenir pour garder l’entrée de certains bureaux de poste.
Cette question a été régulièrement abordée par Suzanne Rosenberg.

101
les enjeux des temps urbains

Alors que cette société annonçait fièrement que les tarifs ne


changeraient pas, elle instaurait une politique de suppléments
qui conduit à une séparation sociale dans le temps. Pour
reprendre un slogan de la SNCF, le progrès est partagé par
tous, mais pas aux mêmes moments.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Usagers versus agents


Il faut enfin aborder le conflit d’intérêts, essentiel pour la
question qui nous préoccupe, celui qui oppose les usagers aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

agents des services publics. Sujet tabou en France, tant dans le


discours administratif que dans celui des chercheurs. Il y a de
bonnes raisons à cela. Lorsque Michel Rocard a engagé le
« renouveau du service public » en 1989, il l’a fait en partant
du principe que le service public serait à lui-même son propre
recours et que les agents étaient porteurs des intérêts collectifs.
C’était là établir une forte rupture avec le modèle anglais qui
repose sur une suspicion portée sur les agents.
Cependant, alors que cette position était tout à fait tenable
lorsqu’il s’agissait de la qualité du service, elle risque d’éclater
avec la question des temporalités. Elle a été mise sur l’agenda
avec les négociations sur les 35 heures. La doctrine qui
prévaut, fondée sur un modèle « gagnant gagnant » est la
suivante : quelles souplesses autorisées par la mise en place des
35 heures doivent compenser la perte de disponibilité née
d’une réduction du temps de travail sans programme substan-
tiel d’embauche ? Réponse : l’écoute des usagers et une
certaine capacité d’adaptation comme, par exemple, une
ouverture des bureaux entre 12 et 14 heures. Mais sans
embauche supplémentaire, des programmes ambitieux comme
la création de deux équipes de six heures pour une ouverture
des bureaux en continu pendant douze heures sur les modes
romain ou finlandais ne peuvent être envisagés. La solution
reposant sur quatre jours de neuf heures est plus envisageable,
mais elle suppose une baisse proportionnelle du nombre
d’agents présents.
L’augmentation du nombre des agents au guichet ne suffi-
rait pas à résoudre toutes les difficultés. En effet, ceux-ci,
n’ayant pas un mode de vie différent de celui des usagers,

102
le temps des services publics répond-il aux attentes des usagers ?

souhaitent justement être libérés de leur travail aux moments


mêmes où les usagers souhaitent voir les services publics
ouverts. On ne se bouscule pas pour travailler le samedi ; il est
évident que l’exécution des travaux sur les voies autoroutières
urbaines pendant la nuit est un plus pour l’usager, il n’est pas
sûr que l’augmentation du travail de nuit soit un bienfait pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

ceux qui l’accomplissent 23. Les supermarchés se sont bien


adaptés aux variations de flux des acheteurs en élargissant leur
plage horaire, mais c’est au prix d’une flexibilité maximale du
travail avec, pour les caissières, des temps partiels subis et des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

journées constituées de collages de séquences de travail et de


non-travail. Faut-il souhaiter cela pour le service public ?
L’adaptation des horaires des administrations et des services
publics aux nouveaux rythmes urbains peut passer en partie par
une plus grande intelligence dans l’organisation du travail, elle
doit aussi se traduire par des arbitrages entre les intérêts des
usagers et ceux des agents.
Derrière des mesures qui ne semblent relever que du « bon
sens », se dessinent des partages sociaux autour de l’accès à
l’administration et aux services publics. Pour reprendre
l’exemple cité précédemment de l’ouverture des crèches
jusqu’à 18 h 30, la mesure est socialement tout à fait ciblée (les
jeunes parents biactifs urbains). D’autres catégories sociales
attendraient d’autres aménagements. Il faut donc arbitrer entre
le temps accordé aux uns et aux autres (relation entre ville et
campagne, ou conflit d’usage entre différentes catégories
sociales sur les heures de pointe), entre les différentes concep-
tions du temps (les uns désirant moins de contact et plus de
rapidité, les autres réclamant plus d’attention et de temps), et
pour finir entre les intérêts des producteurs et des consomma-
teurs qui sont aussi, d’une certaine manière, actionnaires de ces
services publics. Faute d’une prise en compte réelle de ces
tensions sociales, on risque bien de ne pas aller au-delà de
quelques mesures gadgets.

23. Voir l’enquête conduite avec Frédéric de Coninck sur l’application des 35 heures
pour l’équipe de gestion d’une voirie urbaine en région parisienne.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Penser le temps en ville


II
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte
6
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Mémoire urbaine et projet urbain


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

par Jean Chesneaux

Avec la mémoire urbaine et le projet urbain, la ville affirme


avec force — certes en sens opposé — son inscription dans le
devenir social, son aptitude à « habiter le temps ».
Pourtant, mémoire urbaine et projet urbain s’ignorent bien
souvent, et deviennent comme étrangers l’un à l’autre. La
mémoire urbaine se dégrade volontiers en ville-musée, le
projet urbain se contracte aisément en ville-artefact.
Disloqué sinon sinistré, le Pékin que nous visitons
aujourd’hui semble un bon exemple d’une telle dissociation
schizophrène entre mémoire et projet. D’un côté, l’immense
ville-musée qu’est l’ancienne « Cité interdite » des empereurs
de Chine, conservée en parfait état pour l’enchantement de ses
visiteurs. De l’autre, le réseau futuriste des boulevards circu-
laires qu’aucun piéton ne se hasarde plus à traverser, des
échangeurs surdimensionnés, des tours de bureaux géantes,
des blocs résidentiels — réseau parfaitement interchangeable
avec ceux qui définissent tant d’autres conglomérats urbains
modélisés de par le monde. Ce Pékin purement fonctionnel a
anéanti le tissu longtemps si vivant des anciens quartiers popu-
laires et de leurs ruelles, les fameuses hutung, tissu de chair et
de vie qui entouraient les palais impériaux et leur donnaient

107
penser le temps en ville

sens ; ceux-ci étant désormais réduits à une bulle mémorielle,


une enclave hors temps.
À Pékin, il semble que mémoire et projet se soient chirurgi-
calement écartés l’un de l’autre, à la façon des surréalistes
proposant vers l920 de trancher par le milieu le Sacré-Cœur de
Montmartre et d’en déplacer les deux moitiés à bonne distance.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

La capitale chinoise est certes un cas extrême. Bien plus


souvent, la dissociation entre ville mémorielle et ville projec-
tive se réalise à travers des figures urbaines qui se sont spécia-
lisées en sens opposé. Dans les villes-mémoire, immobilisées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

dans la préservation ad integrum de leur passé prestigieux, les


règlements conservationnistes prolifèrent ; mais la société
vivante s’évanouit, ou se réfugie dans l’accueil mercantile des
visiteurs qui se pressent à Venise, à Bruges et autres villes de
haute tradition, menacées pourtant de se dégrader selon la
formule de Jean Nouvel en collections de bâtiments-momies 1.
Quant aux villes purement projectives, elles n’ont générale-
ment pas à se soucier d’un passé aussi riche que celui de Pékin.
Ce sont des artefacts, nés « clés en mains » sur les tables à
dessin des architectes et sur les écrans de leurs ordinateurs.
Mais elles aussi sont comme figées sur place, et arrachées à la
durée structurante du temps, certes sur un mode bien différent
des villes-musées ; leur incapacité à vivre de leur vie propre en
aval n’est que la contrepartie de leur déficit de temporalité en
amont. Beaucoup a déjà été dit et écrit sur leur immobilisme
précoce, sur leur incapacité à s’épanouir au fil du temps.
Un point encore est à préciser. Il ne faudrait pas conclure de
ces exemples que le dualisme de la ville mémorielle et de la
ville projective correspondrait à deux étapes historiques
successives, comme si des villes capables de vivre dans le
temps long, comme le vieux Pékin, s’étaient peu à peu effacées
devant des villes plus « modernes », fabriquées de toutes
pièces dans le temps court tel le nouveau Pékin. Il s’agit plutôt
de deux lignées urbaines parallèles. Les villes abstraites et
fonctionnelles d’Hippodamos de Milet remontent au Ve siècle
avant notre ère, alors que le Nuremberg médiéval rasé par les
bombardements alliés pendant la guerre — ainsi la très belle

1. Urbanisme, dossier « Mémoire et projet », nº 303, novembre 1998.

108
mémoire urbaine et projet urbain

maison d’Albert Dürer — a été reconstitué à l’identique dans


les années cinquante.
Mémoire urbaine et projet urbain, et ici une note d’opti-
misme n’est pas inopportune, peuvent aussi se valoriser l’un
l’autre, affirmer conjointement la réalité vivante d’une ville
bien campée sur les deux versants du temps. Pensons par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

exemple à Urbino, en Italie, dont la cité universitaire d’avant-


garde s’est discrètement coulée dans les plis d’une colline pour
dialoguer librement avec les palais monumentaux du condot-
tiere Federico de Montefeltre et avec de vieux quartiers popu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

laires restés bien vivants.


Confronter mémoire urbaine et projet urbain — soit le
thème étudié ici — impose de lever un préalable méthodolo-
gique. La mémoire n’est-elle pas d’abord un fait social, à
savoir la conscience qu’ont les villes et leurs habitants de leur
passé tel qu’il reste présent parmi eux ? Alors que le projet est
dans son principe une initiative activiste, à la fois technique et
politique, et qui passe aussi par l’allégeance aux puissances
économiques, au marché de l’immobilier, au BTP.
La mémoire intervient ainsi comme composante nourricière
du lien social, apportant un peu de rêve collectif et de transcen-
dance. Le projet, lui, se situe dans la sphère de l’immanence, de
la performance opératoire, de la « saisie » créatrice. Mémoire
et projet mettent en jeu des zones différentes de l’être social.
Mais cette dissymétrie entre « vécu » mémoriel et « pratique »
projective n’est-elle pas celle-là même qui gouverne notre
relation au passé en tant que tel, au futur en tant que tel ?
Le temps est une catégorie bien plus mystérieuse, bien plus
implacable que l’espace. S’il est bien banal, encore que
justifié, de penser la ville en termes d’espace, la penser dans la
durée du temps représente un effort autrement exigeant, et non
moins fécond. Ainsi, le détour théorique par la temporalité
vient confirmer les réticences que, dans leur expérience
pratique, les urbanistes ont exprimées tant envers la ville-
musée qu’envers la ville-artefact. Si l’une et l’autre sont des
échecs humains, c’est qu’elles sont toutes deux régies, certes
en sens opposé, par un rapport au temps qu’on pourrait quali-
fier d’hémiplégique. Ni l’une ni l’autre ne sont inscrites dans

109
penser le temps en ville

une temporalité vivante, à la fois adossée au passé et ouverte


vers l’avenir.

Histoire et futur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Quand Bernard Huet propose la notion de « génétique


urbaine » et décrit les villes « sédimentaires 2 », quand
Alexandre Melissinos souligne l’unité du « créé » et du
« conservé » dans le devenir urbain 3 , ils analysent l’un et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

l’autre la ville comme processus, ouvert à la fois sur le passé et


sur l’avenir.
Un rappel même succinct de la nature du temps humain
devient ici nécessaire, et plus précisément de l’expérience
humaine « bidirectionnelle » de la temporalité.
Dans son principe même, notre temporalité, soit la
conscience que nous avons de notre appartenance à la durée du
temps — c’est la Zeitlichkeit de la langue allemande —, se
déploie à la fois en direction du futur et en direction du passé.
Sans doute, et ici nous ne différons pas de tous les êtres et de
toutes les choses, notre condition humaine est soumise au
mouvement temporel primordial et irréversible qui conduit du
passé vers le futur. Et pourtant, le pouvoir propre de notre
pensée — le philosophe américain du temps Julius T. Fraser a
pu parler de noo-temporalité — nous permet de remonter et de
descendre à volonté le cours du temps, pour intégrer et le passé
et le futur à notre praxis, à notre agir.
Cette dualité bidirectionnelle de notre regard sur le temps a
de longue date fasciné les penseurs. Chateaubriand parlait
volontiers de « futurition », Vladimir Jankélévitch de « prété-
rition », et Paul Ricœur nous a proposé une réflexion sur
« passéité » et « futurité ». La conjonction conflictuelle entre
notre être-vers-le-passé et notre être-vers-le-futur est au cœur
de l’expérience humaine du temps. Dans sa vie personnelle la
plus intime, chacun de nous, quel que soit son âge, ne peut se
penser comme être que s’il prend conjointement en compte son

2. « Une génétique urbaine », Urbanisme, ibid.


3. « Entre le conservé et le créé », ibid.

110
mémoire urbaine et projet urbain

expérience passée et son horizon futur. Les choses ne sont pas


différentes pour l’être collectif des divers groupes sociaux ; les
Aborigènes australiens ne séparent pas le souci d’affirmer leur
avenir face à une modernité corrosive, et la fière conscience de
leur passé millénaire.
Il est permis de penser que les savoirs ès affaires humaines,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

eux aussi, sont d’autant plus solides — encore qu’on ne


s’attache guère à ce critère quand on tente de les ordonner —
qu’ils mettent à la fois en jeu le passé humain et l’avenir
humain. C’est le cas du droit qui, explique François Ost 4, a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

qualité pour lier et délier le passé, lier et délier le futur. Les


séries chiffrées de la démographie, de leur côté, sont à la fois
récapitulatives et projectives. Les philosophes pensent le
devenir humain sur les deux versants de la temporalité.
L’anthropologie s’interroge sur le futur des sociétés dites
« naturelles », autant que sur leur passé. Tous ces savoirs
« marchent avec les deux jambes », et s’inscrivent pleinement
dans la bidirectionnalité du temps humain. En revanche,
l’histoire — simple parenthèse sur laquelle il n’y a pas lieu ici
de s’arrêter… — souffre à cet égard d’un handicap majeur ;
dans son objet même, elle n’est compétente que dans le champ
du passé 5. Alors que l’urbanistique, l’étude raisonnée des faits
urbains, examine le devenir des villes sur les deux versants du
temps.
Une ville qui donnerait congé à cette perception conjointe et
bidirectionnelle de la temporalité abdiquerait son être, son
principe en tant qu’œuvre humaine, inscrite à ce titre dans la
durée du temps. C’est ce que refuse un Jean Nouvel qui insiste
sur le fait urbain comme continuum, comme processus de
« concrétion » ; la ville authentique, dit-il, est capable de
« muter » sur elle-même 6.

4. François OST, Le Droit et le temps, Odile Jacob, Paris, 1999.


5. Plus conscient que les historiens eux-mêmes de cet handicap, et fort soucieux appa-
remment de les aider à asseoir le statut théorique de leur discipline, Paul Ricœur a récem-
ment tenté de définir le « caractère omnitemporel de l’histoire » ; l’expérience, selon lui,
« couvre désormais les trois instances du temps » — soit passé, présent et avenir
(L’Histoire, la mémoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 394), thèse plus paradoxale que convain-
cante.
6. Urbanisme, op. cit.

111
penser le temps en ville

Il faut ici, sans perdre de vue la relation entre mémoire


urbaine et projet urbain, examiner de plus près leurs termes de
référence, soit le passé et l’avenir tels que les fédère notre
temporalité bidirectionnelle. Entre passé et futur, premier
constat, la partie n’est pas égale. Sans doute, le passé semble à
première vue bénéficier d’une sorte de rente de situation, d’un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

droit de préséance fondé pas tant sur la sèche chronologie que


sur le statut acquis, irrévocable, de ce passé. « Ce qui a été ne
peut plus désormais ne pas avoir été : désormais, dit Vladimir
Jankélévitch, ce fait mystérieux et profondément obscur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

d’avoir-été est son viatique pour l’éternité. »


Et pourtant, à y regarder de plus près, c’est bien le primat de
l’avenir qui s’impose à nous. On a pu dire que le futur « tire à
lui » le mouvement même du temps. « L’avenir n’est pas ce
qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous allons », disait le
philosophe Jean-Marie Guyau. Idée reprise par le psycho-
logue Eugène Minkovski : « Le futur […] comme horizon fait
d’étendue, de puissance, de grandeur, et pas seulement une
ligne droite qui s’étendrait devant nous […] est par excellence
la figure du temps politique, celle où s’inscrit notre capacité
d’anticipation 7. »
Pour Heidegger, ce primat théorique du futur se réalise dans
ce qu’il appelle le « devancement de soi » (Vorlaufen). Ce
rapport au futur, explique-t-il, est plus fondamental, plus prin-
cipiel que l’orientation vers le passé ou vers le présent. On
perçoit aisément la portée de cette dissymétrie fondatrice entre
futur et passé, puisqu’il va s’agir ici d’évaluer le poids relatif
du projet et de la mémoire comme termes solidaires de
l’« être » de la ville.
La mémoire est un dialogue actif et socialisé entre le présent
et un passé qui s’impose dans son en-soi temporel — même si
ses représentations historisées sont plus ou moins fidèles.
Alors que le projet — contraste majeur — est un dialogue actif
et socialisé entre le présent, et un futur nécessairement non-
encore-advenu, donc largement ouvert à l’initiative
anticipatrice.

7. Eugène MINKOVSKI, Le Temps vécu, PUF, Paris, 1995, p. 74-75.

112
mémoire urbaine et projet urbain

Si tout semble ainsi opposer mémoire et projet, l’un et


l’autre — second constat de méthode — sont des saisies opéra-
toires de la temporalité, des actes d’allégeance et d’apparte-
nance à la durée du temps. La solidarité entre mémoire et projet
n’est pas un artifice mental ex post. Le projet ne « fait sens »
que s’il s’adosse à la mémoire, à ses acquis, à ses épreuves
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

— quitte à briser avec eux. La mémoire ne fait sens que si elle


favorise des choix de société susceptibles de construire
l’avenir. Deux exemples de cette solidarité politique suffiront
ici. Si le génocide arménien de 1915 est l’objet d’une bataille
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

mémorielle acharnée, de la part de la jeune génération armé-


nienne, c’est qu’il forme le socle même de son avenir, au pays
comme dans la diaspora. Et si, en Afrique du Sud, la commis-
sion Vérité et Réconciliation a voulu « nettoyer » publique-
ment la mémoire de l’apartheid, c’est au service d’un projet de
société où Blancs et Noirs pourraient se regarder en face. « Il
n’y a pas d’avenir sans pardon… 8 »
Une mémoire incapable de déboucher sur un projet se dégra-
derait en accessoire esthétisant, en « cabinet de curiosités », a
objecté Alain Finkielkraut à Paul Ricœur 9 — ainsi la ville-
musée. Un projet indifférent à la mémoire tournerait à vide, il
n’arriverait pas à « embrayer » sur le mouvement profond du
temps. Tel a été le cas des « villes nouvelles » et des « grands
ensembles » de la Ve République, créations bureaucratiques ex
nihilo qui, faute d’avoir su s’intégrer organiquement au
mouvement du temps, ont été comme broyées par les
secousses temporelles de la crise sociale soudainement ouverte
dans les années soixante-dix.
Troisième constat de principe, passé et futur — et avec eux
mémoire et projet — ne sont pas condamnés à s’affronter à
distance. Ils s’articulent dans une relation de réciprocité active
grâce à l’intervention d’un tiers terme propre à la temporalité
humaine : le présent. C’est-à-dire le goulot du sablier, modeste
ustensile dont la simplicité technique ne souligne que mieux la
force philosophique. Le présent est un nœud d’effectuation, un

8. Titre de l’édition française (Paris, l999) du rapport de l’évêque Desmond Tutu, prési-
dent de la commission.
9. France-Culture, 9 septembre 2000.

113
penser le temps en ville

moment dialectique qui donne son plein sens au passé et du


même coup ouvre au futur la voie de sa réalité à venir.
La relation fondatrice entre les trois « ek-stases du
temps 10 », soit l’avenir, le passé et le présent, ne vient pas se
substituer à la relation binaire entre prétérition et futurition.
Elle la nourrit et lui donne vie ; elle crée les conditions de notre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

« agir-ensemble 11 » dans la noo-temporalité.


Ce détour par les enjeux théoriques de la temporalité devrait
faciliter l’interrogation sur la ville comme être-dans-le-temps.
Interrogation qui semble justifiée, tant le déséquilibre est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

flagrant entre l’attention minutieuse portée à la ville dans son


champ spatial — ce type de travaux peut remplir des biblio-
thèques entières — et la rareté des réflexions portant sur la
temporalité urbaine proprement dite ; les études d’histoire
urbaine répondant à des ambitions différentes 12. Pourtant, si
c’est dans l’espace que se déploient les échanges, le jeu des
relations et des agencements qui font la ville, c’est assurément
le temps — instance ultime — qui permet à la ville d’être,
d’exister, dit l’architecte Paul Chemetov, comme « formation
de temps long ». La ville ne se « réalise », au sens philoso-
phique du terme et aussi au sens économique (la réalisation de
la valeur), que dans l’intertemporalité 13 de l’avant et de
l’après, dans l’interaction structurante entre le passé dont elle
est issue donc sa mémoire, et le futur qui l’appelle donc son
projet.

10. Terme plus technique proposé par Martin Heidegger et communément adopté en
philosophie du temps. On parle aussi des trois « moments », des trois « instances », pour
désigner ce que P. Ricœur, dans Temps et récit, appelle la « triplicité » du temps. Une
analyse d’ensemble des relations entre présent, passé et futur est présentée dans notre essai
Habiter le temps, 1996.
11. Cf. Jean CHESNEAUX, « Le présent, temps de l’agir-ensemble », colloque de Cerisy
sur « Gouvernance et prospective », juillet 1999.
12. À titre d’exemple, et si riche soit-elle, l’anthologie de textes philosophiques éditée
par Pierre Ansay et René Schoonbrodt (Penser la ville, Éditions AAM, Bruxelles, 1989)
ne fait qu’une place minimale à la temporalité de la ville. En revanche, l’histoire de la
pensée urbaine s’est toujours intéressée aux utopies et aux projets figurés des urbanistes ;
c’est un peu le « futur antérieur » de la ville.
13. Ce terme, dans son acception technique, désigne une « doctrine » du droit interna-
tional, à savoir la nécessité de redéfinir le champ d’application d’une convention, quand
son contexte général a changé. Mais l’intertemporalité, formule claire et forte, mérite
d’entrer dans le vocabulaire de base des études sur le temps.

114
mémoire urbaine et projet urbain

Pour s’affirmer dans son être, la ville a besoin, en amont, des


« ancrages » de la mémoire, fût-ce pour rompre avec eux. Elle
a besoin davantage encore de se projeter en aval en s’aidant de
balises, d’être « tirée » vers l’avenir — on retrouve ainsi le
primat théorique du futur. Entre cette fonction mémorielle et
cette fonction projective, la tension est permanente, souvent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

sévère, toujours féconde.


La force conjointe de cet ancrage et de ce balisage est souli-
gnée, a contrario, par la déréliction des « non-villes », où
s’agglutine pathétiquement la foule des déshérités et qui sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

orphelines de tout projet comme de toute mémoire. Telle la


« Mégalo » africaine de la romancière Paule Constant, évoca-
tion imaginaire de tant de réalités sous-urbaines en détresse :
« Balta [un petit Noir désemparé] ne savait plus où il était.
Qu’importe ! Il marcherait jusqu’à se perdre. Pendant des
heures, marcher l’occupa tout entier, luttant contre le macadam
défoncé. […] Était-il encore dans la Mégalo ? Toujours les
mêmes réverbères, les mêmes murs crénelés de barbelés, les
mêmes haies d’épines. […] Il marcha au milieu des rails de
chemin de fer, puis les baraques réapparurent, en bois, en
paille, en boue, en terre, elles touchaient les rails. […] La
Mégalo ne débouchait sur rien 14… »
Ce même enlisement hors du temps avait déjà frappé le
provincial Jean Jaurès, découvrant un Paris accablé de misère
morale : « Je me souviens qu’il y a une trentaine d’années,
arrivé tout jeune à Paris, je fus saisi un soir d’hiver, dans la
ville immense, d’une sorte d’épouvante sociale. […] Face à la
foule immense de fantômes solitaires, […] je me demandais
avec une sorte de terreur impersonnelle comment l’énorme
structure sociale ne tombait pas en décomposition. Je ne leur
voyais pas de chaînes, mais la chaîne était au cœur 15. »

14. Paule CONSTANT, Balta, Gallimard, Paris, p. 185-186 et 249.


15. Jean JAURÈS, L’Armée nouvelle, réed. « 10/18 », Paris, 1969, p. 169.

115
penser le temps en ville

Quelle(s) mémoire(s) urbaine(s) ?

