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INTRODUCTION

RETOUR SUR TERRE


ÉMILIE HACHE

À la fin du xx e siècle, un groupe d’astronautes fut envoyé


dans l’espace pour coloniser une planète de la constellation
du centaure appelée « Terre II ». Une fois sur place, il fallut
quatre générations aux astronautes pour réparer le système
de super-propulsion leur permettant d’entreprendre le che-
min inverse. La nouvelle de Marion Zimmer Bradley, La vague
montante, publiée en 1955, fait le récit du retour sur Terre
d’un petit groupe d’astronautes venu apporter des nouvelles
de leur expédition aux habitants de cette planète sur laquelle
ces derniers n’ont jamais été 1. Bradley raconte notamment
l’excitation des passagers du vaisseau Homeward à l’idée de
« rentrer » et de découvrir cette terre patrie, en particulier les
avancées technologiques qu’ils prêtent aux terriens, qui, en
raison des bouleversements spatialo-temporels engendrés par
leur super-vitesse, vivent quatre siècles après eux.
Or, au lieu d’être reçus comme des héros, à tout le moins de
rencontrer une curiosité à leur égard à la hauteur de l’événe-
ment de la part des terriens, mais aussi, loin d’arriver dans un
monde infiniment supérieur technologiquement à leur petite
colonie, un monde qui aurait poursuivi – voire achevé – son
entreprise de colonisation spatiale, la Terre et ses habitants
(nos descendants) sont passés à autre chose. Les terriens qu’ils
rencontrent ont abandonné toute espèce de conquête spatiale
pour laquelle ils semblent éprouver un désintérêt presque total,

* Je remercie l’ensemble des contributeurs/trices de ce volume ainsi que


l’éditeur pour leur engagement, leur disponibilité et leur patience.
1. Marion Zimmer Bradley, « La vague montante », dans C. Nuetzel (éd.)
Après la guerre atomique. Anthologie de science-fiction, Paris, Bibliothèque
Marabout, 1970. Re-édité chez Le Passage clandestin en 2013.

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et plus généralement, ils ont radicalement modifié – civi-
lisé ? – leur rapport à la technique. Cette dernière n’est plus
pensée comme une fin en soi, mais est articulée aux besoins
et contraintes d’une organisation sociale repensée.
Nous sommes loin d’en être là – ce qui est peut-être une
bonne chose puisque dans la nouvelle de Bradley, ce change-
ment fait suite à un épisode catastrophique –, en revanche, ce
récit d’un retour sur Terre communique avec l’expérience col-
lective que nous sommes en train de faire. Celle d’un « retour
sur Terre » en ce que nous sommes en train d’expérimen-
ter qu’il n’y a pas d’autres planètes à coloniser, c’est-à-dire
d’autres planètes habitables pour des êtres humains, pour le
moment du moins. « Retour sur Terre » aussi au sens où le
point de vue extra-terrestre – qu’il soit martien, lunaire ou
sirien – à partir duquel les Européens puis tous ceux qu’ils
ont entraîné à leur suite ont appris à voir et à penser, c’est-
à-dire ont appris à voir et à penser la terre, mais aussi depuis
lequel ils ont pris l’habitude de se voir et sentir, est en train
de disparaître face à l’intrusion de Gaïa et au bouleversement
climatique que nous avons provoqué. Ce point de vue extérieur,
que la fiction scientifique a construit conjointement à l’inven-
tion des sciences modernes 2, est en train de nous apparaître
comme l’une des choses les plus étranges que nous ayons
inventé, tout en nous laissant complètement démunis devant
sa disparition. L’expérience sensible comme intellectuelle que
nous cherchons à saisir par cette autre image d’un « retour
sur Terre » est donc entièrement à construire : que veut dire
penser/agir/connaître/imaginer ou encore habiter sur Terre ?
Retour sur une terre que l’on connaît mal, dont il nous
faut apprendre la nouvelle écologie résultant de la mise à
mal d’un improbable agencement d’interactions, qui nous
oblige à détourner notre regard des étoiles pour surveiller
les « réponses » multiples et de plus en plus brutales de Gaïa,
créant des « conditions d’existence » toujours plus dures pour
une partie des habitant-e-s de la Terre 3. Cette inconnue se

2. Voir le beau livre de Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la


fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
3. Voir le texte d’Isabelle Stengers dans ce livre, « Penser à partir du ravage
écologique », infra p. XXX.

