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Cours administrations publiques comparées

Chapitre 1 : L’administration comme objet d’étude


Commençons par une question  : l’administration peut-elle être un objet des sciences sociales, c’est-à-dire être
l’objet d’une observation scientifique  ? Autrement dit, peut-on utiliser des outils et des méthodes d’analyse
éprouvées par les disciplines telles que la science politique, la sociologie, le droit et l’histoire pour rendre compte
des règles et des évolutions de long terme qui caractérisent le phénomène administratif ?

Depuis longtemps, l’administration est un objet d’analyse à part entière en sciences sociales.

Par exemple :

• Le sociologue allemand Max Weber, dans son ouvrage Economie et société (1922) est l’un des premiers à
réaliser une étude systématique du phénomène bureaucratique en Occident, à partir d’une double lecture
historique (sur la construction de l’Etat) et sociologique (nouvelle discipline dont il est l’un des inventeurs).

• Si la sociologie des organisations s’est développée dans les universités américaines autour de l’analyse des
entreprises du secteur privé, dans le courant du 20e  s., une branche s’intéressant spécifiquement aux
administrations publiques s’est rapidement distinguée, avec des auteurs comme Philip Selznick, Robert
Merton, Herbert Simon ou James March.

• En France, le sociologue Michel Crozier s’est intéressé au « phénomène bureaucratique » dans les années
1960, avant de créer le Centre de sociologie des organisations (CSO) dont les travaux ont été, par la suite,
particulièrement nombreux sur les administrations publiques.

• A la fin des années 1960, l’idée d’une «  science administrative  » s’est constituée en France, avec des
auteurs comme Pierre Legendre ou Jacques Chevallier, sur un modèle analogue aux administrative studies
des universités américaines. Parler de « science administrative » (au singulier) laisse supposer que l’on peut
édifier un corpus de connaissances propre aux organisations administratives, en particulier aux structures
de l’Etat, dont on pourrait étudier des régularités, des règles et des «  logiques  » spécifiques, quels que
soient le contexte et le moment. Cette perspective isolant les administrations des autres formes
d’organisation a pu être critiquée. Alors qu’en droit, la formule continue d’être utilisée, en science politique,
on préfère aujourd’hui parler de sociologie politique de l’administration.

Les travaux nombreux sur les administrations montrent aujourd’hui qu’il est difficile de procéder à des
généralisations sur le fonctionnement des organisations bureaucratiques, dans la mesure où l’on observe une
grande diversité de situations entre pays, mais aussi à l’intérieur des pays (par exemple entre le niveau local et le
niveau national).

La difficulté à traiter l’administration de manière scientifique est accentuée par l’importance des lieux communs et
des poncifs sur l’administration, le plus souvent pour la critiquer.

Par exemple :

• L’idée de la «  technocratie  » comme captation du pouvoir, dans les sociétés modernes, par ceux qui, au
sein de l’administration, détiennent le pouvoir technique.

• L’idée de la «  bureaucratisation  » de la société et celle de l’impossible réforme de l’Etat, renvoyant à une


administration sclérosée, bloquée, figée.

• A l’opposé, l’idée de la «  privatisation de l’Etat  » et, notamment, de la disparition de l’Etat social qui
accompagne la diminution des budgets publics.

• Ou encore les idées véhiculées sur les fonctionnaires, « trop nombreux », « protégés », « corporatistes » et
démotivés dans leur tâche (comme a pu le laisser percevoir l’idée du «  mammouth  » pour qualifier
l’administration de l’éducation en France, métaphore utilisée par Claude Allègre en 1997, alors ministre de
l’Éducation nationale de Lionel Jospin).

Certes, toutes les idées critiques envers l’Etat combinent toujours des éléments de vérité avec des inventions,
approximations, exagérations et intentions politiques. Mais ils tiennent souvent insuffisamment compte du
fonctionnement concret de l’Etat.

L’objectif du cours est de regarder comment les administrations publiques fonctionnent concrètement, en essayant
de retenir une démarche d’observation scientifique, c’est-à-dire sans parti-pris. L’analyse s’intéressera à
l’organisation formelle des administrations (notamment aux structures de l’Etat), mais aussi aux pratiques des
agents publics, aux projets de réforme et aux évolutions organisationnelles, aux intérêts et aux dynamiques de
pouvoir au sein de l’espace administratif, ou encore aux relations de l’administration avec son environnement.

L’administration comme dynamique historique


Les travaux historiques sur l’Etat constituent le point de départ des études sur l’administration. Ces travaux ont
creusé plusieurs  questions majeures. Ils ont non seulement contribué à la conceptualisation de la notion
d’administration, mais ils ont aussi montré le caractère historiquement situé du phénomène bureaucratique dans
l’histoire des sociétés modernes.

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L’Etat est à la fois une forme de domination politique spécifique et un ensemble d’organes d’exécution spécialisés.
C’est la deuxième dimension qui nous intéresse dans ce cours.

Définir l’administration
Qu’est-ce que l’administration ?
L’administration peut être définie comme l’ensemble des organes spécialisés, placés sous le contrôle de l’autorité
politique et chargés de l’élaboration et de la mise en œuvre des missions de l’Etat.

Des missions d’intérêt public


Dans le sillage de Max Weber, l’administration peut être étudiée comme l’ensemble des institutions différenciées et
spécialisées chargées, au nom de l’Etat et des instances politiques, d’un certain nombre de taches :

• de mettre en œuvre des politiques publiques définies par le gouvernement et le parlement national, les
autorités politiques locales (dans les régimes décentralisés et les régimes fédéraux) et, dans le contexte
européen, les pouvoirs supranationaux ;

• de faire appliquer la loi – et tous les actes juridiques qui en sont dérivés – pour orienter les conduites au
sein de la communauté nationale ;

• d’initier des mécanismes ou de mener des missions qui ne peuvent pas être réalisées de façon satisfaisante
par les acteurs privés, pour des raisons financières, techniques, politiques ou morales :

◦ soit parce qu’ils requièrent des financements très importants (ex : programme aéronautique),

◦ soit parce qu’ils relèvent de la solidarité nationale (ex : sécurité sociale),

◦ soit parce qu’ils relèvent de la défense nationale (ex : programme militaire).

Dans une perspective assez classique, on peut attacher à l’administration deux éléments de définition :

• l’administration est un ensemble d’organisations publiques  : elle réalise des missions d’intérêt public, c’est-
à-dire qu’elle s’occupe de besoins collectifs (les «  biens publics  ») qui concernent l’ensemble de la
communauté politique (l’ordre public, la sécurité extérieure, la protection de l’échange économique,
l’éducation, la santé, etc.), même si son intervention peut se situer à différents niveaux (national, local ou
supranational) ;

• toutefois, l’administration n’est pas une institution politique : elle n’a pas vocation à se substituer à l’autorité
politique  ; elle a pour mission d’appliquer les décisions adoptées par les organes de gouvernement.
Contrairement à l’autorité politique, qui incarne un principe supérieur, exerce une fonction représentative et
met en œuvre l’idée de souveraineté (puisé dans la nation, le peuple, ou la volonté de Dieu), l’administration
n’a qu’une fonction technique.

Cette distinction est certes discutable. On verra que les divisions entre le « gouvernement » et « l’administration »,
entre le « politique » et le « bureaucratique », entre le « public » et le « privé », ne sont en aucun cas des frontières
intangibles délimitant strictement des espaces d’activités distincts dans la société. La distinction a toutefois le
mérite de fournir une définition de départ.

Un instrument de la domination politique


Comment l’activité administrative s’exerce-t-elle  ? Elle s’exerce largement par l’usage de la contrainte, même si
celle-ci ne prend pas nécessairement une forme perçue comme une violence par ceux qui la subissent.
L’administration est en effet un « appareil » au service de l’Etat et, de cette manière, constitue un instrument central
permettant l’exercice de la domination politique.

La contrainte exercée par l’administration prend différentes formes  : elle est à la fois symbolique, juridique,
cognitive et matérielle.

• L’administration jouit tout d’abord de ressources symboliques extrêmement fortes, puisqu’elle intervient
comme prolongement de l’Etat, au nom d’une institution qui est parvenue, au fil des siècles, à monopoliser
la violence physique légitime sur un territoire défini et une population donnée.

• L’administration s’inscrit dans un ordre politique où le droit occupe une place centrale. Sur le long terme, la
formation des administrations dans l’histoire de l’Occident est parallèle de la constitution d’un nouveau
corpus juridique reposant sur le droit savant. La capacité de l’administration à orienter les comportements
tient au fait qu’elle met en œuvre des décisions politiques prises au nom du droit, selon des modalités
formelles, dans un contexte où la légitimité légale-rationnelle est devenue un élément central de la légitimité
de l’ordre politique.

• On peut définir la légitimité légale-rationnelle comme la croyance générale en la légitimité de l’application


des règles adoptées selon des procédures formelles en vigueur à un moment donné dans la société.

• L’administration étant constituée dans une large mesure de membres détenant une connaissance technique
sur des enjeux de politique publique, elle détient traditionnellement des savoirs spécifiques qui lui assurent
une prééminence dans de nombreux domaines.

• Enfin, on ne saurait sous-estimer l’importance des ressources matérielles à la disposition de


l’administration, comme un facteur important permettant d’intervenir dans la société et de peser sur la vie
des citoyens.

L’administration, un phénomène institutionnel attaché à l’histoire de l’Europe ?


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Sur le plan historique, la naissance des premières administrations en Europe est parallèle à l’émergence et au
renforcement des régimes monarchiques entre le 13e et le 17e s. Elle est étroitement liée à l’émergence de l’Etat
moderne sous la forme des grandes monarchies centralisées.

L’administration et la naissance de l’Etat moderne en Europe


Le développement du système féodal en Europe (du 9e au 13e s.) ne connaît pas le développement d’apparition
d’administrations spécialisées. Le féodalisme s’appuie sur un système de « domination patrimoniale ».

• D’une part, l’autorité politique y reste liée à la propriété du sol : celui qui possède la terre a un pouvoir de
contrainte sur celui qui y habite.

• D’autre part, il n’y a pas de différenciation entre domaine public et domaine privé. Les fonctions
d’administration et de justice sont exercées par le seigneur (et par les autorités vassalisées qui lui doivent
allégeance).

A partir du 13e  s., l’ordre politique se construit selon deux dynamiques multiséculaires de différenciation qui
favorisent la création et la mise en œuvre d’organes spécialisés de gouvernement permettant l’exercice du pouvoir
politique dans la société.

• Une séparation lente et progressive entre la sphère du religieux (qui régit la vie spirituelle) et la sphère du
politique (où sont discutés et mis en œuvre des choix orientant la vie matérielle)  ; cette séparation se
matérialise par la distinction entre le pouvoir temporel (longtemps incarné par le roi) et le pouvoir spirituel
(au sommet duquel se situe, dans l’Europe de l’Occident, le Pape).

• A l’intérieur de la sphère temporelle, après le 17e  s., une différenciation croissante entre l’espace où sont
prises les décisions concernant la vie publique (l’espace public, l’Etat) et celui où sont régies les affaires
privées (l’espace de la «  société civile  »), pendant longtemps associé à l’espace où se réalise l’échange
économique.

Pour une grande part, le développement de l’administration est le résultat de l’émergence d’un nouveau fondement
de la légitimité politique, la souveraineté, désormais inscrit dans le cadre de l’Etat et longtemps associé à l’autorité
monarchique. Il résulte surtout de l’élargissement des missions et des responsabilités exercées par le pouvoir
politique central, dans le cadre de l’Etat.

Il reste qu’on ne peut isoler le phénomène administratif à la seule naissance de l’Etat moderne, puisque d’autres
formes bureaucratiques peuvent être observées dans l’histoire.

Le modèle de la Chine impériale


Le modèle de l’administration ne nait pas nécessairement en Occident. Le système administratif sophistiqué dans
le contexte de la Chine impériale (de -  221 avant notre ère jusqu’à 1911) rappelle que le phénomène n’est pas
exclusivement attaché à la naissance de l’Etat en Europe continentale.

Le système administratif chinois connaît son apogée entre le 11e et le 14e s. L’ensemble est très structuré, avec
l’existence d’une organisation administrative centrale, organisée autour du palais impérial, et un territoire divisé en
circonscriptions administratives (préfectures et sous-préfectures). La Chine connaît le développement d’un
système de comptabilité publique et d’un système unifié de mesure pour tout l’empire.

Le rôle des mandarins y est central. Ces «  fonctionnaires-lettrés  », représentants de l’empire, appartiennent à la
noblesse cultivée. Ils occupent des fonctions publiques d’encadrement des tâches productives de la population
(organisation, surveillance). A partir du 7e et surtout du 10e s., ils sont recrutés par un système de concours (avec
un système d’examens littéraires) et hiérarchisés selon une échelle de grades (eux-mêmes divisés en échelons). Ils
doivent suivre des règles publiques (par exemple l’interdiction de se marier ou de posséder des terres dans la
région qu’ils administrent). Ils maîtrisent un dialecte distinctif, devenu aujourd’hui la langue officielle chinoise.

Il convient de noter toutefois que la Chine impériale ne suit pas l’idéal-type de la bureaucratie wébérienne. Les
mandarins ne sont pas très nombreux et recourent à des «  auxiliaires  » pour de nombreuses tâches ou pour
contrôler certaines communautés rurales autogérées. Ils doivent trouver des ressources privées pour financer une
partie de leur action.

L’administration du Saint-Siège
Le Pape se dote de structures administratives dès les 10e-11e  s., dans le contexte de la grande réforme
grégorienne (politique engagée par la papauté au Moyen Age, à partir du 11e siècle ; elle est caractérisée, sur le
plan institutionnel, par une centralisation de l’Eglise sous l’autorité du Pape et par la mise en place d’un clergé
hiérarchisé et autonome). L’administration du Saint-Siège est caractérisée par le développement d’un système
centralisé, reposant sur une organisation pyramidale et hiérarchisée. Sa force repose sur quatre caractéristiques
importantes.

• Des institutions centrales :

◦ un système d’assemblée qui puise son origine dans les « synodes » organisés dès le 2e s., puis se
stabilise sous la forme des « conciles » (assemblées de cardinaux, seule autorité souveraine au sein
de l’Eglise),

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◦ une administration centrale à Rome, dirigée par le pape sous contrôle de la Curie.

• Un socle de règles juridiques, formelles et impersonnelles, régissant les relations au sein des institutions de
l’Eglise. Sous la forme du droit canon se développe ainsi un système de règles publiques fortement inspiré
du droit romain.

• Une hiérarchie ecclésiastique (cardinaux, évêques, prêtres) qui n’est pas simplement une hiérarchie
spirituelle, mais aussi une hiérarchie administrative. Les charges occupées sont impersonnelles  ; elles ne
sont ni nominatives, ni patrimoniales.

• Des circonscriptions ecclésiastiques qui deviennent l’un des socles de l’organisation territoriale sous
l’Ancien Régime (les provinces ecclésiastiques, les archidiocèses, les diocèses et les paroisses ; mais aussi
les prélatures territoriales ou personnelles, les vicariats et préfectures apostoliques, les administrations
apostoliques ou les missions « sui juris », et les ordinariats militaires ou rituels).

Grâce à son organisation centralisée et efficace, le Saint-Siège devient une puissance importante de l’Europe
médiévale, capable de rivaliser avec les souverains temporels les plus importants, notamment avec le Saint
empereur romain germanique.

L’émergence de l’administration royale


C’est en France, à la fin du Moyen Age, qu’apparaissent les premières fonctions à l’origine de la formation
d’administrations. Dans une moindre mesure en Angleterre.

La spécialisation des institutions et l’apparition des premiers officiers du royaume


La sortie du système féodal vassalique et la concentration progressive du pouvoir au profit de la Couronne suivent
un triple processus.

• La centralisation politique au profit de l’institution monarchique, à l’origine d’une conception concentrée de


la souveraineté.

• L’unification territoriale, engendrée par la disparition des seigneuries et leur intégration dans le royaume.
L’émergence lente de l’idée nationale accompagne la dynamique d’unification.

• La rationalisation des activités exercées dans le cadre du gouvernement politique, par le développement
d’une division des tâches et d’une technicisation au sein du pouvoir.

L’affirmation du pouvoir royal oblige le monarque à mettre sur pied de nouvelles institutions centrales capables à la
fois d’intégrer les princes du royaume dans la prise de décision et de prendre des décisions selon des procédures
stables. La naissance de ces institutions s’accompagne d’un mouvement de spécialisation des fonctions au sein
de la Couronne.

• Ces institutions prennent d’abord la forme de « cours » ou de « conseils » composés de grands féodaux et
de clercs qui se réunissent de façon informelle et, à l’origine, ne représentent qu’eux-mêmes. C’est le cas
de la curia regis qui conseille le roi sur les affaires du royaume et joue un rôle de cour de justice.

• A partir du 14e s., la curia regis se scindera en plusieurs institutions spécialisées : le « Conseil du roi », le
« parlement » et la « chambre des comptes ». Leurs membres remplissent bientôt des « fonctions » et sont
officiellement nommés par le roi.

• D’autres institutions verront le jour à la même époque, comme la « Chancellerie royale » ou l’« Assemblée
des trois états » qui sera le fondement d’une première représentation du peuple.

L'Assemblée des trois états


Assemblée politique composée de délégués des trois ordres. Elle pouvait rassembler les «  états
généraux » (représentant tout le royaume ou plusieurs provinces : celles de langue d’oc, celles de langue d’oïl) ou
les «  états provinciaux  » (ne représentant qu’une province). Convoqués pour la première fois le 8  avril 1302 par
Philippe le Bel en butte avec le pouvoir papal, les «  états  » ne devinrent jamais une assemblée permanente (à
l’inverse du parlement anglais). Le «  tiers-état  » n’apparaît pour la première fois, sous ce nom, qu’en 1484. Les
états généraux ne sont plus convoqués jusqu’aux guerres de religion (1560, 1561, 1576, 1588 et 1593). En 1614,
c’est aux états généraux que Richelieu expose sa doctrine de l’absolutisme.

En France, le 13e s. constitue une étape importante dans le développement de l’administration royale, durant les
règnes de Louis IX (dit Saint Louis), Philippe le Bel et Louis XI. La monarchie multiplie le nombre d’officiers centraux
et, dans le royaume, crée des fonctions d’officiers du roi et des parlements. Louis  XI crée les parlements de
Grenoble, Bordeaux et Dijon.

Durant les siècles suivants, avec l’affirmation du pouvoir royal, sont créées les fonctions de « commissaires royaux
», représentants de l’Etat au niveau local (1535), et d’intendants, fonctionnaires royaux nommés par le roi, investis
de larges pouvoirs dans une (ou plusieurs) province(s), notamment dans le domaine de la finance et de la police.

B. Les premières formes d’intervention publique sous l’Ancien régime

Les premières formes d’intervention de l’Etat se traduisent par la mise en place d’institutions nouvelles. Il s’agit le
plus souvent d’institutions de contrôle, et non d’institutions d’assistance (l’assistance aux nécessiteux reste alors
principalement du ressort de l’Eglise).

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Le développement des fonctions royales
Avec l’essor de l’absolutisme monarchique, la Maison royale multiplie ses domaines d’intervention. Elle exerce
différents types de fonctions.

• Des fonctions militaires : l’armée royale devient une institution permanente à partir du 15e s. (1445, Charles
VII), formée de soldats payés par le roi, puisant dans les différentes couches de la société, par voie
d’enrôlement.

• Des fonctions de police : mise en place de lieutenants de police à Paris (1669) et dans les provinces (1674).

• Des fonctions sociales : à partir du 17e s., l’Etat se substitue à l’Eglise pour certaines fonctions d’assistance
et d’hospitalisation (ex  : création de l’Hôpital général en 1656). Il faudra néanmoins attendre 1849 et la
Seconde République pour que soit créée l’assistance publique (par une réforme des hospices de Paris).
L’Eglise reste le principal acteur de la solidarité jusqu’à la fin du 19e s.

• Des fonctions économiques  : l’Etat se voit confier de nouvelles missions, comme celle de protéger
l’agriculture à l’aide de mesures douanières (de même pour l’industrie à partir de la fin du 19e s.). Les
fonctionnaires royaux se voient donner pour tâche d’encourager le développement. Colbert, contrôleur
général des finances sous Louis XIV (1665-1683), joue par exemple un rôle décisif dans l’aménagement du
territoire. Il reste que l’Etat, dans le domaine économique, ne connaît pas une expansion continue : après
Colbert, l’Etat reflue sous l’influence des Physiocrates (ex  : Quesnay et Turgot), hostiles à l’intervention
publique dans la vie économique.

• Des fonctions culturelles : la monarchie crée des institutions culturelles chargées d’encadrer la production
intellectuelle et artistique, par exemple en fixant les normes de la création esthétique :

◦ en France : Collège royal (1530), l’Académie française (Richelieu, 1635), l’Opéra (1669) et la Comédie
française (1680) sous Louis XIV ;

◦ en Angleterre  : la couronne britannique copie largement le modèle français, avec la création de


l’Académie royale (1768), dirigée par le peintre Joshua Reynolds ;

◦ dans les pays germaniques, au 18e s., le pouvoir royal accorde une attention toute particulière aux
institutions culturelles. En Prusse, Frédéric Ier, se voulant «  despote éclairé  », développe les
institutions culturelles (ex  : création de l’Opéra de Berlin  ; accueil de Voltaire à la cour durant
3 années).  

L’impôt, levier du développement bureaucratique


L’exercice de nouvelles fonctions impose à l’Etat monarchique d’accroître sa capacité de financement. L’extension
du domaine de l’Etat justifie ainsi le développement d'une administration fiscale chargée de lever l’impôt.

Historiquement, dès le Moyen Age, la plupart des impôts sont établis en nature, soit en parts de récolte (dîme,
champart), soit en travaux (corvées, service militaire). A partir du 14e  s., ces impôts sont progressivement
remplacés par des contributions en numéraire, comme la «  taille  » (l’impôt le plus ancien, 14e  s.) ou la
«  gabelle  » (taxe sur le sel dont la distribution fait l’objet d’un monopole royal, qui représenta jusqu’à 6  % des
revenus royaux).

Des fonctions encore peu institutionnalisées


Toutes les « fonctions » exercées par la Couronne ne forment pas encore une véritable « bureaucratie », au sens
wébérien du terme. Il n’existe pas encore d’appareil hiérarchisé et cohérent, mais un ensemble de fonctions
hétérogènes et disséminées.

L’autorité monarchique, malgré la lente dynamique de centralisation, d’unification et de rationalisation, reste freinée
par le maintien de structures héritées de la féodalité.

• Par exemple, les corporations formées au Moyen Age continuent de disposer d’un large pouvoir
d’encadrement et de contrôle des métiers (la formation, le recrutement, les systèmes d’entraide).

• Autre exemple, les villes, disposant traditionnellement d’exemptions par rapport aux décrets royaux comme
les « franchises » (exemption du paiement de certains impôts) et les « privilèges » de l’Ancien Régime (qui
ne bénéficient pas seulement aux deux ordres dominants – noblesse et clergé – mais aussi à des
institutions tels que les villes ou les universités).

De même, les charges royales restent accaparées par les «  puissants  » qui les utilisent comme des biens
personnels. Le système administratif naissant est caractérisé par la vénalité des charges et des offices  : ceux-ci
sont achetés par leurs titulaires qui en sont les « propriétaires ». Les fonctionnaires royaux ont ainsi un pouvoir de
détenir une position, même s’ils n’ont pas celui de la détruire !

Sous la monarchie, on n’observe donc pas encore de développement d’une administration moderne qui suppose
le développement d’un système organisationnel régi par des règles impersonnelles, et dont les employés sont des
agents professionnels recrutés sur des critères de mérite.

Différenciation, dépatrimonialisation, rationalisation


Il reste que la construction de l’administration publique au fil des siècles s’inscrit dans une triple dynamique.

• Une dynamique de différenciation, c’est-à-dire une distinction croissante entre, d’une part, les activités
administratives qui relèvent des fonctions de gouvernement et, d’autre part, les activités qui s’inscrivent

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dans la société, notamment les activités de production et d’échange contrôlées par les corporations et
professions, et les activités spirituelles qui relèvent du domaine de l’Eglise.

• Une dynamique de dépatrimonialisation, par l’institutionnalisation de charges et de fonctions administratives


qui ne sont plus exclusivement rattachées à leur détenteur du moment, mais s’inscrivent désormais dans la
durée comme des institutions de la Couronne. Certes, la dépatrimonialisation est relative (maintien de la
vénalité des charges ; nominations au profit des familles puissantes, selon la bonne volonté du roi). Mais les
fonctionnaires ne sont plus liés à un chef politique auquel ils doivent allégeance (comme c’était le cas sous
la féodalité) ; ils sont au service de la Couronne, sur laquelle se construit l’Etat. Leur charge est de surcroît
de plus en plus encadrée par des règles juridiques (définissant un statut) et par des valeurs (l’idée d’intérêt
public).

• Une dynamique de rationalisation, engagée dès la fin du Moyen Age et qui résulte de processus
complémentaires :

◦ la codification des activités publiques qui résulte notamment du travail réalisé par les légistes qui
recourent au droit savant comme instrument de légitimation des décisions royales ;

◦ la spécialisation des fonctions qui contribue à l’apparition progressive d’un « appareil » administratif
de plus en plus organisé et complexe ;

◦ la technicisation des tâches qui fait progressivement prévaloir la légitimité de ceux qui maîtrisent un
savoir spécialisé sur la légitimité associée au rang social et à la proximité du pouvoir.  

Le développement de l’intervention publique depuis la Révolution française


Le développement de l’intervention de l’Etat suit un processus multiséculaire et un processus discontinu. Le
développement des activités publiques ne s’est pas fait de façon linéaire. La période postrévolutionnaire, en
France, a par exemple vu s’affronter la légitimité des représentants du peuple à celle des agents de
l’administration, adossée au pouvoir rationalisateur de l’Etat.

Dans L’Etat en France de 1789 à nos jours (1993), Pierre Rosanvallon montre qu’il y a eu en France, au cours du
19e  s., de nombreuses résistances au développement d’une administration autonome directement rattachée à
l’Etat, en particulier chez les parlementaires. Cette résistance s’organisait au nom de la « volonté générale ». Les
parlementaires craignaient notamment que le développement de l’administration, avec ses règles propres et son
mode de recrutement dégagé de tout principe électif, ne contribue à freiner voire mettre en cause les décisions
prises par les instances représentatives. Ils ont pu ainsi avancer l’idée que «  l’intérêt général  », défendu par les
fonctionnaires, pouvait aller contre la « volonté générale », défendue par les représentants du peuple.

Il reste que les 19e et 20e s. sont deux siècles de croissance fulgurante de la bureaucratie (on verra, plus loin, les
indicateurs qui permettent d’apprécier ce phénomène).

Révolution politique et continuité bureaucratique


La Révolution de 1789 constitue une rupture politique majeure, puisque la source de la légitimité politique est
transférée de la personne du roi (représentant de Dieu sur terre) à la nation (communauté d’appartenance
historique).

En revanche, sur le plan de l’organisation de l’Etat, la continuité l’emporte. La Révolution de 1789 poursuit le
processus de renforcement du système étatique central, initié dans le cadre monarchique. Elle a notamment pour
effet de consolider l’administration centrale. On peut retenir trois dimensions :

• La poursuite de la centralisation politique, notamment l’extension du contrôle de l’Etat sur le territoire et les
activités de production. Trois exemples :

◦ la création des départements (1790) qui permet un meilleur quadrillage du territoire ;

◦ l’abolition des privilèges (1789) détenus par la noblesse, le clergé, les provinces, villes et
corporations ;

◦ l’interdiction des corporations de métier (loi Le Chapelier et décret d’Allarde, 1791).

• La bureaucratisation de l’Etat, notamment durant le Consulat et le 1er Empire, avec :

◦ la réorganisation de l’administration selon un mode rationnel, inspiré de l’institution militaire


(discipline, centralisation, hiérarchisation) ;

◦ la création d’institutions de contrôle, comme la Cour des comptes (1807) et le Conseil d’Etat (an VIII,
1799 : le Conseil d’Etat est une juridiction administrative créée à partir d’institutions existant depuis
le 17e s : il met en pratique l’idée, déjà présente sous l’Ancien Régime, selon laquelle la puissance
publique doit être jugée par une juridiction particulière) ;

◦ l’organisation systématique de la haute administration en « corps » (même si des corps existent dès
le 17e s.) ;

◦ la création de l’institution préfectorale (an VIII).

• L’amorce de la professionnalisation des fonctionnaires, avec les premiers recrutements par concours de
l’élite administrative (il faudra néanmoins attendre la IIIe  République pour que le modèle du concours soit
généralisé à l’ensemble de l’administration).

Le moment libéral (19e s.)

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Au 19ème s., en France et en Grande-Bretagne, les élites libérales jouent un rôle important dans la vie politique, en
particulier au sein des Parlements nationaux. Le succès des idées libérales en économie et le développement du
capitalisme industriel auraient pu contribuer à la limitation de l’intervention de l’Etat dans l’économie et dans le
secteur social.

Pourtant, contrairement à une idée répandue, le 19e s. n’est pas simplement caractérisé par le développement de
«  l’Etat-gendarme  », c’est-à-dire un Etat limité à ses seules fonctions régaliennes (justice, police, monnaie,
défense), un Etat qui refuserait d’accomplir certaines fonctions économiques ou sociales.

L’intervention de l’Etat libéral


L’intervention publique se développe dans différents domaines.

Dans le domaine économique, l’Etat, dans la seconde moitié du 19e s., finance de grands travaux d’intérêt public
(routes, canaux, chemins de fer, etc.). En France, par exemple, les engagements publics, dans ce domaine,
s’inscrivent dans la tradition colbertiste. L’Etat libéral pilote des institutions de régulation économique (monnaie,
épargne, crédit, impôt). Il peut également se substituer à l’initiative privée pour certains services d’intérêt général
non rentables, comme les concessions de gaz et d’électricité, ou les services publics municipaux.

Dans le domaine sanitaire, l’Etat finance le développement de réseaux d’évacuation des eaux usées dans les
grandes villes, avec pour objectif de faire reculer les épidémies et, notamment, la mortalité infantile.

L’Etat joue également un rôle croissant dans le domaine de l’éducation, domaine historiquement placé sous
l’influence de l’Eglise. En France, l’adoption de la loi Falloux (1850) consacre certes la liberté de l’enseignement,
favorable à l’Eglise catholique, mais elle se traduit aussi par une volonté de l’Etat de s’impliquer dans le
développement de l’instruction publique.

L’Etat conduit enfin des interventions dans le domaine culturel, en particulier pour la conservation du patrimoine
culturel et la diffusion des connaissances, par le biais des politiques de soutien aux musées et aux bibliothèques.

Capitalisme et bureaucratie
D'une manière générale, au 19e s., le développement du capitalisme et de l’idéologie libérale ne se traduisent pas
forcément par le retrait de l’Etat. Max Weber établit même un lien entre le développement du capitalisme et la
bureaucratie : l’économie de marché a besoin d’un système administratif performant et d’un cadre légal propice au
développement des échanges économiques.

Le système capitaliste a besoin de règles publiques et d’institutions de contrôle pour stabiliser les comportements
sur le marché.

• La bureaucratie promeut des lois pour lutter contre la constitution de « cartels » (ex. lois anti-trust aux Etats-
Unis, Sherman Act, 1905), contre le développement de l’économie informelle, ou encore contre les
pratiques frauduleuses ou criminelles (ex : développement des mafias).

• Elle garantit l’application des lois fiscales, le droit des sociétés, les règles comptables.

• Elle contribue à la protection des droits fondamentaux, en particulier les droits économiques et sociaux des
travailleurs les plus vulnérables, comme les employés, les ouvriers et les chômeurs.

• Elle fournit un cadre prévisible et donc une certaine sécurité nécessaire au développement de l’économie
de marché.

• A l’inverse, la bureaucratie d’Etat est largement financée par les ressources financières dégagées par
l’impôt sur les activités marchandes de type capitaliste.

L’Etat a également besoin de mettre en place les mécanismes de redistribution sociale que le marché ne prévoit
pas, dès la fin du 19e  s., afin de compenser les effets de la concentration du capital et de contenir les risques
économiques et sociaux qui touchent les masses urbaines paupérisées. L’adoption de  «  lois sociales  » qui
constituent les bases des futurs Etats sociaux occidentaux traduit cette volonté de limiter les risques
révolutionnaires associés au développement du capitalisme industriel. La législation sociale a été initiée dans
l’Allemagne bismarckienne, avec pour objectif de contrer l’essor du mouvement ouvrier dont la puissance devenait
menaçante après la création du parti social-démocrate (SPD) au Congrès de Gotha (1875). Par la suite, c’est en
France qu’elle s’est développée à partir des années 1890 et surtout au 20e s.

Le développement de la législation sociale en France


1874  : Création de l’Inspection du travail, chargée de veiller au respect des lois sociales. Promulgation d’une loi
interdisant le travail des enfants de moins de 12 ans.

1884  : Loi Waldeck-Rousseau instaurant la liberté syndicale. Le syndicalisme («  associations professionnelles
ouvrières et patronales ») devient légal en France.

1892  : Loi qui limite et réglemente le travail des femmes et des enfants et organise le corps des inspecteurs du
travail. La loi édicte les premières dispositions protectrices pour l’hygiène et la sécurité des travailleurs, et dote les
inspecteurs de réels pouvoirs d’enquête et de répression.

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1892 : Loi sur la conciliation et l’arbitrage facultatif en matière de différends collectifs entre patrons et employés.

1898 : Loi sur les accidents du travail établissant le principe de la responsabilité patronale relative aux accidents du
travail et maladies professionnelles.

1910  : Loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP). C’est la première grande loi par laquelle, à travers le
principe de l'obligation, l’État intervient dans la protection sociale. Auparavant, les premiers régimes de retraites
avaient été instaurés pour des catégories professionnelles particulières liées à l’Etat (les marins en 1673, les
militaires en 1831, les fonctionnaires civils en 1853, les mineurs en 1894 et les cheminots en 1909). La loi de 1910
organise désormais l’assurance retraite pour tous les salariés de plus de 65 ans. En 1913, les bénéficiaires des
ROP sont 3,5 millions sur 18 millions de travailleurs (12 millions de salariés et 6 millions de travailleurs
indépendants). L’État envisage alors d’améliorer la loi (abaissement de l’âge d’ouverture des droits à 60 ans  ;
renforcement de l’aide de l’État). Mais la Première guerre mondiale rend la loi obsolète (en 1922, seulement 1,8
millions de personnes bénéficient des ROP). Toutefois, la loi de 1910 constitue une première expérience au cours
de laquelle l’État apprend à intervenir dans la protection sociale et force les sociétés mutualistes à composer avec
lui.

1928 et 1930 : Lois sur les assurances sociales obligatoires pour les salariés du commerce et de l’industrie

L’intervention de l’Etat se développe dans des pays fédéraux, pourtant connus pour la faiblesse de leur
administration centrale. Par exemple, aux Etats-Unis, entre 1890 et 1929, l’Etat fédéral, jusque-là cantonné dans un
rôle minimal, adopte des législations progressistes :

• développement de réglementations visant à interdire les ententes illicites (lois anti-trust dès 1905) ;

• mise en place d’agences fédérales pour la régulation du commerce et du secteur bancaire (par exemple la
Federal Trade Agency en 1914) ;

• création de nouveaux départements d’Etats (agriculture, commerce, travail) ;

• création d’un impôt fédéral sur le revenu en 1913.

En conclusion, l’administration s’étend, se diversifie et se complexifie au 19e  s. Mais attention, l’Etat n’a pas
encore les moyens financiers, humains, techniques, organisationnels de conduire de véritables «  politiques
publiques  » dans de nombreux domaines économiques et sociaux. Ce n’est qu’au 20e  s., avec la naissance de
l’Etat-providence et le développement des politiques keynésiennes, que les Etats se dotent d’une capacité
d’expertise et de ressources matérielles substantielles leur permettant d’étendre leur intervention dans la société.

Le développement de l’Etat-providence (20e s.)


La seconde partie du 20e  s. est marquée par le développement très rapide de nouveaux rôles et fonctions de
l’administration, lié à des politiques interventionnistes keynésiennes qui se développent dans l’ensemble des pays
occidentaux : Royaume-Uni, France, Europe du nord, Allemagne, Autriche, Italie, Etats-Unis.

• L’interventionnisme public trouve son origine, pour une grande part, dans la crise de 1929 qui s’étend à
partir des années 1930 en Europe et touche la France en 1932. La crise oblige l’Etat à l’adoption de plans
de relance et de mesures sociales (ex : politique du New Deal aux Etats-Unis), puis il est renforcé avec les
besoins de reconstruction après 1945.

• On considère habituellement que les années 1945-1975 représentent l’âge d’or de l’interventionnisme
public, période marquée à la fois par la croissance économique et par la multiplication des actions de l’Etat.

Dans le domaine économique


Le succès des idées keynésiennes joue un rôle important dans la diffusion d’un paradigme interventionniste. Elles
fondent la légitimité de l’intervention de l’Etat dans l’économie : les politiques qui s’en réclament ont pour ambition
de relancer la consommation et l’investissement par le biais de la dépense publique.

De plus, l’Etat se dote de moyens de prévision, de concertation et de planification. En France, par exemple, le
Commissariat général au plan (CGP) créé en 1946 joue un rôle essentiel dans la construction des grands
programmes publics financés par l’Etat.

Le CGP a été transformé en 2006 en Centre d’analyse stratégique (CAS).

L’Etat recourt également au secteur bancaire et à l’assurance pour la modernisation de certaines parties de
l’économie, comme le Crédit agricole pour le domaine agricole, la Caisse des dépôts et consignations pour
l’industrie et le développement urbain, et les grandes banques et compagnies d’assurances nationalisées en 1946.

Enfin, l’Etat engage des politiques volontaristes de modernisation de certains domaines de l’économie. En France,
il engage un vaste programme d’électrification de développement du chemin de fer dans l’entre-deux-guerres.
Dans les années 1950-1960, il conduit une politique de modernisation des exploitations agricoles en lien avec les
organisations syndicales et professionnelles qu’il a contribué à faire émerger après la guerre. Dans les années
1970, l’Etat développe une politique des «  grands projets  » dans les domaines des communications et des
transports (ex : Concorde, Airbus, TGV, télécommunications).

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Dans le domaine social
Le contexte de crise des années 1930 joue un rôle de premier plan dans le développement d’interventions sociales
de l’Etat (ex : aide aux chômeurs de longue durée ; mise en place des allocations familiales en France en 1932).
Sous le Front populaire (1936-37), est voté pour la première fois un programme législatif général de développement
des droits sociaux et économiques des travailleurs.

Mais ces innovations rencontrent quelques obstacles. L’implication de l’Etat dans le domaine de la solidarité
entraîne, en France, des polémiques fortes avec le pouvoir religieux. Surtout, la question de l’aide sociale n’est pas
présente sur les agendas de tous les gouvernements !

Dans l’après-guerre , l’Etat-providence accentue ses interventions sociales. En Grande-Bretagne et en France, les
gouvernements bâtissent de nouveaux systèmes de protection sociale, reposant sur trois piliers  : chômage,
maladie, retraite. En France, dans l’après-guerre, les dépenses publiques affectées à la protection sociale passent
de 10 % à plus de 30 % du PIB, sous la pression du PCF (qui rassemble un tiers de l’électorat français dans les
années 1945-1950) et des organisations syndicales comme la CGT – et la CGT-Force ouvrière après la scission
syndicale de 1947 (grèves de 1947 dans les usines).

Cette évolution se traduit par une complexité grandissante de l’administration gouvernementale et des processus
décisionnels liés aux politiques sociales.

Au-delà des secteurs économiques et sociaux, l’Etat étend sa présence par le développement de politiques en
direction de la jeunesse (années 1950), dans le domaine culturel (années 1960, avec la création d’un ministère de la
Culture) et dans celui des politiques urbaines (années 1980).

L’organisation des personnels de l’Etat


Jusqu’aux premiers signes de retrait de l’Etat-providence et aux premières grandes réformes de décentralisation/
régionalisation du dernier tiers du 20e s., les pays occidentaux semblent avoir été marqués par un développement
ininterrompu de l’appareil d’Etat. L’édification de l’Etat bureaucratique s’est en effet le plus souvent poursuivie par-
delà les changements de régime. Cette hypothèse est validée par de nombreux indicateurs, comme la croissance
continue du budget de l’Etat et celle du nombre de fonctionnaires quels que soient les régimes.

Il reste que ce mouvement de renforcement de l’Etat s’appuie sur des modèles de recrutement très différents d’un
pays à l’autre, comme on le verra dans la leçon consacrée à la fonction publique. Alors que dans de nombreux
pays, on observe une mobilité importante des élites dirigeantes des administrations, d’autres pays, comme la
France, ont fait le choix de privilégier un modèle favorisant une haute fonction publique stable et permanente.

Les écoles permettant de former les cadres de la fonction publique, néanmoins, ont été créées tardivement en
France, à l’exception de l’Ecole polytechnique, créée en 1794 (sous le nom d’École centrale des travaux publics,
renommée l’année suivante). La France révolutionnaire crée un système de concours pour les fonctions techniques
exercées par les ingénieurs travaillant pour l’Etat, mais pas pour les fonctions généralistes. Il faut attendre 1872 et
la création de l’Ecole libre de science politique qui assurait cette fonction de formation des hauts fonctionnaires
généralistes (l’ELSP est créée en 1871, après la défaite de Sedan, dont la responsabilité fut attribuée pour une
grande part à l’incompétence des élites de l’Etat). L’ELSP est nationalisée en 1945. Elle devient l’IEP de Paris.

Dans l’entre-deux-guerres, plusieurs projets de création d’écoles de hauts fonctionnaires échouent. En 1946, face
à la nécessité de former de nouveaux cadres pour relever la France, sont créées l’Ecole nationale d’administration
(ENA), l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) ou encore l’Ecole nationale de la santé publique (ENSP). Suivront
d’autres écoles, par exemple l’Ecole nationale supérieure de la sécurité sociale (EN3S) en 1960.

De même, il faudra attendre 1946, en France, pour que soit adopté un statut général des fonctionnaires. Cette
reconnaissance aussi tardive est due au fait que les députés de la 3e  République craignaient qu’un statut des
fonctionnaires n’affaiblisse la responsabilité ministérielle et, surtout, limite la liberté de décision de la Chambre des
députés comme celle du gouvernement.

La fonction publique territoriale n’est créée qu’en 1984, pour répondre aux enjeux de la réforme de
décentralisation. Le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) est mis en place en 1987.
Aujourd’hui, l’INET (Institut national des études territoriales) assure la formation des cadres des grandes
collectivités territoriales.

Les travaux de recherche sur l’administration


Les deux sources des « sciences de l’Etat »
La première institution à s’intéresser à l’Etat est l’Etat lui-même, avant que les universitaires, à la fin du 19e et au
début du 20e s., ne développent des recherches indépendantes.

Une source institutionnelle : les savoirs de gouvernement

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Le pouvoir institutionnel s’est très tôt appuyé sur des « savoirs savants » pour penser et justifier la croissance de
l’administration, avec un objectif affirmé : légitimer l’exercice de la domination politique. Les premiers travaux sur
l’administration accompagnent ainsi le développement de l’Etat. Les savoirs sur lesquels ils s’appuient sont divers :

• Au Moyen Age, les « légistes » recrutés dans les entourages royaux « redécouvrent » dès le 13e s. les vertus
du droit romain dont ils se servent pour légitimer le pouvoir temporel du monarque face au pouvoir spirituel
de l’Eglise.

• Entre le 16e et le 18e s., la philosophie morale, le droit et l’historiographie servent souvent la cause de la
Couronne (ex : le développement de la théorie de la souveraineté, à partir des travaux de Jean Bodin).

• La doctrine chrétienne est également mobilisée pour justifier l’extension du rôle de l’Etat (ex : la « théorie du
droit divin » aux temps de la monarchie absolue).

• A partir du 19e s., le pouvoir recourt de plus en plus aux disciplines scientifiques comme la statistique.

• On parle aujourd’hui, en sociologie historique du politique, des « sciences de l’Etat » ou des « sciences du
pouvoir ».

Sur le fond des approches, les travaux sur l’Etat, l’administration et le pouvoir ont été étroitement liés aux
conceptions dominantes de l’ordre politique.

• Exemple  : les «  sciences de la police  » visant le contrôle social et politique (les outils statistiques par
exemple) ont été développées durant la période absolutiste.

• Exemple  : les «  sciences juridiques  » ont connu un essor important durant la période libérale, utilisées
comme source d’encadrement des fonctions de l’Etat.

Une source intellectuelle : les sciences sociales


Le développement des sciences sociales à l’université s’accompagne d’une diversification des connaissances sur
l’Etat. Alors que la philosophie morale était restée la discipline académique centrale durant les siècles d’édification
de la monarchie, progressivement enrichies par les savoirs juridiques sur l’Etat, les sciences sociales jouent un rôle
croissant à partir de la fin du 19e s. et s’imposent au 20e s.

Des disciplines très diverses ont engagé des travaux sur l’administration, empruntant des méthodologies variées et
des paradigmes nombreux. La sociologie, l’histoire de l’Etat, les sciences de gestion, le droit, la science politique,
les sciences économiques ont toutes des communautés de chercheurs spécialisés sur les institutions
bureaucratiques. Les travaux convergent néanmoins vers un même objet : l’administration publique.

Le développement des sciences de l’administration


La naissance des « sciences » de l’administration publique en Europe
Les sciences de l’administration naissent plus particulièrement en France et dans les pays germaniques. A
l’origine, elles sont des savoirs qui visent à aider l’administration de l’Etat à exercer ses fonctions (contrôle social,
maintien de l’ordre institutionnel, protection de la sécurité nationale, aménagement du territoire, développement de
services publics).

• Jusqu’à la fin du 18e  s., en France, on parle généralement de «  sciences de la police  » (la notion de
« police » revêt alors un sens assez général de « bon ordre »). A la fin du 18ème s., le mot « administration »
se substitue progressivement à celui de police (la police ne recouvrant plus que le seul maintien de la
sécurité intérieure).

• En Prusse, on parle également de «  sciences camérales  » (tiré du mot latin camera – chambre – en
référence à l’organisation collégiale des institutions administratives prusses).

Dans ces deux pays, on voit se multiplier des ouvrages empiriques, à visée pragmatique, sans prétention
doctrinale, principalement orientés vers la bonne gestion des affaires publiques.

• En Prusse, au 18e s., les sciences de l’Etat ont un fort ancrage universitaire : des chaires de « sciences de
la police » sont créées dans les facultés de philosophie. Elles sont destinées à former des fonctionnaires.
Elles mettent l’accent sur l’éthique administrative.

• En France, le début du 19e s. voit, avec Charles-Jean Bonnin (Principes d’administration publique, 1812),
les premiers développements d’une nouvelle science de l’administration. Bonnin adopte une démarche
associant droit et connaissance empirique des activités administratives. Il poursuit une visée normative et
entend dégager des principes de l’action administrative, c’est-à-dire un socle de connaissances
essentielles devant être maîtrisées par tous les futurs fonctionnaires.

• Aux Etats-Unis, un peu plus tard, des travaux sont développés sur la public administration.

◦ Dans un article publié en 1887, Woodrow Wilson (futur président des Etats-Unis) soutient la
nécessité de mieux comprendre les activités administratives, trop souvent subordonnées, selon lui, à
la conjoncture politique.

◦ La perspective américaine, à la différence des travaux européens, insiste sur la nécessité d’élaborer
une science de l’administration fondée sur l’expérience plutôt que sur le droit et guidée par un
impératif d’efficacité.

