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Michel Butor

Le voyage et récriture
In: Romantisme, 1972, n°4. «Voyager doit être un travail sérieux.». pp. 4-19.

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Butor Michel. Le voyage et récriture. In: Romantisme, 1972, n°4. «Voyager doit être un travail sérieux.». pp. 4-19.

doi : 10.3406/roman.1972.5399

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1972_num_2_4_5399
MICHEL BUTOR

Le voyage et l'écriture

Pour Ross Chambers, en Australie.

J'ai beaucoup voyagé, paraît-il; certes, pas assez pour mon goût; il suffit
que je regarde sur un globe terrestre ces innombrables régions où je ne suis
jamais allé, pour que me saisisse à nouveau ce violent désir, inverse de la
nostalgie, pour lequel notre langue n'a pas de nom (il doit bien y avoir une
raison pour cela), auquel je suis incapable moi-même de donner un nom
pour l'instant; je voyage moins depuis quelque temps, je m'assagis, semble-
t-il, je m'alourdis, j'ai des difficultés de tous ordres, bien sûr, j'ai besoin de
sentir en sécurité les miens, personnes qui grandissent, objets qui s'accumulent,
de les installer, mais surtout j'ai besoin de digérer d'anciens voyages, je n'en
suis pas encore tout à fait revenu, je n'en reviendrai jamais complètement,
il s'agit pour moi de trouver un modus vivendi avec eux par le moyen de
l'écriture, avant de pouvoir repartir vraiment; c'est donc pour voyager
que je voyage moins.
Et j'écris. Or j'ai toujours éprouvé l'intense communication qu'il y a entre
mes voyages et mon écriture; je voyage pour écrire, et ceci non seulement
pour trouver des sujets, matières ou matériaux, comme ceux qui vont au
Pérou ou en Chine pour en rapporter conférences et articles de journaux (je
le fais aussi; pas encore en ce qui concerne précisément ces deux pays,
malheureusement; cela viendra), mais parce que pour moi voyager, au
moins voyager d'une certaine façon, c'est écrire (et d'abord parce que c'est
lire), et qu'écrire c'est voyager. C'est cela que je voudrais essayer de démêler
quelque peu dans ces pages.
Si cette parenté entre voyage et écriture a toujours été plus ou moins
ressentie (que l'on songe aux voyages romains de Rabelais et de Montaigne),
il est certain que c'est à l'époque romantique qu'elle s'est le mieux manifestée,
notamment en Allemagne et en France. Tous nos écrivains partent sur les
routes. Ils font leur voyage en Italie ou en Orient, le publient, nous four
nissent par conséquent un ensemble inestimable de documents et réflexions
sur cette question.
Le voyage et récriture

I. La lecture comme voyage

1. L'échappée.

Entrons dans le métro parisien (celui de Moscou, Tokyo ou New York


ferait tout aussi bien l'affaire). Considérez, à la fin de la journée de travail,
à rheure des retours, ces visages harassés, fermés, tout l'épuisement, l'ennui,
grisant leur peau. Ils ne veulent rien voir autour d'eux, ne font pas attention
les uns aux autres ; leurs yeux évitent constamment de s'arrêter sur quelque
chose, ou s'ils se fixent sur un détail, bouton d'imperméable, poignée de porte,
c'est comme s'ils s'accrochaient à une bouée; ils les ferment de temps en
temps, pensent au logis trop étroit, se cachent souvent derrière des journaux
où ils glanent quelque information ou distraction. Mais en voici un parmi
eux qui lit un livre. Ses yeux ne quittent plus ce volume qu'il feuillette
lentement, le parcourant ligne après ligne, s'y enfonçant page après page.
Il sourit, brille d'expectative. Il a trouvé l'issue, il est ailleurs, dans les
brumes de Londres, sur les plateaux du Far West, fouillant les forêts médiév
ales, ou même dans la chambre insonorisée, le laboratoire de Г «écrivain».
Il y a donc voyage, même si l'ouvrage, à première approximation du moins,
n'est pas un récit de voyage, et ceci pour deux raisons :
d'abord parce qu'il y a trajet au moins de l'œil de signe en signe, selon
toutes sortes d'itinéraires que l'on peut assez souvent, mais non toujours,
simplifier grossièrement comme la progression selon une ligne d'un point de
départ à un point d'arrivée
(trajet qui peut devenir celui de la tête tournant pour déchiffrer l'in
scription qui se déploie sur une des coupoles de Saint-Marc; celui du corps
entier : ainsi la ligne lue dans un guide ou un indicateur de chemins de fer :
Fontainebleau, Sens, Dijon, Lyon, je puis la relire de station en station en
prenant le train de Paris à Lyon, chaque mot séparé par des kilomètres),
ensuite parce qu'il y a cette issue, cette fuite, ce retrait, parce qu'à travers
cette lucarne qu'est la page, je me trouve ailleurs, ne serait-ce que dans
cette chambre de l'écrivain, ne serait-ce que sur sa page (mais piètre magicien
celui qui ne sait nous mener que là, piètre maître celui qui ne sait nous
mener aussi là).
Remarquons immédiatement comme souvent sont occultées les étapes de
ce voyage perpendiculaire à l'autre, aux autres. Impatients nous voulons
être immédiatement à Chicago, au Mexique, dans Brocéliande ; nous ne nous
soucions guère de tous les intermédiaires qui permettent notre transport,
la fabrication de l'ouvrage, le travail de l'auteur, ses tenants et aboutissants.
Nous sautons au point d'arrivée.
Michel Butor