Examinons donc de plus près la mémoire urbaine dans sa


relation au projet urbain, ou plutôt les diverses modalités de
cette relation : continuité ou rupture, abandon ou ancrage. Ce
qui conduira ensuite à l’analyse symétrique du projet, dans sa
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

relation à la mémoire.
À y regarder de plus près, la « mémoire » de la ville peut
désigner deux ensembles bien distincts. D’un côté, des édifices
bâtis restés debout, des pratiques sociales toujours actives, bref
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

un passé resté présent dans le champ de la vie urbaine. Et d’un


autre côté, un passé révolu, abandonné sinon détruit physique-
ment, dans l’ordre de la construction comme dans celui de la
vie sociale ; donc un passé qui ne survit plus que dans des
images mentales, au mieux des vieilles gravures. Dans le
premier cas, la mémoire pèse d’elle-même, par la présence de
monuments et d’édifices qui restent « sous la main »
(Vorhanden, dit Heidegger), ou par des traditions toujours
vivantes, tels les « marchés vivandiers » (terme officiel qui
date de Napoléon) qui dans les arrondissements parisiens tien-
nent tête vaillamment aux supermarchés et à leurs aliments
industriels.
Dans le second cas, la mémoire s’est abîmée dans l’oubli.
C’est l’« anamnèse » (le rappel de mémoire) qui la réactive et
la convoque comme témoin dans le grand procès intenté à la
ville moderne en crise. Témoin à décharge, ainsi en évoquant
les taudis de Saint-Étienne, longtemps réputée comme la ville
la plus délabrée de France ; faisant fonction de repoussoir, ces
taudis viennent légitimer un urbanisme contemporain de vie
décente, qui a été le bienvenu. Mais aussi témoin à charge,
avec par exemple les pratiques anciennes de convivialité
urbaine, que seule une démarche volontariste peut faire
revivre : les chaises que l’on descendait des étages le soir, pour
bavarder entre voisins sur le trottoir ; ou les vieilles dames qui,
de leur fenêtre, encourageaient les écoliers revenant de l’école.
Le bouleversement des structures urbaines, notamment la
quasi-disparition des rues comme trajets de vie dans les quar-
tiers modernes, rend ces pratiques impensables… Mais leur
mémoire délibérément réactivée — ainsi à l’aide de vieilles

116
mémoire urbaine et projet urbain

cartes postales, marché très lucratif — aide à s’interroger sur


l’évolution qui les a tuées, sur l’inhumanité des grands
ensembles. La mémoire aiguise la critique, elle pose
l’exigence d’une autre qualité d’avenir — ce qui est le
contraire du passéisme…
Mémoire urbaine restée active et visible, ou mémoire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

urbaine évanouie encore que disponible par anamnèse, il s’agit


toujours d’une mémoire constitutive de l’être-en-ville. Aucun
rapport à cet égard — et ceci est à peine une parenthèse, à l’âge
de l’urbanisme assisté par ordinateur… — avec la bien mal
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

nommée « mémoire » des appareillages informatiques,


laquelle n’est qu’une mémoire restitutive ; elle ne sait que
recracher par bribes les fragments décontextualisés d’un passé
« saisi », et à cette fin décomposé par les programmateurs en
unités d’information, parcellaires et aléatoires.
Sous tous ces aspects, la mémoire urbaine ne fait sens que
dans sa relation avec le projet urbain.
Faute de cette relation organique, cette mémoire se réduirait
à des résidus tantôt valorisés affectivement et aussi commer-
cialement, tantôt aussi dédaignés, laissés quasiment en sursis.
Découvrant les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, Jean-Paul Sartre y avait été frappé par le statut rési-
duel de bâtiments et d’équipements encore en bon état et qui
n’étaient pas du tout « anciens », dit-il, valorisés à ce titre,
mais périmés 16. Ces débris techniquement en bon état mais
culturellement condamnés attendaient de laisser place à
d’autres bâtiments ou équipements plus performants, qui
eux-mêmes…
Moins malmenée dans d’autres cas, la mémoire n’y est pas,
pour autant, en mesure de nourrir un projet urbain tourné vers
l’avenir. Elle ne survit que comme cadrage archaïsant. Le
musée d’Orsay était à l’origine une cathédrale ferroviaire, dont
seul un regard resté à l’extérieur peut aujourd’hui apprécier la
masse imposante ; ses belles proportions intérieures, sa texture
monumentale de fer et de verre, ont été disloquées, maquillées,
cloisonnées au profit d’un « parti » esthétisant du paraître, qui
s’est refusé à les respecter et à les mettre en valeur. Dans l’art

16. Situations III, Gallimard, Paris, 1974.

117
penser le temps en ville

du passé urbain réduit à l’état de postiche, il y a plutôt embarras


de richesse… Pensons encore au front de rue des maisons du
vieux Dublin, dont on a conservé et même restauré les portes
« georgiennes » de bois ouvragé, l’agencement élégant des
briques, les fenêtres à l’ancienne, alors que l’intérieur du bâti-
ment est « vidé » comme une volaille, et restructuré sur un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

mode lourdement utilitaire. Dans ces deux cas comme dans


bien d’autres, la mémoire urbaine n’est plus qu’une façade, un
camouflage assez simpliste de projets qui lui tournent le dos.
Ailleurs encore, la mémoire urbaine est engloutie beaucoup
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

plus profondément, et l’on n’y accède plus que par les docu-
ments, les travaux des historiens. Elle n’en acquiert que davan-
tage de force accusatrice, tant l’évolution subséquente a
engendré le désarroi et le mal vivre. Exemple poignant que
celui de la description laissée par Hernando Cortez de Tenoch-
titlan, la capitale des Aztèques, dont il avait tant admiré les
belles avenues semi-aquatiques au savant désordre, les jardins
de fleurs et de fruits, l’élégante ceinture de ses crêtes neigeuses
brillant au soleil tout au long de l’année. L’anamnèse est ici
particulièrement traumatisante, et ce récit vieux de cinq siècles
est impitoyable pour le pandémonium urbain qu’est devenue
Mexico « City » — y compris la disparition presque totale de
ses sommets encore enneigés, mais dont l’épaisse pollution
interdit la vue. La mémoire réactivée de l’ancienne capitale du
pays crie l’urgence d’un projet radical de réhabilitation, au
bénéfice de la « plus grande ville du monde 17 ».
Le terme de réhabilitation, qui a migré de la langue des
magistrats vers celle des urbanistes, mérite d’être relevé. On
sait qu’il désigne des opérations de mise en valeur et de restau-
ration d’éléments urbains, jugés dignes d’être intégrés dans
des projets mieux adaptés à notre époque. Démarche saine,
dans laquelle le primat du futur ne sacrifie pas le passé. Ces
éléments mémoriels semblaient condamnés à la démolition,
quand prévalait l’utopie de la table rase et de la modernité
forcenée ; on leur rend aujourd’hui justice, on les « réhabi-
lite ». Les exemples ne manquent pas, dans des villes

17. Claude BATAILLON et Louis PANABIÈRE, Mexico aujourd’hui, la plus grande ville du
monde, Publisud, Paris-Toulouse, 1988.

118
mémoire urbaine et projet urbain

moyennes françaises épargnées par l’ouragan destructeur des


années cinquante et soixante, d’un agencement judicieux des
éléments mémoriels survivants, pour donner vie à un projet
urbain plus ample et plus novateur.
Mais la frontière reste fragile entre l’édifice ancien réifié,
certes restauré à grands frais comme « lieu de mémoire » mais
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

qui n’est plus qu’une coquille vide, et les « lieux de vie » tradi-
tionnels auxquels la ville moderne se soucie de faire place. Que
de « lavoirs sans lavandières 18 », qui, à l’encontre des marchés
vivandiers parisiens, ne sont plus que des bribes de passé, flot-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tant dans le vide ! Ce qui ne justifierait pas la destruction des


vieux lavoirs… Quelle vie non factice leur insuffler ?

Du projet urbain
On en arrive ainsi au projet urbain comme intervention
majeure et organisatrice, qui dans son principe même entend
préparer l’avenir et lui donner corps. Encore que, dans le
champ urbanistique, le projet-en-soi, comme création ex nihilo
qui au besoin exige de faire table rase, soit loin de représenter la
seule figure du devenir urbain. On ne connaît pas l’architecte
de la place Saint-Marc à Venise, a fait aussi remarquer Bernard
Huet. Et s’interroger sur un éventuel titulaire de cette fonction
n’a strictement aucun sens… Cet ensemble, si remarquable
dans ses proportions comme dans ses perspectives, est un fait
de « concrétion », pour reprendre le terme de Jean Nouvel.
La place Saint-Marc représente pourtant un projet, au sens
le plus élevé du terme. Elle réalise, avec une singulière perfec-
tion, l’adéquation entre un ensemble bâti et la société poli-
tique dont il cristallisait les ambitions — ici l’empire maritime
de Venise. C’est dire que le projet comme ambition urbaine ne
peut s’enfermer dans une temporalité purement fonctionnelle
et introvertie ; donc dans une démarche de « négationnisme »,
par rapport à la durée du temps et au devenir de la société.
Même si certains se sont acharnés à mettre en œuvre une telle
négation, on va y revenir.

18. Selon Pierre SANSOT, cité dans l’éditorial du dossier « Mémoire et projet », Urba-
nisme, op. cit.

119
penser le temps en ville

Quand il est digne de ce nom, un projet qui s’adosse à la


durée du temps et fait ainsi place à la mémoire y trouve l’indis-
pensable profondeur de champ temporelle, celle qu’à elles
seules les modélisations machiniques et les épures ne peuvent
assurer. L’œuvre et la pensée de Renzo Piano, qu’on doit se
borner à saluer ici, vont souvent — mais pas toujours… —
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

dans ce sens. Ainsi avec son projet de réhabilitation — ici au


sens politique du terme — de la porte de Brandebourg à Berlin,
laquelle est si chargée de mémoire, pour le pire comme pour le
meilleur ; ce lieu emblématique devient le symbole — ce qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

est le propre de toute porte… — d’un avenir allemand large-


ment ouvert sur l’autre, soit les pays slaves d’Europe centrale.
Dans le Pacifique, Piano a déjà réalisé le Centre culturel kanak,
dédié à la mémoire de Jean-Marie Tjibaou, homme d’État
visionnaire pour qui, dans son principe même, le passé ouvrait
l’avenir 19. Ce centre porte au cœur de « Nouméa la Blanche »
— connotation ouvertement raciste — l’exigence de la recon-
naissance d’une culture mélanésienne si longtemps niée dans
cette société coloniale, mais restée bien vivante dans son alté-
rité radicale. Imaginatif, novateur, l’édifice réalisé par Piano
est pourtant resté très proche de la « tribu », de la mémoire ; il
porte par là même des espérances longtemps étouffées, enfin
tournées vers l’avenir kanak 20.
Mais d’autres, dans une direction opposée à celle d’un
Chemetov — le restaurateur-créateur de la grande galerie de
l’évolution au Muséum de Paris — et d’un Piano, se sont cru
autorisés à congédier sèchement la mémoire. Ils se sont
enfermés dans une démarche de radicalité projective quasi
intégriste, qu’avaient bruyamment illustrée l’école de Le
Corbusier et celle du Bauhaus.
Même replacés dans leur contexte historique — celui du
choc moral provoqué par la « Grande » Guerre, par sa frénésie
destructrice, par les aspirations à un « plus jamais ça ! »
comme volonté de novation radicale —, ces théoriciens des

19. Sur l’ensemble de sa pensée, cf. le recueil La Présence kanak, Odile Jacob, Paris,
1996.
20. Alban BENSA, Ethnologie et architecture. Le Centre culturel Jean-Marie Tjibaou,
Adam Biro, Paris, 2001.

120
mémoire urbaine et projet urbain

années vingt-trente défendaient en fait un négationnisme de la


temporalité urbaine. Ils s’enfermaient dans un déni de la ville
comme expérience sociale construite sur les deux versants du
temps, bref dans un fondamentalisme du projet-en-soi, du
Projet… Sous l’influence de Le Corbusier, on était allé jusqu’à
envisager comme légitime, comme digne de la mission créa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

trice de l’urbaniste, de raser Paris à 90 %, et pour son bien…


Procédant d’une pure rationalité fonctionnelle, les volumes
abstraits et déréalisés édifiés à Dessau par Gropius entendaient
briser net avec la culture urbaine pourtant si raffinée de l’Alle-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

magne du Nord, avec son art du vivre-en-ville.


Ces projets nihilistes qui ont refleuri dans les années
soixante — l’âge dit du brutalisme — ont été stigmatisés par
Kostas Axelos en tant qu’errement philosophique : « Ce
modèle supertechniciste brasse les grandes masses, il fait fonc-
tionner, dans l’esprit du fonctionnalisme, des supermachines et
des supermachinations, il projette des cités radieuses. […] Cet
urbanisme, apothéose des technostructures, raye d’un trait, à
savoir de plusieurs traits, les aspirations du passé plusieurs fois
millénaire et non dépassé, il croit éviter les pièges du présent, il
rêve qu’il ouvre grand les portes de l’avenir. […] Tant pis s’il
néglige la puissance souterraine du futur antérieur 21. »
La technoscience, accuse un autre philosophe critique de la
modernité, Gilbert Hottois, est un « an-historisme […] qui
tend tout naturellement à se transmettre au technocosme, donc
à la ville ». Alors que la ville authentique se développait dans
la durée du temps tel un organisme vivant, « le modèle du tech-
nocosme urbain est la machine ». La réalité urbaine est en
passe d’abandonner, dit Hottois, le passé dans lequel elle
s’inscrivait, et dans lequel « elle puisait une source essentielle
de sens 22 ».
Cet urbanisme dogmatiquement projectif s’est rudement
heurté à la dure réalité du devenir — celui de la société dans
son mouvement profond, non celui des scénarios et des simula-
tions. Il a fallu faire exploser des barres d’habitation édifiées

21. Kostas AXELOS, Problèmes de l’enjeu, Minuit, Paris, 1979, p. 120-123.


22. Gilbert HOTTOIS, « Le technocosme urbain », conférence donnée à Bruxelles en
1986, extraits dans P. ANSAY, op. cit.

121
penser le temps en ville

dans l’élan projectif des années soixante, mais qui, vingt et


trente ans plus tard, n’avaient pas résisté au mal-vivre de leurs
résidants. Une mise en scène spectaculaire, avec musique
wagnérienne, jeux de lumières et récitatif à l’antique, célébra
cette collision expiatoire entre un projet qui se voulait sans
mémoire et une mémoire réduite au seul échec de ce projet.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Guère programmées, quant à elles, des crues soudaines de


rivières ont ruiné non moins brutalement des projets immobi-
liers situés en zone inondable ; leurs concepteurs, enfermés
dans leur logique « machinique » (Axelos), s’étaient trop peu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

souciés d’interroger la mémoire des vieux habitants. Dans ces


deux exemples comme dans cent autres, un projet qui ne s’arti-
culait pas à la mémoire a péri, victime de sa précarité.
Hommage du vice à la vertu, la ville-artefact, qui était
censée se suffire à elle-même et pensait ne plus avoir à rendre
de comptes à un passé pour elle inexistant, a découvert elle
aussi la tension dynamique entre son projet et sa mémoire
— celle du moins qu’a cristallisée sa propre évolution subsé-
quente. Ainsi Brasilia, qui a fini par se bricoler une « niche de
temporalité ». Ainsi Canberra, dont le projet primitif — celui
d’une garden-city idéaliste sinon utopique — a dû au fil des
ans s’accommoder, comme n’importe quelle autre ville austra-
lienne, de ce à quoi elle avait initialement voulu tourner le dos :
de gros blocs d’affaires en centre-ville et des zones d’habitat
disgracié à la périphérie. Quant aux bâtiments futuristes par
lesquels, à Dessau, Gropius avait espéré « faire du passé table
rase », ils ne survivent que comme réceptacles de cette
mémoire par lui tenue naguère pour superfétatoire : un musée
du Bauhaus !

Solidarité conflictuelle

Quel est donc, au terme de ces réflexions, le poids relatif du


projet et de la mémoire dans la dynamique urbaine, dans le
devenir urbain ? Et comment analyser leur solidarité
conflictuelle ?
« Seul celui qui bâtit l’avenir possède, disait Nietzsche dans
sa Seconde Considération inactuelle, le droit de juger le

122
mémoire urbaine et projet urbain

passé » ; « juger », c’est-à-dire évaluer la place que ce passé


mérite de garder… Le primat de la futurité, donc du projet,
domine effectivement toute pensée sur la ville, que ce soit dans
l’ordre philosophique de l’être, dans l’ordre de l’agir tech-
nique, dans l’ordre de la responsabilité morale. Mais, à chacun
de ces trois niveaux, ce primat ne peut valablement s’exercer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

que dans la confrontation avec le passé de la ville et sa


mémoire.
C’est du mouvement même du temps et du statut fondateur
du futur — donnée théorique déjà évoquée ici — que le projet
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

tient sa vigueur organisatrice, la légitimité de son être. Mais ce


primat philosophique, loin de représenter pour les urbanistes
un chèque en blanc, leur adresse une sévère mise en garde.
Second niveau de primauté du projet, l’agir technique
s’inscrit ipso facto dans le futur, il en pose le cadre matériel.
Même si, on va y revenir, la « ville jetable » tend à évincer la
« ville durable » ; ainsi avec ces pseudo-structures éphémères
de grosse toile tendue sur haubans démontables, et qui sont
autant de paradoxaux « projets » devenus indifférents au futur.
Mais l’opéra de Sydney, dragon insolite de béton aux écailles
musicales fièrement dressées, est un projet authentique ; il
s’inscrit pour longtemps dans la délicate dentelle côtière de la
baie — celle qui cristallise la mémoire nationale australienne.
Bel exemple d’un jaillissement du futur, d’autant plus vigou-
reux qu’il s’inscrit dans un passé resté très présent.
Le primat du projet urbain comme anticipation du futur est
tout autant un fait moral. La ville bâtie pour durer ne flotte pas
dans un éther futuriste désocialisé, elle est celle où vivront les
générations à venir. Le projet urbain ne peut ignorer cette
responsabilité « jonassienne », nourrie elle-même de réfé-
rences mémorielles. L’impératif moral formulé par Jonas
(transmettre aux générations futures un monde, ici une ville,
vivable) s’appuie sur l’expérience des époques passées : celles
où semblait aller de soi le fait que le monde transmis aux géné-
rations à venir resterait vivable.
Mais le projet — y compris dans sa confrontation avec la
mémoire — ne prend corps que par l’intervention du poli-
tique. La ville, comme dessein, comme dessin, est un enjeu de
« gouvernance » ; c’est le pouvoir étatique lui-même qui

123
penser le temps en ville

s’affirmait dans les cités grecques, y compris les fondations


d’Alexandre, ou dans les villes « neuves » et les bastides
médiévales, ou dans les fondations urbaines des empires colo-
niaux français et anglais.
À notre époque, ce partenariat millénaire entre autorité
publique et projet urbain se réalise dans les programmes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

d’urbanisation, le tracé des zones à statut spécial, les plans


d’occupation des sols. Et, tout naturellement, dans notre
monde dominé lui-même par les « marchés » et leur logique
d’investissements à rentabilité rapide, les pouvoirs publics leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

laissent le champ libre pour mettre en œuvre les projets


urbains. Au risque, et l’urbanisation « en cigares » de Hong
Kong est un cas d’école, que les cours de l’immobilier et les
bulles spéculatives prennent le contrôle du projet urbain, ainsi
enfermé dans l’immédiat et sommé de ne pas s’interroger sur
son avenir.
La mémoire, certes immolée à Hong Kong, peut ici inter-
venir. La mémoire, c’est-à-dire le social, à travers les acquis
coutumiers du vivre-ensemble, la présence restée visible du
passé urbain, et aussi le savoir-bâtir. Ce souci d’un référent
social, enraciné dans le passé et ouvert au développement
humain, peut seul faire contrepoids aux pressions de forces
économiques lesquelles sont indifférentes à la fois au passé
comme culture et à l’avenir comme exigence morale. Entre la
puissance de l’économique et les impératifs du social, les
pouvoirs publics n’ont pas toujours la volonté politique
requise… La « rénovation » parisienne des années soixante,
pilotée par des sociétés dites « mixtes » que dominaient les
intérêts privés, n’a pas fait l’effort de respecter un riche patri-
moine culturel et social, telle la place des Fêtes à Ménilmon-
tant ; l’occasion a été perdue de vivifier des projets effective-
ment novateurs, en respectant là et ailleurs les acquis d’un
vivre-ensemble authentiquement populaire. Alors que la
municipalité de Cahors a intelligemment maintenu le carac-
tère populaire des maisons restaurées dans la vieille ville par
ses soins, grâce à un statut d’HLM « mémorielles ». La
conscience sociale comme force autonome, donc inscrite dans
la temporalité authentique, ne s’impose pas facilement au poli-
tique et à l’économique.

124
mémoire urbaine et projet urbain

C’était du social, en aval autant qu’en amont, que s’inspi-


raient les idées d’Hassan Fathy et son action pionnière. Il avait
puisé dans la mémoire des vieux maçons de Nubie, pour
« réhabiliter » leur technique des voûtes légères et bien aérées,
montées en briques crues. Par là même, il offrait aux mal-
logés d’Égypte un habitat d’avenir, bon marché, accueillant,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

facilement reproduit par des gens de bonne volonté 23. On sait


qu’il fut vaincu par la coalition de la bureaucratie d’État, des
grosses firmes du BTP, et de collègues architectes à qui faire
du « moderne » assurait des honoraires plus élevés.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

Hassan Fathy a échoué, encore que la mémoire urbaine — et


plus précisément celle des urbanistes — ne devrait pas se
détourner de lui… Mais le renouveau des tramways dans beau-
coup de grandes villes françaises offre un autre exemple, cette
fois en positif, d’une mémoire urbaine revisitée, retournée en
projet viable et bénéfique. On les tenait pour disparus depuis
des décennies, désuets encore que parfumés de nostalgie,
condamnés sans appel par la modernité automobile. Et voici
que, précisément en riposte aux désastres logistiques et écolo-
giques qu’entraîne la prolifération des véhicules motorisés
— longtemps célébrés comme l’image même du Progrès en
soi —, le vieux « tram » reprend du service. Une mémoire
restée en suspens nourrit un projet majeur de réaménagement
urbain et ouvre à la ville un avenir d’une autre qualité.
Polymorphe et buissonnante, la mémoire urbaine offre au
projet urbain d’immenses ressources, sans lesquelles il aura
bien du mal à préparer dignement l’avenir. On en a rencontré
ici maints exemples : des techniques qui n’étaient démodées
qu’en apparence, ainsi les tramways ; des images accusatrices,
celles du Mexico qui avait ébloui Cortez ; des pratiques de
sociabilité restées actives, ainsi les marchés vivandiers de
Paris ; des localisations « culte » cristallisant des temps forts,
comme la porte de Brandebourg ; des « lieux de vie » tantôt
respectés comme à Cahors, et tantôt laminés comme à
Ménilmontant.

23. Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Sindbad, Paris, 1970 (réédition Actes
sud, Arles, 1996).

