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ANALYSE DE LA « RÉPONSE »
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donc pas à lui refuser la qualité de « politiquement utile »,
étant entendu par M. de Broglie qu'on accorde le qualificatif
d'utile « non seulement aux actes qui n'entraînent aucun incon-
vénient pour le bien qu'ils doivent servir, mais à tous ceux
qui entraînent plus a avantages que d'inconvénients. Sinon,
que ne déclare-t-on aussi les opérations chirurgicales toujours
funestes pour la santé, puisqu'elles ont toutes l'inconvénient
de faire une plaie dans de la chair saine ! »
M. de Broglie, voulant « multiplier les exemples analogues »,
envisage « le cas où l'État est menacé de guerre civile par un
agitateur dangereux dont on ne peut se débarrasser que par
Il des voies perfides. » Solution : « l'acte serait immoral en soi,
c'est-à-dire contraire à la vertu de celui qui le commet ; mais
à considérer ses conséquences probables, il apparaîtrait bien
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plus utile que nuisible au règne général des vertus dans l'en-
1" semble de l'État.
il
Et enfin, voici le cas d'un « tyran païen, foncièrement hostile
au christianisme, mais qui ouvrirait cependant son pays aux
11 missionnaires, parce qu'un tel décret serait exigé de lui par une
femme dont il sollicite l'adultère. A se placer au point de vue
moral, le décret du prince est un acte mauvais, car il est vicié
par l'intention qui l'inspire ; et cependant, quel chrétien osera
i dire que, pour la moralité générale du peuple, cette décision
concrète qui a ouvert tout le pays à l'Évangile, est moins profi-
table que funeste. » Voilà donc un acte immoral qui est poli-
tiquement utile, même dans l'hypothèse où le bien politique se
ramène tout à la pratique de la moralité.
2° Mais cette hypothèse même, à laquelle M. de Broglie s'est
si longuement attardé, ne lui paraît pas admissible. En fait,
selon lui, le bien public est « chose bien plus vaste, bien plus
complexe, que le seul règne de la vertu. » Que la vertu fasse
intrinsèquement partie de ce bien-être complet, durable' et ter-
restre en quoi consiste le bien public, d'accord. Mais la pratique
des vertus « n'est que le bien propre des âmes qui sont ou
seront dans la patrie ; il n'inclut en soi ni les autres biens qui
concourent au bonheur de l'homme, ni même les perspectives
indéfinies d'avenir terrestre heureux ouvertes devant la race :
puisque un peuple vertueux peut souffrir et même disparaî-
tre. » Le bien public, ce n'est donc pas « la vertu pratiquée par
tous >• ; c'est « le bonheur terrestre complet et indéfiniment
durable dans la race. »
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CRITIQUE DE LA REPONSE »
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i y ment heureux que dans et par la vertu ; isolés de la vertu, ils
le sont de la félicité humaine et ne méritent plus qu'on les
V des biens humains.
appelle, au sens technique,
fl ï D'autre part, M. de Broglie flétrit agréablement « le magique
ff pouvoir » que certains accordent à la vertu d'être toujours et
A partout profitable. Et s'agissant spécialement de vertus poli-
tiques, ne découvre-t-il pas « une ombre de judaïsme charnel »
à ce que la fidélité au devoir patriotique serve toujours ot de
plein droit le bien spécifique de la patrie ? Avouons que le
contraire serait encore beaucoup plus scandaleux. Quelle
« transcendante noblesse » pourrait perdre la vertu si, sans
défaillance, elle réalisait sa fin qui est de nous rendre humai-
V
nement heureux ? « Hygiène supérieure ? » Après tout, pour-
quoi pas ? Est-ce une injure, quand on songe à la santé de
l'animal raisonnable au lieu de s'en tenir à la santé de l'ani-
i
mal tout court ? Nous disons bien, en ce sens, que le péché,
il comme une maladie, lèse l'harmonie ou le fonctionnement de
lia;
m notre organisme humain.
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essentiel et nécessaire entre les deux sciences ; en ceci, de
plus, que, si rapport il y a, les termes en sont posés de telle
sorte par M. de Broglie que la morale se trouve placée au
service de la politique : bien loin d'assigner à celle-ci sa fin,
la morale fournit, quand elle en est priée, à la politique des
éléments utiles à la réalisation de la fin politique. Ainsi, pour
avoir apparemment porté aux nues le domaine essentiel de la
morale, se trouve-t-on réduit à lui interdire tout contact direct
avec les affaires publiques qui se déroulent en ce bas monde,
sauf le biais d'une subordination accidentelle à la politique.