2. Mythologie de la blancheur.

L'échappée qu'elle permet au quotidien blessant, pressant, haineux,


obscur, fait de la lecture une cérémonie de purification, renforcée souvent
par tout un rituel. Ceci éclaire le rôle qu'y joue, dans notre société, ce qu'on
pourrait appeler le vêtement de blancheur. Il n'est pas indifférent que le
papier de nos livres soit blanc, aussi blanc que possible, et l'une des inven
tions les plus troublantes des surréalistes a été leurs impressions sur papier
de couleur, malheureusement trop peu nombreuses et sans méthode. L'ailleurs
que nous donne le livre nous apparaît, de par la traversée de la page, comme
pénétré de blancheur, baptisé. Parfois le refus du monde tel qu'il est, le
découragement devant les difficultés de sa transformation, deviennent si
forts que le lecteur préfère rester dans le suspens de cette blancheur, enfin
tranquille. Ce qui peut apparaître grâce à ces signes ne sera plus considéré
que comme l'occasion d'une inondation de lumière blanche ; les signes eux-
mêmes, salissure, empreinte du réel sur cette candeur, comme d'un doigt
encrassé de cambouis ou d'encre, devront se nier, s'effacer eux-mêmes à
mesure que nous les lisons. De même que dans le roman policier un second
meurtre, celui du coupable par le détective, doit effacer le premier, de même,
dans la mythologie de Г « écriture blanche », si bavarde, se repliant perpé
tuellement sur elle-même comme une lessive, la seconde ligne devrait effacer
la première pour nous laisser dans cet océan de nulle part, frontispice de la
Chasse au Snark.
Mais de même que le texte ne peut se faire qu'en faisant autre chose que
lui, de même il ne peut se défaire que s'il défait aussi autre chose.

II. Le voyage comme lecture

1. Voyageurs lecteurs.

Le récit de voyage accomplit et manifeste ce double voyage qu'est toute


lecture, il peut emporter avec lui ce trajet perpendiculaire, pour aboutir â
un déplacement du lecteur, à le changer de lieu mental, finalement changer
son lieu.
C'est pourquoi aussi le voyage est pour nos contemporains un lieu privi
légié de lecture ; combien parmi eux ne lisent plus que dans le métro, le
train, l'avion ? Ce lieu qui se déplace fournit le retrait demandé par rapport
aux enchaînements quotidiens, et le déplacement de ce que je vois par les
hublots ou fenêtres entraîne le mouvement du récit, de la lecture même.
En dehors de ces deux voyages fondamentaux, la lecture peut en superposer
au moins trois autres :
celui du lecteur dans le véhicule qui lui permet ce loisir, lequel peut se
dédoubler : à l'intérieur du train en marche, je puis changer de compartiment
Le voyage et récriture 7

entre deux chapitres, et toute immobilité sur la terre n'est jamais que relative :
il suffit d'élargir quelque peu le système de référence pour nous apercevoir
que nous sommes en déplacement permanent par rapport aux autres astres,
et d'appliquer le temps sur l'espace, ce dont tout voyage est une illustration,
pour arriver à cette métaphore traditionnelle et inépuisable de la vie indivi
duelle considérée comme un voyage depuis la naissance jusqu'à la mort, de
l'histoire entière,
celui de l'auteur, indépendamment du trajet de l'écriture sur le papier,
auteur qui peut se déplacer en écrivant, par exemple s'il tient un journal
de voyage,
celui du récit même, à personnages ou non (il peut n'y avoir qu'une
succession de vues ou un montage de séquences), avec tous les dédoublements
qui peuvent intervenir entre l'auteur ou les auteurs (un critique voyageur
nous parlant d'un écrivain voyageur) et le ou les personnages, avec des super
positions de narrateurs ou pseudonymes plus ou moins mobiles les uns par
rapport aux autres, lesquels peuvent lire eux-mêmes des récits de voyages, etc.
S'il y a solidarité entre les voyages perpendiculaires, si le trajet du lieu
de lecture au lieu lu entraîne le mouvement de celui-ci ou est entraîné par
celui-ci dans une oblique efficace, qui déplace le lecteur même, rafraîchissant
le monde pour lui, il en résulte que la forme même du voyage raconté ne
peut être entièrement séparée de la façon dont on le raconte, de l'effet qu'il
produit, de son pouvoir transformateur. Une analyse des différents types de
voyages nous donne par conséquent une clef nouvelle pour distinguer entre
les genres littéraires en activité, ceci devant déboucher jusqu'à la physique
même du livre ou de l'écrit.

2. Considérations élémentaires ďitérologie portative.

Je propose donc une nouvelle science (elles poussent comme des champ
ignons, ces années-ci, on en récolte à l'ombre de toutes les Sorbonnes ;
quelques-unes parmi la moisson finiront bien par porter fruit), étroitement
liée à la littérature, celle des déplacements humains, que je m'amuse à
nommer itérologie. Je ne puis certes la fonder, mais voici pour ceux qui s'y
emploieront quelques idées préliminaires en vrac.
Voyage, mot mille fois répété dans nos rues, dans la publicité ; il est la
séduction même. Il nous entraîne dans l'agence de voyages. Mais de ce fait
son acception se restreint considérablement. Nous avons l'impression qu'il
n'est qu'un seul type de voyages, à savoir l'aller et retour. Etant donnée la
fonction métaphorique fondamentale du voyage dans tout ce qui est lecture
et corrélativement écriture, par conséquent dans notre connaissance du réel
et notre action sur lui, il est certain qu'une telle réduction va développer des
puissances mythologiques d'autant plus trompeuses que nous y accordons
moins d'attention. Or il est facile de voir que de nombreux déplacements
humains sont des aller sans retour. Mais la notion ferroviaire d'aller simple,
dans nos régions balisées, implique elle-même un point de départ et un point
d'arrivée, termes, ou terminus, dont nous avons besoin parce que notre
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société nous oblige à un domicile fixe, l'adresse inscrite sur notre carte
d'identité. Cet enracinement n'a pas toujours existé, dans bien des régions
n'existe pas encore.