Attention, on aurait tort de penser que le développement des savoirs sur l’Etat contribue à une unification des
connaissances qui formerait un ensemble harmonieux et prendrait très tôt la forme d’une discipline propre. D’une
part, les traditions intellectuelles nationales, tout comme la culture politique héritée des histoires nationales,
contribuent à la formation de savoirs très différents selon les pays. D’autre part, au sein de chaque champ
académique national, l’accumulation des connaissances est bien souvent le résultat de controverses intellectuelles
au cours desquelles les savoirs existants sont mis en question par les nouvelles connaissances.

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• Par exemple, l’affirmation de l’idée d’«  Etat de droit  » en Allemagne, puis en France, met en cause une
grande partie des travaux du 19e  s. sur l’administration publique, considérés comme inutiles et même
dangereux dans la mesure où ils se révèlent plutôt favorables à l’emprise de l’administration sur la société.

• On peut également observer des tensions importantes en France, au sein de la discipline s’intéressant au
droit public, entre « l’école de la puissance publique » fondée par Maurice Hauriou et « l’école du service
public » de Léon Duguit.

Max Weber, initiateur de la sociologie de l’administration


Max Weber, au début du siècle, est l’auteur de la première grande analyse de l’administration bureaucratique
(Economie et société, posth. 1921). Il établit une corrélation entre trois phénomènes concomitants, caractéristiques
selon lui des sociétés modernes, du progrès de la rationalité dans les sociétés) :

• l’essor du capitalisme ;

• le développement de l’Etat, nouveau système de domination institutionnelle fondé sur la légitimité légale-
rationnelle ;

• la bureaucratie, i.e. un mode d’organisation des activités collectives s’appuyant sur des structures
nouvelles, présentant des caractéristiques spécifiques.

Quelles sont les principales caractéristiques de la bureaucratie dans l’œuvre de Weber ?

• La soumission des agents de l’administration au pouvoir politique.

• Le développement du droit conçu comme un ensemble de règles abstraites et impersonnelles, dont la


fonction est à la fois de réguler les relations à l’intérieur de l’administration et d’organiser les relations entre
l’administration et son environnement.

• La professionnalisation des agents (elle repose sur les compétences techniques de ceux qui exercent des
fonctions à l’intérieur de l’administration).

• La hiérarchisation des fonctions (avec une division du travail dans laquelle les opérations sont délimitées et
hiérarchisées).

L’administration bureaucratique est donc un système rationnel dont la particularité est d’être indépendant des
caractéristiques des individus qui le composent.

• Les comportements y sont prévisibles parce qu’ils sont régulés par des règles objectives.

• Le changement d’affectation d’un agent ne modifie pas le fonctionnement global de l’organisation.

L’analyse wébérienne propose une conception «  idéale-typique  » de l’administration  : elle propose un modèle
abstrait, une épure du réel qui n’a pas la prétention d’être un reflet exact de la réalité bureaucratique dans tous les
pays, mais qui tente de présenter, sous une forme cohérente, les grandes caractéristiques générales des systèmes
administratifs modernes.

Le développement de la sociologie des organisations (années 1940-1960)


Les études sur l’administration connaissent un nouveau souffle au milieu du 20e  s., avec la croissance des
interventions de l’Etat et, plus généralement, avec l’avènement de l’Etat-providence.

• Aux Etats-Unis, des études empiriques sur la mise en œuvre des programmes gouvernementaux sont
développées à partir des années 1940. Ces nouvelles Policy Sciences s’inscrivent dans la tradition des
études de Public Administration, mais elles s’alimentent également de l’analyse des organisations
économiques. Elles s’intéressent prioritairement à l’efficacité des politiques publiques. Robert Merton, Philip
Selznick ou Herbert Simon restent parmi les grands pionniers de cette tradition d’analyse.

• En France, des travaux sociologiques sur le phénomène bureaucratique sont engagés à partir des années
1960, notamment sous l’impulsion de Michel Crozier. Ces travaux, fortement inspirés des recherches
menées aux Etats-Unis, cherchent à s’émanciper de la tradition juridique dominant alors les universités
françaises (c'est-à-dire des recherches privilégiant l’étude des règles formelles des administrations).

La sociologie de l’administration des années 1940-1960 réactualise la pensée wébérienne. Son objectif est de
montrer les écarts entre le modèle idéal-typique wébérien et la réalité bureaucratique. Robert Merton, Philip
Selznick, Herbert Simon et, en France, Michel Crozier, parmi d’autres, ont considérablement amélioré la
compréhension du phénomène bureaucratique, à la fois le développement de la rationalité propre aux
organisations publiques, les relations avec leur environnement, ou encore les dysfonctionnements bureaucratiques.

Les quatre perspectives d’analyse de l’administration en France


On reviendra ici sur quatre perspectives différentes sur l’administration. La présentation est nécessairement
sommaire dans le cadre de ce cours. Elle vise à montrer que la connaissance du phénomène bureaucratique diffère
sensiblement selon les préoccupations intellectuelles propres à chaque discipline et selon les outils conceptuels
que l’on utilise pour analyser l’administration.

Une tradition juridique


L’école du droit public en France s’intéresse principalement aux règles de droit qui régissent le fonctionnement des
administrations. Elle concentre son analyse sur le jeu des procédures formelles et s’appuie principalement sur la
référence aux textes de droit qui encadrent la vie administrative.

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Comme toutes les sciences juridiques, le droit public privilégie une démarche normative  : les pratiques
administratives sont appréhendées à l’aune des normes juridiques. Par exemple, ce sont les spécialistes du droit
public qui, traditionnellement, ont contribué au développement de notions centrales guidant l’action de l’Etat ou
justifiant les réformes institutionnelles. L’idée d’intérêt général, la notion de «  puissance publique  » (Maurice
Hauriou), ou encore le concept de « service public » (Léon Duguit, Gaston Jèze, Roger Bonnard) ont été théorisés
par des spécialistes du droit.

La discipline du droit public a aujourd’hui largement investi l’analyse des collectivités territoriales et de la
décentralisation (ex : étude de la fonction publique territoriale, étude des marchés publics) ainsi que l’analyse du
système européen en formation (ex : développement de l’enseignement du droit communautaire).

Une conception managériale


Depuis quelques décennies, dans les sciences de gestion et de management, se multiplient des travaux
s’intéressant à l’organisation des activités dans les administrations, avec une visée essentiellement pragmatique.
Certes, ces sciences privilégient habituellement l’analyse des organisations du secteur privé (les entreprises). Mais
un certain nombre d’entre eux cherchent à étudier les questions de management et d’efficacité propres aux
organisations du secteur public.

Ces travaux ont apporté une double contribution à l’analyse des administrations publiques. Ils ont introduit, tout
d’abord, la question de «  l’efficacité  » dans l’étude des administrations. Ils se sont notamment intéressés à la
question de la performance des organisations publiques (ex : gestion des coûts et des moyens, développement de
l’évaluation comme technique de management).

Cette approche a stimulé le développement du «  nouveau management public  » (NMP) dans le contexte des
années 1980-2000, marquée par le retrait de la puissance publique et des difficultés récurrentes liées au
creusement des déficits publics et à l’endettement de l’Etat.

Le NMP vise une meilleure organisation des activités publiques et des mécanismes de responsabilisation,
susceptibles d’accroître l’efficacité du fonctionnement des administrations et la maîtrise des dépenses publiques.

Les travaux dans ce domaine ont également montré, en sens inverse, que l’efficacité de l’action administrative ne
pouvait être appréhendée uniquement à partir de critères de type économique (notamment la maîtrise des coûts et
la recherche de la rentabilité des activités). L’efficacité publique s’apprécie également par rapport à des critères et
des objectifs assignés par le politique, qui ont une visée sociale et s’appuient sur des principes non marchands.

• Cette perception a traditionnellement alimenté la réflexion sur les activités de «  services publics  » (ex  :
accès à l’électricité, aux réseaux de transports collectifs et aux activités de communication), et plus
largement sur la prise en charge de « biens publics » par l’Etat, telle que l’éducation, la santé, et aujourd’hui
la protection de l’environnement ou le logement.

• D’une manière générale, les activités publiques visant la mise en place de mécanismes de solidarité, l’aide
aux plus démunis et la lutte contre les discriminations ne peuvent reposer exclusivement sur une gestion
des organisations publiques centrée sur des critères de rentabilité et de réduction des coûts.

Des débats récurrents opposent les partisans de la maîtrise des dépenses publiques et les tenants d’un service
public étendu (ex : lors des fermetures de structures hospitalières « non rentables » telles que les maternités, de la
fermeture de classes d’élèves en « sous-effectifs » dans des villages, de la fermeture des lignes « déficitaires » de la
SNCF)… alors même que les deux objectifs devraient être considérés ensembles.

Une analyse sociologique


De nombreux travaux initiés par des sociologues ou des politistes depuis les années 1960 tentent de comprendre
les « écarts » entre la conception idéale-typique de l’administration et le fonctionnement concret des organisations
publiques.

Ces travaux sont d’une grande diversité. Ils ont néanmoins en commun de développer des critères d’analyse
empiriques et d’essayer d’étudier les activités et les pratiques des administrations telles qu’elles existent dans les
faits  : les comportements routiniers, les logiques de fonctionnement des corps, la relation au travail, les
perceptions des agents administratifs, les problèmes de communication dans l’administration, le développement
des règles informelles, les filières de recrutement.

• Le Centre de sociologie des organisations (CSO), dans le sillage des études pionnières de Michel Crozier,
est longtemps resté un lieu scientifique central où ont été menées des études approfondies du secteur
public.

• Certains auteurs, comme Jacques Chevallier par exemple, ont tenté dans les années 1970 de fonder une
«  science administrative  » inspirée à la fois du droit public et de la science politique, mais dont le projet
intellectuel sera entravé dès les années 1980 par le rapprochement continu des modes d’organisation du
secteur public et du secteur privé. 

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• A côté des analyses assez classiques de l’organisation politico-administrative, centrées sur les structures
de l’appareil administratif d’Etat (ex. Jean-Louis Quermonne, Pierre Sadran), des travaux d’inspiration
sociologique ont été réalisés, depuis les années 1980, principalement par des spécialistes de science
politique.

• Enfin, un courant en plein essor depuis les années 1980 a profondément renouvelé la connaissance sur le
secteur public  : l’analyse des politiques publiques. Ce courant de la science politique ne s’intéresse pas
précisément à la machine administrative, mais il étudie les conditions par lesquelles l’Etat, les pouvoirs
locaux ou les institutions européennes construisent et pilotent des programmes d’action publique, du
niveau de la programmation jusqu’à la mise en œuvre par des échelons opérationnels, en passant par les
activités de contrôle et d’évaluation des politiques publiques.

Une perspective historique


Enfin, des travaux d’historiens ont contribué au développement de l’histoire de l’Etat en France, comme ceux de
Michel Foucault, de Pierre Legendre et, plus récemment, de Pierre Rosanvallon.

Ces travaux ne s’inscrivent pas dans une perspective de science administrative, mais cherchent à comprendre les
conditions d’institutionnalisation de l’Etat, notamment à travers ses modes d’intervention sociale. Ils privilégient
une perspective généalogique s’intéressant, par exemple, aux conditions de formation de l’administration, à
l’invention des techniques d’intervention et des instruments de contrôle de la société, ou encore aux controverses
auxquelles l’Etat a donné lieu.

Peut-on édifier une science de l’administration ? Ou doit-on se résoudre à l’existence d’une pluralité d’analyses sur
l’administration ? Certains auteurs ont tenté de construire un cadre analytique spécifique, visant l’intégration des
approches juridiques, gestionnaires, sociologiques et historiques. L’étude de l’administration publique, aux Etats-
Unis, constitue un espace scientifique particulier, avec des centres de recherche, des communautés de
chercheurs, des revues spécialisées et des colloques dédiés, attestant d’une dynamique scientifique centrée
autour d’un corpus d’hypothèses et de controverses propres.

Il reste que la diversité des outils d’analyse, des types de savoirs et des traditions intellectuelles, tout comme la
distinction de plus en plus incertaine entre le secteur public et le monde du privé, rendent aujourd’hui impossible le
rêve d’édifier une « science de l’administration » qui reposerait sur un corpus analytique distinct.

Chapitre 2 : L’essor des administrations publiques


La dynamique de croissance du système administratif est un processus historique qui accompagne l’affirmation de
l’Etat en Europe. Il n’est ni unidirectionnel (il est marqué par des réorientations permanentes) ni continu (il est
marqué par des arrêts et des accélérations, souvent liés à des événements comme les guerres ou les crises
économiques). On essaiera ainsi de restituer les variations du phénomène dans le temps et dans l’espace, en
mettant au jour les différences entre les expériences nationales. Nous tenterons de faire apparaître le large éventail
d’hypothèses expliquant ces différences.

Les dynamiques de croissance administrative


Le développement qui suit propose quelques données chiffrées montrant la croissance de l’administration au cours
des deux derniers siècles, avec une visée comparative. Néanmoins, la démarche rencontre une double difficulté :

• Mesurer la croissance bureaucratique n’est pas facile dans la mesure où il n’existe pas de définition précise
et universelle de ce qui relève du domaine de l’administration. De nombreux pays ont des agences
d’exécution présentant un caractère hybride, à mi-chemin entre le secteur public et le secteur privé. Dès
lors, il n’est pas toujours évident d’évaluer le montant des ressources financières et techniques consacrées
par les gouvernements nationaux aux fonctions d’administration.

• La comparaison entre pays rend la mesure encore plus difficile. Les indicateurs de comparaisons
nécessiteraient d’être standardisés pour accroître la pertinence des résultats, alors que chaque pays
développe encore des mesures spécifiques.

◦ Par exemple, tous les pays n’ont pas les mêmes définitions des «  agents publics  »  : les agents
contractuels sont parfois inclus, parfois exclus, selon un ensemble de critères assez complexes.

◦ De même, tous les pays n’ont pas les mêmes modes de comptabilisation des dépenses publiques.
Par exemple, les prêts auxquels procèdent les gouvernements pour stimuler l’économie ne sont pas
toujours pris en compte dans les dépenses publiques. De même, les réductions de taxe auxquelles
procèdent la plupart des gouvernements occidentaux (par exemple en matière de logement ou de
déductibilité des intérêts d’emprunt) sont des «  aides indirectes  », mais elles ne sont parfois pas
comptabilisées dans les dépenses publiques.  

Le développement bureaucratique – analyse comparée


Le développement de l’administration publique est incontestable aux 19e et 20e  s. Il peut être montré de
différentes manières. Quatre ensemble d’indicateurs peuvent en effet être utilisés pour appréhender la croissance
bureaucratique :

• le poids des agents publics dans l’emploi ;

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• le volume des dépenses publiques ;

• le nombre de ministères ;

• le développement et la complexification des structures administratives.

Tous ces indicateurs sont en hausse jusque dans la seconde moitié du


20e s.

La croissance du nombre des agents publics


Le développement de la bureaucratie s’accompagne de la
constitution de corps de professionnels, permanents, disposant
d’une compétence technique. Engagés par l’Etat (ou par toute
institution publique), ces professionnels forment des «  agents
publics ».

Dans le tableau suivant, on peut identifier la croissance continue, en


France et aux Etats-Unis, du nombre d’agents publics dans les
administrations centrales de l’Etat entre le début du 19e  s. et le
milieu du 20e s.

En France, la croissance est continue malgré l’instabilité du système politique (changements fréquents de régimes).
La Révolution française et le Premier empire sont des moments de développement importants de l’administration
centrale.

Aux Etats-Unis, la croissance ne débute réellement qu’après la guerre de sécession qui marque la réunification
politique du pays sous l’égide du gouvernement fédéral.

La croissance des dépenses publiques


Même si les données sont fragmentaires, il est estimé
que les dépenses publiques stricto sensu (c'est-à-dire
hors collectivités décentralisées/fédérales et hors
dépenses de sécurité sociale) ont été multipliées par 3
ou 4 entre 1815 et la fin du 20e s. (Rosanvallon, 1990, p.
286).

• Au cours des années 1960-1990, les dépenses augmentent dans l’ensemble des pays.

• On note une augmentation dans les pays occidentaux dans les années 1970 malgré les chocs pétroliers et
le début du retrait de l’Etat-providence. Pourquoi ? Ceci est dû à ce que l’on appelle un « effet de ciseaux »
caractérisé par un ralentissement de la croissance, mais par des dépenses publiques qui continuent
d’augmenter (car il est impossible de mettre brutalement fin aux engagements de l’Etat).

• Le niveau de dépenses est plus important dans les pays développés que dans les pays en développement.
Pourquoi  ? L’explication la plus fréquemment avancée est que la part des revenus imposables dans les
pays en développement est moins élevée en raison de l’importance qu’y occupe l’économie informelle. De
surcroît, les analystes notent que plus les secteurs secondaire et tertiaire sont élevés (cas des économies
développées), plus le niveau des dépenses publiques (par rapport au PIB) est élevé.

• On note des variations importantes au sein des pays occidentaux. Elles renvoient à des préférences
nationales et à des choix politiques à des moments donnés. Par exemple, le coup d’arrêt des dépenses
décidé par le gouvernement suédois de 1980-85  ; les stabilisations britanniques et américaines dans les
années 1980 ; à Singapour, le lancement d’une politique de réduction des dépenses publiques à la fin des
années 1980.

L’augmentation du nombre de ministères

Si l’on prend le cas français, les données sont


particulièrement éloquentes. Alors que le nombre de
ministères reste inférieur à 10 au 19e s., il s’élève entre 20
et 40 ministères au 20e s.

Pourquoi ce développement des ministères ? Les raisons


sont multiples.

•Sous l’Ancien Régime, il est principalement un effet du


clientélisme politique et de la distribution des postes
d’influence dans les entourages royaux.

•Au 19e s., l’essor du nombre de postes ministériels est un


effet de la spécialisation des administrations et de

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l’augmentation de leurs tâches.

• A la fin du 19e s. et 20e s., il est un effet de l’émergence de nouveaux besoins et de la croissance parallèle
des activités couvertes par l’Etat. Par exemple :

◦ jusqu’au 19e  s.  : les administrations ont pour rôle d’assurer la protection du territoire (défense), le
maintien de l’ordre public (police) et le fonctionnement de l’Etat (assemblées, justice), auxquels
s’ajoute le nécessaire développement bureaucratique pour lever l’impôt ;

◦ à la fin du 19e  s  : de nouvelles administrations voient le jour avec l’amélioration des système
sanitaires, l’aménagement des voies de communication et, en France, le développement de
l’éducation nationale ;

◦ au 20e s. : l’administration doit accompagner le développement d’activités économiques encadrées


par l’Etat (l’électrification du territoire, le développement des transports et des réseaux de
communication, la croissance de l’industrie) et la mise en place d’activités visant la solidarité dans le
cadre de l’Etat-providence (la redistribution des richesses et le développement de système de santé
publique) ;

◦ à la fin du 20e s. : le développement des ministères accompagne l’émergence de nouveaux enjeux


(l’encadrement de la culture, les politiques en direction de la jeunesse, la promotion du droit des
femmes, la protection de l’environnement, le logement, le développement des loisirs, etc.).  

La complexification du système bureaucratique


Le développement bureaucratique s’est accompagné, dans la plupart des pays, de la complexification du système
administratif. Cette complexification est liée à plusieurs processus.

Elle résulte de la croissance de l’appareil d’Etat qui impose parallèlement le développement d’une administration
déconcentrée pour intervenir sur le territoire, selon un modèle pyramidal reposant sur les principes de
centralisation et de hiérarchie, imposant la tutelle administrative et financière des échelons centraux sur les
échelons déconcentrés ;

• par exemple, en France, les ministères s’organisent en directions générales, sous-directions et bureaux ;

• sur le territoire, l’Etat est représenté par les préfectures et tout un ensemble d’administrations
déconcentrées rattachées aux ministères nationaux.

La complexification résulte également de la multiplication des structures plus ou moins autonomes, internes et
externes à l’Etat, pour partie en concurrence. Il existe, dans chaque pays, des structures aux statuts juridiques très
divers qui interviennent comme des prolongements de l’administration publique, sans en avoir formellement toutes
les caractéristiques.

C’est en se référant ainsi à une diversité d’indicateurs que l’on peut étudier la croissance de la sphère
bureaucratique dans les sociétés, sans se limiter à une lecture superficielle qui se concentrerait uniquement sur le
niveau des dépenses publiques. Il faut examiner plus concrètement quelles sont les fonctions prises par l’Etat,
quelles sont les formes de développement des activités dans la sphère publique, quels rapports il tisse avec son
environnement.

Deux modèles de développement de l’Etat bureaucratique dans l’après-guerre : la France et les Etats-Unis
La France et les Etats-Unis offrent deux modèles bien différents de développement de l’administration
bureaucratique.

L’Etat interventionniste à la française : le référentiel de la modernisation


On verra ici les grandes caractéristiques de l’Etat bureaucratique français tel qu’il s’est développé au 20e s., puis
l’idéologie qui sous-tend l’interventionnisme politico-administratif.

Le modèle de l’Etat interventionniste de l’après-guerre


On recourt fréquemment à la notion d’« exception française » pour qualifier le modèle de l’Etat en France. L’idée
d’une exception est un poncif, longtemps utilisé souvent pour justifier la forme impérieuse du pouvoir d’Etat dans
notre pays et rappeler que les principes des pays de tradition libérale (comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis)
n’ont pas nécessairement vocation à être appliqués dans l’exercice du pouvoir en France. Sans tomber dans l’idée
d’exceptionnalisme, on peut néanmoins identifier, pour les besoins de l’analyse, cinq caractéristiques principales
de l’Etat.

La centralité dans l’organisation institutionnelle de l’Etat


Cette centralité politique et administrative s’est accompagnée de la limitation très stricte du rôle des collectivités
territoriales française, jusqu’aux premières réformes de décentralisation de 1982-1983. Les analystes de
l’administration française citent souvent la formule célèbre du général de Gaulle : « Il n’y a de France que grâce à
l’Etat » (discours du général de Gaulle du 28 janvier 1960 devant le Conseil d’Etat).

Aujourd’hui, l’ouverture du système public par le bas (la décentralisation avancée) et par le haut (le transfert de
compétences à l’Union européenne) fait que la centralité est grandement érodée. Il reste qu’en comparaison de la
plupart des autres pays européens, le modèle d’organisation institutionnelle de la France continue de reposer sur

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un appareil d’Etat puissant, malgré l’inscription dans la constitution du principe d’une organisation décentralisée de
la République (article 1er) et du principe de subsidiarité (article 72).

Un contrôle étroit de l’expertise technique et de l’élaboration des politiques publiques


En tant que « dépositaire de l’intérêt général » selon la formule consacrée, l’Etat a toujours joué un rôle central dans
la programmation et le pilotage des politiques publiques, étant présent du niveau de l’identification des enjeux
jusqu’à celui de la réalisation technique des projets :

• il maîtrise les processus d’accès à l’agenda politique (ou processus d’étiquetage des problèmes) ;

• il contrôle la réalisation technique des politiques, grâce à une administration technique déployée sur le
territoire, placée sous l’autorité du préfet.

Ainsi, au fil des derniers siècles, s’est développée une expertise technique au sein de l’Etat (rôle des ingénieurs
d’Etat), avec la construction d’ouvrages techniques majeurs (ex. influence de Colbert pour la construction de
nombreux ponts et des «  portes  » permettant la collecte de droits de péage au profit des caisses de l’Etat),
l’aménagement des fortification des villes et la construction d’ouvrages militaires (rôle de Vauban à la fin du 17e s.).
La nécessité de rationaliser le recrutement des ingénieurs d’Etat a justifié, en 1747, la création de l’École nationale
des Pont et chaussées.

A la fin du 19e s., la confiance des républicains dans la philosophie positiviste inspirée d’Auguste Comte les incite
à donner de larges prérogatives, au sein de l’Etat, aux personnels techniques de haut niveau. Sous la Troisième
république, la légitimité associée à la connaissance, concentrée dans l’administration (les hauts fonctionnaires),
apparaît presque aussi puissante que celle tirée de la représentation démocratique (les députés et sénateurs), au
point de susciter parfois de vives inquiétudes au sein du Parlement.

L’influence des hauts fonctionnaires explique en grande partie le rôle majeur joué par les cabinets ministériels en
France, de même que le faible développement des commissions parlementaires qui n’ont jamais disposé d’un
personnel technique de niveau équivalent à celui des administrations.

Les Etats-Unis constituent un contre-modèle  : depuis longtemps, les «  comités parlementaires  » y sont dotés
d’importantes ressources techniques leur permettant de développer des activités de contrôle et d’évaluation des
politiques conduites par l’administration fédérale.

Les finances publiques comme levier de l’affirmation du rôle de l’Etat


La France a connu, entre 1945 et les années 1970, une « économie de financements administrés » marquée par
l’importance de la planification quinquennale et des politiques de subvention dans de nombreux secteurs
stratégiques de l’économie (ex : développement industriel, énergie et transports notamment). A contrario, on note
une faiblesse des financements privés en France.

Le contraste avec les Etats-Unis est saisissant. Outre-Atlantique, les programmes publics ont toujours été
largement cofinancés par le secteur privé (entreprises, fondations privés, associations, oeuvres de charité), en
particulier les programmes sociaux (éducation, santé, lutte contre l’exclusion).

Tout ceci est en passe de changer, en France, depuis quelques années, avec le développement de la
contractualisation des politiques publiques et la multiplication des « partenariats publics-privés » (voir leçon 10).

Le droit public comme instrument d’affirmation de la puissance étatique


La France connaît traditionnellement une importante production réglementaire. Le droit public s’autonomise à la fin
du 19e  s.  : il devient un champ juridique à part entière, hypertrophié par rapport aux autres pays où, le plus
souvent, un tel droit, distinct du droit commun, n’existe pas.

Le droit public constitue un formidable instrument d’affirmation de la puissance étatique.

• Par exemple, la théorie juridique de la «  puissance publique  » (M. Hauriou), mais aussi la doctrine du
«  service public  » (L.  Duguit) qui semble plus favorable aux droits des administrés, ont inspiré le
développement de l’interventionnisme étatique au tournant des 19e et 20e s.

• L’idée française d’«  intérêt général  », censé se développer au-delà des intérêts particuliers, a été un
puissant instrument de légitimation du pouvoir d’Etat. Le concept d’intérêt général, associé à un intérêt
supérieur protégé par l’Etat central contre les intérêts particuliers (ou situés) des individus et des
collectivités sociales, est aux antipodes de l’idée de common good dans la pensée libérale américaine, qui
voit l’intérêt commun comme le résultat de la délibération entre les intérêts privés.

La notion d’intérêt général

Cette notion apparaît en France au 18e  s. Très rapidement, dans le discours public, elle se substitue à l’idée
philosophique de «  bien commun  ». Elle est régulièrement utilisée dans la rhétorique administrative. Elle n’a
pourtant pas de sens précis attribué par le droit. Au contraire d’autres constitutions nationales qui donnent une
interprétation précise et des domaines d’application à cette notion (par exemple en Espagne ou au Portugal), l’idée
reste mal définie en France, alors même qu’elle occupe une place centrale dans la réflexion sur l’Etat. Elle désigne

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tantôt la somme des intérêts des individus qui composent la nation, tantôt un intérêt supérieur, propre à la
collectivité nationale, qui transcenderait celui des citoyens considérés individuellement. La seconde interprétation
tend souvent à l’emporter.

L’administration et le juge administratif ont beaucoup utilisé la notion d’intérêt général pour justifier la possibilité,
pour l’Etat, de prendre des mesures contestées par les administrés ou limitant leurs droits (p.e. en matière
d’aménagement du territoire). Dans une certaine mesure, l’intérêt général s’oppose à la liberté individuelle. La
notion a également subi une critique marxiste dénonçant l’intérêt général comme l’intérêt de la classe dominante
placée aux commandes de l’appareil d’Etat.

Il reste que le caractère incertain de la notion n’a pas freiné son utilisation dans la jurisprudence et la doctrine qui
alimentent le droit public. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État s’y sont fréquemment référés, notamment
dans les décisions et les arrêts encadrant ou limitant les libertés (par exemple en matière d’ordre public, de lutte
contre le terrorisme, de protection de l’environnement).

La constitution d’une élite politico-administrative particulièrement influente au sommet de l’Etat


Au sommet de l’Etat, en France, certains chercheurs ont évoqué l’existence d’un «  milieu décisionnel
central  » (Catherine Grémion), pour ne pas se cantonner à une analyse limitée aux élites politiques et mieux y
inclure les hauts fonctionnaires.

En effet, de nombreuses recherches (ex. Ezra Suleiman, C. Grémion, P. Muller) ont pu montrer que les hauts
fonctionnaires ont toujours joué un rôle déterminant dans le cadrage des politiques. Issus pour la plupart des
grandes écoles (Ecole polytechnique, Ecole centrale, ENA depuis 1945…), ils forment des communauté de
formation et travaillent dans un environnement professionnel organisé en «  corps  » dont certains ont acquis une
influence considérable dans l’espace bureaucratique (par exemple les inspecteurs des finances, les conseillers
d’Etat, les préfets).

On le verra, il a toujours existé une grande perméabilité entre le monde politique et le monde de la haute
administration. Un indicateur incontestable est le rôle majeur joué par l’ENA dans la sélection du personnel
politique sous la Ve République (voir les leçons 4 et 5).

Cette « élite politico-administrative » centrale joue un rôle décisif dans la définition des priorités de l’Etat, même si
les configurations sont variables selon les politiques publiques et selon les séquences politiques. Elle est présente :

• au sein des cabinets ministériels ;

• dans les agences de l’Etat, comme le Centre d’analyse stratégique (CAS, ex-CGP) ou la Direction
interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires (DIACT, ex-DATAR) ;

• dans les ministères clés de l’action gouvernementale.

Les ingénieurs d’Etat bénéficient en France notamment d’une forte légitimité de leur expertise technique qui
détermine la grille des problèmes pris en compte dans les choix de gouvernement. Cette légitimité a pu être si forte
par le passé que de nombreuses politiques ont été décidées sans réel débat social. C'est le cas, par exemple, du
choix d’engager la France dans une intense production nucléaire civile, à la suite du premier choc pétrolier (1973).
De même, les grandes politiques nationales d’aménagement urbain dans les années 1960-1970, ou encore de la
réforme du système de santé à la même époque.

La contrepartie de la centralité de l’Etat fut la dévalorisation des collectivités locales, synonyme d’archaïsme et de
frein à la modernité, souvent considérées comme la « périphérie ».

Un « référentiel modernisateur »
Pierre Muller (1992) a analysé la période de croissance des années 1950-1960 comme l’émergence d’un modèle
particulier de politique publique, axée sur un « référentiel de modernisation ». Grâce à ce référentiel, l’Etat bénéficie
d’un socle idéologique qui légitime son interventionnisme dans tous les domaines.

Inscrit dans une thématique du progrès, ce référentiel propose la perspective d’une modernisation libératrice et
émancipatrice organisée par l’Etat, formulée dans un contexte de forte croissance économique des
«  Trente  glorieuses  ». L’idée générale avancée durant ces années est que la modernisation est la condition de
l’amélioration du bien-être en France.

Le gouvernement français s’appuie sur deux démarches parallèles.

• Le développement des « services publics ». La croissance régulière de l’économie permet en effet à l’Etat
d’envisager le financement de nombreux équipements publics et, plus généralement, le développement des
services collectifs.

◦ Ainsi, les dépenses d’éducation passent de 8.8 % à 23.8 % du budget de l’Etat entre 1947 et 1971.
Le budget de l’action sociale passe de 4.8 % à 11.3 % sur la même période.

• Une politique de « grands projets ». L’une des principales manifestations de ce référentiel de modernisation
est l'importance considérable accordée en France au « modèle du grand projet » (qualifié de « colbertisme
high-tech » par Elie Cohen en 1992).

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◦ Par exemple, la politique industrielle, conçue en France comme une prérogative quasi-régalienne
durant les Trente glorieuses, est alors menée soit directement à travers l'action des grands groupes
nationalisés (y compris le système bancaire), soit indirectement à travers l'essaimage au sein du
milieu industriel des ingénieurs formés dans les écoles d'application de l'Etat.

La principale conséquence du référentiel modernisateur à la française est la dévalorisation de la norme de marché


et du modèle de l’entreprise.

• Bien entendu, aucun des grands projets n’est lancé sans référence à un marché qu'il faut conquérir. Mais
dans la vision du monde des ingénieurs d’Etat (ingénieurs des mines, de l’équipement, de l'armement…), le
marché n'est qu'une contrainte parmi d’autres, au même titre que les contraintes technologiques ou
industrielles.

Le Concorde fut construit pour prendre place sur le marché des longs courriers dominé par les Etats-Unis. Mais la
démarche des ingénieurs s’est largement focalisée sur l'objet technique en lui-même, ce qui a conduit à un échec
économique et commercial (l’avion sortant dans le contexte du premier choc pétrolier).

• Cette conception publique du développement explique que le modèle du grand projet ait réussi
principalement dans les domaines où le marché est contrôlé par le politique : l’armement ; le nucléaire civil ;
les politiques spatiales ; le transport ferroviaire.

L’Etat social à l’américaine


Les Etats-Unis n’ont pas échappé à la dynamique de développement de l’Etat dans le contexte de l’après-guerre.

Les années 1950-1970 sont marquées, en effet, par l’intervention accrue de l’Etat fédéral dans le domaine social,
notamment avec la mise en place de nouvelles politiques en direction des populations pauvres inscrites dans les
programmes présidentiels (la «  Nouvelle frontière  » de Kennedy et la «  Grande Société  » de Richard Nixon). De
nombreux exemples de lois sociales illustrent la volonté de l’Etat fédéral américain d’intervenir pour lutter contre les
inégalités.

Les lois sociales aux Etats-Unis dans les années 60

En 1964, l’Economic opportunity Act crée l’Office of economic opportunity (doté de 1 milliard de $ pour 1965). Son
objectif est de développer des programmes d’apprentissage et des services  ; aider l’agriculture et le petit
commerce ; développer le volontariat dans les zones de pauvreté.

En 1965, de grands programmes de Social and Health Care (protection sociale) sont mis en place en direction des
plus démunis : Medicaid (assistance médicale pour les pauvres) et Medicare (personnes âgées).

En 1966, un nouveau département ministériel du logement et du développement urbain est créé.

Durant la décennie 60, des programmes de discrimination positive proposent aux femmes et aux minorités
ethniques des voies d’accès privilégié aux universités, à l’emploi dans les administrations publiques et les grandes
entreprises travaillant avec l’Etat fédéral.

Des programmes de développement économique et de proposition d’emplois pour les populations les plus
démunies sont également initiés, à l’instar de l’Economic Development Agency à Oakland.

Ainsi, aux Etats-Unis, sur la période, une quarantaine de « budgets sociaux » gérés par plusieurs administrations –
« départements » ministériels ou « agences fédérales » – sont établis dans les domaines de la santé, de l’éducation,
de l’assistance sociale, du logement, du travail, du développement urbain, ou encore de l’agriculture.

Les théories explicatives de la croissance bureaucratique dans les sociétés modernes


Plusieurs thèses ont été avancées pour expliquer l’essor des systèmes administratifs dans les sociétés
occidentales. L’idée, ici, est d’exposer ces thèses (et d’en critiquer certaines). Elle n’est pas de trancher entre elles.
Toute analyse de l’histoire de l’Etat a intérêt à les combiner.

Le manuel de J. Lagroye, Sociologie politique (avec Bastien François et Frédéric Sawicki) propose de plus amples
analyses du phénomène d’émergence de l’Etat en Occident.

Les explications économiques


De nombreux travaux économiques se sont penchés sur le développement du système bureaucratique. On en livre
ici seulement quelques-unes.

Industrialisation, urbanisation et complexité sociale


L’économiste allemand Adolf Wagner (1835-1917) est l’un des premiers économistes à s’intéresser à la question
des dépenses publiques de l’Etat. Réformiste favorable au développement de politiques sociales, il montre que,
sur le long terme, les dépenses publiques croissent davantage que la production nationale.

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Pour lui, la croissance des dépenses publiques s’inscrit dans un processus historique de développement des
sociétés marqué, au 19e  s., par la complexité croissante de l’organisation sociale d’une part, et par deux
changements structurels rapides d’autre part, l’industrialisation et l’urbanisation.

Cette évolution historique se traduit par le développement ininterrompu des interventions des pouvoirs publics
(législation, éducation, action sociale, aménagement de l’espace…) et par des investissements lourds, non
rentables à court terme, qui nécessitent un financement public. La conséquence est l’augmentation du taux de
prélèvements obligatoires dans la plupart des pays industrialisés.

L’effet cliquet des guerres et des crises


L’intervention publique et l’effort de guerre
Peacock et Wiseman (The Growth of Public Expenditure in the United Kingdom, 1961) développent également un
modèle explicatif de type économique pour expliquer la croissance du domaine public. Leur idée générale est la
suivante : pendant certaines périodes, la tolérance à l’égard de nouvelles formes d’intervention de l’Etat et donc de
nouvelles taxations est momentanément plus grande. C’est durant ces périodes que l’Etat a pu élargir le périmètre
de ses interventions.

Leur modèle de Peacock et Wiseman porte en particulier sur les guerres. Pour eux, les efforts de guerre permettent
aux Etats de justifier de nouvelles taxations et, parallèlement, de justifier le droit d’intervenir dans de nouveaux
domaines, notamment dans le domaine économique. Ainsi, durant la Première guerre mondiale, les Etats
européens, pour la première fois, prennent des mesures strictes d’encadrement de l’économie industrielle pour
l’orienter vers l’effort de guerre.

L’effet des crises économiques, sanitaires et environnementales


D’autres économistes ont étendu ce type d’explication aux périodes de crise ou de désastres naturels. Ainsi, selon
Richard Kuisel (Le capitalisme et l’Etat en France, 1984), la modernisation de l’économie au 20e s., placée sous la
direction de l’Etat, s’est effectuée principalement en raison des contraintes imposées par les guerres et les crises
économiques.

L’un des effets de la crise économique des années 1930, par exemple, est d’avoir ouvert la voie à des politiques
d’intervention. La politique du New Deal lancée sous la présidence F.D. Roosevelt préfigure, pour une grande part,
les politiques keynésiennes de l’après-guerre.

Plus récemment, les catastrophes nucléaires comme Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011, la tempête qui a
touché l’Europe de l’ouest (hiver 1999), la canicule en France (2003), et différentes crises sanitaires depuis une
quinzaine d’années (vache folle, poulet aux hormones, épidémie de SRAS, etc.) ont eu pour effet de justifier le
développement de nouveaux dispositifs de veille et de contrôle, et plus largement le développement de politiques
de gestion des risques.

Les caractéristiques économiques du travail bureaucratique


L’économiste américain William Baumol développe une théorie sur l’activité administrative pour expliquer la
croissance continue du secteur public par rapport au secteur privé. Il avance l’idée selon laquelle l’administration
fonctionne à partir d’activités qui ont une forte composante de «  travail  » (composante humaine distincte de la
« machine »), comme la police, la santé ou l’éducation. Par conséquent, les administrations, sur le long terme, ont
des gains de productivité très faibles malgré les avancées technologiques, alors que les besoins ne cessent de
croître.

Il existe donc deux solutions pour les gouvernements  : soit accroître les dépenses publiques  ; soit réduire les
services publics. On le comprend, c’est plutôt la première solution qui a été adoptée durant les années de
croissance, contribuant au développement rapide de l’Etat bureaucratique.

On doit noter aujourd’hui que le raisonnement de Baumol est obsolète. La révolution numérique des
années  1990-2000 a conduit à l’informatisation systématique des administrations qui ont pu effectuer de très
importants gains de productivité pouvant justifier la réduction des ressources financières et humaines consacrées à
l’activité publique. La transformation numérique engendre aujourd’hui des débats sur la réduction des effectifs
dans certains services de l’Etat (ex : services de collecte de impôts).

Les explications politiques


Une explication politique défend l’hypothèse selon laquelle le succès croissant des idées socialistes et des théories
keynésiennes dans la plupart des démocraties libérales au 20e  s., en particulier après 1945, a été propice à la
reconnaissance, par les élites politiques, de la légitimité de l’Etat interventionniste.

Le renouvellement de la doctrine socialiste au début du 20e s.


Dans le dernier tiers du 19e  s, l’essor du mouvement ouvrier s’accompagne de l’émergence de partis
révolutionnaires et de syndicats ouvriers qui défendent des arguments favorables à la mise en œuvre de
mécanismes de redistribution sociale.

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Les forces politiques de gauche parviennent au pouvoir quelques décennies plus tard (ex  : le Front populaire en
France en 1936, le parti social-démocrate accède au pouvoir en Suède en 1938, les autres partis sociaux-
démocrates après la Seconde guerre mondiale). Les partis socialistes et sociaux-démocrates participent à la
gestion de l’économie et renforcent les thèses interventionnistes.

Socialisme et bureaucratie
Initialement, pourtant, les thèses révolutionnaires sont hostiles au développement de l’administration. Marx estime
que l’Etat bureaucratique est un instrument de domination de classe : il dénonce l’« Etat bourgeois », monopolisé
par les élites dominantes. Pour lui, le rôle de la bureaucratie n’est que d’élargir le rôle de l’Etat dont la vocation est
de protéger les intérêts de la bourgeoisie. Par conséquent, elle renforce les rapports de domination entre classes et
accroît la mise en servitude des classes opprimées.

Néanmoins, de nouvelles théories socialistes se font jour au début du 20e s. Elles accordent à l’Etat un rôle actif
dans la direction économique de la société, dans l’objectif d’assumer des transformations sociales favorables à
l’édification d’une société plus égalitaire.

Les théoriciens austro-marxistes, en Autriche, sont les premiers, dans les années vingt, à envisager un système
économique de transition privilégiant une «  nationalisation  » de grands secteurs publics plutôt qu’une
collectivisation brutale des moyens de production.

Certes, Les austro-marxistes n’abandonnent pas l’objectif révolutionnaire (la destruction de l’Etat bourgeois), mais
ils considèrent l’intervention de l’Etat comme une étape nécessaire pour parvenir au socialisme. Dans son projet,
Otto Bauer propose de « nationaliser » les secteurs économiques couvrant les besoins essentiels de la société. Les
entreprises publiques d’Etat – soutenues par les salariés et les consommateurs – cohabiteraient pendant un certain
temps avec le capitalisme industriel, avant de s’imposer naturellement à l’ensemble de l’économie.

L’Etat contre les dérives du capitalisme


C’est néanmoins en Allemagne, au sein du parti social-démocrate (SPD), qu’est exposée pour la première fois une
réflexion originale accordant à l’Etat une responsabilité centrale dans la nouvelle économie productive socialiste.
La nouvelle doctrine du parti est exposée en 1927 par Rudolf Hilferding (1877-1941). Pour lui, la marche vers le
socialisme implique la réalisation d’une « démocratie économique ». Hilferding invite à substituer à l’économie de
marché un «  capitalisme organisé  » autorisant l’intervention de l’Etat dans la production et les échanges. Son
argumentation est la suivante  : puisque les principes démocratiques sont en passe d’être acquis dans la vie
politique parlementaire de l’Allemagne de Weimar, la principale priorité des sociaux-démocrates est donc
désormais d’étendre ces principes à la vie économique, où les inégalités de classes restent très fortes ; or, cette
évolution n’a aucune chance d’être réalisée sans l’intervention vigoureuse d’une autorité extérieure au marché,
suffisamment forte pour en modifier les règles dans l’intérêt de la classe ouvrière.

Le compromis social-démocrate trouve des prolongements en Belgique dans le programme légaliste défendu par
Henri de Man (1886-1953). Ce dernier, inspiré par les positions du SPD, dessine les bases d’une nouvelle
organisation de l’économie (Le socialisme constructif, 1933) où l’Etat dirigerait, par le biais de la planification, un
secteur nationalisé couvrant le crédit, les industries de base et les transports.

Etat et solidarité nationale


En France, sous la 3e République, le développement de la doctrine « solidariste », inspirée de Léon Bourgeois, va
dans le même sens. Le solidarisme est une doctrine sociale et républicaine, favorable aux classes moyennes, pour
laquelle le rôle des gouvernants est de favoriser le développement de la solidarité nationale en prenant en charge
les activités d’intérêt général indispensables à la vie collective. L’Etat doit se placer au service du progrès social.

La doctrine du « service public »

C’est sous la 3e  République qu’apparaît d’ailleurs, dans les débats divisant les spécialistes du droit public, la
doctrine du service public. Celle-ci est un exemple éclairant du nouveau regard porté sur l’Etat au début du 20e s.
En concurrence avec la théorie de la « puissance publique » alors largement répandue, elle suppose que les actes
publics ne s’imposent aux gouvernés au nom de la puissance souveraine de l’Etat, en charge de la poursuite de
l’intérêt général. Ils ont vocation à organiser, régler et contrôler, sous l’autorité des gouvernants, les services
indispensables à la réalisation de l’interdépendance sociale. On pourra se reporter, à cet égard, aux écrits du juriste
bordelais Léon Duguit.

A la veille de la guerre Seconde guerre mondiale, pour beaucoup de socialistes français, l’intervention de l’Etat est
la voie la plus raisonnable entre le collectivisme autoritaire de type marxiste-léniniste et le capitalisme bourgeois
(préférant le libre jeu du marché). Certes, ces idées favorables à un « capitalisme organisé » ne convainquent pas
immédiatement les gouvernements réformistes – à l’exception de la Suède qui entreprend, dès 1938, une
expérience originale fondée sur la concertation entre le patronat et les syndicats sous le contrôle direct de l’Etat.
Mais elles trouveront une postérité dans le keynésianisme d’après-guerre.

20
La diffusion de la social-démocratie en Europe et le succès du keynésianisme après 1945
Après 1945, le modèle social-démocrate s’enracine dans au moins sept pays européens  : République fédérale
d’Allemagne, Autriche, Suède, Danemark, Norvège, Finlande et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne. Ce
modèle entend dépasser la lutte des classes (idée d’une confrontation inévitable et nécessaire entre la classe
possédante et la classe ouvrière). Il recherche une voie modérée, déjà esquissée dans les années 1920-1930.

Le compromis social-démocrate
Désormais, la notion de social-démocratie ne renvoie plus seulement à la tradition socialiste qui a pris sa source en
Allemagne dans les années 1870.

Elle désigne un système institutionnel qui, dans le cadre de la démocratie parlementaire, cherche à faire reposer le
consensus social sur la concertation organisée entre l’Etat, le patronat et les syndicats. Elle renvoie au
« compromis » institutionnalisé entre le modèle du marché et celui de l’Etat.

Elle accepte l’économie de marché, mais à la condition que l’Etat exerce une puissance arbitrale. Elle incite le
patronat et les syndicats à la recherche permanente de compromis sociaux. En d’autres termes, la social-
démocratie renonce à la stratégie de rupture avec le capitalisme (qui visait l’instauration d’une voie collectiviste
marxiste), dès lors que la société permet la protection des droits socio-économiques des travailleurs et une
répartition plus égalitaire des richesses.

Le SPD allemand est le premier mouvement d’inspiration socialiste à reconnaître cette évolution sur le plan
théorique, lors de son congrès de Bad-Godesberg (1959) : la libre initiative, la concurrence et la propriété privée y
sont reconnues comme des éléments essentiels de la vie économique, au même titre que la planification et la
propriété collective. Durant les décennies suivantes, tous les partis réformistes d’Europe se résigneront peu à peu
à accepter la nouvelle donne économique.

Keynes et l’intervention économique de l’Etat


L’idée d’associer l’Etat et le marché est popularisée grâce à la diffusion des idées de l’économiste britannique John
Maynard Keynes (1883-1946).

Sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) est l’une des principales sources d’inspiration
des gouvernements occidentaux durant l’expansion des « Trente glorieuses » (1945-1975). Elle adresse une critique
cinglante aux théories économiques de l’école «  classique  ». Il dénonce le capitalisme du «  laissez faire, laissez
aller  » qui, selon lui, limite le pouvoir d’achat, favorise l’épargne improductive et constitue l’une des principales
causes du chômage. Rappelons que Keynes n’est ni socialiste ni anti-libéral : il est favorable à la propriété privée et
hostile à la planification centralisée. Il se déclare lui-même « libéral » en 1925.

Les politiques keynésiennes soutiennent l’idée d’une intervention de l’Etat dans l’économie à la fois pour des
raisons économiques (permettre la croissance) et sociales (garantir l’équité). La lutte contre le «  sous-emploi  »
implique en effet, pour les keynésiens, de faire appel à l’intervention de l’Etat, en recourant au déficit budgétaire.
L’Etat peut à la fois stimuler l’investissement productif (ex : engager de grands travaux) et accroître la demande par
la relance de la consommation, grâce à une politique de redistribution des revenus.

Après 1945, le keynésianisme incite les gouvernements à mettre en œuvre des politiques économiques plus
volontaristes. Il apparaît comme une caution scientifique rigoureuse :

• à l’interventionnisme économique de l’Etat (ex : politique de relance industrielle en France, restructuration


du secteur agricole) ;

• aux nationalisations des grandes entreprises ;

• aux politiques de déficit budgétaire (possibles dans un contexte de croissance) ;

• aux mesures de redistribution des richesses : il permet de justifier, à cet égard, le nouveau rôle d’assistance
joué par «  l’Etat-providence  » (fourniture de «  biens collectifs  », aide aux plus défavorisés, protection des
droits sociaux).

L’influence du keynésianisme s’étend même aux Etats-Unis (où l’hostilité à l’intervention de l’Etat est
traditionnellement forte) et à la France (où l’interventionnisme planificateur emprunte une voie plus autoritaire et
plus technocratique). En France, en fait, le keynésianisme se greffe sur une tradition colbertiste déjà favorable à
des politiques volontaristes de l’Etat dans un certain nombre de secteurs. Il est soutenu par des courants politiques
très éloignés du socialisme, comme les chrétiens sociaux ou les gaullistes.

Jusqu’au milieu des années 70, l’Etat est perçu de plus en plus comme le garant de la croissance économique et
du progrès social. Le contexte des années 50-60 donne raison aux politiques interventionnistes contre les théories
néo-classiques. Durant ces années, l’administration est dotée d’une image positive, loin des clichés de la
bureaucratie lourde et couteuse : agissant au service du bien commun, réduisant les déséquilibres associés au jeu
des intérêts privés (forcément catégoriels, égoïstes et diviseurs), elle favorise l’égalité dans l’accès aux services.
L’administration publique est dotée d’une supériorité morale par rapport à l’entreprise privée.

21
Tout change au milieu des années 1970  : l’entrée de l’économie mondiale dans une ère de récession met
brutalement en question le rôle économique de l’Etat. Se diffusent alors de nouvelles théories économiques et
sociales valorisant le rôle du marché et de l’entreprise (lieux de la croissance et de l’innovation, de la liberté et de la
responsabilité, et de la réalisation de soi par le travail). Le néo-libéralisme devient la nouvelle vulgate de la pensée
économique et politique. Pour ses partisans, dont les thèses vont essaimer dans l’ensemble des pays occidentaux,
l’Etat constitue un problème plutôt qu’une solution pour la société.

Les explications sociologiques


Les théories sociologiques expliquant le développement de l’administration sont centrées sur les activités
bureaucratiques et les effets qu’elles produisent. On se limitera ici à deux exemples.

Les stratégies des hauts fonctionnaires


William Niskanen (Bureaucracy and Representative Government, 1971) appartient à l’école du Public Choice, l’une
des branches de la recherche en économie particulièrement hostile à la croissance de l’Etat. Il développe une
théorie originale, mais aussi excessive et plutôt simpliste, expliquant l'expansion apparemment sans limite de la
bureaucratie par l’activisme des bureaucrates.

Sa thèse est inspirée de la réflexion utilitariste sur la maximisation des intérêts individuels : les hauts fonctionnaires
ont intérêt à accroître la taille de leur administration. Dans chaque administration, souligne-t-il, un haut
fonctionnaire a plus de chances de « maximiser son utilité personnelle » (ses chances de promotion, son prestige,
son salaire) lorsque le budget du département dans lequel il travaille est élevé. Un budget renforcé permet la
croissance de son département par la création de postes, et donc de renforcer la position du département dans
l'ensemble de l'administration. Le bureaucrate aura donc toujours tendance à surévaluer les besoins budgétaires
par rapport à ses besoins réels.

A cet égard, il bénéficie d’un avantage  : le coût des activités administratives est très difficile à évaluer, à la
différence des entreprises privées dont la plupart des indicateurs d’activité mesurent la performance. Ceci est lié à
l’opacité des systèmes bureaucratiques où seuls les bureaucrates maîtrisent l’information disponible. Le
bureaucrate peut ainsi facilement manipuler à la fois les élus politiques qui sont censés le contrôler (mais qui n’en
sont pas capables) et les citoyens (qui se retrouvent dans une position de dépendance à l’égard de services
publics qui sont en monopole).

Ces thèses trouvent un écho tout particulier dans les mouvements anti-taxe aux Etats-Unis, hostiles à toute
intervention de l’administration fédérale au nom de la liberté individuelle. Elles proposent une lecture ultra-libérale
assez simpliste de l’administration, empruntant une démarche de stigmatisation  : il tente de faire reposer la
responsabilité de la croissance de l’Etat bureaucratique sur les fonctionnaires eux-mêmes. Le principal contre-
argument qui peut être opposé est que ce ne sont pas les fonctionnaires qui votent les budgets, pas plus que les
réformes. L’analyse également accorde trop d’importance aux facteurs individuels (les comportements des
bureaucrates) et trop peu aux organisations syndicales qui, elles, pèsent de tout leur poids pour éviter les mesures
d’allègement des coûts de l’administration au nom de la défense de l’emploi. La réalité est forcément beaucoup
plus complexe.

Le poids des groupes d’intérêt


Certains analystes font l’hypothèse que les groupes d’intérêt jouent un rôle important dans la croissance des
activités de l’Etat. L’espace public est en effet un espace de mobilisation et de confrontation entre acteurs
organisés : syndicats, associations, ONG, acteurs de plaidoyer, groupes d’intérêt et lobbies dont la vocation est de
défendre, dans l’espace public, des intérêts collectifs, sociaux ou catégoriels.

Ces acteurs organisés cherchent à accéder à l’Etat pour mobiliser différents types de ressources et obtenir des
décisions publiques servant leurs intérêts et leurs revendications :

• des mesures législatives (ex. lobbies représentant l’industrie du tabac ou de l’alcool, constructeurs
automobiles, entreprises pharmaceutiques) ;

• des mesures fiscales (ex. réductions de taxes) ;

• des subventions et des avantages matériels.

Pour ces acteurs, l’accès à l’Etat passe par différents canaux :

• dans certains systèmes politiques, les parlementaires jouent un rôle majeur dans l’accès aux ressources
publiques ; c’est par exemple le cas aux Etats-Unis ;

• dans d’autres contextes, l’accès à l’Etat passe par les hauts fonctionnaires, comme en France ou auprès de
la Commission européenne.

Ces activités d’échanges entre l’Etat et les intérêts privés contribuent à la structuration de réseaux durables entre
fonctionnaires et représentants catégoriels. Par conséquent, elles concourent au développement des structures
administratives et des dépenses publiques.

22
On a pu parler d’«  Etat néo-corporatiste  » pour désigner les arrangements stables, au sein de certains secteurs
d’intervention publique, associant les segments de l’administration et des organisations syndicales ou patronales (à
ne pas confondre avec les Etats « corporatistes » de type autoritaire comme l'Italie fasciste ou la France de Vichy).

• Par exemple, les relations entre le Ministère de l’agriculture français et le syndicat majoritaire des
agriculteurs (la FNSEA) durant les quatre dernières décennies du 20e s.

• Autre exemple, le complexe militaro-industriel aux Etats-Unis dans l’après-guerre, associant l’armée,
l’industrie de l’armement et l’administration fédérale…

Ainsi, le néo-corporatisme favoriserait l’accroissement des dépenses publiques et le développement


bureaucratique.

Cette analyse est pertinente dans les systèmes où il n’y a pas de contre-pouvoirs efficaces permettant de contrôler
la présence des groupes d’intérêt dans le giron de l’administration et de l’Etat. Alors qu’en France, l’opacité reste
de mise, aux Etats-Unis, l’Etat a lui-même organisé un système de contrôle et d’évaluation efficace de l’action
publique, notamment par le biais des commissions parlementaires qui évaluent régulièrement les dépenses
publiques et les modes de fonctionnement des administrations fédérales.

Un autre critique de ces théories peut être formulée : les réseaux de partenariat entre administrations et groupes
d’intérêts ne desservent pas toujours les pouvoirs publics et n’ont pas nécessairement comme conséquence
d’accroître systématiquement le poids des services administratifs. Ces réseaux peuvent aussi servir la collectivité
publique s’ils peuvent ainsi permettre aux administrations de réduire une partie de leurs charges financières et de
profiter du travail d’expertise des organisations privées. Ils répondent également à une exigence fonctionnelle dans
la mesure où ils permettent à l’administration de trouver des relais efficaces dans les domaines économiques et
sociaux dont ils ont la charge.

Des situations nationales contrastées


Historiens, économistes et politistes s’intéressent depuis longtemps aux trajectoires socio-historiques spécifiques
ayant conduit à la formation des Etats bureaucratiques modernes. Leurs travaux montrent la nécessité, pour bien
comprendre les conditions de développement des systèmes bureaucratiques, de se pencher sur les dynamiques
propres des contextes nationaux. Un certain nombre d’études adoptent une démarche comparative pour rendre
compte des trajectoires spécifiques de chaque expérience bureaucratique nationale.

Les difficiles tentatives typologiques


Beaucoup de travaux ont tenté d’élaborer des typologies. La démarche comporte toujours certains risques :

• Celui de réifier les systèmes administratifs nationaux, c’est-à-dire de réduire chacun d’entre eux à un
«  modèle  » uniforme et cohérent. Or, l’organisation du système bureaucratique, dans chaque pays, n’est
jamais complètement stabilisée dans le temps et comporte des variations selon les domaines d’intervention
de l’Etat ou selon le niveau de l’intervention (national ou local, fédéral ou fédéré). Les systèmes étatiques
n’ont pas la stabilité et la cohérence qu’on leur prête. Il convient de lutter contre les idées reçues sur
« l’exception française » ou sur « l’ultralibéralisme américain » par exemple.

• Celui de tomber dans un biais culturaliste consistant à considérer que les systèmes politiques fonctionnent
selon des normes durablement enracinées faisant partie d’une « culture politique » nationale (par exemple
l’idée d’une France nécessairement «  jacobine  »). Cela n’empêche pas, bien évidemment, de s’intéresser
aux cultures administratives qui dominent certains systèmes bureaucratiques.

On évoquera ici deux typologies qui tentent de rendre compte des différentes formes de structuration et
d’intervention de l’Etat, mais qui restent inabouties, et donc insatisfaisantes.

La distinction « Etat fort » / « Etat faible »


Des travaux de sociologie historique de l’Etat ont envisagé la formation des Etats bureaucratiques dans la longue
durée. Beaucoup prennent appui sur les exemples de la Prusse ou de la France, où se sont développées les
premières grandes administrations de type bureaucratique.

Les dynamiques de construction de l’Etat


La sociologie historique de l’Etat étudie le plus souvent les processus de différenciation par lequel l’Etat et
l’administration s’autonomisent de la société.

A cet égard, les études portent leur attention sur différentes dynamiques.

• La bureaucratisation de la société : il s’agit d’étudier la naissance d’organisations civiles et/ou militaires


organisées selon des règles spécifiques, dont les agents sont recrutés sur des critères de compétence, et
agissant en fonction de valeurs universalistes visant la défense ou la promotion d’intérêts de la communauté
nationale.

• La sécularisation du pouvoir : la notion désigne un lent processus de distinction, puis de séparation, à tous
les niveaux, entre la sphère temporelle et la sphère spirituelle. La première est le lieu de réalisation de la vie
sociale. Elle repose sur la formation d’une communauté politique et d’un gouvernement civil capable de
garantir la protection. La seconde est le lieu de la vie spirituelle. Elle est placée sous l’autorité de l’Eglise.

23
• La centralisation politique et l’unification territoriale : l’histoire de la sortie de l’Europe médiévale est celle
d’un processus historique par lequel des territoires politiques initialement morcelés dans le cadre
d’institutions féodales ont progressivement été réunis dans un cadre national et placés sous le contrôle
politique d’un gouvernement central, par l’entremise d’une administration d’Etat positionnée aux divers
échelons territoriaux.

• La rationalisation des activités publiques  : celle-ci est marquée par la consolidation d’un édifice juridique
propre à l’Etat et ses organisations, et par l’édification d’un système public d’encadrement des activités
sociales qui échappe à l’emprise du monde économique, de l’église ou d’intérêts périphériques (tels ceux
d’une caste ou d’une ethnie).

• La technocratisation  : chargé d’interprétations normatives, la notion désigne la participation et l’influence


croissante de la haute fonction publique, détentrice du savoir technique, sur l’exercice du gouvernement
politique, au point d’empiéter sur le pouvoir des détenteurs de l’autorité légitime (notamment, en
démocratie, le personnel politique élu).

Force et faiblesse de l’Etat : quels critères ?


Les travaux de sociologie historique montrent en général que le processus d’émergence des Etats est un
processus protéiforme, complexe, renvoyant à une diversité de transformations prenant forme à l’échelle nationale.

Néanmoins, certains auteurs, comme Pierre Birnbaum (La logique de l'État, 1982), se sont risqués à élaborer une
distinction analytique entre « Etats forts » et « Etats faibles ».

• Les Etats forts sont caractérisés par une forte différenciation entre l’Etat et la société, c’est-à-dire par une
autonomisation progressive des élites de l’administration par rapport aux élites politiques et aux structures
sociales :

◦ l’Etat a ses propres élites ;

◦ ces élites ont leurs écoles de formation et leurs propres modes de recrutement, fondés sur une base
méritocratique ;

◦ dans ces Etats, l’activité administrative est fortement valorisée ;

◦ selon Pierre Birbaum et Bertrand Badie (Sociologie de l’Etat, 1982), un « Etat fort » concentre donc
quatre aspects de l’appareil étatique :

▪ la centralisation territoriale,

▪ la concentration fonctionnelle,

▪ la spécialisation et la professionnalisation des agents de l’Etat,

▪ la cohérence de l’ensemble ;

◦ les Etats faibles sont caractérisés par une faible différenciation entre l’Etat et la société :

▪ les élites de l’Etat y conservent des liens étroits avec les élites politiques et les élites
sociales,

▪ elles ne sont pas formées dans des écoles spécialisées et n’ont pas de modes de
recrutement non autonomes,

▪ dans ces Etats, l’activité administrative est peu valorisée.

Selon ces critères, l’Etat français est l’exemple type de l’Etat fort. Il repose sur un système qui « tend à couper les
fonctionnaires de leurs liens de classe, de religion ou de territoire » (Birnbaum).

• La France a réussi à créer une élite propre issue des différents segments de la société, au point que cette
élite est peu à peu devenue une « caste » qui, aujourd’hui, se reproduit largement (voir plus loin) – ce que
Pierre Bourdieu a appelé la « noblesse d’Etat ».

◦ Ex : Napoléon 1er a contribué à créer une « noblesse d’empire ». Il a cherché à faire émerger une
élite de l’Etat distincte de la noblesse d’Ancien Régime (mais encore marquée, à l’époque, par
l’acquisition de titres nobiliaires).

◦ Sous la République, cette élite est recrutée par la voie du concours et bénéficie d’un statut général
des fonctionnaires (1946).

• L’Etat français s’appuie sur une immense machine bureaucratique

◦ qui couvre le territoire ;

◦ selon un système de contrôle hiérarchisé ;

◦ et bénéficie de l’existence d’un droit spécifique : le droit administratif.

Les Etats-Unis sont l’exemple d’un système politique à Etat faible :

• l’administration est faiblement autonomisée par rapport aux structures sociales ;

• l’administration a de faibles capacités d’intervention et doit, en permanence, faire face à la pression des
intérêts sociaux ;

• ses élites ne sont pas stabilisées  : elles sont principalement issues du monde des affaires, du monde
syndical ou de l’université ; elles restent dans la haute administration pendant un temps limité (forte rotation)
;

• elles ne jouent pas un rôle central dans l’élaboration de l’action publique.

Concernant la Grande-Bretagne, sa caractérisation à l’aune des critères évoqués plus haut est plus difficile.

• Elle est historiquement un Etat faible :

◦ la bureaucratie y est faiblement développée, n’a pas une forte expertise, ni des modes de
recrutement autonomes ;

24
◦ elle est adossée à un système politique contrôlé par les classes sociales dominantes plutôt que par
une « noblesse d’Etat ».

• Néanmoins, elle présente également des caractéristiques d’un Etat fort :

◦ l’Etat est centralisé et dispose d’une importante autonomie de fonctionnement (notamment grâce au
modèle majoritaire qui donne tous les pouvoirs au parti arrivé en tête).

• Cette double caractérisation justifie l’explication complexe de Bertrand Badie et Pierre Birbaum (1982)  :
« D’après ces 4 critères, l’Etat britannique peut être qualifié de faible dans la mesure où son administration
recrute ses fonctionnaires sur des critères non méritocratiques, il y a peu d’expertise et sa structure interne
est peu développée. Ainsi, l’administration et la bureaucratie y sont faibles. A la place d’un Etat, c’est une
classe sociale qui dirige le pays. Cependant, ce modèle majoritaire concentre autant que possible le pouvoir
politique. C’est pour cette raison qu’il peut être qualifié d’Etat centralisé et concentré. Dans ce cas, nous
pouvons dire que l’Etat britannique est fort dans la mesure où il est autonome et centralisé ».

Une typologie critiquable


• Tout d’abord, la typologie de Birnbaum repose sur une perspective historique qui sous-estime l’effet des
transformations institutionnelles extrêmement fortes de ces dernières années, notamment le renforcement
de l’Etat fédéral américain dans la seconde partie du 20e s. et la mise en place de l’Etat-providence dans
de nombreux pays occidentaux.

• Ensuite, cette typologie sous-estime l’influence des fonctionnaires sur l’élaboration des programmes
publics dans les Etats considérés comme « faibles », notamment le rôle du civil service britannique qui joue
un rôle important dans la fabrication des politiques publiques.

• Enfin, la typologie ne montre pas la diversité des situations internes à chaque pays, selon les domaines des
politiques publiques ;

◦ aux Etats-Unis, par exemple, certaines politiques ont été élaborées par l’administration,
indépendamment du monde des affaires ou des syndicats (ex. la politique agricole pendant le New
Deal) ;

◦ de même, en France, certaines politiques publiques reposent sur une négociation sectorielle intense
avec les intérêts professionnels (ex. la politique de l’enseignement ; la politique agricole).

P. Birnbaum a répondu à ces critiques et fait évoluer sa typologie (notamment pour la Grande-Bretagne).

Des « styles de politiques publiques » nationaux ?


Certains auteurs ont émis l’hypothèse qu’il existerait des « styles nationaux » de politiques publiques. L’étude de
Richardson, Gustaffson et Jordan (in J. Richardson, ed., Policy Styles in Europe, London, 1982) exprime le mieux
cette tentative.

Des Etats définis par leurs pratiques


L’objectif de leurs travaux est d’étudier non pas la forme de l’Etat,
mais ses activités. Ils entendent ainsi montrer que les systèmes
politiques s’ancrent dans des « pratiques nationales ». Ils élaborent
pour cela une grille d’analyse autour de deux dimensions.

• Comment les Etats abordent-ils et résolvent-ils les


problèmes publics ? Les auteurs distinguent à cet égard les
Etats qui seraient « anticipatifs » par rapport aux problèmes
publics, et ceux qui seraient plutôt « réactifs ».

• Quel type de relation le gouvernement entretient-il avec les


groupes organisés ? Ils distinguent sur ce point les Etats qui
rechercheraient systématiquement l’accord avec les groupes
organisés (un «  style consensuel  ») et ceux qui tendraient à
imposer leurs décisions aux différents groupes (un style plus
« autoritaire »).

On peut ainsi identifier 4 situations nationales.

• A : Suède : combinaison entre anticipation et concertation avec les intérêts sociaux.

• B : Royaume-Uni : logique de concertation avec les intérêts sociaux, mais approche très peu anticipatrice.
Les auteurs s’appuient sur les études menées par Richardson et Jordan dans les années 1970  : elles
montrent que les gouvernements conservateurs et travaillistes successifs ont systématiquement recherché
la concertation sociale avec les syndicats, sans avoir nécessairement de ligne politique claire.

• C : France : logique d’anticipation (notamment par le biais de la planification), mais style de gouvernement
plutôt autoritaire. L’élaboration des grands programmes des années 60-70 ont été réalisée sous l’influence
des élites de l’Etat, sans concertation avec les partenaires sociaux (ex: domaine de l’énergie).

• D : Pays-Bas : logique d’imposition, mais approche réactive aux problèmes.

Richardson, Gustaffson et Jordan reconnaissent les possibilités de changement de style au sein d’un pays. Ainsi, le
Royaume-Uni de Margaret Thatcher, à la fin des années 1970, serait passé d’un style anticipatif à un style réactif.

Les critiques de la typologie

25
Est-ce possible de procéder de telles généralisations sur les pays  ? N’y aurait-il pas des spécificités sectorielles
dans chaque pays ? Par exemple, la France ne serait-elle pas à la fois dans une logique d’imposition (ex. politiques
de transport, de l’énergie, de l’industrie) et de concertation (ex. politique agricole et politique de l’enseignement) ?
La difficulté de généraliser est reconnue par les auteurs. D’ailleurs, un spécialiste de l’Etat français, Jack Hayward
(1982), parle de « style dual », ce qui n’a plus grand sens.

La catégorie d’anticipation pose problème. Qu’est-ce qu’une capacité d’anticipation  ? Les gouvernements
anticipent-ils les besoins collectifs ou les conflits sociaux  ? La planification est-elle réellement une anticipation  ?
Peut-on affirmer, par exemple, que le gouvernement français, avec ses politiques de banlieues au début des
années 1980, puis la mise en place de la « politique de la ville » au début des années 1990, a réellement fait preuve
d’anticipation, alors qu’il a principalement réagi à des problèmes qui lui échappaient largement (exclusion sociale,
discriminations sociales, poches de chômage, concentration de populations dans des quartiers défavorisés, etc.) ?

La diversité des modèles de l’Etat-providence


La notion d’Etat-providence est un mot-valise qui cache une diversité de situations.

Précisions sémantiques
Le terme «  Etat-providence  » est généralement utilisé dans le contexte français. Il a été forgé sous le Second
empire par les libéraux (en particulier le député Emile Ollivier) pour critiquer la prétention de l’Etat à mettre en place
de nouveaux systèmes de solidarité professionnelle plus efficaces que les systèmes traditionnels (comme les
corporations, interdites depuis la Révolution française). Le terme a été détourné par les républicains et réutilisé
positivement pour appuyer leur revendication de construire un Etat «  social  » et dénoncer les principes
individualistes et libéraux alors en vigueur en France.

D’une manière générale, l’Etat-providence désigne les divers dispositifs politiques et sociaux mis en place au
20e  s. dans la plupart des pays industrialisés, destinés à mettre en place des politiques de protection sociale
(famille, travail, santé, chômage) et l’introduction de mécanismes de solidarité visant une correction des effets
inégalitaires du marché.

En Allemagne, le terme Wohlfahrtsstaat est utilisé par des universitaires socialistes, dès les années 1870, pour
décrire un système de protection et d’aides sociales qui profiteraient aux plus pauvres. Néanmoins, c’est la notion
d’« Etat social » qui se généralisera dans ce pays, notamment depuis l’adoption des mesures bismarckiennes en
matière sociale.

Les pays de tradition libérale préfèrent le terme de welfare state (littéralement « Etat du bien-être »), forgé en 1943
par l’archevêque de Canterbury (William Temple) en contrepoint de l’expression nazie de warfare state.

Qu’est ce que l’Etat-providence ?


Quelles sont les politiques conduites par un Etat-providence  ? On peut globalement identifier trois types de
politiques qui se caractérisent toutes par leur dimension sociale et l’importance accordée à des mécanismes de
solidarité collective :

• l’assistance aux personnes les plus démunies (victimes de la pauvreté, de la précarité, de l’exclusion, de
discriminations) ;

• des politiques contre les risques sociaux et économiques, notamment la sécurité sociale (maladie,
chômage, retraites) ;

• le développement de services collectifs à des coûts inférieurs à ceux du marché (notion de «  service
publics »).

Deux types idéaux d’Etat-providence sont traditionnellement présentés :

• le modèle assurantiel prend appui sur les « cotisations sociales » (patronales ou salariales). Les prestations
sociales y sont fournies en contrepartie d’un travail ;

• le modèle de l’assistance prend appui sur l’impôt. Les prestations sont fournies selon une règle
d’universalité.

La classification d’Esping-Andersen
Plusieurs typologies de l’Etat-providence ont été réalisées. La plus aboutie est sans doute celle de Gøsta Esping-
Andersen (Les trois mondes de l’Etat-providence, 1990). L’économiste danois s’appuie sur une étude comparée de
19 pays occidentaux. Il explique l’essor de l’Etat-providence comme une réponse à la dynamique du capitalisme
en Occident.

Il identifie à cet égard, dans la société moderne, trois modes de régulation.

• Le marché, caractérisé par la marchandisation des activités. L’être humain y vend sa force de travail.

• La famille, cellule sociale qui n’a pas été touchée par l’extension du marché. La famille constitue
difficilement une réponse adaptée aux risques sociaux liés à l’extension des marchés.

• L’Etat-providence construit au 20e s. pour corriger les risques liés au système marchand.

26
Les trois modèles d’Etat-providence
Esping-Andersen construit un indice de « démarchandisation » (decomodification) pour identifier les activités qui,
dans les sociétés modernes, sont maintenues hors du marché et bénéficient donc souvent d’un soutien public.

• Pour cela, il analyse, dans chaque pays, le niveau des prestations


sociales classiques (chômage, santé, vieillesse), celui des aides aux
plus démunis, ainsi que celui des allocations familiales.

• L’indice fait apparaît une hiérarchisation entre 3  catégories de


pays :

Esping-Andersen tente de comprendre ces différences en recourant à


plusieurs explications :

• l’histoire politique des Etats (ex. importance des principes libéraux


dans certains pays) ;

• le rôle des classes sociales (ex. importance de la pression du


mouvement ouvrier) ;

• les influences religieuses (ex. rôle du catholicisme).

Esping-Andersen identifie ainsi 3 modèles d’Etat-providence :

Les critiques du modèle d’Esping-Andersen


• L’économiste n’hésite pas à utiliser des catégories globalisantes (comme les «  valeurs libérales  ») qui
rendent difficilement compte de la diversité des situations nationales :

◦ ex. pour les Etats-Unis et le Canada : Gérard Boismenu, sans critiquer frontalement la classification
établie par Esping-Andersen, insiste sur les spécificités du modèle canadien par rapport aux Etats-
Unis : celui-ci est plus universaliste, pas uniquement fondé sur le travail, et moins stigmatisant pour
les catégories assistées ;

◦ ex. pour la France et l’Allemagne : en ce qui concerne la famille, il existe une différence importante
entre les politiques françaises (politiques natalistes, assurant des services collectifs aux femmes) et
les politiques allemandes (qui ne tiennent guère compte de critères démographiques et accordent
moins de droits aux femmes) ;

◦ ex. concernant le modèle scandinave  : la Finlande n’entre pas dans la classification proposée par
Esping-Andersen.

• La spécificité de l’Europe du Sud n’apparaît pas. Or on peut y noter :

◦ l’existence de «  salariés protégés  » (salariés et retraités dans des formes d’emploi classiques,
bénéficiant de haut niveau de protection, surtout au niveau des retraites) ;

◦ une partie de la population, soumise au travail précaire, est mal prise en compte par les dispositifs
publics ;

◦ la sociabilité primaire (famille, église, voisinage) y joue un rôle important ;

◦ l’intervention publique va de pair avec des relations de nature clientéliste, dans le cadre d’Etats qui
restent faiblement différenciés.

• Enfin, on peut formuler une critique féministe :

◦ il a été noté que le modèle d’Esping-Andersen prend insuffisamment en compte les politiques
engagées en direction des femmes, dans la mesure où il accorde une attention prioritaire aux

27
prestations sociales, c’est-à-dire aux dispositifs d’aides associés au travail, activité
traditionnellement menée par les hommes ;

◦ il serait ainsi envisageable de compléter l’indice de démarchandisation par un second indice capable
de mesurer les politiques permettant de renforcer l’autonomie des femmes dans la société. Cet
indice permettrait de rendre compte, par exemple, des différences entre, d’un côté, les Etats qui
mettent en place des dispositifs d’aide tournés prioritairement vers le chef de famille et ceux qui
établissent des structures permettant aux femmes d’accéder à des services et à l’emploi.

Chapitre 3 : Etude de cas : le système administratif français


La centralisation administrative est une caractéristique historique la France. C’est là une différence fondamentale
avec les Etats fédéraux, en particulier ce qui concerne les compétences et les effectifs des administrations
centrales.

En France, l’essor du modèle centralisé de l’Etat accompagne la construction du système monarchique, en


particulier pendant la période absolutiste. Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la révolution (1856), montre que le
mouvement de centralisation administrative est un processus multiséculaire qui débute avec la formation du
pouvoir monarchique. Tocqueville insiste sur les similitudes entre le préfet et l’intendant : « Ils semblent se donner
la main à travers le gouffre de la révolution qui les sépare […]. Il n’y a pas jusqu’à la langue administrative des deux
époques qui se rassemble d’une manière frappante. Des deux parts, le style est également décoloré, vague et
mou. […] qui lit un préfet lit un intendant ».

Une seconde caractéristique de l’administration française est sa rationalité apparente.

• L’administration est fondée sur des principes de hiérarchie et d’unité.

• Elle repose sur un droit spécifique, le droit public, qui assure la cohérence de l’appareil administratif en le
soumettant à un ensemble de règles communes, en définissant les conditions de carrière et les
compétences des agents, en encadrant les relations avec les administrés.

Nous verrons dans cette leçon que ces caractéristiques apparentes de l’Etat en France sont loin de décrire toute la
réalité de l’administration française. De nombreux travaux, en particulier en sociologie des organisations, ont bien
montré que l’administration est loin d’être un ordonnancement harmonieux d’organisations et de règles placées
sous le contrôle effectif d’une hiérarchie centralisée. Elle est bien plus un entrelacement complexe de structures
fragmentées, disséminées, cloisonnées, souvent faiblement coordonnées, et parfois concurrentes (d’où la formule
« l’administration en miettes » de Dupuy et Thœnig, 1985). Le fonctionnement au quotidien de l’administration est
fait, de surcroît, d’adaptations et d’arrangements avec la loi.

L’organisation de l’Etat en France


Traditionnellement, l’administration nationale française est constituée de 3 niveaux :

• L’administration d’état major au sommet.

• Les départements ministériels.

• Les administration déconcentrées (on les verra notamment dans la partie 3).

S’y ajoutent une grande diversité de structures chargées de missions de contrôle, d’exécution de tâches ou de
production d’expertise.

Les administrations d’Etat-major


Le terme est issu du vocabulaire militaire : l’Etat-major est constitué des officiers chargés de l’élaboration et de la
transmission des ordres attachés à des officiers supérieurs ou à un général.

Selon Jean-Louis Quermonne (L’appareil administratif de l’Etat, 1991), les administrations d’Etat-major ont
3 caractéristiques principales. Elles sont :

• au sommet de la pyramide hiérarchique : elles sont rattachées à l’exécutif ;

• généralistes (ou pluri-disciplinaires) : elles associent des agents aux savoirs différents et appartenant à des
corps différents ;

• à l’intersection du politique et du technique : elles travaillent à élaborer les ordres politiques et à les relayer
auprès des échelons inférieurs.

En France, on désigne par là :

• les services du président de la République ;

• les services du Premier ministre ;

• les cabinets ministériels.

On peut, à cet égard, distinguer les «  systèmes dualistes  » et les «  systèmes monistes  » (Gérard Timsit,
Administration et Etats, 1987).

Les systèmes monistes américain et britannique


Les systèmes dits «  monistes  » sont les systèmes politico-administratifs où l’unité de l’exécutif prévaut. Ils
renvoient à la fois aux régimes présidentiels (où le président domine l’exécutif) et aux régimes parlementaires
(marqués par le rôle central du Premier ministre).

28
Les Etats-Unis
L’Executive office of the President forme ce que l’on appelle communément, par métonymie, la « Maison blanche ».
Il a été créé en 1939, au moment du New Deal de Roosevelt.

• Il est dirigé par un Chief of staff très influent et jouant un rôle politique de premier plan dans la prise de
décision au sein de la Maison blanche.

• D’une quinzaine de collaborateurs au début du 20e s., il est passé à environ 5000 sous Richard Nixon. Il est
doté aujourd’hui de très nombreuses structures spécialisées.

Les principaux organes du Executive office :

• White house office . Il se rapproche du « cabinet de la présidence » au sens français du terme. Regroupant
environ 600 personnes, il est pluridisciplinaire.

• Office of management and budget. Détaché de l’administration du Trésor depuis 1939, il s’occupe de la
mise en œuvre du budget fédéral en relation avec le Congrès.

• National Security Council. Il assiste le président dans la coordination des politiques extérieures visant la
sécurité des Etats-Unis. Il a joué un rôle important, par exemple, au moment de la définition de l’intervention
américaine en Irak au début des années 2000. Il avait également joué un rôle central sous la présidence
Reagan. Il a pu être qualifié d’« Etat dans l’Etat » (impliqué notamment dans le scandale de l’Irangate dans
les années 1980, lié à la vente clandestine d’armes à l’Iran pour financer les mouvements contre-
révolutionnaires au Nicaragua).

• Council of economic advisers. Il suit la conjoncture et prépare les rapports.

L’administration présidentielle est, aux Etats-Unis, très politisée. Le spoils system suppose, à chaque arrivée d’un
nouveau président, le changement de l’ensemble du personnel administratif d’encadrement. Cela a souvent posé
des problèmes de déontologie dans la révocation des collaborateurs.

Aujourd'hui, l’administration à tendance à se réduire.

Le Royaume-Uni
Les administrations d’Etat-major ont pris de l’importance à partir de la Première guerre mondiale. Deux organes
reliés :

• Le Prime minister’s office (le «  10 Downing street  ») joue un rôle politique. Il est constitué de plusieurs
organes :

◦ le Secrétariat privé (géré par un haut fonctionnaire) ;

◦ le Secrétariat aux relations avec les médias ;

◦ le Secrétariat politique (relations avec les circonscriptions, le Parlement et le parti) ;

◦ le Policy unit (groupe de réflexion qui regroupe généralement une dizaine d’experts).

• Le Cabinet office agit principalement comme administration et intervient peu dans les décisions politiques.

◦ Il est dirigé par un Permanent secretary, qui est en fait le chef du Civil service. Le Secrétaire
permanent n’est généralement pas révoqué lors des alternances politiques. Il est assisté de deputy
secretaries responsables de secteurs d’action publique.

◦ Le Cabinet office joue un rôle de préparation technique des décisions : il prépare l’ordre du jour, aide
à l’élaboration technique et juridique des textes, puis à faire appliquer les décisions. 

Le système dualiste français


En France, l’exécutif est bicéphale : il associe le président de la République et le Premier ministre dont la relation
est, certes, asymétrique. La conséquence directe de ce dualisme est une plus grande complexité de
l’administration d’Etat-major.

Les services du président de la République


Il s’agit d’une administration qui reste assez légère, malgré la multiplication du nombre des collaborateurs (sous la
présidence de Jacques Chirac et, surtout, sous celle de Nicolas Sarkozy).

Les services du président sont composés de trois principaux ensembles aux tailles et aux fonctions inégales.

• Le secrétariat particulier du président est en charge de l’organisation quotidienne des activités du président.
Il est dirigé par le chef de cabinet qui gère l’agenda présidentiel et organise les déplacements du président.

• Le cabinet de la présidence est l’équipe jouant un rôle politique auprès du président. Placé sous l’autorité
du Secrétaire général de la présidence, il est composé du directeur de cabinet (qui assure le lien privé du
président avec les organisations politiques et exerce un rôle administratif important), du chef de l’état-major
particulier et de tout un ensemble de conseillers et chargés de mission.


◦ Le Secrétaire général de la présidence est le collaborateur le plus influent du président, sauf lorsque
ce dernier nomme des conseillers spéciaux qui peuvent le concurrencer. Le Secrétaire général est le
porte-parole officiel de la présidence. Il est aussi chargé de missions plus politiques, comme le suivi
des grands dossiers portés par la présidence. Il sert de relais avec le Premier ministre et les
ministres. La plupart du temps, il est issu des grands corps, comme Dominique de Villepin
(1995-2002), Philippe Bas (2002-2004), Frédéric Salat-Baroux (2005-2007), Claude Guéant (de 2007
à 2011) ou Jean-Pierre Jouyet (depuis 2014). Pierre Bérégovoy, en 1981, fût une exception.

◦ Le cabinet comprend souvent des conseillers directs du président, échappant parfois à l’autorité du
Secrétaire général. Exemples : Jacques Attali en 1981 (nommé « conseiller spécial »), Jérôme Monod

29
sous la présidence Chirac (nommé «  Conseiller du président  » en 2001) ou encore Henri Guaino
(sous la présidence Sarkozy).

• L’Etat-major particulier de la présidence de la République constitue l’administration militaire de la


présidence. Il est composé d’une demi-douzaine d’officiers supérieurs. Ils assurent le secrétariat du Conseil
de défense (réunions présidées par le Président de la République au palais de l’Elysée, à ne pas confondre
avec le Comité de défense, présidé par le Premier ministre à l’hôtel de Matignon).

Selon les présidences, l’organisation des services peut varier. Par exemple, en 2002, le Conseil de sécurité
intérieure fut placé auprès du président de la République alors qu’à sa création il était rattaché auprès du Premier
ministre.

Enfin, on sait que certaines personnalités – parfois sans aucune fonction officielle – ont pu avoir, selon les
moments, une influence considérable sur les choix de la présidence. On a beaucoup commenté, par exemple, le
rôle d’éminence grise joué par Pierre Juillet et Marie-France Garraud dans les années 1970, auprès de Georges
Pompidou. Parmi les «  visiteurs du soir  », l’économiste Alain Minc a régulièrement pesé sur les décisions du
président Sarkozy.

Les services du Premier ministre


Les services du Premier ministre sont particulièrement étoffés  : plus de 60 services y sont rattachés, selon deux
logiques différentes.

Les services directement rattachés au Premier ministre sont les suivants :

• le cabinet du Premier ministre ;

• le Secrétariat général du gouvernement (SGG) ;

• le cabinet militaire ;

• des instances consultatives (par exemple, le Conseil national de la vie associative ou le Haut conseil à
l’intégration) ;

• des instances de réflexion (par exemple le Centre d’analyse stratégique, ex-CGP).

Il existe également des services rattachés à des ministères, mais placés sous l’autorité du Premier ministre. Leurs
statuts sont divers :

• des administrations de mission (comme la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à


l’attractivité régionale, DATAR) ;

• des directions générales (comme la Direction générale de l’administration et de la fonction publique,


DGAFP) ;

• des organismes indépendants (comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme ou le
Médiateur de la République) ;

• des « établissements publics » (comme l’Ecole nationale d’administration) ;

• des organismes subventionnés, comme le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions
de vie, CREDOC) ;

• et de nombreux autres organismes…

Quatre services jouent un rôle important.

• Le cabinet du Premier ministre (environ 50 personnes  ; l’organigramme change fréquemment, parfois


hiérarchique, parfois « en râteau »).

◦ Il comprend en général un directeur, un directeur adjoint, un chef de cabinet (affaires générales), des
conseillers et des chargés de mission.

◦ Il est composé d’une majorité de hauts fonctionnaires (ex : 90 % dans cabinet Barre ; 65 % dans le
premier cabinet Mauroy).

◦ Il réalise toutes les missions techniques : information du Premier ministre, préparation des décisions,
élaboration des projets à moyen terme, notification des décisions et arbitrages, surveillance et
coordination de l’action des ministres.

• Le Secrétariat général du gouvernement (SGG) a une fonction peu politique. Il est donc très différent de
celui de l’Elysée.

◦ Créé en 1935, composé environ d’une centaine de personnes, il a été systématiquement confié à un
Conseiller d’Etat depuis 1946.

◦ Il a fait preuve d’une remarquable stabilité entre 1946 et 1991 (seulement 6 secrétaires généraux en
36 gouvernements !)

◦ Il a plusieurs rôles :

▪ l’organisation du travail gouvernemental et le respect des procédures ;

▪ le conseil juridique du gouvernement ;

▪ la supervision des services du Premier ministre.

• Le Secrétariat général à la défense nationale (SGDN)

◦ Structure interministérielle qui donne la priorité à la réflexion, à la préparation de la décision et au


suivi des décisions intéressant la défense et la sécurité, le SGDN coordonne et anime des équipes
constituées selon les questions à traiter, avec le concours des ministères concernés, au premier
rang desquels la défense, les affaires étrangères, l’intérieur, l’économie et les finances.

◦ Le SGDN participe à la préparation des Conseils de défense (présidés par le Président de la


République) et des travaux interministériels (présidés par le Premier ministre ou son cabinet).

30
• Le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE, ex-SGCI) a été créé en 1948, lors de la mise en
œuvre du Plan Marshall et de l’OECE (transformé plus tard en OCDE). Il a été placé auprès du Premier
ministre pour éviter la concurrence entre le ministère de l’économie et le ministère des affaires étrangères.

◦ Le SGAE Regroupe 200 agents issus des diverses administrations, intervenant dans des domaines
d'expertise variés). L'organisation interne repose sur des « secteurs » correspondant aux différents
domaines de compétence de l'Union européenne (par exemple, la pêche, l'énergie, la drogue...) qui
constituent autant de cellules d'experts.

◦ Il sert de «  vigie  » sur les dossiers bruxellois. C’est un relais essentiel vers les administrations de
l’Union européenne (UE), mais aussi au sein même du gouvernement.

▪ Il organise les réunions interministérielles sur les négociations se déroulant au sein du Conseil
des ministres de l’UE. De nombreuses négociations communautaires concernent en effet
plusieurs ministères.

▪ Il diffuse l’information communautaire auprès des autres ministères et auprès du Parlement


français.

▪ Il veille enfin à l’application du droit communautaire par le gouvernement, dans la mesure où


les règlements et directives adoptés à Bruxelles sont des actes juridiques directement
applicables dans les Etats-membres. 

Les cabinets ministériels


Les cabinets ministériels sont une spécificité française. Les sommets des ministères sont organisés différemment
dans les autres pays.

Le rôle des cabinets est de produire de l’expertise technique pour le ministre (information, notes, préparations des
décisions), de participer aux négociations interministérielles et de travailler, au nom du ministre, avec les Directions
générales du ministère.

L’image du cabinet, au sein de chaque ministère, est souvent ambivalente. Les membres de cabinet jouissent d’un
certain prestige, parce qu’ils bénéficient d’un accès direct au ministre et parce que c’est au sein du cabinet que se
fabriquent les choix stratégiques du ministère. Mais la méfiance à leur endroit est fréquente. Le cabinet est souvent
suspecté, par les hauts fonctionnaires, de faire écran entre le ministre et les directions centrales, et de prendre
fréquemment des décisions à caractère « politique » plutôt que selon une rationalité technique.

La structure du cabinet

• Un directeur de cabinet en charge du suivi des questions politiques, assisté d’un ou plusieurs directeurs
adjoints selon l’importance du ministère.

• Un chef de cabinet en charge de l’administration interne du cabinet. Alors que le directeur est souvent
membre d’un grand corps, il est fréquent que le chef de cabinet soit issu de la préfectorale.

• Le nombre des membres de cabinet est variable. Certes, un décret de 1948 limite à dix le nombre de
collaborateurs pour un ministre, mais ce chiffre est rarement respecté (ex : en janvier 2007, N. Sarkozy, alors
ministre de l’Intérieur, avait 25 membres de cabinet). S’y ajoutent les collaborateurs officieux et les
« visiteurs du soir ». Le nombre total de collaborateurs est donc difficile à mesurer.

• Le cabinet est traditionnellement composé de hauts fonctionnaires. Pour eux, le passage par un cabinet
ministériel est un accélérateur de carrière. Beaucoup sont issus de grands corps, même si leur proportion
varie selon les moments et selon les ministères.

Les services centraux des ministères


Les trois niveaux ministériels
• Les « directions générales » sont autour de 170 environ pour l’ensemble des ministères, même si ce nombre
varie en fonction du nombre de ministère.

◦ Chaque directeur général est nommé en Conseil des ministres, sur un emploi «  à discrétion du
gouvernement ». La durée moyenne dans cette fonction est d’environ 3 ans.

◦ On peut noter une différence entre les directions verticales qui s’occupent d’un domaine de leur
administration sectorielle, et les directions horizontales (ex : gestion des ressources humaines). 

• Les directions générales sont subdivisées en « sous-directions » (quelques fois regroupées en « services »),
au nombre de 450 environ.

◦ Les postes de sous-directeurs sont des emplois fonctionnels, et non des emplois discrétionnaires. 

• Les sous-directions sont subdivisées en « bureaux », au nombre de 2000 environ. Leur nombre s’est accru
au cours des années 1970-1980.

◦ Les bureaux regroupent de 4 à 5 fonctionnaires de catégorie A dans certains ministères jusqu’à 15


dans les ministères importants, par exemple au sein de la Direction du Budget.

◦ Ils sont souvent dirigés par des « administrateurs civils » (ou des attachés d’administration centrale
sous l’autorité des administrateurs civils). 

Il est bien évident que ces structures sont soumises à des changements constants  : réorganisations, fusions ou
partitions (selon les besoins et l’émergence de nouveaux enjeux). L’objectif fixé par N. Sarkozy, en 2007, était par
exemple de réduire sensiblement le nombre de directions générales.

31
La distribution des ministères
Le périmètre variable des ministères
En science politique, un « secteur » désigne un segment de la société caractérisé par la stabilité de ses acteurs,
des organes représentatifs dotés d’une légitimité à représenter le secteur (syndicats, ordres professionnels,
établissements consulaires, associations) et des procédures de travail institutionnalisées.

On peut établir une distinction analytique entre des ministères « sectoriels » s’occupant d’un secteur particulier de
la société – comme les ministères de l’agriculture, de l’éducation nationale, de la santé, de la défense – et des
ministères «  transversaux  » chargés d’une mission globale concernant l’ensemble de la société – comme les
ministères de l’Intérieur, de la ville, de l’environnement. F. De Baecque (L’administration centrale en France, 1973)
faisait quant à lui une distinction entre les ministères verticaux et les ministères horizontaux.

La distribution des ministères peut varier d’un gouvernement à l’autre. En effet, les « périmètres » couverts par les
ministères (c’est-à-dire les compétences qui leur sont reconnues), tout comme leur nombre, restent à la discrétion
de chaque gouvernement. Dans les faits, les ministères régaliens ne varient guère dans leurs attributions (par
exemple l’intérieur, l’économie et les finances, les affaires étrangères, la défense), auxquels on peut ajouter des
ministères-clés comme la santé, l’agriculture ou la culture.