125
penser le temps en ville

Sans cette interaction dynamique, disons dialectique, entre


mémoire et projet, la ville risque fort de s’enfermer dans
l’immobilisme déjà évoqué ici, celui de la ville-musée comme
celui de la ville-artefact. Si le projet urbain « tire » la ville vers
l’avenir — loi fondamentale de la temporalité —, il ne « tient »
pourtant que s’il sait intégrer dans son devenir la mémoire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

urbaine restée vivante, s’il donne à celle-ci comme un second


souffle.
S’ils ne doivent en aucun cas s’ignorer mutuellement,
divorcer l’un de l’autre, le couple que forment mémoire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

urbaine et projet urbain doit souvent affronter des conflits de


priorité. Faut-il privilégier tel projet d’aménagement qui
risque de faire des victimes mais sera plus cohérent, tel axe de
circulation qui sacrifiera des lieux chargés de souvenirs ? Ou
faut-il préserver l’intégralité du mémoriel ? C’est le présent
qui seul peut arbitrer, en tant que « tiers terme » du continuum
temporel et point d’effectuation, avons-nous déjà noté avec
l’image du sablier, à travers lequel la mémoire devient projet.
Le présent agit comme un moment complexe où la conscience
sociale, s’affirmant comme acteur autonome, affronte à la fois
les pouvoirs publics et les intérêts privés. Le présent est un
passeur de temps. C’est lui qui évalue le poids respectif des
exigences de l’avenir, et des ancrages mémoriels dont la ville
continue à avoir besoin. C’est lui qui « passe les commandes »
dont l’avenir héritera — ce qui ramène à l’idée de responsabi-
lité morale.
La réflexion sur mémoire urbaine et projet urbain débouche
sans peine sur l’antagonisme entre « ville jetable » et « ville
durable ». La ville jetable est dominée par les pressions du
tout-technique et du tout-marché, par la (pseudo)-culture du
court terme et de l’immédiat, par la valorisation du
« nouveau » en soi. Sartre notait déjà en l948 que les villes
américaines ne sont pas faites pour vieillir. Un demi-siècle
plus tard, l’éphémérisation de la ville sévit tout autant dans les
mégapoles du « Sud » — celles contre lesquelles Paul Virilio
lance ses imprécations — et même dans les villes des « vieux
pays ». On hésite de moins en moins à démolir et rebâtir des
édifices de prestige. Les entreprises industrielles et commer-
ciales, y compris dans les lieux d’« exposition », font usage de

126
mémoire urbaine et projet urbain

matériaux aussi vite démontés que montés. L’habitat de masse


s’inscrit dans une « garantie trentenaire » qui n’est souvent
qu’un certificat de décès anticipé, et la précarité est le lot
naturel des habitats déshérités de type favelas. Cette ville
jetable est indifférente à l’avenir et laisse vides de sens le
passé, la mémoire ; elle représente le terme extrême de la non-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

temporalité. Elle est par là même le degré zéro de la démo-


cratie citadine ; on s’y étourdit d’autant plus facilement du
chacun-pour-soi que les références temporelles collectives ont
disparu : un projet commun, une mémoire commune. Ses rési-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h13. © La Découverte

dants préfèrent se cacher que leurs anciens venaient d’un


monde disparu, que leurs enfants vieilliront ailleurs.
En tant que telle, la ville jetable n’est encore qu’une figure
tendancielle — celle qu’annonçait la vision prémonitoire du
Mahagonny de Brecht, la « ville-nasse », la Netzestadt… Mais
cette formule polémique cristallise déjà des évolutions bien
réelles, encore que fragmentaires et dispersées. Elle invite, en
contrepoint, à s’interroger sur la ville durable. Une ville qui
sait entretenir, réparer, adapter, faire place aux nouveaux
besoins et aux nouvelles habitudes sans faire table rase, bref
s’enrichir « au fil du temps », à la fois comme champ d’expé-
rience et comme horizon d’attente 24. Une ville « en phase »
avec le mouvement même du devenir social, parce que capable
conjointement de nourrir un projet et donner vie à une
mémoire.

24. La solidarité féconde entre l’Erfahrungsraum et l’Erwartungshorizont a été souli-


gnée par l’historien Rheinardt KOSELLECK, Le Futur passé, Seuil-Gallimard, Paris, 1990.
7
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Les temps urbains de la vie et de la mort


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

par Patrick Baudry

Quels rapports à la vie et à la mort entretient-on dans


l’espace urbain ? Cette question suppose qu’il existerait une
spécificité liée aux modes d’habitation et aux formes de socia-
bilité, aux contraintes et aux libertés qui s’affirment dans le
monde de la ville contemporaine. Pourquoi postuler une telle
spécificité ? Parce qu’il s’agit d’une ville qui n’est plus à stric-
tement parler une ville justement, et qui, en écho aux transfor-
mations socioculturelles qui se marquent sur son sol et dans ses
usages, façonne les manières d’être, modifie les sensibilités et
influence autrement les mentalités. Pour le dire vite, on peut
avancer que, si la ville se tenait dans une société, c’est la vie
urbaine qui tient lieu à présent de société, de monde et de
rapport au monde.
La ville ne saurait être donc être tenue pour le décor environ-
nemental où se meuvent des acteurs, ou l’expression spatiale
d’une société qui l’engloberait. Elle est devenue la société elle-
même, non seulement en son état mais en son devenir, non
seulement sous forme de sa réalité architecturale ou plus
simplement bâtie, mais aussi sous l’angle de ses imagi-
naires… La ville sans doute ne fut jamais inerte : simple terrain
des opérations, sans effet ou sans impact sur leur déroulement

128
les temps urbains de la vie et de la mort

ou leur programme. Mais l’espace urbain devient l’espace


même d’interactions dont on pressent qu’il les modifie, qu’il
les conditionne. L’urbanisation et l’urbanité — deux processus
parallèles et non pas nécessairement confondus — agissent au
plan des visions collectives et des manières de sentir qui
peuvent sembler les plus singulières. On comprend sans doute
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

que le sociologue s’intéresse à cette « mise en scène » de


l’espace public et privé : en ce qu’il constitue précisément le
moment et le lieu d’une articulation entre le collectif et
l’individuel.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Et l’on comprend aussi que la question de la mort soit ici


pertinente. Nous aurions à nous convaincre aujourd’hui que le
rapport que nous y entretenons devient intime, relève de la
singularité et donc échapperait de plus en plus aux logiques
sociales. Mais ce sont bel et bien des logiques sociales et
urbaines qui fabriquent l’émergence de cette mentalité qui
porte à croire que le rapport à la mort relève du sentiment ou
d’une psychologie 1. Réciproquement — et c’est aussi cela la
forme urbaine — comment ne pas prendre en compte l’émer-
gence d’une singularité qui modifie la donne collective ? Une
signification d’allure psychologique de l’existence, mais qui
n’appartient pas qu’à la sphère privée ou qui ne relève pas que
du registre d’un inconscient individuel, agit dans les senti-
ments communs et donc les manières de vivre ensemble.
L’un des traits majeurs de l’urbanisation est bien la modifi-
cation du rapport à la mort. L’hospitalisation du mourir
— dans tous les départements de France, on meurt davantage
dans une institution médicale que chez soi —, la médicalisa-
tion des derniers moments de la vie, qui transforme la relation
du malade mourant à son entourage familial, le développe-
ment de funérariums et l’apparition d’espaces funéraires qui
côtoient les grandes surfaces commerciales des périphéries, la
laïcisation et la marchandisation de la mort sont bien des carac-
téristiques des agglomérations urbaines.

1. Robert Castel dans La Gestion des risques (Minuit, Paris, 1981, p. 184), note bien que
« la dynamique à l’origine de cette inflation du psychologique n’est pas, elle, de nature
psychologique. Elle renvoie à une transformation des structures sociales ».

129
penser le temps en ville

L’effacement de la mort

On l’aura beaucoup dit — et cela n’est pas une raison pour


décider que ce serait devenu faux —, la ville contemporaine
s’organise contre l’idée de mort, elle prétend ignorer le mourir
et elle défait les articulations qui pouvaient se nouer entre les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

vivants et les morts. L’espace urbanisé suppose la promotion


de valeurs en rapport desquelles la mort devient une anti-
valeur. L’énergie perpétuelle, la compétitivité, la rentabilité, la
productivité, ou encore la rationalisation si ce n’est la rationa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

lité, s’opposent en force à la non-rationalité de la mort, à


l’inutilité qu’elle signifie et à l’arrêt auquel elle oblige. Le mort
est un improductif, il n’entre pas dans le circuit du profit. La
mort est une absurdité qui porte à relativiser les projets, les
ambitions, les appétits de puissance ou les volontés de
pouvoir : à moins que mise au service de ces volontés, elle ne
signifie le saccage de la planète, la domination du faible,
l’exploitation de la créativité au seul service de la reproduc-
tion d’un système qui vit de sa propre perpétuation. Quant au
mourir 2, il suppose non pas seulement l’agonie dont on ne
verrait plus l’enjeu — tout se passant comme s’il fallait
pouvoir en finir avant que d’être mort 3 —, mais la temporalité
et donc la relation à autrui. Or, comme l’a bien montré
Paul Virilio 4, la société de vitesse impose l’écrasement de la
durée, la précipitation dans l’instantané, la griserie du
« temps réel » contre la possibilité de la différenciation, de
l’interprétation et donc de l’humanité de l’échange et de la
transmission.
La question de la mort — ce n’est pas qu’un problème ou
une affaire d’individu — est bien entendu la question de la
vie, des priorités que l’on porte dans l’existence et du
sens qu’on veut lui donner. On comprend donc que Louis-
Vincent Thomas ait pu parler d’« anthropo-thanatologie polé-
mique 5 ». Il ne saurait s’agir d’aller seulement s’émouvoir de

2. Claude JAVEAU, Mourir, Les Éperonniers, Bruxelles, 2000.


3. Patrick BAUDRY, Le Corps extrême, L’Harmattan, Paris, 1991.
4. Paul VIRILIO, Esthétique de la disparition, Balland, Paris, 1980.
5. Louis-Vincent THOMAS, Mort et pouvoir, Payot, Paris, (1978) 1999.

130
les temps urbains de la vie et de la mort

quelques changements de « représentations », comme si des


« vues » étaient modifiées et comme s’il suffisait de faire
l’histoire de diapositives mentales qui se seraient succédé de
manière linéaire. Philippe Ariès et Michel Vovelle l’ont
montré 6 : l’histoire non pas « de la mort », mais des rapports
sociaux à la mort est faite d’enchaînements et de chevauche-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ments mais aussi bien de discontinuités et de ruptures. Il ne


s’agit pas là que d’« imaginaires » que l’on pourrait décon-
necter de l’histoire sociale et politique, mais d’idéologies en
relation étroite avec la logique de formations sociales, avec
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

leur mode d’organisation et de structuration. Le rapport de l’un


avec l’autre (notamment dans l’univers familial), le rapport au
corps et à la nature, le passage de la communauté à la société,
le processus de la rationalisation modifient la donne sociale, le
sentiment d’exister, le sens que l’on veut prêter à la vie et donc
le rapport à la mort que l’existence impose. Tout se passe
maintenant comme si la mort n’était plus normale 7, comme si
l’on n’allait jamais mourir ou comme si la mort inéluctable
pouvait se réduire à la taille d’un événement individuel et à peu
près sans importance. L’individualisation du rapport à la mort
dont on veut souligner la signification positive en parlant d’une
« personnalisation » des funérailles — quelques interventions
de proches du défunt dans le déroulement professionnalisé des
obsèques 8 — ou qui s’affirme dans le choix que l’on fait de son
vivant de sa propre cérémonie funéraire signifie la perte de
solidarités collectives, l’abandon du mort à son cercueil et
celui des endeuillés à leur chagrin « intime ».
On a sans doute du mal à imaginer qu’un quartier de Paris ait
pu entrer en manifestation (au XVe siècle) pour détourner un
convoi funéraire et l’obliger à se diriger vers le cimetière où se
trouvaient « ses morts ». Ou encore la précaution policière
qu’il fallut prendre pour fermer le cimetière des Saints-Inno-
cents par crainte des réactions sociales 9. À présent, l’endroit
où sont mis les morts compte sans doute pour chacun, mais

6. Philippe ARIÈS, L’Homme devant la mort, Seuil, Paris, 1977 ; Michel VOVELLE, La
Mort de 1300 à nos jours, Gallimard, Paris, 1983.
7. Jean BAUDRILLARD, L’Échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976.
8. Patrick BAUDRY, « Les nouveaux rites funéraires », Prévenir, nº 38, 2000.
9. Michel RAGON, L’Espace et la mort, Albin Michel, Paris, 1981.

131
penser le temps en ville

laisse à peu près indifférent l’entourage non familial. Il


convient actuellement de cacher sa peine à son environnement
professionnel, tout comme de s’adonner à des funérailles
discrètes. Dorénavant, le corbillard motorisé se mêle à la circu-
lation rapide (j’ai connu dans mon enfance le passage lent qu’il
faisait dans nos rues en roulant au bord des trottoirs), et il n’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

plus nécessairement noir, mais gris, bordeaux, bleu marine ou


vert. Le vêtement du deuil disparaît, de même que l’ensemble
des signes sociaux au travers desquels le rapport collectif à la
mort se visibilisait. Les étudiants d’aujourd’hui n’imaginent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

pas qu’un teinturier ait pu naguère installer dans sa vitrine un


panonceau où l’on pouvait lire « Deuil en 24 heures ».
Déjà le souci de la performance rapide apparaissait dans les
années soixante-dix, mais il s’agissait encore de composer
avec des traditions a priori intangibles (devoir être vêtu de noir
si l’on devait assister à des funérailles). À présent, le noir peut
être la couleur de l’élégance, du chic ou du sexy, tandis que,
pour se rendre aux obsèques d’un proche, il est recommandé de
conserver ses habits quotidiens. C’est aussi bien le
« macaron » de deuil au revers de la veste, ou le brassard noir
qui auront progressivement disparu, comme les faire-part de
décès (l’avis paru dans le journal en tient lieu), les processions
funéraires ou les condoléances que l’on exprimait physique-
ment aux proches du défunt (un cahier où l’on marque son
nom à l’entrée de l’église suffit à présent pour signaler que l’on
était là).
On comprend peut-être alors que l’idée de mort à ce point
congédiée de l’espace social ne puisse y trouver de place que
dans des images de provocation qui, à la fois, donnent forme à
l’angoisse qu’elle mobilise inévitablement et contribuent à sa
reproduction culpabilisante. Squelettes ou morts-vivants qui
apparaissent sur les pochettes de disques hard-rock, vues de
cimetière pour des publicités à l’érotisme trouble, chanteurs à
la mode qui trouvent pour nom de groupe « Suicide », retour
des vampires et promotion d’aliens menaçants, bêtes qui
sortent du corps, corps qui se blessent, se risquent à la mort
symbolique dans des happenings d’artistes ou qui semblent
happés par l’appétit d’une catastrophe dans des conduites
suicidaires nombreuses — la liste est longue des formes et des

132
les temps urbains de la vie et de la mort

manières d’une mort dérégulée, ou d’un rapport à la mort qui


ne la situerait plus comme limite, tandis que toute culture se
constitue d’instituer la mort non point comme une frontière
qu’on pourrait traverser sur un mode sensationnel, mais
comme ce qui édifie le rapport à l’interdit, à la Loi. Une telle
exposition de la mort terrifiante qui déchiquette et morcelle,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

explose le corps vivant et déconstruit la vie communautaire ne


trouve pas seulement sa source dans un imaginaire morbide, ou
dans le refus (éventuellement politique) d’une injonction au
bonheur qui supposerait que l’on se satisfasse de vivre en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

consommant les biens qui incorporent les idéologies du ratio-


nalisme et de la performance. La ville, la manière d’habiter le
monde et d’y composer une société, intervient dans ces muta-
tions qui ne sont pas seulement mentales.
Longtemps la ville — ou la ville-village — contient les
morts. Ou plutôt faut-il dire que l’espace des vivants suppose
pour se déterminer son articulation à l’espace des morts. Ce
monde est collectif : on n’y a pas sa tombe ou son caveau.
L’institution de l’Église censée exercer une influence protec-
trice et la proximité de la tombe d’un saint ou d’un martyr qui
pourraient intercéder auprès de Dieu signifient dans la pratique
que l’on a de la terre et des lieux, qu’on y différencie cette
symbolique articulatoire qui ne tient pas que de la juxtaposi-
tion. Les morts habitent la terre où les vivants existent en atten-
dant le moment du « passage ». Puis la mort s’individualise. La
tombe individuelle apparaît. L’hommage aux morts devient
progressivement l’affaire d’une mémoire familiale. Autour du
mourant qui n’est plus l’acteur principal d’un cérémonial de
l’adieu, se tient un groupe de proches soucieux de la peine qui
s’affirme de manière nouvelle parce qu’apparaissent la crainte
de sa propre mort, la hantise de la fin de l’existence et le senti-
ment d’un arrêt de la vie qui signifie déjà une rupture. Les
morts ne sont plus conjoints dans une vision de la vie, mais
disjoints par le passage qui, à présent, les isole. Le souci de la
mort de l’autre creuse plus encore ce sentiment d’isolement et
de désolation.
En joignant le sentiment de vivre et l’expérience fantasma-
tique du mourir, en confondant l’agonie et l’orgasme ou en
associant le sentiment de déréliction qui s’éprouve devant la

133
penser le temps en ville

mort de l’autre et l’amour impossible 10, une culture construit


la fascination pour la mort déchirante et l’impossibilité de lui
donner le sens d’une transmission : elle devient, dans l’ordre
médical qui en organise la gestion, une déconnexion. C’est
pour des raisons d’hygiène et avec l’argument de respecter des
morts étrangers que l’on édifie le cimetière moderne : loin des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

villes, ou devant « ressembler à des villes vues de loin 11 ». Le


travail qui s’accomplit de la mémoire n’est plus identique : au
monde communautaire des morts qui seraient ensemble se
substitue le stockage des décédés. À la ville-village des morts
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

qui vivraient « en dessous de la terre » (comme on le dit en


Afrique noire), s’oppose le rangement des morts « dans » une
terre qui n’est plus l’espace d’une métamorphose ou d’une
attente. Le « fétichisme du caveau » (pour reprendre l’expres-
sion de Louis-Vincent Thomas), le souci de passer l’aspira-
teur 12 ou de frotter à la brosse la pierre tombale signalent
l’ambiguïté d’un rangement des défunts : à la fois ils n’y
seraient plus (on le sait) et c’est pourtant là qu’il faudrait venir
les « visiter ».
Le lieu se réduit ici à l’emplacement : il s’agit bien
d’installer géographiquement les morts, mais la gestion de
l’espace l’emporte sur la qualification symbolique d’un destin
ou d’une destination. Ou l’on peut dire qu’il s’agit bien de
regrouper des cadavres, mais non plus de pratiquer un inter-
valle — un espace des morts —, c’est-à-dire un écart. Il s’agit
sans doute d’espace des morts, au sens où de manière toute
obligatoire on leur accorde une étendue, un morceau de terre
ou un bout de terrain, mais non plus d’espacement avec ce que
cela suppose de la mobilisation d’une culture dans un rapport
aux défunts. Dorénavant le tissu urbain s’est étendu, les cime-
tières, qu’on avait voulu placer en dehors des villes 13 , se
retrouvent compris dans le monde des vivants. Mais il faut
souligner que le loyer baisse si la cuisine « donne » sur les
caveaux et les mausolées, et que cette résidence silencieuse

10. Philippe ARIÈS, op. cit.


11. Michel RAGON, op. cit.
12. Jean-Didier URBAIN, La Société de conservation, Payot, Paris, 1978.
13. Pascal HINTERMEYER, Politiques de la mort, Payot, Paris, 1981.

134
les temps urbains de la vie et de la mort

peut se côtoyer avec indifférence à moins qu’elle n’abrite


quelques tombes de célébrités ou de stars (le cimetière se visite
alors à la manière d’un musée) ou qu’elle ne possède de beaux
arbres et de jolies pelouses (on pratique alors l’espace des
morts comme un lieu de promenade).
La ville urbanisée a encore d’autres effets : elle influence en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

commandant des modes de vie, les relations que les vivants ont
au mourir. Il faut ici mentionner l’exiguïté de nos habitations
où l’on ne peut plus manœuvrer avec un cercueil ; le morcelle-
ment de l’habitat qui fait disparaître la maison familiale et la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

cohabitation d’une famille élargie ou la proximité géogra-


phique de ses membres. La temporalité urgente qui caractérise
le travail et les loisirs, la juxtaposition des générations au lieu
de leur nouage impliquent la relégation des vieux en péri-
phérie (ou du moins en dehors de l’activisme urbain) ou dans
des villes « privées » (de société ?) où le bonheur d’habiter
serait mesuré au degré de sécurité que des gens réduits à leur
vulnérabilité y ressentent. Le cloisonnement des âges et le
quadrillage des activités se traduisent dans le monde urbain par
l’éclosion de lieux pour troisième ou quatrième âges 14.
La ville actuelle, conquise par les valeurs qui agitent
l’« athlète industriel », construit la relégation de nos parents à
l’écart du monde urbain et impose la perte des solidarités inter-
générationnelles. La ville n’est accessible que pour les bien-
portants, les actifs, ceux qui conservent l’image promue dans
les publicités d’un dynamisme corporel ou d’une « forme » qui
s’acquiert en adoptant une allure sportive et en ingérant ces
gélules qui retarderaient le vieillissement. Le corps publici-
taire est bien celui d’une société où l’existence suppose
l’action et la performance, la compétition perpétuelle et la
surenchère. Pierre George m’avait dit un jour qu’une ville
nouvelle d’Amérique du Sud s’était mise à vivre à partir du
premier enterrement. Dans nos sociétés, il n’est pas nécessaire
que les planificateurs « oublient » le cimetière comme si dans
telle ville — par exemple la ville nouvelle du Vaudreuil, dans
les années soixante-dix —, les habitants n’auraient pas la
possibilité d’y mourir. C’est toute l’idéologie du système

14. Voir le dossier « Vieillir en ville » de la revue Urbanisme, nº 311, mars-avril 2000.

135
penser le temps en ville

urbain qui en fait l’impasse, comme si la mort n’appartenait de


façon tautologique qu’aux morts, c’est-à-dire à un passé sans
actualité, sans incidence sur nos vies.
Ne pourrait-on dire, si l’on n’y prend garde, que le film de
science-fiction Soleil vert (Richard Fleisher, 1973) pourra se
regarder comme un film d’anticipation (en effet) ? Nous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

serons parvenus à ce stade d’individuation où le mourir sera


perçu comme une affaire d’individu relevant de sa liberté
propre à décider de partir avant que de gêner les « actifs ». On
ne ramassera pas les manifestants dans des camions poubelles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

et l’on ne mangera pas du « soleil vert » (c’est-à-dire, dans le


film, de l’humain recyclé), mais on aura commencé de dévorer
l’humanité du monde en faisant du mourir une affaire de déci-
sion personnelle, contrôlée par un système gestionnaire. Au
« refus de la souffrance » et au souci d’échapper à la « dégra-
dation de l’image du corps », s’ajoute la montée d’une concep-
tion de la fin de vie qui exclut le mourir comme scène sociale.
Tout se passe comme si la fin de vie tenait de l’absence
d’images dans la partie finale d’une bande vidéo, où il n’y a
plus rien à voir ni à entendre, comme si donc le mourir tenait
d’un supplément de bande inutile et que la cassette puisse logi-
quement s’arrêter dès l’instant où le film (la vie) se termine.
L’hospitalisation du mourir qui s’amorce dans les années
cinquante provoque les difficultés, les incertitudes et les débats
que l’on sait : états de « ni mort ni vie », questions de l’« achar-
nement thérapeutique », du « droit au suicide médicalement
assisté » ou du développement des « soins palliatifs » (très
minoritaires en France, environ 600 lits) et dont la philosophie
peut susciter la condescendance du scientisme techno-médical
ou se trouver confondue avec l’exigence de décider de sa mort.
Il faut souligner cette situation inédite et proprement urbaine
d’une disparition tendancielle de la scène de mort. Le moment
de la mort ne fait plus sens dans la gestion technique d’un
processus mortel qui tient à l’écart les proches.
Ne peut-on comprendre que la revendication d’individua-
lité et que le souci de propriété corporelle (ou plus encore
l’équivalence de la personne et de « son » corps), fortement
enracinés dans les mentalités actuelles, se trouvent le plus
contredits par un monde hospitalier qui réduit le corps à

136
les temps urbains de la vie et de la mort

l’organe et la personne au cas. L’anonymisation qui se produit


dans cette « machine multitudinaire » (pour reprendre une
expression de Jacques Beauchard 15) agresse alors le sentiment
que l’individu a de lui-même. Dépendant et non plus capable
d’autonomie, comme l’individu contemporain le réclame,
objet et non plus « sujet » ainsi qu’il voudrait l’être « jusqu’au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

bout 16 », le corps hospitalisé s’entrevoit comme la prise au


piège de ce à quoi l’on serait réduit. On peut deviner que la
mort ressemblera à ces situations de cauchemar où l’on veut
agir pour se protéger d’une menace mais sans possibilité de se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

soustraire à ce qui vient, pas plus que d’appeler à l’aide. La


construction de l’individu-corps et la revendication d’une
liberté qui préserve de l’emprise de pouvoirs muets (adminis-
tratifs et scientifiques) génèrent le sentiment que le lieu de
soins du grand nombre peut être inhumain et qu’il faudrait
pouvoir échapper à une inutile agonie.