IliV Celle-ci d'ailleurs, étant chez elle en ce monde, usera ou non, à
son gré, pour ses propres fins, non seulement en pleine auto-
nomie mais en pleine indépendance, des services que lui offre
sa servante. Il ne suffit pas, dans d'autres ordres d'idées, de
constater que la connaissance de la physique est indispensable
au théoricien de la musique ou qu'un bon architecte doit deman-
der a la géométrie les données indispensables à son art, pour
1 conclure que la physique dicte sa fin à la musique ou que le
géomètre utilise à son service l'architecte. L--'erreur de M. de
Broglie est de cette sorte.
H» Qu'on le note bien, d'ailleurs, nous sommes très loin de sou-
tenir que la pratique des vertus morales individuelles ne sert
pas le bien public. Mais nous évitons, en affirmant l'utilité
politique des, vertus individuelles, de subordonner la morale
à la politique, grâce à une considération dont M. de Broglie
s'est interdit de faire état. Nous ajoutons que le bien public
consiste formellement dans la pratique des vertus morales
publiques : dès lors, les vertus s'épaulent les unes les autres,
les vertus individuelles facilitent l'acquisition et l'exercice des
vertus politiques, mais la primauté de la morale n'y perd rien.
Elle étend son domaine sur d'autres activités humaines et c'est
tout. Nous reviendrons sur cette vérité essentielle en terminant.
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qui est son seul principe, le seul jour qui l'éclairé, sans se sou-
cier directement du bien public, qui est le point de vue de la
politique, la morale nous demande du « civisme », des vertus
politiques, ce qui est en fait nous recommander le bien public.
Abordons maintenant les choses de l'autre biais, en nous
mettant aux ordres de la Politique. Que nous dit-elle ? Parlant
cette fois au nom du bien public, au nom du bien commun de
la Cité humaine, sa voix, n'en déplaise aux positivistes, nous
parle principalement de vertus. Et nous ne visons pas ces
embryons de vertus qui préparent la prudence politique et
concourent d'une manière élémentaire à son intégrité : connais-
sance de l'histoire, intelligence du temps présent, assimilation
aisée d'une documentation complexe, pénétration du jugement,
fermeté et délicatesse de raison pour établir entre les faits des
connexions nécessaires. Tout cela est requis au gouvernement
des autres, comme d'ailleurs sur un moindre pied au gouver-
nement de soi-même ; mais la politique exige davantage. Elle
nous entraîne effectivement sur une voie où tout nous parle
de vertu. De vertu politique, s'entend, car il s'agit de constituer
entre ces hommes groupés politiquement le réseau de relations
sociales en quoi consiste essentiellement le bien commun.
Cependant, ne vous hâtez pas d'exclure la morale de cette cité ;
non seulement la politique la rappellerait, 'pour s'en servir,
ayant reconnu le bienfait social des vertus morales ; mais la
politique périrait, faute de rencontrer son objet propre, si vous
dé-moralisiez les vertus politiques. La vertu politique, en effet,
énergie réalisatrice du bien commun, travaille à une oeuvre
essentiellement humaine, et donc morale. Le tout n'est pas
de durer, de vivre, de passer quelques années de plus dans
l'état politique présent ; l'essentiel est, puisque l'on vit en
société politique, d'y trouver un réseau de relations sociales
convenables à notre vie humaine ; on rencontre parfois entre
les hommes certaines inégalités qui dégradent ceux qui les
supportent, comme aussi une certaine égalité niveleuse funeste
au déploiement des libres et diverses activités humaines. Et
sans doute les vertus morales individuelles concourent éminem-
ment à instituer et à embellir ces relations dignes de l'homme.
Mais elles n'y suffisent pas. Il y faut en outre, et essentielle-
ment, le règne de la justice sociale, fin que ne perd jamais
des yeux le vertueux politique et en vue de laquelle s'exerce
sa prudence politique. Justitia est per quant homines sibi invi-
cem ratione conveniunt et communicant (S. Th. in epist. Rom.
ll.'â
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l'immoralité favorise jamais la Politique. Ce fait anormal ne
révèle que le vice du régime : cet Etat n'est plus l'organe sain
d'une saine politique- Que faire alors ? Le pire serait de compo-
ser avec l'immoralité, d'en faire le mol oreiller d'une politique
d'abandon, de considérer sans trouble les injustices et de croire
que tout cela, pour n'être pas moral, n'en est pas moins poli-
tique. Mille fois non ! Si l'Etat est vraiment incurable, qu'une
révolution pourvoie à son remplacement ; cela vaudra mieux
politiquement que d'éterniser son agonie par des concessions
P à l'immoralité publique. Si l'Etat n'est que partiellement
PU atteint, la solution énergique, la plus morale, est encore la meil-
leure pour lui ; c'est en se réformant qu'il deviendra ou rede-
' viendra l'agent de la civilisation dans les circonstances nou-
Itui-tî velles et qu'il méritera de prospérer. L«effort moral engendre
le progrès politique.
Âmance-lez-Nav,cy.
J. TONNEAU,0. P.
il !
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