Dans d’autres secteurs (par exemple le commerce extérieur, l’industrie, l’enseignement supérieur, les droits de
l’homme, la jeunesse et les sports, le tourisme, l’artisanat), la présence d’un ministère autonome n’est pas garantie.
Elle dépend de la volonté du gouvernement d’afficher ces secteurs comme des priorités ou non. Parfois, ces
domaines sont parfois limités à de simples ministères délégués ou secrétariats d’Etat placés sous l’autorité d’un
ministère important. Dans d’autres cas, ils sont même intégrés à un autre ministère dont ils ne constituent plus,
alors, qu’une direction générale d’un ministère.

Le cas particulier du ministère de l’Économie et des Finances


A première vue, le «  MINEFI  » a un caractère sectoriel  : le ministère s’occupe de l’économie comme d’autres
s’occupent de la santé ou de la défense. Mais en fait, il a un rôle et une influence bien plus larges dans la mesure
où il exerce une fonction de contrôle sur l’ensemble des ministères grâce à la distribution des deniers publics, à la
fois en amont (par l’attribution des « autorisations de programme ») et en aval (par le « contrôle des dépenses »). Il
est le ministère le plus représenté dans les réunions interministérielles  : il est présents dans les trois quarts des
réunions. Le contrôle des budgets est le « nerf de la guerre » dans l’action gouvernementale.

Au sein du MINEFI, la Direction du budget joue un rôle redoutable dans les arbitrages financiers entre ministères.

Michel Charasse, alors ministre du budget, pouvait dire en 1991  : «  Quoi de mieux que le budget, dîtes-moi un
peu ? Où pourrais-je avoir plus d’informations sur la vie nationale et les affaires de l’Etat ? Nulle part. J’interviens
dans chaque domaine » (interviewé dans le Nouvel Observateur en 1991, cité dans Sadran, 1992, p. 34).

En effet, elle n’a pas d’intérêts sectoriels à défendre (à la différence, souvent, des autres directions) et peut donc
utiliser le discours de «  l’intérêt général  ». Elle est dotée d’un pouvoir d’expertise très efficace. Elle est une
formation continue où s’apprend la rigueur du raisonnement et du calcul juste (cf. F. Bloch-Lainé, «  L’affirmation
d’une puissance  », Pouvoirs, 53, 1990). Elle a, depuis quelques années, deux responsabilités majeures qui
renforcent encore son rôle.

• La Direction dispose d’une autorité importante dans le cadre de sa mission générale de redressement des
comptes publics, encore accentuée dans le cadre de la politique de lutte contre les déficits publics,
engagée ces dernières années dans le contexte de crise économique.

• Dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (la LOLF est une loi organique voté en 2001
qui définit le nouveau cadre juridique des lois de finances adoptées chaque année), c’est la direction du
Budget qui définit une stratégie globale des finances publiques et assure le développement d’instruments
de pilotage et de suivi permettant sa mise en œuvre.

• Elle exerce une mission de surveillance des autres ministères, en veillant à ce que les politiques budgétaires
des ministères s’inscrivent dans la programmation des finances publiques.

• Elle joue enfin un rôle fondamental dans la production des savoirs, à la fois une fonction d’analyse des
finances publiques – Etat, sécurité sociale, collectivités territoriales – et une fonction de production des
recommandations techniques qui irriguent l’ensemble du système administratif (par exemple la définition
des indicateurs budgétaires, des règles comptables, des objectifs de performance et de soutenabilité
financière…).

Les signes du pouvoir de la Direction du budget sont nombreux.

• Les secteurs du ministère qu’elle contrôle n’ont jamais pu être réformés, comme en témoigne l’échec
cuisant d’Edith Cresson, alors Premier ministre, qui voulait transformer deux directions (la Direction du
Trésor et la Direction des relations économiques extérieures) en agence autonome (un équivalent du MITI
japonais).

• Le plus prestigieux corps de l’Etat, l’Inspection des Finances, y contrôle les positions stratégiques du
ministère et joue habilement de la solidarité de corps. Le «  dir-cab  » du ministre du Budget est le plus

32
souvent un haut fonctionnaire du ministère (venant de la direction du Budget ou celle du Trésor), témoignant
de la place stratégique qu’occupent, en interne, les inspecteurs des Finances.

• La Direction exerce une influence, via les nominations de hauts fonctionnaires (les inspecteurs des
finances), dans des structures clés de l’action gouvernementale (ex  : le CAS ou le SGAE), voire dans
certains ministères lorsqu’ils sont détachés (ex : le Commerce extérieur).

« Citadelle assiégée mais jamais prise » (P. Sadran), « forteresse inexpugnable » (J.-L. Quermonne), la Direction du
budget constitue un pouvoir au sein de l’Etat.

L’importance du travail interministériel


L’organisation de l’Etat en ministères est le reflet d’une conception verticale de l’Etat bureaucratique : celui-ci est
organisé en «  administrations sectorielles  » qui fonctionnent de façon autonome et dont les fonctionnaires et
techniciens entretiennent des relations avec un (ou des) environnement(s) spécifique(s).

Au plus haut niveau, cette division verticale des fonctions ministérielles est compensée par des mécanismes de
coordination visant la mise en cohérence du travail gouvernemental, notamment :

• le Conseil des ministres ;

• des «  séminaires gouvernementaux  » (instruments de construction et de solidification de la solidarité


gouvernementale) ;

• de nombreuses structures interministérielles qui tentent de dépasser les divisions « sectorielles » et obligent
les différentes administrations à trouver des arrangements continus pour une meilleure régulation de l’action
publique ;

• la reconnaissance de domaines transversaux appelant des réponses spécifiques (ex. délinquance, sécurité
routière, logement social, normes sanitaires, lutte contre les discriminations). L’importance de certains
domaines ont pu justifier même la création d’un ministère ou d’un secrétariat d’Etat (ex : aménagement du
territoire, ville) et même d’édifier un grand ministère d’Etat (ex. l’écologie).

Les mécanismes de l’interministérialité


Le Conseil des ministres
Celui-ci se réunit une fois par semaine, sous la présidence du président de la République (ou exceptionnellement,
en cas d’empêchement, sous la présidence du Premier ministre). Sa fonction est de permettre la diffusion de
l’information sur l’avancement des projets gouvernementaux en cours. Le travail interministériel y est assez limité.

Traditionnellement, le ministre des affaires étrangères fait un bref tour d'horizon de l'actualité internationale.
Ensuite, le président de la République donne la parole aux différents ministres dont l’action est à l’ordre du jour ou
qui ont à défendre un projet de loi. Il clôt le Conseil en y ajoutant éventuellement une remarque sur un sujet précis,
s’il souhaite lui donner un écho particulier.

Les conseils et les comités interministériels


Les Conseils interministériels sont organisés en présence du président de la République, comme le Conseil de la
sécurité intérieure, créé par Lionel Jospin en 1997, maintenu par J. Chirac en 2002. Il est devenu le Conseil de
défense et de sécurité nationale (CDSN), organe important de coordination entre les différents ministres impliqués
dans la sécurité.

Les Comités interministériels se déroulent, quant à eux, sous la présidence du Premier ministre. Parmi ces comités,
on y trouve :

• le Comité interministériel pour la coopération internationale et le développement (CICID) qui regroupe tous
les ministres concernés par les questions de développement ; il définit les axes prioritaires de la politique
française d’aide au développement ;

• le Comité interministériel de sécurité routière (CISR), créé en 1972 ;

• le Comité interministériel des villes et du développement social urbain, créé en 1988 ;

• le Comité interministériel d’aménagement et de compétitivité des territoires (CIACT, qui a remplacé le CIADT
en 2005) ;

• le Comité interministériel de la société de l’information ;

• le Comité interministériel de contrôle de l’immigration, créé en 2005 ;

• le Comité interministériel contre les exclusions.

Les réunions et délégations interministérielles 


Les réunions interministérielles se tiennent à Matignon. Elles sont généralement présidées par le directeur de
cabinet ou un membre du cabinet du Premier ministre). Leur nombre a explosé sous la 5e  République  : 260 en
1961 (gouvernement Debré), plus de 700 en 1971 (gouvernement Chaban-Delmas), plus de 1900 en 1982
(gouvernement Mauroy), puis baisse et stabilisation avec 1250 réunions en 1990 (gouvernement Rocard) (d’après
O. Duhamel, Le pouvoir politique en France, 2003).

Les délégations interministérielles sont des administrations de mission, soit des petites structures souples placées
sous l’autorité d’un «  ministre délégué  » ou d’un «  délégué interministériel  ». Elles préparent et exécutent les
décisions des comités interministériels.

33
L’interministérialité en action. L’exemple du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE)
Au-delà de la structure générale de l’administration centrale, certains instruments spécifiques ont été mis en place
pour assurer une plus grande efficacité de l’administration. Le SGAE en est un exemple particulièrement
intéressant.

Ses missions sont ambitieuses : « La France doit parler d’une seule voix au sein des instances européennes. Le
Secrétariat général est donc chargé de rapprocher les positions des administrations françaises sur les dossiers
européens en cours et en cas de divergences de rendre les arbitrages techniques nécessaires » (présentation sur la
page web du Secrétariat).

De fait, la quasi-totalité des prises de position de la France en matière européenne sont filtrées au sein de cette
instance, même si certains ministères puissants (Minefi, Ministère des Affaires étrangères) ont néanmoins conservé
une certaine autonomie.

Au quotidien, le SGAE :

• reçoit et diffuse l’information européenne aux ministères intéressés (lesquels engagent souvent un travail de
coordination intra-ministériel) ;

• organise des réunions interministérielles pour définir une position de la France et envoyer des instructions à
Bruxelles.

Le SGAE est dirigé par un(e) secrétaire général qui travaille en lien direct avec le cabinet du Premier ministre. Dans
les années 1980, il était encore très proche du président  : la Secrétaire générale de 1985 à 1990 était Elisabeth
Guigou, par ailleurs chargé des questions européennes auprès du Président. Progressivement, l’instance a été
déplacée vers le Premier ministre.

Il s’agit d’un dispositif très centralisé, qui ressemble de ce point de vue au Royaume Uni. Il est différent des
mécanismes plus ouverts qui prévalent dans d’autres pays membres de l’UE (ex  : l’Allemagne a un dispositif
nettement moins centralisé).

Le SGAE est une instance stratégique dans le système administratif.

• Le SGAE est un centre d’expertise de petite taille, mais très efficace en matière de négociations
européennes (Menon, in The national coordination of EU policy, 2000, p. 96 ; Hayward & Wright, Governing
from the centre, 2002, p. 162). Il permet à la France de produire une position gouvernementale au quotidien.
Cette clarté des positions françaises est d’ailleurs reconnue par la plupart de ses interlocuteurs.

• Il est à noter que l’efficacité est facilitée par la centralisation du système français  : les collectivités
territoriales interviennent très peu (contrairement au cas des systèmes fédéraux comme l’Allemagne ou la
Belgique). Il est aussi facilité par le primat de l’exécutif sur le législatif en France : le parlement joue un rôle
secondaire dans les prises de position de la France.

Néanmoins, le fonctionnement du SGAE est soumis à quelques difficultés récurrentes.

• L’autonomie de l’Elysée  : le SGAE n’est pas associé systématiquement aux décisions prises par la
Présidence de la République. Le SGAE se retrouve même souvent dépendant des interventions
présidentielles plus ou moins improvisées :

◦ ex. pour les Conseils européens ou les conférences intergouvernementales (ce qui peut
éventuellement générer des décalages dans les positions françaises).

• Les concurrences sectorielles internes à l’administration française ne disparaissent pas et le SGAE doit faire
face à des conflits récurrents entre ministères.

◦ Par exemple entre les ministres de l’économie et des affaires étrangères qui estiment tous les deux
avoir vocation à orienter la politique européenne de la France, pour des raisons différentes ;

▪ le Minefi parce qu’il cherche à contrôler les ministères dépensiers ;

▪ le MAE parce qu’il dispose des ressources diplomatiques ;

▪ sur certaines questions, ces 2 ministères peuvent même s’évader de la coordination  : le


Minefi pour ce qui concerne l’Union économique et monétaire, le MAE en matière de
politique étrangère et de sécurité commune.

◦ Autre exemple, entre le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur en matière de sécurité


intérieure. Ces conflits ont pu faire dire à Hayward & Wright que le SGAE a tendance à reproduire les
divisions sectorielles qu’il est censé dépasser !

• La nécessité de se centrer sur la gestion des négociations entre ministères et de réaliser des compromis ne
permet pas au SGAE de conduire son travail de prospective.

Les prolongements de l’organisation administrative  : production d’expertise, pratiques consultatives et


activités de contrôle
Une présentation des environnements ministériels ne suffit pas à présenter le fonctionnement de l’Etat central. Elle
doit nécessairement être complétée par une analyse d’autres structures ou mécanismes qui concernent des
missions diverses, comme :

• les missions d’expertise ;

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• la consultation des acteurs de la société ;

• les mécanismes de contrôle de l’activité administrative.

Les administrations de mission


La notion d’«  administration de mission  », forgée en 1956 par Edgar Pisani, vise à définir un contraste avec
« l’administration de gestion » (bureaucratique, formaliste, peu évolutive, repliée sur elle-même).

Légèreté, souplesse et autonomie


L’administration de mission est une structure souple, autonome, de taille restreinte, créée pour répondre à un
problème urgent et spécifique nécessitant une réponse rapide et appropriée. Elle est « adaptée à un problème, à
un temps, à un lieu ; elle est localisée ; elle est spécialisée. […] Elle est légère, elle a le goût de faire faire, elle est
réaliste, mouvante » (E. Pisani).

Ce type de structure, placé en-dehors de la hiérarchie administrative des ministères, a pour vocation de produire
une expertise ciblée et de grande qualité sur un problème (ou un ensemble de problèmes) public(s), dans un
domaine précis de l’action gouvernementale (l’aménagement côtier, la création de canaux fluviaux, la gestion de
l’exclusion sociale, etc.).

L’administration de mission est très explicitement conçue comme le moyen de contourner l'inefficacité des
organisations centralisées. Elle a donc une vocation interministérielle. Elle peut procéder à des recrutements de
techniciens dont la compétence est particulièrement adaptée à la réalisation d’objectifs précis. Elle peut recruter
notamment en dehors des emplois administratifs traditionnels.

Afin d’éviter toute forme de bureaucratisation, l’administration de mission a vocation à disparaître une fois la
question ou le problème réglé. Dans les faits, toutefois, plusieurs d’entre elles n’ont jamais été dissoutes.

Trois générations d’administrations de mission


Selon J.-L. Quermonne, on peut identifier trois générations d’administrations de mission depuis 1945.

• Le démarrage dans l’après-guerre. Ces administrations se voient alors confier une mission générale et sont
placées directement sous le contrôle du chef de l’exécutif. Elles jouent un rôle essentiel dans la mise en
œuvre des politiques volontaristes d’Etat. Les deux principales administrations de mission ayant joué un
rôle majeur dans la politique de modernisation et d’aménagement du territoire sont :

▪ le Commissariat général du Plan (CGP), créé en 1946 pour accompagner l’ardente obligation
du plan (années 1950-1960) ; son premier commissaire était Jean Monnet ;

▪ la DATAR, créée en 1963 pour mettre en place la politique d’aménagement du territoire (mise
en place des « métropoles d’équilibre » et maîtrise de la croissance urbaine). 

• Les années 1960 sont marquées par la multiplication des «  missions d’aménagement  » sur des territoires
précis.

• Dans les années 1970-1980, les administrations de mission se diversifient, notamment sous la forme de
« délégations interministérielles ».

▪ Par exemple, la Délégation interministérielle à la ville (DIV, ex-Commission nationale pour le


développement social des quartiers)  ; la Délégation interministérielle à la famille (DIF)  ; la
Délégation interministérielle à la condition féminine.

▪ A la différence des premières administrations de mission, les délégations interministérielles


se bornent à une compétence d'animation au lieu de disposer d'un pouvoir exorbitant du
droit commun.

▪ De même, elles ne cherchent plus à contourner ou à éviter les échelons de gouvernement


locaux, comme cela pouvait être le cas avant la réforme de décentralisation de 1982-1983.
Elles interviennent désormais dans une approche favorable à la contractualisation.

L’administration consultative
Traditionnellement, dans l’élaboration des politiques publiques, le gouvernement fait appel à deux formes
d’expertise produites par des structures institutionnelles propres à l’Etat.

• L’expertise juridique, notamment par le recours aux études du Conseil d’Etat dont les membres élaborent
des « avis au gouvernement » sur les projets de lois et les textes réglementaires.

• L’expertise technique, produite par les ministères, en particulier par les cabinets.

La consultation bureaucratique
Le gouvernement fait néanmoins toujours fait appel, de façon parallèle, à ce que l’on pourrait appeler l’expertise
économique et sociale, par la consultation des forces sociales organisées et des acteurs économiques.

Si les ministères ont toujours eu pour rôle de consulter des organismes représentatifs dans leurs domaine
d’intervention, le CGP a joué pendant des décennies un rôle décisif dans les rencontres entre haute administration
et organisations sociales ou économiques. Durant les années 50 à 70, il s’est imposé comme un lieu de rencontre
et de travail liant hauts fonctionnaires, personnalités du monde scientifique, syndicalistes et grands patrons (ces

35
derniers étant, pour beaucoup, issus des grands corps). Mais cette intégration demeurait profondément élitiste,
associant grands commis de l’Etat, scientifiques, syndicalistes et leaders du monde économique.

L’Etat a également mis en place des «  hauts conseils  » à vocation consultative, réunissant des personnalités
chargées d’éclairer le gouvernement sur des sujets intéressant l’action publique. Par exemple : le Haut conseil à
l’intégration, le Haut conseil de la francophonie, le Haut conseil de l’éducation, le Haut conseil de la coopération
internationale, le Conseil national du sida.

De multiples commissions ponctuelles sont également mises en place sur des points de réforme précis. Chaque
ministère peut faire appel à des comités d’experts pour éclairer les choix de politique publique.

Enfin, dans un certain nombre de domaines d’intérêt général touchant les intérêts des populations et des territoires
(aménagement du territoire), ou dans des domaines comportant des risques sanitaires ou environnementaux, le
législateur a institué des règles de consultation obligatoire mobilisant les associations et les citoyens. C’est le cas,
par exemple, des « enquêtes publiques » engagées dans le cadre des grands travaux de l’État, comme les
constructions d’autoroutes ou de réseaux ferrés.

La consultation, contrainte ou ressource pour l’administration ?


Les procédures consultatives ne lient pas l’administration. Elles créent néanmoins une contrainte non négligeable
que les pouvoirs publics ne peuvent ignorer. Dans le cadre des enquêtes publiques obligatoires, il est extrêmement
compliqué, pour l’administration, de ne pas tenir compte des avis formulés, et si elle décide de ne pas suivre
certaines recommandations, elle doit produire des motivations et les rendre publiques, s’exposant au contrôle
critique des associations et des médias.

Dans le même temps, le fait de recueillir des avis d’experts ou de faire participer les citoyens au processus
décisionnel peut être une ressource pour le gouvernement, dans la mesure où la participation des savants et
d’organisations représentatives de la société civile contribue à renforcer la légitimité des politiques publiques.

La consultation, entre ouverture bureaucratique et défaillance parlementaire


Ces structures consultatives, ouvertes sur la société, peuvent être considérées de deux manières bien différentes.

Pierre Rosanvallon, dans L'Etat en France de 1789 à nos jours, les définit comme une respiration nécessaire de
l’administration. Alors que l’Etat français apparaît comme un ensemble monolithique et qu’il s’appuie sur une forte
distinction entre l’espace public (lieu de l’intérêt général) et l’espace privé (lieu des intérêts corporatistes
considérés traditionnellement avec méfiance), les structures consultatives permettent à l’administration d’intégrer
les représentations, les valeurs et les attentes qui s’expriment dans la société, autrement que sous la forme d’une
opinion publique identifiée par les sondages.

Yves Mény voit la multiplication de ces structures comme la manifestation d’un système démocratique où le
Parlement est abaissé et ne fait pas correctement son travail. C’est normalement le Parlement qui, en démocratie,
doit pouvoir servir de filtre aux attentes de la société et représenter les intérêts qui s’y expriment. Dans de
nombreuses démocraties, c’est la responsabilité des commissions parlementaires de consulter les organisations
professionnelles, économiques, religieuses, sociales et culturelles, sur les projets de lois en discussion. Le cas des
Etats-Unis est emblématique d’un système politique où associations et lobbies sont régulièrement consultés par
les parlementaires lors de la fabrique des textes législatifs.

Les corps d’inspection


Le fonctionnement de l’Etat fait appel à des corps d’inspection afin de contrôler la régularité et le bien-fondé des
activités de ses administrations.

Le rôle principal est dévolu à l’Inspection générale des Finances qui dispose de larges compétences d’investigation
dans le domaine budgétaire et financier. Son contrôle s’étend notamment aux comptables publics de l’Etat, aux
agents comptables des collectivités locales, aux régisseurs d’avance ou de recettes des organismes publics.

Mais il existe d’autres corps d’inspection, relativement puissants, travaillant à un niveau interministériel :

• l’Inspection générale de l’administration (IGA), créée au 18e  s., exerce des fonctions d'inspection et de
contrôle (socle traditionnel), mais aussi des missions d'audit, d'évaluation et même d'appui ;

• l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), créée en 1967, est la plus jeune des trois inspections
générales ;

• différents « Conseils généraux » (ex : Ponts et Chaussées, Mines) ne portent pas le nom d’inspection, mais
jouent un rôle similaire dans des domaines techniques ;

• enfin, on doit noter la tendance des ministères à créer les corps d’inspection internes :

La fonction principale des corps d’inspection est de veiller au bon respect de la réglementation et au bon usage
des deniers publics par les agents publics dans la réalisation de leurs missions.

• Les « audits financiers » sont donc un élément essentiel de leur activité.

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• Les corps d’inspection signalent les erreurs mais ne sanctionnent pas.

Aujourd'hui, ils ont tendance à élargir leurs compétences, en formulant des propositions :

• ils réalisent ainsi des rapports d’évaluation ;

• et sont impliqués dans la préparation des réformes.

Les démembrements de l’administration française


Depuis les années 1970, l’administration publique s’est considérablement transformée. Au risque de simplifier un
peu les évolutions, on peut affirmer que la France est passée d’un modèle bureaucratique unitaire, centralisé et
hiérarchisé, à un système plus ouvert composé d’instances plus autonomes et rattachées au pouvoir exécutif selon
des règles spécifiques.

En effet, en dehors de la structure pyramidale de l’administration, il existe toute une série de nouvelles structures
aux statuts plus variés, dont la particularité est d’être à la croisée entre l’espace public et la sphère privée. Au sein
de l’administration française, les « démembrements de l’administration » constitue une sorte de « zone grise » entre
secteur public et secteur privé.

Une dynamique commune à l’ensemble des pays occidentaux


La dynamique de création de structures nouvelles intervenant dans l’espace public est liée notamment à
l’investissement accru des Etats dans le domaine économique et social.

• Aux Etats-Unis, cette ouverture est ancienne. Les agences de régulation y jouent notamment un rôle
important depuis le début du 20e s.

• En Grande-Bretagne, un mot a été créé pour qualifier ces structures : les Quangos, c’est-à-dire quasi-non
governmental organisations.

• Les Italiens évoquent des «  organismes hermaphrodites  » (enti ermafroditi) ou bien utilisent la même
dénomination qu’en France (autorità amministrativa indipendente).

• L’Allemagne, l’Espagne et l’Autriche disposent d’organismes similaires.

Tous ces organismes traduisent bien la dualité des nouvelles structures :

1. elles sont financées sur des fonds publics ;

2. tout en disposant de garanties d’indépendance.

En France, on peut observer l’existence d’une grande diversité d’organisations aux statuts divers. La présentation
qui suit n’a pas la prétention de l’exhaustivité (pour plus de détail, on pourra se reporter à la présentation de
l’administration par Delamarre et Gristi, 2010).

Le modèle des « établissements publics »


Les établissements publics (EP) sont des personnes morales de droit public qui se voient confier une mission
d’intérêt général et qui disposent, pour remplir leur mission, d’une certaine autonomie, notamment financière. Ils
sont placés sous le contrôle de l’Etat (même s’il peut toutefois exister, plus rarement, des établissements publics
locaux rattachés à une commune ou un département). Ils sont spécialisés : ils doivent s’en tenir à la mission qui
leur a été fixée selon un « principe de spécialité », principe de droit public.

La jurisprudence du Conseil d’Etat distingue deux catégories d’EP, en fonction de leur activité :

• des EP administratifs (EPA), soumis au droit public ;

• des EP industriels et commerciaux (EPIC), soumis au droit privé.

Mais les EP se sont développés dans un grand nombre de domaines :

• éducation (ex. universités, lycées, certains IEP) ;

• culture (ex. musées, Opéra national de Paris) ;

• économie (ex. charbonnages de France, RATP, SNCF).

Aujourd’hui, on peut relever une très grande variété des statuts juridiques (même si la jurisprudence continue de ne
distinguer que les EPA et EPIC) :

• les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) (ex. CNRS) ;

• les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP) (ex. Universités) ;

• les établissements publics locaux d'enseignement (EPLE) ;

• les établissements publics de coopération culturelle (EPCC) (ex. Maison de la Culture de Grenoble) ;

• les établissements publics à caractère économique ;

• les établissements publics de santé ;

• les établissements publics du culte.

Les nouveaux organismes d’intérêt public  : agences, fondations, groupements d’intérêt, associations et
autorités administratives
Pourquoi crée-t-on ces types de structures ?

• Pour renforcer la souplesse et l’efficacité à l’action administrative, notamment en donnant une forme
d’autonomie budgétaire.

• Pour mettre en place des partenariats publics-privés (PPP), condition de l’efficacité des pouvoirs publics.

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• Pour donner une plus grande légitimité et une autorité plus solide à certains organismes de contrôle, en les
autonomisant des influences politiques : choix par exemple pour les «  Autorités administratives
indépendantes » (AAI), en matière audiovisuelle (le CSA) ou en matière de discriminations (la HALDE).

• Ces structures se sont multipliées dans le contexte des années 80-90, marquées par la multiplication de
projets de la réforme de l’Etat en France et par toute une série d’innovations favorables au rapprochement
des modes d’organisation du secteur public et du secteur privé.

Les « agences »
• La notion d’agence ne renvoie pas à une catégorie juridique particulière. Généralement, les agences ont le
statut d’EP (même si quelques-unes sont des Groupements d’intérêt public).

• Elles sont dirigées par un CA où l’Etat est largement représenté (majoritaire), mais aussi les collectivités
locales. Des acteurs privés peuvent parfois être membres du Conseil d’administration. Les directeurs de
ces agences sont, le plus souvent, des hauts fonctionnaires.

• La particularité des agences est de poursuivre des missions de nature technique, dans des secteurs bien
définis, comme la gestion des risques, la planification, ou encore la gestion publique d’enjeux publics
importants couvrant des domaines très éclatés.

• La multiplication des agences contribue à réduire le caractère pyramidal du système bureaucratique. Elle
peut ainsi contribuer à l’affaiblissement relatif des administrations concentrées ou déconcentrées des
ministères. Néanmoins, «  l’agencification  » ne se traduit pas forcément par un affaiblissement des
institutions centrales de l’Etat et peut même s’accompagner d’un renforcement des contrôles.


L’AFD est un EPIC, placé sous la tutelle conjointe du Ministère des affaires étrangères (MAE), du MINEFI et du
Ministère de l’Outre-mer. Elle a une double responsabilité depuis 2004  : elle est l’organisme financier chargé de
gérer les prêts et les dons de la France pour la coopération et le développement ; elle est également l’organisme
technique chargé de fournir une aide opérationnelle dans les pays en développement (mais concurrencé
directement par le MINEFI et le MAE).


Les Fondations « reconnues d’utilité publique »

Leur régime est très réglementé ; elles doivent contribuer à une œuvre d’intérêt général et avoir un but non lucratif.
Elles couvrent également des domaines très divers.

Les Groupements d’intérêt économique (GIE) et les Sociétés d’économie mixte (SEM)
Ce sont des personnes morales de droit privé, créées pour remplir des missions de développement économique
dans des domaine d’intérêt général. Ils associent des acteurs publics (ex. des collectivités territoriales) et des
partenaires privés (ex. des entreprises de transport).

Les Groupements d’intérêt public


Ce sont des personnes morales de droit public, créées par convention, pouvant accueillir des acteurs de droit
privé.

Des associations para-publiques


Leur régime juridique est très souple. Ces associations fonctionnent sur la base de subventions publiques, en vue
de prendre en charge un service d’intérêt collectif voire, à l’échelon municipal ou départemental, un service public.
Elles permettent d’échapper aux contraintes de l’administration, mais souffrent aussi parfois d’opacité.

Des Autorités administratives indépendantes (AAI)


Elles ont été créées depuis une trentaine d’années.

• La définition qu’en a donné le Conseil d’Etat illustre bien leur statut intermédiaire :

« Les autorités administratives indépendantes sont des organismes administratifs qui agissent au nom de l'État et
disposent d'un réel pouvoir, sans pour autant relever de l'autorité du gouvernement ».

• Les AAI font partie intégrante de l’État :

◦ elles ne sont pas des EP dotés de la personnalité morale (sauf celles qui ont un statut d’autorité
publique) ;

◦ elles n'ont pas de patrimoine ;

◦ elles ne peuvent agir en justice, ni conclure un contrat.

• Toutefois, bien qu’à l’intérieur de l'État, leur indépendance est garantie  : elles sont soustraites au pouvoir
hiérarchique.

• Leurs domaines d’intervention :

◦ la régulation économique et financière ;

◦ l’information et la communication ;

◦ la défense des droits des administrés.

• La Commission nationale Informatique et Libertés (CNIL) a été la première AAI, créée en 1978. La
Commission des opérations de bourse (COB), créée en 1967, y a été rattachée postérieurement (elle est
devenue l’Autorité des marchés financiers en 2003).

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Enfin, il existe encore d’autres types d’organisation dans certains secteurs économiques
On peut identifier deux formes importantes.

• Les Conseils interprofessionnels dans le domaine agricole.

◦ ils sont dirigés par des représentants professionnels, mais sont placés sous tutelle ministérielle
(généralement le Ministère de l’agriculture, mais aussi potentiellement le MINEFI) ;

◦ ils sont dotés d’une personnalité morale de droit privé, mais sont aussi dotés de pouvoirs de
contrainte généralement liés à un statut public (comme par exemple le droit de collecter une taxe ou
d’exercer une forme de régulation de l’activité économique).

• Les établissements consulaires (Chambres de commerce et d’industrie, Chambres d’agriculture, Chambres


des métiers) :

◦ certes, ce sont des organismes professionnels chargés, dans des secteurs économiques dominés
par les PME, de représenter les intérêts économiques et de dynamiser des filières et des secteurs au
niveau du territoire (« animation économique », prospective, etc.) ;

◦ mais leur sont aussi confié la gestion d’infrastructures publiques (ex. les CCI gèrent des aéroports)
et une mission de régulation des conflits professionnels.

Il n'existe donc pas de frontière nette entre secteur public et secteur privé, mais plutôt une large gamme
d’organisations intervenant sur des missions d’intérêt public. Derrière la notion d’organisations « parapubliques »,
se regroupent des unités administratives autonomes, des organisations semi-publiques et des organisations
privées auxquelles sont déléguées des tâches publiques.

Administration et gouvernement local


Les collectivités territoriales ont une personnalité morale indépendante de l’Etat. Elles sont des entités politiques,
formées d’un exécutif et d’une assemblée délibérante. Leur administration est plus ou moins étoffée selon les Etats
et selon leur niveau de compétences. Elle est donc distincte de l’administration de l’Etat, que ce soit
l’administration centrale ou l’administration déconcentrée.

Attention, toutefois, à la notion non juridique d’« administration territoriale » en France. Celle-ci désigne à la fois les
administrations déconcentrées et les administrations décentralisées (cf. la loi du 6 février 1992 portant réforme de
l’Administration territoriale de la République).

Etat unitaire et Etat fédéral : une classification pertinente ?


On oppose traditionnellement deux modèles dominants d’organisation de l’Etat  : l’Etat unitaire et l’Etat fédéral.
Cette distinction est analytique autant que juridique. Mais dans les faits, elle est de plus en plus poreuse.

Une distinction analytique


Les Etats fédéraux
Les Etats fédéraux ont deux caractéristiques :

• La répartition des compétences entre l’Etat fédéral et les Etats fédérés est fixée et garantie par la
constitution, ce qui signifie que le pouvoir fédéral n’est pas en mesure de changer les compétences
dévolues aux entités fédérées. A la différence, dans un Etat unitaire comme la France, les compétences des
collectivités territoriales sont déterminées par la loi et non par la constitution.

• Les entités fédérées ont une représentation reconnue institutionnellement au sein du pouvoir fédéral, au
sein d’une des deux assemblées parlementaires (ex : le Bundesrat allemand ou le Sénat américain).

Il existe toutefois des variantes entre Etats fédéraux. En science politique, on a pu distinguer :

• Le « fédéralisme vertical » marqué par une répartition verticale des compétences législatives entre les Etats
fédérés et l’Etat fédéral. Ainsi, dans de nombreux domaines, les Etats fédérés ont une capacité législative
(c'est-à-dire la possibilité d’édicter des normes générales). C’est le cas, par exemple, des Etats-Unis.

• Le « fédéralisme horizontal » plus fréquent. Le niveau fédéral y exerce principalement le pouvoir législatif. Le
pouvoir des Etats fédérés est principalement un pouvoir réglementaire permettant la mise en œuvre des lois
fédérales. C’est le cas de l’Allemagne où les Länder disposent d’un pouvoir législatif limité (à l’exception de
certains domaines, comme la police ou l’éducation). C’est aussi le cas de l’Australie, du Canada et de la
Suisse. La Belgique illustre le passage d’un Etat unitaire, qui à force de mesures de décentralisation, est
progressivement devenu un Etat fédéral (notamment depuis 1993, avec l’élection au suffrage universel
direct de parlements régionaux).

Les Etats unitaires


Les Etats unitaires ont en commun de présenter une centralisation politique et institutionnelle plus importante que
les Etats fédéraux. Seul le pouvoir central est conçu comme « niveau étatique ».

• La première conséquence est qu’il n’existe pas de partage de la souveraineté. Celle-ci réside dans la nation.
Elle est donc logiquement concentrée au sein des institutions parlementaires nationales.

• La seconde conséquence est que les échelons locaux de gouvernement « procèdent » du pouvoir central.

Toutefois, il existe de nombreux aménagements possibles d’un Etat unitaire. C’est ce que nous allons voir dans les
lignes qui suivent.

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Les Etats centralisés et les Etats décentralisés
Les Etats centralisés
Répandu au 20e s, le modèle de l’Etat centralisé est en déclin aujourd’hui. Dans ce système institutionnel, c’est le
centre politique qui décide.

• Le fonctionnement de l’Etat repose sur un principe d’unité à la fois dans la décision politique (seul le
Parlement national vote la loi) et dans l’organisation des services (l’administration nationale est unitaire et
pyramidale ; elle a en charge la mise en œuvre des décisions gouvernementales).

• Les collectivités territoriales jouent un rôle secondaire. Elles constituent un relais administratif,
principalement pour l’application des décisions prises au centre.

Par exemple, l’Etat napoléonien, l’Italie de l’entre-deux-guerres, l’Espagne sous le franquisme, la France des IIIe et
IVe Républiques peuvent être considérés comme des Etats centralisés.

A noter  : un Etat centralisé peut être «  déconcentré  », dès lors qu’est organisée une importante délégation de
compétences à des services territoriaux qui continuent d’appartenir à l’Etat (c'est-à-dire à la même personne
morale).

Les Etats décentralisés


C’est le modèle dominant en Europe aujourd’hui. La « décentralisation » correspond à un transfert de compétences
de l’Etat vers les pouvoirs infranationaux qui acquièrent ainsi une autonomie plus ou moins avancée. Un Etat
décentralisé est donc un Etat unitaire dans lequel les pouvoirs locaux disposent de compétences nombreuses,
mais également de ressources propres en personnel et en budget qui leur permettent d’exercer cette autonomie.
Cette dernière est garantie par la loi, et non par la constitution comme dans les Etats fédéraux.

Ce que la loi peut faire, elle peut le défaire. La décentralisation n’est donc pas, en théorie, un processus
irrévocable. Toutefois, en France, depuis la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 (qui ouvre l’acte II de la
décentralisation), l’affichage de la décentralisation dans l’article 1 de la Constitution de 1958 (« la France est une
république décentralisée ») et l’inscription du principe de « subsidiarité » empêchent juridiquement de revenir sur la
dévolution des compétences au sein de la république française.

Subsidiarité : principe normatif qui consiste à réserver des compétences à un échelon supérieur de gouvernement
uniquement si l’échelon inférieur ne pourrait les accomplir que de façon moins efficace.

Les Etats régionalisés


Ils sont une forme particulière d’Etats décentralisés, un modèle intermédiaire entre Etat unitaire et Etat fédéral. Les
« Etats régionalisés » ont en effet une organisation institutionnelle qui brouille la classification sommaire « unitaire/
fédéral ».

C’est le cas de l’Espagne ou de l’Italie aujourd’hui. Dans ces deux Etats, certaines régions disposent de
compétences importantes : en Italie, cinq régions « à statut spécial » (Sicile, Sardaigne, Trentin-Haut-Adige, Frioul-
Vénétie julienne et Val d’Aoste), et en Espagne, trois «  communautés autonomes  » disposant de compétences
élargies (Catalogne, Pays Basque, Galice).

Ces compétences :

• peuvent concerner des missions relevant habituellement de l’Etat central (l’ordre public, les langues,
l’éducation) ;

• peuvent être variables d’une région à l’autre ; on parle, en science politique, de décentralisation
« asymétrique » (cas de l’Espagne ou de la Belgique) :

◦ certaines régions plus de compétences que d’autres,

◦ certaines ont un statut fixé au niveau central, alors que d’autres disposent de capacités d’auto-
organisation (dans le cadre de limites constitutionnelles) ;

• peuvent parfois permettre de voter des mesures de nature législative ayant des effets sur les niveaux
« inférieurs » (les provinces et les communes) ;

◦ à noter  : les «  communautés autonomes  » espagnoles ont même la possibilité de créer des
collectivités intermédiaires, donc un pouvoir institutionnel.

Conclusion  : les typologies ne permettent pas de classer et décrire tous les systèmes institutionnels, tant les
formules intermédiaires brouillent les critères d’analyse. Par exemple, le Royaume-Uni est difficile à classer : il est
un Etat unitaire, mais avec une forte dévolution des pouvoirs au profit de l’Ecosse et du Pays de Galles.

Le gouvernement local en France


La France a fait l’objet de plusieurs vagues de décentralisation depuis 1982.

• Une première vague en 1982-84.

◦ La loi du 2 mars 1982 réaffirme le principe de « libre administration des collectivités territoriales » et
transfère le pouvoir aux exécutifs locaux. Elle met fin à la tutelle préfectorale. Elle crée également un
nouvel échelon de collectivité territoriale  : les régions (qui n’étaient juridiquement que des
établissements publics depuis 1972).

40
◦ Les lois du 7 janvier et 22 juillet 1983, du 25 janvier 1985 et du 5 janvier 1988 précisent les
compétences, ainsi que les moyens humains et financiers, des collectivités territoriales. Elles
envisagent une spécialisation relative de chacune des collectivités, par une différenciation des
fonctions.

• Une seconde vague, de moindre ampleur, a été initiée en 2002-2003 par le gouvernement de J.-P. Raffarin.
Elle a donné lieu à une réforme constitutionnelle votée par les deux chambres réunies en Congrès, le
17 mars 2003, connue sous le nom d’« Acte II de la décentralisation ».

◦ La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 :

▪ établit constitutionnellement que «  l’organisation de la République est décentralisée  » (art.


1er) ;

▪ pose le principe de l’autonomie financière des collectivités (art. 72) ;

▪ proclame le droit à l’expérimentation pour les collectivités (art. 72).

◦ La loi du 13 août 2004 relative aux «  libertés et responsabilités locales  » précise de nouveaux
transferts de compétences (qui concernent principalement les régions et les départements  ;
beaucoup moins les communes et les groupements de communes).

Ainsi, les pouvoirs des collectivités territoriales se sont étoffés en 25 ans de décentralisation. Leur budget a été
décuplé. Leurs compétences se sont accrues. Le système de gouvernement local s’est complexifié. C’est ce que
nous verrons brièvement dans les lignes qui suivent.

Les différentes collectivités territoriales


Rappel : une collectivité territoriale est définie par 3 caractéristiques :

• la personnalité morale (qui lui offre notamment la possibilité d’agir en justice et l’autonomie financière) ;

• des compétences propres conférées par le législateur ;

• un pouvoir de décision autonome qui s’exerce par délibération au sein d’un conseil élu.

Il existe trois niveaux de collectivité territoriale en France, auxquels il convient d’ajouter l’intercommunalité qui joue
un rôle de plus en plus important aujourd’hui.

La commune : la gestion de la proximité


• Les compétences des communes :

◦ la voirie et l’aménagement urbain (élaboration des documents réglementaires d’urbanisme, Plan


local d’urbanisme (PLU), et délivrance des autorisations individuelles d’urbanisme) ;

◦ la construction et l’entretien des écoles primaires ;

◦ l’action culturelle ;

◦ l’animation économique (mais avec l’interdiction d’attribuer des « aides économiques » directes). 

• Les 36  700 communes françaises fonctionnent toujours juridiquement sur le principe de l'uniformité des
statuts et des compétences (isomorphisme juridique) :

◦ chaque commune, quelle que soit sa taille, est organisée de la même manière dans sa structure et
son fonctionnement ;

◦ à noter toutefois : la « loi PLM » de décembre 1982 prévoit un statut particulier pour Paris, Lyon et
Marseille, organisant une répartition des compétences municipales entre le Conseil municipal et
plusieurs « Conseils d’arrondissement » (censés rapprocher les citoyens et les représentants) ;

◦ malgré l’uniformité juridique, on observe des façons très différentes de s’approprier la


décentralisation par les maires  : certaines petites communes rurales manquent cruellement
d’expertise, ce qui les place toujours sous la « tutelle de fait » (technique) des services de l’Etat ou
du département  ; les grandes villes, en revanche, se sont saisies de la décentralisation pour
conduire des politiques urbaines extrêmement volontaristes. 

Le département : la mise en œuvre des solidarités


• Les compétences des départements 

◦ Les affaires sociales  : la mise en œuvre de politiques sociales (RMI puis RSA, personnes âgées,
petite enfance, handicap). Si le département est en principe l’échelon doté d’une compétence
générale dans le domaine de l’aide sociale, dans les faits, ce domaine fait l’objet d’une répartition
complexe entre département et Etat.

◦ Les transports : les transports collectifs interurbains et les transports scolaires, ainsi que l’entretien
et la création des voieries départementales (depuis 1972).

◦ La construction et l’entretien des collèges.

◦ L’animation culturelle.

• Le département est une vieille institution que de nombreux observateurs invitent à supprimer afin de mettre
fin à l’empilement institutionnel qui caractérise le système politique local français et apparaît
particulièrement couteux. Toutefois, les parlementaires n’ont jamais été prêts à supprimer un échelon
territorial où la plupart d’entre eux puisent d’importantes ressources politiques. Globalement, le
département a vu son rôle renforcé avec la décentralisation. Certains ont vu dans la décentralisation, une
victoire des départements aux dépens des régions.

La région : un rôle économique et planificateur contrarié

41
• Petite chronologie :

◦ 1961 : création des Circonscriptions d’action régionale (CAR) ;

◦ 1964 : création des Coder (assemblées consultatives) et des préfets de région ;

◦ 1972  : mise en place des établissements publics régionaux (EPR) avec un Conseil régional (formé
d’élus locaux) et un Comité économique et social de région (CESR, formé de représentants
sectoriels et professionnels) ;

◦ 1982 : la région devient une collectivité territoriale ; elle ne le devient effectivement qu'en 1986, au
moment où sont organisées les premières élections des conseillers régionaux au suffrage universel
direct ;

◦ 2014 : fusion en 13 grandes régions, dotées de compétences élargies.

• La transformation des régions en collectivités territoriales fut considérée comme un des éléments les plus
innovants de la réforme de 1982. Les compétences principales qui leur furent dévolues (programmation,
développement économique et aménagement du territoire) les transformèrent en échelons chargés de la
prospective et de l’anticipation de l’avenir. Depuis 30  ans, elles n’ont donc pas vocation à être des
collectivités de gestion, comme c’est le cas pour les communes et les départements.

• Les compétences des régions :

◦ la programmation contractuelle (en lien avec le Contrat de plan Etat-Région) ;

◦ l’aménagement du territoire (notamment en ce qui concerne les transports régionaux) ;

◦ la construction et l’entretien des lycées ;

◦ la formation professionnelle, l’apprentissage et la coordination en matière d’emploi (en lien avec


l’Etat et les politiques nationales de l’emploi) ;

◦ les interventions économiques (l’attribution d’aides économiques) ;

◦ la politique de protection de l’environnement (confirmé depuis 2015).

• Les régions ont pourtant eu des difficultés à s'affirmer comme productrices de politiques autonomes dans
les années 1980-1990. Les obstacles à l'affirmation du pouvoir régional ont été nombreux :

◦ l'absence de majorité politique stable et cohérente dans les régions (en raison du mode de scrutin
proportionnel, réformé seulement 15 ans après les premières élections de 1986) ;

◦ les choix « départementalistes » des gouvernements successifs ;

◦ la faiblesse des moyens budgétaires des Conseils régionaux (dans les deux premières décennies) ;

◦ le déclin de la planification contractuelle (disparition début des années 1990) ;

◦ la concurrence des services déconcentrés de l'Etat dans le domaine de l’aménagement du territoire


et dans les procédures régionalisées d'attribution des fonds européens ;

◦ la concurrence des autres collectivités territoriales dans le domaine du développement économique.

• Toutefois : ce constat doit aujourd’hui être nuancé. Les régions se sont affirmées comme des échelons de
gouvernement de premier plan :

◦ la croissance budgétaire (de 100 millions € en Limousin à 3,5 milliards € en Ile-de-France, avec des
budgets qui atteignent fréquemment 1 milliard € comme en Pays-de-Loire) ;

◦ la stabilisation de leurs majorités (modification du scrutin par la loi du 11  avril 2003, appliqué aux
élections de mars 2004) ;

◦ la fusion des régions existantes de treize « grandes régions » en décembre 2014, suivie par la « loi
NOTRe  » des collectivités territoriales (16 juillet 2015) confirment la montée en puissance de
l’échelon régional. Dotées d’une taille critique et de budgets élargis, elles peuvent ainsi rivaliser avec
les puissants niveaux régionaux des autres pays européens. 

La bureaucratisation des collectivités territoriales


Les effectifs de la fonction publique territoriale (FPT) se sont continûment renforcés depuis les premières réformes
des années 80. Ils restent certes inférieurs à la fonction publique d’Etat (FPE) : la FPE rassemble 44 % des effectifs
de fonctionnaires, alors que la FPT en réunit 34,7  %. Mais au cours des deux dernières décennies, la FPT a
augmenté plus rapidement que la FPE qui représentait encore plus de la moitié des fonctionnaires au début des
années 2000.

L’administration des collectivités territoriales s’est également renforcée d’un point de vue plus qualitatif,
notamment par l’amélioration de sa capacité d’expertise.