3. Déplacements sans termes définis: ï errance, le nomadisme.

On ne vient de nulle part en particulier, on ne va nulle part en particulier,


on a tout son avoir avec soi, on dresse une tente ou un abri de branchages,
et l'on ne laisse rien derrière soi lorsqu'on s'en va.
L'espace ainsi parcouru, même s'il ne s'oppose à aucun extérieur interdit,
à aucun domaine possédé par autrui dans lequel on ne peut entrer sauf sous
certaines conditions, comme l'Empire romain derrière son limes opposé à
l'errance barbare, peut n'en être pas moins parfaitement défini, et il est facile
de montrer qu'il est déjà un espace de lecture. Peuples chasseurs : on suit
les animaux à la trace, il s'agit de lire leurs marques et les signes qui les
trahissent. Peuples pasteurs : il s'agit de suivre les signes de la végétation,
des saisons, pour passer à temps d'une partie de l'espace à l'autre. Très vite
ily a marquage au moins provisoire de domaines pour ces troupeaux; il
faut Иге les signes de la présence méfiante de quelque autre horde ou tribu.
De plus en plus importants deviennent les repères. D'une année à l'autre,
lors de la transhumance, on veut retrouver les bons arbres, les pâturages, les
points d'ombre ou d'eau (Rousseau remarquait déjà l'importance des sources
dans son Essai sur Vorigine des langues). Dès lors du paysage on isole quel
ques sites reconnaissables que l'on nomme et sacralise, que l'on retient dans
des récits, quelques monuments naturels ; l'espace devient une page, et l'on y
laisse son empreinte. L'errance est alors jalonnée de signes fixes, de caractères.
La mort arrête brusquement l'errance. Le voyage individuel a un terme.
La naissance au contraire se produit dans le mouvement même, l'enfant se
déplace dans le ventre de sa mère, avec elle, et naît n'importe où. Au
contraire celui qui meurt est abandonné sur place (même si on le brûle et
qu'on transporte quelques cendres, ou quelques reliques, son trajet s'est
arrêté là. C'est pourquoi la marque par excellence sera la tombe. Jusqu'à
aujourd'hui nous avons cette équivalence entre sépulture et monument.
Dans l'ensevelissement l'homme errant devient arbre, germe en signe. Du
tréfonds de l'histoire nous vient cette liaison entre l'écriture et la mort.
Les cités seront fondées sur des sacrifiices.
Ainsi déjà pour l'aborigène australien, se déplacer dans ce qui nous semble
un désert, c'est se déplacer dans sa propre histoire.

4. Déplacements avec un terme défini: la fixation, l'exode.

Cette écriture millénaire transforme peu à peu le désert en un texte, en un


épais tissu de traces et de marques. Divers facteurs peuvent chasser ces
errants d'un domaine balisé à un autre quasi vierge, au moins pour eux,
provoquer une migration, laquelle peut être arrêtée par un obstacle naturel
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ou politique, le rivage d'une mer, la frontière d'un empire ; ou bien ce tissu


culturel devient si fort, si puissant, qu'il est nécessaire de garder les repères,
d'entretenir de mieux en mieux les tombes ; on assiste alors à une fixation.
Depuis l'errance indéfinie le trajet arrive quelque part. Cela est particuli
èrement net lorsqu'une civilisation errante entre en contact avec une autre
fixée depuis longtemps dont les monuments particulièrement impressionnants,
inévitables, sont automatiquement adoptés comme repères par l'autre.
Cette fixation peut n'être qu'en partie réalisée. On a alors une opposition
entre des « places fortes », cités, monuments, et une campagne beaucoup
moins définie. Il n'y a pas si longtemps encore dans bien des pays européens,
venir vers la ville, c'était passer d'une certaine errance à la fixation, il en est
toujours ainsi dans bien des régions de l'Afrique.
Si dans la civilisatoin errante l'arrêt du trajet individuel équivaut à sa mort,
la fixation d'un peuple entier, même si elle permet de jouir d'une affluence
économique sans commune mesure avec ce dont on avait l'habitude, d'accéder
à un langage incomparablement plus solide et plus efficace, est toujours vécu
d'une certaine façon comme une mort, une mort surmontée, fastueuse, une
sorte de vie d'outre-tombe. Chacun de nous garde plus ou moins enfouie
une nostalgie de l'errance. Partir en voyage, c'est revivre.
Inversement, une population fixée, peut par suite d'une invasion, d'une
catastrophe naturelle, être chassée de son domicile. Elle emporte tout ce
qu'elle peut de son avoir, n'a plus d'espoir de retourner un jour dans son
« chez soi » ravagé, détruit. C'est l'exode. Le langage antérieur, la connais
sance minutieuse du lieu, n'est plus d'aucune utilité, une immense nostalgie
se développe. On est à la recherche d'une autre fixation, d'une terre promise.
Tant que toute possibilité de retour n'est pas abolie, tant que l'on sent que
le langage perdu fonctionne encore quelque part, c'est l'exil, une des condit
ions de prédilection de l'invention poétique : entretenir le langage ancien,
le réactualiser, le rafraîchir.

