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Le voyage et récriture
In: Romantisme, 1972, n°4. «Voyager doit être un travail sérieux.». pp. 4-19.
Butor Michel. Le voyage et récriture. In: Romantisme, 1972, n°4. «Voyager doit être un travail sérieux.». pp. 4-19.
doi : 10.3406/roman.1972.5399
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1972_num_2_4_5399
MICHEL BUTOR
Le voyage et l'écriture
J'ai beaucoup voyagé, paraît-il; certes, pas assez pour mon goût; il suffit
que je regarde sur un globe terrestre ces innombrables régions où je ne suis
jamais allé, pour que me saisisse à nouveau ce violent désir, inverse de la
nostalgie, pour lequel notre langue n'a pas de nom (il doit bien y avoir une
raison pour cela), auquel je suis incapable moi-même de donner un nom
pour l'instant; je voyage moins depuis quelque temps, je m'assagis, semble-
t-il, je m'alourdis, j'ai des difficultés de tous ordres, bien sûr, j'ai besoin de
sentir en sécurité les miens, personnes qui grandissent, objets qui s'accumulent,
de les installer, mais surtout j'ai besoin de digérer d'anciens voyages, je n'en
suis pas encore tout à fait revenu, je n'en reviendrai jamais complètement,
il s'agit pour moi de trouver un modus vivendi avec eux par le moyen de
l'écriture, avant de pouvoir repartir vraiment; c'est donc pour voyager
que je voyage moins.
Et j'écris. Or j'ai toujours éprouvé l'intense communication qu'il y a entre
mes voyages et mon écriture; je voyage pour écrire, et ceci non seulement
pour trouver des sujets, matières ou matériaux, comme ceux qui vont au
Pérou ou en Chine pour en rapporter conférences et articles de journaux (je
le fais aussi; pas encore en ce qui concerne précisément ces deux pays,
malheureusement; cela viendra), mais parce que pour moi voyager, au
moins voyager d'une certaine façon, c'est écrire (et d'abord parce que c'est
lire), et qu'écrire c'est voyager. C'est cela que je voudrais essayer de démêler
quelque peu dans ces pages.
Si cette parenté entre voyage et écriture a toujours été plus ou moins
ressentie (que l'on songe aux voyages romains de Rabelais et de Montaigne),
il est certain que c'est à l'époque romantique qu'elle s'est le mieux manifestée,
notamment en Allemagne et en France. Tous nos écrivains partent sur les
routes. Ils font leur voyage en Italie ou en Orient, le publient, nous four
nissent par conséquent un ensemble inestimable de documents et réflexions
sur cette question.
Le voyage et récriture
1. L'échappée.
2. Mythologie de la blancheur.
1. Voyageurs lecteurs.
entre deux chapitres, et toute immobilité sur la terre n'est jamais que relative :
il suffit d'élargir quelque peu le système de référence pour nous apercevoir
que nous sommes en déplacement permanent par rapport aux autres astres,
et d'appliquer le temps sur l'espace, ce dont tout voyage est une illustration,
pour arriver à cette métaphore traditionnelle et inépuisable de la vie indivi
duelle considérée comme un voyage depuis la naissance jusqu'à la mort, de
l'histoire entière,
celui de l'auteur, indépendamment du trajet de l'écriture sur le papier,
auteur qui peut se déplacer en écrivant, par exemple s'il tient un journal
de voyage,
celui du récit même, à personnages ou non (il peut n'y avoir qu'une
succession de vues ou un montage de séquences), avec tous les dédoublements
qui peuvent intervenir entre l'auteur ou les auteurs (un critique voyageur
nous parlant d'un écrivain voyageur) et le ou les personnages, avec des super
positions de narrateurs ou pseudonymes plus ou moins mobiles les uns par
rapport aux autres, lesquels peuvent lire eux-mêmes des récits de voyages, etc.
