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froide était censé être derrière nous. Et par ailleurs,


à cette époque, lorsque les États-Unis appuyaient le
Un monde «trumpien» ou la loi du plus
renversement de Salvador Allende au Chili ou que
fort les Soviétiques recouraient au « parapluie bulgare »,
PAR THOMAS CANTALOUBE
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 9 OCTOBRE 2018 deux exemples parmi des centaines d’autres, il y
avait suffisamment de monde dans l’autre camp
L’accession de Trump à la Maison Blanche a libéré
pour dénoncer, protester ou se moquer, garantissant
les pulsions autoritaires et liberticides dans le monde.
que ce genre d’action aurait des conséquences
Poutine, Ben Salmane, Erdogan ou Xi Jinping se
dommageables.
sentent désormais libres de tuer, kidnapper ou réduire
au silence leurs opposants.
Quel rapport y a-t-il entre la disparition et
l’assassinat probable d’un journaliste saoudien dans
son propre consulat, l’arrestation et l’expulsion
d’espions russes soupçonnés de préparer une
cyberattaque aux Pays-Bas contre l’Organisation
pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et
Donald Trump et Vladimir Poutine à Helsinki en juillet 2018. © Reuters
la démission forcée du président d’Interpol retenu
en Chine ? Ou encore entre l’affaire Skripal, la Aujourd’hui, Vladimir Poutine peut se permettre
détention du premier ministre libanais à Riyad, les d’envoyer ses nervis en Grande-Bretagne pour tenter
opérations de perturbation des élections américaines d’assassiner un espion ayant fait défection, le rater
en 2016 et les meurtres de journalistes qui se et tuer deux innocents à la place, sans recevoir autre
multiplient ces derniers mois (en Bulgarie, en chose qu’une mauvaise série de unes des tabloïds
Slovaquie, à Malte), sans même parler des entraves de Sa Majesté. Le prince héritier d’Arabie saoudite
permanentes à la liberté de la presse en Russie, en Mohammed ben Salmane peut capturer le premier
Égypte ou en Turquie ? ministre d’un autre pays, l’assigner à résidence
pendant une semaine avant de le relâcher, sans même
Il y a bel et bien un point commun entre tous ces se voir privé de réception officielle à l’Élysée ni voir
événements qui ont scandé ces derniers mois, à la s’interrompre le flot des fournitures d’armes pour ses
conjonction des rubriques faits divers et des forums généraux déjà suréquipés. Le président turc Recep
de géopolitique. C’est l’impunité de celui qui tient le Tayyip Erdogan peut écraser du talon la liberté de
bâton et s’en sert. C’est la vengeance du malfrat qui la presse, l’Union européenne continue de lui verser
ne supporte pas la moindre critique. C’est le mutisme des subsides pour stopper les migrants afin de les
du témoin d’un viol collectif qui préfère se taire parce empêcher de pénétrer la forteresse Europe.
qu’il a reconnu des amis parmi les criminels. C’est la
loi du plus fort érigée en principe d’action politique. La realpolitik a bon dos.
C’est Donald Trump. Quant à Donald Trump, il peut refuser de faire la
Pour les amateurs d’histoire contemporaine, rien différence entre militants antiracistes et néonazis,
ne paraît neuf : ni les assassinats de journalistes vouloir revenir à l’ère du charbon et qualifier toute
critiques, ni les activités d’espionnage audacieuses, information qui ne lui sied pas de « fake news »,
ni les disparitions forcées d’opposants. De fait, la il continue d’être qualifié d’« ami » par Emmanuel
guerre froide regorge de ces histoires malfaisantes, Macron et de partenaire par le reste des démocraties
auxquelles on pourrait ajouter les récits de coups occidentales et asiatiques.
d’État, de retournements de veste et de chasses aux
sorcières. Mais justement, le monde de la guerre

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Donald Trump, justement. L’éléphant orange dans le des Nations unies tout en les critiquant, elle entretenait
magasin de porcelaine. Il serait bien trop facile de l’idéal du melting pot plutôt que de traiter ses voisins
lui coller sur le dos toutes les dérives autoritaires et plus hâlés de criminels et de violeurs.
liberticides enregistrées ces dernières années. Mais Les ogres que sont Poutine, Erdogan, Ben
force est de constater qu’elles se multiplient depuis son Salmane ou Xi Jinping savent qu’ils ont la
élection à la tête de la première puissance mondiale. voie dégagée
Ce n’est évidemment pas un hasard.