5. Déplacements avec deux termes définis : le déménagement, Xémigration.

On est fixé, mais on abandonne un lieu défini pour aller vers un autre qui
l'est aussi, en emportant toutes ses possessions avec soi, en abandonnant ses
droits sur l'ancien. On ne reviendra pas. Un autre habitera l'ancien logis,
sans que l'on ressente en général aucune liaison avec ce nouveau venu. C'est
le déménagement. Le terme d'arrivée est en ce cas bien connu; on est allé
le visiter, on l'a choisi. Mais il peut aussi rester fort vague. On émigré. On
sait qu'on va vers l'Amérique ou l'Australie. On s'est renseigné, on s'est fait
faire des papiers, mais on n'a que peu de renseignements en fait sur ces
terres promises ; on emporte ses quelques possessions, on sait que l'on se
fixera mais on ne sait ou exactement.
Lorsque le terme d'arrivée est fixé d'avance, il a en général un attrait, on
le désire, il émet des signes. Ainsi la cité rayonne dans la campagne, même
si la population de celle-ci est entièrement fixée, jusqu*à être serve, appartenir
à la terre rayée de sillons de labour ou de terrassements comme de lignes
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d'écriture. De même l'horizon brasille pour l'émigrant des lueurs d'un


eldorado.

6. Déplacements avec terme double : Taller et retour.

Ici le terme d'arrivée coïncide avec le terme de départ. On est vraiment


fixé. On part, mais on laisse ses possessions, ses attaches, on conserve des
droits. Il est bien entendu depuis le début qu'on va revenir.
En supposant pour l'instant ce lieu d'enracinemnt, ce port d'attache, simple,
on peut distinguer une forme rectiligne et une circulaire, ceci indépendam
ment de la figure que celles-ci peuvent revêtir exactement lorsqu'on les suit
sur une carte. J'appelle rectiligne celui dans lequel le retour est exactement
l'inverse de l'aller, circulaire celui dans lequel on désire voir plus de pays,
et l'on choisit un autre chemin pour revenir. Celui-ci comporte en général
des étapes, alors que le premier est impatient, tendu aussi bien vers la
destination intermédiaire que vers le logis où l'on revient.

7. Affaires, vacances.

Le voyage rectiligne à l'état pur est le voyage d'affaires. On ne quitte pas


ses préoccupations. On n'accorde aucune attention au parcours. Plus vite
on sera là-bas, mieux cela vaudra, et plus vite on sera de retour. Mais il
est en général mâtiné de «vacances», voyage dans lequel le temps s'ouvre,
qui est un équivalent parfait de ce refuge qu'offrait la lecture dans le wagon
du métropolitain. Il suffit d'examiner la publicité vacancière pour voir à quel
point on y retrouve la blancheur mythologique de la page : c'est la plage
alors, ou le champ de ski. Quittez vos soucis ! Evadez-vous !
Dans cette vacance le voyage peut devenir théâtre. On mime un autre
voyage, on déménage quelque peu, on s'installe ailleurs pour quelque temps,
on cherche une région où vivre, on joue à l'émigration, à l'errance; ainsi
l'on campe, on retrouve la tente ou la belle étoile ; pour quelque temps on
n'aura plus de domicile fixe. On a en général un point de départ second (on
prend le train jusqu'à telle gare, il est en général trop difficile de commncer
à camper depuis son logis même), un point d'arrivée second (où l'on fait
envoyer son courrier «poste restante»), et entre les deux on erre en se
servant de quelques repères, on essaie de retrouver la lecture des signes
naturels. Se baignant dans l'errance originelle, on exorcice la terreur de
l'exode.

8. L'étranger.

Arrivant dans un lieu nouveau, et ceci sera particulièrement vrai pour le


voyage à l'étranger, où l'on parle une autre langue, dans la disponibilité des
vacances, je devrai me remettre à apprendre à lire. Les gestes ne seront pas
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les mêmes : autres manières, autres lois, autre code de la route. Je déchiffrerai
les affiches, les titres des journaux, les plaques des rues, parfois dans une
autre écriture, qui pourra offrir une énorme résistance (Chine ou Japon).
Mon installation provisoire, mon adaptation, mon repos, mon intérêt, dépen
dront en grande partie de ma faculté de lecture. Ma propre langue s'en
trouvera rafraîchie, j'y découvrirai des aspects insoupçonnés, mes manières
aussi ; mon logis quitté, ma patrie deviendront bientôt aussi séduisants qu'était
le pays de mon rêve enfin visité. Je désirais Venise ; Venise me fait désirer
Paris, Nevers, Maubeuge, l'illumine.
Certes tous les lieux n'ont point le même pouvoir ; ils sont de lecture plus
ou moins difficile, plus ou moins fascinante, plus ou moins efficace, et surtout
ils forment des systèmes les uns par rapport aux autres et par rapport au
lieu originel où l'on va retourner. Les vacances s'organisent alors en tours,
en tourisme.

9. Le retour au pays natal.

Il s'agit d'un thème romantique essentiel, non point le retour définitif,


mais son envers. Il est bien entendu que le jeune homme qui a quitté son
village pour Paris a adopté cette ville comme domicile. Il veut y revenir.
C'est là qu'il a laissé ses possessions, ses droits. Il déclare qu'il appartient
à Paris. Mais un jour il part à la recherche de lui-même, de cet ancien visage
abandonné, travesti, caché, trahi; souvent d'ailleurs ce retour au pays natal
est involontaire : c'est au hasard d'un voyage d'affaires, ou de vacances
mondaines, qu'il trébuche en quelque sorte dans son passé, et c'est le boule
versement. Un mur s'effondre en lui. Il fond en larmes, et reviendra dans la
capitale un autre homme.
Un refoulement si fort peut s'établir quant au pays natal lors d'émigration,
que l'individu même n'y peut revenir, ni même ses enfants ou petits-enfants
qui feront tout ce qu'ils pourront pour que personne ne puisse savoir qu'ils
sont venus autrefois d'Italie, de Pologne ou d'Irlande, changeront leur nom.
C'est le phénomène bien étudié aux Etats-Unis, dit de la troisième génération.
C'est seulement lorsque la famille aura l'impression d'appartenir enfin, d'être
bien adoptée par le pays nouveau, lorsqu'ils se sentiront avant tout Américains,
que les descendants voudront visiter le pays d'origine, renouer ces liens si
douloureusement tranchés. On voyage alors dans l'histoire de sa famille.