S'il y a solidarité entre les voyages perpendiculaires, si le trajet du lieu
de lecture au lieu lu entraîne le mouvement de celui-ci ou est entraîné par
celui-ci dans une oblique efficace, qui déplace le lecteur même, rafraîchissant
le monde pour lui, il en résulte que la forme même du voyage raconté ne
peut être entièrement séparée de la façon dont on le raconte, de l'effet qu'il
produit, de son pouvoir transformateur. Une analyse des différents types de
voyages nous donne par conséquent une clef nouvelle pour distinguer entre
les genres littéraires en activité, ceci devant déboucher jusqu'à la physique
même du livre ou de l'écrit.
Je propose donc une nouvelle science (elles poussent comme des champ
ignons, ces années-ci, on en récolte à l'ombre de toutes les Sorbonnes ;
quelques-unes parmi la moisson finiront bien par porter fruit), étroitement
liée à la littérature, celle des déplacements humains, que je m'amuse à
nommer itérologie. Je ne puis certes la fonder, mais voici pour ceux qui s'y
emploieront quelques idées préliminaires en vrac.
Voyage, mot mille fois répété dans nos rues, dans la publicité ; il est la
séduction même. Il nous entraîne dans l'agence de voyages. Mais de ce fait
son acception se restreint considérablement. Nous avons l'impression qu'il
n'est qu'un seul type de voyages, à savoir l'aller et retour. Etant donnée la
fonction métaphorique fondamentale du voyage dans tout ce qui est lecture
et corrélativement écriture, par conséquent dans notre connaissance du réel
et notre action sur lui, il est certain qu'une telle réduction va développer des
puissances mythologiques d'autant plus trompeuses que nous y accordons
moins d'attention. Or il est facile de voir que de nombreux déplacements
humains sont des aller sans retour. Mais la notion ferroviaire d'aller simple,
dans nos régions balisées, implique elle-même un point de départ et un point
d'arrivée, termes, ou terminus, dont nous avons besoin parce que notre
8 Michel Butor
société nous oblige à un domicile fixe, l'adresse inscrite sur notre carte
d'identité. Cet enracinement n'a pas toujours existé, dans bien des régions
n'existe pas encore.
On est fixé, mais on abandonne un lieu défini pour aller vers un autre qui
l'est aussi, en emportant toutes ses possessions avec soi, en abandonnant ses
droits sur l'ancien. On ne reviendra pas. Un autre habitera l'ancien logis,
sans que l'on ressente en général aucune liaison avec ce nouveau venu. C'est
le déménagement. Le terme d'arrivée est en ce cas bien connu; on est allé
le visiter, on l'a choisi. Mais il peut aussi rester fort vague. On émigré. On
sait qu'on va vers l'Amérique ou l'Australie. On s'est renseigné, on s'est fait
faire des papiers, mais on n'a que peu de renseignements en fait sur ces
terres promises ; on emporte ses quelques possessions, on sait que l'on se
fixera mais on ne sait ou exactement.
Lorsque le terme d'arrivée est fixé d'avance, il a en général un attrait, on
le désire, il émet des signes. Ainsi la cité rayonne dans la campagne, même
si la population de celle-ci est entièrement fixée, jusqu*à être serve, appartenir
à la terre rayée de sillons de labour ou de terrassements comme de lignes
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7. Affaires, vacances.
8. L'étranger.
les mêmes : autres manières, autres lois, autre code de la route. Je déchiffrerai
les affiches, les titres des journaux, les plaques des rues, parfois dans une
autre écriture, qui pourra offrir une énorme résistance (Chine ou Japon).
Mon installation provisoire, mon adaptation, mon repos, mon intérêt, dépen
dront en grande partie de ma faculté de lecture. Ma propre langue s'en
trouvera rafraîchie, j'y découvrirai des aspects insoupçonnés, mes manières
aussi ; mon logis quitté, ma patrie deviendront bientôt aussi séduisants qu'était
le pays de mon rêve enfin visité. Je désirais Venise ; Venise me fait désirer
Paris, Nevers, Maubeuge, l'illumine.