• Le nombre de fonctionnaires de catégorie A a connu une hausse dans les années 90 : il est passé de 5% de
la totalité des effectifs en 1990, à presque 9% en 1996, alors que les administrations territoriales sont
traditionnellement dominées par des fonctionnaires de catégorie B et C (elles recrutent en effet
majoritairement des agents intervenant dans des domaines techniques ne nécessitant pas une qualification
élevée, par exemple pour l’entretien de la voirie, des jardins et des parcs).

◦ Le personnel de catégorie C a connu une baisse sur la même période (de 83% en 1990 à 78% en
1996), avant de se stabiliser (77% en 2013).

◦ Le personnel de catégorie B a connu une hausse (11,5% en 1990 à 13,5% en 1996), avant de se
stabiliser (14% en 2013).

Un système institutionnel multipolaire


Les observations effectuées (plus haut) sur les démembrements de l’administration centrale valent également pour
l’administration décentralisée ! Celle-ci est marquée par la complexification et diversification des formes

42
institutionnelles.

La multiplication des statuts institutionnels


Il existe de nombreux statuts associés aux échelons politico-administratifs :

• les 3 niveaux des collectivités territoriales : région, département et commune, auxquels il convient d’ajouter
l’intercommunalité ;

• mais aussi des collectivités territoriales à statut particulier :

◦ Paris, Lyon et Marseille,

◦ les départements d’outre-mer (DOM) et les régions d’outre-mer (ROM) (les DOM sont aussi ROM),

◦ la collectivité territoriale de Corse (collectivité à statut particulier depuis 1991, dont les prérogatives
ont été renforcées en 2002),

◦ les collectivités d’outre-mer (COM), qui ont remplacé les territoires d’outre-mer (TOM) lors de la
révision constitutionnelle de mars 2003  : Mayotte, les îles Wallis et Futuna, la Polynésie française,
Saint-Pierre-et-Miquelon. Les COM ont un système de gouvernement propre, l’autonomie douanière
et fiscale, et des systèmes de protection sociale distincts de celui de la métropole. 

L’intercommunalité
La France comporte un peu plus de 36 700 communes. Cet éparpillement institutionnel constitue un handicap pour
l’efficacité des politiques publiques et apparaît couteux pour le contribuable.

Après avoir envisagé en 1971 d’organiser la « fusion » de municipalité (la loi fut un échec), le législateur a préféré
multiplier les formules destinées à «  associer  » les communes dans des structures de coopération
intercommunales.

• Les «  établissements publics de coopération intercommunale  » (EPCI) constituent des groupements de


communes, disposant d’une fiscalité propre. La «  loi Chevènement  » de 1999 et la réforme territoriale de
2010 organisent quatre statuts différents :

◦ les métropoles, créées en 2010 (concernant les territoires de plus de 400  000 habitants dans des
aires urbaines de plus de 650  000 habitants)  ; elles constituent la forme la plus large et la plus
intégrée d’EPCI ;

◦ les communautés urbaines (CU) (regroupant plus de 250 000 habitants) ;

◦ les communautés d’agglomération (CA) (regroupant plus de 50 000 habitants, dont une ville de plus
15 000 habitants) ;

◦ les communautés de communes (CC) pour les regroupements de petite taille

• Les instances de coopération intercommunales sans fiscalité propre, créées au début de la Ve République,
demeurent : les syndicats à vocation multiple (SIVOM) et syndicats à vocation unique (SIVU). Ces formules
souples ont tendance, aujourd’hui, à être remplacées par des CC (disposant d’un statut juridique plus
complet et de compétences plus larges).

• Il faut encore ajouter d’autres systèmes tels que :

◦ les «  pays  »  : créés en 1995 («  loi Pasqua  »), renforcés en 1999 par le gouvernement Jospin («  loi
Voynet »), ils ont été quelque peu délaissés par le gouvernement suivant, mais continuent d’exister
juridiquement ; ils permettent la coordination des collectivités et de partenaires privés autour d’un
projet commun dont le périmètre est défini dans le projet de pays ;

◦ les parcs naturels régionaux  : les PNR sont des territoires ruraux habités, reconnus au niveau
national pour leur forte valeur patrimoniale et paysagère, qui s'organisent autour d’un projet
concerté de développement durable, fondé sur la protection et la valorisation du patrimoine naturel
et culturel. Le territoire d’un PNR est classé par décret du Premier Ministre pour une durée de dix
ans renouvelable. Il est géré par un organisme autonome regroupant toutes les collectivités
territoriales qui ont approuvé la charte du Parc. 

La multiplication de structures parapubliques dans la gestion technique des politiques locales


Aujourd’hui, il existe une grande diversité d’acteurs intervenant dans la production de l’action publique locale.
Cette diversité se traduit dans la multiplicité des organisations parapubliques évoluant dans l’environnement des
collectivités territoriales.

Les trois formules les plus fréquentes sont :

• Les associations «  loi 1901  » créées sous l’impulsion d’une collectivité territoriale. On les retrouve
majoritairement dans les domaines du sport et des loisirs, dans le domaine culturel (ex. associations
musicales) et dans le domaine de l’action sociale (ex. prévention de la délinquance et lutte contre l’exclusion
sociale).

• Les GIP (Groupements d’intérêt public) sont des personnes morales de droit public, au statut très souple,
permettant d’associer les collectivités territoriales à des acteurs privés.

• Les SEM (société d’économie mixte) sont des sociétés à capital mixte, dont le capital comporte au moins
15 % capitaux privés provenant de banques (qui prêtent de l’argent aux collectivités locales) ou d’EPIC (ex.
CCI).

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◦ Les SEM sont présentes dans de nombreux champs d’intervention : les transports, l’aménagement
urbain, le logement, les loisirs, le tourisme, le développement économique, les réseaux d’eau et
d’énergie, les NTIC.

◦ En 2003 : il existait plus de 1 150 SEM locales en France, regroupant 65 700 salariés et représentant
un chiffre d’affaires annuel de 13 milliards €. Leur nombre a plus que doublé depuis le début des
années 1980 (généralement transformation d’anciennes régies municipales). 

De la pyramide au réseau : une « administration en miettes » ?


Les parties précédentes ont déjà suggéré une idées centrale  : la bureaucratie, dans sa réalité, est éloignée du
modèle idéal de l’administration, celle d’une administration unifiée, organisée en sous-secteurs spécialisés,
répondant à des règles de fonctionnement uniformes, avec des agents professionnels dotés d’un statut commun.

La démarche sociologique, à cet égard, est essentielle pour comprendre les dynamiques concrètes de
fonctionnement des organisations publiques. Sans pour autant s’enfermer dans une démarche qui serait
systématiquement critique, les sociologues des organisations ont bien montré que :

• les administrations sont des univers fragmentés, concurrents et cloisonnés ;

• les modes informels de régulation et d’ajustement correspondent rarement à l’organisation formelle ;

• il existe des problèmes de coordination des interventions sectorielles ;

• l’information y circule avec difficulté et les approches des problèmes sont différentes d’une administration à
une autre ;

• des intérêts divergents s’y expriment ;

• des cultures sectorielles (des « cultures maison ») dominent certains segments de l’administration, souvent
associés, en France, à des particularismes de corps ;

• l’administration a subi des démembrements qui contribuent à l’émergence d’une «  zone grise  » entre le
public et le privé ;

• l’administration décentralisée constitue un appareil administratif devenu autonome par rapport à l’appareil
de l’Etat.

Nous évoquerons ici 3 arguments développés par les sociologues des organisations.

Les concurrences entre administrations sectorielles


Dans la haute administration, les conflits et les concurrences sont récurrents.

La gestion des « affaires européennes » est un exemple assez significatif des tensions qui émaillent les échanges
entre ministères. Les conflits sectoriels sont partiellement arbitrés par le SGAE (ce qui peut conduire d’ailleurs à
une surcharge de travail pour les services du Premier ministre), mais les concurrences interministérielles restent
féroces.

Tensions et ajustements entre ministères


De multiples exemples de controverses attestent de la difficulté à trouver des positions interministérielles sur des
politiques « transversales ».

• Les politiques d’immigration ont toujours été marquées par des relations tendues entre le Ministère de
l’intérieur d’une part, et le Ministère de la justice et le Ministère des affaires sociales d’autre part.

• Les politiques de prévention de la délinquance et de lutte contre la criminalité ont toujours été traversées
par des tensions récurrentes entre le Ministère de l’intérieur et le Ministère de la justice.

Concurrences ministérielles dans la conduite de la politique de coopération internationale et de


développement
Dans les années 1980, des tensions vives ont émaillée les relations entre le MAE et le Ministère de la coopération
qui gérait les relations particulières avec la « Françafrique ». Sous la 5e République, le ministre de la Coopération
disposait d'une importante autonomie à l'égard du ministre des Affaires étrangères, dans la mesure où il prenait le
plus souvent directement ses ordres à l'Elysée. La tentative de Jean-Pierre Cot, ministre de la coopération de
François Mitterrand en 1981, de mettre fin à l'autonomie de la coopération française échoue face à la pression des
chefs d'Etat africains. Opposé à la politique du « pré-carré » en Afrique, il doit démissionner en 1982. Il faudra
attendre 1997-1998 (absorption du Ministère de la coopération par le MAE et création de la DGCID) pour que la
réforme ait lieu.

Depuis le début des années 2000, la politique de coopération et de développement est partagée entre trois
institutions : le MINEFI (gère 40% de « l'aide publique au développement » française - APD), le MAE (29%) et l'AFD
(10%). On peut relever trois niveaux de concurrence.

- Entre le MAE (notamment la Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats) et le


MINEFI.

- Entre les inspecteurs des finances et les diplomates, deux corps particulièrement puissants au sein de l'action
extérieure de l'Etat. Ces deux corps se sont alliés en 1997 pour contribuer à faire disparaître le Ministère de la
coopération. Ils sont parvenus à se partager une partie de l'ancien budget de la coopération (la nouvelle Direction
de la coopération au MAE n'ayant pas récupéré toutes les fonctions de l'ex-Ministère de la Coopération).

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- Entre le MINEFI, le MAE et Ministère de l'Outre-mer exercent une tutelle conjointe sur l'AFD, ce qui multiplie les
jeux d'influence et de concurrence dans la gestion de l'agence. L'intention du Comité interministériel de la
coopération internationale et du développement (CICID) de confier en 2004 à l'AFD le « rôle pivot dans la mise
en œuvre de l'APD » ne s'est ainsi pas pleinement concrétisée, en raison des résistances fortes au sein de l'Etat,
en particulier du côté des inspecteurs des finances au MINEFI (L'AFD ne gérait en 2006 que 10% de l'APD de la
France).

L'éclatement des activités entre plusieurs institutions représente, d'une manière générale, un coût budgétaire pour
l'Etat.

- Il exige des efforts de coordination (via le CICID) et une répartition claire des responsabilités, ce qui n'est pas
toujours le cas.

- Il peut conduire à une duplication de l'expertise au siège des ministères et sur le terrain.

Ces concurrences interministérielles ont différentes sources.

• La concurrence pour le contrôle des ressources financières.

• La préservation de l’autorité  : chaque ministère souhaite une coordination, mais aucun ne souhaite être
coordonné. C’est le cas, notamment, des ministères puissants (par exemple, la gestion des Affaires
européennes, le MAE et le MINEFI).

• L’importance des cultures sectorielles (les hauts fonctionnaires des différents ministères ne perçoivent pas
les problèmes de la même manière).

• Les jeux de concurrence entre les grands corps (cf. §2).

• L’importance jouée par les relations avec des réseaux extérieurs à l’administration, qui pèsent sur les objectifs
et les priorités de chaque ministère (cf. 3.)

Les concurrences entre administrations territoriales : l’exemple de la politique de la ville


Ces concurrences s’expriment aussi au niveau territorial, au sein des administrations déconcentrées. Les politiques
de développement social urbain en sont un exemple éloquent.

Depuis le début des années 1980, l’Etat a développé des politiques en direction des «  banlieues  ». Se voulant
globales et interministérielles, ces politiques ont été regroupées en 1990 sous une seule dénomination nouvelle : la
«  politique de la ville  ». Celle-ci mobilisait alors pas moins de 17  ministères différents 18  ans plus tard, tant au
niveau central qu’au niveau local. Des instances de coordination ont été créées (DIV)  ; des intermédiaires
(correspondants «  politique de la ville  ») sont nommés. Malgré tout, les évaluations conduites tant au niveau
national (Damamme et Jobert, 1995) qu’au niveau local (de Maillard, 2004) restent assez négatives. La coordination
a du mal à se réaliser.

Les modes de régulation informels : le poids des grands corps


La fonction publique d’Etat (FPE), en France, est structurée en « corps », tout comme le sont la fonction publique
hospitalière (FPH) et la fonction publique parisienne (malgré son assimilation à la fonction publique territoriale,
FPT).

Cette organisation en « corps » est censée concerner uniquement l’organisation de la carrière des fonctionnaires.
Or, elle a des effets importants sur le fonctionnement de l’Etat ! En fait, le poids des corps vient redoubler celui de
l’organisation administrative. Il existe en particulier des « solidarités de corps », fondées sur l’appartenance à une
même communauté de formation (constituée dans les grandes écoles), qui dépassent les frontières entre
organisations administratives.

• C’est ainsi que des agents appartenant à un même corps peuvent entretenir des relations de solidarité et de
connivence allant bien au-delà du périmètre couvert par leur propre administration.

• De surcroît, les corps n’apparaissent pas officiellement dans l’organisation administrative. Ils fonctionnent
comme des réseaux professionnels. Leur influence s’exerce dans des jeux largement informels (lors des
recrutements et des nominations d’une part, dans le travail quotidien sur les dossiers d’autre part).

Le phénomène français des corps a des effets bien précis sur le fonctionnement de l’administration. Nous en
présentons les deux principaux.

Des effets de fermeture


Il existe des « espaces » de l’administration (des ministères, des directions générales, des secteurs, des structures
interministérielles…) placés durablement sous l’influence des hauts fonctionnaires d’un même corps qui ont
tendance à monopoliser les positions de pouvoir et multiplient les attitudes de protection corporatistes.

 
Jeux de corps au SGAE
Il fut décidé en 1958 que le chef du SGCI (Secrétariat général du Comité interministériel pour la coopération
économique internationale, qui sera renommé SGAE en 2005) serait un fonctionnaire de l’Inspection des finances,
une attribution de poste fondée sur le critère de corps. Cette garantie permettait la présence stratégique du MINEFI
au sein de cette institution dont la vocation se recentrait sur la coopération économique en Europe.

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Cette obligation a certes aujourd’hui disparu. Des administrateurs civils ou des diplomates ont pu être nommés à la
tête du SGAE dans les dernières décennies. Néanmoins, les logiques de répartition des postes par corps y restent
omniprésentes. Ainsi, dans la nomination des trois secrétaires généraux adjoints (SGA), le choix se porte
systématiquement sur des représentants des corps pouvant compenser l’influence du Secrétaire général  : par
exemple, si le secrétaire général est choisi dans le corps des diplomates, le MINEFI sera toujours représenté au
niveau du premier des SGA, tandis que l'autre sera un ingénieur des Mines.

En revanche, la vingtaine de « chefs de secteur » du SGAE, placés sous l’autorité des SGA, sont de jeunes hauts
fonctionnaires issus de tous les ministères (pour la plupart membres de corps issus de l’ENA et de grands corps
d'ingénieurs, auxquels s’ajoutent quelques magistrats et contractuels). Chacun d'eux est responsable d'un
«  secteur  » désigné par un acronyme, couvrant un domaine européen et qui, selon les cas, correspond à un
ministère (ex. agriculture, alimentation et pêche), à une partie de ministère (ex. transports et politique régionale), à
un regroupement de ministères (ex. travail, emploi, santé publique, éducation, culture, audiovisuel) ou autre (ex.
relations extérieures de l'Union européenne).

Une conséquence immédiate de ces jeux d’influence entre corps est la fermeture de certains espaces à tous les
prétendants qui n’appartiennent pas au corps. Ainsi, peuvent se constituer des «  chasses gardées  » qui se
maintiennent grâce au contrôle du recrutement des nouveaux entrants.

Une telle situation va totalement à l’encontre de l’idée de mobilité professionnelle dans la haute administration
puisqu’elle limite considérablement la possibilité de certains espaces de l’administration à des candidats venus
d’autres corps ou à des agents issus du privé. Elle est même contraire au principe d’égalité dans l’accès aux
emplois publics (article 6 de la DDHC).

La concurrence entre les corps les plus prestigieux


Les « grands corps » sont concurrents en terme de prestige, mais aussi pour le contrôle des positions de pouvoir
et des ressources financières.

Ils s’affrontent de façon feutrée pour le contrôle de certains postes importants au sommet de l’Etat. Ils jouent
notamment un rôle important dans les structures d’Etat-major (Secrétariat général du président de la République,
Secrétariat général du Premier ministre, cabinets ministériels...).

L’exemple le plus éloquent est sans doute la concurrence feutrée, de longue date, entre les inspecteurs des
finances et les représentants du corps diplomatique dans les nominations aux postes de direction des différentes
institutions de l’Etat où se définit la politique de coopération et de développement. L’influence de ces corps traduit
l’influence respective des deux ministères les plus puissants et les plus impliqués financièrement (le MINEFI et le
MAE).

Les modes de régulation informels : les rapports avec certains segments de la société
La plupart des administrations travaillent étroitement avec des segments de la société (organisations
professionnelles, syndicats, associations, acteur sociaux, acteurs culturels, grandes entreprises, etc.). Si ces
relations sont l’expression positive d’une bonne collaboration entre l’Etat et les organisations sociales,
économiques, culturelles ou confessionnelles, elles permettent également à chaque administration de
s’autonomiser partiellement par rapport aux autres segments de l’appareil d’Etat et peuvent ainsi favoriser la
fragmentation administrative.

Le néo-corporatisme à la française
Le néo-corporatisme désigne un état des rapports entre administrations et acteurs économiques ou sociaux,
caractérisé par une forme de négociation institutionnalisée, fondé sur la confiance, une collaboration technique et
des compromis de long terme dans la gestion d’un secteur d’activités.

C’est l’une des hypothèses soutenues par ceux qui ont travaillé sur le « néo-corporatisme à la française » (comme
Pierre Muller), décrivant les formes de cogestion entre ministères et groupes professionnels dans certains secteurs.

Les rivalités entre différentes administrations souhaitant préserver les relations confidentielles avec «  leurs  »
partenaires sont fréquentes dans l’administration déconcentrée. Il existe des tensions récurrentes entre les
préfectures et les directions départementales des ministères.

Cela a pu être le cas, par exemple, entre les préfets et les directions chargées du travail et de l’emploi (appelées
aujourd’hui «  unités territoriales  »). Ces dernières agissent auprès de tout un réseau d’instituts de formation
professionnelle implantés sur le territoire. Elles renforcent, à cet égard, leur autonomie, ce qui a pu susciter, dans
certains départements, des tensions avec les préfectures qui, dans ce domaine, parviennent difficilement à exercer
leur pouvoir de coordination.

De même, on a pu également noter, par exemple, des tensions entre les préfectures et les directions
départementales de la jeunesse et des sports (DDJS). En 1996, des «  délégués départementaux à la vie
associative » (DDVA) ont été mis en place, au nom de l’Etat, afin de coordonner l’information dans le département

46
et servir d’interlocuteurs aux associations dans les dispositifs territoriaux soutenus par l’Etat. Cette initiative
marquait la volonté de donner un peu plus de cohérence à l’action de l’Etat dans le domaine associatif… Dans
plusieurs départements, la DDJS a néanmoins continué de travailler de manière séparée, disposant des ressources
et des contacts nécessaires pour contourner les nouveaux délégués.

L’autonomisation des segments territoriaux de l’administration


Le modèle bureaucratique prend appui sur une idée simple  : l’administration est un ensemble pyramidal avec, à
son sommet, une administration centrale qui prend des décisions, ou répercute les décisions gouvernementales, et
à sa base, l’administration déconcentrée, qui les applique. Les organigrammes reflètent remarquablement cette
idée (on peut repérer entre 15 et 20  niveaux différents entre les sommets parisiens et la base des unités
territoriales).

Toutefois, on observe fréquemment des autonomisations des services et des agents territoriaux, ce qui rend le
contrôle hiérarchique plus difficile. Les administrations sectorielles ont tendance, en effet, à se fondre dans leur
environnement local, à se «  territorialiser  ». Souvent, d’ailleurs, elles s’approprient un territoire, de manière à
s’autonomiser par rapport à leur hiérarchie. Jean-Claude Thœnig parle de «  territorialité fédérée  » plutôt que de
« pyramide intégrée ».

Depuis les premières analyses conduites dans les années 1960 par Jean-Pierre Worms sur «  le préfet et ses
notables », jusqu’à aujourd’hui, les études menées sur les échelons déconcentrés de l’administration française ont
pu montrer que les objectifs définis à Paris sont fréquemment réinterprétés par les agents territoriaux, qui
développent leurs propres normes d’action, souvent en fonction de leurs interactions avec les acteurs sociaux et
politiques locaux. D’où l’enjeu de bien connaître le service qui va mettre en œuvre une décision du ministre ou de
son cabinet.

Ces analyses montrent :

• qu’il existe des «  arrangements négociés  » (Thœnig et Dupuy) entre l’administration et les acteurs
économiques locaux et que ces arrangements ne résultent pas forcément d’un manque d’honnêteté ou de
droiture des agents de l’administration, mais sont le résultat d’échanges réguliers entretenus avec le
territoire et ses acteurs ;

• qu’il y a donc une réappropriation, par la base de l’administration, des objectifs et des règles fixés par le
politique et les sommets de l’administration. « Le fonctionnaire substitue des normes négociées localement
aux règles imposées depuis Paris » (Thœnig, 1987, p. 535).

Le jeu autour des règles de droit


Le modèle bureaucratique idéal est organisé autour de règles uniformes et impersonnelles qui régulent les
échanges au sein du système administratif, mais aussi entre les administrations et leurs usagers. Un tel modèle
suppose donc un travail administratif conforme de la règle de droit.

L’apprivoisement de la règle et l’art de la dérogation


A l’inverse du modèle idéal, la sociologie de l’administration montre que les agents de l’Etat (percepteurs,
inspecteurs du trésor, guichetiers des administrations sociales) ont une réelle capacité à jouer avec la règle, à
l’interpréter, à «  l’apprivoiser  », c’est-à-dire à la réapproprier en fonction de la situation et des intérêts en
présence… voire à la mettre entre parenthèses !

C’est d’ailleurs souvent la capacité du fonctionnaires de jouer avec la règle qui renforce sa légitimité auprès des
usagers : « l’art de la dérogation » est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit.

Les « street-level bureaucrats »


Michael Lipsky a forgé, à cet égard, le concept de « street-level bureaucrats » (1980) pour désigner les agents du
public en contact direct avec les administrés et dont le travail est d’appliquer les décisions législatives et
réglementaires (ex. officiers de police ; pompiers ; travailleurs sociaux, agents de guichet, etc.).

Il formule l’idée que les employés de l’administration publique, y compris aux niveaux inférieurs de l’organisation,
exercent un pouvoir discrétionnaire. Ils participent en ce sens à la fabrication des politiques publiques. Une telle
analyse met en question la grille de lecture élitiste, souvent privilégiée aux Etats-Unis et centrée sur les acteurs
contrôlant les sommets des organisations.

Lipsky met en évidence tout un ensemble de facteurs expliquant leur rôle dans l’interprétation des normes :

• ayant des ressources et des informations limitées pour agir (pas de pouvoir de décision, pas de
financement), ils doivent souvent improviser et s’accommoder avec la règle pour réaliser leurs objectifs ;

• ils ont des relations continues avec la «  clientèle  » de l’administration, ce qui les conduit à s’adapter aux
situations humaines ;

• ils manipulent des règles nombreuses et souvent contradictoires, ce qui leur donne des marges
d’interprétation pour adapter leur choix à la situation particulière du moment.

47
Une étude de 2003 de Steven Maynard-Moody and Michael Musheno (Cops, Teachers, Counselors : Stories from
the Front Lines of Public Service, 2003) va dans le sens de Lipsky. A partir d’une étude poussée de 48 agents de
terrain, ils montrent que ces derniers adaptent leurs croyances aux conditions de travail réelles, c’est-à-dire aux
attentes des citoyens, bien plus qu’ils n’appliquent strictement les règles.

Instabilité du droit ou adaptation pragmatique ?


Toutes ces études montrent que l’apprivoisement et l’adaptation de la règle, voire son contournement par les
agents, peuvent faire l’objet de jugements contradictoires :

• La souplesse d’interprétation peut avoir des effets pernicieux dans la mesure où elle provoque l’instabilité
du droit. Elle peut notamment contribuer à bafouer le principe d’égalité de traitement entre les usagers.
L’étude d’Alexis Spire, dans le domaine de l’immigration, montre une inégalité importante des règles
relatives à l’attribution des permis de séjour par l’administration.

• Mais la souplesse d’interprétation peut aussi être considérée positivement, comme une nécessaire
adaptation de la règle formelle à des situations humaines spécifiques : tous les usagers n’ont en effet pas
les mêmes besoins ni les mêmes attentes. De même, les situations locales varient sensiblement d’un
territoire à l’autre  : il apparaît donc normal que les fonctionnaires adaptent la règle au contexte d’action
dans lequel ils sont plongés au quotidien. L’étude de V. Dubois est révélatrice, à cet égard, des dimensions
humaines de l’action administrative.

Les analyses sur les réformes administratives montrent en général que celles-ci sont la plupart du temps
réinterprétées par les acteurs administratifs. Aussi l’arrangement avec la règle n’est pas une exception ; c’est plutôt
la règle ! Certes, il est impossible de bafouer ouvertement le droit, au risque de lui faire perdre toute légitimité et
d’anéantir le système. La règle de droit exerce une contrainte. Néanmoins, celle-ci est limitée.

Les travaux récents de sociologie de l’administration montrent que l’administration est marquée par un certain
nombre de processus qui « détournent » son fonctionnement des principes d’unité, de cohérence, de hiérarchie et
d’universalité qui fondent le modèle idéal de la bureaucratie.

Ils décrivent notamment : 

• L’importante diversification du système administratif durant les trois dernières décennies, avec la
multiplication d’organisations au statut hybride.

• Le rôle des régulations informelles dans le fonctionnement concret de l’administration (importance des
corps, importance des adaptations avec l’environnement, importance des arrangements avec la règle de
droit).

Chapitre 4 : Administration et politique : Les risques du gouvernement technocratique


Dans le modèle idéal de l’administration, les relations entre le politique (doté de la légitimité du suffrage) et
l’administration (doté d’un important pouvoir technique) sont régulées par trois principes consubstantiels :

• Un principe de séparation  : il ne saurait y avoir de concurrence entre l’ordre politique, en charge de la


décision, et l’ordre bureaucratique, en charge de l’exécution.

• Un principe de loyauté de l’administration au politique qui est aussi un principe de subordination  :


l’administration doit obéir fidèlement au pouvoir politique.

• Un principe d’autonomie de l’administration : l’administration doit disposer de garanties qui garantissent sa


stabilité et la continuité de son action face aux aléas de la vie politique et aux pressions du pouvoir.

A travers le temps – notamment aux 19e et 20e s. – des dispositifs ont été mis en place pour :

• séparer l’administration du politique ;

• garantir la stabilité et la permanence de l’administration, censée assurer la continuité de l’Etat malgré


l’évolution des rapports de force politique ;

• conserver la neutralité de l’administration vis-à-vis des intérêts sociaux et lui permettre de se placer au
service du « bien commun » (ou de l’intérêt général) ;

• renforcer la capacité technique de l’administration, afin d’assurer l’efficacité des politiques mises en place
par l’Etat.

Comment assurer cette protection nécessaire de l’administration ?

• Les Etats bureaucratiques se sont attachés à l’édification d’un corps de règles propres au secteur public,
qui apportent des garanties de stabilité et d’autonomie à l’administration. Le droit permet d’institutionnaliser
un système administratif ordonné autour de règles stables et, surtout, « dépolitiser » le fonctionnement de
l’Etat (dans les relations avec les institutions politiques et les partis, comme dans les relations avec les
forces sociales et les administrés).

◦ En France, le droit administratif joue ce rôle.

◦ En Allemagne, le Verwaltungsrecht définit les procédures d’intervention des administrations et les


droits des usagers face à l’Etat. Il suit trois principes généraux pour l’administration : un principe de
légalité (l’administration suit l’autorité du droit qu’elle ne peut ni ignorer ni contourner) ; un principe
de sécurité juridique (le droit s’applique de manière continue et non rétroactive)  ; un principe de

48
proportionnalité (l’administration prend des mesures qui doivent être nécessaires et adaptées aux
situations).

◦ Contrairement à une idée reçue, dans les pays de Common Law, il existe un droit spécifique à l’Etat
et au secteur public, même si l’on ne peut comparer son développement avec le droit public français
et s’il n’est pas contrôlé, à la différence de la France, par un ordre juridictionnel spécifique.
L’administrative law définit les conditions de fonctionnement et de prise de décision dans les unités
administratives, les agences de gouvernement et les tribunaux.

◦ Aux Etats-Unis, par exemple, la multiplication des agences placées sous l’autorité des départements
fédéraux (équivalents de nos ministères) a incité le Congrès à adopter, en 1946, l’Administrative
Procedure Act, qui définit les bases de fonctionnement des agences fédérales.

◦ En Australie, si le droit de l’administration n’est pas séparé du droit commun, il existe depuis les
années 70 un corps de règles de plus en plus précis pour définir les pouvoirs et responsabilités des
agences de gouvernement. Alors qu’il était développé de façon jurisprudentielle et sans cadre global
avant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 60-70, des comités ont été nommés pour
fonder un «  new administrative law  ». C’est principalement dans le domaine de la justice et de la
résolution des conflits avec les usagers que le droit est le plus développé.

◦ Au Canada également, le droit de l’administration vise essentiellement à favoriser le contrôle de


l’activité de l’administration (conseils exécutifs, tribunaux, commissions, agences, ministères). Il vise
également à garantir la participation des usagers et à protéger leurs droits contre des abus
potentiels. Il est notamment utilisé dans la procédure judiciaire, pour identifier le caractère
« raisonnable » (reasonableness) et « juste » (correctedness) des décisions administratives, de même
que le caractère impartial des procédures (procedural fairness) dans les procès intentés à
l’administration.

• La création d’écoles de formation a aussi assuré la formation d’un personnel stable, hautement qualifié,
capable de doter l’administration d’une capacité d’expertise lui assurant un rôle de premier plan dans la
conduite de l’action publique.

◦ En France, dès l’Ancien Régime, ont été mises en place des écoles militaires (pour nobles boursiers
préparant l'entrée dans les corps militaires) et des écoles de formation d’officiers techniques et
d’ingénieurs de l'État : École des ingénieurs-constructeurs des vaisseaux royaux (1741), École royale
des ponts et chaussées (1747), École royale du génie de Mézières (1748), École de mines (1783).

◦ Le Collège de Bruges remplit une fonction de préparation de candidats souhaitant intégrer la


fonction publique européenne.

◦ Dans beaucoup de pays, néanmoins, la formation initiale est assurée au sein des universités, au sein
de département de droit, d’«  affaires publiques  », de «  public management  » ou de «  politiques
publiques  » (pour les formations généralistes du moins). C’est bien plus dans des écoles de
formation continue que les fonctionnaires sont sélectionnés puis amenés à se former à la
gouvernance des institutions publiques  : le Civil learning service en Grande-Bretagne, l’Ecole
Européenne d'Administration (EAS) pour les fonctionnaires européens, l'Académie fédérale
d'administration publique (formation continue) et l’Ecole supérieure allemande des sciences
administratives (formation post-universitaire généraliste), l’Institut de Formation de l'Administration
fédérale (IFA) en Belgique, ou encore la Scuola nazionale dell'Amministrazione qui sélectionne,
recrute et forme les fonctionnaires et les gestionnaires de l’administration italienne.

• L’établissement de principes de recrutement par concours qui permettent de renforcer :

◦ l’égalité dans l’accès aux emplois publics, selon des procédures justes et équitables ;

◦ la stabilité de l’administration, en instituant un personnel dont le statut est garanti et dont l’emploi
est protégé ;

◦ la neutralité de l’administration, en évitant le népotisme et la corruption dans la nomination des


fonctionnaires.

◦ C’est en France qu’apparaît historiquement la procédure du concours pour le recrutement dans les
services de l’Etat. Les premiers concours datent également de l’Ancien Régime, pour l'entrée dans
les corps techniques militaires comme le génie, l’artillerie et la marine. Aujourd’hui, le concours est
une technique généralisée pour le recrutement des agents publics dans la plupart des pays, sauf au
niveau le plus élevé où les nominations ont une nature plus discrétionnaire.

Cette évolution n’a pas refermé pour autant la question des relations entre politique et administration. Bien au
contraire, l’interpénétration constante de l’administration et du politique est une caractéristique importante des
Etats bureaucratiques. C’est l’objet des leçons 4 et 5.

Dans cette leçon  4, nous développerons un aspect de la question  : l’influence des fonctionnaires sur les choix
politiques, notamment par leur rôle central dans les lieux où s’élaborent les décisions (les politiques publiques).
C’est l’hypothèse de la «  technocratisation du pouvoir  ». Mais préalablement, revenons sur la question de la
neutralité de l’administration et de sa subordination au politique.

La neutralité des fonctionnaires et leur subordination au pouvoir politique


Les fonctionnaires ont une mission professionnelle  : servir le pouvoir politique. Leur honneur consiste à agir
indépendamment de toute considération politique.

49
L’élu et le technicien
Dans la répartition wébérienne, la société bureaucratique moderne fait une distinction majeure entre, d’une part, les
représentants qui décident et, d’autre part, les techniciens qui appliquent. Il s’agit de deux activités
« professionnalisées », mais aussi deux professions différentes : les premiers vivent « pour et de la politique » ; les
seconds sont chargés de mettre en œuvre les décisions politiques.

Cette dualité est fortement enracinée :

• dans la rhétorique politique et administrative, notamment dans les discours de fonctionnaires qui valorisent
la compétence et l’expertise, le principe de la continuité de l’action publique et le devoir d’obéissance, aux
antipodes des critères « politiques » qui motivent les choix des élus ;

• dans les textes juridiques, qui consacrent le plus souvent cette distinction.

Les deux dimensions de la subordination


Cette séparation se traduit aussi par le lien de subordination entre l’élu et le technicien. Elle a généralement un
double aspect.

• La subordination au gouvernement : dans les pays occidentaux, la plupart des administrations sont placées
sous la responsabilité du pouvoir exécutif.

◦ La répartition des administrations entre les ministères et le chef de l’exécutif (Premier ministre ou
Président) varie d’un pays à l’autre. En France, depuis 1958, il existe une responsabilité partagée du
président de la République et du Premier ministre sur la nomination des hauts fonctionnaires ou la
signature des ordonnances.

◦ Il arrive néanmoins que le pouvoir législatif, lorsqu’il joue un rôle important, institue des
administrations indépendantes qui échappent partiellement au pouvoir de tutelle de la branche
exécutive. Aux Etats-Unis, par exemple, le Congrès a établi des agences indépendantes qui relèvent
bien du gouvernement, mais interviennent en-dehors du contrôle des départements fédéraux

• Le contrôle du parlement : le parlement exerce un pouvoir de contrôle sur l’administration, par les questions
écrites et orales, mais aussi par les commissions parlementaires. On doit noter une différence, ici, entre :

◦ les régimes parlementaires (ex : Grande-Bretagne) où la responsabilité du gouvernement devant le


parlement sert de mécanisme potentiel de sanction des comportements potentiellement excessifs
de l’exécutif et, en définitive, préserve les fonctionnaires d’un contrôle parlementaire direct ;

◦ les régimes de séparation des pouvoirs (ex  : Etats-Unis) où l’exercice de la responsabilité


gouvernementale n’est pas directe (pas de vote de confiance ni motion de censure), et où les
comités parlementaires ont le droit de mettre en cause les fonctionnaires afin de permettre une plus
grande transparence publique du fonctionnement de l’Etat, et où il existe une réelle communication
entre le parlement et l’administration. Les fonctionnaires sont donc plus exposés. Mais l’un des
avantages du contrôle des commissions parlementaires (appelés « comités » aux Etats-Unis) sur le
fonctionnement de l’administration est aussi de protéger les fonctionnaires des comportements
excessifs du pouvoir politique. 

La légitimité des fonctionnaires


La légitimité des fonctionnaires dans l’espace public a deux caractéristiques bien particulières.

Il s’agit tout d’abord d’une légitimité technique, selon laquelle les fonctionnaires décident en fonction de
compétences, de savoirs et de savoir-faire, et non en fonction de valeurs. Ils ont une formation spécialisée,
attestée par la voie du concours. Cette vision alimente la conception du fonctionnaire neutre et au service du bien
commun.

En France, la légitimité propre de l’Etat qui s’appuie sur la conception idéologique de l’Etat comme incarnation de
la nation, garant du bien commun. Selon Pierre Legendre, l’administration s’entoure en effet d’un cortège de
mythes et de représentations qui déclinent la figure de l’Etat. Par exemple  : «  l’intérêt général  » (une mission
sacrée, au dessus des clivages sociaux et intérêts individuels)  ; la «  puissance publique  » (une puissance
impersonnelle et bienfaisante) ; le « service public » (un Etat au service de la société).

La rationalité technique, credo des hauts fonctionnaires


La conception idéalisée du fonctionnaire est celle d’un professionnel compétent, rationnel, peu sensible aux
variations de l’opinion. Le fonctionnaire est le portrait inversé du politique.

Le cas de la France est emblématique d’une conception valorisée du fonctionnaire, détenteur d’un savoir et d’une
expertise garantissant la justesse des décisions publiques.

Les valeurs positivistes de l’administration


Le succès des idées positivistes en France, portées par les républicains au début de la IIIe République, auquel se
mêle le scientisme de la fin de siècle, explique pour une bonne part la place centrale occupée pendant tout le
20e s. par les hauts fonctionnaires dans la conduite des grandes politiques nationales.

50
L’héritage philosophique est celui Saint-Simon et surtout de Auguste Comte, véhiculé par les nombreuses
«  sociétés positivistes  » et quelques grands intellectuels présents dans le débat politique (Emile Littré, Hyppolite
Taine, Ernest Renan) qui avancent l’idée que le gouvernement de la nouvelle société industrielle doit s’appuyer sur
la science et être confié à des « savants » maîtrisant la connaissance.

L’idée se développe ainsi que les «  élites du savoir  » ont vocation à jouer un rôle central dans la vie politique,
contribuant à la diffusion de l’idée d’un « gouvernement rationnel » – résurgence de ce qu’était, dans la philosophie
rationaliste du 18e s., le mythe de la « politique de la Raison » (cf. Condorcet). C’est cette idée héritée du comtisme
qui se diffuse à la fin du 19e  s. et contribue à légitimer le renforcement de la haute administration, formée de
«  généralistes  » et de «  techniciens  » censés jouer désormais un rôle directeur dans l’édification des politiques
publiques.

Ces conceptions nouvelles s’appuient sur certaines valeurs :

• l’élitisme des savants (plutôt que la masse) ;

• la technicité et la compétence (appuyées par la science économique plutôt que sur le droit) ;

• le progrès et la modernité (opposés à l’archaïsme).

La crise du parlementarisme dans les années 30 et l’incapacité de la Chambre des députés à asseoir un réel
pouvoir de production des connaissances sur les enjeux de politique publique, pas qu’un pouvoir de contrôle sur
l’exécutif, favorisent alors l’influence des hauts fonctionnaires. Au sein de l’Etat, ils prennent un ascendant
déterminant dans le pilotage des programmes publics, laissant apparaître alors le risque d’un gouvernement
technocratique éloigné de la forme démocratique des institutions.

Les haut fonctionnaires, élites modernisatrices de l’après guerre ?


Après 1945 et les errances de la guerre, les hauts fonctionnaires renforcent l’idéal d’une action publique nouvelle,
quasi-scientifique, s’appuyant sur le mythe de la modernisation. Ils appuient leur influence sur un certain nombre
d’évolutions :

• le nouveau rôle attribué à la planification quinquennale dans la conduite des politiques nationales ; la
planification renforce le rôle directeur de l’Etat ;

• le soutien des nouvelles élites du syndicalisme (jeunes dirigeants du monde paysan et du monde de
l’entreprise) dans la politique de modernisation engagée par l’Etat ;

• à partir de 1958, le souhait du général de Gaulle de restaurer le pouvoir de l’Etat contre les blocages du
parlementarisme et l’instabilité gouvernementale de la IVe République. Certes, beaucoup, parmi ces hauts
fonctionnaires, ne partagent pas les orientations politiques du général de Gaulle (beaucoup s’étaient alliés
avec les forces radicales de l’entre-deux-guerres). Mais ils voient dans le rétablissement de l’Etat une
opportunité pour asseoir leur influence et s’autonomiser par rapport aux partis politiques et aux
parlementaires (cf. Dulong Delphine, Moderniser la politique. Aux origines de la 5e République, Paris,
L’Harmattan, 1997  ; Gaïti Brigitte, De Gaulle prophète de la Cinquième République (1946-1962), Paris,
Presses de Sciences-Po, 1998).

Ces quelques éléments conduisent à un paradoxe : au nom d’un rejet d’une certaine conception de la vie politique
– avec ses petits arrangements, ses choix à courte vue, fondés sur des alliances temporaires entre forces
politiques – les hauts fonctionnaires prennent une part grandissante dans le gouvernement des affaires publiques.

Cette influence croissante de la haute fonction publique conduit, sous la Ve République, à une forte imbrication des
relations entre politique et administration. C’est ce que nous verrons dans les lignes qui suivent.

L’influence des hauts fonctionnaires sur les décisions publiques… ou les risques du gouvernement
technocratique
Dans tous les pays où les administrations ministérielles sont soutenues par un appareil administratif, les élites de
l’administration influencent la fabrique des politiques publiques. Ils interviennent sur l’opportunité des choix, la
mise sur agenda des problèmes, les processus de mise en œuvre, ou encore l’évaluation.

Le rôle accru des hauts fonctionnaires a pu conduire à s’interroger sur une possible «  technocratisation  » du
pouvoir politique. Dans sa vision la plus pessimiste (et quelque peu caricaturale), le gouvernement technocratique
est le gouvernement où la décision publique est confisquée par des techniciens n’ayant pas de légitimité
démocratique. L’administration de la Commission européenne, par exemple, peu soumise à des exigences de
transparence et de contrôle démocratique jusqu’à la fin des années 90, a pu faire les frais d’une dénonciation
populiste du pouvoir des « technocrates bruxellois ».

Les fonctionnaires et la construction des choix publics


Les fonctionnaires sont susceptibles de jouer plusieurs types de rôle dans la définition et la conduite des politiques
publiques.

Les ressources des fonctionnaires


Les fonctionnaires contrôlent des ressources fondamentales qu’ils peuvent faire valoir face aux élus politiques.

51
• Ils disposent tout d’abord d’une expertise technique, c’est-à-dire la maîtrise de savoirs techniques acquis
lors de leur passage dans les écoles de formation initiale ou continue (ex. connaissances des techniques
budgétaires et financières ; savoirs spécialisés des ingénieurs).

• Ils ont également une excellente connaissance de l’appareil d’Etat et du caractère complexe des processus
décisionnels dans l’administration : ils maîtrisent les règles bureaucratiques et le droit administratif, les
procédures routinières, les lieux clés et les réseaux professionnels. Une décision publique passe de
nombreux maillons de la chaîne hiérarchique qui constituent autant de points d’inflexion, de traduction, de
redéfinition potentiels des décisions prises en haut.

• Leur présence dans des lieux de socialisation des élites leur assure en général une bonne intégration dans
les milieux politiques (par exemple dans des clubs de réflexions, des clubs politiques, ou tout simplement
les cabinets ministériels dans un Etat comme la France).

• Ils ont eu le temps de construire des soutiens auprès des acteurs intervenant dans l’environnement de
l’Etat, c’est-à-dire à l’extérieur de l’administration. Les hauts fonctionnaires entretiennent des relations avec
des «  clientèles  » à qui ils délivrent des services et qui, en retour, aident à faire passer des projets de
l’administration et sont susceptibles de se rallier pour la défendre en cas de projet de réforme.

• Les fonctionnaires inscrivent leur action dans la durée, et non dans les temporalités courtes des élections.
Cette position dans la durée leur donne des ressources et affecte leurs calculs : les fonctionnaires peuvent
anticiper ou attendre une alternance politique pour obtenir un résultat ou faire échouer un projet politique.

L’influence des fonctionnaires : proposition, résistance, réinterprétation


On verra ici 3 formes d’influence, bien étudiées dans la littérature scientifique sur les sommets des administrations.

Un pouvoir de proposition
Les hauts fonctionnaires ont la capacité, lorsqu’ils appartiennent aux administrations d’Etat-major, de proposer des
solutions susceptibles d’être inscrites sur l’agenda gouvernemental et façonner les options possibles d’une
politique. Ils peuvent même contribuer à la création de nouveaux domaines d’intervention publique.

• Par exemple, aux Etats-Unis, les services Medicaid et Medicare ont été pensés et définis par des
fonctionnaires fédéraux, repris ensuite par le président Lyndon Johnson dans le cadre de sa « guerre contre
la pauvreté ».

• En France, plusieurs initiatives de premier plan des années 1960-1970 ont été construites à l’initiative de
hauts fonctionnaires, comme :

◦ les premières politiques de lutte contre le tabac (années 1960) initiées par des haut fonctionnaires du
Ministère de la santé ;

◦ les grandes politiques d’aménagement urbain ;

◦ le choix de la France du nucléaire civil ;

◦ la politique de sécurité routière.

La résistance aux choix politiques


Les fonctionnaires sont également susceptibles de résister aux choix et aux orientations des élus politiques. Ils ont
en effet des ressources qui leur permettent de retarder l’adoption ou la mise en œuvre d’une décision, sans faire
d’obstruction directe (parce qu’alors leur rôle deviendrait ouvertement politique), ou d’infléchir les choix politiques,
notamment grâce au contrôle de l’information et à leur rôle dans la préparation technique des documents.

Les fonctionnaires bénéficient à cet égard de leur excellente connaissance des rouages administratifs et du
contrôle des procédures techniques, ce qui leur donne un avantage décisif par rapport aux élus. Par exemple, au
Royaume Uni, les fonctionnaires du Trésor britannique sont le point de passage obligé pour l’ensemble des autres
services ministériels. Ils maîtrisent le budget. Ils constituent un relais inévitable et déterminant pour toute demande
budgétaire.

B. Guy Peters and Jon Pierre relèvent plusieurs techniques discrètes d’obstruction (Peters and Pierre, Politicians,
bureaucrats and administrative reform, 2001, p. 238 et s.).

• Par le biais de la programmation  : ce sont les hauts fonctionnaires qui organisent et structurent les
calendriers des programmes de politique publique. Ce sont également eux qui définissent les indicateurs de
résultats et de performance.

• Par la budgétisation : les hauts fonctionnaires utilisent des méthodes de rationalisation mises en place dans
la programmation budgétaire, visant à mieux contrôler les dépenses (par exemple le Planning-
Programming-Budgeting System aux Etats-Unis entre 1967-1971  ; la «  Rationalisation des choix
budgétaires  » en France, abandonnée en 1984  ; aujourd’hui, les règles de la comptabilité analytique). Ce
faisant, ils contrôlent les processus de programmation budgétaire, ce qui rend le budget relativement
imperméable aux interventions ponctuelles.

52
La réinterprétation des décisions politiques
Des travaux sur les politiques publiques ont pu montrer que les fonctionnaires chargés de la mise en œuvre des
décisions politiques ont une tendance naturelle à réinterpréter les principes et les objectifs des programmes qu’ils
sont censés appliquer, en fonction de leurs sensibilités, voire de leurs intérêts au sein de l’administration. Du coup,
une même réforme peut avoir des applications assez variées selon l’endroit où elle est appliquée.