La mort autrement

De même, la réduction de la personne au corps et la repré-


sentation très évidente de la mort comme cessation des acti-
vités vitales peuvent-elles générer, dans le cadre des funé-
railles, le choix de services qui permettent de gérer au mieux
les impératifs du temps urbain : sans dépendre d’autorités exté-
rieures dont la légitimité est réduite et dont les représentants
(les prêtres n’en ont souvent plus le temps) sont absents au
cimetière. Si 80 % des obsèques sont encore religieuses, la
tendance est bien celle d’une professionnalisation du secteur
funéraire : des spécialistes s’occupent des formalités adminis-
tratives, du transport du corps, mais aussi et surtout de la céré-
monie et éventuellement de l’assistance au deuil. L’assistant
funéraire qui remplace l’ordonnateur des pompes funèbres

15. Jacques BEAUCHARD, L’Âge des foules, PUF, Paris, 1985 et Trafics, Erès, Toulouse,
1988.
16. Mais Emmanuel Lévinas disait bien dans Le Temps et l’autre (PUF, Paris, 1983,
p. 62) : « Ce qui est important à l’approche de la mort, c’est qu’à un certain moment nous
ne pouvons plus pouvoir ; c’est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de
sujet. »

137
penser le temps en ville

devient, dans une société où le poids institutionnel de la reli-


gion s’amenuise, l’intermédiaire principal des familles. Il
devient l’homme-orchestre des opérations pratiques, mais il
peut aussi — telle semble être l’ambition des entreprises — se
poser comme l’organisateur du sens 17 : un sens essentielle-
ment réduit à la prise en charge des familles.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

La promotion de l’individu « libre » et le recul des institu-


tions provoquent l’ouverture d’un marché. On ne s’étonne pas
que le souci du confort de l’endeuillé réponde à la demande
d’un public pour qui la mise en sens d’un rapport aux défunts
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

tiendrait d’une préoccupation périmée. Ainsi les « maisons


funéraires » gérées des entreprises pourront-elles devenir les
lieux de culte de demain. Au lieu de multiplier des déplace-
ments (du domicile ou de l’hôpital à l’église, puis de l’église au
cimetière) « dommageables pour la rentabilité des matériels et
du personnel », comme l’affirme un responsable d’entreprise
funéraire (Le Monde, 1er novembre 2000), on pourra effectuer
sur place la « cérémonie de l’adieu ».
Plus spectaculaire et plus significatif est sans doute le projet
de création à Saint-Quentin-de-Baron dans la région de
Bordeaux d’un complexe funéraire du « troisième millé-
naire » : le « Refuge aux étoiles » (Sud-Ouest, 2 avril 2000).
Ce « concept » pourrait s’appliquer dans une quarantaine de
sites en France. Il s’agit d’installer sur un terrain d’une dizaine
d’hectares un funérarium — on compte sur l’extension de la
crémation : 15 % des décès actuellement, mais 39 % des
Français disent la préférer à l’inhumation —, un hôtel-restau-
rant, des boutiques, un parc où l’on pourra se promener au son
de musiques douces, de chants d’oiseaux et de bruits de
cascades, ainsi qu’un « sublimatorium », dont je n’ai pas pu
savoir à quoi il servirait, mais qui me semble témoigner de la
vogue de la religiosité à la carte où se mélangent le marketing
enchanteur des Disneyworld et le goût pour les mysticismes
corporels et le sacré psychologisant. On a déjà critiqué le projet
en parlant de « MacDo de la mort ».

17. Pascale TROMPETTE et Olivier BOISSIN, « Entre les vivants et les morts : les pompes
funèbres aux portes du marché », Sociologie du travail, nº 42, 2000.

138
les temps urbains de la vie et de la mort

Ce qui est ici intéressant, c’est le retour, sous une forme


adaptée, à notre actualité du projet de cimetière régional tel que
le baron Haussmann en avait eu l’idée (jamais concrétisée) :
celle d’un cimetière à Méry-sur-Oise relié à Paris par un
chemin de fer spécialement conçu pour convoyer les morts et
les vivants qui seraient venus leur rendre hommage. De façon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

régulière peut-on dire, la question du cimetière se repose en


Occident. Il s’agit de le fermer, de l’éloigner, de l’invisibi-
liser 18. Il s’agirait maintenant de l’absorber. Ici le lieu des
morts tiendrait de lieu pour vivants : regroupement de familles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

dispersées, promenades, sensations de « grandeur du sacré » et


shopping pourraient s’associer. Au lieu de se poser comme
l’altérité même, la Figure des morts « apprivoisés » pourrait
s’intégrer à la gestion optimale des spatialités et des tempora-
lités urbaines. Il y a là sans doute le signe d’une absorption du
territoire de la mort dans la régulation urbaine. Au lieu de
s’opposer à la mort (voie coûteuse et sans issue), la ville urba-
nisée pourrait en faire un élément de son propre développe-
ment. Mais on aurait tort d’étudier les rapports de la ville et de
la mort dans cette seule optique : soit que l’on se fasse l’expert
pour des entreprises des demandes sociales et des services
qu’il faudrait promouvoir ; soit, comme c’est mon cas, que
l’on critique les soubassements idéologiques et le rationalisme
simplificateur de ces pratiques et des discours autorisés qui les
commentent.
Tout se passe comme s’il fallait stratégiquement plaquer
l’image du vide sur la ville contemporaine pour justifier les
réponses qui combleraient des aspirations. Or une étude atten-
tive des rapports sociaux à la mort et de la vie urbaine conduit
à se méfier des prétendus « constats » comme des solutions qui
viendraient dissiper les problèmes. Si l’on prend en compte
l’habitant des agglomérations, ce qu’il dit et ce qu’il fait relati-
vement à la mort et aux morts ; si l’on interroge aussi le sens
d’un silence, d’une réserve, d’un « quant à soi », le mixte de

18. Jean-Didier URBAIN, L’Archipel des morts, Payot, Paris, 1999.

139
penser le temps en ville

proximité et de distance qui caractérisent l’urbanité 19, alors on


n’observe pas nécessairement un oubli pathologique ou patho-
gène de la mort auquel il faudrait remédier par la promotion de
rites « nouveaux » ou de « sublimatorium ». Il faut plutôt se
méfier des tendances à nous libérer du « tabou » de la mort par
une saine prévision de notre décès et de nos obsèques person-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

nelles. Quand on croit savant de dire que la société « n’accepte


pas » la mort — c’est le système qui en organise la gestion qui
la dénie, ce qui n’a rien à voir — et que l’on pose comme
évidence qu’il faudrait la ré-accepter (la relégation de la mort
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

à la fin de vie et la limitation du funéraire aux obsèques, c’est


précisément cela le déni de la mort), que veut-on dire ?
Georg Simmel a bien montré que la mort est « créatrice de
forme » en ce qu’elle n’est pas réductible aux derniers instants
de la vie 20. Mourir… L’agonie sans doute. Mais aussi la beauté
des choses, des situations, des événements. L’idée de la mort
ne conduit pas strictement à désigner des expériences.
Celles-ci sont toujours marquées d’ambivalence, mais surtout
mourir (c’est-à-dire ce qui ouvre la temporalité) se mêle au
goût de vivre. Il ne s’agit donc pas de dire que la mort est abso-
lument absente de la vie humaine, mais d’entrevoir que, par
cette absence absolue, elle est éminemment présente dans cette
existence en découvrant à l’intérieur d’elle-même une extério-
rité autrement plus troublante. Ce « sentiment » de la mort
dans la vie, sans que l’on puisse l’« exprimer », le définir ou
très exactement lui donner forme, tient à l’émergence dans la
vie sociétale de l’individu et de l’énigme qu’il constitue pour
lui-même 21. L’embarras que l’on croirait pouvoir constater
dans la relation entre personnes dont l’une est endeuillée tient
aussi bien aux formes de sociabilités qui ne sont pas faites que
de retrait ou d’indifférence. Ou alors il faut analyser, autre-
ment que de façon moraliste, ces traits d’attitudes qui tiennent
non pas à des incapacités individuelles mais à des logiques
sociales que l’urbanité précisément favorise.

19. Georg SIMMEL, « Métropoles et mentalité », in L’École de Chicago, textes traduits


et présentés par Yves GRAFMEYER et Isaac JOSEPH, Aubier, Paris, 1979 (cf. Jean RÉMY
(dir.), Georg Simmel : Ville et modernité, L’Harmattan, Paris, 1995).
20. Georg SIMMEL, La Tragédie de la culture, Rivages, Paris, 1988.
21. Georg SIMMEL, Sociologie et épistémologie, PUF, Paris, 1981, p. 156.

140
les temps urbains de la vie et de la mort

J’avancerai quelques arguments qui mériteraient de plus


longs développements que ceux que je propose ici. D’abord il
faut prendre acte du « silence » dont on entoure la mort.
Silence d’institutions qui bien moins qu’autrefois ne prati-
quent le chantage à l’enfer, par exemple, ou la discipline par la
peur, et qui parlent peu d’une vie après la mort : faut-il s’en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

plaindre ? Silence aussi des gens, mais qui ne signifie pas qu’il
s’agisse de n’en rien dire ou de n’en rien vivre. « Nous ne
comprenons l’absence ou la mort d’un ami qu’au moment où
nous attendons de lui une réponse et où nous éprouvons qu’il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

n’y en aura plus ; aussi évitons-nous d’abord d’interroger pour


n’avoir pas à percevoir ce silence ; nous nous détournons des
régions de notre vie où nous pourrions rencontrer ce néant,
mais c’est dire que nous les devinons », disait Maurice
Merleau-Ponty 22. Si l’on se tait, ce n’est pas nécessairement
que l’on se trouve empêché de parler. C’est aussi que le silence
autour du décès et du deuil fait partie des « civiles incivilités »
(Erving Goffman) du monde contemporain.
Si l’on prend l’exemple des objets qui ont appartenu au
mort, on voit bien que la méfiance qu’inspirent ces objets peut
se lire dans la manipulation précautionneuse que l’on en fait. Il
s’agit d’ustensiles certes, mais ce sont aussi comme l’on dit des
souvenirs que l’on protège par des gestes respectueux. C’est
donc aussi à une relation qu’on se garde de porter atteinte,
c’est-à-dire à l’élaboration d’un rapport qui saurait être acces-
sible sous forme d’une communication directe et toute transpa-
rente. On ne « nie » pas la mort en « voyant » le mort se pour-
suivre dans l’objet que l’on conserve et éventuellement que
l’on utilise. On construit donc de manière toujours mobile un
rapport à la mort qui ne saurait être simple. Le monde des
morts se présentifie jusque dans la vie ordinaire et vient donner
à cette vie toute la profondeur de l’« infra-ordinaire », dont
parlait Georges Perec. Bien sûr les gens nient la mort, mais,
comme je l’ai dit après Louis-Vincent Thomas, parce qu’il
s’agit de la refuser pour vivre, ou parce que vivre suppose
qu’on ne l’« accepte » pas. Rien n’est monovalent, simplement

22. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris,


1989, p. 96.

141
penser le temps en ville

transmis, directement légué, immédiatement compris. Et c’est


dans ce refus que se négocie l’écart essentiel qui maintient la
possibilité de se situer dans la perspective humaine du rapport
à la mort. Il y a aussi les objets que l’on casse, que l’on donne
ou que l’on jette. Il y a surtout des relations ambivalentes aux
défunts par quoi on les retient et par quoi on les congédie. Il y
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

a aussi les lieux, le coin de rue, cette façade, le marchand de


journaux, cette odeur : la ville met en scène la présence de ceux
qui, comme le disait Vladimir Jankélévitch, ne sont « même
plus absents 23 ». À la plasticité de nos émotions répond la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

mobilité d’une territorialité urbaine qui, comme notre


mémoire, n’est pas simple contenant ou lieu de rangement 24. Il
n’est pas besoin de retourner dans cette ville ou dans ce quar-
tier pour que celle-ci ou que celui-ci nous revienne. Et il n’est
pas besoin que ce souvenir soit intact ou exact pour qu’il
compose avec le sentiment d’habiter.
Il faut encore souligner autre chose : la ville urbaine est
l’espace d’associations, de lieux d’échanges et de rencontres
multiples où l’on se saisit de la question de la mort, sous
diverses formes : droit au suicide, tentative de suicide, déve-
loppement de la crémation, évolution des rituels funéraires
religieux, drogues… La question du rapport à la mort n’est pas
du seul ressort des professionnels ou des experts. On a son mot
à dire, son histoire à raconter, son témoignage. On souhaite, on
refuse, on exige. La ville est le lieu des débats contradictoires
où la société et la ville elle-même se font. Si donc je peux ne
pas savoir très bien quoi dire à mes voisins en deuil, je peux
aussi côtoyer des gens que je n’avais jamais vus et participer
avec eux à des formes de solidarité que mon attitude « indiffé-
rente » à l’égard de mes voisins semblerait contredire. Les
mouvements associatifs multiples dont l’histoire est déjà
longue ou qui sont éphémères, qui peuvent éventuellement
bénéficier des ressources du bénévolat ou de l’anonymat,
montrent que les espaces publics de discussion persistent bel
et bien.

23. Vladimir JANKÉLÉVITCH, La Mort, Flammarion, Paris, 1977, p. 247.


24. Patrick BAUDRY, La Place des morts, Armand Colin, Paris, 1999.

142
les temps urbains de la vie et de la mort

À cela qui prend un caractère local, il faut aussi ajouter la


discussion qui s’engage sur le film qu’on a vu, ou sur l’exposi-
tion dont on dispute du caractère morbide. Il n’y a pas que
l’endroit où l’on va porter les morts qui obligerait à se souvenir
de notre propre trépas. Le journal que lit mon voisin dans
l’autobus ne saurait longtemps me faire croire que nous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

sommes tous deux immortels. Par ailleurs, la montée de l’inti-


mité dans l’espace public, la capacité à venir dire devant la
caméra ce que l’on ne dirait pas « à son meilleur ami » (comme
le veut l’expression), signalent dans des émissions télévisées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ces solidarités distantes ou ces interrogations collectives qui


sont précisément favorisées par le mélange de distance et de
proximité dont je parlais plus haut. On pourra sans doute incri-
miner la télé-poubelle, le voyeurisme et l’exhibitionnisme de
téléspectateurs de plus en plus inclus dans des programmes.
Mais, outre que je me demande quelle société réserverait la
parole publique aux gens de science, il faut bien prendre acte
d’un débat social qui n’est pas à proprement parler généré par
les médias.

Cette jeune femme que je regarde parce que je la trouve


belle, comment puis-je savoir qu’elle « a fait deux tentatives de
suicide », comme l’on dit ? Et ce monsieur à qui je souris en lui
tenant la porte quand nous sortons ensemble de la poste, sait-il
qu’il ne ressemble pas à mon père décédé et pourtant qu’il me
le rappelle ? Voilà la ville. Voilà la nouvelle énigme : parce
que les interactions multiples, inédites, souvent plus impli-
cites qu’explicites que nous y vivons, fabriquent d’autres terri-
torialités, d’autres temporalités dont nous ne savons pas exac-
tement ce qui s’y actualise même si nous en sommes aussi les
fabricants. La modernité, dit Georges Balandier, c’est le
mouvement plus l’incertitude 25. Bien sûr. C’est le surgisse-
ment du complexe, de l’inédit, de la singularité, et la recompo-
sition de la donne collective. Est-ce parce que la société n’est
plus (si elle le fut jamais) cette totalité qu’une science avait
prétention d’analyser en son entier, que les analyses

25. Georges BALANDIER, Le Désordre, Fayard, Paris, 1988.

143
penser le temps en ville

sociologiques se font partielles, renouant avec l’intérêt pour le


détail et l’« anecdotique » ?
L’anthropologisation de la sociologie — privilégier le
quotidien, recomposer depuis la bribe l’ensemble mouvant
d’une société toujours incernable — témoigne peut-être de la
nouvelle forme interrogative qui organise le jeu des connais-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

sances 26. Si nous voulions tenir des discours d’un seul tenant,
saisir la société comme un tout, voici qu’elle se dérobe aux
outils d’une unification ou d’une signification. Le sens ne
disparaît pas, mais il se complexifie. Aux affirmations parfois
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

moralistes qui répètent inlassablement que le monde ne tourne


plus rond, il faut substituer d’autres analyses : qui font place
aux paradoxes, parce que l’impossibilité de « définir » n’est
plus un défaut de « maîtrise de l’objet » mais la manière même
de chercher autrement.

26. Jean Duvignaud, dans Le Prix des choses sans prix (Actes sud, Arles, 2001), écrit
bien : « On devrait alors parler d’un sous-texte de la vie sociale, des combinaisons que l’on
y découvre et qui toutes paraissent ressortir à la part du possible sous un monde qui
s’impose comme réel. »
8
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Temps et récit des politiques urbaines


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

par Michel Lussault

S’il est facile d’admettre que toute politique urbaine produit


de l’espace (et même son espace particulier qui vient s’ajuster
à la spatialité préexistante), il paraît beaucoup moins évident
de considérer qu’elle construit aussi du (des) temps (c’est-
à-dire une ou des métriques qui permettent de mesurer 1, de
façon spécifique, la durée d’événements) et des temporalités
(c’est-à-dire des usages et des expressions dans une existence
et/ou des phénomènes desdites métriques). Sans doute parce
que le temps est souvent un relatif impensé des recherches sur
l’action locale car, en vérité, on réduit en bien des occasions la
prise en compte du temps à la mention de la durée des
processus mis en branle par une politique quelconque. Le
temps est là purgé de sa complexité sociale et présenté tel un

1. J’entends ici mesure au sens large : il s’agit de toute technologie (une ou des tech-
niques assorties de discours sur leur utilisation) qui assure de pouvoir, à partir d’un étalon-
nage socialement accepté, définir le pas de temps, et ses sous-unités, d’un phénomène. Le
temps atomique est une métrique, mais il en existe d’autres bien moins universelles et
quantifiées mais tout aussi normatives, liées aux pratiques et codes partagés par un groupe.
Là, la mesure du temps (et souvent de l’intensité de son usage et de son remplissage par
l’acte) se superpose et s’hybride, avec la métrique dominante du temps universel, voire
avec d’autres.

145
penser le temps en ville

simple cours scandé, qui détermine un agenda qu’il faut


respecter.
Sans remettre en question la pertinence de la prise en compte
de ce temps élémentaire, je voudrais esquisser les contours de
ce que pourrait être une saisie plus complète de la dimension
temporelle de l’action urbaine. Précisons, pour bien délimiter
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

la portée de ce qui va suivre, que je construis cette approche à


partir de l’action des politiques qui imposent une fabrication de
lieux, de territoires, de réseaux, en s’affirmant urbanistes et
aménagistes.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Temps construits

Les études urbaines gagneraient en précision si l’on dépas-


sait la conception dominante naïve du temps (et de l’histoire,
les deux termes valant, en général, pour quasi-synonymes, ce
qui en soi paraît déjà révélateur) en tant que simple déroule-
ment chronologique, succession de phases, de périodes, qui
mènerait « nécessairement » à la configuration spatiale
actuelle, celle qu’il faut traiter par l’action. De nombreuses
études — peu ou prou géographiques — qui préparent un
aménagement souffrent ainsi de finalisme historique. Le temps
se déroule alors, linéaire : un principe extérieur à la société,
doté d’une simple fonction d’enregistrement de l’événement et
de marquage chronologique. Ce temps univoque, une froide
mécanique, s’impose à tous et à toutes choses humaines. Il
échappe aux hommes.
Or, il est permis de s’émanciper de ces conceptions simples,
en postulant que le temps, s’il constitue un facteur de limita-
tion biologique de l’existence individuelle, est intégralement
construit par les sociétés. Au sein de celles-ci, plusieurs temps
— donc plusieurs principes de mesure, d’appréhension et de
représentation de la durée — coexistent, souvent de façon
conflictuelle : celui des modes de fonctionnement matériel,
celui de l’économie, celui de la « logistique », celui de la poli-
tique, celui de la religion, celui de la « nature » — tout aussi
construit et qui advient sur le devant de la scène urbaine à la
faveur des idéologies du développement durable. Par ailleurs,

146
temps et récit des politiques urbaines

chaque individu use et jouit de façons différentes, compte tenu


des données de sa position sociale, parmi lesquelles figurent
les différents temps « officiels » et institutionnels qu’il
éprouve, de temporalités pratiques qui lui sont spécifiques. Le
croisement et l’agrégation de ces (au moins) deux types de
temps et de temporalités — ceux de la société, ceux de l’indi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

vidu —, fréquemment problématiques, contribuent à donner


leurs caractères à bien des « arts de faire 2 » déployés par les
hommes dans et pour leurs expériences sociales : qu’on songe
aux pratiques de travail, ou encore à celles de loisir, où les arti-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

culations complexes des temporalités sont flagrantes. Il en est


de même pour l’action politique et ses actes connexes.
Reconnaître et la pluralité des temps, de leurs représenta-
tions et de leurs usages, et leur caractère d’artefact s’avère un
acte de grande conséquence épistémologique. Cela signifie
devoir repenser un certain nombre de questions canoniques et
s’attacher à l’investigation de nouveaux champs, en réinvestis-
sant la notion d’historicité. Celle-ci peut être considérée à la
fois comme le caractère historique de toute chose — acception
élémentaire du terme — et comme le processus résultant des
complexes modalités de l’intervention du temps dans l’organi-
sation, le fonctionnement et l’évolution des sociétés ; parmi
ces modalités, il faut inclure les conceptions et usages divers
du temps, qu’ils soient savants, institutionnels, populaires,
etc., en cours dans un groupe humain en un moment donné.
En ce qui concerne les politiques urbaines, il est évident que
les acteurs, les technologies (plans, schémas et textes régle-
mentaires, savoirs prescriptifs, techniques de collecte et de
représentation des données, etc.), les objets (l’espace au
premier chef, mais aussi les substances dont on le charge à
l’occasion d’une action finalisée) sont temporalisés, mais en
fonction de temps, de rythmes (le rythme étant ici considéré
comme la scansion interne d’un temps) et de temporalités
multiples, pas toujours convergentes. Une des tâches les plus
importantes, quoique le plus souvent non objectivée, de l’urba-
niste et du technicien comme du protagoniste politique, est

2. Cf. Michel DE CERTEAU, L’Invention du quotidien : 1) : arts de faire, réédition


Gallimard, « Folio-essais », Paris, 1990.