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présente à nous d’une manière comparable à la situation à
laquelle durent faire face les astronautes du vaisseau Homeward
une fois qu’ils eurent atterris, littéralement décontenancés
ou plutôt « surcontenancés » par leurs propres corps pesant
deux fois plus lourd sur Terre que sur Terre II, comme aussi
aveuglés par la lumière du soleil beaucoup plus proche de la
Terre que de Terre II. Ce sont d’abord nos corps qui ont besoin
de s’adapter, de s’ajuster à un espace, à une pesanteur oubliés,
mais donc aussi de fabriquer de nouveaux équipements comme
de nouveaux attachements.
Or, nous ne disposons peut-être plus pour cela des bonnes
métaphores, des bonnes histoires comme des bons concepts
pour accompagner ces nouveaux embranchements. C’est de fait
ce qui ressort des différents essais réunis ici, qui tous insistent
sur la nécessité d’une nouvelle esthétique, au sens d’un renou-
vellement de nos modes de perception, de notre sensibilité,
pour pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver.
Le projet de ce livre est de rassembler philosophes, histo-
riens, anthropologues et sociologues, s’intéressant à ce que la
situation écologique fait à leurs disciplines, comme à la façon
dont la mise au travail des questions qui en résultent peut
venir « troubler nos habitudes de pensée (…) et susciter de
nouvelles mises en rapport 4 ». À quelle réinvention est tenu
le social quand la division nature/société à partir de laquelle la
discipline sociologique s’est construite n’a plus de sens ? Que
signifie faire de l’histoire à une époque où toutes les stabilités
relatives qui avaient servies de « cadre » à cette histoire sont
radicalement mises en question ? Quels mythes font aujourd’hui
tenir le monde face à la possibilité de son démembrement ?
Quels modes d’engagement vis-à-vis de la puissance transfor-
matrice des idées la philosophie doit-elle cultiver pour fabriquer
des propositions situées, actives et non innocentes ?

Changer d’échelle ?

Cette transformation des conditions de vie sur terre a pris en


particulier la forme d’une question d’échelle avec l’apparition

4. Isabelle Stengers, ibid.

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du concept d’Anthropocène. Celui-ci résulte d’une proposition
formulée par un chimiste et météorologue néerlandais, Paul
Crutzen, il y a maintenant une dizaine d’années, de créer une
nouvelle époque géologique nommée Anthropocène, en raison
du fait que l’espèce humaine est devenue aujourd’hui une force
géologique 5. Il s’agit là d’un geste scientifique considérable, ne
serait-ce que par ses conséquences : quel régime d’existence
distinct de celui de l’Holocène est censé caractériser cette
nouvelle période ? Quels prolongements dans les sciences
humaines doit-on attendre d’un changement d’époque géo-
logique ? S’agit-il de nouvelles coordonnées pour la pensée
venant remplacer la Nature des Modernes 6 ? Quels sont les
enjeux politiques d’une géo-histoire ? D’un géo-savoir 7 ?
Non seulement l’espèce humaine est envisagée comme ini-
tiatrice d’une époque géologique, mais ce sont les humains
contemporains qui vont devoir faire face à un changement
de cette grandeur : jusqu’à présent, les temps géologiques
isolés par les scientifiques concernaient des époques anté-
rieures, excepté celui dans lequel nous nous trouvions mais
qui avait commencé des milliers d’années avant sa décou-
verte 8. Vertigineux paradoxe que cette proposition qui nous
est faite : simultanément, reconnaître la part anthropique du
changement climatique – induisant que l’espèce humaine est
devenue une composante de l’échelle géologique elle-même –
et en conclure que l’être humain n’est plus à l’échelle. L’espoir
de Descartes que l’on se rende un jour « comme maître et
possesseur de la nature » apparaît en comparaison singuliè-
rement mal formulée. Il ne s’agit pas ici d’être « comme » ni

5. Voir l’article fondateur de Paul Crutzen et Eugène Stoermer, « The


Anthro­pocène  », International Geosphere-Biosphere Programme, newsletter, 41,
2000. Pour une version plus complète et actualisée, voir Will Steffen, Jacques
Grinewald, Paul Crutzen et John Mc Neill, « The Anthropocene: conceptual
and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A,
janvier 2011.
6. Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 2004 ; voir
aussi Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
7. Voir le texte de Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt dans ce
volume, « En finir avec l’épopée », infra p. XXX.
8. Pour une présentation vulgarisée de la construction d’un fait scientifique,
voir Bruno Latour, « Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un scienti-
fique », Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1993.