Comment les fonctionnaires peuvent-ils réorienter les choix publics ?

• Ils participent à la définition et à la sélection des alternatives de choix public. Comme le dit un haut
fonctionnaire, « en fonction de l’éventail des choix que je lui propose, je sais ce que va décider le ministre ».

• Ils définissent tout un ensemble de « normes secondaires » (normes informelles nécessaires pour rendre le
droit applicable) utilisées dans la mise en œuvre concrète des décisions.

• Les fonctionnaires ont un pouvoir d’appréciation d’autant plus grand concernant l’application de la règle
qu’ils sont impliqués dans une fonction d’évaluation et de contrôle.

• La prise en compte des réalités, dans l’environnement de l’administration, justifie enfin des adaptations
circonstanciées. On l’a vu plus haut, c’est le propre de tous les fonctionnaires en contact avec les usagers.
Par exemple, les inspecteurs des impôts, les inspecteurs du travail, les agents de police appliquent plus ou
moins strictement les règles de contrôle en fonction de leur position dans leur environnement social et
économique ; ils sont donc susceptibles de fermer les yeux sur certaines interdictions.

La critique du pouvoir technocratique


Les rôles joués par les fonctionnaires dans la conduite de l’action gouvernementale ont incité des acteurs
politiques, mais aussi des acteurs sociaux ou parfois les médias, à dénoncer leur emprise excessive sur le
fonctionnement de l’Etat.

Il n’est pas rare que les ministres, après leur passage, estiment n’avoir pas pu maîtriser l’ensemble des décisions
produites par leurs ministères.

Le risque de ces dénonciations est de tomber dans la dénonciation populiste du «  pouvoir des technocrates  »,
crédo des mouvements politiques d’extrême droite.

Les limites du travail des hauts fonctionnaires


Même si l’on a pu insister sur le rôle important des fonctionnaires dans la prise de décision de l’Etat
bureaucratique, l’idée du gouvernement des technocrates mérite naturellement d’être nuancé, au niveau central
comme au niveau déconcentré.

Au niveau central : le poids des élites politiques


Tout d’abord, les réformes, lorsqu’elles sont élaborées par un groupe de hauts fonctionnaires, n’aboutissent jamais
si elles ne sont pas portées par une autorité politique capable de la défendre dans des arènes où le haut
fonctionnaire n’a pas accès (ou un accès faible), notamment le parlement. Le pouvoir de décision finale reste
politique.

Ensuite, il y a le plus souvent des rapports de soutien mutuel entre acteurs politiques et hauts fonctionnaires, bien
plus qu’une confrontation entre le pouvoir et l’administration. D’une manière générale, les frontières entre politique
et administration sont poreuses, comme on le verra dans la leçon suivante.

On l’a vu, certaines expressions choisies pour parler des sommets du pouvoir sous la Ve République ne distinguent
pas les deux ordres : « milieu décisionnel central » (C. Grémion, 1979), « sommets de l’Etat » (P. Birnbaum, 1977),
« noblesse d’Etat » (P. Bourdieu, 1989). Cette proximité des deux ordres est d’autant plus grande que les uns et les
autres sont souvent passés par les mêmes écoles.

J.-M. Eymeri (2003) parle d’« osmose » entre les ministres et les hauts fonctionnaires, plutôt que d’une domination
des uns sur les autres.

Au niveau local : la mise en œuvre des politiques publiques sur le territoire


Pas plus que les fonctionnaires des ministères, les hauts fonctionnaires intervenant sur le territoire ne sont en
mesure de contrôler tous les détails de la mise en œuvre des politiques étatiques des décisions publiques sur le
territoire.

Gouvernance multi-niveau et dépossession des fonctionnaires d’Etat


Depuis quelques décennies, il n’existe plus de domaines (à l’exception des activités publiques qui relèvent de la
défense, de la diplomatie ou de certains pouvoirs de police) dans lesquels l’administration est en position
d’intervenir souverainement et d’imposer ses choix aux acteurs économiques et sociaux. Dans un contexte marqué
par la décentralisation, l’ouverture européenne, la contractualisation des politiques publiques, le développement du
cofinancement, l’essor des dispositifs participatifs et la généralisation des partenariats public-privé, la mise en
œuvre des politiques initiées par l’Etat suppose inéluctablement l’intervention de toute une série d’acteurs publics
et privés, locaux et nationaux, qui réduisent les possibilités de l’Etat d’agir de manière prétorienne.

53
Ainsi, ce qui est le cas dans les systèmes fédéraux est en train de se généraliser dans les systèmes politiques
unitaires, désormais fortement décentralisés. Dans ce contexte, les administrations représentant les territoires
infranationaux sont de plus en plus conduits à remplir des missions d’animation, d’arbitrage et de contrôle. Elles ne
jouent plus un rôle d’exécutant fidèle des politiques nationales.

Une influence variable selon les domaines, les pays et les systèmes institutionnels
En fait, l’emprise des hauts fonctionnaires est variable.

En fonction des domaines de l’action publique


Les hauts fonctionnaires conservent un rôle important dans le domaine budgétaire et, plus largement, ils sont
toujours en capacité d’impulser des décisions dans les grands domaines régaliens comme la sécurité, les affaires
étrangères, la politique énergétique, les affaires européennes, la politique de l’emploi et du travail et, dans un
certain nombre de pays de l’OCDE, les politiques sociales, les politiques de santé et les politiques éducatives qui
font la plupart du temps l’objet de régulations nationales (même si les compétences sont souvent partagées avec
les pouvoirs locaux et, dans les systèmes fédéraux, ces politiques sont en grande partie du ressort des Etats).

En revanche, leur influence s’est beaucoup affaiblie dans les domaines d’action publique qui ont fait l’objet de
transferts de compétences. Dans certains domaines du développement économique ou de la «  politique de la
ville », aucun grands corps ne se retrouve réellement en position de force.

En fonction des pays


En France, la conception de «  l’intérêt général  » et le prestige des hauts fonctionnaires nationaux ont longtemps
assuré une légitimité forte aux représentants de l’Etat. Cette influence est aujourd’hui sensiblement en baisse.

Au Royaume-Uni, le civil service britannique jouit également d’un certain prestige. Certes, des conditions très
restrictives empêchent les hauts fonctionnaires d’être présents dans la politique active (toute activité politique
nationale d’importance leur est refusée). Leur influence, très élevée par le passé, a sérieusement été érodée dans
les années 1980 par Margaret Thatcher. Ils continuent de tirer, toutefois, une grande légitimité de leur compétence
technique (connaissance des dossiers) et de leur stabilité, alors que les ministres se succèdent.

En Italie, où les fonctionnaires sont généralement politisés, leur pouvoir y reste assez faible. C’est essentiellement
un pouvoir de blocage, dans un pays encore fortement marqué par les arrangements entre partis politiques.

En fonction des équilibres institutionnels


Les analyses sont ici moins tranchées.

On peut faire l’hypothèse selon laquelle les fonctionnaires ont un poids d’autant plus important que l’instabilité
parlementaire est grande. Ce fût le cas sous la 4e République. Mais dans le même temps, on peut aussi avancer
l’idée que l’importance des arrangements entre partis dans les prises de décision peut sérieusement limiter leur
marge d’influence. C’est le cas en Italie.

Sous la Ve République, les années 1960-1970 sont clairement marquées par le renforcement du pouvoir des hauts
fonctionnaires sur le territoire, au nom de la rationalisation de l’action de l’Etat (planification) et de l’importance
qu’occupait l’enjeu de l’aménagement du territoire. A partir de 1982-1983, leur influence a sérieusement été limitée
par le transfert de services et de moyens de l’Etat vers les collectivités territoriales, qui a conduit à la formation de
«  bureaucraties locales  ». A titre d’exemple, dans le domaine de la planification urbaine et même dans celui de
l’équipement (les routes notamment), les collectivités territoriales ont acquis un rôle central qui était auparavant
celui des grands corps techniques. Les fonctionnaires de l’Etat (en particulier les grands corps techniques) restent
influents auprès des petites municipalités rurales dont les moyens ne leur permettent pas de se doter de l’expertise
nécessaire à la conduite de projets territoriaux.

Depuis 25 ans, en Europe, deux processus concourent à limiter le poids des fonctionnaires nationaux dans la mise
en œuvre des politiques territoriales :

• la décentralisation qui renforce le rôle des pouvoirs locaux et régionaux, et place l’ensemble des acteurs
dans un système de gouvernement « multiniveaux » caractérisé par la co-décision et la co-production des
décisions ;

• la contractualisation et l’intervention croissante des acteurs privés dans les processus décisionnels locaux
(via des contrats locaux et des PPP), dans de multiples domaines (animation économique, santé,

Le «  style  » des politiques publiques a donc profondément changé. Un peu partout, les conceptions d’un Etat
impérieux ont été abandonnées ; elles laissent place à des systèmes polyarchiques, marqués par l’ouverture et le
pluralisme, accordant une plus grande place à la concertation avec les pouvoirs locaux, les acteurs du secteur
privé, les parties prenantes et les populations destinataires.

Les hauts fonctionnaires et la logique des corps en France

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La haute administration française présente des caractéristiques singulières sur lesquelles nous souhaiterions
revenir. Au début des années 1970, Alain Darbel et Dominique Schnapper (Morphologie de la haute administration
française, EHESS, 1972) avaient étudié les différences entre les «  fonctionnaires exécutants  » et les «  hauts
fonctionnaires ». Ces derniers se vivaient dans un univers « non webérien » :

• grande autonomie dans leurs fonctions ;

• liberté par rapport aux règles ;

• capacité d’initiative ;

• marge par rapport à la routine.

Alain Darbel et Dominique Schnapper notaient ainsi : « La rigueur avec laquelle les hauts fonctionnaires observent,
dans leur comportement quotidien, leurs normes […] qui symbolisent leur non bureaucratisation n’est pas moins
grande que le respect des petits et moyens fonctionnaires pour les règlements qu’ils sont chargés
d’appliquer » (tome 2 : Le système administratif).

La coupure demeure forte aujourd'hui. Néanmoins, on ne peut réduire l’administration à une division binaire, car il
existe de nombreuses autres divisions internes à l’appareil administratif français. Ici, on insistera sur la
différenciation de l’administration en corps.

La différenciation en corps
La fonction publique d’Etat est organisée en corps de fonctionnaires. Les corps sont des cadres statutaires
définissant les règles d’organisation de catégories de fonctionnaires ainsi que les principes de rémunération et de
progression de carrière. Les corps correspondent ainsi à des statuts et attributions très précis, qui prévoient les
salaires et les règles d’avancement par exemple. Ainsi, il existe un corps des préfets, un corps des professeurs
d’université, un corps des administrateurs civils, etc.

La politique de fusion des corps


L’Etat ne fournit pas un décompte détaillé des corps. En 2005, il était estimé qu’il y avait plus de 700 corps dans
l’administration française. Néanmoins, seuls 27 corps étaient réellement importants, concentrant plus de 70 % des
fonctionnaires.

Depuis quelques années, l’Etat est engagé dans une politique de fusion des corps, afin d’en réduire le nombre. Il
entend également favoriser l’extinction de ceux qui ne réunissent plus que quelques centaines d’agents. L’objectif
était d’atteindre 230 corps en 2018, mais il semble que cet objectif ne puisse être réalisé dans le délai prévu.

Les corps les plus nombreux sont les suivants :

• Les corps de l’Education nationale, notamment :

◦ les professeurs certifiés ;

◦ les professeurs agrégés ;

◦ les professeurs des écoles.

• Les corps de la police nationale :

◦ corps de maîtrise et d’application : de « gardien de la paix » à « brigadier » ;

◦ corps de commandement et d’encadrement (ex-inspecteurs)  : de «  lieutenant de police  » à


« commandant » ;

◦ corps de conception et de direction : de « commissaire » à « directeur des services » (en passant par
commissaire principal, divisionnaire, contrôleur général, inspecteur général).

• Les corps de l’armée.

Les corps comme espace d’appartenance et comme réseau


Le corps représente un cadre de règles juridiques déterminant les conditions de la carrière : les indices (niveau de
salaire), les avancements, les régimes indemnitaires, etc. Mais le corps exerce également des effets subjectifs :
tradition, solidarité, conscience d’appartenance commune.

Le corps permet à la fois la distinction de groupes de fonctionnaires par rapport à d’autres groupes, et la
construction de l’unité à l’intérieur. Chaque corps forme un «  réseau professionnel  » au sein de l’administration,
généralement intégré lorsqu’il réunit des hauts fonctionnaires (moins nombreux, plus actifs).

Les «  logiques de corps  » (logiques «  sociales  » non prévues par les textes) ont des effets bien réels  : elles
contribuent à la fois à des «  effets de clôture  » (contrôle de segments de l’administration par la voie des
nominations !) et à des jeux de concurrence assez forts.

• Ces dynamiques de corps exercent une influence grandissante au fur et à mesure que l’on monte dans la
hiérarchie administrative.

• Par exemple, au sein du ministère de l’Intérieur, il existe une concurrence historique, pour l’accès à certains
postes, entre le corps préfectoral et celui des commissaires :

La DRG a été fusionné avec la DST pour devenir la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur).

Cette concurrence entre corps est l’un des éléments essentiels du fonctionnement de l’administration française.

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Les grands corps
Les «  grands corps  » désignent les corps de l’administration qui ont acquis une influence particulière dans les
rouages de l’Etat, sans pour autant qu’il y ait de définition précise à ce sujet.

Les corps prestigieux de l’Etat


On désigne plus précisément par là :

• Des corps administratifs :

◦ les Inspecteurs des finances ;

◦ les Conseillers d’Etat ;

◦ les Conseillers à la Cour des Comptes.

• Des corps techniques, dont :

◦ les ingénieurs des Pont et Chaussées (fusionné en 2009 avec celui du Génie rural, des eaux et
forêts) ;

◦ les ingénieurs des Mines (fusionné en 2009 avec celui des ingénieurs des Télécommunications) ;

◦ les administrateurs de l’INSEE ;

◦ les ingénieurs de l’Armement.

D’autres corps prestigieux jouissent d’une image et d’une influence incontestables, mais ils ne sont pas
habituellement considérés comme des « grands corps » : la préfectorale, le corps diplomatique, les administrateurs
civils.

Les caractéristiques d’un grand corps


L’autorecrutement et autocontrôle des carrières
Les grands corps ayant une forte capacité de mobilisation au sein de l’Etat, celle-ci se traduit en termes de salaires
et de primes : dans la hiérarchie des rémunérations de la haute fonction publique, les grands corps sont ceux qui
arrivent au sommet de l’échelle.

Surtout, cet autocontrôle se traduit par une ressource essentielle : la rareté. Les grands corps veillent à contrôler
l’accès au corps en limitant son extension.

• Les conseillers d’Etat, malgré l’extension de la durée de résolution des dossiers de contentieux
administratif, ont toujours veillé à ne pas accroître leur nombre. Ils sont 250 environ aujourd’hui (300 à la
Cour des Comptes).

• Les « Mines » ou les « Ponts » ont même un « Conseil général » qui définit les stratégies professionnelles et
encadre les carrières.

• Les autres corps ont essayé de limiter les nominations au tour extérieur.

La solidarité interne
Les grands corps sont soucieux de maintenir la solidarité, la loyauté et le sentiment d’appartenance de leurs
membres. Comme l’avait remarqué Ezra Suleiman  : en quittant un poste, le membre d’un corps pense toujours,
pour le remplacer, à un membre du même corps.

Et inversement, il existe une concurrence assez forte entre les corps les plus influents. Par exemple, lors de la
création du ministère de la Recherche et de la Technologie, les «  administrateurs civils  » d’un côté, et les
« ingénieurs des mines » de l’autre, se sont livrés à une lutte pour maîtriser les postes de direction.

L’occupation de postes de pouvoir essentiels au sein de l’appareil d’Etat


Les grands corps exercent des missions centrales au sein de l’Etat, comme par exemple :

• inspecteurs des finances : contrôle financier sur l’ensemble des budgets publics ;

• conseillers d’Etat : juges suprêmes de l’ordre administratif et conseillers auprès du gouvernement ;

• Cour des Comptes : contrôle des comptes publics ;

• Mines et Ponts  : fonctions d’expertise, d’ingénierie et de certification qui leur donnent un véritable
monopole technique.

Ils contrôlent des fonctions qui leur sont quasiment réservées :

• ex. dans les directions centrales du MINEFI (inspecteurs des finances), les services rattachés au Premier
ministre (conseillers d’Etat)… ;

• mais également à l’extérieur  : grandes entreprises bancaires (où sont présents de très nombreux
polytechniciens issus des grands corps).

Le pantouflage
Le pantouflage désigne le phénomène des départs des (hauts) fonctionnaires vers le secteur privé, à l’issue de
quelques années passées dans le secteur public.

Littéralement, le pantouflage renvoie au rachat de la « pantoufle » : si un fonctionnaire quitte l’administration avant


10 années de service dans le secteur public, son nouvel employeur (par exemple une entreprise du secteur privé)
est censé verser une somme à l’Etat pour le rachat de ses frais de formation dans les écoles d’administration.

56
Il faut commencer par dire que ce mouvement de départ concerne principalement la haute fonction publique.

• Chaque année, le pantouflage concerne moins de 1 % de la fonction publique, mais ces départs sont
principalement concentrés dans la haute fonction publique.

• Il existe cependant pour d’autres corps de l’Etat qui quittent le secteur public.

◦ Les chercheurs, dont une partie va vers la consultance ou vers les fonctions de «  recherche et
développement » dans de grandes entreprises. Les départs ne sont toutefois pas si nombreux que
cela. D’ailleurs, le ministère de la recherche a essayé à plusieurs reprises d’encourager la mobilité
professionnelle entre le public et le privé.

◦ Les inspecteurs du trésor et les inspecteurs des impôts vont parfois travailler dans l’assurance et la
banque. 

Le développement du pantouflage
Le phénomène du pantouflage n’est pas nouveau. Mais il s’est nettement accéléré ces dernières années,
notamment dans les années 1980.

Une pratique de plus en plus répandue


Jusque là le pantouflage concernait surtout les grands corps techniques, entrés dans les directions des entreprises
(ex : Mines, Ponts, ingénieurs Télécom).

La nouveauté des années 1980  : des membres de corps traditionnellement peu enclins quittent la fonction
publique, notamment :

• les inspecteurs des finances : le nombre de départs pour le privé : 43 entre 1958 et 1969 ; 93 entre 1982 et
1990 ; 59 entre 1990 et 2000 ;

• et plus généralement les énarques (conseillers d’Etat, administrateurs civils…).

Au milieu des années 1990, 45 % des patrons des plus grandes sociétés françaises sont passés par deux écoles
préparant à entrer dans la fonction publique : l’ENA et Polytechnique.

Des départs de plus en plus précoces


Les départs de la fonction publique se font de plus en plus tôt  : souvent avant la période de 10 ans (avec des
trajectoires météoriques pour un certain nombre d’entre eux).

Une étude menée au début des années 1990 montrait que parmi les élèves de l’ENA, ceux provenant des grandes
écoles de commerce (type HEC), avaient tendance à «  rentabiliser  » immédiatement leur passage par l’ENA en
entrant directement dans le privé à la sortie de l’école.

Comment expliquer la pratique du pantouflage ?


Plusieurs raisons peuvent inciter à quitter le secteur public.

• Les salaires attractifs du privé : souvent possibilité de multiplier très rapidement son salaire par 2 ou 3.

• Des perspective de progression de carrière rapide : possibilité d’exercer des responsabilités managériales
et d’entreprises dès l’âge de 30 ans (là où un énarque doit rester « chef de bureau » pendant dix ans).

• Le changement professionnel pour les hauts fonctionnaires travaillant en cabinet (suite à une perte de
poste) : cas des dir-cab dans les cabinets par exemple.

• A noter  : la prise de risque, dans le pantouflage, est faible, car les fonctionnaires peuvent se mettre «  en
disponibilité », ce qui leur permet de revenir dans leur corps d’origine à tout moment.

Comment analyser le développement du pantouflage ?

• Tout d’abord, comme une pratique permettant de dépasser, dans les faits, la rigidité de la frontière entre
public et privé (rigidité relayée par les modes de recrutement et les statuts bien spécifiques dans
l’administration).

◦ Dans les pays où le va-et-vient entre administration et entreprises est fréquent, la question ne se
pose pas.

◦ En France, le pantouflage est souvent vu comme une contournement ou un écart par rapport au
processus normal de déroulement des carrières publiques. Il est traditionnellement perçu comme
une dérive du système, notamment parce que la formation des écoles d’administration est
financièrement prise en charge par l’Etat (et non par les élèves), ce qui crée un coût pour le
contribuable.

• Ensuite, le développement du pantouflage est significatif d’un changement plus général.

◦ Dans les années 1960 et 1970, la fonction publique était un lieu de carrières valorisées, au service
de l’Etat. Le haut fonctionnaire était capable d’initier des politiques ambitieuses au service de la
communauté nationale.

◦ Or, un changement s’opère dans les années 1980 :

▪ d’abord, l’idée d’entreprise, d’initiative, de créativité se retrouve plus au sein du secteur


privé : l’entreprise, en France, apparaît de plus en plus valorisée (après une quinzaine années
de diabolisation dans le sillon de 1968) ;

▪ ensuite, les fonctionnaires se vivent personnellement de moins en moins comme des


privilégiés, alors que les enquêtes d’opinion les accablent. J.-L. Bodiguel et L. Rouban, dans
leur analyse du « fonctionnaire détrôné » (1991), rendent compte du sentiment généralisé des

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fonctionnaires, dans la haute fonction publique, de gagner nettement moins, à fonction
égale, que dans le secteur privé. 

Les effets négatifs d’une pratique généralisée


Le pantouflage a soulevé des inquiétudes depuis les années 1990.

Un mouvement unilatéral
Les échanges entre public et privé ne se font quasiment que dans un seul sens en France, contrairement au
Royaume-Uni ou aux Etats-Unis où les mouvements entre public et privé sont fréquents dans les deux sens.

Se développe aujourd’hui un profil d’énarques qui ne passent même plus par la fonction publique. Il n’est pas rare
en effet que des étudiants sortant de grandes écoles (type HEC) se présentent au concours de l’ENA sans projet
professionnel dans le secteur public, mais principalement pour profiter de l’effet «  notoriété  » et «  réseau  » de
l’école.

On doit souligner désormais l’intérêt de l’existence du «  3ème concours  » de l’ENA qui permet à des personnes
ayant 10 années d’expérience professionnelle d’entrer dans la haute fonction publique. Dans les faits, peu de
candidats s’y présentent…

Les conflits d’intérêt


La proximité entre le pouvoir économique et le système administratif est assez difficile à gérer. Il convient en effet
de réguler les sorties de l’administration en évitant les « conflits d’intérêts » et les risques d’ingérence du privé dans
les activités publiques (qui pourraient déboucher sur des scandales financiers et des trafics d’influence).

Le décret du 17 janvier 1991 vise à améliorer le contrôle du passage des fonctionnaires dans le secteur privé.

• Il prévoit notamment qu’un fonctionnaire ayant été au cours des 5  dernières années chargé de la
surveillance, du contrôle, ou de la passation de contrats et marchés publics avec une entreprise privée ne
pourra entrer au service de celle-ci.

• Il met en place une Commission de déontologie chargée de donner son avis au cas par cas. Les avis de
cette commission sont consultatifs, mais sa saisine a été rendue obligatoire depuis la loi du 28 juin 1994.

• Question  : que penser de la nomination de Laurent Solly, préfet hors cadre et directeur adjoint de la
campagne de Nicolas Sarkozy pour les élections présidentielles de 2007, dans la holding Bouygues, et en
particulier à la direction de TF1, quelques jours après l’élection du nouveau président ?

La question de la compétence
La question de la compétence peut être soulevée : le pantouflage soulève des questions sur la capacité de hauts
fonctionnaires à gérer des entreprises privées. Est-ce que les qualités manifestées dans la réussite lors de
concours et de la formation initiale dans les écoles d'administration attestent du succès pour une carrière de
dirigeant du privé ?

La question reste néanmoins difficile, car il existe de nombreux contre-exemples.

D’une manière générale, l’ENA sert encore à former de hauts fonctionnaires. Parmi les anciens de l’école, 69%
réalisent l’ensemble de leur carrière dans la fonction publique. Seulement 30% rejoignent le privé et 1% font une
carrière politique.

Chapitre 5 : Administration et politique : La politisation des hauts fonctionnaires


Dans cette leçon, nous étudions une dynamique qui prolonge la leçon 4. La leçon précédente s’interrogeait sur
l’influence des hauts fonctionnaires sur la vie politique, notamment leur capacité à orienter les grands choix publics
dans un contexte démocratique censé être contrôlé par les institutions représentatives élues.

La leçon 5 interroge le rapport inverse : l’influence du politique (des élus, mais aussi des partis et forces politiques)
sur l’administration dont le fonctionnement quotidien est censé être préservé des soubresauts de la vie politique,
grâce :

• à l’importance qu’y occupent les procédures et règles de droit ;

• à la stabilité professionnelle des fonctionnaires (dont l’emploi n’est pas censé dépendre des choix
politiques) ;

• à la compétence technique des agents de l’administration qui a pour effet vertueux de neutraliser – pour
partie – le caractère excessif ou peu réaliste de certaines décisions prises sur des critères politiques.

Nous verrons néanmoins que l’interpénétration des sphères administratives et politiques reste particulièrement
forte, y compris dans des pays libéraux où la tradition des poids et contrepoids est forte. Une partie de
l’administration reste fortement « politisée », c’est-à-dire soumise à l’influence des choix des acteurs politiques qui
occupent momentanément des responsabilités au sein des institutions de gouvernement. Cette politisation touche
en général les sommets de l’administration dans les Etats bureaucratiques, tandis que la structure des personnels
intermédiaires et des personnels d’exécution est le plus souvent préservée.

58
La politisation de certains fonctionnaires répond à des exigences fonctionnelles  : l’exercice du gouvernement
politique exige le maintien d’un lien de confiance entre les «  décideurs  » agissant au sommet des institutions de
gouvernement, qu’ils soient des acteurs politiques ou des agents de l’administration. Il serait ainsi normal que les
gouvernements puissent nommer les fonctionnaires en position de responsabilité, tenus de mettre en œuvre
fidèlement des décisions publiques parfois sensibles, sur des critères politiques tout autant que des critères de
compétence technique. Mais la politisation renvoie également à des éléments de culture politique ancrés dans le
fonctionnement de la vie politique.

On abordera dans un premier temps l’influence des forces politiques sur le fonctionnement quotidien des
administrations. C’est l’hypothèse de la « politisation de l’administration ». Dans un second temps, on s’interrogera
sur les échanges, en terme de carrière, entre les deux sphères, notamment le passage des fonctionnaires vers
l’activité politique. Il ne s’agit moins de s’intéresser à l’interpénétration des deux sphères dans le fonctionnement
ordinaires des institutions bureaucratiques, que de s’intéresser à l’engagement politique des fonctionnaires. Plus
avant, c’est bien la question de l’existence des « élites politico-administratives » au pouvoir qui est ici posée.

L’administration politisée
On l’a vu, l’un des enjeux de la démocratisation du 19è s. est le développement d’une administration dépolitisée,
notamment par le recrutement des fonctionnaires selon des critères méritocratiques et la lutte contre la cooptation
et le népotisme.

Cette dissociation du politique et de l’administration n’a jamais pleinement abouti au 20e s.

• En Italie, les pratiques de patronage et de clientélisme ont conduit à une perpétuation des recrutements en
fonction des affinités politiques.

• Aux Etats-Unis, avec le «  système des dépouilles  » (spoils system), les alternances politiques sont
systématiquement suivies de « valses administratives » pour les emplois à responsabilité.

• Au Royaume-Uni, le gouvernement Thatcher met en place des structures parapubliques au début des
années 1980 pour mieux contrôler les nominations.

• La « politisation » de l’administration peut prendre plusieurs formes :

◦ le contrôle des emplois  : les emplois publics «  à discrétion du gouvernement  » permettent de


changer les fonctionnaires de poste pour des raisons proprement politiques ;

◦ l’emprise des partis politiques sur l’activité des sommets administratifs et sur le recrutement des
hauts fonctionnaires (ex. Autriche, Belgique, Italie) ;

◦ le système des dépouilles, provoquant un changement systématique et massif des fonctionnaires à


chaque arrivée d’une nouvelle équipe politique.

Les pratiques, en fait, varient en fonction des pays et selon les moments.

Etats-Unis, Allemagne, Autriche et Belgique : la forte politisation des hauts fonctionnaires


Les Etats-Unis et l’Autriche présentent deux cas où le personnel dirigeant de l’administration d’Etat dépend
fortement de nominations politiques. Mais la comparaison s’arrête là, car les raisons historiques de cette
dépendance sont bien différentes selon les pays : dans le premier, la forte tradition libérale et la méfiance à l’égard
d’un appareil bureaucratique trop puissant explique la tradition de rotation des dirigeants de l’administration ; dans
le second, c’est bien plus l’institutionnalisation des équilibres partisans au sein même du fonctionnement de l’Etat
qui explique l’importante politisation de l’administration.

Les Etats-Unis
Comme on l’a déjà évoqué, le spoils system laisse une large place aux nominations politiques, avec une rotation
forte des fonctionnaires en fonction des alternances politiques.

• Certaines nominations sont réalisées de fait par des instances du parti arrivé au pouvoir, à tous les niveaux
de l’administration fédérale.

• Pour les plus hauts postes (ex. directeurs des agences indépendantes, membres du Conseil de sécurité
nationale, directeurs de la CIA, directeurs du bureau de contrôle des stupéfiants, présidents d’entreprises
détenues par l’Etat fédéral comme la Banque de garantie des dépôts bancaires ou l’entreprise de chemin
de fer Amtrak) le Président et le Congrés décident.

Cette politique des dépouilles se traduit par l’absence de carrière administrative longue au sommet du pouvoir. Elle
est clairement liée à la volonté de ne pas donner trop de poids au gouvernement fédéral et de ne pas contribuer à
l’émergence d’une fonction publique qui, grâce à sa stabilité, pourrait devenir trop puissante.

Ce système de nominations politiques a néanmoins été fortement encadré dès la fin du 19e s., afin d’éviter l’effet
inverse de celui recherché, à savoir une administration peu professionnelle et de niveau médiocre, soumise au
népotisme et à la corruption par des nominations de complaisance. Quelques grandes lois d’encadrement de la
fonction publique ont ainsi permis de trouver un équilibre.

• Le Pendleton Act (1883) introduit un système au mérite pour au moins 10% des emplois fédéraux – la
sélection par examen permettant le recrutement sur des emplois permanents.

• Le Hatch Act (1939) prévoit une réduction des emplois qui dépendent des nominations politiques.

• Le Civil Service Reform Act (1978) réduit à nouveau le nombre des emplois politisés, avec la création du
Senior Executive Service (SES) : un cadre stable de 7000 hauts fonctionnaires fédéraux.

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Aujourd’hui, la plupart des emplois sont permanents parmi les personnels techniques et les personnels
d’exécution ; seuls les emplois les plus hauts placés échappent à la professionnalisation administrative.

L’Allemagne
L’Allemagne est un pays qui expérimente la vie administrative depuis longtemps. L’administration militaire
prussienne, avant la constitution de l’Allemagne en 1870, a constitué la base d’organisation de l’Etat et a servi de
modèle au développement de l’administration civile.

La fonction publique de l’Etat fédéral en Allemagne présente une spécificité  : elle n’est pas recrutée selon un
modèle de sélection uniforme, tel que celui du concours administratif en France. Ses fonctionnaires, au niveau du
personnel d’encadrement, sont recrutés selon des méthodes d’évaluation propres à chaque ministère ou à chaque
agence. Ceux qui prétendent intégrer la fonction publique doivent présenter un projet et justifier de leurs
motivations pour se mettre au service de l’intérêt général.

Au niveau des positions les plus sensibles, au contact des équipes politiques des ministres, un système de
nomination original permet de donner des responsabilités aux hauts fonctionnaires de carrière, tout en préservant
l’autonomie de l’administration. Les fonctionnaires politisés (Politische Beamte) sont souvent issus des ministères.
Ils sont nommés selon des critères politiques. Toutefois, ils sont « mis à disposition du gouvernement », ce qui les
oblige à quitter leur poste et permet de les éloigner de leur administration d’origine pendant la durée de leur service
auprès du gouvernement fédéral.

Les régimes consociatifs


Les systèmes politiques autrichiens sont marqués par la forte emprise des partis sur les nominations
administratives. Leur particularité est d’être des régimes « consociatifs », c’est-à-dire des systèmes politiques dans
lesquels un partage du pouvoir est assuré au sein de l’Etat (gouvernement et administration) entre les différentes
forces politiques, linguistiques, ethniques ou confessionnelles qui dominent la vie politique nationale, en dehors de
la logique majoritaire qui fonde l’exercice du pouvoir sur le principe de l’alternance. Aussi, dans le fonctionnement
de l’Etat, il est devenu courant que les partis au pouvoir se partagent les nominations importantes au sein de
l’administration.

L’Autriche
L’Autriche est un cas intéressant dans la mesure où il existe un partage institutionnalisé des responsabilités
administratives entre les grands partis au pouvoir.

• Depuis l’après-guerre et jusqu’en 1999  : les deux partis social-démocrate (SPÖ) et conservateur (ÖVP)
dominent la vie politique. Il leur arrive de gouverner durablement souvent ensemble au sein de «  grandes
coalitions » (avant 1966, entre 1986 et 1999, depuis 2007).

• La montée de l’extrême droite (FPÖ) provoque un bouleversement. Entre 1999 et 2006, le FPÖ entre dans la
coalition gouvernementale (et les sociaux-démocrates passent dans l’opposition). Le système de coalition
se restabilise autour des deux grands partis en 2007.

En Autriche, l’accès des hauts fonctionnaires aux principaux postes de responsabilités est le résultat d’une
négociation entre les grands partis de gouvernement. La politisation est ainsi nécessaire pour tous les
fonctionnaires qui souhaitent faire carrière. Un haut fonctionnaire doit en effet adhérer à un parti politique et il sera
identifié, dans sa carrière professionnelle dans l’administration, à son appartenance partisane.

La Belgique
Contrairement à l’Autriche où les nominations politiques sont l’héritage d’une politique de compromis, après
l’expérience nazie, visant à pacifier le pays et consolider la vie politique autour d’un équilibre institutionnalisé entre
les deux grands familles politiques, l’expérience de la Belgique est clairement adossée au caractère
communautaire, régional et multilingue du pays. C’est pour limiter la fragilité institutionnelle d’un pays dont l’unité
symbolique repose principalement sur la monarchie (aujourd’hui sans pouvoir), que les partis politiques ont
conservé la main sur les nominations sur les postes de haut niveau dans l’administration fédérale.

Ainsi s’est institutionnalisé un système de distribution des postes garantissant, via les partis au pouvoir, la
représentation des différentes communautés (flamande, française et germanophone) et des régions (flamande,
wallonne et bruxelloise) au sein de l’Etat. Il semble néanmoins que ces dernières années, la professionnalisation
des fonctions administrative ait conduit à limiter plus ou moins les tractations politiques.

Le Royaume Uni : l’exemple d’une faible politisation


Le système du mérite
Le Royaume Uni est l’exemple type d’un pays fondé sur le merit system. Le Civil Service désigne la haute fonction
publique gouvernementale au Royaume uni. Il y jouit d’un grand prestige, grâce à son indépendance et la maîtrise
d’une expertise technique propre.

A partir du 19ème s., le Royaume Uni connaît un vaste mouvement de professionnalisation au sein du civil service
et les postes à nomination politique sont quasiment réduits à néant. En 1854, le principe de l’examen –
expérimenté alors depuis des années au sein de la Compagnie anglaise des Indes orientales dans le but d’éviter la
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corruption – est adopté. Il permet de lutter contre la pratique du « patronage » monarchique – pratique par laquelle
le roi s’assurait de soutiens au parlement en nommant des parlementaires ou des personnalités influentes à des
postes administratifs. Cette disparition des postes à nomination politique a contribué à autonomiser les hauts
fonctionnaires britanniques et à les protéger de la vie politique. Elle a d’ailleurs contribué au maintien des hauts
fonctionnaires britanniques à leur poste malgré les alternances politiques.

L’interventionnisme thatchérien
Néanmoins, en 1979, tout change avec l’interventionnisme politique du gouvernement Thatcher dans les
nominations aux échelons supérieurs de l’administration. C’est essentiellement par l’intermédiaire de nominations
dans les nouvelles « agences » que le gouvernement conservateur parvient à se doter d’agents publics fidèles.

L’alternance politique n’a pas mis fin au phénomène. Sous les gouvernements travaillistes, de nombreux
observateurs ont dénoncé le rôle croissant joué par des conseillers spéciaux dans les entourages ministériels, en
concurrence directe avec les hauts fonctionnaires du Civil Service.

Il serait néanmoins faux de laisser penser que la fonction publique est soumise à un mouvement de politisation
généralisé. Les membres du Civil Service ont relativement bien résisté à l’influence des partis politiques.

La France : un cas intermédiaire


La France présente, par rapport aux cas précédents, une situation intermédiaire. La haute fonction publique reste
stable : bien formée, elle est relativement bien rémunérée, se rapprochant en ce sens de la haute fonction publique
britannique. La gestion des carrières au sein des « corps » assure une certaine autonomie aux fonctionnaires.

L’accès aux emplois publics par la méritocratie


En Europe, la France est l’un des plus anciens pays à avoir institué des écoles de formation des candidats aux
postes de l’administration et à avoir institué le principe du concours comme instrument de sélection des agents de
l’Etat. Sous Louis XIV, en 1679, la monarchie crée les premiers emplois ouverts sur la base des aptitudes, grâce à
l’organisation d’un examen qui préfigure les principes de recrutement de l’administration moderne. Ces emplois
sont toutefois limités à des domaines techniques. Pour les fonctions plus éminentes, la vénalité des charges
continue d’être pratiquée : la responsabilité d’un office important peut être achetée moyennant le paiement d’une
somme importante. Les charges continuent donc d’être transmises par l’échange marchand ou par hérédité. La
volonté du roi pèse de tout son poids pour les postes-clé de la monarchie.

C’est à la Révolution française que la nomination des fonctionnaires est établie en droit sur la base du mérite et
hors de toute intervention politique. Ce principe est posé dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen (DDHC)  : «  Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités,
places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs
talents ». Le principe d’accès à l’administration est désormais la méritocratie.

Rappelons néanmoins que ce n’est pas en Europe que le recrutement par concours a été institué pour la première
fois dans l’histoire de l’administration, mais dans la Chine impériale, dès le 3e siècle de notre ère (cf. dossier : « Les
concours administratifs en questions », Revue française d'administration publique, 142, 2012).

Le triple phénomène de politisation


La haute fonction publique connaît une politisation plus grande sous la 5e République, en particulier depuis les
années 1970. Elle est largement due aux alternances au sommet de l’Etat, en 1974 (la « petite alternance » entre
gaullistes et giscardiens), et surtout en 1981 (la « grande alternance » entre droite et gauche).

Depuis cette période, on observe trois phénomènes.

• Des changements à des postes-clés lors des alternances politiques (en particulier les directeurs
d’administration centrale, les préfets, les recteurs et les directeurs d’entreprises publiques). Ces
nominations politiques ont atteint leur apogée en 1981 et 1986, période des « grandes charrettes » (préfets,
recteurs, DAC).

• La nomination, par le gouvernement, de personnalités politiques dans les grands corps au « tour extérieur »
pour remercier de services rendus. Le tour extérieur déroge aux principes du recrutement par concours : il
se fait sur dossier et entretien par des commissions de sélection ad hoc, dont le choix est soumis au
ministre de tutelle et, pour les postes les plus stratégiques, directement

◦ Par exemple, dans les nominations au Conseil d’Etat :

▪ 1,6 nominations au tour extérieur/an entre 1959 et 1968 ;

▪ 2,6/an entre 1974 et 1979 ;

▪ 4,3/an entre 1981 et 1989 ;

▪ 4,9/an entre 1990 et 1997.

◦ Aujourd’hui, cela représente pas moins de :

▪ un quart des «  maîtres des requêtes  » (la condition est d'être âgé d'au moins 30 ans et
d’avoir accompli 10 ans de service public : ¼ de ces nominations est réservé aux membres

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du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ; les nominations
au tour extérieur sont soumises à l'avis du vice-président du Conseil d'État) ;

▪ un tiers des «  conseillers d'État  » (la condition est d'être âgé d'au moins 45 ans. Une
nomination sur six est réservée aux membres du corps des tribunaux administratifs et des
cours administratives d'appel).

• L’accélération des carrières des fonctionnaires passés en cabinet. Passer en cabinet créé un « effet réseau »
qui permet, ensuite, d’être nommé à des positions à responsabilité.

Selon J.-L.  Quermonne, deux effets pervers sont associés à la politisation, notamment au rôle excessif des
cabinets ministériels (« La mise en examen des cabinets ministériels », Pouvoirs, 1994) :

• la politisation tend à créer une instabilité au niveau des sommets de l’Etat, en provoquant des changements
fréquents d’agents à haut niveau ;

• la politisation crée une césure entre les hauts fonctionnaires politisés et les fonctionnaires classiques, et
risque à la fois de démotiver et d’excentrer ces derniers…

Des modèles nationaux ?


Les différents cas présentés montrent qu’il existe des « modèles nationaux », mais que ceux-ci sont loin d’avoir la
stabilité qu’on leur prête souvent :

• Royaume Uni : on y note la politisation d’une partie des agents publics à partir de 1979 ;

• Etats-Unis : on observe des tentatives inverses de réduire l’instabilité des fonctionnaires fédéraux ;

• France : on remarque une tendance à la politisation de certaines catégories de hauts fonctionnaires dans
les années 1980-1990, mais qui semble diminuer aujourd’hui.

On doit ensuite souligner qu’au sein de chaque pays, il y a de fortes variations entre le niveau national et le niveau
local. Aux Etats-Unis et en France, par exemple, la politisation des nominations est plus forte au niveau local, où
les postes protégés sont nettement moins nombreux.

• Aux Etats-Unis, dans les comtés, 50% seulement des fonctionnaires locaux bénéficient de garanties de
stabilité.

• En France, la création d’une fonction publique territoriale (FPT), en 1984, laisse ouverte la possibilité de
recrutements contractuels pour les emplois de direction, d’où des emplois souvent très politisés (ex. les
directeurs généraux des services).

La fonctionnarisation de la vie politique


Dans les travaux de sociologie de l’administration, l’étude de l’engagement des fonctionnaires dans la vie politique
permet de repérer l’intégration de la haute administration et du politique. La France présente, à cet égard, une
spécificité forte : l’engagement particulièrement élevé des fonctionnaires à la vie politique.

Deux cas contrastés : l’Allemagne et le Royaume Uni


La relative liberté des fonctionnaires allemands
En Allemagne, la possibilité, pour les fonctionnaires, d’occuper des fonctions politiques dans les municipalités,
dans les Länder ou dans les instances fédérales, est autorisée par la loi. Les fonctionnaires peuvent briguer
certains mandats, tout en poursuivant leur activité.

Cette souplesse, on le verra, a une contrepartie  : elle s’accompagne d’un contrôle assez fort des opinions
politiques des fonctionnaires.

L’interdiction d’engagement politique des agents britanniques


Au Royaume-Uni, la situation présente un contraste saisissant avec la situation allemande. Les fonctionnaires y
bénéficient d’une protection statutaire élevée. Mais cette protection a une contrepartie  : des restrictions
importantes à leur engagement politique.

En effet, dès le 19e  s., un principe d’incompatibilité entre fonctions administratives et électives est posé. Il a été
maintenu, mais progressivement assoupli. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il était interdit à tout agent public
de faire acte de candidature au Parlement sans avoir préalablement démissionné. D’une façon générale, il lui était
interdit de prendre publiquement position sur un sujet politique. Les membres du civil service avaient seulement le
droit de voter et le droit d’adhérer à un parti politique, sans y occuper de poste de responsabilité.

Ce cadre a été assoupli en 1953.

• Pour les hauts fonctionnaires, toute activité politique nationale reste interdite et une autorisation de la
hiérarchie reste nécessaire pour se présenter à des élections locales.

• Pour les postes intermédiaires, l’interdiction d’être élu au Parlement a été maintenue, mais l’accès à un
mandat local (sans démissionner préalablement) a été rendu possible.

• Pour les postes subalternes, les restrictions ont été écartées.

De la dissociation à la confusion des sphères en France


Sous la IIIe République, l’engagement politique des fonctionnaires n’était pas négligeable.

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• La représentation des fonctionnaires demeurait certes faible au Parlement. On y trouvait essentiellement des
enseignants (8% en moyenne des députés et sénateurs sur l’ensemble des législatures) et des militaires
(3% en moyenne, avec une présence forte dans la « chambre bleue horizon » juste après la Première Guerre
mondiale).

• Mais au niveau du gouvernement, leur présence était déjà particulièrement importante, puisque 30 % des
ministres et secrétaires d’Etat étaient des fonctionnaires (enseignants, officiers, hauts fonctionnaires). Cette
présence des fonctionnaires doit être relativisée  : les avocats (bourgeoisie de robe) dominent alors
largement la vie politique nationale ; ils représentent 38,1 % des postes au gouvernement.

La IIIe République établît des règles qui tentèrent d’affirmer la séparation de l’administration et du politique.

• Le fonctionnaire était protégé par son statut (garantie de l’emploi).

• Mais s’il était élu à un mandat politique, il devait quitter ses fonctions. Adoptée en 1875, la loi ne s’appliqua
vraiment de façon systématique qu’après 1918. Léon Blum dut quitter le Conseil d’Etat par exemple.

Depuis 1958, on a pu observer, selon les mots de Jacques Chevalier, une « colonisation par les fonctionnaires, et
notamment par les hauts fonctionnaires, des diverses positions de pouvoir politique, qui entraîne le cumul des
ressources bureaucratiques et électives […] [Cette colonisation] tend à l’absorption progressive de l’espace
politique par phagocytose. » (Chevallier, 2002, p. 281). Cette « colonisation » concerne différents niveaux.

Les états-majors des partis


Dans les grands partis de gouvernement, comme le Parti socialiste et les Républicains (ex-UMP, lui-même ex-
RPR), 30 à 50% des postes de la structure de direction du parti sont occupés par des fonctionnaires (des
variations s’observent selon les moments et les niveaux de direction). Un grand nombre de dirigeants de ces deux
mouvements sont passés par l’ENA.

Ce n’est pas le cas des autres partis, où la proportion des fonctionnaires dans les états-majors est moindre.

• Au Parti communiste français, on notait moins de 20 % de fonctionnaires au Comité central (parmi eux, la
plupart sont des enseignants).

• Au Front national, peu de fonctionnaires s’engagent dans le parti, avec quelques exceptions connues  :
Bruno Mégret (polytechnicien ancien du CGP), Bruno Gollnish (professeur des universités) et aujourd’hui
Florian Philippot (Inspection générale de l’administration).

• Les verts, puis Europe-Ecologie-Les Verts  : la plupart des dirigeants ne sont pas issus de la fonction
publique, tels Dominique Voynet (médecin anesthésiste), Noël Mamère (journaliste), José Bové (agriculteur),
Cécile Duflot (urbaniste), Emmanuelle Cosse (journaliste), Jean-Vincent Placé (auditeur financier)… même si
Alain Lipietz (polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, chercheur au CNRS) ou Eva joly (juge
d’instruction) en sont issus.