Le magistère américain de la parole servait ceux qui y
Trump aime les autocrates. Il ne s’en est jamais caché. croyaient et permettait aux sceptiques de pointer son
Cela fait bien longtemps qu’il professe son admiration hypocrisie. Sous Donald Trump, tout cela s’écroule.
pour Poutine et, maintenant qu’il occupe la Maison Le président des États-Unis n’aime pas les processus
Blanche, il n’a cessé de louer les monarchies du démocratiques (il déteste qu’on lui rappelle qu’il
golfe Persique, le maréchal égyptien al-Sissi, et tout a recueilli 3 millions de voix de moins que sa
récemment, son nouvel ami pour la vie, Kim Jong-un. concurrente et refuse d’enquêter sur la manipulation
Il suffit de lire le livre de Bob Woodward pour se des élections par la Russie), il insulte les médias qui ne
rendre compte de l’attitude du magnat de l’immobilier sont pas à sa botte et il refuse de faire le tri entre alliés
vis-à-vis du pouvoir : « Si j’en ai, pourquoi ne puis-je et antagonistes sur la base de la nature et des pratiques
pas l’utiliser comme bon me semble ? » des différents régimes, adoptant pour seul critère ce
Pour Trump, les normes établies, dont certaines ont qu’ils disent de lui (Saoudiens flagorneurs = gentils,
survécu à une guerre civile et deux guerres mondiales, Iraniens insultants = méchants, Xi Jinping conciliant
ne méritent pas d’être garanties si elles s’opposent à = ami, Trudeau récalcitrant = ennemi).
un gain politique à court terme. Il déteste les contre- Quelle remontrance, aussi fallacieuse soit-elle, les
pouvoirs, en particulier la presse, il n’aime pas qu’un États-Unis peuvent-ils prodiguer à un Viktor Orbán
processus bureaucratique apaisé puisse modérer ses qui lamine la justice et l’opposition dans son pays
impulsions, il abhorre la coopération internationale. quand l’ex-bras droit de Trump chante les louanges du
Les faibles ne méritent pas d’être protégés : autrefois, Hongrois ? Quel modèle de coopération internationale
c’était les locataires impécunieux qu’il expulsait de peut être proposé à l’Iran quand la Maison Blanche
ses immeubles, aujourd’hui, ce sont les Palestiniens s’essuie les pieds sur un traité laborieusement négocié
qui ne méritent pas d’être protégés face au bulldozer dont l’encre est à peine sèche ? Quelle incitation y a-t-il
israélien. à lutter contre les fléaux de la corruption et de l’évasion
Même sans être naïf sur la réalité du pouvoir américain fiscale quand l’homme assis derrière le bureau ovale a
et la distance qui a toujours séparé les beaux discours dissimulé sa fortune ainsi ?
pour la galerie des meurtres en coulisses, les États- La « trumpisation » du monde ne serait pas aussi
Unis ont longtemps donné le ton de la partition inquiétante si d’autres nations démocratiques étaient
des nations. Même quand Washington armait les capables de prendre la relève pour contrer les actions
escadrons de la mort en Amérique latine, elle ne de plus en plus bravaches et provocatrices des
menaçait pas d’annihiler ses opposants grâce à l’arme autocrates russes, chinois, turcs, arabes, polonais et
atomique (Trump à Kim Jong-un : « Mon bouton l’on en passe. L’Union européenne est aux abonnés
[nucléaire] est plus gros que le tien »). Même quand absents, minée par ses contradictions internes et ses
les Bush s’attaquaient par deux fois à l’Irak, ils propres doubles discours sur la démocratie (le gavage
cherchaient le consentement de l’ONU. La Maison du traité constitutionnel de 2005 dans la gorge des
Blanche respectait une presse forte, même quand citoyens, la porte ouverte aux lobbies bruxellois).