10. Pèlerinages.

Le mot désigne d'abord le voyage au tombeau d'un saint, puis au lieu


d'une apparition, site oraculaire ; on y apporte sa question, on en attend une
réponse, guérison du corps ou de l'âme. Le lieu saint se détache au milieu
de régions profanes ; il est la lucarne sur le paradis. Puis le pèlerinage
devient voyage aux lieux qui parlent, qui nous parlent de notre histoire et
de nous-mêmes. Ce sont les pèlerinages romains des renaissants. De même
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que la ville diffuse sa puissance sémantique dans les campagnes, de même


certains sites apportent la parole d'un moment historique fondamental qui
se détache parmi des époques plus vagues qu'elle éclaire, jusqu'à la nôtre.
Tous les grands voyages romantiques sont des aller et retour, et sont
des pèlerinages de ce type. Il me semble que l'Itinéraire de Paris à Jérusalem
en est une illustration particulièrement claire, outre le fait que le voyage
lui-même a été décidé dans un dessein parfaitement conscient d'écriture,
non point de ce livre-là mais d'un autre, les Martyrs, et qu'il forme pour la
littérature française du xixe siècle un prototype que de nombreux écrivains
postérieurs s'efforceront d'imiter :

« J'avais arrêté le plan des Martyrs : la plupart des Uvres de cet


ouvrage étaient ébauchés ; je ne crus pas devoir y mettre la dernière
main avant d'avoir vu les pays où ma scène était placée : d'autres ont
leurs ressources en eux-mêmes ; moi, j'ai besoin de suppléer à ce qui me
manque par toutes sortes de travaux. Ainsi, quand on ne trouvera pas
dans cet Itinéraire la description de tels ou tels lieux célèbres, il faudra
la chercher dans les Martyrs.
Au principal motif qui me faisait, après tant de courses, quitter de
nouveau la France, se joignaient d'autres considérations : un voyage en
Orient complétait le cercle des études que je m'étais toujours promis
d'achever. J'avais contemplé dans les déserts de l'Amérique les monu
ments de la nature : parmi les monuments des hommes, je ne connaissais
encore que deux sortes d'antiquités, l'antiquité celtique et l'antiquité
romaine ; il me restait à parcourir les ruines d'Athènes, de Memphis et
de Carthage. Je voulais aussi accomplir le pèlerinage de Jérusalem :
II gran sepolcro adora, e cioglie il voto.
Qui devoto
II peut paraître étrange aujourd'hui de parler de vœux et de pèleri
nages ; mais sur ce point je suis sans pudeur, et je me suis rangé depuis
longtemps dans la classe des superstitieux et des faibles. Je serai peut-
être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre sainte,
avec les idées, le but et les sentiments d'un ancien pèlerin. »

Dans chacun de ces lieux une grande tombe. L'Itinéraire tout entier est
un «long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes». Que de lectures
d'inscriptions !
Trois stations fondamentales, trois cités idéogrammes jalonnent le voyage
romantique idéal, jamais réalisé complètement: Rome, Athènes, Jérusalem,
accompagnées de tels ou tels satellites, compléments. De même que le
descendant d'émigré brise par son retour au pays d'origine le refoulement
de ses parents, de même Chateaubriand, dans sa lecture des cités ancestrales,
brise la fausse antiquité, le faux christianisme, qu'il hérite du xvnť siècle.
L'horizon qui sépare Paris de la Grèce ou de Jérusalem est aussi un horizon
mental.
Le voyage et l'écriture 13

11. A la découverte.

A ces voyages dans notre histoire que sont les pèlerinages romantiques,
nous permettant de relire autrement ce qui nous avait été transmis, il faut en
opposer d'autres, également aller et retour dans leur principe : les voyages
d'exploration.
On part cette fois pour une région inconnue, ou plutôt mal connue,
pressentie ; on ne peut que rarement se fier à des récits ou des plans, on va
de l'autre côté de l'horizon, physique ou mental, on l'agrandit. Miracle du
voyage de Magellan, quand, sans rebrousser chemin, on revient à son point
de départ.
Cette fois, il faut savoir lire les signes naturels, on retrouve dans les
parenthèses du domicile fixe l'errance primitive. Les récits des grands navi
gateurs ou explorateurs montrent que cette lecture exige en général un
maître. C'est, dans la plupart des cas, l'indigène, plus ou moins fixé, qui
apprend au découvreur à reconnaître les pistes, à identifier les repères, à
déceler les dangers. Le pays inconnu est déjà travaillé comme un texte,
même si l'indigène traducteur est souvent éliminé en fin de compte par
son dangereux élève.
Les terres véritablement désertes sont les plus longues à pénétrer ; il y faut
les instruments de la science la plus récente pour nous aider dans nos
jalonnements, et même sur notre planète (Antarctique) elles restent souvent
même aujourd'hui non parcourues.
Le voyage de découverte manifeste de la façon la plus saisissante les
phénomènes de marquage et d'écriture. On dresse une croix, un monument,
une tombe, on inscrit. La première chose que font les Américains marchant
sur la lune, c'est d'y planter un drapeau, et personne ne songe à s'en étonner.
Dans le cas où le tissu textuel de la terre nouvelle est déjà très dense, le
découvreur rapportera dans son pays les noms qui lui ont été enseignés par
ses maîtres indigènes, mais le plus souvent il va nommer, nouvel Adam,
nommer, inlassablement nommer chaque site qui se détache comme repé-
rable ; ainsi les mappemondes se couvriront d'appellations, le tracé des côtes
sera pratiquement dessiné par cette foule de vocables. L'explorateur, avant
le conquérant, recouvre de sa langue la terre qu'il parcourt.