L’Assemblée nationale
Sous la 5e République, les fonctionnaires sont traditionnellement surreprésentés dans les instances
parlementaires. A l’Assemblée nationale, les candidats issus de la fonction publique n’ont cessé de croître au fil
des législatures :

Il apparaît que le nombre de fonctionnaires est plus élevé dans les assemblées dominées par les partis de gauche
que dans celles dominées par la droite. Néanmoins, même dans la législature de 2007-2012, avec une majorité de
droite, les membres de la fonction publique restaient deux fois plus représentés à l’Assemblée nationale que dans
la société.

Parmi les députés, les fonctionnaires issus de l’enseignement (enseignants du primaire jusqu’à l’université,
professions rattachées à l’enseignement) représentent une proportion importante. A eux seuls, ils représentaient 15
% du total des députés en 2007, et 14 % en 2012.

Le « privilège » des fonctionnaires est de pouvoir se mettre en « détachement » pour exercer leur activité politique
et, ainsi, de pouvoir automatiquement retrouver un poste en cas de revers électoral ou d’abandon de la vie
politique. Les personnes travaillant dans le privé, à l’inverse, prennent un risque professionnel plus important.

Les cabinets ministériels


Sous la 5e République, les cabinets sont composés principalement de hauts fonctionnaires.

Leur proportion a pu toutefois évoluer selon les gouvernements.

• Leur proportion a varié entre 65 % (gouvernement Mauroy en 1982) et 93 % (premier gouvernement


Pompidou, 1962).

• En 2007 :

◦ près de 70% des membres de cabinet étaient issus du secteur public ;

◦ ce chiffre s’élevait à 87% à l’Élysée, 85% à Matignon et 83% au MINEFI.

En général, les postes de direction dans les cabinets sont plutôt réservés à des grands corps (comme a pu le
montrer, pour la période 1958-2000, J.P. Lacam, 2000). Par exemple, de 1984 à 1996, 52,8 % des «  dir-cab  »
étaient issus des grands corps :

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• grands corps administratifs : 44,2 % ;

• grands corps techniques : 8 % ;

• administrateurs civils : 24,8 %.

L’exécutif
Les chiffres relatifs à la présence des représentant de la fonction publique au sein de l’exécutif sous la 5e
République sont édifiants.

La présidence de la République
Les présidents de la République ont des origines professionnelles d’une assez grande diversité.

• De Gaulle était officier de l’armée ;

• Georges Pompidou était professeur de lettres ;

• Valéry Giscard d’Estaing était inspecteur des finances ;

• F. Mitterrand était avocat ;

• J. Chirac était conseiller d’Etat ;

• N. Sarkozy était avocat ;

• François Hollande était magistrat à la Cour des Comptes.

Les Premiers ministres


Les 22 Premiers ministres de la 5e République ont un profil professionnel bien moins diversifié…

• 77 % (17 sur 22) ont été fonctionnaires. 5 exceptions : E. Cresson, P. Bérégovoy, J.-P Raffarin, F. Fillon et M.
Valls.

• 63 % (14 sur 22) sont issus de l’ENA (avant 2012, le taux était encore de 70 %). Parmi les 17 issus de la
fonction publique, seuls G. Pompidou, P. Mauroy et J.-M. Ayrault ne l’étaient pas.

• 40% sont issus des 3 « grands corps » les plus prestigieux (Conseil d’Etat, Inspection des finances, Cour
des Comptes), soit 9 Premiers ministres sur 22.

Les membres du gouvernement


Pour les ministres et secrétaires d’Etat, une proportion édifiante provient de la fonction publique.

• La moyenne des ministres et secrétaires d’Etat issus de la fonction publique est supérieure à 50 % sous la
5e République. Les énarques représentent, en moyenne, environ 20 %.

◦ Par comparaison, sous la IVe République, 32,8 % des ministres et secrétaires d’Etat étaient issus de
la fonction publique. La plupart d’entre eux étaient des enseignants plutôt que des hauts
fonctionnaires.

• La proportion varie de 31,7 % (Juppé 1) à 66 % (Messmer et Barre 1).

• Gouvernement de Lionel Jospin : 53,8 % de fonctionnaires, dont 33 % d’énarques.

• Gouvernement de François Fillon II : la proportion de fonctionnaires a sensiblement baissé.

◦ La proportion d’énarques était de 15,6  %  : une ministre (Valérie Pécresse, chargée de


l'Enseignement supérieur et de la Recherche) et 3  secrétaires d'Etat (A.-M. Idrac au Commerce
extérieur, J.-P. Jouyet aux Affaires européennes, L. Wauquiez à l’Emploi, Martin Hirsch, Haut
commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté) sur 31 membres de gouvernement. 

Une « filière inversée » d’entrée en politique ?


L’entrée des fonctionnaires dans la vie politique a pour effet de changer la nature des parcours politiques, ce que
l’on appelle, en science politique, la « filière inversée ».

Alors que la carrière politique supposait traditionnellement la conquête de mandats locaux par le biais du
militantisme, puis l’accès à la vie politique nationale (député, puis ministre), désormais, le passage par la haute
administration, puis par un cabinet ministériel, incitent à entrer au parlement, puis à conquérir un mandat local par
le biais d’un parachutage.

On voit ainsi deux types de cursus politiques : un « cursus ascendant » traditionnel et un « cursus descendant »
devenu courant sous la Ve  République. Le cas le plus éloquent est celui de D.  de Villepin, haut fonctionnaire
devenu ministre, puis Premier ministre, sans avoir jamais conquis de mandat électif.

Comment expliquer cet investissemenct massif des fonctionnaires, et notamment des hauts fonctionnaires, dans la
vie politique ?

• La protection statutaire qui les prémunit contre tout aléa en cas d’abandon de la vie politique. Contrairement
à d’autres pays, les fonctionnaires français ne doivent pas démissionner de la fonction publique lorsqu’ils
sont élus.

• La connaissance du système politique (ils ont d’ailleurs souvent de bons résultats quand ils se présentent).

• La stratégie recherchée par le pouvoir – initialement par le général De Gaulle, puis par G.  Pompidou et
V. Giscard d’Estaing – de nommer des ministres « techniciens » pour renforcer le pouvoir d’Etat.

Ouvrage de référence sur les débuts de la 5e République : Thierry Pfister, La république des fonctionnaires, 1990.
Une synthèse intéressante : Jean-Patrice Lacam, La France, une république des mandarins ?, 2000.

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Chapitre 6 : Les fonctions publiques : permanences et changements
Les leçons précédentes étaient principalement consacrées aux structures et aux institutions de l’administration.
Mais bien évidemment, parler de l’administration implique de parler de ceux qui la font fonctionner au quotidien.
Ainsi, les deux leçons à venir sont centrées sur les droits et devoirs, le statut et la carrière des fonctionnaires (leçon
6), mais aussi sur les profils sociaux et leurs comportements politiques (leçon  7). On verra que les «  agents
publics » ne se confondent pas totalement avec les « fonctionnaires », mais bien sûr, la figure qui sera privilégiée ici
est celle du fonctionnaire.

Le fonctionnaire, à cet égard, fait l’objet de jugements contradictoires.

• D’un côté, les fonctionnaires sont associés aux missions de service public et à la préservation de l’intérêt
général. Ils sont souvent soutenus dans l’opinion publique.

• De l’autre côté, les fonctionnaires sont souvent perçus comme des catégories protégées – voire privilégiées
– dans une société exigeant de plus en plus de mobilité professionnelle. Ils ont en effet des avantages que
les autres n’ont pas : la sécurité de l’emploi (et, en France, une durée de cotisation pour la retraite inférieure
au privé). Ils sont parfois perçus comme des agents captant illégitimement un pouvoir d’influence sur la
décision politique au détriment des institutions représentatives (dénonciation du pouvoir des
« technocrates »), voire comme une caste à la fois fermée et irresponsable sur le plan politique.

Ces jugements varient selon les époques et selon les pays. Au cours des années 1960, en Europe, être
fonctionnaire était un statut professionnel socialement valorisé dans un contexte de croissance marqué par le
développement de l’Etat-providence et l’accroissement des activités sociales de l’Etat. Au milieu des années 1980,
la diffusion de la vulgate néolibérale s’est traduite par une dégradation de l’image des fonctionnaires dans
l’ensemble des démocraties occidentales.

Cette leçon 6 souhaite décrire la fonction publique dans les grands pays occidentaux, en prenant soin d’aborder le
parcours et les activités des fonctionnaires. Nous présenterons les statuts des fonctionnaires, c’est-à-dire toutes
les règles institutionnelles qui président à leurs droits et obligations, en tentant de répondre à des questions  :
quelles sont les règles (formelles ou informelles) qui encadrent leur activité ? Comment s’organise concrètement la
vie professionnelle dans l’administration ? Quelles sont les hiérarchies entre les différents agents ?

Nous nous intéresserons ensuite à la distribution des différentes catégories de fonctionnaires et leur évolution dans
le temps, à partir de questions telles que : quels sont les effectifs des agents de l’administration ? quels sont les
modes de recrutement  ? comment analyser les logiques de carrières dans l’administration  ? Comme dans les
leçons précédentes, nous nous efforcerons de combiner une analyse abordant la fonction publique française avec
des analyses comparées.

La question du statut
Les fonctionnaires sont-ils des employés comme les autres  ? Les fonctionnaires ont-ils les mêmes droits et
obligations que les salariés du privé, dès lors qu’ils travaillent pour l’Etat dont l’intégrité, la stabilité et la continuité
doivent être préservées ?

Les réponses ont toujours été multiples et variées. Elles ont, en tout cas, toujours été différentes selon les périodes
et les contextes nationaux.

• En France, par exemple, la réponse apportée est que les fonctionnaires ne sont pas des salariés comme les
autres : ils ont des droits singuliers, mais aussi des obligations spécifiques.

• Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la question est posée différemment dans la mesure où la frontière entre
l’espace public et l’espace privé y est plus poreuse…

C’est en tout cas un thème ancien. La Révolution de 1789, après l’abolition des privilèges, donna aux fonctions et
offices de l’Etat l’allure d’un « sacerdoce », marqué par des obligations morales, des interdits, des règles strictes.
Mais on verra que ce n’est pas nécessairement une orientation retenue par l’ensemble des pays occidentaux.

Le cas de la France
En France, les différentes tentatives pour mettre en place un « statut général » des fonctionnaires échouent à de
nombreuses reprises jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres.

• Les associations de fonctionnaires, notamment, y sont peu favorables. Elles craignent que la constitution
d’un statut se fasse aux dépens du droit de grève.

• Jusque là, l’administration repose sur des textes divers, pour la plupart adoptés lors de la IIIe République
(sur la retraite, les droits et obligations, etc.).

• Enfin, la jurisprudence du Conseil d’Etat est assez protectrice des fonctionnaires  : elle leur accorde des
indemnités en dommages subis et protège les droits à l’avancement.

L'adoption d’un statut des fonctionnaires en 1946


En 1946, dans le contexte très particulier de la libération, un statut voit le jour. Il est préparé par Maurice Thorez,
ministre d’Etat communiste, puis voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale constituante en octobre 1946.

Le statut général de la fonction publique, inscrit dans la loi du 19 octobre 1946 :

• reconnaît le droit syndical ;

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• classe les fonctionnaires dans un ordre hiérarchique décroissant correspondant à la hiérarchie des diplômes
:

◦ fonctionnaires de catégorie  A  : personnel occupant des fonctions de conception, de direction et


d’encadrement (auxquels s’ajoutent les fonctions d’enseignement),

◦ fonctionnaires de catégorie  B  : agents occupant des fonctions d’encadrement intermédiaire et


d’application,

◦ fonctionnaires de catégorie C et D : agents d’exécution ;

• établit des commissions paritaires pour la gestion des carrières individuelles, mais également pour
l’organisation des services ;

• consacre la liberté d’opinion dans le cadre du recrutement ;

• le droit de grève n’est toutefois pas mentionné. Le vide juridique sera comblé en 1950, par l’arrêt Dehaene
du Conseil d’Etat qui reconnaît le droit de grève dans l’administration ; il laisse néanmoins au gouvernement
la possibilité, en l’absence de dispositions législatives, de réglementer ce droit (ce qui permet notamment à
l’exécutif de limiter ce droit pour certaines catégories de fonctionnaires comme la police ou l’armée).

Par la suite, l’ordonnance du 4 février 1959, proposée par le gouvernement de Michel Debré, généralise
l’organisation de l’administration en corps, autrefois réservée aux seuls « grands corps ». Elle distingue également,
dans l’organisation de l’administration française, ce qui est du domaine de la loi (article 34 de la Constitution de
1958) et du règlement (article 37), question majeure des débuts de la 5e République.

Les évolutions ultérieures


La refonte des années 80 : les trois fonctions publiques
Au début des années 1980, la question du statut des fonctionnaires redevient un enjeu clivant sur l’échiquier
politique. En effet, en 1979, un rapport du député Gérard Longuet préconise de ne garder le statut de
fonctionnaires qu’aux agents publics exerçant des fonctions régaliennes (c'est-à-dire environ 400  000 agents).
Pour les autres (environ 1,6 millions d’agents), leur statut se verrait aligné sur ceux du privé, c'est-à-dire sur le
Code du travail.

Mais en 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir change totalement la donne. C’est un ministre communiste, Anicet
Le Pors, qui est en charge de la fonction publique. Il tient un discours très favorable au maintien du statut
particulier des fonctionnaires, comparant la fonction publique à un «  sacerdoce  ». Cette croyance dans la
spécificité de l’activité des fonctionnaires reste alors partagée par la majorité de la représentation politique en
France. Hervé de Charrette (UDF), ministre de la fonction publique en 1986, reprendra le thème de la spécificité de
la fonction publique, thème qui était déjà cher au général de Gaulle.

La production législative est particulièrement importante :

• La loi du 13 juillet 1983 renforce le statut général des fonctionnaires (voir détail ci-dessous).

• La loi du 11 janvier 1984 organise la fonction publique d’Etat (FPE).

• La loi du 26 janvier 1984 crée la fonction publique territoriale (FPT).

• La loi du 9 janvier 1986 reconnaît la spécificité de la fonction publique hospitalière (FPH), en harmonisant les
statuts des agents hospitaliers.

Ces statuts définissent des droits et obligations spécifiques aux fonctionnaires. Quels sont ces droits et
obligations ?

• Parmi les droits (dans le statut général 1983) :

◦ art.  6  : réaffirmation de la liberté d’opinion (ce qui ne veut pas dire que les fonctionnaires ont une
totale liberté d’expression) ;

◦ art.  7  : protection de la carrière des fonctionnaires en cas d’élection (par la possibilité du


« détachement ») ;

◦ art. 8 : garantie du droit syndical ;

◦ art. 10 : droit de grève. Celui-ci sera limité à deux reprises sous la présidence Sarkozy, qui impose le
«  service minimum garanti  » dans les transports publics (2007), puis le service d’accueil dans les
écoles (2008).

• Parmi les obligations (dans le statut général 1983) :

◦ le devoir d’obéissance hiérarchique ;

◦ l’« obligation de service », assortie de l’interdiction d’exercer une activité simultanée lucrative ;

◦ le devoir de réserve ;

◦ l’interdiction, pour tout fonctionnaire, de détenir du capital dans des entreprises soumises au
contrôle de son administration (les « conflits d’intérêts »).

Les trois statuts définis entre 1984 et 1986 étaient censés favoriser la circulation entre les trois fonctions publiques.
Ils devaient notamment favoriser la mobilité professionnelle. Or, cela n’a pas été véritablement le cas, notamment
entre FPE et FPT. En effet :

• La FPT est organisée en « cadres d’emplois » plutôt qu’en « corps » (des corps avaient été créés par la loi
de 1984, mais une loi de 1987 établît des «  cadres d’emplois  », distinction proprement nominale  !). Cette
terminologie a été adoptée en raison des réserves formulées par les grands corps de l’Etat, face à la
possibilité de créer de nouveaux « grands corps » dans la FPT.

• De même, les échanges entre FPE et FPT restent déséquilibrés ! Les hauts fonctionnaires de la FPE ont très
fortement investi les collectivités territoriales après la décentralisation (ex. la fonction publique de Paris est
contrôlée par des énarques). A l’inverse, les fonctionnaires territoriaux n’ont quasiment aucun accès aux
66
administrations nationales, y compris les « administrateurs territoriaux » (fonctionnaires territoriaux de haut
niveau formés à l’Institut national des études territoriales, INET, à Strasbourg, à proximité de l’ENA).

Les statuts spécifiques


Au statut général, s’ajoutent des :

• Statuts particuliers (dans le respect du statut général). 

• Statuts autonomes : établis pour des raisons variées (soit pour garantir l’indépendance de certains corps,
soit au contraire pour la limiter) : magistrats ;militaires ; fonctionnaires de la Direction générale de la sécurité
extérieure ;fonctionnaires des services des assemblées parlementaires.

• Statuts spéciaux qui dérogent fortement au statut général afin, notamment, de limiter le droit de grève :

◦ le personnel pénitentiaire ;

◦ les agents du Ministère de l’intérieur (du moins une partie d’entre eux).

◦ De tels «  statuts spéciaux  » ne peuvent être établis que par la loi, alors qu’il s’agit de la
réglementation interne de l’administration, normalement dépendante de mesures réglementaires
(« décrets »).

Les droits et devoirs des fonctionnaires : des variations selon les pays
L’analyse des statuts des fonctionnaires permet de comprendre le degré de liberté qui leur est reconnu. Celui-ci est
variable selon les pays.

Les différences de statut


Certains pays s’étaient dotés d’un statut avant la France.

Aujourd'hui, on observe l’existence de statuts relativement convergents dans la plupart des pays européens, à
l’exception du Royaume-Uni et de l’Irlande, ce qui s’explique partiellement par la différence entre pays de Common
Law et pays de droit romain-germanique. Pour les pays de Common Law, la différence entre les règles du secteur
privé et celles du secteur public est moins nette.

Le statut de la fonction publique s’applique à un nombre plus ou moins important d’agents selon les pays :

• en Allemagne, les « fonctionnaires » ne représentent que 40 % des « agents publics » ;

• en Italie ou au Danemark, le statut de la fonction publique s’applique principalement aux « fonctionnaires en


position d’autorité », et non aux personnels d’exécution ;

• en France, en revanche, ce statut est généralisé pour la plus grande partie du personnel travaillant pour les
institutions publiques. Son importance est considérable, puisqu’il concerne plusieurs millions d’emplois et
représente près de 20 % de l’emploi total.

L’OCDE a pu faire une distinction formelle entre deux grands modèles d’organisation de la fonction publique en
Europe distingués en fonction du type de recrutement.

• Le premier modèle est la «  fonction publique d’emplois  » où le recrutement d’un individu est réalisé pour
occuper un emploi spécifique.

• Le second modèle est la « fonction publique de carrière » où le recrutement d’un individu est permanent et
lui donne accès à une diversité d’emploi.

Nous développerons plus bas cette distinction (cf. §2).

La réglementation de la participation aux activités politiques


Cette réglementation varie fortement selon les pays.

Au Royaume Uni, aux Etats-Unis ou en Belgique, par exemple, l’acquisition d’un mandat politique, pour les
fonctionnaires, est strictement réglementée. Participer à des activités politiques nationales y est quasiment interdit,
ce qui suppose qu’à un moment donné le fonctionnaire soit invité à choisir entre son activité dans l’administration
et l’engagement politique.

En France, la situation est opposée. Une fois élu, le fonctionnaire peut conserver sa place dans la fonction publique
par la mise en disponibilité. Les fonctionnaires territoriaux peuvent même disposer d’un « aménagement d’horaire »
lorsqu’ils exercent un mandat électif local. Cette disposition n’est pas statutaire dans la mesure où il s’agit d’une
«  autorisation d’absence  » laissée à la libre appréciation de l’autorité territoriale (maire ou président de
l’assemblée). L’existence de cette mesure est donc variable et son application également.

Les limitations du droit de grève


Le droit de grève est reconnu dans de nombreux pays. Mais il s’accompagne parfois de restrictions.

• Allemagne, Portugal : il est interdit pour l’ensemble des fonctionnaires.

• Royaume-Uni : c’est la tradition qui régit la pratique de la grève dans les sommets du Civil Service. Il existe
une tradition de non recours à la grève dans les services essentiels de l’Etat.

• Pays-Bas et Belgique  : le droit de grève n’est pas défini par les textes de loi  ; il est réglementé par la
jurisprudence qui en limite l’application pour certaines catégories d’agents (hauts fonctionnaires, policiers,
militaires, fonctionnaires des chemins de fer, etc.).

• France  : le droit de grève est autorisé dans le statut général. Il est toutefois interdit pour certaines
professions (contrôleurs aériens, militaires, policiers, agents hospitaliers, etc.).

67
L’obligation de loyalisme politique
Le modèle de l’administration placée sous le commandement du pouvoir politique implique logiquement
l’interdiction d’exprimer des opinions critiques à l’égard de l’Etat, de ses institutions et du gouvernement.

L’obligation de loyalisme constitue le prolongement nécessaire des obligations de neutralité et de respect


hiérarchique auxquelles sont assujettis les membres de la fonction publique. Elle impose aux fonctionnaires
d’observer une certaine retenue dans l’extériorisation de leurs opinions (notamment politiques et religieuses) sous
peine de s’exposer à des sanctions disciplinaires ou à des appréciations négatives sur leur manière de servir.

Cette obligation est toutefois entendue de façon variable selon les pays :

• Allemagne  : il existe un contrôle des opinions politiques et des appartenances partisanes lors du
recrutement (permettant de renoncer aux candidats appartenant à des groupes nazis ou d’extrême gauche).
Ce contrôle a pris de l’ampleur dans les années 1970 pour contrer le projet des groupes d’extrême gauche
de subvertir les institutions (certains groupes de l’ultragauche avaient pris cette décision après la décision
de ministres du Bund et des Länder de leur refuser l’accès à la fonction publique).

• Etats-Unis  : nécessité pour les candidats à une position dans l’administration de prononcer un serment
certifiant que l’on n’est ni nazi, ni communiste, et que l’on ne souhaite pas renverser le gouvernement en
place. Cette disposition a abondamment servi pendant la période du maccarthisme.

• Pays-Bas et Royaume-Uni : les régimes sont plutôt « libéraux » et ne posent pas de conditions particulières.

En France, les fonctionnaires prêtent le serment du « devoir de réserve », consacré par la jurisprudence du Conseil
d’Etat (1935, Arrêt Bouzanguet). Ce devoir constitue une limite à la liberté d’expression des opinions des agents
publics. Son objectif est d’éviter que le comportement des membres de la fonction publique, même lorsqu’ils ne
sont pas en service,

• ne porte atteinte à l’intérêt du service (par exemple en créant des difficultés dans l’administration,
notamment dans les rapports entre collègues, ou avec un supérieur ou un subordonné) ;

• ne porte atteinte à l’intégrité, la stabilité, la continuité et à la sûreté de l’Etat.

Quelle est la portée du devoir de réserve ?

• Il ne s’applique qu’aux propos tenus publiquement.

• La jurisprudence du Conseil d’Etat admet que les personnels investis de responsabilités syndicales
puissent émettre des critiques plus vives que ce qui serait autorisé à un autre fonctionnaire, dès lors qu’ils
agissent dans le cadre des intérêts professionnels des agents de l’administration.

• L’appréciation du devoir de réserve par le juge dépend principalement :

◦ des circonstances (de lieu, de temps) ;

◦ de la nature des fonctions exercées par le fonctionnaire (la tolérance est moins élevée pour les hauts
fonctionnaires par exemple).

• A titre anecdotique, on peut rappeler qu’au début du 20e  siècle, le fonctionnaire avait obligation de
soumettre le choix de son (sa) futur(e) conjoint(e) à l’approbation de sa hiérarchie ! (Rouban, 2004, p. 23).

Le devoir de réserve se distingue du devoir de


discrétion (comprenant le secret professionnel et
la discrétion professionnelle) qui interdit aux
agents de révéler des informations portées à leur
connaissance par des usagers, des patients ou
d’autres agents au cours de l'exercice de leurs
fonctions (projets en cours d’étude, raisons pour
lesquelles une décision a été prise…).

Les deux modèles de fonction publique


L’OCDE a identifié deux traditions d’organisation
du recrutement et de l’activité des fonctionnaires
dans l’administration d’Etat (Panorama des
administrations publiques, 2009).

Le modèle de la fonction publique de carrière


Ce système est plutôt répandu dans les pays de
droit romain. Il est dominant en France, Irlande,
Luxembourg, Portugal, Belgique, Pologne et Italie.

La logique est la suivante :

• l’agent public, une fois recruté, devient membre d’un corps (ou d’un grade hiérarchisé) ;

• il a vocation à passer toute sa vie professionnelle dans l’administration, en franchissant divers grades et en
occupant divers postes ;

• d’une manière générale, le fait d’être « fonctionnaire » crée un statut professionnel à part (indépendamment
du poste occupé) : être fonctionnaire est un « métier ».

68
Cette conception se traduit en pratique par un principe de fonctionnement ; en France  : la distinction entre le
« grade » et « l’emploi » :

• le fonctionnaire s’élève de façon continue dans le grade ;

• mais il est susceptible d’occuper plusieurs emplois dans sa carrière.

Quelles justifications ?

• La fonction publique a pour tâche d’assurer une stabilité/continuité de l’Etat, et notamment de protéger
l’Etat contre l’arbitraire politique. Les pays ayant adopté ce modèle ont souhaité une fonction publique
stable, égalitaire et permanente pour protéger l’Etat des risques d’intervention politique.

• D’où la possibilité d’une «  carrière  », c’est-à-dire d’une progression du fonctionnaire qui ne soit jamais
dépendante des choix politiques (rappelons toutefois que, dans les faits, de nombreux emplois sont
politisés).

Le modèle de la fonction publique d’emploi


Les pays pratiquant ce régime sont plutôt les Etats-Unis et l'Europe du nord (ex. Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède,
Finlande, Danemark), et plus généralement les pays de Common Law, en raison de l’importance qu’y occupe une
culture administrative valorisant la négociation et le contrat.

La logique est la suivante :

• L’agent public est recruté pour occuper un poste déterminé sur lequel il est affecté tant qu’il est en service
dans l’administration.

• L’agent est engagé à partir d’un contrat, définissant des tâches.

• L’agent quitte la fonction publique lorsque sa tâche est terminée : être agent public est une « activité ». Ce
n’est pas un métier.

Quelles justifications ?

• L’activité de la fonction publique est une activité comme une autre, nécessitant des compétences adaptées.

• La recherche de l’excellence professionnelle (pour délivrer le meilleur service public) mais aussi la gestion
efficace de l’argent public (limiter les frais du contribuable) supposent la possibilité de choisir le personnel
spécialisé, adapté aux missions, et d’avoir la possibilité d’avoir d’une administration flexible (donc la
possibilité de licencier).

La convergence des modèles


Dans les faits, les 2  modèles apparaissent moins différenciés qu’il n’y paraît. Les systèmes bureaucratiques
nationaux présentent certes des « dominantes », mais ne suivent pas strictement l’un ou l’autre modèle.

• D’une part, plusieurs pays ont des modèles mixtes pouvant cumuler les deux formes (comme au Danemark
par exemple).

• D’autre part, d’importantes réformes ont pu faire évoluer certains pays d’un modèle vers un autre (comme la
Belgique, l’Italie, l’Espagne et le Portugal qui évoluent vers un modèle privilégiant l’emploi).

En France, on peut noter l’existence de nombreux recrutements temporaires sur des missions spécialisées. Les
administrations recourent à ces recrutements pour diverses raisons :

• pour avoir une expertise pointue sur des questions spécifiques (ex. la mise en place d’un progiciel) ;

• pour assurer une plus grande mobilité professionnelle (ex. maîtres auxiliaires par l’Education nationale) ;

• pour maintenir une certaine flexibilité (ex. le MAE recrute des experts internationaux ou nationaux placés sur
des missions de développement spécifiques, recrutés sous contrat).

Cette logique existe au sein des administrations d’Etat comme dans les collectivités territoriales, mais elle est
nettement plus prononcée dans les administrations locales (par exemple sur les postes d’« attachés territoriaux »
ou d’« ingénieurs territoriaux »).

Inversement, aux Etats-Unis, différentes dispositions permettent de garantir des droits collectifs et la stabilité de
l’emploi au sein de la fonction publique :

• création d’un Senior Civil Service à la fin des années 1970, qui assure protection et mobilité pour les hauts
fonctionnaires ;

• mise en place de passerelles permettant aux agents publics de passer d’un emploi à l’autre, ce qui revient à
privilégier, dans cette optique, une logique de carrière.

Les « agents publics » : effectifs, recrutement et carrières


La tendance générale des pays occidentaux va à la réduction des effectifs des personnels dotés d’un statut
spécifique et permanent. Après avoir abordé la question épineuse de la définition incertaine de la fonction
publique, on se penchera tout particulièrement, dans cette section, sur le cas français. On note en effet en France,
depuis le début des années 1990, une stabilisation du nombre de fonctionnaires, notamment dans la FPE. En
revanche, contrairement à d’autres pays, on n’observe pas de régression véritable des effectifs dans l’ensemble de
la fonction publique.

69
Les contours incertains de la fonction publique
Même si l’OCDE a élaboré une grille d’analyse proposant 50 indicateurs permettant de suivre et comparer
l’évolution des administrations publiques nationales. Néanmoins, l’étude comparée reste confrontée à la diversité
des définitions et des méthodes utilisées pour analyser les systèmes bureaucratiques.

Le débat récurrent sur le nombre de fonctionnaires


Il est difficile de comptabiliser le nombre d’agents de la fonction publique : les indicateurs sont variés et souvent
discutés. Une seul exemple : doit-on compter les effectifs réels ou les postes effectivement financés ?

Par conséquent, il est très difficile de comparer les situations nationales. Tous les pays :

• n’ont pas les mêmes modes de comptabilisation de la fonction publique :

• n’ont pas les mêmes formes d’emploi dans l’administration :

En France, par exemple, il existe des débats récurrents sur les effectifs de l’administration. Deux définitions et deux
chiffrages sont régulièrement opposés.

• Selon l’approche juridique retenue par la Direction générale de l’administration et de la fonction publique
(DGAFP), à travers son Département des études et des statistiques (DES), la fonction publique réunit tous
les agents travaillant dans un « organisme à caractère administratif » (statut public) recrutant des « agents
de droit public » (distincts des travailleurs ayant un contrat de travail de droit privé).

• Dans ce cadre, les effectifs de la fonction publique représentaient environ 5,4 millions d’agents en 2013.

• Selon l’approche économique retenue par la comptabilité nationale, généralement utilisée pour les
comparaisons entre pays de l’OCDE, la fonction publique réunit tous les agents travaillant dans un
« organisme financé majoritairement par prélèvements obligatoires ».

• Dans ce cadre, les effectifs de la fonction publique


représentaient environ 6 millions d’agents en 2013.

• Fréquemment, les instituts de sondages retiennent une


troisième définition et assimilent la fonction publique à
l’ensemble des personnels exerçant une mission de
service public.

Trois exemples de situations incertaines


Trois exemples permettent d'appréhender cette difficile
question du chiffrage.

•Les agents des maisons de retraite publiques. Ces agents


appartiennent à la fonction publique, selon l’approche
juridique retenue par la DGAFP. Pourquoi ? Parce que ces
maisons sont de statut public. En revanche, ces mêmes
agents n’appartiennent pas à la fonction publique, selon
l’approche économique. Pourquoi ? Parce que ces
maisons sont financées majoritairement par l’usager, non
par les deniers publics.


•Les agents de la Sécurité sociale. Ces agents sont exclus
du décompte de l’emploi public au sens juridique.
Pourquoi ? Parce que leur contrat de travail est un contrat
de droit privé. En revanche, ils sont comptabilisés dans
l’emploi public au sens économique, car la Sécurité
sociale est financée majoritairement par prélèvements
obligatoires.

• Les agents de la SNCF. Il s’agit d’agents « à statut particulier ». Ils sont exclus du décompte de la fonction
publique à la fois du point de vue juridique, car ils appartiennent à une grande entreprise publique
(actuellement : un EPIC), et du point de vue économique, car la SNCF est financée principalement par ses
usagers. La notion de « service public » n’est donc pas retenue. Elle pourrait toutefois l’être.

La répartition des effectifs


Selon le chiffrage le plus actualisé, la France comptait 5,4 millions d’agents travaillant dans la fonction publique fin
2012. Depuis quelques années, les effectifs se sont stabilisés, mais cette relative stabilité cache des évolutions
différenciées entre les trois fonctions publiques françaises.

• Environ 2,4 millions dépendent de la FPE, 1,9 millions de la FPT et 1,1 million de la FPH.

• La FPE reste donc le 1er  employeur public. Toutefois elle voit toutefois sa part diminuer : 54  % de la
fonction publique en 1992, 51 % en 2004, 44 % en 2012. Entre 1992 et 2002, en effet, les effectifs de l’État
ont augmenté de 9 %, mais moins que ceux des FPT et FPH, et moins aussi que l’emploi total (11,4%).

• La FPT réunit 1,9 million de fonctionnaires. Elle connaît la plus forte croissance : + 27 % entre 1992 et 2003,
et à nouveau + 26,6  % entre 2003 et 2013. Cette croissance ne s’explique pas principalement par une

70
politique de recrutement tous azimuts, mais par le transfert d’une partie des personnels de l’Etat lors des
trains de décentralisation (notamment dans le cadre de l’Acte II de la décentralisation).

• La FPH regroupait 966 000 fonctionnaires en 2003 et 1,1  millions fin 2012. Sa croissance est également
importante : +15 % entre 1992 et 2003, et à nouveau +15 % entre 2003 et fin 2012.

Le poids croissant des agents non-titulaires


Parmi les personnels salariés travaillant pour les administrations publiques, la catégorie des agents publics « non
titulaires » représente désormais un volume important de l’emploi public.

La tendance générale au sein de l’OCDE est à la multiplication des emplois sur contrat (modèle de la fonction
publique sur emploi) en lieu et place des postes permanents de fonctionnaires titulaires (modèle de la fonction
publique de carrière), même s’il existe des variations nationales qui peuvent être significatives.

En France, le nombre d’agents titulaires s’est mécaniquement tassé avec l’augmentation du nombre de salariés du
secteur public jusqu’à la fin des années 2000. C’est au sein des effectifs travaillant dans la FPT que leur proportion
est la plus grande, avec près de 20 % d'agents non titulaires, contre 15 % au sein de la FPE et 17 % au sein de la
FPH.

Leur présence s’accroît également en proportion. C’est au sein de la FPH qu’on retrouve une augmentation
proportionnelle des employés non titulaires, ces derniers passant de 14,7 % en 2002 à 17 % en 2012. De même,
au sein de la FPE, les non titulaires passent de 12,5 % à 14,8 % sur la même période. A l’inverse, dans la FPT, les
effectifs restent stables.

Cette présence des non titulaires traduit une volonté d’accroître la part des recrutements sur des missions
spécifiques et de permettre une certaine flexibilité de l’emploi dans le secteur public. Mais elle a aussi un revers :
les personnels mobilisés se retrouvent parfois dans des situations de précarité, avec les désavantages du secteur
public (des salaires peu élevés comparés au secteur privé) mais sans les avantages (le statut protecteur et la
garantie de l’emploi).

L’évolution des effectifs


On observe dans l’ensemble des pays de l’OCDE une volonté de limiter la croissance de la fonction publique,
d’une part en raison du poids chronique des déficits publiques, d’autre part du fait de la diffusion de cadres
idéologiques favorables à la limitation de la puissance publique au profit de nouvelles formes de régulation
reposant sur le marché. Mais en France comme dans les pays de l’OCDE, cela ne se traduit pas par une baisse
massive du nombre des fonctionnaires, mais plutôt par une stabilisation.

En France
En France, la tendance est longtemps restée à la croissance de la fonction publique. Si celle-ci a continué de
croître dans la première décennie 2000, il semble que la tendance soit aujourd’hui à la stabilisation générale et
même à une légère baisse au début de la décennie 2010.

La FPE avait commencé à diminuer dès les années 2000 et continue de diminuer aujourd’hui. La politique de non-
remplacement d’un fonctionnaire sur deux sous la présidence Sarkozy, poursuivie de façon moins bureaucratique
sous la présidence Hollande, est un facteur de baisse. Mais les transferts de services techniques aux collectivités
territoriales dans le cadre de la poursuite de la décentralisation en est un autre.

Enfin, une tendance interne aux trois fonctions publique est la proportion croissante du personnel d’encadrement
(catégories A et A+) et le déclin relatif de la proportion des agents d’exécution (catégorie B) et des agents
techniques (catégorie C), baissent y compris en valeur absolue depuis les années 1980. La fonction publique est
donc désormais de plus en plus encadrée. Cette évolution révèle une mutation forte des fonctions assumées par
les salariés de la FP. En effet, les fonctions purement administratives (gestion, comptabilité, etc.) (catégorie B), la
manutention ou le nettoyage (catégorie  C) sont aujourd’hui en retrait, pour deux raisons principales  :
l’informatisation massive de l’administration d’une part (en particulier pour les B), la généralisation de la sous-
traitance de certaines de ces activités au secteur parapublique ou privé d’autre part (en particulier pour les C).

Dans les pays de l’OCDE


Dans les pays de l’OCDE, la part de l’emploi public dans l’emploi national demeure très variable d’un pays à
l’autre, en fonction du rôle traditionnellement attribué à l’Etat dans la réalisation de services publics.

Depuis quelques années, la tendance générale des pays de l’OCDE est à la stabilisation du nombre des
fonctionnaires. En effet, sur la période 2001-2011, le nombre de fonctionnaires cumulés des 27 pays de
l’organisation reste stable. Mais on remarque des disparités importantes dans le rythme des évolutions et même
quatre pays où l’on note une croissance non négligeable du nombre des fonctionnaires (Irlande, Norvège,
Luxembourg et Slovénie).

71
Les modes de recrutement, la formation et les carrières des agents publics
Alors qu’en France, le concours reste le principal instrument permettant d’opérer une sélection parmi les candidats
souhaitant embrasser une carrière au sein des administrations publiques, dans d’autres pays, des formes plus
souples et plus individualisées sont privilégiées.

Les modes de recrutement


Le poids des concours
En France, le concours est la règle pour le recrutement dans l’administration. La logique de concours est au cœur
de l’élitisme républicain à la française. Elle met en avant un certain nombre de principes :

• le principe de l’égalité des chances ;

• le mérite individuel, seul critère de réussite ;

• la valorisation des savoirs délivrés par l’école.

Cette logique de recrutement est très ancrée au sein de la fonction publique française, en raison de cet
attachement à la méritocratie républicaine. Le concours, en effet, est lié à l’imaginaire républicain et au souhait de
lutter contre les privilèges.

• Il puise sa légitimité dans l’art. 6 de la DDHC : « tous les citoyens sont également admissibles à toutes les
dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celles de leurs vertus
et de leurs talents ».

• Il valorise le savoir et la connaissance. Il s’inscrit ainsi dans la philosophie méritocratique de J.-J. Rousseau,


Condorcet, des Idéologues, Saint Simon, A. Comte, E. Renan, H. Taine…

• Son développement est d’ailleurs très fort au cours de la 3e République, notamment avec le
développement des bourses d’étude.

• La France est par exemple le seul pays au monde où, pour accéder au statut de professeur d’université, il y
a un concours.

Une critique croissante


La logique de concours est toutefois vivement critiquée aujourd’hui.

• Tout d’abord, le concours ne vérifie jamais qu’une seule aptitude  : celle de passer des concours. Cette
aptitude s’appuie principalement sur la maîtrise d’un savoir abstrait, juridique, qui n’atteste pas
nécessairement de la capacité à réellement exercer les fonctions ultérieures (ex. capacité à gérer des
personnes, à prendre des décisions, à s’insérer dans un univers professionnel, etc.).

Roger Fauroux, PDG de Saint-Gobain (1961-1985), directeur de l’ENA, puis ministre de l’industrie (sous Rocard) dit
qu’en tant que patron de l’industrie, il ne lui serait jamais venu à l’idée de recruter un collaborateur à partir du
commentaire d’un texte de Platon ou de Norbert Elias (Sadran, p. 109).

• Le concours crée ensuite un effet d’uniformisation intellectuelle : ce sont principalement les bons élèves de
droit ou de science politique qui présentent les concours administratifs. Les candidatures des autres filières
sont rares.

• Le concours crée enfin un effet de clôture sociale, car les écoles de haut niveau recrutent principalement
des enfants des couches supérieures (cf. leçon 7, sur l’origine sociale des étudiants recrutées à l’ENA). En
effet, si le concours repose sur le mythe de « l’ascenseur social », la réalité est bien différente :

1. l’école et l’université ont déjà écarté vers des voies « techniques » les élèves les moins prédisposés à suivre
la formation scolaire ou universitaire, principalement les élèves venant des classes populaires;

2. les concours ont proposé pendant des années des épreuves «  socialement discriminantes  », comme le
grand oral (qui évalue une aptitude à parler avec éloquence, principalement maîtrisée par les enfants des
catégories les plus aisées) ou les langues (qui profitent principalement aux élèves des familles aisées ayant
pu envoyer leurs enfants suivre des stages de langue à l’étranger).

Ces critiques ont justifié les politiques d’ouverture sociale des grandes écoles, dont la plus connue est celle
engagée dès le début des années 2000 par Sciences po, à partir d’un recrutement différencié favorisant l’arrivée
d’élèves venus de lycées en zones d’éducation prioritaires. Cette ouverture sociale se traduit également par la
multiplication des bourses d’étude offertes aux étudiants souhaitant intégrer des classes préparatoires.

Les critiques récurrentes ont également justifié la modification dans certains concours administratifs, par le retrait
d’épreuves jugées trop élitistes (favorables aux aptitudes acquises dans les milieux sociaux favorisés).

• Par exemple, l’EN3S (Ecole nationale supérieure de la sécurité sociale) a remplacé l’épreuve du grand oral
par un entretien d’embauche (discussion autour de la motivation).

• L’ENA a supprimé l’idée d’un « grand oral », remplacé également par un entretien avec le jury permettant
« d’apprécier la personnalité et la motivation des candidats ». De même, en 2015, l’école a introduit dans le
concours une « épreuve collective d’interaction » ne nécessitant aucune forme de préparation particulière,
mais permettant de tester les qualités relationnelles des candidats.

Des modalités de sélection plus individualisées

72
Dans de nombreux pays occidentaux (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni), le concours reste très présent pour
entrer dans fonction publique. L’Union européenne ne déroge pas à ce principe et organise, pour accéder à la
fonction publique européenne, des concours d’administrateurs, d’assistants et d’assistants-secrétaires.

Les voies d’accès aux concours administratifs font cependant l’objet de différences notables :

• En France, Allemagne ou Italie, par exemple, s’y présentent une majorité de candidats formés au droit.

• Au Royaume-Uni, les concours valorisent les cursus littéraires et en sciences humaines, une vaste
formation générale acquise dans les public schools et les universités.

En comparaison, d’autres pays ont adopté des modalités de recrutement éloignées du concours.

La formation
Le système des écoles spécialisées en France
La France a fait le choix de former sa haute fonction publique dans des écoles spécialisées. La plupart des écoles
de la haute fonction publique y offrent une formation qui dure entre 12 et 27 mois, avant l’entrée en fonction :

• ENA (27 mois, dont pratiquement la moitié en stage) ;

• Ecole nationale de la magistrature (20 mois, dont 12 mois de stage) ;

• Ecole des Douanes, Ecole des Impôts et du Trésor public (12 mois) ;

• Institut national des études territoriales (INET) (18 mois de formation sur le modèle de l’ENA) ;

• Instituts régionaux d’administration (IRA) (12 mois).

L’ENA joue un rôle central dans la formation de la haute fonction publique. Créée en 1946 (relativement
tardivement) à l’initiative de M.  Debré, alors conseiller d’Etat, l’école est destinée à créer une élite de
l’administration. Son importance a parfois été surestimée sous la 5e  République, mais elle occupe une place
symbolique particulièrement importante. Beaucoup d’observateurs dénoncent le poids de «  l’énarchie  » qui, en
France, forme une sorte de «  noblesse d’Etat  » (pour reprendre le terme du sociologue Pierre Bourdieu). Les
chiffres de leur présence au sommet de l’Etat ne leur donnent malheureusement pas tort (voir la leçon 4).

Le mode de fonctionnement et la formation dispensée à l’ENA fait l’objet de critiques récurrentes qui dénoncent :

• une formation fondée sur un savoir abstrait, privilégiant seulement deux disciplines principales  : le droit
public et l’économie générale ;

• la faible formation aux techniques de gestion des organisations ; à noter toutefois qu’une critique inverse a
également été faite : l’ENA se serait trop orientée vers le management, en oubliant que c’est une école dont
l’objectif essentiel est de servir l’Etat ;

• un système de sortie fondé sur le rang de classement qui fixe la hiérarchie des postes pour la carrière
entière (« L’ENA est une machine à classer », dit un jour François Bloch-Lainé). Le classement créé un effet
de clôture très fort, puisqu’il conditionne l’accès à un « grand corps » : à 23-26 ans, une bonne part de la
carrière ultérieure est ainsi déjà jouée selon le rang de sortie de l’école.


◦ Au sein même de la communauté des énarques, une distinction entre la « botte » (une quinzaine de
personnes qui entrent chaque année dans les 3 grands corps généralistes) et les autres (la très large
majorité des anciens élèves de l’ENA). Avec une hiérarchisation très nette  : 1) le Conseil d’Etat et
l’Inspection des finances d’abord  ; 2) la Cour des comptes ensuite  ; 3) puis après, le corps des
« Administrateurs civils » qui choisissent des ministères prestigieux comme le MINEFI ou le MAE…
mais avec peu de chances, à terme, d’accéder aux positions de direction dans ces ministères ; 4)
les derniers postes sont généralement réservés à l’Education nationale ou aux ministères sociaux.
L’entrée dans la préfectorale intéresse également de moins en moins.

◦ Cette hiérarchisation systématique a régulièrement été dénoncée. La concentration des élites sur 3
grands corps a été critiquée en 2003 par la commission Yves-Thibault de Silguy. Certains élèves ont
même condamné cette situation. Dans la promotion Charles de Gaulle (1972), par exemple, certains
des mieux classés (ex. Louis Gallois, futur patron de l’Aérospatiale, puis de la SNCF, puis d’EADS)
refusent d’entrer dans les grands corps et font le choix du corps des administrateurs civils.

◦ A plusieurs reprises, entre 2008 et 2011, le gouvernement Fillon a annoncé son souhait de
supprimer le classement de sortie de l’ENA. Mais les tentatives ont à chaque fois été abandonnées. 

Le Royaume-Uni
Le Royaume-Uni a fait un choix différent. La formation initiale existe, mais à la différence de la France, elle ne
détermine pas l’ensemble de la carrière. Une grande partie de l’apprentissage et de la légitimité professionnelle se
fait « sur le tas ». L’accès des hauts fonctionnaires aux positions les plus élevées dans l’administration dépend de
l’évaluation du mérite individuel tout au long de la carrière.

Les critiques du rapport Fulton (1968) qui dénonçaient l’amateurisme des fonctionnaires britanniques ont
néanmoins incité à la création d’une école spécialisée, le Civil Service College, orienté principalement vers la
formation permanente des fonctionnaires. Il est, en ce sens, très différent de l’ENA.

L’Allemagne

73
En Allemagne, une Ecole supérieure des sciences administratives existe pour les hauts fonctionnaires. Comme au
Royaume-Uni, elle sert principalement à la formation continue des cadres du secteur public.

Les Etats-Unis
Aux Etats-Unis, la formation se fait au sein des universités, avec une part importante au sein des Schools of Public
Administration. Certaines écoles ont acquis une réputation de premier plan, comme la Kennedy School of
Government créée dans les années 1960 à l’université Harvard.

