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WALTER MOSER La Mise a l’essai des discours dans L'Homme sans qualités de Robert Musil* I LE LITTERAIRE ET LES AUTRES DISCOURS ‘Lécrivain ... est le guetteur qui est 4 la croisée des discours’ (p. 26), et ‘la littérature prend en charge beaucoup de savoirs’ (p. 17): ces deux for- mules tirées de la Lecon de Roland Barthes circonscrivent l'aspect spécifi- que du littéraire auquel sera consacrée cette étude, dans la littérature en général et dans I'ceuvre de Robert Musil en particulier. II s‘agit d'explorer les liens que le discours littéraire entretient avec les autres discours.* * Ce travail est rattaché a une recherche sur I'interaction des discours que l'auteur poursuit grace a une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. 1 Pour ce qui est de la problématique du discours et de l'emploi que je fais de ce terme, je mappuie sur les travaux de Michel Foucault, en particulier L'Archéologie du savoir et LOrdre du discours. Par moments, je me référe également a Tzvetan Todorov (Les Genres du discours), ses définitions ayant Yavantage détre plus ‘maniables’ pour des fins d'analyse. Voici sa définition de ‘discours': Un discours nest pas fait de phrases, mais de phrases énoncées, ou, plus briéve- ment, d'énoncés, Or linterprétation de lénoncé est déterminée, dune part, par la phrase qu’on énonce; et, d'autre part, par son énonciation méme. Cette énonciation inclut un locuteur qui énonce, un allocutaire 4 qui on s.adresse, un temps et un lieu, un discours qui précéde et qui suit; en bref, un contexte dénonciation. En autres termes encore, un discours est toujours et nécessairement un acte de parole. (p. 48) Yappellerai ‘discours typés' (cf. Barthes [1978] p. 25) ou types de discours ce que Todorov appelle ‘genres’ du discours et définit comme ‘la codification historique- ment attestée de propriétés discursives' (p, 51). Cependant, jinsisterai davantage que Todorov sur le fait que la question du discours, de la pratique discursive et du systéme des discours dépasse son traitement linguistique. Il est important de tenir compte aussi des procédures de controle non linguistiques de la pratique discursive — Michel Foucault en parle dans ‘Ordre du discours — ainsi que du soutien in- stitutionnel des discours. La maniére dont Todorov, aprés la chasse a la littérarité, découvre la pluralité des discours a quelque chose de naif qui n'est peut-étre da quia Fallure didactique de son argumentati ala place de la seule littérature (CANADIAN REVIEW OF COMPARATIVE LITERATURE/ REVUE CANADIENNE DE LITERATURE COMPAREE CRCL/RCLC MARCH/MARS 1985 0319-051X/85/1201-0012 $o1.25/®Canadian Comparative Literature Association La Mise a Tessai des discours / 13 Avec un regard sur le travail de Michel Foucault (en particulier L’Ar- chéologie du savoir et L'Ordre du discours), on parlera d'une fonction in- terdiscursive de la littérature. En littérature — Roland Barthes parle indifféremment de littérature, écriture ou texte (p. 17) — peut avoir lieu ce qui est frappé d'interdit dans la pratique discursive non-littéraire: la juxtaposition déréglée, l'interac- tion généralisée et le mélange des discours: autant dinfractions a l'ordre du discours. Cette possibilité de franchir les lignes de séparation et de travailler (dans) les interstices est le privilége de l'écrivain littéraire. Grace a cette dimension interdiscursive, son activité peut avoir une répercussion sur lensemble du systéme des discours. Cest a partir du littéraire et dans le littéraire que peut s‘opérer une redistribution de tous les matériaux du systéme, que peut étre déstabilisé, méme transformé, le réseau des relations déterminant ce systéme, du moins fictivement. Certes, l'interdiscursivité n’est pas la seule fonction du discours littéraire. Mais en période de crise,? elle tend a s'activer de maniére a oc- cuper alors le premier plan du faire littéraire. Une prise en considération de paramétres historiques? est donc indispensable. Le littéraire n’est pas apparaissent maintenant de nombreux types de discours qui méritent au méme titre notre attention’ (p. 25). Ces autres discours ont déja attiré lattention de bien autres chercheurs, et I’ ‘euréka’ de Todorov accuse un certain retard. 