12. Animation des termes.

Notre société nous a fixés, elle ne veut nous connaître qu'avec une adresse,
et ceci organise encore notre représentation de l'espace, sauf dans les inter
valles de vacances plus ou moins studieuses, laborieuses ; mais un examen
plus poussé nous montre que cette notion de domicile, ou d'enracinement,
est aujourd'hui de plus en plus complexe. En effet, ces termes dont nous
parlons sont eux-mêmes constamment animés de déplacements. J'ai évoqué
au début de cet essai le métro parisien. En fait, ce que quitte le voyageur
lorsqu'il part pour le club Méditerranée, ce n'est pas seulement son appar-
14 Michel Butor

tement du boulevard Barbes, mais c'est tout l'ensemble formé par celui-ci,
l'usine où il est contremaître ou la banque où il est employé, et le trajet
qu'il fait au moins matin et soir. De même, les villes qu'il va visiter, ce ne
sera pas seulement une chambre d'hôtel, mais un certain nombre de musées,
d'églises, de restaurants, de sites, rues et places qu'il parcourra, de tramways,
taxis et cars qu'il empruntera. Le voyage nous fait passer d'un premier
ensemble de trajets à un second.

13. Multiplication des domiciles.

Il y a des degrés dans le domicile, comme dans la fixation. Si j'ai mon


adresse à Paris, je puis aller si habituellement à Rome que je m'y retrouve
chez moi, je peux y avoir une chambre fixe chez des amis. Nous voyons se
multiplier les résidences secondaires. A partir d'un degré de fortune (à la
fois l'affluence monétaire et la chance), il devient impossible de distinguer
l'une d'entre eUes comme principale. On arrive à une forme supérieure de
nomadisme, union du domiciïe et de l'errance.
C'est bien ce qui se passait pour les rois et les grands seigneurs du Moyen
Age. Les chevaliers étaient errants par rapport aux serfs attachés à leur
champ. Les rois se promenaient de château en château. La fixation de la
monarchie à Versailles est le triomphe de la bourgeoisie parisienne qui réussit
à mimer dans sa ville l'absolutisme sémantique de la Rome d'antan.

14. Véhicules.

Ceci devient d'autant plus important que les divers domiciles fixes peuvent
être reliés par des domiciles mobiles. Les rois entre deux châteaux pouvaient
dresser leur tente. Evoquons ici en arrière-fond les palais démontables de
Koubla Khan dans Marco Polo.
C'est ici qu'il faut absolument faire intervenir dans notre typologie des
voyages la considération des divers véhicules. Certains en effet vont être
eux-mêmes domiciles; c'était le cas des bateaux autrefois, abrégés du monde,
et des roulottes des bohémiens que les sédentaires regardaient passer avec
effroi mêlé de quelque envie. Aujourd'hui de plus en plus, le domicile de
chaque habitant d'une ville est augmenté de cette pièce roulante qu'est son
automobile, dans laquelle il se sent chez lui, et où il transportera à sa guise
un nombre d'objets considérable par rapport à celui que pouvait emporter
le cavalier d'antan.
Et si l'on réussit à délier quelque peu cette notion de possession personnelle,
on imagine à quel point la notion de domicile fixe, avec toute la législation
qui s'y rattache, peut devenir périmée.
Le voyage et récriture 15

15. Suggestions.

A ces premières distinctions, il faut en conjuguer bien d'autres. Voici


quelques exemples : étudier les voyages selon
leur scansion : le trajet comporte-t-il des étapes, et de quelle longueur ?
à l'intérieur de ces étapes, y a-t-il changement de véhicule ou de mode de
déplacement? on s'aperçoit que presque tous nos voyages sont à véhicules
ou modes de déplacement mêlés, et que leur scansion est étroitement liée à
ceux-ci, à la forme générale, à l'intention,
leur vitesse,
leur équipage,
leur compagnie : voyages solitaires, celui du chevalier errant dans les
romans du Moyen Age, voyages en famille, voyages en groupe, voyages
d'une société tout entière, voyages à rencontres (auto-stop), voyages de
retrouvailles familiales, voyages dont les étapes sont marquées par des
« connaissances », des « relations », des « hôtes ».

16. Verticales.

Mais même au point de vue de la géométrie du trajet, il faut faire inter


venir une autre dimension. Nous n'avons considéré jusqu'à présent que des
déplacements plans, sur une surface. Occupons-nous un peu des épaisseurs :
voyages d'ascension : gravir une montagne (Le Purgatoire de Dante),
s'élever en ballon, en avion, en fusée ; ils sont caractérisés par un élargiss
ement progressif de l'horizon ou du système de référence : du point d'arrivée
on situe le point de départ : le trajet de la lecture s'accomplit naturellement
dans la découverte de ce vecteur ascensionnel, lequel a besoin d'être complété,
équilibré par son envers ;
voyages de descente (L'Enfer de Dante, tant de pages de Hugo, Le Voyage
au centre de la Terré), dans lequel un rétrécissement provisoire de l'horizon
nous fait déboucher sur d'immenses cavernes, nous fait remonter à la surface
de l'autre côté de l'horizon normal, dénonce cette surface comme mensonge.
Il s'agit d'une ascension renversée, renversante, où le point d'arrivée situe
le point de départ mais en lui faisant subir un retournement (c'est pourquoi
ce point d'arrivée est si souvent conçu comme un centre), en le forçant à
l'aveu.