14 De l’univers clos au monde infini


de se rendre « maître et possesseur » : dans l’Anthropocène,
l’activité humaine est partie prenante de ce qu’on a appelé
la natura naturans, la nature se faisant, et ce qui se fait défie
toute appropriation.
Si cette convention scientifique n’est pas encore validée à
l’heure actuelle par la communauté scientifique, elle a été en
revanche très largement adoptée par les sciences humaines,
et ce par des pensées divergentes voire opposées 9. Comme
si la possibilité d’un consensus à propos de ce sur quoi porte
l’écologie, qui avait toujours été jusque-là contesté de part et
d’autre, s’avérait ici pertinent, ce qui ne manque pas d’être
troublant. Ce volume n’échappe pas à cet intérêt, puisque s’il
ne s’agit pas d’un livre sur l’Anthropocène, tous les textes qui
y figurent – à l’exception d’un seul – sont mis au travail, de
manière distincte et à des degrés divers, par cette notion. On
peut alors légitimement se poser la question de savoir s’il est
encore possible de douter de la pertinence de cette proposition.
Est-ce que l’on peut même encore choisir de ne pas penser
avec cette notion ? Comment ne pas laisser prise à l’effet de
sidération que peut provoquer une telle affirmation, dû tout
autant à l’autorité scientifique résultant de la nomination
« mondialisée » d’une nouvelle ère, qu’à la séduction contenue
dans l’affirmation (quand bien même destructrice en premier
lieu pour nous-mêmes) selon laquelle « nous serions devenu
une force géologique », comme encore au sentiment inverse et
pourtant concomitant d’écrasement l’accompagnant ? Ce risque
de se voir ôter toute capacité de penser et d’agir en tant que
collectifs, comme le soulignent C. Bonneuil et P. de Jouvancourt,
nous rend de surcroît particulièrement vulnérables aux projets
tout terrain de modification du climat lui-même 10.

9. 2013 particulièrement fut l’année de l’Anthropocène : on peut noter


la série de conférences organisées autour de ce concept à Berlin en début
d’année, un séminaire de l’EHESS consacré à l’Histoire de l’Anthropocène
ainsi qu’un colloque international à Sciences Po en fin d’année. Concernant
les publications, parallèlement à la multiplication de livres de vulgarisation
scientifique, ceux de sciences humaines commencent à voir le jour. En langue
française, signalons les livres de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil,
L’évènement Anthropocène, Seuil, 2013 et Agnès Sinai (éd.), Penser la décrois-
sance. Politiques de l’Anthropocène, Les Presses de Sciences Po, 2013.
10. Clive Hamilton, Les apprentis sorciers du climat, Paris, Seuil, 2013.

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Au vu des données scientifiques successives sur le boulever-
sement climatique en cours 11, il y a toutes les raisons de penser
que l’état du monde vers lequel on se dirige sera particulière-
ment sombre, néanmoins – ou plutôt précisément pour cette
raison –, il importe de dramatiser la situation d’une façon qui
n’écrase pas tous les possibles : l’entrée dans l’Anthropocène, ou
quel que soit le nom qu’on lui donne, marque irrémédiablement
la fin d’un monde mais également, qu’on le souhaite ou non, le
début d’autre chose qui n’est pas nécessairement le début de la
fin tout court. Elle pose a minima une inconnue qu’il importe
de protéger, et d’abord contre nous-mêmes et nos précédents
attachements. Pour cela, il importe, précisément, de dramatiser
ce changement d’une façon qui tienne compte du passé, c’est-
à-dire des situations existantes de destruction et de perte, au
lieu de dépeindre de manière naïve la situation présente en
complète rupture avec ce qui précède, comme si cette crise
écologique nous était tombée dessus sans prévenir. Il ne s’agit
pas ici de désingulariser la situation présente, mais de tenir
compte du « ravage de nos milieux » pour penser ce qui nous
arrive, en n’oubliant pas que pour une grande partie de la popu-
lation, la situation de catastrophe est déjà là et, partant, que la
revendication porte sur la construction d’autre chose 12. Mais
avec quelles ressources et quelles protections affronter cette
nouvelle époque ? Auprès de qui se tourner pour apprendre
des pratiques qui rendent capables, comme hériter d’histoires
émancipatrices ? Celles et ceux, comme les féministes, mais
aussi, d’une toute autre façon, les Amérindiens, pour qui la
destruction, la peur mais aussi le risque de désespoir « [sont] le
point de départ 13 » peuvent s’avérer de précieux compagnons/es.
En effet, penser le ravage de nos milieux comme un préalable
plutôt que comme le point d’arrivée fait une différence : ce
qui importe alors n’est pas tant d’insister sur les catastrophes
à venir que de continuer à cultiver un sentiment de joie, des
relations non prédatrices, de nouvelles ressources, pour sur-