Certes tous les lieux n'ont point le même pouvoir ; ils sont de lecture plus
ou moins difficile, plus ou moins fascinante, plus ou moins efficace, et surtout
ils forment des systèmes les uns par rapport aux autres et par rapport au
lieu originel où l'on va retourner. Les vacances s'organisent alors en tours,
en tourisme.
10. Pèlerinages.
Dans chacun de ces lieux une grande tombe. L'Itinéraire tout entier est
un «long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes». Que de lectures
d'inscriptions !
Trois stations fondamentales, trois cités idéogrammes jalonnent le voyage
romantique idéal, jamais réalisé complètement: Rome, Athènes, Jérusalem,
accompagnées de tels ou tels satellites, compléments. De même que le
descendant d'émigré brise par son retour au pays d'origine le refoulement
de ses parents, de même Chateaubriand, dans sa lecture des cités ancestrales,
brise la fausse antiquité, le faux christianisme, qu'il hérite du xvnť siècle.
L'horizon qui sépare Paris de la Grèce ou de Jérusalem est aussi un horizon
mental.
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11. A la découverte.
A ces voyages dans notre histoire que sont les pèlerinages romantiques,
nous permettant de relire autrement ce qui nous avait été transmis, il faut en
opposer d'autres, également aller et retour dans leur principe : les voyages
d'exploration.
On part cette fois pour une région inconnue, ou plutôt mal connue,
pressentie ; on ne peut que rarement se fier à des récits ou des plans, on va
de l'autre côté de l'horizon, physique ou mental, on l'agrandit. Miracle du
voyage de Magellan, quand, sans rebrousser chemin, on revient à son point
de départ.
Cette fois, il faut savoir lire les signes naturels, on retrouve dans les
parenthèses du domicile fixe l'errance primitive. Les récits des grands navi
gateurs ou explorateurs montrent que cette lecture exige en général un
maître. C'est, dans la plupart des cas, l'indigène, plus ou moins fixé, qui
apprend au découvreur à reconnaître les pistes, à identifier les repères, à
déceler les dangers. Le pays inconnu est déjà travaillé comme un texte,
même si l'indigène traducteur est souvent éliminé en fin de compte par
son dangereux élève.
Les terres véritablement désertes sont les plus longues à pénétrer ; il y faut
les instruments de la science la plus récente pour nous aider dans nos
jalonnements, et même sur notre planète (Antarctique) elles restent souvent
même aujourd'hui non parcourues.
Le voyage de découverte manifeste de la façon la plus saisissante les
phénomènes de marquage et d'écriture. On dresse une croix, un monument,
une tombe, on inscrit. La première chose que font les Américains marchant
sur la lune, c'est d'y planter un drapeau, et personne ne songe à s'en étonner.
Dans le cas où le tissu textuel de la terre nouvelle est déjà très dense, le
découvreur rapportera dans son pays les noms qui lui ont été enseignés par
ses maîtres indigènes, mais le plus souvent il va nommer, nouvel Adam,
nommer, inlassablement nommer chaque site qui se détache comme repé-
rable ; ainsi les mappemondes se couvriront d'appellations, le tracé des côtes
sera pratiquement dessiné par cette foule de vocables. L'explorateur, avant
le conquérant, recouvre de sa langue la terre qu'il parcourt.