17. Nerval et Chateaubriand.

Examinons par exemple Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, par


rapport à L'Itinéraire de Paris à Jérusalem. L'auteur d1 Aurélia évite avec
soin les trois étapes essentielles, les trois maîtres-mots de celui des Martyrs :
Rome, Athènes, Jérusalem. Il va au contraire choisir dans son trajet trois
16 Michel Butor

villes intermédiaires pour en faire ses stations principales, et en les prenant


dans l'ordre inverse : Le Caire, Beyrouth, Constantinople.
Constantinople, capitale d'empire, sera le substitut de Rome, Le Caire,
avec la science égyptienne, celui d'Athènes, Beyrouth, avec la proximité des
Druses et de leur messie Hakem, celui de Jérusalem. Non que ces trois villes
puissent aucunement à ses yeux remplacer les trois villes traditionnelles de
l'Occident, mais y voyager c'est devenir capables de déceler ce qu'il y a de
mensonge dans l'énoncé que nous proposent celles-ci.
Alors que Chateaubriand quitte la France pour permettre à son livre d'être
véridique, et ceci non seulement en ce qui concerne le paysage, parce que
la parole de ces trois lieux est déformée par le xvme siècle français, et qu'en
se retrouvant sur place on devient capable de l'entendre dans toute sa gloire,
Nerval estime qu'il n'est pas suffisant de se rendre à Rome pour éliminer les
déformations du texte romain, que l'altération ne se situe pas seulement entre
Rome et Paris, mais déjà dans la ville impériale et papale. Il est donc néces
saire de se poster dans un point d'écoute extérieure pour déceler les fissures
de la surface romaine, saisir ce texte d'en dessous.
Le voyage de Chateaubriand reste pour Nerval un voyage de surface.
Lui-même calcule le sien en utilisant des centres annexes, foyers d'ellipses
englobant les principaux, qui lui permettront de mettre en évidence par des
parallaxes toute l'épaisseur de piège que recèlent ces centres normaux.
Parcourant les rues ou les environs du Caire, de Beyrouth ou de Constant
inople, Nerval est à l'affût de tout ce qui lui permet de pressentir une
caverne s'étendant au-dessous de Rome, Athènes et Jérusalem.
Laquelle est toujours atteinte au détour d'un récit, d'une fiction; la seule
descente véritable, prélude d'ailleurs à un récit, servant de métaphore ou
sacrement à toutes les autres, est celle de la pyramide.
La science de la pyramide, la sagesse maçonnique, se présente comme
fondation de celle d'Athènes. La passion de Hakem, le séjour de Hakem
dans le maristan, l'hôpital des fous, étant ici l'équivalent du voyage souterrain,
oppose une autre incarnation à celle du Christ mort à Jérusalem. Enfin, dans
les nuits du Ramadan, le conteur nous mène avec Adoniram dans le monde
souterrain où non seulement l'empereur Salomon, mais le Jéhovah même
dont il tire sa puissance si lourdement apparente, se révèlent comme des
usurpateurs.
Et comme les trois villes de Chateaubriand communiquent, Rome rassem
blantavec ses empereurs et papes l'héritage, le testament d'Athènes et de
Jérusalem, mais en les brouillant quelque peu, de même les cavernes de
Nerval communiquent les unes avec les autres : le messie des Druses a vécu
sa passion au Caire, c'est parce qu'il s'étend sous Jérusalem que le monde
souterrain d'Adoniram finit par miner le sol de Rome même.
Certes, il y avait bien dans L'Itinéraire une présence du souterrain, à
cause du thème fondamental des tombeaux, mais il suffit à l'un de relever les
monuments et inscriptions, c'est-à-dire ce que l'on a retenu du mort au
moment de son ensevelissement, de sa transformation en caractère, tandis
que l'autre veut arracher aux morts le secret de ce que l'on n'a justement pas
Le voyage et récriture 17

voulu retenir. C'est pourquoi Nerval est obligé de découvrir des voies obliques
pour se faufiler sous les dalles.
Le pèlerinage de Chateaubriand est un voyage dans l'histoire, celui de
Gérard de Nerval dans le mensonge de l'histoire.

III. Le voyage comme ècrttube

1. La bibliothèque des voyages.

Enfin puisque notre propos est avant tout de mettre en évidence les liaisons
entre le voyage et le livre, il faudrait étudier les déplacements selon leur
degré de littérarité.
Tous les voyages romantiques sont livresques. Lamartine, Gautier, Nerval,
Flaubert, etc., corrigent, complètent, varient le thème posé par Chateaubriand.
Dans tous les cas il y a des livres à l'origine du voyage, livres lus (en
particulier L'Itinéraire), livres projetés (à commencer par Les Martyrs),
les voyageurs lisent des livres pendant leurs voyages,
ils en écrivent, la plupart du temps ils tiennent leur journal,
et toujours cela donne un livre au retour, sinon nous n'en parlerions pas.
Ils voyagent pour écrire, et voyagent en écrivant, mais c'est parce que
pour eux le voyage est écriture.