147
penser le temps en ville

d’ailleurs de faire converger ces temps pour qu’ils s’agrègent


dans une fiction : celle du temps univoque de l’action. Cette
intégration fictionnelle est tentée, en particulier, à l’aide de
l’instrument du récit de l’action et des figures (cartes, plans,
photographies, croquis, films, etc.) que celui-ci contient
comme autant de fenêtres permettant l’observation et la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

description de phénomènes avérés et/ou prévus.


Avant de poursuivre, il convient de consacrer quelques
développements à cette question du récit. Il me semble que la
politique urbaine peut s’analyser à travers les divers récits
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

d’action qui la réalisent et la médiatisent. La moindre


démarche d’aménagement, à quelque échelle qu’elle se
déploie, est une pratique spatiale instituant une économie
sémiotique complexe, qui articule et entremêle de nombreux
systèmes de signes verbaux, textuels, iconiques qui forment un
récit multirationnel de l’action, truchement de l’échange entre
acteurs. On peut alors analyser les politiques territoriales à la
lumière de la notion de récit tel que Paul Ricœur la définit :
« Avec le récit, écrit-il, l’innovation sémantique, consiste dans
l’invention d’une intrigue qui […] est une œuvre de synthèse :
par la vertu de l’intrigue, des buts, des causes, des hasards, sont
rassemblés sous l’unité temporelle d’une action totale et
complète. C’est cette synthèse de l’hétérogène qui rapproche
le récit de la métaphore. Dans les deux cas, du nouveau — du
non encore dit, de l’inédit — surgit dans le langage 3. »
Paul Ricœur aborde le récit par le biais de sa fonction narra-
tive, ce qui ipso facto rapproche sa conception de quiconque
s’attache à la compréhension des instruments de la pratique
politique de l’espace. L’élément clé tient en ce que dans et par
l’intrigue, l’hétérogénéité intrinsèque du monde des phéno-
mènes, à laquelle l’acteur se confronte, est dominée, car
ceux-ci sont classés, hiérarchisés, qualifiés, intégrés dans
l’ordre globalisant et finalisé du récit.
Quelque effort que je fasse, je ne vois point d’action
humaine qui ne soit concernée d’une façon ou d’une autre par
la mise en intrigue. Agir exige de synthétiser l’hétérogène,

3. Paul RICŒUR, Temps et Récit. I. L’intrigue et le récit historique, réédition Seuil,


« Points », Paris, op. cit., 1991, p. 9-10.

148
temps et récit des politiques urbaines

d’établir une congruence entre les choses, les hommes et les


événements et d’énoncer un récit — total ou partiel — de cette
expérience sociale, maîtrisée, contrôlée, intégrée par l’indi-
vidu, in fine, grâce à la compétence narrative. La procédure de
mise en intrigue semble bien active au sein de tout projet terri-
torial : l’urbaniste, par exemple, doit assurer la synthèse de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

l’hétérogène — le monde et sa complexité — et proposer de


l’inédit — le projet urbanistique. Les élus, quant à eux, mettent
en place des rhétoriques téléologiques qui fournissent le sens
— à la fois l’orientation et la signification — de la politique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

urbaine, et cela constitue une de leurs fonctions essentielles.


Ce qui doit de surcroît retenir l’attention, compte tenu de la
démarche ici proposée, c’est bel et bien le caractère insépa-
rable du récit et du temps. En effet, Paul Ricœur démontre de
façon convaincante que « l’enjeu ultime, aussi bien de l’iden-
tité structurale de la fonction narrative que de l’exigence de
vérité de toute œuvre narrative, c’est le caractère temporel de
l’expérience humaine […] : le temps devient humain dans la
mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit
est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expé-
rience temporelle 4 ». L’auteur souligne que toutes les spécula-
tions théoriques — philosophiques et cosmologiques —
achoppent sur le problème de la définition de la nature
profonde du temps. À l’angoisse qui se niche au creux de cette
permanente aporie — de « cette structure aporétique du
temps » (ibid.) —, seul le récit peut répondre. Car : « La spécu-
lation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle
seule réplique l’activité narrative. Non que celle-ci résolve par
suppléance les apories. Si elle les résout, c’est en un sens
poétique et non théorique du terme. La mise en intrigue […]
répond à l’aporie spéculative par un faire poétique capable [de
l’] éclaircir 5. »
Partant de ce constat, j’émets l’hypothèse que toute praxis
spatiale peut être étudiée en tant que structure narrative. Par et
pour le récit se déploient les temps, rythmes et temporalités
spécifiques des différents actants, technologies et objets des

4. Paul RICŒUR, Temps et récit, tome 1, réédition Seuil, « Points », Paris, 1991, p. 17.
5. Ibid., p. 24.

149
penser le temps en ville

politiques urbaines et s’énonce la tentative d’intégration de


ceux-là au sein d’une même fiction du temps maîtrisé. Par et
pour le récit, la dimension temporelle entre dans le champ du
langage et de la communication, de l’interlocution et ainsi se
socialise, devient dicible et discutable.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Le temps du faire

Je peux désormais présenter quelques investigations qui me


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

paraissent susceptibles de permettre une compréhension plus


complète du temps en effet(s) dans les politiques urbaines.
Il convient de ne pas écarter le nécessaire examen des temps
et rythmes des actes, c’est-à-dire de la réalisation pratique de
l’action collective finalisée 6. Les temporalités propres des
actes des politiques urbaines forment un immense domaine de
recherche, encore fort mal dégrossi. Il importe notamment
d’appréhender l’articulation entre des temps de l’organisation
sociale et ceux des individus agissant, en incluant la tempora-
lité très particulière de la biographie desdits individus, qui
n’est pas cette lisse surface que donne à voir le curriculum
vitae, mais un cours existentiel vécu et réflexif qui dimen-
sionne l’expérience temporelle de l’acte professionnel.
Au premier chef, cette interrogation ne doit pas écarter les
acteurs (institutionnels ou non) du champ politique. Si
quelques recherches ont été menées, d’ailleurs assez incidem-
ment, sur les temps du travail d’élu local, il reste beaucoup à
faire pour comprendre, au-delà de l’analyse aujourd’hui clas-
sique de l’agenda et de ses contraintes, ce que sont les temps
construits et vécus d’un maire et en quoi ces mesures et usages
du temps imprègnent l’action qu’il mène.
De ce point de vue, l’âge et le parcours biographique (et
politique) de l’élu(e), son mode propre d’anticipation des

6. J’introduis ici une nuance entre action, qui renvoie à l’ensemble d’un processus à
protagonistes multiples, celui par exemple qui consiste à lancer une ZAC pour implanter
un nouveau site universitaire, et acte(s), terme qui désigne plus précisément ce que chaque
actant fait et réalise effectivement pour satisfaire les besoins de l’action. Pour une présen-
tation précise d’une séparation nette entre les deux notions, voir Gérard MENDEL, L’Acte
est une aventure, La Découverte, Paris, 1999.

150
temps et récit des politiques urbaines

événements, sa définition même des différentes échelles du


passé, du présent et du futur, jusqu’à son rapport personnel à la
mort et à la finitude, ne sont pas des données à écarter, juste-
ment parce qu’elles expriment une conception intime du
temps, que l’individu agissant ne laisse pas chaque matin au
vestiaire. J’ai pu ainsi observer la différence nette qui existe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

entre un Jean Royer (figure de l’histoire municipale française


et maire de Tours sans discontinuer de 1959 à 1995) et son
successeur Jean Germain, qui l’a défait en 1995 et vient d’être
réélu en 2001.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Le premier possédait une conception à la fois simple,


dramatique et téléologique du temps. Simple, parce que le
temps était (et devait être) celui des horloges, le même pour
tous. Dramatique parce que le temps était un ennemi à vaincre,
un principe de corruption de la vie, l’impossibilité même d’une
victoire véritable et définitive formant le cœur du drame. Télé-
ologique parce que, derrière le temps de l’individu, existait
pour Jean Royer, un temps collectif orienté, celui de la réalisa-
tion possible d’une destinée commune — destinée de la ville,
de la nation —, possibilité constituant la raison d’être de
l’engagement et de l’action. Pour Jean Royer, hanté par le fait
qu’il importait de bien finir les missions au service de l’intérêt
général, l’action devait être tranchante, et son temps une frac-
tion finalisée et contrainte, strictement délimitée et non amen-
dable, dotée d’un début clair et d’une clôture impérieuse 7.
Cette construction soutenait parfaitement sa représentation de
la décision (acte souverain non partageable) qui s’affiliait sans
conteste au modèle de la « décision certaine », jadis justement
critiqué par Lucien Sfez.
Jean Germain est éloigné de cette conception agonistique. Il
a exprimé, notamment dans de nombreux textes de communi-
cation lors de son premier mandat et à l’occasion des dernières
élections municipales, une vision plus ouverte et complexe du
temps. Il estime que celui-ci est moins assassin que porteur de
toujours possibles ouvertures, d’opportunités, de hasards
et d’incidents. L’action doit donc tenir compte de cette

7. Michel LUSSAULT, Tours, Images de la ville et politique urbaine, Publications de


l’université François-Rabelais, Tours, 1992.

151
penser le temps en ville

indétermination et, du même coup, reconnaître la pluralité des


temps individuels et sociaux. Jean Germain montre aussi une
attention réelle à la temporalité très particulière de l’objet
urbain, qui procède notamment de la forte résilience des struc-
tures spatiales et de l’existence de la temporalité singulière des
éléments de la nature urbaine.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Il ne serait pas inutile de mener une investigation serrée des


conceptions personnelles du temps des acteurs politiques, en
ouvrant l’échantillon à d’autres protagonistes émergents de
l’action locale : dirigeants d’associations, opérateurs privés,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

acteurs para-institutionnels. Ces conceptions naissent de la


dialogique subtile entre les logiques propres de l’individu
(issues de sa formation, de son inscription biographique dans
des réseaux sociaux divers — famille, cercle d’affinités élec-
tives…) et les logiques de (ou des) l’organisation(s) au sein
desquelles et pour lesquelles l’individu inscrit ses actes.
Mais sonder le temps de la pratique, c’est aussi s’intéresser,
dans cette perspective, à ce que font les praticiens et techni-
ciens de l’action urbaine, ceux dont le métier est de concevoir
et d’opérationnaliser le projet en relation avec la demande poli-
tique. Chaque professionnel, en tant qu’entité biographique,
est bien sûr pourvu de sa propre conception des temps
(personnels, de l’action, de l’organisation urbaine, etc.). Mais,
de surcroît, sa pratique individuelle et collective nécessite une
évaluation des contraintes temporelles qu’il estime émaner du
fonctionnement même de la scène politique. Donc, pour les
praticiens, il importe de se représenter ce que l’on pense être la
relation au temps des acteurs politiques et leurs horizons
d’attentes temporelles. Il y a là une matière à analyser impor-
tante, car ce travail d’escompte de l’attente temporelle des
donneurs d’ordre est une des modalités les plus importantes de
tout processus de projet.
Au-delà de cet aspect, il faut noter que la dimension tempo-
relle de l’acte professionnel évolue aussi du fait même des
impératifs d’amélioration des procédures et des exigences de
réussite, d’atteinte des objectifs, de satisfaction des besoins.
Par ailleurs, l’exigence communicationnelle, la multiplication
des situations de négociation et de médiation (y compris,
et de plus en plus, avec des habitants, qui, aux yeux des

152
temps et récit des politiques urbaines

professionnels, possèdent des modes d’appréhension de la


ville et de ses temps très différents des leurs) instillent aussi des
éléments de nouveauté dans la temporalisation classique des
pratiques des aménageurs et urbanistes.
Je pense qu’une des principales modifications réside dans
l’affaiblissement de l’empire du temps séquentiel de l’opéra-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

tion qui organisait celle-ci en une triade canonique ;


études/conception, décision, réalisation. À côté des longues
chaînes de raisons causales de ce temps traditionnel du faire
— qui délimitent des phases liées par des rapports de consécu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

tion, hiérarchisées et aisément repérables et maîtrisables par


des techniques simples —, s’affirment de plus en plus
aujourd’hui les boucles de temporalités réactives du « juste à
temps ». Celles-ci s’imposent aussi aux acteurs politiques qui,
dans une certaine mesure, en font même parfois un des moyens
d’affirmer le renouveau de leurs procédures.
Ce temps, qui se cristallise peu à peu en une idéologie de la
réactivité en temps réel, n’est pas celui de la clôture du geste
technique, auquel il se surimpose en créant des brouillages qui
donnent à l’acte professionnel une grande part de sa difficulté
actuelle. Cette surimposition me semble une des raisons du
désarroi et de l’inquiétude que connaissent bien des praticiens,
notamment ceux qui ont été formés aux savoirs et aux tech-
niques de l’ingénierie urbaine à la française, très marqués par
la conception séquentielle et cartésienne d’un temps univoque
et froid, non vécu.
Les boucles de temps que j’évoque ici sont quant à elles
plutôt caractérisées par la nécessité d’ouverture de la pratique
professionnelle à un environnement constitué par l’organisa-
tion urbaine elle-même, dans toutes ses dimensions (y compris
sociales et culturelles) et donc à des métriques temporelles
différentes, voire divergentes. Alors que le technicien avait
pour usage de réduire l’urbain à son espace fonctionnel doté
d’un temps mécanique, il doit désormais composer, à la
demande de plus en plus pressante de nombreux acteurs
sociaux, avec la complexité d’objets urbains hybrides,
« impurs », aux évolutions aléatoires, où se déploient,
notamment, des temporalités liées aux vécus individuels
« ordinaires ».

153
penser le temps en ville

Les diverses et multiples réponses du champ professionnel


— au demeurant plus hétérogène qu’on ne le pense — à ces
exigences de réactivité, de juste à temps, d’intégration dans le
faire urbanistique de données nouvelles devraient être
analysées scrupuleusement. Je soulignerai ici à quel point il
serait utile de sonder, par exemple, les usages des instruments
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

de figuration. En effet, la cartographie (et plus généralement la


graphique) classique et standard, encore abondamment et
quasi universellement utilisée dans le moindre acte d’aména-
gement, s’avère une technologie de la finitude, qui fige la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

représentation et définit une phase de travail bien déterminée


dont l’efficacité peut être évaluée par la production du docu-
ment graphique forclos et au temps fixé. Face à ce médium, on
ne peut que se lancer dans le commentaire, donc ouvrir une
autre période, conséquente, au sens strict, de l’acte de figura-
tion. À ces documents s’ajoutent, dorénavant, ceux issus de
l’utilisation, de plus en plus intensive, des bases de données
géoréférencées et des systèmes d’information géographique
(SIG).
Ces outils, outre qu’ils procurent aux praticiens l’illusion
d’une meilleure connaissance de l’organisation urbaine (alors
qu’ils ne permettent qu’une accentuation de la purgation de la
connaissance pratique des phénomènes qui renvoient à la subs-
tance même de l’urbain : les désirs, les volontés, les vécus, les
cultures), offrent l’avantage d’ouvrir vers une toujours
possible actualisation immédiate des « documents » élaborés.
Du même coup, les professionnels réaffirment une prise sur le
processus par la maîtrise d’une nouvelle technique qui les
distingue radicalement des élus et des autres acteurs d’un
projet. Ils se donnent aussi la possibilité de répondre, en appa-
rence et en en maîtrisant les formes et les contenus, aux
exigences de réactivité, d’ouverture du temps de l’acte de
fabrique de l’urbain aux nécessités, par exemple, de la discus-
sion, de la reprise, de l’amodiation.
Via les technologies SIG, on voit naître une autre expé-
rience du temps de la praxis : celle d’un perpétuel actuel,
jamais clos, exprimant l’infinie réactivité potentielle des prati-
ciens. L’image numérique est toujours ouverte sur sa propre
remise en question, toujours remplaçable par une de ses

154
temps et récit des politiques urbaines

variantes, à qui l’on pourra substituer une autre… et ainsi de


suite, presque à n’en plus finir tant les habitus professionnels
valorisent cette ronde en la présentant tel un moyen superlatif
d’investigation rationnel d’une chose, assurant la fiabilité des
analyses par la multiplication de ces sortes de points de vue,
d’où l’on ne peut au demeurant pas réellement en extraire un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

qui vaudrait mieux, par essence, que les autres. On peut


estimer qu’en cette matière, il n’y a désormais plus d’irréversi-
bilité de la chose faite et cela me semble un aspect particulière-
ment important, dont on ne mesure pas encore toute la portée.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Le temps dans les récits

Les représentations et usages des temps qui se déploient au


sein des récits d’action des protagonistes sont encore trop peu
analysés. Ces représentations ne doivent pas être considérées
comme des curiosités exotiques ou des parasites de la poli-
tique mais comme des composants essentiels de celle-ci. Elles
se cristallisent dans des énoncés intentionnels (ce qui ne
signifie pas que leur contenu est entièrement maîtrisé et objec-
tivé par les énonciateurs et par les destinataires) des actes de
langage dont la performance pratique est recherchée. Elles
expriment, en relation avec le référentiel temporel biogra-
phique des individus, la conception que les acteurs possèdent
de trois choses fondamentales.
a) Ce qu’il en est du temps de la « ville » — l’organisation
urbaine sur et pour laquelle on agit. Celle-ci constitue, il faut le
signaler car cela est important, à la fois un objet (ce dont on
parle) et un sujet (ce quasi-personnage, cet actant, qui parle)
des récits. La plupart des individus s’accordent spontanément
sur le fait que le « territoire » urbain est fondamentalement une
mémoire dont la consolidation, l’appropriation et l’utilisation
(culturelle, sociale, politique, tactique) sont indispensables à la
construction d’une légitimité à discourir et à agir. La médita-
tion sur le temps de l’« organisme citadin » est, de ce fait
même, centrale dans le processus politique. Notons d’ailleurs
que la plupart des chercheurs admettent spontanément cette

155
penser le temps en ville

conjonction territoire/mémoire. Ainsi, concluant un ouvrage


pionnier, Bernard Lepetit affirmait-il : « Le territoire est essen-
tiellement une mémoire et tout son contenu n’est fait que de
formes passées 8. »
Il va sans dire qu’une telle antienne doit être critiquée, en ce
qu’elle manifeste la prégnance d’une doxa dont les effets poli-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

tiques (par exemple une certaine forme de conservatisme patri-


monial) ne sont pas négligeables. Trop souvent, de surcroît,
cette mémoire se conjugue au singulier et il reste beaucoup à
faire pour que les autorités légitimes (mais aussi la plupart des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

autres acteurs) pensent les mémoires plurielles et leurs indis-


pensables différences. D’autre part, parce que la ville est quasi
personnifiée dans les récits, dotée d’une personnalité, d’un
caractère, d’un esprit (voire d’une « âme ») et d’un « corps »
matériel, le territoire, souvent décrit en empruntant un lexique
organiciste (tissu, cœur, poumon, artères, noyau) qui fait
toujours florès, on en parle et elle se parle en narrant sa
destinée historique, sa légende dorée. Où l’on retrouve la
conjonction du temps et du récit, chère à Paul Ricœur.
J’envisage ici, on l’aura compris, le temps de la ville consi-
dérée par le récit comme un tout harmonique et intégrateur. Il
existe d’autres discours sur le temps de l’organisation, plus
discrets, qui croisent les précédents : ceux sur les fonctions, les
usages sociaux, les espaces, leurs utilités, et leur durée de vie.
Il y a là des temporalités qui sont souvent plus articulées sous le
langage de la description rationnelle et technique, incorporées
dans les réflexions sur les agendas, moins chargées d’affects et
de contenus mythologiques. En revanche, lorsqu’il est ques-
tion du rapport identitaire des groupes à la ville et des pratiques
afférentes, les propos réintègrent le registre des récits légen-
daires évoqués en premier lieu.
b) Ce qu’il en est du temps de la praxis. Question particuliè-
rement délicate puisqu’elle englobe celle du temps de chaque
action et, sous elle, de tout acte particulier, celle de la relation
entre les temporalités de chaque acte synchrone, et celle de

8. Bernard LEPETIT, « Une herméneutique urbaine est-elle possible ? », in Bernard


LEPETIT, Denise PUMAIN (dir.), Temporalités urbaines, Anthropos-Economica, Paris,
1993, p. 296.

156
temps et récit des politiques urbaines

l’insertion de cet ensemble dans celui, plus vaste, de la poli-


tique. En fait, comme on le verra, il y a là le terrain d’une
épreuve de qualification discursive par les protagonistes du
contour, de la substance et du statut du présent de l’action.
c) Ce qu’il en est enfin et surtout de la dialogique entre les
deux précédentes conceptions de la temporalité : en d’autres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

termes comment, aux yeux des acteurs, se conjuguent et s’ajus-


tent (ou non) le temps de la ville et le temps de la praxis.
Devant une somme d’interrogations possibles dont
l’ampleur et la difficulté me paraissent considérables, je me
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

contenterai ici de suggérer quelques pistes de réflexions.


Le problème de la présence du temps de la ville au sein des
récits d’action n’est ni simple ni trivial. La mise en exergue de
la temporalité citadine au sein d’une « légende dorée » locale,
reprise à l’envi par les protagonistes comme un élément consti-
tutif d’une identité urbaine qu’il importe de toujours réactua-
liser en la qualifiant et en la dotant de substance, est un outil
fondamental de construction de singularité citadine. Par cela,
on entreprend de distinguer sa (une ?) ville des autres, de la
doter d’une série de particularités qui, associées, la rendent
irréductible à toutes les villes comparables.
Ce processus identificatoire s’accomplit en grande partie
grâce à la mobilisation des ressources légendaires. Celles-ci
constituent un matériau assez homogène, dans une culture
donnée, de ville en ville (où l’on retrouve souvent les mêmes
types d’épisodes historiques), mais qui se prête, par sa ducti-
lité, son caractère générique même, permettant toutes les mani-
pulations — loin des rigueurs de la science historique, il faut le
rappeler —, à l’invention d’une identité enracinée dans une
légende, un patrimoine, mis en récits. On pourrait multiplier
les exemples de ces légendes dorées locales qui articulent, en
une mécanique cyclique claire, des phases « euphoriques »
(des épisodes fastes, étendards de la citadinité du cru, qui
auraient forgé la personnalité urbaine et, par suite, celle des
habitants) et quelques incidents « dysphoriques ». Aux scan-
sions vertueuses des heures de gloire, répondent des revers
fonctionnant comme des nécessaires opposants au sein du récit
et mettant au mieux en valeur les moments fastes.