11. Comme le confirme encore une fois le 5e rapport du GIEC qui vient d’être
publié : http://leclimatchange.fr/.
12. Isabelle Stengers, « Penser à partir du ravage écologique », art. cit.
13. Benedikte Zitouni, « Planetary destruction, Ecofeminists and Transforma-
tive Politics in the Early 1980’s » (article non publié communiqué par l’auteure).

16 De l’univers clos au monde infini


monter la fatigue de recommencer et transformer notre colère
devant ces vies perdues en capacités d’agir et de penser.

Récits pour d’autres temps

On vient de commencer à le suggérer, tenter de répondre à


cette situation critique passe par la production de récits de ce
qui est en train de nous arriver, alors que le discours dominant
de l’Anthropocène est en train d’en fabriquer un dans lequel il
n’est pas certain que nous ayons tous/tes une place 14. De fait,
un autre point commun des textes rassemblés ici est préci-
sément l’importance accordée à la question du récit comme
puissance d’affecter et de transformer, liée au fait que les récits,
comme l’anthropologie nous l’a appris, nous font littéralement
tenir debout.
Dans ce volume, Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de
Castro proposent une analyse comparative des imaginations
de la crise écologique. Ils font du changement climatique une
question conjointe pour l’anthropologie et la philosophie en
s’intéressant à la prolifération des discours contemporains
autour du thème de la fin du monde, renouvelé par sa possi-
bilité empirique inédite. Cette dernière aurait engendrée, selon
eux, une véritable « panique métaphysique ». Les sciences
humaines portant sur cette crise, comme à présent les textes
scientifiques eux-mêmes ou encore les produits de la culture
(cinéma, littérature 15) sont travaillés par la question de savoir
ce que peut – ce que va – vouloir dire, empiriquement comme
métaphysiquement, cette chose proprement impensable qu’est
la fin du monde. Est-ce la fin de notre monde transformé
en désert écologique auquel survivront quelques humains ?
Est-ce au contraire la fin de l’humanité à laquelle succèdera
un monde ré-ensauvagé et luxuriant ? La multiplication des
réponses à cette question résonne comme si notre possibilité
de survivre allait dépendre de notre capacité à fabriquer un
récit qui prenne en charge et entraîne ce changement radical

14. Voir le texte de Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt, art. cit.


15. Les auteurs puisent principalement leurs références dans ces deux arts,
mais l’on pourrait aller en chercher dans le domaine de la musique ou du théâtre.