2. Signatures.

Il en est ainsi dès l'errance primitive. La horde se déplaçant fraie des


pistes, isole des repères, jalonne son espace, y inscrit ses tombes. Le décou
vreur marque la terre sur laquelle il aborde. Nos voyageurs vont laisser leur
brace dans les villes de leur pèlerinage : que de registres signés, de livres
d'or, d'inscriptions memento. Et dans ces livres, quelle émotion toujours
lorsque le voyageur découvre la trace d'un voyageur antérieur !
Laisser trace de son passage, c'est appartenir au site, c'est devenir Romain
soi-même, Athénien ou Cairote, et donc c'est non seulement revenir chez
soi dans la lumière de ces lieux-idéogrammes, mais c'est aussi faire de son
existence même un « trait » que l'on espère indélébile du signe visité. Pour
les voyageurs postérieurs, il est certain qu'aller à Athènes c'est aussi, dans
une bien mince mesure sans doute par rapport à d'autres acceptions, mais
définitivement, aller voir la ville visitée par Chateaubriand, cette visite étant
liée à certains de ces autres traits, les éclairant d'une certaine manière.
Mais si l'on comprend bien que les soldats de l'armée napoléonienne aient
voulu absolument marquer leur passage en signant, avec quelle vigueur
d'entaille, les casemates supérieures du premier pylône du grand temple
de Karnak, et s'il est certes émouvant pour nous de les y trouver, à partir
du moment où un tissu textuel d'une grande densité recouvre le sol ou le
18 Michel Butor

site, le voyageur moderne a scrupule à y laisser une marque perturbatrice


qu'il juge trop peu intéressante par rapport à ce qu'il détruirait.
Aussi au touriste primaire succède bientôt celui qui, conscient du trouble
qu'il apporte à ce lieu où il vient se rafraîchir et s'instruire, rêve de le laisser
intact, non seulement d'y être seul étranger, mais d'y être un étranger en
quelque sorte invisible, sans poids, sans crasse, en quelque sorte un fantôme,
qui ne laisserait nulle trace. Nous retrouvons sous une autre forme notre
mythologie de la page blanche.

3. Le livre comme marque.

A la marque directe, laquelle risque de détruire les signes antérieurs ou


même leur absence, on va dès lors souvent préférer une marque plus respec
tueuse, plus élégante, en fin de compte souvent plus décisive, par objets
représentatifs, le livre étant un exemple eminent de ceux-ci. Nous avons déjà
mentionné, dans les voyages de découverte, le rôle essentiel des nominations,
lesquelles vont souvent s'inscrire sur le lieu même (parfois après un temps
fort long : ainsi les noms donnés à leurs momllages par les premiers navi
gateurs portugais le long des côtes du Brésil sont maintenant inscrits sur
des gares, des embranchements de routes, des plaques de rues, etc.), mais
ďabord sur les cartes et dans les récits.
C'est le voyage même qui nomme les lieux. Mais une fois ceux-ci nommés,
les voyages successifs vont les répéter dans un ordre ou dans un autre. Ces
mots très complexes que sont les grands sites vont être enchaînés par le
voyageur dans une phrase. Du fait qu'il y va par Venise, Athènes, Constant
inople, Chateaubriand aborde le « terme » Jérusalem d'une certaine façon.
Telle étape va faire effet de parenthèse, de digression, telle autre est au
contraire un moment essentiel de l'argument. La grammaire du livre s'effo
rcerade restituer celle du trajet.

4. L'écriture comme voyage.

Il n'est d'ailleurs pas indispensable qu'il y ait livre ; il suffit qu'il y ait trace,
quelle qu'elle soit, enregistrement du voyage, et c'est justement ce qu'il est
difficile aujourd'hui d'éviter. Le seul fait que je dispose dans mon itinéraire
les villes ou sites dans un certain ordre me fait décrire sur la surface de la
terre, ou même dans son épaisseur, un signe stable. Puisque j'ai déjà proposé
une science, je puis bien proposer un art : celui qui consisterait simplement
à voyager, peut-être en laissant quelques traces ici et là, mais celles-ci étant
purement subordonnées à l'effet général, telle innovation dans l'itinéraire,
tel changement de véhicule, ou telle station prolongée pouvant susciter
autant d'admiration ou de commentaires qu'une belle expression dans un
grand poème.
Mais quelle ressource apporte le livre, sous toutes les formes qu'il s'annonce
aujourd'hui susceptible de revêtir (et rêvons un instant à tous ces intermé-
Le voyage et Técriture 19

diaires imaginables entre ce voyage de pure exécution, improvisation pré


parée, et sa partition livresque), puisqu'à partir du moment où il devient
le principal moyen par lequel le voyageur marque le lieu de son passage, il
lui est loisible, en travaillant sur le livre, de travailler considérablement sur
cette marque.
Si le voyage des romantiques aboutit à la composition d'un livre, c'est que
dans récriture de celui-ci, c'est bien la même activité qui se poursuit. Si la
lecture est déjà traversée, même si elle ne se prétend parfois qu'une traversée
éblouie dans le nuage de la blancheur, l'écriture, toujours lecture en trans
formation, l'est nécessairement bien davantage.
Les termes Rome, Athènes, Jérusalem, disposés dans un certain ordre
par la phrase de mon voyage, comme je puis les faire varier, instruit par
celui-ci, dans le récit que j'en propose, que de souterrains, que d'obliques,
il m'est alors possible de découvrir.

5. Envoi.

J'écris rarement sur place. Je ne tiens pas de journal de voyage. Je parle


d'un lieu dans un autre et pour un autre. J'ai besoin de faire voyager mes
voyages. Entre deux termes d'une de mes phrases, ou d'un de ces sites
verbaux que je détache et marque, la terre tourne.
Je me suis constitué ainsi tout un système de patries que j'améliore peu
à peu,
ou plutôt :
je me suis constitué ainsi en un système de patries qui s'améliore peu à peu,
ou plutôt :
tout un système de patries qui s'améliore me constitue ainsi peu à peu.
Et j'envoie ce texte, depuis les Alpes-Maritimes, à la fois à Paris et en
Australie, pour qu'il se diffuse en bien d'autres lieux.

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