157
penser le temps en ville

Souvent, aux yeux de nombreux protagonistes (notamment


ceux de la scène politique institutionnelle), un ou deux faits
cristallisent la quintessence de ce capital-image légendaire. Le
cas de la ville d’Orléans me servira de viatique. La « libéra-
tion » de la ville par Jeanne d’Arc constitue un exemple de
cette possible cristallisation. La mémoire mythifiée de ce fait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

d’arme daté du 8 mai 1429, créateur d’un trait essentiel du


caractère identitaire citadin est perpétuée par l’organisation
annuelle, chaque début du mois de mai, en une période, on en
conviendra, propice à l’interpolation des images et des symbo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

liques de la lutte et de la libération, du grand événement des


fêtes johanniques. Pendant plusieurs jours, la ville se
contemple dans le miroir (déformant) de sa légende. Le tout
culmine dans un défilé où une Jeanne, choisie parmi les jeunes
filles du cru, empreinte à cheval un parcours qui représente
celui de l’héroïne. À sa suite, déambule le cortège formé des
représentants de l’État, des corps constitués, des associations,
des métiers, des enfants des écoles. La procession se termine
par des discours, nombreux, dont celui du maire, où l’acte de
Jeanne est toujours prétexte à méditations sur le présent et
l’avenir, notamment d’Orléans. Ce happening fort médiatisé et
doté d’imposants moyens pourrait faire sourire s’il n’était
étonnamment populaire, s’il ne rassemblait des groupes
sociaux habituellement indifférents les uns aux autres, s’il ne
constituait pas un véritable objet de débat au sein de la société
locale et un réel enjeu politique.
On a pu vérifier cette prégnance à l’occasion des fêtes 2001
qui se sont déroulées dans un contexte un peu particulier : celui
de la défaite, assez inattendue, du maire d’Orléans, Jean-
Pierre Sueur, quelques semaines plus tôt. À la perturbation de
cet ébranlement électoral, qui fut vécu par beaucoup d’habi-
tants (y compris ceux ayant apporté leurs suffrages au nouveau
maire, Serge Grouard) comme une rupture majeure, une déchi-
rure d’un temps d’action, celui de l’équipe Sueur, que beau-
coup d’Orléanais et d’observateurs extérieurs pensaient voir se
continuer sans entrave, les nouveaux édiles ont répondu d’une
double façon.
D’abord en multipliant les déclarations affirmant qu’ils
souhaitaient « prendre leur temps », proposer une pause dans

158
temps et récit des politiques urbaines

les projets envisagés auparavant, pour évaluer leur intérêt et la


pertinence des choix réalisés : bref en manifestant de suite leur
volonté de créer une métrique et un usage du temps qui leur
seraient propres et non pas hérités du prédécesseur dont ils
entendent se démarquer radicalement. Ainsi, avant même le
travail sur la substance de l’action, le changement est narré,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

énoncé, ici sous la forme d’une stase, de la constitution d’un


suspens, indispensable à l’invention d’un présent et d’un
rythme spécifiques à la nouvelle équipe municipale. Mais,
parallèlement, comment faire face à tous ceux qui dénoncent le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

risque d’immobilisme que ferait prendre à Orléans cette


nouvelle équipe inexpérimentée, si ce n’est en s’appropriant
spectaculairement les fêtes johanniques, en revêtant les habits
de la légende locale ?
La municipalité à peine élue a pu trouver le terrain de l’affir-
mation de son attachement aux mannes citadines ; elle a pu
prouver, par sa présence intense et « parlante » avant, pendant
et après cet épisode de communion identitaire, qu’elle repre-
nait le flambeau, qu’elle s’inscrivait dans la tradition du cru,
qu’elle faisait sienne la destinée orléanaise. Cet acte et les
discours qui l’accompagnèrent étaient d’importance. Car de
même qu’une autorité est comptable de l’espace légitime dont
la régulation lui est confiée par l’élection, de même est-elle
comptable du capital légendaire qui fonde l’identité et qui,
d’ailleurs, se condense dans des lieux et aires emblématiques
du territoire — pour Orléans, les lieux johanniques sont
nombreux tout particulièrement le parcours même de Jeanne et
la place de la cathédrale, terme du défilé.
Les fêtes johanniques ont donc constitué une première
épreuve qualifiante pour les récents élus, une première occur-
rence de leur constitution d’un récit d’action spécifique inscrit
dans le récit légendaire, une première affirmation de la
construction de leur présent d’action, une première manifesta-
tion de leur présence dans le territoire légitime. Le maire
d’Orléans a pu, de façon synchrone, annoncer qu’il ménageait
une pause dans le flux temporel contextuel de la politique
municipale et se rallier au cours continu (donc décontextua-
lisé) du flot légendaire. Où l’on voit que la rupture et la conti-
nuité loin de se repousser s’épousent au sein de l’acte de

159
penser le temps en ville

langage politique — qui est tout aussi marqué par la dialogique


des contraires que par la manifestation de leur antagonisme.
Ce cas montre aussi qu’une tâche de tout acteur politique
consiste à délimiter un « laps de temps », un champ temporel
dimensionné qui borne l’action, quelle qu’elle soit. Cela paraît
logique en ce qui concerne les limites en aval d’une praxis
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

— qui peuvent au demeurant rester indécises, mais dont tout


un chacun à conscience, puisque nul n’ignore qu’il y aura un
terme. Mais il est tout aussi impérieux de construire le récit de
l’origine et des premiers temps. C’est ce à quoi s’emploient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Serge Grouard et ses principaux adjoints. Ils projettent de la


stratégie politique dans cet agir communicationnel en dressant
la pause, immédiatement dénoncée par les anciens élus comme
un repli, le signe d’un abandon de ce qui faisait la vitalité
d’Orléans pour l’équipe de Jean Pierre Sueur, c’est-à-dire la
poursuite de la politique des grands projets menée depuis
1989, en indice flagrant d’un changement majeur, annoncé et
autorisé par le verdict des urnes. Il y a donc là un travail poli-
tique sur le temps, invention d’un présent et début de définition
du profil d’un nouveau futur possible. Mais la récente équipe
municipale invente aussi son histoire de ses premiers temps en
utilisant le mythe, en investissant le récit johannique, qui met
en scène la naissance dans l’adversité de la ville moderne.
Ainsi, la grande légende, le grand récit originel, soutient la
petite histoire en cours de création et les élus indiquent par ce
faire qu’ils ne précipitent pas la ville dans l’aventure mais au
contraire lui donnent les atouts pour mieux être à la hauteur de
son destin.
On découvre à examiner cet exemple plusieurs fonctions
majeures du discours sur le temps, qui prend toujours la forme
du récit historique et légendaire, cette caractéristique s’appli-
quant à tous les acteurs des politiques urbaines — praticiens,
associatifs, habitants — qui, au moindre acte de langage
concerné par et consacré à l’action territoriale, de la plus géné-
rale à la plus située, racontent des (leurs) histoires.
D’abord une fonction mythologique, au sens strict du mythe
conçu comme un récit des origines, qui, si elle est assez
discrète dans le corpus légendaire, ne s’avère pas moins impor-
tante. On établit de cette manière l’idée d’un ancrage, d’une

160
temps et récit des politiques urbaines

ancienneté qui serait la condition même d’une perpétuité et


d’une grandeur, tant il est vrai que les schémas d’inférence et
les stéréotypes de notre culture autorisent de convertir
l’ancienneté et la permanence (celle-ci étant évidemment une
fiction, car ce qui est pérenne, c’est moins la « ville » dans
son intégrité de quasi-personnage telle qu’on la conçoit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

aujourd’hui, que l’occupation humaine, ce qui n’est pas la


même chose), en indice de la qualité et de la puissance.
Le récit légendaire possède aussi une fonction identitaire,
mémorielle et historique en indiquant ce qu’il en est des événe-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ments et des périodes qui peuvent être offerts à l’appropriation


et l’admiration des citadins. Cette mémoire officielle est actua-
lisée en permanence par le récit de l’action, ce qui explique que
certains épisodes puissent être exclus de la légende active — et
confinés alors dans les champs clos de l’érudition — et
d’autres, nouveaux, inclus ; notamment ceux qui se rattachent
aux périodes les plus contemporaines.
Par exemple, à Tours, j’ai pu saisir un processus récent de
promotion légendaire : le récit officiel tend à inventer une
nouvelle période historique de référence (1880-1980), joux-
tant et nourrissant le présent de l’action. Par une activité rhéto-
rique et iconographique, qui s’appuie sur l’actualité du faire
politique marqué par la volonté du maire actuel de Tours, Jean
Germain, de promouvoir la création en matière d’aménage-
ment urbain, on tente d’insérer une bonne part de la modernité
urbanistique et architecturale, jusque-là peu valorisée, dans la
légende dorée locale. Il faut noter que par là même, on inscrit
le royerisme, ou plus exactement certains de ces grands
épisodes modernisateurs (l’urbanisation de Tours-Nord, ou la
« conquête » de la vallée du Cher, au sud de la commune), qui
s’est clos en tant que récit spécifique et actif en 1995, dans
l’histoire tourangelle. Toute sa réserve de présent épuisée, le
royerisme se narre désormais à l’imparfait.
Voilà qui assure de ne pas verser dans une conception fixiste
de la légende urbaine. Si celle-ci est organisée autour de phases
« canoniques », l’activité inlassable de construction et d’utili-
sation des représentations par les acteurs de la scène locale
contribue à modifier et à enrichir le capital-image légendaire
de la ville, par adjonction (ou retrait) de substances, de

161
penser le temps en ville

topiques et de tropes. En tout cas, c’est au sein de cette légende


commune, souvent très médiatisée par les différents relais
institutionnels, que les acteurs trouvent le répertoire de stéréo-
types qu’ils peuvent incorporer à leurs discours.
L’étude des récits de l’action montre aussi un rôle à la fois
généalogique et téléologique de la narration des temps
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

citadins. Par cela, j’entends d’abord que la légende raconte en


continu les grandes heures et les malheurs, donne chair aux
personnages héroïques et consistance à leurs faits et gestes,
désigne les lieux emblématiques qui fixent la substance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

mythique. Elle dessine les contours et définit le contenu d’une


généalogie dont chaque citadin est censément l’héritier : celle
de la ville quasi-personnage. En outre la généalogie établit une
autre filiation, plus subtile : celle qui doit exister entre les
phases passées qui expriment la grandeur de la ville, le présent
de l’énonciation et de l’action et le futur attendu.
Bref, par le truchement de la légende, les protagonistes poli-
tiques agencent le passé glorieux, le présent actif et le futur
vertueux en un tout cohérent doté d’une finalité : la réalisation
de la destinée citadine — c’est-à-dire celle du quasi-
personnage et de sa communauté de citadins. Le présent doit
être chargé du poids de l’histoire, au sens où il importe que
l’action, se prétende-t-elle novatrice, serre en elle les principes
de grandeur conformes à l’identité locale, que la politique ne
soit pas amnésique. Ce que Serge Grouard veut prouver à
Orléans avant même toute décision en puisant à la source de la
mythologie johannique. Le futur, à en croire le récit, (ne) sera
vertueux (que) si le présent est activement mémoriel, d’où la
téléologie liée à la généalogie.

Présence du futur

Partant de ce constat, il y aurait beaucoup à dire sur la ques-


tion de la présence du futur au sein de l’action urbaine.
Quelques mots sur ce point, en commençant par un petit
détour : la spatialité d’une politique urbaine passe avec une
rare puissance par le canal des énoncés visuels, intimement
articulés aux récits de l’action dont ils constituent l’ouverture

162
temps et récit des politiques urbaines

figurative. Ils rendent indéniablement l’espace sensible aux


habitants, et le mettent en scène comme un objet-enjeu essen-
tiel à la fois pour les citadins et pour leurs édiles.
L’imagerie, on le sait, possède une fonction éminente dans
le processus de précompréhension du monde de l’action,
comme dans la phase de construction du projet 9. Elle expose
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

aussi, ensuite, lors de l’entrée dudit projet dans la sphère de


communication et de négociation, en une véritable monstra-
tion — une exhibition ayant valeur de preuve incontes-
table —, l’espace futur magnifié par la praxis. Les figures
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

projectuelles proposent à tous (acteurs politiques, profes-


sionnels, citadins, etc.) l’aménagement pré-vu — et ainsi pré-
visible — avec un souci de perfection évident. Chacun peut
alors voir, grâce aux dessins et aux plans-masses — docu-
ments fétiches de l’urbanisme —, le projet dans sa pureté et sa
stabilité d’idéal-type, à l’écart des rumeurs de la société et du
temps corrupteur. L’iconographie expose sans relâche un
monde parfait, épuré, clairement ordonnancé, immuable ; elle
rend présent, bel et bien, l’espace radieux virtuel 10.
Il faut insister sur un caractère fascinant de l’imagerie urba-
nistique prospective : pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aper-
çoit que celle-ci diffère de la représentation classique en ce
qu’elle présentifie ce qui n’a jamais encore été présent. Elle ne
pallie pas l’absence issue d’une corruption des choses, une
destruction, mais résorbe par anticipation la vacuité de ce qui
n’existe pas encore, en exposant à la vue de tous l’épure d’un
lieu transfiguré, en un temps apaisé par la réussite de l’action.
Elle parvient, par la puissance de son effet de vérité, à faire
oublier qu’elle montre, figé dans le temps suspendu du projet
— cet étrange présent infini qui se dégage de la plupart de ces
énoncés visuels qui paraissent ignorer la diachronie —, un
référent absent, c’est-à-dire l’organisation spatiale encore
à produire. L’expression : référent absent peut sembler

9. Michel LUSSAULT, « La ville clarifiée : les usages carto- et iconographiques en œuvre


dans le projet urbain », in R. DE MAXIMY et L. CAMBRÉZY, La Cartographie en débat.
Représenter ou convaincre, ORSTOM-Khartala, Paris, 1995, p. 157-193.
10. Michel LUSSAULT, « Un monde parfait : des dimensions utopiques du projet urbanis-
tique contemporain », in E. EVENO (dir.), Utopies urbaines, Presses universitaires du
Mirail, « Villes et territoires », Toulouse, 1998, p. 151-176.

163
penser le temps en ville

aporétique. Je précise donc que, bien sûr, pour être comprise,


la figure doit référer à des formes et des organisations idéal-
typiques qui soutiennent la signification. Il n’en reste pas
moins que dans l’espace virtuel représenté, la référence objec-
tive et objectale, fait véritablement défaut, et c’est bien cette
défection radicale que l’imagerie pallie, grâce à son effet de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

vérité.
Donc, bien loin de souligner cette absence, la figure urbanis-
tique l’escamote et exhibe l’espace pré-vu, comme un objet
toujours-déjà-là dans sa splendeur d’idéal-type. Ce curieux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

registre temporel d’une présence tant perpétuelle — puisque, à


regarder les dessins, le monde urbain parfait qu’on souhaite
édifier paraît hors du temps corrupteur — qu’anticipée
— comme si l’espace était toujours antécédent à sa propre
production et que de surcroît il n’existait aucun procès de
production —, semble caractéristique d’un fonctionnement
urbanistique et architectural.
L’imagerie offre au récit d’action global et, donc, à la scène
politique, sa puissance de représentation de l’espace futur qui
exhaussera la ville et garantira que son histoire coïncide avec
son destin. L’iconographie assume un rôle décisif au sein de la
fonction téléologique du récit de l’action et pallie le déficit de
réalité de la spatialité parfaite à venir ; spatialité qui doit, pour-
tant, être bien (omni)présente sur la scène locale en tant que
preuve tangible de la vertu de l’action.
Un état spatial concrètement exhibé par les documents
visuels est ainsi inscrit efficacement dans le processus poli-
tique grâce à cette simulation qui aspectualise le virtuel sans
laquelle celui-ci ne peut exister pleinement en tant que fiction
vraisemblable. Si le récit constitue l’indispensable cadre de
l’expérience temporelle de la politique territoriale, l’instance
figurale consolide ce cadre en cristallisant, à sa manière,
l’avenir dans le présent et en contribuant ainsi à prouver que
celui-là existera sûrement, ne restera point lettre morte, vaine
spéculation. Le pouvoir de l’imagerie lui permet de certifier
que l’espace représenté — ce bon espace matériel en qui l’on
peut avoir confiance, puisqu’on sait qu’il dure, qu’il prouve
que l’avant a existé et donc que l’après existera — dessine les
traits d’un monde possible.

164
temps et récit des politiques urbaines

Face à ce puissant récit généalogique et téléologique, qui est


celui de l’institution légitime et de ses relais officiels, il peut
toutefois exister un récit de contestation. Celui-ci se manifeste
sous la forme d’une rhétorique de l’interruption du cours de
l’histoire et de l’irruption sur scène de ceux qu’on n’attendait
pas. À la généalogie qui agence les phénomènes en un ordre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

causal simple et finaliste, qui naturalise en quelque sorte l’état


présent de l’organisation urbaine, qui rend nécessaire le
présent tel qu’il advient et annonce un futur maîtrisable, la
rupture oppose l’évolution contingente, la remise en question
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

des chaînes généalogiques éprouvées et, par là même, offre


l’ouverture à la fois d’une histoire inédite et d’un avenir impré-
visible, ou à tout le moins inattendu.
On comprendra que, de ce point de vue, le récit de la
nouvelle équipe municipale d’Orléans, même s’il joue avec la
notion de rupture, mais qui est là rupture avec le passé immé-
diat non encore légendaire, se rallie plutôt au discours généalo-
gique canonique, en ce qu’il se fonde sur la permanence du
légendaire local. Il ne remet pas en cause l’ordre apparemment
immuable de la légende du cru, il ne redistribue pas la parole
en faveur d’oubliés de l’histoire officielle, en faveur des sans
voix écartés des mythologies. Pour trouver des exemples
d’entrées intempestives sur la scène locale de récits d’interrup-
tion qui subvertissent la généalogie officielle, il faudrait plutôt
se tourner vers les actions de certaines associations d’habi-
tants ou, plus explicite encore vers celles des listes Motivé-es,
lors des récentes élections municipales. Gardons-nous bien
toutefois de vouloir trouver une quelconque homogénéité de
points de vue, de propositions urbaines, de conceptions poli-
tiques chez ces acteurs qui énoncent le récit contestataire de
l’interruption : la diversité domine, hors la parentèle qui unit le
registre temporel de leurs discours — et sans doute, mais il
s’agit d’une autre analyse qu’il faudrait mener, la manière dont
ils usent de l’espace comme un instrument de contestation.

J’espère en tout cas avoir montré en quoi l’« emploi du (des)


temps » est crucial pour les protagonistes de la scène locale.
On remarque, au demeurant, à quel point la séparation
proposée initialement entre temps de la ville et temps de l’agir

165
penser le temps en ville

n’est qu’un artifice analytique tant les deux sont intriqués dans
la politique et le récit qui l’exprime. L’acte de langage
conjoint, en une volonté de qualifier et justifier ce qui est
entrepris, les temps et temporalités de la ville et de la praxis.
Dans ce cadre, l’enjeu fondamental de l’activité narrative
réside bel et bien dans la définition, au regard du passé, du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

statut du présent de l’action et du futur qu’il annonce et


autorise.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte
9
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Du bon usage de la chronotopie


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

par Ariella Masboungi

La vitesse des mouvements de la ville s’accroît, plus encore


dans l’usage que dans la forme. Le contraste avec la lenteur qui
a caractérisé son évolution pendant des siècles est saisissant.
Les processus de sédimentation qui font la richesse et la
complexité de la ville dite « européenne » sont toujours à
l’œuvre mais peinent à rattraper la rapidité des bouleverse-
ments liés aux infrastructures et aux implantations dites
« économiques » qui surgissent dans ce qui était encore récem-
ment la campagne. Le discours dominant privilégie
l’économie des territoires et « la fabrication de la ville sur elle-
même » ; mais les réalités sont bien différentes. La ville est le
lieu d’exercice favori du « marché ». Les territoires sujets à
l’urbanisation s’étendent pour des raisons multiples parmi
lesquelles : la permissivité de la constructibilité en France ;
l’émiettement communal et la faiblesse de l’intercommunalité
réduisant, hors structures telles les communautés urbaines, la
capacité de maîtrise de l’espace urbain ; les logiques des inves-
tisseurs et promoteurs de « produits urbains » (centres
commerciaux, multiplexes, lotissements…) ; l’absence de
coordination entre les logiques sectorielles qui produisent
séparément les réseaux divers, les routes, les implantations

167
penser le temps en ville

commerciales ; l’évolution des comportements sociaux qui


s’individualisent de plus en plus et recherchent des modes de
vie de plus en plus diversifiés ; les logiques foncières et finan-
cières qui rendent moins coûteuse, pour le particulier et le créa-
teur de produits, l’implantation hors la ville constituée ;
l’absence de politique adaptée dans les centres-villes aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

comportements des usagers (accès aux commerces, stationne-


ment, services communs…), etc.
À dire vrai, la part de la ville « maîtrisée » est infinitési-
male. Mais les opérations d’aménagement volontaristes, géné-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ralement initiées par les pouvoirs publics, peuvent avoir un


effet de démonstration, ou encore un rôle d’entraînement. En
modifiant le sens et la perception des lieux, elles contribuent à
les doter d’une synergie sur le devenir des espaces voisins,
voire à reconfigurer des polarités urbaines à plus large échelle.

La question des temps pour l’urbaniste

L’urbaniste se confronte par nécessité au temps long de la


ville et l’accepte avec une souffrance certaine quand il vient de
l’univers de l’architecture où les calendriers des chantiers sont
plus courts. Le temps est donc compagnon de route du projet.
L’urbaniste aurait une tâche impossible, éternellement à
recommencer, le mythe de Sisyphe en quelque sorte. La ville
n’est qu’évolutions et le travail de projet en urbanisme ne tend
pas vers « la » solution, mais s’inscrit dans une démarche
d’améliorations progressives et toujours ouvertes. Le temps
implique aussi la disparition de la notion d’œuvre, car ce temps
est aussi celui de la négociation, de l’apprentissage du partage
de la culture d’un projet, ou encore celui de l’affrontement
avec les autres disciplines ou les pouvoirs. Ainsi le temps
contraint au retrait de l’auteur, à la dénaturation fréquente du
projet de transformation urbaine. Plus l’échelle du territoire
concerné par le projet est grande, et le projet précis et à court
terme — comme un espace public délimité —, plus il y a
maîtrise de la réalisation et signature parfois reconnue d’un
auteur. Plus l’échelle est petite, l’espace appréhendé vaste et
son avenir défini à long terme et de manière collective, plus la

168
du bon usage de la chronotopie

notion d’œuvre perd de sa pertinence. L’un des nombreux


écueils est la grave déperdition d’énergie et de qualité entre
projets et réalisations quand celles-ci existent et que la proposi-
tion n’est pas restée sans suite.
Le temps du projet est aussi celui de la démocratie qui inter-
agit sur la démarche professionnelle et technique. L’urba-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

nisme du Prince a sans doute vécu même s’il suscite encore des
nostalgies de l’époque bénie où le couple maire/architecte
pouvait faire le « bien » des habitants sans se référer à leur
avis ! Si la coproduction n’est pas une habitude française,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

l’appétence à la prise de parole des usagers est réelle mais


s’exprime davantage dans l’opposition globale aux projets que
dans la recherche de consensus. En effet, la démocratie partici-
pative est assez jeune en France, elle se traduit du côté du déci-
deur en termes d’information des habitants sur leur avenir
meilleur, et place l’« usager » dans une posture l’amenant à
s’opposer plutôt qu’à coopérer. L’apprentissage du dialogue
constructif reste à conquérir et ce dialogue est dévoreur de
temps surtout s’il est mené avec sincérité.

Le temps induit une attitude de projet

La conception du projet urbain repose sur le rapport au


temps et le distingue fondamentalement du projet architec-
tural. Alexandre Chemetoff, architecte paysagiste, grand prix
de l’urbanisme en 2000, établit un parallèle entre le projet
urbain et l’art des jardins et du paysage car il s’agit d’inter-
venir sur quelque chose qui existait déjà et qui perdurera, de
« se glisser dans la réalité qui existe ». Planter un arbre est
œuvre de longue haleine et le jardinier ne décide pas de la
forme de l’arbre. Il faut accepter que toutes les idées-graines ne
poussent pas, que celles qui poussent prennent librement la
forme qu’elles souhaitent et que tout cela réclame du temps.
Planter, attendre, soigner. Le temps long implique l’incerti-
tude, l’ouverture, le dialogue, l’imprévu. Les temps du poli-
tique, de l’urbaniste, de l’habitant, des acteurs de l’aménage-
ment et de l’histoire des villes sont très différents. Mais
la transformation urbaine s’inscrit dans une permanence.