Retour sur Terre 17


de nos conditions d’existence dans un trajet de métamor-
phose. Serait-il possible, par exemple, demandent conjoin-
tement la philosophe et l’anthropologue brésiliens, que les
Blancs délaissent les marchandises dont ils sont amoureux
depuis si longtemps pour « rêver d’autres rêves », autrement dit
engendrer un autre monde ? Mais ces « alliances involutives »,
comme dirait Stengers, avec d’autres modes de pensée, d’autres
formes d’attachement sont-elles possibles ? Le tragique de cette
question s’éprouve dans l’avertissement donné par certains
nouveaux mythes amérindiens qui ne nous comptent plus dans
leur recréation du monde et de l’humanité après la catastrophe.
Si les récits sont importants, les mots comme les images
avec lesquels on les fabrique comptent tout autant souligne
Haraway, précisant l’avoir appris de Marylin Strathern, anthro-
pologue elle aussi : « les idées que nous utilisons pour penser
d’autres idées importent », de même que « comptent quelles
histoires nous mobilisons pour raconter d’autres histoires »16.
On ne racontera pas la même histoire selon que l’on travaille
par exemple à partir de propositions de métamorphose ou
de conquête. À cet égard, l’image du globe qui a accompagné
toute l’histoire de la cosmologie occidentale traduit bien le
« monde des gens sans monde » que sont les Modernes : un
monde tenu à distance, littéralement dans notre main, figu-
rant le rêve d’une connaissance totale et anhistorique de toute
chose que nous voyons aujourd’hui pour ce qu’il est, à savoir
un monde déshabité, empaillé aurions-nous presque envie
de dire, de la taille de la main qui le porte comme nous le fait
remarquablement comprendre Bruno Latour 17. « Revenir sur
Terre » pourrait être une image adéquate pour notre temps,
succédant à la destruction de celle du globe. Koyré avait réussi
à rendre sensible, dans un des titres de ses livres, le geste,
peut-être même l’expérience de la modernité, du moins telle
qu’elle s’est largement pensée et donnée à voir, à savoir une

16. Donna Haraway, « SF: Science Fiction, Speculative Fabulation, String


Figures, So Far », texte écrit pour la réception du prix Pilgrim, juillet 2011,
http://people.ucsc.edu/~haraway/PilgrimAward.html ; Marilyn Strathern,
Reproducing the Future, Londres, Routledge, 2002.
17. Voir le texte de Bruno Latour dans ce livre, « L’Anthropocène et la destruc-
tion du globe », infra p. XXX. .

18 De l’univers clos au monde infini


expérience allant Du monde clos à l’univers infini 18. Une relecture
anthropologisée nous amène à penser que ce sentiment de
clôture tenait en réalité à cette opération de dépeuplement
du monde, monde que nous avions un peu vite échangé pour
un infini confondu avec un mononaturalisme uniforme. Il est
peut-être encore temps de passer d’un univers trop rapidement
unifié et clos en ce sens, à un monde pluridimensionnel, infini
dans ses variétés ontologiques comme dans ses devenirs.

Quelle écologie requiert alors le fait d’habiter sur la Terre ? La


difficulté de cette question est paradoxalement liée au fait que
ce qui nous a amené à cette situation désigne tout sauf une
inconnue, mais concerne au contraire ce qui nous est le plus
connu, le plus familier. Comment devenir étranger, dans ses
perceptions, ses attachements, dans son imaginaire, au produc-
tivisme et à son idéologie inépuisable du progrès ? Comment
cesser d’être des « mangeurs de terre » comme nous appellent
certains Indiens en raison de notre incessante activité de dépla-
cement, transformation, creusement de la terre 19 ? Dans la suite
de ses conférences, Latour propose d’instaurer un contraste
entre les « humains », désignant désormais ceux qui continuent
à vivre sur cette planète comme s’ils en possédaient une autre
où se réfugier et exploiter une fois celle-ci épuisée, et les « ter-
riens », ayant entamé, pourrait-on dire, un trajet de nouvelles
créations de rapports les (r)attachant au sol de cette Terre 20.
Ce contraste fait écho à la difficile rencontre, dans la nou-
velle de Bradley, entre les humains exilés sur Terre II et leurs
anciens/futurs compatriotes n’ayant pas quitté la Terre. Le

18. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1962.
19. David Kopenawa, Bruce Albert, La chute du ciel, Paris, Plon, 2010, cité
dans l’essai de D. Danowski et E. Viveiros de Castro dans ce volume.
20. Bruno Latour, « L’Anthropocène et la destruction du globe », art. cit. Sur
ce point, voir aussi l’étonnant petit texte d’Haraway pour la Documenta, « SF:
Speculative Fabulation and String Figures », Ostfildern, Hatje Cantz, n 0 033,
2012, dans lequel elle élabore la notion de « terrapolis » et échafaude à partir
d’elle une fabulation spéculative écologique. On peut noter de manière géné-
rale la multiplication de mises au travail de philosophes à la frontière entre la
philosophie, la fiction et la science sur ces questions.