2 La notion de crise a fait Yobjet, récemment, de considérations théoriques et histori- ques de nature interdisciplinaire (Communications 25), Des chercheurs dorientation aussi divergente que le sont René Thom et Edgar Morin s'accordent a y reconnaitre un ‘processus de rupture-réorganisation (p. 88), a affirmer donc son ‘ambiguité radicale’ (p, 159), 4 sinscrire en faux contre opinion qui n'y voit que le cOté négatif et la pense comme un état de maladie et de dysfonctionnement, Edgar Morin insiste tout particuliérement sur ‘le double visage’ de la crise: ly a donc dans toute crise, déblocage des activités intellectuelles, dans la forma- tion d'un diagnostic, dans la correction dune connaissance trop insuffisante ou faussée, dans la contestation d'un ordre établi ou sacralisé, dans l'innovation et la création. Iya donc, en méme temps qu'une destructivité en action dans une crise qui sap- profondit (entrée en virulence des forces de désordre, de dislocation, de désintégra- tion) une créativité en action. La crise libére en méme temps des forces de mort et des forces de régénération. (p. 159) ‘Chaque crise comporte un versant positif et un versant négatif, elle constitue un moment carrefour qui engendre des potentialités. 3 Pour lexamen de la fonction interdiscursive, des paramétres biographiques jouent également un grand réle. Les auteurs dont la formation se situe a cheval entre différentes zones discursives sont en effet mieux placés que d'autres pour activer cette fonction. 14 / Walter Moser posé ici comme une catégorie universelle transcendant les réalités histori- ques et se manifestant en elles, ni comme une simple valeur esthétique, mais comme une zone discursive qui s‘est maintenue a travers des siécles dans notre histoire, tout en changeant de nom, tout en subissant des redéfinitions en accord avec les changements intervenus dans l'ensemble du systéme discursif.* Grace 4 cette fonction interdiscursive, i] devient 4 la fois indice et opérateur,* du moins opérateur expérimental, des modifications du systéme, Dans la zone qui lui est impartie, il peut d'une part pratiquer la ‘déprise’ (Roland Barthes 1978, p. 42): faire deprendre les formations solidifiées, les habitudes prises, déplacer les relations stabilisées, mélanger ce qui est séparé. Dans ce versant de la crise, Musil procéde a de multiples transferts entre discours, il a recours a la parodie, a lironie comme tactiques. D’autre part, il peut explorer de nouvelles possibilités, essayer de nouvelles formations discursives et, dans ce sens, pratiquer une écriture expérimentale et utopique®; Musil confie le travail de ce deuxiéme versant de la crise en priorité a l'essai et a I'utopie. Cest ainsi que la mise a essai des discours chez Musil, indice et pratique d'une crise discursive généralisée, qu'on a souvent appelé ‘la crise de homme moderne,’ met en ceuvre ironie, essai et utopie, que je considére étre les trois aspects cardinaux de L’'Homme sans qualités. Qu’est-ce qui vaut au discours littéraire cette place exceptionnelle a la croisée des autres discours? Il ne peut jouer ce rdle de carrefour inter- discursif qu’en vertu de la modalisation ‘comme si’ qu'il fait subir 4 tous les autres discours qu'il intégre. Le texte littéraire ne peut les mettre en scéne, les représenter, qu’a condition que leur ancrage socio- pragmatique, ainsi que leur support institutionnel soient mis en suspens, que leur volonté de vérité’ passe au virtuel, que la force perlocutrice de 4 Telle qu’esquissée ici, cette maniére de situer la littérature en tant que phénoméne discursif ne confirme pas la dichotomie établie par Todorov qui oppose une défini- tion fonctionnelle (répondant a ‘que fait la littérature?) a une définition structurale (qu’est la littérature?) (pp. 1485), puisqueelle traverse la ligne de partage ainsi établie. Elle confirme, cependant, une hypothése formulée par Timothy Reiss: depuis le dix-septiéme siécle la littérature occupe une place privilégiée dans le systéme discursif (Du systime de la critique classique,’ pp. 3-4). 5 Edgar Morin dira de la crise qu’elle ‘est a la fois un révélateur et un effecteur’ (p. 162). 6 Au sens de ‘Tutopie de la langue’ et non pas de la ‘langue de l'utopie’ qui, selon Roland Barthes, en est la récupération (1978, pp. 23-5). 7 Cf. Michel Foucault, L'Ordre du discours, pp. 15ss. Ceci est a rapprocher de la différence que Roman Ingarden (Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks) établit entre le jugement et le quasi-jugement quand il détermine les caractéristiques

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