169
penser le temps en ville

Celle-ci ne peut être assurée que par l’évidence urbaine du


projet afin que les successeurs, élus, maîtres d’œuvre et
maîtres d’ouvrage, habitants, aient envie de poursuivre l’entre-
prise des prédécesseurs. Michel Corajoud, grand prix du
paysage en 1992, évoque en la matière l’« art de la lenteur »
dans un ouvrage qui lui est consacré. Les projets urbains
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

comme les projets de paysage se cherchent entre temporalités


concurrentes. Elles induisent l’aléatoire qui est différent de
l’inconnu. C’est la déclinaison incertaine du temps. « Ce qui
résistera au temps est cette partie intime du projet qui organise
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

la connexion entre des différents ordres de décision. C’est la


logique qu’il aura su établir entre ses parties et celles du monde
avoisinant en établissant dans la mémoire et dans l’espace un
jeu de capacités relationnelles. »

Un temps positif pour le projet urbain

Comment penser ce temps en termes positifs et non comme


un délitement de la pensée qui a porté le projet urbain ?
Le temps long apparaît souvent inutile et improductif.
Parfois, dans certaines situations, le temps du projet doit
s’accélérer pour acquérir la crédibilité de l’action. C’est géné-
ralement le cas des situations quasiment désespérées comme
l’illustrent les exemples de Bilbao en Espagne, de Roubaix ou
de Dunkerque en France. Bilbao a accéléré un processus de
régénération de sites le long de la Ria, le Nervion, recomposant
des quartiers autour d’infrastructures ferrées, objet de soins
particuliers et remarquables quant à la qualité spatiale et aux
services rendus à la population. Elle a réussi à réaliser un métro
d’une qualité exceptionnelle, imaginé par Norman Foster et
attiré le musée Guggenheim dessiné par Franck O’Gehry qui a
servi de levier au processus de crédibilisation de la ville. Tout
ce processus s’est déroulé en une décennie. Et l’accélération a
fait quelque peu fi de la participation publique, bien que née
d’une concertation étroite entre les pouvoirs publics qui contri-
buaient à ce processus le rendant possible par une mobilisa-
tion des moyens et une rapidité de décision gérés par un orga-
nisme original Bilbao Ria 2000. Si la concertation n’était pas à

170
du bon usage de la chronotopie

l’ordre du jour, c’est que le projet n’était pas crédible aux yeux
des habitants, voire non souhaitable, car il paraissait en déca-
lage avec les besoins immédiats de création d’emplois
industriels.
Le temps long de la fabrication urbaine (il ne sera question
que de projet urbain et non de transformation « spontanée » de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

la ville, donc d’action volontariste généralement publique) se


confronte de plus en plus aux aléas de programmation, de déci-
sions, qui contraignent à penser le projet autrement et à le
repenser constamment dans une attitude ouverte. Ce qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

complexifie singulièrement le mode de conception et de


gestion urbaine. Seule une philosophie claire des enjeux du
projet peut aider la régénération d’anciens territoires indus-
triels, comme l’Emscher Park dans la Ruhr. Cette philosophie
prend appui sur l’impératif du « développement durable » et
parie sur la mise en valeur du paysage industriel, par l’art
contemporain et la création d’un pôle tertiaire supérieur…
Résultat : la Ruhr est devenue la nouvelle Mecque des urba-
nistes ! Plus sérieusement, la réussite de cette opération assure
un avenir à une région sinistrée.

Marier les temps de la ville,


sédimentation et modernité

Le temps de la ville pose la question de la sédimentation


urbaine qui est le propre même de l’histoire urbaine. La ville
est plus changeante aujourd’hui, même si elle est faite de
permanences qui résistent fortement à la pression des muta-
tions. De nouveaux quartiers sont réalisés à un rythme qui peut
être jugé relativement lent par les aménageurs mais qui est
rapide par rapport à la lente histoire des villes. Source de
perturbations quant aux repères urbains, quant à l’ancrage dans
l’histoire d’un lieu.
Figer l’histoire est une tentation forte à l’ère des doutes et
des incertitudes mais la ville « bouge », faute de quoi elle se
meurt, et tout projet enrichit le stock de ses références.
L’ère de la tabula rasa encore si proche est pourtant moins
à l’ordre du jour, et il s’est inventé depuis une vingtaine

171
penser le temps en ville

d’années des méthodes pour travailler dans l’existant en jouant


avec la substitution, créant une modernité sur le mode mineur,
sans effacer la mémoire, sans démolir tout ce qui n’a pas de
valeur patrimoniale reconnue.
Le respect du legs de l’histoire n’exclut pas la modernité. Au
contraire, l’identité renouvelée de la ville se fonde sur sa
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

mémoire. Le quartier des bords de Vilaine, dessiné par


Alexandre Chemetoff dans un faubourg immédiatement voisin
du centre-ville de Rennes, illustre bien ce propos. Situé de part
et d’autre du fleuve, le projet déjà largement réalisé négocie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

avec les urbanisations existantes typiques de ces quartiers de


faubourgs sans valeur architecturale ou urbaine particulière
mais inscrits dans un parcellaire issu d’une longue histoire.
Intervention nouvelle qui n’a pas de périmètre strict, elle
s’étend à un territoire qui va au-delà de 900 mètres à partir du
cours d’eau. Il s’agissait de construire et d’aménager des
espaces publics dans un quartier en activité sans faire table rase
du bâti, des activités et de la vie sociale en travaillant sur la
logique du site et sa géographie. L’anecdote de la préservation
d’un café, « Chez Brigitte », en front d’îlot le long de la rivière
au cœur d’un nouvel ensemble de logements confié à un grand
prix de l’architecture — Christian Hauvette, qui en a été assez
contrarié, au départ —, est significative de cette attitude qui
consiste, aux dires d’Alexandre Chemetoff, « à passer de la
notion de terrain à celle de site », créant une sédimentation
accélérée de ce territoire qui marie les différents temps de la
ville. Ce qui permettrait à l’habitant de conserver des repères,
de ne pas hériter d’une ville dont chaque fragment est marqué
par une ère particulière, pire une mode, de pouvoir lier son
futur et son passé.
Le projet de la ville contemporaine pose lui des problèmes
plus aigus car, comme le dit Bernardo Secchi, urbaniste
milanais qui a longtemps travaillé sur cette ville diffuse qui se
généralise en Europe : « Il nous faut construire des progetto di
suolo en mesure d’offrir un horizon sensé à une ville inévita-
blement dispersée, fragmentaire et hétérogène. Ce projet saisit
nécessairement les diverses parties de la ville en même temps,
les traverse et les relie, utilisant les matériaux urbains et
composant des situations qui peuvent fonder une nouvelle

172
du bon usage de la chronotopie

esthétique urbaine, élaborer des rythmes spatio-temporels et


des séquences dans lesquelles on peut reconnaître les pratiques
sociales d’aujourd’hui. » Il propose ainsi une attitude de projet
face à la rapidité de changement de la ville contemporaine qui
prend de court les urbanistes, les faisant souvent renoncer à
s’attaquer à ces territoires considérés par tous comme la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

non-ville.

L’urbanisme de la chronotopie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Mais le temps de la ville apporte un autre mode de question-


nement à l’urbaniste, celui de la prise en compte de la « chro-
notopie », ou encore le temps des habitants, de la ville
« 24 heures sur 24 », de la disparition des trajets pendulaires au
profit d’une ville en éveil permanent mais avec des utilisateurs
contrastés selon les heures, les jours, les saisons… en conso-
nance avec la croissante individuation des besoins sociaux.
Le temps devient davantage encore la denrée rare dont
chacun s’efforce d’en maximiser les possibilités de liberté.
Comment la ville peut-elle répondre à ces données, à ces
aspirations sociales ? Comment le donneur d’ordre, le maître
d’œuvre et le maître d’ouvrage peuvent-ils intégrer cette donne
qui, sans être nouvelle, prend à présent une place accrue ? Les
expériences connues s’attaquent à la gestion des services
urbains, publics et privés, à l’organisation des transports, à la
coordination des services pour réduire les temps contraints.
Mais qu’en est-il de la conception urbaine elle-même ? Est-
elle en mesure d’inventer un urbanisme qui réponde aux
temporalités de plus en plus complexes des modes de vie, aux
exigences de l’hyperchoix qui en découle, aux bouleverse-
ments qui peuvent être induits par la fin des rythmes pendu-
laires ? Rien n’est moins sûr et le passage entre la prise de
conscience de ces mécanismes, la commande politique et le
processus de projet n’est pas chose aisée, car il exige des
passeurs entre les acquis de la recherche et la traduction dans
le réel. Si ce passage s’effectue quelque peu en termes de
gestion urbaine (bureaux du temps notamment), il n’est pas à
l’ordre du jour en ce qui concerne l’aménagement urbain.

173
penser le temps en ville

Quelques pistes peuvent être suggérées ci-après sachant que


bien d’autres pourraient être tentées en termes de reconfigura-
tion des transports et des pôles urbains.

Quelques pistes de réflexion


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

La ville la nuit
Elle peut faire l’objet d’un vrai projet spatial, introduire des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

intimités, des atmosphères favorables à l’usage de l’espace


public, des parcours rassurants, des émotions nouvelles. Lyon
fut sans doute l’une des premières villes françaises à mettre en
valeur son site et sa géographie particulière autour du Rhône et
de la Saône pour créer un paysage de nuit et des ambiances
lumineuses. À Saint-Nazaire, Yann Kersalé a créé un paysage
de nuit magnifiant la base sous-marine en l’apprivoisant. Il a
ainsi contribué à l’actuel projet ville-port de l’urbaniste barce-
lonais Manuel de Solà qui réutilise cette base. De véritables
schémas directeurs lumière sont élaborés, comme à Nantes où
Roger Narboni offre, à partir des infrastructures et de leur
éclairage spécifique, des visions de la ville à différentes
échelles (pénétrantes, voies circulaires, centre-ville, hyper-
centre…). La conception lumière peut créer, selon lui, « une
architecture immatérielle ». Relevant qu’à Paris on compte
11 heures de nuit pour 13 heures de jour, il affirme que l’éclai-
rage n’est pas un élément mineur du paysage de la ville. Pour-
tant, généralement seuls quelques monuments sont illuminés.
La lumière peut mailler la ville, créer des réseaux qui se
superposent aux réseaux existants et offrent de nouveaux
« récits » urbains.
La ville la nuit pose la question controversée de la ville
24 heures sur 24, qui n’est plus une vue de l’esprit dans nombre
de pays, dans d’autres continents. Mais l’Europe semble rester
marquée par les contrastes entre temps de vie et temps de
repos, même si les plages des temps de vie s’allongent, et que
ponctuellement la ville qui vit jour et nuit existe autour des
hôpitaux, des gares, des microcentralités nocturnes, la « ville
de garde », comme la définit François Ascher, celle qui répond

174
du bon usage de la chronotopie

autant aux besoins de consommation qu’à ceux de services. La


ville la nuit est un lieu de liberté individuelle et un lieu d’expé-
rimentation qui répond aux aspirations d’une population de
plus en plus exigeante.

Les temporalités de l’espace public


Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Cette ville 24 heures sur 24 interroge l’espace public dans sa


capacité à accueillir des populations aux usages variés en inté-
grant les rapports aux problèmes de sécurité dont le poids, au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

moins psychologique, va croissant. La conception d’un espace


public réceptif à des usages divers et à la cohabitation des
classes d’âge et des classes sociales plaide de fait pour la poly-
valence de ces lieux, à la non-spécialisation de l’espace public
et à sa plasticité.
Polyvalence ne signifie pas banalisation, bien au contraire,
car seuls des espaces à forte attractivité, donc à forte identité,
sont en mesure de lutter contre la tentation du chez soi parfaite-
ment équipé et doté des terminaux informatiques ouvrant sur le
spectacle du monde et de la communication virtuelle. François
Ascher, dans ses nombreux écrits, insiste sur la demande
d’espaces à la fois visuels, tactiles, denses en attractivité, non
comme antidote, mais comme complément à la ville des NTCI.
L’espace public est un lieu de conflits liés à la coprésence de
catégories différentes d’où la difficulté à s’opposer à l’exclu-
sion et à la confiscation des lieux par une catégorie
particulière.
La ville, bien public, est aussi le lieu de prédilection de
l’investissement privé dont les modes d’intervention évoluent.
En effet, notre époque est caractérisée par les « produits
urbains », centres commerciaux, multiplexes, lotissements,
etc., qui fabriquent des entités souvent implantées hors ville
constituée, aux abords des autoroutes ou des entrées de ville.
Des politiques urbaines volontaristes comme à Saint-Nazaire
ou à Roubaix ont réussi à capter ces « produits » dans le péri-
mètre central comme éléments de dynamisation urbaine. Mais
ces espaces privés pratiqués par le public deviennent de véri-
tables espaces publics tout en restant sous juridiction privée.
Les situations et la montée des exigences de sécurité rendent

175
penser le temps en ville

par ailleurs insoutenable la rupture de la gestion publique de


l’espace pratiqué par le public et poseront de manière crois-
sante la question des rapports entre forme, gestion, pratiques
urbaines et sécurité.

La festivalisation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

L’organisation d’événements offre une forme de réponse


aux attentes liées aux usages contrastés des temps de la ville.
L’événementiel peut par ailleurs aider à préfigurer des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

projets qui exigent du temps long et les crédibiliser. Ainsi le


Carré Sénart, futur centre de la ville nouvelle de Sénart, se
matérialise lentement dans l’attente bien classique des
programmes qui lui donneront corps. Ce projet original d’un
centre éloigné des urbanisations existantes auquel il sera néan-
moins relié, se construit avec une « couronne » végétale carrée
croisant une allée royale reconstituée et composée sur une
trame végétale, réalisées ad hoc. Il n’existe pour l’instant que
dans l’esprit de son concepteur, François Tirot, et dans la stra-
tégie de l’établissement public d’aménagement de la ville
nouvelle. La grande fête organisée le 14 juillet 2000 pour inau-
gurer les premières plantations qui constituent l’allée royale et
le carré a permis de préfigurer sur ce lieu le futur projet et
d’initier les dynamiques urbaines et sociales espérées à terme,
confortant ainsi l’existence future de la nouvelle centralité.

Penser la mutabilité
Penser la mutabilité de l’espace urbain et architectural par
opposition aux modes de production actuelle paraît s’imposer
quand la question des temps vient au cœur des réflexions sur
l’urbain. Plus que jamais la ville mue, aussi bien dans sa forme
que dans ses fonctions et ses usages, et les producteurs publics
et privés de l’urbain sont tentés par une pensée de la ville finie
mais aussi paradoxalement par une ville de l’instantané.
La complexité accrue des usages de la ville avec la diversité
des temps de chaque citadin rend encore plus aigu le rapport à
la durabilité des produits urbains, leur localisation, leur éven-
tuels fractionnements, et interroge plus que jamais la plasticité

176
du bon usage de la chronotopie

de la ville à l’évolution des usages. Les modes en termes de


programme évoluent bien vite et créent des friches avant
l’heure, et une méfiance raisonnée à propos des modes
programmatiques relayées de manière étonnamment aveugle
par le marché est peut-être de mise. En effet, nombre de projets
de pôles de loisirs ou de consommation se heurteront à des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

phénomènes de saturation sur des produits ou des objets


urbains. Quand ils sont réalisés, ils peuvent aussi se confronter
à la tombée en désuétude du concept ou du produit, et leur
mutabilité rencontre des problèmes quelque peu similaires à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ceux des grands ensembles des années cinquante : production


rapide, parcellaire trop ample interdisant les initiatives indivi-
duelles qui font muter le tissu ordinaire des villes, propriétaire
institutionnel unique ou peu diversifié (compensé par un mode
de gestion qui intègre la mutation des enseignes quand il est
question de centre commercial), problèmes constructifs qui
rendent l’espace moins plastique à la reconversion…
Penser des objets et espaces urbains mutables est une voie à
explorer sans renoncer à créer des lieux et des bâtiments dotés
de valeurs architecturale et urbaine et d’identité. L’autre
posture serait celle d’admettre la substitution rapide, la démo-
lition d’équipements récents, comme pour d’autres produits de
consommation. Le bâtiment provisoire du Centre américain
construit par Nasrine Serradji dans le nouveau quartier pari-
sien de Bercy illustre ce propos. Construit pour ne durer que
quelques années, il a néanmoins soulevé le plus grand intérêt
de la presse architecturale et nombreux sont ceux qui regret-
tent sa démolition. Il a permis une transition en douceur d’un
chantier à un quartier doté d’un équipement majeur dessiné par
Franck O’Gehry. Celui-ci montre bien la mutabilité des fonc-
tions puisqu’il est à présent en cours de reconversion pour
accueillir la cinémathèque de Paris.

Un urbanisme de la proximité
au service des espaces temps du quotidien
Francis Godard, sociologue président du groupe de prospec-
tive DATAR « Temporalités et territoires », suggère des pistes
de travail liant l’invention de nouveaux services pour aider à

177
penser le temps en ville

conjuguer les temps urbains et les organisations spatiales


autour de centralités spatio-temporelles.
La cellule logement elle-même est susceptible de devenir
une sorte de centre de services multimédias exigeant une poly-
valence des activités dans le même lieu et au même moment.
Problème malaisé à résoudre dans le contexte du logement
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

ordinaire et notamment du logement social dont la taille va


diminuant et les contraintes normatives croissant.
La conception des espaces liés à l’habitat peut s’inspirer
d’expériences nord-américaines avec le développement du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

métier de régisseur de services de proximité. Celui-ci s’exerce


dans un nouvel espace qui n’est plus le simple hall d’entrée,
mais une minicentralité qui offre des services 24 heures sur 24,
allant de la baby-sitter à la livraison de marchandises. Ces
nouveaux services peuvent avoir un impact entraînant une
modification de la distribution des accès au logement et
influencer l’organisation urbaine d’un ensemble bâti.
Les équipements polyvalents, par exemple liés à la petite
enfance en Hollande, illustrent un usage partagé des lieux. La
crèche met en commun des espaces d’accueil avec l’école,
devient centre de livraison de marchandises commandées par
les parents sur Internet, accueille des services tels le coiffeur…
Enfin peut être évoquée la polyvalence dans le temps de
programmes « saisonniers », telles les universités.
L’Amérique du Nord illustre bien ce que peuvent être des
bibliothèques ouvertes 24 heures sur 24, douze mois sur douze,
avec les impacts en termes de vie urbaine, d’animation et de
services liés créant de véritables centralités. L’université,
comme d’autres activités saisonnières, pourrait être appropriée
par d’autres activités lors des congés. Mais la polyvalence des
lieux dans le temps se heurte à des problèmes tant objectifs que
subjectifs. Problèmes de normes et de droit qui s’y oppose-
raient, mais aussi blocages mentaux quant au partage des lieux
adaptés à un usage donné.
L’ensemble de ces processus est de nature à bouleverser le
rapport à la centralité, l’usage des transports publics, etc.
Réfléchir aux temps de la ville en consonance avec le temps
des urbains n’est pas de nature à bouleverser toutes les certi-
tudes et les fondements du travail professionnel des urbanistes.

178
du bon usage de la chronotopie

Mais cela plaide en faveur d’une attention soutenue à l’évolu-


tion des modes de vie par opposition aux velléités de dogma-
tisme sur la mise au pas de la ville au profit des enjeux de
« bien public ». Cette attention ne signifie pas le renoncement
à toute attitude de projet, bien au contraire. Elle devrait guider
la conduite de projets urbains qui mettent au service de la ville
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

le talent des urbanistes, dans une attitude de négociation sans


renoncement. Les implications de cette ouverture du champ
des temporalités sont sans doute immenses, notamment en ce
qui concerne la ville solidaire tant les inégalités sont grandes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

quant à la question de la liberté des temps de la ville. Toutefois,


l’exploration de ce champ ne doit pas devenir l’unique ligne de
conduite de la pensée et de l’action urbaines afin d’écarter le
risque de promouvoir une nouvelle mode et de nouveaux mots
d’ordre incantatoires qui seraient tout aussi nocifs que ceux
tombés en discrédit pour avoir trop servi.
Bibliothèque
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

par Thierry Paquot

Établir une bibliographie sur les temps dans le contexte urbain se


révélerait vite une impossible, et prétentieuse, ambition. Qui aurait
l’outrecuidance de pouvoir la réaliser ? Il est moins vain et plus
modeste, et certainement commode pour les lecteurs, de rassembler
les ouvrages marquants sur la question des temporalités citadines,
sachant qu’un tel travail est sans cesse à refaire et qu’il est par nature
insatisfaisant. Ni exhaustive ni pointue, une telle bibliothèque se
prétend simplement être celle de l’honnête femme et de l’honnête
homme qui espèrent toujours compléter leur lecture, développer leur
point de vue, enrichir leur argumentation, bref, réagir à un texte — et
aux idées qu’il contient — par d’autres réflexions, d’autres
recherches, d’autres critiques.

L’essai de Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent,


futur : esquisse d’un dialogue politique (Bayard Éditions, 1996) a le
grand mérite de présenter de manière claire et sans jargon, l’état du
débat philosophique autour de la question du « temps », et de l’arti-
culer à la compréhension des transformations qui affectent la moder-
nité-monde. Ainsi cet essai aborde-t-il le temps mondial, les modifi-
cations de la quotidienneté, les rythmes des villes, etc. Il complète,
renforce et actualise la réflexion de l’auteur sur la modernité (De la
modernité, La Découverte, 1983 et Modernité-monde, La Décou-
verte, 1989). Les références sont principalement occidentales, aussi

180
bibliothèque

convient-il de lire l’essai de François Jullien, Du « temps ». Éléments


d’une philosophie du vivre (Grasset, 2001), qui très brillamment
compare la conception chinoise à la conception occidentale du
temps, de la durée, de l’instant, de l’éternité, du continu, etc.
Toujours sur la Chine, les « classiques » demeurent irremplaçables :
Marcel Granet (La Civilisation chinoise et La Pensée chinoise, Albin
Michel, 1929 et 1934), et Joseph Needham (« Le temps et l’homme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

oriental », in, La Science chinoise et l’Occident, trad. franç. Seuil,


1973 et Dialogue des civilisations Chine-Occident, choix de textes et
présentation de Georges Métailié, La Découverte, 1991). Certains
travaux de Mircea Eliade concernent le temps et apportent de quoi
alimenter une étude comparée, comme Images et symboles. Essais
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

sur le symbolisme magico-religieux (Gallimard, 1952) et Le Sacré et


le Profane (trad. franç. Gallimard, 1965, l’édition allemande date de
1957). Le texte de Raimundo Panikkar, « Le Temps circulaire :
temporalisation et temporalité » (in, Temporalité et aliénation, sous
la direction de Enrico Castelli, Aubier, 1975) qui explore la pensée
indienne en la matière, mérite le détour, de même que le remar-
quable article de Louis Massignon, « Le temps dans la pensée isla-
mique » (in, Eranos Jahrburg, nº 20, Rhein Verlag, Zurich, 1952).
Les Cultures et le temps, ouvrage collectif introduit par Paul Ricœur
(Payot/UNESCO, 1975) offre un grand échantillon de conceptions
du temps. Ce remarquable volume rassemble les essais de Claude
Larre (sur la Chine), Raimundo Panikkar (sur l’Inde), Alexis
Kagame (sur la pensée bantou), G.E.R. Lloyd (sur la Grèce), André
Néher (sur la culture juive), Germano Pattaro (sur la conception
chrétienne), Louis Gardet (sur l’islam) et A.Y. Gourevitch (sur
l’histoire). Chaque contribution possède sa bibliographie.