Retour sur Terre 19


lecteur découvre, c’est-à-dire fait l’expérience en même temps
que les arrivants, que les terriens n’entretiennent plus le même
rapport à la technologie. L’auteure réussit à créer un sentiment
d’étrangeté à l’encontre de ces hommes et de ces femmes qui
sont engagés dans un rapport différent au temps, à l’espace
comme aux machines, d’où semble résulter une autre organi-
sation sociale et économique. À quoi pourrait ressembler un
monde qui se désengagerait de toute conquête spatiale ? Un
monde qui respecterait le moratoire sur la géo-­ingénierie 21 ?
Bradley fait « sentir » au sens du « devenir sensible » de
Stengers qu’il ne s’agit pas d’autres choix technologiques
dans le même monde, mais que ces choix modifient le monde
lui-même. Cette question est cruciale en ce que la philosophe
considère que ce qui nous manque pour inventer de nouvelles
façons d’habiter – mais aussi peut-être de rêver –, comme
pour résister au sentiment d’écrasement devant cette tâche,
relève en premier lieu de l’absence de soin et d’attention
accordés à d’autres modes de penser et de sentir. Le détour
ici par la puissance fabulatrice d’un récit de science-fiction
cherche précisément à multiplier les zones de contact avec
des sensations, des émotions, des formes comme encore des
valeurs et des perceptions distinctes dont il s’agit de faire le
pari de la mise au travail 22.

Ramener l’écologie à la maison

Les essais réunis dans ce volume ne cherchent pas tant à


apporter des réponses qu’à fabriquer des prises possibles pour
penser ce qui nous arrive, refusant d’abandonner la complexité
du problème devant le caractère d’urgence de la situation. À
cet égard, les échos que l’on rencontre d’un texte à l’autre
participent à l’instauration de cette complication : si certaines

21. C’est à cette possibilité d’un autre rapport social et politique aux sciences
et techniques que fait allusion selon moi le titre de cette nouvelle, La vague
montante, au sens où l’on parle de nouveau courant d’idées, de nouvelle vague
artistique, etc.
22. Sur la science-fiction, voir Frederic Jameson, Penser avec la science-fiction,
Paris, Max Milo, 2008 ; ainsi qu’Isabelle Stengers, « Science-fiction et expéri-
mentation », dans G. Hottois (éd.), Philosophie et science-fiction, Paris, Vrin, 2000.

20 De l’univers clos au monde infini


résonances sont directement dues à ce que leurs auteurs ont
eu l’occasion de lire les autres textes et pensent avec/contre
leurs propositions, elles tracent toutes de multiples embran-
chements qui forment un incroyable jeu de ficelles cher à
Donna Haraway.
Cette multiplication de zones de contact avec d’autres
ma­nières de sentir et de penser est également ce que nous
fait expérimenter Di Chiro en problématisant les enjeux
environnementaux en termes de reproduction. « Toutes les
questions environnementales, écrit-elle, sont des questions de
reproduction 23. » Cette proposition, déroutante à première vue,
attrayante par sa relative nouveauté dans un paysage concep-
tuel largement stabilisé, comme par son côté sale gosse jouant
avec les préjugés machistes (une femme, féministe, qui affirme
que l’écologie c’est finalement une question de reproduction…),
suppose une compréhension élargie à la fois de l’écologie et de
la notion de reproduction. Cette dernière fait référence ici à
l’ensemble des conditions sociales, économiques, biologiques,
culturelles, politiques ou encore affectives, nécessaires pour
« maintenir la vie de tous les jours » dans nos communautés
et nos milieux – maintenir, c’est-à-dire préserver, cultiver,
protéger, mais aussi régénérer, reconvertir, transformer.
Di Chiro a saisi dans un énoncé puissant les différentes
dimensions d’une telle redéfinition : faire de l’écologie un
enjeu de reproduction consiste à « ramener les questions envi-
ronnementales à la maison 24 ». Dans cette invitation qui peut
être interprétée comme le pendant féministe, insolent et ne
manquant pas d’humour, de l’idée de retour sur Terre, l’éco-
logie n’est pas l’extérieur, sans lien avec nous, mais là où
l’on respire, où l’on cohabite, là où se construisent les condi-
tions de nos existences, où l’on se bat pour rendre possible
cette reproduction sociale élargie. Elle se loge, écrit Di Chiro,
dans « la  géographie de tous les jours, dans les lieux où l’on
vit, travaille, apprend, prie ». « Maison » ne renvoie pas ici à
l’imaginaire dominant d’une nature comme notre « maison »,
dénotant invariablement un rapport d’appropriation et de
conquête : ce que fait la proposition « ramener l’écologie (pas