elle faisait chuter un président (le Watergate) ; elle Quant aux trois pays européens qui comptent sur la
continuait de verser son obole aux différentes missions scène internationale, leur aura, même mineure, est

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affaiblie. La Grande-Bretagne est enlisée dans son enterrant les espoirs de transformation démocratiques
impossible Brexit et les mensonges politiques qui l’ont d’une génération de jeunes Arabes qui promettaient,
promu. L’Allemagne refuse toujours d’endosser le justement, un nouveau modèle.
moindre rôle de modèle, sauf en matière économique. Face à des pays à la démocratie anémiée et aux
voix qui ne portent plus à force d’avoir trop promis
et trop menti, les ogres que sont Poutine, Erdogan,
Ben Salmane ou Xi Jinping savent qu’ils ont la
voie dégagée pour croquer leurs ennemis et le faire
ouvertement, sans plus avoir à se dissimuler. Et
leurs émules moins puissants, les Orbán, Kaczy#ski,
Noriega, ont eux aussi compris qu’ils pouvaient suivre
le même chemin sans risquer grand-chose.
Des imitateurs de Trump et de Kim Jong-un lors
des JO en Corée du Sud, en février 2018. © Reuters Tout cela était déjà en germe et parfois bien présent
La France, elle, se montre toujours incapable de avant l’élection de Donald Trump à la Maison
définir une politique étrangère qui ne ressemble pas Blanche, mais beaucoup de ces forces autoritaires
à un slalom entre héritage colonialiste, nostalgie et liberticides avançaient masquées. De peur de
du gaullisme et réalisme imperturbable. Tous les contrarier et d’être pointées du doigt par l’unique
présidents récents ne cessent de se gargariser de « la superpuissance qui, bien qu’ayant perdu de sa superbe,
patrie des droits de l’homme », tout en appuyant un continue de contrôler banques et agences de notation,
Paul Biya ou un Ali Bongo et en déroulant le tapis la plupart des nouvelles technologies et un formidable
rouge aux religio-réactionnaires saoudiens ou qataris appareil de renseignement et d’assaut. Par calcul
pourvu qu’ils achètent des Rafale ou des palaces opportuniste (souvent), par atavisme, et parfois même
parisiens. Quant au « modèle français », il n’existe que par idéalisme, les États-Unis usaient de ces atouts pour
dans la tête de ceux qui emploient cette expression. À promouvoir une certaine vision des libertés héritée
qui une présidence isolée, une assemblée aux ordres, des Lumières et des guerres mondiales. Aujourd’hui,
une presse d’industrie, un capitalisme de connivence, Trump se sert de ces institutions pour son gain
une laïcité paranoïaque, des minorités ghettoïsées ou personnel et la promotion du chaos qu’il véhicule avec
une technocratie omnisciente font-elles envie ? lui.
Les « nouvelles démocraties » prometteuses des Les autocrates et leurs aspirants l’ont bien compris.
années 1990 ne se portent guère mieux. L’Afrique du Si Washington persiste sur cette route et si ni
Sud est engluée dans la corruption et le népotisme. les Européens, ni les Asiatiques, ni les nouvelles
Le Brésil s’apprête à élire un nostalgique de la puissances de l’ancien tiers-monde ne parviennent à
dictature. Les exemples naguère vertueux d’Amérique reprendre le flambeau avec un minimum de sincérité,
du Sud sombrent dans l’autoritarisme, le marasme de conviction et d’assurance, alors, le nombre de
économique, ou les deux. En Asie, la Corée du Sud et journalistes qui devront policer leurs écrits, le nombre
le Japon sont concentrés sur leurs propres difficultés et d’intellectuels qui devront renoncer à s’exprimer, le
guère enclins à se porter sur le devant de la scène pour nombre d’expatriés qui ne rentreront plus dans leur
brandir un étendard. Du côté des ex-pays communistes pays, le nombre de réfugiés politiques qui devront
d’Europe orientale, Václav Havel et Lech Walesa surveiller leurs arrières, le nombre d’officiels autrefois
n’ont pas fait d’enfants. Enfin, pour parachever ce intouchables qui devront se méfier du moindre
rapide tour d’horizon, les « révolutions arabes », déplacement, va drastiquement croître.
si enthousiasmantes, de 2011 ont fait long feu,

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