Notre société nous a fixés, elle ne veut nous connaître qu'avec une adresse,
et ceci organise encore notre représentation de l'espace, sauf dans les inter
valles de vacances plus ou moins studieuses, laborieuses ; mais un examen
plus poussé nous montre que cette notion de domicile, ou d'enracinement,
est aujourd'hui de plus en plus complexe. En effet, ces termes dont nous
parlons sont eux-mêmes constamment animés de déplacements. J'ai évoqué
au début de cet essai le métro parisien. En fait, ce que quitte le voyageur
lorsqu'il part pour le club Méditerranée, ce n'est pas seulement son appar-
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tement du boulevard Barbes, mais c'est tout l'ensemble formé par celui-ci,
l'usine où il est contremaître ou la banque où il est employé, et le trajet
qu'il fait au moins matin et soir. De même, les villes qu'il va visiter, ce ne
sera pas seulement une chambre d'hôtel, mais un certain nombre de musées,
d'églises, de restaurants, de sites, rues et places qu'il parcourra, de tramways,
taxis et cars qu'il empruntera. Le voyage nous fait passer d'un premier
ensemble de trajets à un second.
14. Véhicules.
Ceci devient d'autant plus important que les divers domiciles fixes peuvent
être reliés par des domiciles mobiles. Les rois entre deux châteaux pouvaient
dresser leur tente. Evoquons ici en arrière-fond les palais démontables de
Koubla Khan dans Marco Polo.
C'est ici qu'il faut absolument faire intervenir dans notre typologie des
voyages la considération des divers véhicules. Certains en effet vont être
eux-mêmes domiciles; c'était le cas des bateaux autrefois, abrégés du monde,
et des roulottes des bohémiens que les sédentaires regardaient passer avec
effroi mêlé de quelque envie. Aujourd'hui de plus en plus, le domicile de
chaque habitant d'une ville est augmenté de cette pièce roulante qu'est son
automobile, dans laquelle il se sent chez lui, et où il transportera à sa guise
un nombre d'objets considérable par rapport à celui que pouvait emporter
le cavalier d'antan.
Et si l'on réussit à délier quelque peu cette notion de possession personnelle,
on imagine à quel point la notion de domicile fixe, avec toute la législation
qui s'y rattache, peut devenir périmée.
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15. Suggestions.
16. Verticales.
voulu retenir. C'est pourquoi Nerval est obligé de découvrir des voies obliques
pour se faufiler sous les dalles.
Le pèlerinage de Chateaubriand est un voyage dans l'histoire, celui de
Gérard de Nerval dans le mensonge de l'histoire.
Enfin puisque notre propos est avant tout de mettre en évidence les liaisons
entre le voyage et le livre, il faudrait étudier les déplacements selon leur
degré de littérarité.
Tous les voyages romantiques sont livresques. Lamartine, Gautier, Nerval,
Flaubert, etc., corrigent, complètent, varient le thème posé par Chateaubriand.
Dans tous les cas il y a des livres à l'origine du voyage, livres lus (en
particulier L'Itinéraire), livres projetés (à commencer par Les Martyrs),
les voyageurs lisent des livres pendant leurs voyages,
ils en écrivent, la plupart du temps ils tiennent leur journal,
et toujours cela donne un livre au retour, sinon nous n'en parlerions pas.
Ils voyagent pour écrire, et voyagent en écrivant, mais c'est parce que
pour eux le voyage est écriture.
2. Signatures.
Il n'est d'ailleurs pas indispensable qu'il y ait livre ; il suffit qu'il y ait trace,
quelle qu'elle soit, enregistrement du voyage, et c'est justement ce qu'il est
difficile aujourd'hui d'éviter. Le seul fait que je dispose dans mon itinéraire
les villes ou sites dans un certain ordre me fait décrire sur la surface de la
terre, ou même dans son épaisseur, un signe stable. Puisque j'ai déjà proposé
une science, je puis bien proposer un art : celui qui consisterait simplement
à voyager, peut-être en laissant quelques traces ici et là, mais celles-ci étant
purement subordonnées à l'effet général, telle innovation dans l'itinéraire,
tel changement de véhicule, ou telle station prolongée pouvant susciter
autant d'admiration ou de commentaires qu'une belle expression dans un
grand poème.
Mais quelle ressource apporte le livre, sous toutes les formes qu'il s'annonce
aujourd'hui susceptible de revêtir (et rêvons un instant à tous ces intermé-
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5. Envoi.