23. Giovana Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », infra p. XXX.


24. Giovana Di Chiro, art. cit.

Retour sur Terre 21


la nature) à la maison » – au quartier pour les uns, à la forêt
pour les autres –, c’est de ne pas séparer les différents aspects
de la question qui nous occupe – articulation du privé et du
politique, préservation de la santé et des milieux, superpo-
sition des échelles, indistinction du dedans et du dehors, etc.
En ce sens, il ne s’agit pas (que) d’une formule – même s’il
faut au moins ça pour lutter contre les images aussi fortes
que trompeuses, hier de « sauver la nature », aujourd’hui
d’une nouvelle version de la conquête de l’espace par la géo-­
ingénierie –, mais de l’une des rares compositions réussissant
à maintenir le problème vivant en ne le déconnectant pas de
l’expérience et ses multiples ramifications.
Ce type de connexion fait écho au livre de Rachel Carson,
Printemps silencieux. Faisant allusion à la possible disparition
des oiseaux et de leur chant printanier, son titre témoigne à
l’instar du livre tout entier, de la volonté de l’auteure de ré-
articuler les dimensions sensibles et non sensibles du monde
pour penser ses ravages comme ses possibles régénérations.
Comme le souligne Stengers dans son très bel essai, ce serait
une erreur d’y voir la vulgarisation de données scientifiques
par des moyens sentimentaux, donnant ainsi raison à ses
nombreuses critiques. Le succès de cet ouvrage résulte plutôt
de son refus de dépecer le monde, pour le connaître comme
pour l’habiter 25. L’esthétique appelée par plusieurs essais de
ce volume semble également engager à cet égard la création
de ce que l’on pourrait appeler des idées sensibles, dans les-
quelles le sang circule à travers la pensée, rendant possible
des symbioses inattendues.
Ce « nouveau pouvoir conféré au monde de [nous] inquié-
ter » est à l’opposé du récit héroïque de l’Anthropocène, sans
aspérité, désensibilisé, renouant sans surprise avec une
conception grossière et irresponsable d’une science et d’une

25. On pense aussi au très beau titre d’un article de Joni Seager, « Rachel
Carson died of Breast Cancer: the Coming Age of Feminist Environmentalism »,
Signs, vol. 28, n°3, 2003. L’auteure ne nous apprend évidemment pas que
Carson est décédée d’un cancer du sein, mais plaide pour une approche fémi-
niste écologique qui tienne dans une même phrase, dans un même texte, dans
un même monde, le travail de Carson sur les pesticides et son cancer du sein,
contre une version canonisée incapable de construire une forme d’objectivité
qui ne soit pas menacée par cette dimension subjective du problème.

22 De l’univers clos au monde infini


technique toutes puissantes. Pour cette raison, la question que
pose Chakrabarty de savoir si la crise climatique aurait eu lieu
si la gauche, entendu le socialisme, avait gagné au xx e siècle
est importante par la mise au travail qu’elle opère. Alors qu’il
semblait avoir congédié, dans ses réflexions précédentes sur
l’Anthropocène, tout l’appareil critique des études post-colo-
niales dont il est issu, l’historien complexifie ici sa position
en pointant cette fois les limites (et non l’obsolescence) d’une
critique marxiste (c’est-à-dire productiviste) du capitalisme
comme cause du changement climatique 26. Si plusieurs textes
de ce volume 27 discutent la pertinence de la conclusion qu’il
en tire sur l’absence de lien entre inégalités sociales et crise
environnementale, sa question évidemment provocatrice
nous oblige à hériter d’une façon « non rentière » de l’analyse
marxiste, en l’occurrence ici, en faisant de l’Anthropocène un
problème pour la gauche. Le risque attenant à cette notion
de minorer voire d’effacer les différences de responsabilité
entre les individus comme entre les communautés, en portant
ces dernières à l’échelle de l’espèce humaine, oblige ceux qui
voudraient penser avec elle de prolonger la critique marxiste
pas seulement sur le mode de la confirmation ou de la dénon-
ciation, mais d’une façon qui en renouvelle les analyses pour
aujourd’hui. Cet intérêt pluriel pour une nouvelle esthétique
s’avère finalement un préalable à la reformulation de la ques-
tion politique, ou plutôt cosmopolitique, qui nous incombe,
dont on a pu voir se dessiner les prémisses tout au long
de ces essais, de la question récurrente de savoir « qui est
anthropos » à la proposition finale de « devenir indien ».