La philosophie de Martin Heidegger domine la réflexion contem-


poraine, il est indispensable de s’y plonger, à commencer par son
ouvrage de 1927, Être et Temps (traduction Emmanuel Martineau,
Athentica, 1985) et « Temps et être », conférences de 1962 (trad.
franç. Questions IV, Gallimard, 1976). Il est souhaitable de lire,
parmi d’innombrables articles et essais commentant la pensée de cet
immense philosophe, Heidegger et la question du temps, par Fran-
çoise Dastur (PUF, 1990), Heidegger et son siècle. Temps et être,
temps de l’histoire, par Jeffrey Andrew Barash (trad. franç. PUF,
1995), Introduction à la lecture de Être et temps de Martin
Heidegger, par Hervé Pasqua (L’Âge d’Homme, 1993) et
Heidegger. Introduction à une lecture, par Christian Dubois (Seuil,
« Points essais », 2000). Aux côtés de, et à partir de, Martin
Heidegger, on trouve les œuvres personnelles et exigeantes de Paul
Ricœur (Temps et récit, trois volumes, Seuil, 1983, 1984 et 1985 ; La

181
le quotidien urbain

Mémoire, l’histoire et l’oubli, Seuil, 2000), Emmanuel Lévinas (Le


Temps et l’autre, Fata Morgana, 1979, rééd. PUF, 1983 ; Dieu, la
mort et le temps, Grasset, 1993), Henri Maldiney (Aîtres de la langue
et demeures de la pensée, L’Âge d’Homme, 1975). Comme le
« temps » est une préoccupation majeure des philosophes occiden-
taux depuis les Grecs, il est évident que la plupart d’entre eux ont
écrit sur ce thème. Il est hors de question de s’aventurer dans une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

liste, qui tel un puits sans fond, serait à jamais incomplète, autant
consulter les catalogues des « bonnes » bibliothèques… Citons
néanmoins les essais de Jean-Pierre Vernant regroupés dans Mythe et
pensée chez les Grecs (Maspero, 1965) ; de Pierre Aubenque, Le
Problème de l’être chez Aristote (PUF, 1962) ; Du temps chez Platon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

et Aristote par R. Brague (PUF, 1982), Le Mystère du temps.


Approche théologique, par Jean Mauroux (Aubier, 1962) et divers
articles de Henri-Charles Puech rassemblés dans En quête de la
gnose (Gallimard, deux volumes, 1978) ; La Genèse de l’idée de
temps, par Jean-Marie Guyau (avec un liminaire de Thierry Paquot
et une introduction de Alfred Fouillé, réédition « Les Introu-
vables », L’Harmattan, 1998, la première édition posthume date de
1902) et les écrits de Gaston Bachelard (L’Intuition de l’instant,
Stock, 1931 ; La Dialectique de la durée, PUF, 1950, dans lequel il
aborde la question de la rythmanalyse qu’il emprunte à un auteur
brésilien Lucio Alberto Peinhirõ Dos Santos et La Poétique de
l’espace, PUF, 1957, dans lequel il invente la « topoanalyse »).
L’Ordre du temps (Gallimard, 1984) de Krzysztof Pomian examine
avec érudition et simplicité l’événement, la répétition, l’époque, la
structure et les diverses manières de penser et de calculer le temps,
aussi bien psychologique, philosophique que biologique.

La mesure du temps concerne moins d’ouvrages, néanmoins


l’offre est abondante, contentons-nous d’en citer quelques-uns : La
Mesure du temps. Arts et métiers, modes, mœurs, usages des Pari-
siens du XIIe au XVIIIe siècle, par Alfred Franklin (Plon, 1888), bien
documenté, original et souvent anecdotique ; Le Traité du sablier,
par Ernst Jünger (trad. franç. Christian Bourgois, 1970, l’édition
allemande est de 1954), remarquable méditation, érudite et magnifi-
quement écrite ; L’Heure qu’il est. Les horloges, la mesure du temps
et la formation du monde moderne, par David S. Landes (trad. franç.
Gallimard, 1987, l’édition américaine est de 1983) est une somme
qui retrace l’histoire mondiale de l’horloge et plus généralement de
l’emploi du temps. Deux essais mi-anthropologiques, mi-philoso-
phiques sont à questionner : La Danse de la vie. Temps culturel,
temps vécu, par Edward T. Hall (trad. franç. Seuil, 1984, l’édition
américaine est de 1982) et Le Temps à soi. Genèse et structuration

182
bibliothèque

d’un sentiment du temps, par Helga Nowotny (trad. franç. Éditions


de la Maison des sciences de l’homme, 1992, l’édition allemande
date de 1989). On peut compléter ces lectures par la vive synthèse de
G. J. Whitrow, Time in History. The Evolution of our General
Awareness of time and Temporal Perspective (Oxford University
Press, 1988), l’agréable essai sur l’Histoire du week-end, de Witold
Rybczynski (trad. franç. Liana Lévi, 1992, l’édition américaine est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

de 1991), L’Apologie de « L’Art de la sieste », par Thierry Paquot


(Zulma, 1998) et les trois solides tomes de l’Histoire des mœurs,
sous la direction de Jean Poirier (Gallimard, « Encyclopédie de la
Pléiade », 1990-1991) et en particulier « Histoire du comput et de
quelques calendriers » et « L’année sacrale, la fête et les rythmes du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

temps », par Louis Molet (tome 1), « De la tradition à la postmoder-


nité : la machine à civiliser », par Jean Poirier (tome 2) et « L’homme
et la mort », par Louis-Vincent Thomas, « Loisir : valeurs résiduelles
ou existentielles ? », par Joffre Dumazedier et « Styles et modes de
création », par Jean Duvignaud (tome 3).

La vie quotidienne est le thème et le titre d’une collection, lancée


en 1938 chez Hachette et si tous les volumes ne sont pas excellents
— l’événement prime toujours sur l’analyse —, nombreux valent le
détour, par la masse d’informations qu’ils charrient et les compa-
raisons qu’ils facilitent. Généralement un ou plusieurs chapitres
décrivent les différences qui existent entre la quotidien urbain et
l’ordinaire villageois et le lecteur peut toujours y glaner quelques
anecdotes. Mais les historiens, à la suite du mésestimé Alfred
Franklin (l’auteur de La Vie privée d’autrefois : arts et métiers,
modes, mœurs, usages des Parisiens, du XIIe au XVIIIe siècle, d’après
des documents originaux ou inédits, Plon, 1895-1902, 27 volumes)
et stimulés par Lucien Febvre, dédaignent de moins en moins la vie
de tous les jours de nos ancêtres et s’évertuent à en reconstituer aussi
bien le cadre matériel que l’univers mental : Guy Thuillier (Pour une
histoire du quotidien au XIXe siècle en Nivernais, Mouton, 1977 et
L’Imaginaire quotidien au XIXe siècle, Economica, 1985) ; Daniel
Roche (Histoire des choses banales. Naissance de la consommation
XVII e - XIXe siècle, Fayard, 1997) ; Alain Corbin (Les Cloches de la
terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au
XIXe siècle, Albin Michel, 1994) ; Louis Chevalier (Montmartre du
plaisir et du crime, Robert Laffont, 1980 et Histoires de la nuit pari-
sienne, 1940-1960, Fayard, 1982), etc. Un tel intérêt se manifeste
également en Allemagne (Histoire du quotidien, sous la direction de
Alf Lüdtke, trad. franç. Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, 1994) et en Italie, que l’on songe, par exemple, aux
ouvrages particulièrement originaux de Piero Camporesi.

183
le quotidien urbain

C’est la sociologie qui a délimité, puis exploré, ce vaste domaine


longtemps déconsidéré qu’est la quotidienneté. Les fondateurs de la
discipline, tant en France (Durkheim, Mauss, Halbwachs, Maunier,
Tarde, etc.) qu’en Allemagne (Weber, Simmel, Sombart, etc.) et aux
États-Unis (de Thomas à Goffman) ont marqué un réel intérêt pour
le quotidien sans toutefois lui offrir le statut d’un concept. Il faut
attendre Henri Lefebvre et la publication en 1947, chez Grasset, d’un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

premier volume intitulé Critique de la vie quotidienne (les trois


tomes sont dorénavant disponibles aux éditions de L’Arche, tome 1,
1958 ; tome 2, 1961 ; et tome 3, 1981). Ce sont le familier, l’ordi-
naire, l’à-côté du travail (autre nom pour dire « loisir »), le banal,
l’insolite, le bizarre, l’inattendu, etc., que se propose d’étudier dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

une perspective marxiste, Henri Lefebvre afin de construire une


théorie de la désaliénation. Le second volume est davantage théo-
rique et s’attache à élaborer une critique du progrès, du développe-
ment inégal, de la théorie des besoins et surtout à proposer sa
« théorie des moments » (sachant que : « Nous appellerons
“moment” la tentative visant la réalisation totale d’une possibi-
lité. »). Le troisième volume réévalue les deux premiers et les actua-
lise, tout en énonçant les principes de la rythmanalyse, « science
nouvelle en voie de constitution », qui permet, selon l’auteur, de
déchiffrer les discontinuités à l’œuvre dans les temporalités sociales.
René Lourau, dans sa préface à l’édition posthume des Éléments de
rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes (Syllepse,
1992) de Henri Lefebvre, insiste sur ce « jardin secret ». Georges
Gurvitch, dans le tome second de La Vocation actuelle de la socio-
logie (PUF, 1963), présente une étude intitulée « La multiplicité des
temps sociaux » qui propose à la fois une typologie (il dénombre
« huit genres de temps sociaux ») et une autre manière de les
examiner que celle préconisée par l’historien Fernand Braudel
(« Histoire et sociologie », Traité de sociologie, sous la direction de
Georges Gurvitch, tome 1, PUF, 1958-1960).

Les sociologues du travail, et Georges Friedmann en premier, ont


pris à cœur d’étudier les temps extérieurs à l’usine, au bureau, à
l’atelier, car ils ont constaté lors de leurs enquêtes que les deux temps
(celui du travail et celui du loisir) se conditionnent mutuellement,
même si le loisir est subordonné à l’emploi. C’est ce que démontre
William Grossin dans un ouvrage dorénavant « classique », Les
Temps de la vie quotidienne (Mouton, 1974). Ses observations des
temps du quotidien l’ont amené à fonder une « écologie du temps »
(Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle,
Octares éditions, Toulouse, 1996) qui vise à connaître les cadres
temporels, le milieu temporel, les représentations temporelles, afin

184
bibliothèque

d’agir sur les interférences temporelles et réduire les « pollutions »


temporelles qui dégradent l’environnement temporel… Presque
symétriquement, on trouve les travaux consacrés au loisir et en
premier chef ceux de Joffre Dumazedier, le fondateur de la socio-
logie du loisir (Vers une civilisation du loisir ?, Seuil, 1962 ; Loisir
et Culture (avec A. Ripert), tome 1, « Le loisir et la ville », Seuil,
1966 ; Espace et loisir, tome 1 et 2 (avec M. Imbert), Centre de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

recherche sur l’urbanisme, 1967 ; Sociologie empirique du loisir,


Seuil, 1974 ; Révolution culturelle du temps libre 1968-1988, Méri-
dien Klincksieck, 1988) ou ceux de Paul Yonnet (Travail, loisir.
temps libre et lien social, Gallimard, 1999) pour qui « travail » et
« loisir » vont ensemble.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

La littérature sociologique sur le quotidien est impressionnante et


l’on peut toujours y découvrir quelques heureuses réflexions sur
l’articulation vie quotidienne/société urbaine, comme : La Vie quoti-
dienne des familles ouvrières, par Paul-Henry Chombart de Lauwe
(CNRS, 1956, troisième édition avec une « Introduction » inédite,
1979) ; L’Invention du quotidien, par Michel de Certeau (UGE,
10/18, 1980) ; La Vie quotidienne, par Jean Grenier (Gallimard,
1968) ; Microsociologie de la vie quotidienne, par Abraham Moles
(Denoël-Gonthier, 1976) et Psychosociologie de l’espace (textes
rassemblés par Victor Schwach, L’Harmattan, 1998) ; Éloge de la
lenteur, par Pierre Sansot (Payot, 1998) ; Les Donneurs de temps,
sous la direction de G. Pillet et P. Amphoux (Castella, Albeuve-
Suisse, 1981) ; Les Temps sociaux, sous la direction de Daniel
Mercure et Anne Wallemacq (Éditions universitaires et De Boeck
Université, Bruxelles, 1988), avec en particulier les études de
M. Elchardus et I. Glorieux (« Signification du temps et temps de la
signification ») et de William Grossin (« Pour une écologie tempo-
relle ») ; Sur l’aménagement du temps. Essais de chronogénie
(essais de Michel Serres, Jean-Pierre Dupuy, Joël de Rosnay, René
Zazzo, Nicolas Schöffler, Edgar Ascher, Jean Cloutier et Ernest-
Jean Kaelin, Denoël-Gonthier, 1981) ; L’Homme malade du temps
(avec des contributions de Alain Reinberg, Paul Fraisse, Hubert
Montagner, Claude Leroy, Henri Poulizac, Guy Vermeil, Henri
Péquignot, Pernoud/Stock, 1979) ; Temps de travail, temps sociaux,
ouvrage coordonné par Annie Gauvin et Henri Jacot (Liaisons
sociales, 1999) ; Temps et ordre social, par Roger Sue (PUF, 1994) ;
Travail intégré, société éclatée, par Frédéric de Coninck (PUF,
1995) ; Le Temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles,
par Dominique Méda (Flammarion, 2001) ; « Sur le concept de vie
quotidienne et sa sociologie » de Claude Javeau (Cahiers internatio-
naux de sociologie, vol. LXVIII, PUF, 1980) ; « La vie quotidienne.

185
le quotidien urbain

Essai de construction d’un concept sociologique et anthropolo-


gique », par Christian Lalive d’Épinay (Cahiers internationaux de
sociologie, vol. LXXIV, PUF, 1983) et « Sur le concept de vie quoti-
dienne », par Norbert Elias (Cahiers internationaux de sociologie,
nº 99, PUF, 1995) qui émet de nombreuses réserves quant à cette
notion (il est également l’auteur de Über die Zeit, publié en 1984 et
traduit en français en 1996, Du temps, Fayard). D’autres critiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

radicales du temps imposé par le déploiement technologique sont


exprimées par Jean Robert dans un percutant essai au titre éloquent,
Le Temps qu’on nous vole. Contre la société chronophage (Seuil,
1980) et par Paul Virilio dans ses nombreux et stimulants essais, dont
La Vitesse de libération (Galilée, 1995).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

La nuit suscite depuis peu quelques curiosités, Night as frontier de


M. Melbin (Free Press, New York, 1987) ; La Nuit désenchantée, par
Wolfgang Schivelbusch (trad. franç. Le Promeneur, 1993, l’édition
allemande est de 1983) ; « La Nuit » (Sociétés et Représentations,
1997, CREDHESS) ; « Nuits et lumières » (Les Annales de la
recherche urbaine, nº 87, 2000) et Les Douze Heures noires. La nuit
à Paris au XIXe siècle, par Simone Delattre (Albin Michel, 2000).

Sur les relations entre la vie quotidienne, la ville et l’aménage-


ment urbain, il existe de nombreux travaux, souvent dispersés et pas
nécessairement reliés entre eux. Ainsi le mouvement anglais Archi-
gram s’intéresse-t-il à la ville de l’instantanéité et un architecte
comme Yona Friedman à la ville mobile et à l’architecture qui lui
correspond (L’Architecture mobile, Casterman, 1970 et Utopies
réalisables, UGE, 10/18, 1975). De même Nicolas Schöffer, le théo-
ricien de La Ville cybernétique (Tchou, 1969) s’évertue-t-il à
modeler le « matériau temps », à fonder un « chronodynamisme »
qui associe le diurne et le nocturne, à décrire les « villes de loisirs »
(sexuels, spirituels, statiques, en mouvement, etc.) et à s’évader de la
« carapace temporelle » en multipliant les « microtemps » qui
échappent aux vieilles notions de « durée », « instant », « infini »,
« commencement », « fin », etc. Les situationnistes investissent la
vie quotidienne, dans le cadre de la société marchande, de la société
de consommation, pour en détourner les éléments constitutifs, les
enrichir par le biais de la « dérive » et promouvoir une « ville
ludique », New Babylon (« Une critique de l’urbanisme moderne »,
par Thierry Paquot, dossier « Guy Debord et l’aventure situation-
niste », Magazine littéraire, nº 399, juin 2001). Pierre Antoine et
Abel Jeannière rassemblent leurs articles parus dans Projet et
Études, sous le titre Espace mobile et temps incertains. Nouveau
cadre de vie, nouveau milieu humain (Aubier, 1970) et dont le

186
bibliothèque

contenu n’est guère éloigné des préoccupations actuelles sur le


temps, la vitesse, les modes de vie et les réseaux. Parmi les
recherches plus récentes : « Mode de vie dans sept métropoles euro-
péennes », par Bernard Préel (Données urbaines, 1, sous la direction
de Denise Pumain et Francis Godard, Anthropos-Economica,
1996) ; « Le sens du travail et le sens de l’habiter », par Richard
Sennett (Cerisy. Les métiers de la ville, sous la direction de Édith
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

Heurgon et Nikolas Stathopoulos, Les Éditions de L’Aube, 1999) ;


Villes du XXIe siècle (colloque de La Rochelle, sous la direction de
Thérèse Spector et Jacques Theys, CERTU-ministère de l’Équipe-
ment, 1999) ; « Les lieux de transport : des centres commerciaux au
XXI e siècle ? », par François Bellanger, « Mobilité et densité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

urbaine », par Vincent Fouchier, « Ville et vitesse : une certitude et


beaucoup de questions », par André Pény (Les Vitesses de la ville,
sous la direction de André Pény et Serge Wachter, Les Éditions de
L’Aube, 1999) ; « Les usages du temps à partir des études de mobi-
lité : points de repères », par Jean-Pierre Orfeuil, « La fréquentation
des espaces marchands : regroupement et dispersions », par René
Péron, « Une politique des horaires urbains », par Matthias Eber-
ling, « Politiques sur les temps urbains : le panorama des villes
italiennes », par Sandra Bonfiglioli et « Un temps pour la ville », par
Ulrich Mückenberger (Entreprendre la ville. Nouvelles tempora-
lités-Nouveaux services, coordonné par Alain Obadia, Les Éditions
de L’Aube, 1997), le dossier « Emplois du temps » de la revue Les
Annales de la recherche urbaine (nº 77, 1997), avec « Une ville à
temps négociés » de Jean-Yves Boulin, « Temporalités étudiantes :
des mobilités sans qualités », par Michel Bonnet et « Du vivre en
juste temps au chrono-urbanisme », de François Ascher.

La chronotopie vient d’Italie : Il tempo della ciitta, par Carmen


Belloni (Franco Angeli, Milano, 1984), L’Architettura del tempo,
par Sandra Bonfiglioli (Liguori editore, Napoli, 1990) et sous la
direction de Sandra Bonfiglioli et Marco Mareggi, « Il tempo e la
città fra natura e storia. Atlante di progetti sui tempi della città. »,
Urbanistica Quaderni (supplemento al nº 107, Piani, 1997). William
Mitchell, architecte américain, a publié deux ouvrages sur les réper-
cussions des nouvelles technologies de l’information sur le cadre
bâti, la disparition de certains bâtiments devenus obsolètes (l’hôtel
de ville, l’université, le gigantesque centre hospitalier, etc.) et la
réorganisation de la vie citadine, le tout avec un optimisme certain,
City of bits : Space, Place and the Infobahn (MIT-Press, 1996) et
E-topia. « Urban Life, Jim — but not as we know it » (MIT-Press,
1999). Deux chercheurs, Bruno Marzloff (du groupe Chronos) et
Alain Guez (de l’observatoire de la chronomobilité, Parcours)

187
le quotidien urbain

répondent à Monique Dreyfus, « À la recherche du temps maîtrisé »


(Diagonal, nº 141, janvier-février 2000). « Ville et quotidienneté.
Essai sur le quotidien urbain, ses temporalités et ses rythmes », par
Thierry Paquot, dans l’ouvrage collectif dirigé par Ingrid Ernst (à
paraître). François Ascher, dans son essai Ces événements nous
dépassent, feignons d’en être les organisateurs (Les Éditions de
L’Aube, 2000), consacre le chapitre six (« La maîtrise des espaces-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

temps », p. 173 et sq.) à l’examen critique des diverses analyses des


temps urbains (riche bibliographie, p. 262 et sq.). Il a codirigé, avec
Francis Godard, l’excellent supplément au numéro 337 de La
Recherche, « ville.com » (décembre 2000) avec des contributions de
Marc Guillaume (« La nouvelle socialité des hypervilles »), William
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h14. © La Découverte

J. Mitchell (« L’avènement des cyberquartiers »), Philippe Moati


(« Risques et promesses du e-commerce »), Frédéric Ocquetau
(« Les caméras nous menacent-elles ? »), Pierre Chambat (« Vers
une agora d’internautes ? ») et des entretiens avec Manuel Castells et
Jean-Pierre Orfeuil. Entreprendre la ville. Gérer les temporalités :
du travail à la ville, est publié sous la direction de Francis Godard
(Les Éditions de l’Aube, 1997) ; du même auteur, « Les temps des
villes et le sens du rythme », dans Le Projet urbain sous la direction
de André Sauvage (Les Éditions de La Villette, 2000). Édith
Heurgon, qui dirige la recherche à la RATP, ne cesse de comman-
diter des études et d’en présenter les résultats, son ouvrage Nouveaux
Rythmes urbains : quels transports ? (Les Éditions de L’Aube,
2001) coécrit avec Jean-Paul Bailly témoigne de la richesse des
enquêtes et de la confrontation entre chercheurs et « opérateurs ».
Enfin signalons le rapport, Temps des villes, rédigé par Edmond
Hervé à la demande de Nicole Pery (secrétaire d’État aux Droits des
femmes et à l’Égalité professionnelle) et Claude Bartolone (ministre
délégué à la Ville).
Les auteurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte

Patrick BAUDRY professeur de sociologie, université Michel-de-


Montaigne-Bordeaux-III.
Jean-Yves BOULIN sociologue, laboratoire IRIS-CNRS à l’univer-
sité Paris-Dauphine.
Jean CHESNEAUX historien, professeur émérite.
Edmond HERVÉ président de l’Institut des villes, maire de
Rennes.
Gilles JEANNOT ingénieur et sociologue, laboratoire LATTS à
l’École nationale des ponts et chaussées.
Michel LUSSAULT géographe, professeur des universités, univer-
sité François-Rabelais, Tours.
Ariella MASBOUNGI architecte-urbaniste en chef de l’État, ministère
de l’Équipement.
Alain METTON géographe, professeur des universités, Institut
universitaire de France.
Thierry PAQUOT philosophe, professeur des universités, Institut
d’urbanisme de Paris, université Paris-XII/
Val-de-Marne.
Marie RAYNAL professeur de lettres, conseillère technique de
Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville.
Table
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte

Préface, par Edmond Hervé ......................................... 7

I. LES ENJEUX DES TEMPS URBAINS

1. Le quotidien urbain, par Thierry Paquot ................. 11


2. Le temps du travail dicte-t-il l’emploi du
temps des citadins ?, par Jean-Yves Boulin ............ 33
3. Les temps de l’école rythment-ils les temps
sociaux ?, par Marie Raynal ................................... 51
4. Les temps du commerce sont-ils adaptés
aux consommateurs ?, par Alain Metton ................. 67
5. Le temps des services publics répond-il
aux attentes des usagers ?, par Gilles Jeannot ......... 85

191
le quotidien urbain

II. PENSER LE TEMPS EN VILLE

6. Mémoire urbaine et projet urbain,


par Jean Chesneaux ................................................ 107
7. Les temps urbains de la vie et de la mort,
par Patrick Baudry .................................................. 128
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte

8. Temps et récit des politiques urbaines,


par Michel Lussault ................................................ 145
9. Du bon usage de la chronotopie,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte

par Ariella Masboungi ............................................ 167


Bibliothèque, par Thierry Paquot ................................ 180
Les auteurs ................................................................... 189
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 21/10/2017 18h15. © La Découverte

Composition Facompo, Lisieux


Impression réalisée sur Cameron
à Saint-Amand-Montrond (Cher)
en août 2001
Dépôt légal : septembre 2001
Numéro d’impression :
Imprimé en France

You might also like