*

De quoi a-t-on besoin pour revenir sur Terre ? Que doit-on


mettre dans notre sac à dos (carrier bag) demanderait Haraway,
empruntant cette question à une autre (immense) écrivaine

26. Dipesh Chakrabarty, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », La revue


internationale des livres et des idées, janvier-février 2010 ; « Post-Colonial Studies
and the Climate of History », New literary History, vol. 43, n0 1, 2012, p. 1-18.
27. Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt, art. cit. ainsi que Deborah
Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, art. cit.

Retour sur Terre 23


de science-fiction, Ursula Le Guin 28 ? Le Guin propose une
« théorie fictionnelle du sac (à dos, à provision, en plastique) »
par contraste avec les récits de science-fiction habituels de
conquêtes, construits autour de héros virils dont le seul
équipement se résume généralement à une arme, laissant le
détail de l’intendance à moins important-e-s qu’eux. Cette
attention portée aux choses avec lesquelles se construisent les
mondes, à ce avec quoi nous pensons, est ce dont nous avons
besoin pour nous prémunir des récits écologiques héroïques,
apocalyptiques ou non, dans lesquels il est désormais question
de conquérir la « nouvelle frontière » qu’est le climat sans
se soucier de casser des œufs, ces derniers se trouvant dans
des sacs portés par d’autres qu’eux… Il s’agit au contraire
de trouver les moyens de ne pas considérer savoir à l’avance
ce qui fera événement au sens ici de ce qui régénérera, de ce
qui préservera. C’est une question ouverte à laquelle nous
invitent ces différents essais et à propos de laquelle on peut,
au terme de cette introduction, commencer à rassembler
quelques affaires : des récits, des idées sensibles, de nouvelles
façons de sentir comme d’être affecté, de nouvelles images,
de l’humour, de la colère, de la mémoire…

Une remarque sur l’ordre des textes

Nous avons souhaité ouvrir ce volume par l’essai de Latour


issu de ses Gifford Lectures, que l’auteur a aimablement accepté
de publier séparément en avant-première, sorte de coup
d’envoi ouvrant sur une partie des pistes qui seront discu-
tées par la suite. Cette conférence s’attachant à problématiser
l’introduction de la notion d’Anthropocène dans le champ
des sciences humaines, il semblait logique de le faire suivre
par les textes de D. Chakrabarty et de C. Bonneuil et P. de
Jouvancourt portant eux aussi sur les multiples enjeux de ce

28. D. Haraway, « Sowing worlds : A Seed bag for Terraforming with Earth
Others », in M. Grebowicz and H. Merrick, Beyond the Cyborg : Adventures
with Haraway, Columbia University Press, 2013 ; Ursula Le Guin, « The Carrier
bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World : Toughts on Words,
Women, Places, Grove Press, New York, 1989.

24 De l’univers clos au monde infini


nouveau concept, pour laisser ensuite la place à des ramifica-
tions plus larges chez I. Stengers, G. Di Chiro et D. Danowski
et E. Viveiros de Castro.
Un dernier trait commun à ces essais réside dans leur dimen-
sion de recherche en cours, se caractérisant moins par une
forme d’inachèvement que par une prise de risque et une
très grande créativité, dont témoigne notamment le texte
foisonnant de D. Danowski et de E. Viveiros de Castro, qui
s’est épaissi de mois en mois jusqu’à déborder d’une certaine
manière le format de ce livre, et que l’on a choisi de publier
dans son intégralité en raison de sa très grande importance.
Les textes de B. Latour et de D. Chakrabarty sont des ver-
sions (ré)écrites inédites de conférences prononcées dans
les mois précédents ce volume ; ceux C. Bonneuil et P. de
Jouvancourt, de I. Stengers ainsi que celui de D. Danowski et
E. Viveiros de Castro sont inédits ; enfin, celui de G. Di Chiro
a fait l’objet d’une première publication en anglais en 2008,
qui a été actualisée spécialement pour cette édition et traduit
en langue française.

Retour sur Terre 25

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