D’une manière générale, dans l’ensemble des pays occidentaux, il existe un décalage croissant entre le niveau
requis pour les concours et le niveau réel des candidats, de plus en plus élevé. Déjà, au début des années 1990,
une analyse (J.-L. Bodiguel et L. Rouban, Le fonctionnaire détrôné, 1991) observait une augmentation du niveau
des études des candidats. Les concours « niveau Bac » (ex. rédacteur territorial) étaient présentés, en réalité, par
des candidats ayant un niveau Licence, et les concours aux niveaux Licence et Maîtrise (aujourd’hui Master 1)
étaient présentés par des niveaux DESS/DEA (aujourd’hui Master 2). Une étude récente de l’Observatoire de la
fonction publique tend globalement à le confirmer : la proportion des diplômés, dans l’ensemble des professions
administratives, est de plus en plus importante. Mais la tendance ne concerne pas seulement le secteur public : la
tendance est identique dans le secteur privé.

Les conséquences du niveau élevé des candidats sont en principe positives  : l’évolution permet de recruter des
agents plus compétents et, par conséquent, d’élever le niveau de la fonction publique. Mais il existe des effets
pervers associés, notamment des tensions internes en raison de l’écart de formation entre les chefs (plus anciens
mais moins diplômés) et leurs subordonnés (plus récents dans leur fonction, mais aussi plus diplômés).

Chapitre 7 : Les fonctionnaires : profils sociologiques et orientations politiques


Les travaux de science politique sur les administrations publiques s’intéressent aux profils sociaux des
fonctionnaires, à partir de questions relativement simples : quelles sont leurs origines sociales ? Quelles sont les
répartitions selon le genre ? Existe-t-il des valeurs partagées ? Peut-on identifier des orientations sociopolitiques
dominantes ?

Les études sur l’administration ont cherché à repérer les propriétés sociales des fonctionnaires, pour une raison
simple  : comme les élus politiques, les fonctionnaires sont en charge de la gestion des intérêts publics. Ils sont
donc censés refléter la diversité de la société française, c’est-à-dire :

• la diversité des adhésions et des croyances ;

• la diversité géographique ;

• la diversité des groupes sociaux ;

• la parité entre hommes et femmes.

Cette préoccupation est inscrite dans le bloc de constitutionnalité sous la 5e République, puisqu’elle est définie par
l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui défend le principe de l’égalité dans l’accès aux
postes et emplois publics (« Tous les Citoyens étant égaux [aux yeux de la loi] sont également admissibles à toutes
dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de
leurs talents »).

Le bloc de constitutionnalité
Le bloc de constitutionnalité désigne l’ensemble des principes de valeur constitutionnelle qui sont retenus par le
Conseil constitutionnel dans le contrôle de constitutionnalité. Au-delà de la Constitution de 1958, le Conseil
constitutionnel a inclu dans ce bloc les Préambules des Constitutions de 1946 et de 1958, la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de 1789, ou encore la Charte de l’environnement de 2004.

La préoccupation résulte également de l’inscription de la parité dans la Constitution de 1958 (réforme


constitutionnelle de mai 2008). La Constitution dispose que «  la loi favorise l’égal accès des femmes et des
hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales
(art. 3).

La question subséquente est celle de la capacité du système de recrutement par concours et de la formation dans
les écoles d’administration à ne pas reproduire, dans l’accès aux administrations, les inégalités économiques,
sociales ou sexuelles présentes dans la société. Le défi du système scolaire et universitaire est bien d’assurer
l’égalité des chances à tous les niveaux.

Les profils sociologiques des fonctionnaires


Nous nous intéressons ici à la distribution des fonctionnaires par genre, puis à la question des inégalités sociales
dans l’accès à l’administration.

Le poids du genre
Nous prenons appui ici sur des données produites dans l’étude de l’administration française, que nous comparons
avec des données produites par des organismes internationaux.

74

Une proportion importante, mais en déclin


En France, la proportion des femmes dans les trois
fonctions publiques est importante.

• Elles représentent 61  % des fonctionnaires, alors


qu’elles ne comptent que 44  % dans le secteur
privé.

• Elles sont particulièrement nombreuses dans la


FPH (> 70  %). Cette présence s’explique
principalement par la présence traditionnellement
plus élevée des femmes dans les secteurs
sociaux.

• Dans la FPE, elles représentent 54  %, mais leur


proportion varie selon les administrations. Elles
sont, par exemple, minoritaires dans les
administrations économiques ou dans les services
techniques, encore plus chez les militaires. En
revanche, elles sont en nombre particulièrement
important dans les administrations couvrant les
domaines éducatifs et sociaux.

La forte présence des femmes au sein de la fonction publique est en fait


assez conforme à leur part dans les emplois du tertiaire et les
catégories d’employés. Le système public ne diffère donc pas
fortement, sur ces points, du secteur privé.

Toutefois, selon L.  Rouban, la présence élevée des femmes dans la


fonction est liée à deux autres facteurs :

•l’élévation générale du niveau de diplôme dans la fonction publique ; or


les femmes sont aujourd’hui, en moyenne, plus diplômées que les
hommes ;

•le développement du travail à temps partiel dans la fonction publique ;


or les femmes y ont recours, en moyenne, plus souvent que les
hommes.

La persistance des inégalités


Malgré des politiques de gender equality mises en place dans l’ensemble des pays de l’OCDE, des inégalités
importantes persistent dans l’accès aux administrations et la distribution des responsabilités en leur sein.

En France
Des politiques d’égalité professionnelle ont été multipliées dans l’administration française ces dernières années.
Elles ont été particulièrement renforcées depuis 2012, considérées comme une priorité par la nouvelle majorité
socialiste au pouvoir. Au niveau des concours, puis au niveau des recrutements internes, une attention particulière
est désormais accordée à l’accès des femmes aux postes à responsabilité.

Malgré cela, on peut établir deux constats, l’un négatif, l’autre positif.

D’un côté, la part des femmes continue de décliner au fur et à mesure que l’on se rapproche des emplois de
direction. Certes, elles sont majoritaires parmi les fonctionnaires de catégorie A (en 2001, elles représentaient déjà
53 % de cette catégorie). Mais des inégalités fortes persistent, puisqu’elles représentent moins d’un 1/3 des
fonctions de direction.

• Les fonctions de direction les plus prestigieuses sont contrôlées par des hommes.

• Les grands corps administratifs restent tous très masculins.

• Le cas du corps des préfets est assez éloquent.

◦ En 2006, on notait la présence de 11 femmes sur 192 préfets de classe normale (dont 4 sont « hors
cadre  », c’est-à-dire détachées, réalisant des fonctions autres que celui de préfet). Et l’on notait
seulement une femme sur les 40 préfets « hors classe » (grade le plus élevé).

◦ En 2012, le ratio était quasi-identique, avec 12 femmes sur 192 préfets.

• D’une manière générale, moins de 10 % des préfets, des ambassadeurs et des trésoriers-payeurs généraux
étaient des femmes.

D’un autre côté, depuis deux décennies, la France a connu un important mouvement de féminisation des postes de
direction dans le secteur public. Comme en témoigne le tableau suivant, on note une augmentation générale de la
part des femmes aux postes élevés de la fonction publique :

75
On peut identifier plusieurs freins qui limitent la progression observée ces dernières années et expliquent le
maintien des inégalités.

• Des freins sociaux et culturels  : les représentations acquises


dans la socialisation familiale pèsent sur le rapport que les
femmes ont avec les positions de pouvoir dans les
organisations. Les femmes éprouvent plus de difficulté à se
projeter sur des postes de direction que les hommes. Par
autocensure, elles ont tendance à ne pas se porter candidates
sur ces postes (phénomène décrit souvent à l’aide de la
métaphore du « plafond de verre »).

• Des freins structurels dans le système de formation : les études


récentes ont montré que les différentes étapes de filtrage pour
l’accès aux grandes écoles (type ENA et polytechnique) voyaient
la proportion de femmes diminuer régulièrement, alors qu’elles
présentaient un niveau équivalent à la sortie du bac.

• Des freins organisationnels au sein de l’administration  : dans


l’administration, les questions de disponibilité familiale et
d’organisation du temps de travail sont insuffisamment prises en
compte, ce qui pénalise majoritairement les femmes. De même,
les obligations de mobilité géographiques sur les postes à responsabilité, éloignant du cadre familial,
expliquent que les femmes se présentent moins à ces postes.

Une autre donnée intéressante des inégalités, la proportion des femmes est plus importante parmi les agents
titulaires « à temps partiel » de la fonction publique, ce qui se traduit par une plus grande précarité professionnelle
et économique que chez les hommes. En 2012, en effet, 24  % des femmes fonctionnaires étaient des agents à
temps partiel, tandis que ce ratio tombait à 5 % pour les hommes.

Dans les pays de l’OCDE


La France n’est pas une exception sur les inégalités liées au genre. Les inégalités se retrouvent dans la plupart des
pays de l’OCDE. Un peu partout, les positions de direction restent placées sous la maîtrise d’une majorité
d’hommes et, à niveau de diplômes et de compétences équivalent, les femmes peinent à monter dans la hiérarchie
des organisations publiques.

Au début des années 2000, les femmes représentaient ainsi :

• 8,4 % dans les emplois de dirigenti en Italie ;

• 10 % dans la Senior Open Structure au Royaume-Uni (la Senior Open Structure est le niveau le plus élevé
du Civil Service britannique) ;

• 15 % dans le Senior Executive Service aux Etats-Unis.

Proportion des femmes aux postes les plus élevés dans les fonctions publiques nationales des pays de l’Union
européenne, 2008 (en %)

Dans la plupart des pays, des politiques du genre ont été mises en place pour renforcer la présence des femmes
au sommet des administrations. Ainsi, on pouvait noter en 2008 (cf. tableau) que :

• Certains pays enregistraient des progrès sensibles allant dans le sens de la féminisation, comme l’Italie et la
France par exemple.

• D’autres pays ne progressaient que de façon très limitée, avec moins de 20 % de femmes aux postes les
plus élevés, l’Allemagne, l’Irlande, La Belgique ou les Pays-Bas. Le Luxembourg arrivait bon dernier avec
moins 10 %.

• La Commission européenne, avec seulement 18 % de femmes aux positions les plus élevées, ne montrait
guère l’exemple, malgré la promotion de nombreux programmes d’égalité homme-femme.

Une poignée de pays font figure d’exemples. Ils montrent une présence des femmes relativement satisfaisante
dans les fonctions les plus élevées (entre 42 et 48  % des postes de direction)  : Slovénie, Lituanie, Hongrie,
Slovaquie, Pologne et Suède. La palme de l’égalité revient à la Bulgarie où les femmes occupent un peu plus de la
moitié des postes.

Les phénomènes de reproduction sociale


Dans l’ensemble des pays riches, la question de la «  reproduction sociale  » renvoie à l’ensemble des facteurs
sociaux, économiques et culturels qui prédisposent les enfants des catégories sociales et professionnelles
supérieures à occuper les positions les plus élevées dans la société. Elle est un phénomène classique de
reproduction des inégalités d’une génération à l’autre, malgré l’ambition des gouvernements de favoriser
l’ascension sociale par le mérite, grâce à des politiques éducatives et sociales réduisant les inégalités liées à
l’origine sociale des individus.

L’accès à l’administration n’échappe pas à ces tendances sociales lourdes.

76
Fonctionnaires et fils de fonctionnaire
Plusieurs études ont révélé que le fait d’être fils/fille de fonctionnaire rend plus probable le fait de devenir soi-même
fonctionnaire.

• Les salariés de la fonction publique (fonctionnaires et agents contractuels) sont plus nombreux à être issus
de parents eux-mêmes salariés de la fonction publique : 43 % des salariés du public, en effet, ont au moins
un parent issu de la fonction publique, contre 29 % des salariés du privé.

• La transmission du statut d’agent public s’effectue de façon plus forte dans les catégories les plus élevés
de la fonction publique : professeurs, chercheurs, cadres de la fonction publique.

• Dans certaines professions, on voit même apparaître des lignées familiales : le statut de fonctionnaire peut
s’y perpétuer comme une tradition. C’est le cas par exemple dans la police.

L’ouverture limitée de la haute fonction publique


On verra ici le cas très significatif de l’ENA. On peut tirer quelques conclusions de statistiques produites depuis
trente ans.

• D’une manière générale, la sélection à l’ENA favorise sensiblement les enfants des classes supérieures qui
forment plus de 60  % des élèves, alors que ces classes ne représentent qu’un peu plus de 11  % de la
société française.

• Le concours externe est le plus inégalitaire. C’est à l’issue de cette sélection que les cadres et professions
intellectuelles se retrouvent les plus nombreux :

◦ 1.5 % des reçus sont des enfants d’ouvriers ;

◦ 79.5 % sont des enfants de cadres et professions intellectuelles.

• Le déséquilibre demeure plus faible, mais tout aussi réel, dans le concours interne :

◦ 9.4 % sont des enfants d’ouvriers ;

◦ 48.8 % sont des enfants de cadres et professions intellectuelles.

• Les employés et ouvriers forment aujourd’hui près de 60% de la population française, mais ils forment
seulement 12,3 % des élèves de l’ENA (2009-11).

• Surtout, dans le temps, on ne note que très peu d’évolutions dans la répartition. La seule évolution tangible
est l’entrée plus importante des professions intermédiaires (17,3 % en 2009-11 contre 11,5 % en 1987-96).

• Les inégalités liées aux origines sociales se superposent à des discriminations ethnoraciales. On ne dispose
toutefois d’aucune enquête statistique d’envergure à ce sujet – les « statistiques ethniques » étant interdites
en France.

Quel constat peut-on faire ?

• Le mode de recrutement aux grandes écoles de la république (ENA, Polytechnique, HEC, Ecole normale
supérieure) a tendance à renforcer les inégalités, loin des espoirs de promouvoir l’égalité républicaine. C’est
une réalité statistique incontestable sur une très longue période (Albouy et Wanecq, 2003).

• D’une manière générale, entre les années 80 et les années 2000, Albouy et Wanecq montrent que les
inégalités d’accès à ces 4 grandes écoles se sont renforcées durant les dernières décennies, traduisant le
maintien d’un système endogamique de recrutement des élites, après une phase de démocratisation sur les
deux premiers tiers du 20e s.

• On peut tirer des statistiques larges effectuées sur les grandes écoles :

◦ un candidat des «  classes supérieures  » a 20 fois plus de chances de réussir aux concours qu’un
enfant issu d’une classe populaire ;

◦ les enfants de «  cadres et professions intellectuelles supérieures  » forment 85% des élèves des
grandes écoles ;

◦ les élèves d’origine modeste sont passés de 29% des effectifs des 4 écoles dans les années 1950, à
9% dans les années 1990.

• J. Attali parlait de véritable « délit d’initié » pour évoquer ceux qui, dès l’enfance, reçoivent une instruction
adaptée et de nombreuses informations sur les meilleures voies du système éducatif.

Comment expliquer ces déséquilibres ?

• Le premier facteur est l’incapacité du système scolaire à lutter contre les inégalités sociales. Le système
scolaire est une « machine qui exclue » à tous les niveaux.

◦ On doit ici faire référence aux travaux anciens de P.  Bourdieu et J.-C. Passeron sur le monde
étudiant (Les héritiers  : les étudiants et la culture, 1964) et l’école (La reproduction, éléments pour
une théorie du système d'enseignement, 1970). Les deux sociologues y montraient que l’école
républicaine des années 60, loin du mythe de « l’ascenseur social », contribuait à exclure les enfants
qui n’étaient pas prédisposés, par leur « capital » social et culturel, à suivre des enseignements qui
valorisent les éléments culturels et intellectuels propres à la culture bourgeoise.

◦ Aujourd’hui, l’école ne parvient toujours pas à sélectionner, dans l’accès aux classes préparatoires,
les bons éléments qui proviennent des couches sociales et des quartiers défavorisés :

▪ l’autocensure reste le principal mécanisme d’exclusion de la course aux places dans les
préparations aux grandes écoles ;

▪ l’insuffisance du système des bourses et des formes de soutien individualisé pour les enfants
des familles modestes est un autre obstacle.

77
• Le second facteur est représenté par les modes d’évaluation à l’entrée dans les grandes écoles proprement
dites. Sous l’apparence d’une «  bonne culture  », les concours privilégient des matières socialement
discriminantes (ie qu’elles sont mieux maîtrisées dans les couches sociales les plus élevées).

◦ La «  culture générale  » qui y est privilégiée sanctionne un savoir essentiellement acquis dans les
milieux favorisés (la «  culture générale  » est entendue comme la connaissance des lettres, de
l’histoire, de l’actualité politique et économique) :

▪ cette valorisation du savoir « bourgeois » se retrouve également dans les codes sociaux dont
les candidats ont une plus ou moins grande maîtrise  : attitudes, diction, capacité à faire
preuve d’aisance sociale (à s’adapter à son interlocuteur) ;

▪ la priorité donnée aux savoirs intellectuels sur les savoirs pratiques ou techniques,
socialement valorisés dans les milieux populaires.

◦ Les langues sont également socialement discriminantes. On sait que le niveau de pratique des
langues étrangères est statistiquement lié au niveau social (notamment grâce à l’acquisition des
langues lors des voyages spécialisés que seules les familles aisées peuvent payer à leurs enfants).

En conclusion, la méritocratie républicaine dissimule un authentique «  tri social  ». Les grandes écoles puisent
principalement dans 10% de la population, comme si la France avait une population de 6 millions d’habitants. Il est
donc nécessaire d’encourager la « production » de nouvelles élites, et non leur « reproduction », en développant
toutes les ressources nécessaires pour diversifier les systèmes de formation et ouvrir les modalités de recrutement
dans l’administration.

Les orientations politiques des fonctionnaires


Existe-t-il un lien entre le fait d’être fonctionnaire et certaines valeurs sociales ou politiques ? Les fonctionnaires se
caractérisent-ils par des représentations du monde et des options politiques dominantes ?

Un certain nombre d’études ont tenté de repérer les clivages existant entre le « monde du public » et « le monde du
privé ». Ce clivage peut être pertinent dans certains cas, mais ils n’est absolument pas exclusif. Il doit être affiné et,
notamment, croisé avec d’autres facteurs comme la catégorie socioprofessionnelle ou le niveau de diplômes par
exemple.

« Gens du privé » et « gens du public »


On doit cette distinction à une étude de F. de Singly et Cl. Thélot qui ont cherché à identifier s’il existait un univers
de représentations sociales propres aux fonctionnaires (Gens du public/gens du privé, la grande différence, 1989).

L’hypothèse de la différence sociale


L’étude de F. de Singly et Cl. Thélot montre de multiples différences sociales entre les fonctionnaires et les
personnels du secteur privé, sans pour autant enfermer les uns et les autres dans des catégories définitives. Ces
différences se traduisent, dans de multiples lieux de la vie professionnelle et sociale, par les façons qu’ont les
agents du public de se présenter, de lier vie privée et vie professionnelle, de concevoir le bien commun, ou même
l’éducation des enfants.

L’emploi dans la fonction publique, montrent-ils, attirent plutôt :

• les étudiants diplômés, c’est-à-dire ceux qui ont mieux réussi à l’école et préfèrent s’engager dans un
travail jugé sans risque (éloignement à l’égard des valeurs du libéralisme économique) ;

• les femmes mariées qui concilient mieux ainsi vie privée et vie de travail.

A l’inverse, le personnel des entreprises du secteur privé (en particulier le personnel de direction), se distingue :

• par une plus grande adhésion au libéralisme économique ;

• par un goût plus accentué pour les biens marquant publiquement la « réussite sociale ».

Ces différences se retrouvent dans la vie quotidienne selon Thélot et de Singly :

• les fonctionnaires préfèrent des activités douces, consomment moins d’excitants, roulent dans des voitures
de moindre cylindre ;

• ils accordent un intérêt plus faible à l’apparence, notamment aux codes vestimentaires (alors que les gens
du privé, ayant appris à se vendre, sont davantage attentifs à la mise en scène vestimentaire et esthétique) ;

• pour les femmes, la logique du concours, le moindre engagement professionnel exigé, le rythme spécifique
de certaines professions permet une meilleure conciliation entre vie familiale et professionnelle, alors qu’il
existe une plus grande difficulté à concilier ces deux vies dans le privé.

Singly et Thélot insistent également sur le fait que certaines valeurs sociales associées à ces groupes se
transmettent par la socialisation familiale.

• Ainsi, les modes d’éducation ne sont pas les mêmes dans les familles du privé, où la réussite scolaire et
professionnelle est volontiers associée aux garçons, et dans les familles du public, où les investissements
éducatifs des parents sont moins différenciés selon le sexe de l’enfant.

Les auteurs insistent néanmoins sur le fait qu’à l’intérieur de ces deux «  mondes  », on observe des différences
sensibles, notamment entre personnels de direction et personnels d’exécution :

• une partie des employés du privé (tâches d’exécution) sont séduits par la sécurité de l’emploi et leur vision
tend à se rapprocher de celle des employés du public ;

78
• une partie des cadres du secteur public (occupant des tâches de direction) sont séduits par les valeurs de
type libéral (autonomie, responsabilité, mobilité) et, par conséquent, tendent à se rapprocher des cadres du
privé ;

• «  Au sommet, les cadres du public rêvent d’une administration gérée comme une entreprise privée  ; à la
base, les employés du privé rêvent d’une entreprise gérée comme une administration ».

Les fonctionnaires et le libéralisme économique


Cette distinction public/privé a été interrogée dans un certain nombre d’études plus récentes. L’une des plus
approfondies, réalisée par Luc Rouban, questionne les valeurs économiques, culturelles et politiques des
fonctionnaires, à partir de diverses enquêtes (Les attitudes politiques des fonctionnaires  : vingt ans d’évolution,
1999).

Rouban étudie les représentations et les valeurs associées au libéralisme économique par des questions portant
sur les privatisations, la notion de profit, l’idée de responsabilité, la notion de risque, la représentation du bien
commun, etc. D’une manière générale, les études statistiques montrent que les fonctionnaires sont plutôt du côté
des répondants les moins libéraux sur le plan économique. Ainsi, 35 % des fonctionnaires adhèrent aux valeurs du
libéralisme, contre 50% des salariés du privé et 64 % pour les professions indépendantes.

• Les écarts d’attitude sont particulièrement forts chez les cadres  : seuls 35 % des cadres de la fonction
publique sont séduits par des valeurs libérales sur le plan économique, contre 65  % chez les cadres du
privé (à noter : cette hypothèse est fondamentalement opposée aux conclusions de Singly et Thélot sur la
proximité d’attitude chez les cadres du privé et du public).

• Les écarts d’attitude sont moins forts au bas de la hiérarchie professionnelle (les employés et les ouvriers) :
47 % des personnels d’exécution du secteur privé et 41 % des personnels d’exécution du secteur public
s’estiment proches des valeurs libérales économiques.

• On note des variations importantes selon les métiers  : dans la fonction publique, les enseignants (27  %)
apparaissent bien moins séduits par le libéralisme économique que les personnels d’encadrement (44 %),
et beaucoup moins que policiers et militaires (53 %).

Les fonctionnaires et le libéralisme culturel


Les représentations et les valeurs associées au libéralisme culturel sont mesurées par des questions ouvertes
portant sur des sujets de société sensibles (avortement et contraception, acceptation de l’homosexualité,
interdiction de la peine de mort, légalisation des drogues douces, rôle de l’immigration dans l’évolution de la
nation, etc.).

Les fonctionnaires se révèlent globalement plus libéraux sur un plan culturel : 56 % sont sensibles aux valeurs du
libéralisme culturel (contre 43 % pour les salariés du privé et 36 % pour les indépendants).

Cependant, le niveau de diplôme joue un rôle déterminant qui transcende la frontière public/privé. Plus l’individu
est diplômé, plus il affiche des valeurs d’ouverture propre au libéralisme culturel. Peu de différences distinguent les
cadres du public (72%) et les cadres du privé (64%). De même, peu de différences distinguent les personnels
d’exécution, qu’ils soient employés du public (39%) ou employés du privé (36%).

La dimension socioprofessionnelle pèse également. Les professeurs et instituteurs sont favorables aux valeurs
libérales-culturelles à hauteur de 80 %. Les personnels d’encadrement du public et du privé sont également
favorables (63% dans les deux cas). En revanche, les agents d’exécution du public sont en retrait (41 %)  ; les
policiers et militaires encore plus (28 %).

Conclusion  : les différences de valeurs entre les gens du public et les gens du privé ne sont pas si fortes qu’on
pourrait le supposer. D’autres facteurs individuels semblent bien tout aussi prédictifs  : les effets du niveau de
diplôme et du niveau professionnel viennent compenser les déterminants associés à l’univers professionnel.

Politisation et comportements électoraux


On étudie ici deux aspects du rapport au politique des fonctionnaires :

• D’une part, la participation à la vie de la société. On se concentrera sur les modes de participation ayant
une dimension civique ou politique et qui, par conséquent, peuvent inclure certaines activités sociales
(comme la participation syndicale ou le militantisme associatif), mais n’interrogent pas les dimensions
familiales et communautaires de la participation. C’est en ce sens qu’on peut également parler de
« l’implication civique » ou de « politisation » des fonctionnaires, associées à l’intérêt pour les débats publics
et l’engagement dans la vie de la cité.

◦ Dans une approche plus large, les chercheurs américains mesurent le « capital social », c’est-à-dire
la capacité des individus à construire des liens sociaux et à partager des valeurs qui les impliquent
dans des groupes (associations, partis, Eglises, communautés, famille, réseaux). Le terme est
ancien, mais il a été de nouveau popularisé dans les sciences sociales par Robert Putnam, Bowling
Alone: The Collapse and Revival of American Community, 2000.

• D’autre part, les orientations de vote. Il s’agit clairement de repérer si les fonctionnaires partagent une
communauté de valeurs politiques qui se traduisent par des comportements électoraux particuliers sur

79
l’échiquier gauche/droite. Cette question a d’autant plus d’intérêt que ces fonctionnaires sont tenus de
conserver une neutralité politique et qu’en conséquence, ils ne s’expriment que très rarement de façon
publique sur leurs préférences politiques.

La participation politique
Qu’entend-on par participation politique  ? L’idée de la participation peut être entendue de façon extensive, en
interrogeant toutes les formes d’implication de l’individu dans la vie de la cité, des plus formelles (le vote) et des
plus actives (le militantisme) jusqu’à la plus informelle et la plus passive (l’intérêt pour la politique). Elle concerne
donc :

• Le vote (la participation électorale, l’abstention, la non inscription).

• L’implication dans les activités collectives, partisanes, syndicales ou sociales, ayant une implication directe
ou indirecte sur le fonctionnement de la vie civique en démocratie :

◦ militantisme politique, adhésion à un parti ou à un syndicat ;

◦ manifestations, pétitions et toutes les formes de démocratie directe ;

◦ pratique de la grève (encore que cet indicateur reste discutable, car il faut distinguer les grèves
ayant un caractère corporatiste et celles qui ont un caractère politique) ;

◦ participation associative (par exemple dans des associations poursuivant une visée de conservation
ou de transformation sociale, et donc structurées autour de croyances idéologiques).

• L’intérêt pour la politique  : la lecture régulière des informations politiques, l’intérêt pour des discussions
portant sur les affaires publiques et la vie collective.

D’une manière générale, les salariés du secteur public sont bien plus impliqués dans ces formes diverses de
participation que les salariés du secteur privé :

• ils votent davantage ;

• ils s’engagent plus souvent dans des partis politiques (ou des syndicats) ;

• ils s’intéressent plus à la politique dans leur vie quotidienne.

En revanche, on note une convergence des conceptions sur la représentation politique et le rôle des partis,
notamment sur la distance séparant les élites politiques et les gens ordinaires.

L’orientation du vote
Ici, on s’intéresse aux choix idéologiques des fonctionnaires sur l’échiquier droite-gauche. En France, les agents
publics votent plus souvent à gauche que les personnes travaillant dans le secteur privé. C’est un clivage
traditionnel, que l’on retrouve encore fortement aujourd'hui.

• Sur l’échelle d’attitude droite/gauche (allant de 1 à 7), seulement 16 % des salariés du privé se positionnent
sur les deux degrés les plus à gauche, contre 25 % des fonctionnaires de l’Etat et 28 % des salariés des
entreprises publiques.

• Le tableau suivant montre des variations selon l’appartenance au secteur privé, au secteur public, ou dans
un espace professionnel intermédiaire (les services publics industriels et commerciaux).

• Si l’on compare la répartition des votes de façon


synchronique (i.e. à chaque élection, sans regarder les
variations d’une élection à l’autre), on note que les
fonctionnaires et les salariés des SPIC votent plus
massivement pour les partis de gouvernement de gauche,
contrairement aux salariés du privé qui votent plus à droite
et à l’extrême-droite. En revanche, les données ne
permettent pas de tirer des hypothèses pour l’extrême-
gauche.

De nouveau, il est particulièrement important de croiser ces


données avec la distinction, au sein de chaque univers. On observe en effet des écarts de vote significatifs, dans le
secteur public comme dans le secteur privé :

• entre les personnels d’exécution (les ouvriers et les employés) et les personnels de direction (les cadres) ;

• entre catégories professionnelles ;

• par exemple, au sein du secteur public, si on analyse le vote en faveur du candidat de l’extrême droite (J.-
M. Le Pen) au 1er tour des présidentielles (1988, 1995, 2002), on observe que plus de 20 % des employés
de la fonction publique ont voté en faveur de l’extrême-droite, alors que le vote de l’ensemble des
fonctionnaires n’a pas dépassé 14,7  %. De même, seulement 4 % des enseignants ont voté pour ce
candidat en 2002, contre 44 % des policiers et des militaires.

Chapitre 8 : Les remises en question du modèle bureaucratique


L’administration publique fait depuis longtemps l’objet d’une réflexion normative, dans les domaines du droit, de la
philosophie et, aujourd’hui, des sciences sociales. Des lectures très diverses sont ainsi proposées par la littérature
à propos de l’Etat bureaucratique :

80
• tantôt présenté comme le résultat d’un processus universel de « modernisation » des sociétés, garantie
d’une plus grande justice sociale, d’une plus grande liberté (Hegel) ;

• tantôt comme un système de concentration du pouvoir qu’il convient d’aménager, afin qu’il ne brime pas les
libertés (pensée libérale) ;

• tantôt comme un système d’oppression de la société, au service des intérêts des classes qui dominent la
société (Marx) ;

• tantôt comme un palliatif nécessaire au système du marché dans des domaines particuliers (pensée
socialiste modérée).

Au cours des 30 dernières années, les représentations de l’Etat ont profondément changé dans l’ensemble des
pays occidentaux. Le changement des représentations s’est accompagné d’une vaste transformation des contours
et des règles de fonctionnement des systèmes bureaucratiques, sous le coup de facteurs de changement assez
forts :

• les périodes de ralentissement ou de crise économique qui, depuis les années 70, ont incité à l’abandon
des modèles keynésiens et des systèmes de redistribution fondateurs de l’Etat-providence ;

• des réformes de décentralisation qui, en provoquant une ouverture institutionnelle par le bas, ont contribué
à desserrer l’étau de l’Etat et à redistribuer la charge des régulations bureaucratiques sur plusieurs niveaux
(« gouvernance multi-niveaux ») ;

• en Europe, l’approfondissement de l’intégration politique et économique de l’Union européenne qui, en


étendant les compétences communautaires, favorise une ouverture institutionnelle par le haut et renforce le
rôle de l’administration européenne dans la définition des normes directement applicables dans les Etats-
membres ;

• enfin, la mondialisation des échanges économiques et le développement d’un capitalisme financier qui se
révèle défavorable au maintien des attitudes interventionnistes de l’Etat.

Dans un tel contexte, l’Etat est entré dans un processus de réforme permanente. Il est marqué par un allègement
de ses structures, une refonte des règles d’organisation et de gestion des organisations publiques, des processus
d’ouverture à la société civile et aux usagers, et par un brouillage des frontières entre secteur public et secteur
privé.

Le modèle de l’Etat bureaucratique sous le feu des critiques


C’est à la fin des années 1970 que se font entendre des critiques croissantes à l’égard des Etats bureaucratiques,
hiérarchisés et centralisés, ce que l’on appelle les « big governements ». Le contexte est marqué par la succession
de deux « chocs pétroliers » (1973 et 1979) qui provoquent un ralentissement brutal de l’économie des pays
industrialisés, la montée d’un chômage structurel et les premiers déficits publics. Ce contexte est l’amorce d’un
changement dans les orientations politiques des gouvernements, notamment la fin des politiques keynésiennes qui
justifiaient l’extension de l’Etat-providence. Les décennies 80 et 90 sont marquées par le désengagement
économique des Etats, la rigueur budgétaire, des privatisations d’entreprises publiques et la déréglementation des
marchés. Ces évolutions deviennent des objectifs de réforme qui justifient la réduction du rôle de l’administration
publique dans un certain nombre de domaines.

Cette période est marquée par la montée des critiques relatives à l’Etat. Ces critiques viennent de plusieurs bords
idéologiques. Ralf Dahrendorf (philosophe, politiste et homme politique germano-britannique) évoque, par
exemple, une triple opposition au modèle de l’Etat-providence :

• une opposition « bleue » qui plaide pour le réveil de l’individu face à la bureaucratie et le retrait de l’Etat ;

• une opposition « rouge » qui souhaite une dose supplémentaire de démocratie, une plus grande
participation et une égalité réelle;

• une opposition « verte » (écologiste) qui souhaite le développement de nouveaux modes de vie en accord
avec les conditions de préservation de l’environnement naturel.

La critique gagne très vite du terrain aux Etats-Unis. Charles Schultze (conseiller économique de Carter en 1976)
formule une idée qui sera reprise allègrement, quelques années plus tard, par l’administration Reagan : « Il y a dix
ans, l’Etat était très largement considéré comme un instrument destiné à résoudre les problèmes. Aujourd'hui, pour
de très nombreuses personnes, le problème, c’est l’Etat lui-même ».

La critique néolibérale
On regroupe sous le vocable « néolibéralisme » diverses tendances intellectuelles ou politiques marquées par une
hostilité marquée à l’égard du rôle de l’Etat comme instrument de régulation collective et par la défense du marché
comme principal lieu de rencontre des intérêts dans la société. La notion n’est pas toujours très claire. Elle renvoie
en fait à différentes écoles. Nous en évoquerons seulement trois ici.

Le monétarisme friedmanien
La critique monétariste (Milton Friedman), née à l’université de Chicago, propose aux gouvernements de conduire
des politiques monétaires rigoureuses afin d’éviter une trop grande circulation de la monnaie et l’instabilité
provoquée par les tendances inflationnistes. Cette critique monétaire est le départ d’une attaque vigoureuse contre
les politiques keynésiennes. Les économistes monétaristes ont très tôt une influence sur le Parti républicain et
notamment sur les réformes engagées par l’administration Reagan dès 1981.

81
L’école du Public Choice
La critique de l’école du Public choice (Gordon Tullock, James Buchanan), née au Center for study of public choice
(Université George Mason à Washington) dénonce le rôle de l’Etat et son coût exorbitant auquel ne peuvent plus
faire face les sociétés. Face à la crise fiscale et la faillite de l’Etat social, il convient, selon eux, de forcer l’Etat à
abandonner certaines fonctions. Il faut « moins d’Etat ».

Le libertarisme
La critique libertarienne (Friedrich von Hayek, Robert Nozick) cherche à appliquer le modèle de l’ultralibéralisme à
l’ensemble des rapports sociaux. Elle est une critique philosophique, là où les deux précédentes critiques étaient
principalement animées par des économistes. Le libertarisme défend la liberté absolue. Il accorde une place
essentielle à la responsabilité individuelle et à la liberté d’entreprendre.

Selon les libertariens, les individus sont des acteurs rationnels, capables d’opérer des choix et de s’organiser selon
la technique du contrat. Ils considèrent que la justice sociale émane des équilibres naturels issus de la rencontre
des intérêts particuliers, dans la mesure où, d’une part, elle valorise le mérite personnel, et d’autre part, elle assure
un enrichissement global de la société qui profitent aux plus démunis. Les mécanismes de solidarité privés sont
beaucoup plus efficaces que les mécanismes publics.

Pour toutes ces écoles, l’intervention des autorités publiques exerce un effet perturbateur qui porte atteinte aux
libertés individuelles. La vie sociale doit se calquer sur le modèle du marché.

La critique conservatrice
Le rapport de Crozier, Huntington, Watanuki sur la gouvernabilité des démocraties occidentales (The Crisis of
Democracy. Report on the Government of Democracies to the Trilateral Commission, New York, 1975) eut un
impact important à la fin des années 70.

Proposant une approche plutôt conservatrice, s’interrogeant sur le mal-fonctionnement des démocraties, le
diagnostic posé par les trois auteurs est que les sociétés occidentales sont devenues ingouvernables en raison de
la croissance ininterrompue de demandes sociales différentes et contradictoires en direction des Etats. Les années
d’Etat-providence ont ainsi conduit à une croissance dangereuse des activités publiques.

Les raisons de cette croissance sont posées par les auteurs.

• L’expansion de la participation politique a créé une surcharge sur les gouvernements.

• L’intensification de la compétition politique a conduit à la désagrégation des intérêts et à la fragmentation


des forces politiques (déclin des capacités de compromis social).

• Le développement des valeurs d’égalité et de l’individualisme ont conduit à la délégitimation de l’autorité,


donc renforcent la crise de la confiance politique.

• Les demandes des électorats et les pressions sociétales sur leur gouvernement encouragent des replis
nationalistes (nationalistic parochialism) dans la conduite des politiques extérieures.

La pensée marxiste contre l’Etat


L’analyse marxiste considère l’Etat comme l’un des prolongements du capitalisme. La pensée marxiste des années
60-70 dénonce le rôle de l’Etat moderne comme un instrument permettant de contrôler les classes populaires et
empêcher toute expression révolutionnaire. Dans l’histoire, l’Etat a développé des « appareils répressifs » (police,
armée, tribunaux, prison…) servant à protéger les intérêts de la classe dominante.

Si Marx proposait une société idéale dans laquelle l’Etat, instrument de domination de la classe bourgeoise, est
voué à disparaître, l’objectif de la destruction de l’Etat disparaît au 20e s. chez de nombreux penseurs marxistes.
L’idée est bien plus de conquérir l’Etat pour en faire un instrument au service des objectifs révolutionnaires.

La critique de la philosophie critique


Les années 60-70 voient émerger tout un ensemble de courants philosophiques critiques qui, bien que ne se
revendiquant pas du marxisme, dénoncent les formes d’aliénation associées au développement des appareils
d’Etat.

Michel Foucault, par exemple, étudie le développement des institutions disciplinaires depuis le 17e s. S’il prend
appui sur l’exemple historique de la prison et de la clinique comme lieux d’analyse de la société de surveillance,
Foucault n’en jette pas moins un regard bien plus large sur les institutions de la société moderne. Pour lui, la
société est marquée par un irrésistible renforcement des mécanismes disciplinaires. Le pouvoir ne s’y exerce plus
par l’application d’une force extérieure imposant sa puissance répressive, mais par la propagation de tout un
ensemble de techniques de contrôles diffus et permanents exerçant une contrainte sur les conduites individuelles.
C’est moins l’Etat comme appareil bureaucratique, que la diffusion de savoirs de gouvernement permettant de
contrôler les individus et les populations, qui inquiète Foucault.

La critique de Jürgen Habermas (dans Raison et légitimité, 1978) identifie quatre types de crises de l’Etat du
« capitalisme avancé ». La « crise économique » du capitalisme est réelle même si l’Etat parvient à compenser ses
effets en construisant des compromis sociaux. La « crise de rationalité » est le prolongement de la première dans le
82
système politique : la crise de l’économie entraine une surcharge de l’appareil d’Etat qui se voit désormais confier
la responsabilité de répondre à toutes les attentes sociales, mais dont les capacités de régulation sont désormais
limitées. Le système politique fait alors face à une « crise de légitimation », car il ne parvient plus à obtenir le
soutien et la loyauté des masses dont il a besoin pour pouvoir intervenir. Enfin, cette crise de légitimation va de pair
avec une crise de motivation : le système d’intégration sociale étant désormais en déliquescence, les individus ont
tendance au repli sur soi, à l’apathie civique et à l'isolement dans des structures privées (la famille, l’entreprise et
les loisirs).

Les critiques de la « deuxième gauche »


Dans les années 70, une partie de la famille socialiste, réunie en France sous le sigle de la « deuxième gauche »,
considère que les interventions démultipliées de l’Etat ont progressivement eu un effet inverse à celui espéré
initialement : la solidarité et la redistribution. En fait, l’Etat défait les liens de solidarité entre les individus et il
convient de repenser les fonctions de régulation collective à partir d’institutions sociales et autonomes, plutôt que
d’administrations centrales et bureaucratiques.

Le retrait de l’Etat
L’Etat est donc l’objet de critiques multiples. Mais durant la même période, il subit des changements structurels
importants. Les réformes engagées par les gouvernements remettent en question la conception interventionniste
de l’Etat, à l’origine d’une remise en cause des administrations publiques de type wébérien (organisations
centralisées et rationnelles, formées de professionnels maîtrisant la connaissance technique et travaillant selon des
règles distinctes du domaine privé).

Le « tournant néo-libéral » des années 80


Le « tournant néo-libéral » désigne toutes les grandes réformes engagées par les pays industrialisés dans les
années 80 et 90, marquées par l’abandon du modèle de l’Etat-providence et des politiques économiques
keynésiennes, auxquelles sont substituées de nouvelles formes de régulation donnant une place plus importante
aux mécanismes de marché. Ce tournant touche l’ensemble des pays industrialisés : Grande Bretagne (1979),
Etats-Unis (1981), Allemagne (1982), France (en 1983, et surtout à partir de 1986) et même la Suède (entre 1991 et
1994).

Il ne faut pas sous-estimer le rôle des idées dans le changement d’orientation des politiques publiques. Celles-ci
sont loin d’être toujours guidées par l’exigence pragmatique de la bonne gestion publique. Les idées jouent un rôle
majeur dans les changements d’orientation des « politiques structurelles ». Aussi, au tournant des années 70-80,
on note un véritable « changement de paradigme » (un changement global des conceptions attachées au rôle de
l’Etat dans la société, changement progressif mais aux effets déterminants).

Le départ de ce mouvement est la mobilisation des contribuables aux Etats-Unis où les citoyens disposent de
moyens juridiques (notamment les référendums d’initiative populaire) permettant de formuler des propositions au
gouvernement fédéral ou à celui des Etats (« la révolte des contribuables »). L’une des expressions les plus nettes
fut l’adoption par référendum, en 1978, en Californie, d’une réforme (la « proposition 13 ») abaissant sensiblement
les taxes foncières californiennes. L’initiative référendaire contribua à réduire les recettes de l'État californien de 6
milliards $. La « proposition 13 » inaugure une phase où les réductions d'impôt deviennent un enjeu fondamental
de la politique nationale.

Le nouveau paradigme néolibéral oriente désormais les politiques économiques vers des objectifs précis :

• privatisation des entreprises ;

• desserrement des régulations juridiques entravant les mécanismes de marché ;

• réduction des déficits publics ;

• ouverture internationale des échanges ;

• abandon de certains outils d’intervention classiques, comme la planification et l’instrument monétaire.

Il est intéressant de regarder un pays connu pour avoir un service public étendu et performant : la Suède. Une
dizaine de sondages menés entre 1982 et 1996 renseignent sur les tendances erratiques de l’opinion.

Commentaires

• L’idéologie néo-libérale gagne du terrain tout au long des années 80. Sa réception est à son optimum en
1990.

• Sur la période 1991-1994, la montée d’une opposition au gouvernement conservateur est particulièrement
nette.

• D’une manière générale, l’évolution incertaine de l’opinion témoigne que les orientations idéologiques des
gouvernements ne se traduisent pas par un changement massif des opinions publiques.

On verra, dans les lignes qui suivent, trois modes de réforme affectant directement les appareils bureaucratiques
dans le contexte des années 1980-1990 : la privatisation des entreprises publiques, la dérégulation de certains
secteurs, les délégations de certains services de l’administration vers des acteurs marchands ou parapublics.

Privatisation

83
La privatisation est le processus par lequel une autorité publique vend tout ou partie du capital d’une entreprise
publique à des investisseurs privés. Elle s’accompagne de deux formes d’évolution possibles de la structure des
entreprises publiques :

• la « privatisation totale » qui engendre un changement dans le statut juridique des entreprises qui passent
du statut public à privé ;

• la « privatisation partielle » qui s’accompagne d’une vente d’actions d’entreprises publiques à des
actionnaires privés (alors que le capital reste majoritairement public).

Les privatisations commencent dès les années 1970, mais de façon très limitée (ex. le gouvernement allemand
vend des actions de la Lufthansa). Elles s’accélèrent dans les années 1980.

• C’est au Royaume-Uni qu’a lieu le plus important programme de privatisations, à partir de 1979, avec le
gouvernement Thatcher. Entre 1979 et 1991, 70 entreprises sont ainsi cédées au secteur privé, pour une
valeur totale de 5 % du PIB. Tous les grands monopoles traditionnels sont alors concernés. Durant cette
période, 1 million d’emplois sont transférés du secteur public vers le secteur privé.

• En France, entre 1986 et 1988 (gouvernement Jacques Chirac), 66 entreprises sont jugées privatisables,
dont 42 dans le secteur bancaire. Le programme est retardé par le krach boursier de 1987, mais un tiers
des privatisations sera mené à bien.

• En Italie, le gouvernement démantèle des holdings d’Etat dans le domaine bancaire, et dans celui de la
prospection pétrolière et gazeuse.

Globalement, en 1993, selon Vincent Wright, les gouvernements de 100 pays auraient vendu pour l’équivalent de
250 milliards $ d’actifs des entreprises publiques à des investisseurs privés depuis les premiers programmes de
privatisation. Les privatisations ont touché essentiellement quatre grands secteurs :

• l’industrie ;

• le secteur bancaire ;

• les télécommunications ;

• l’énergie (électricité, gaz et pétrole).

Dérégulation
La dérégulation désigne toutes les mesures visant à abroger ou assouplir les possibilités, pour l’Etat, d’influencer le
secteur privé par le biais de la législation ou du règlement.

Par son pouvoir de régulation, l’Etat pouvait s’arroger un certain nombre de prérogatives sur le marché, comme :

• le contrôle de l’accès au marché (licences) ;

• le contingentement de la production ;

• l’encadrement des prix.

Les régulations avaient pour justifications :

• des impératifs stratégiques (liés à la défense des intérêts nationaux) ;

• des motifs d’ordre public ;

• des raisons liées à la protection du consommateur.

Les 1ères politiques de dérégulation sont conduites aux Etats-Unis dans quatre grands secteurs :

• l’audiovisuel et les télécommunications : secteurs auparavant très encadrés, il fut décidé désormais
d’autoriser la création de nouvelles chaînes ne dépendant plus de l’Etat ;

• le secteur des transports, notamment le secteur aérien (contrairement aux chemins de fers où subsiste une
compagnie nationale : Amtrak) ;

• les services financiers : déréglementation boursière, fin de l’encadrement du crédit ;

• l’énergie.

Délégation
La délégation peut être définie comme un transfert de tâches de régulation et de contrôle, jusque-là remplies par
l’administration publique, à des agences, certes désignées par les gouvernements, mais dotées d’une importante
autonomie.

Un important train de délégations est engagé au Royaume-Uni par Margaret Thatcher, au début des années 1980,
pour contourner les opacités, la lenteur et surtout les résistances du civil service. Il en résulte de nombreuses
agences dans différents domaines de politiques publiques.

En France, la délégation par la création d’agences est devenue aujourd’hui la norme. Il en existe dans de nombreux
domaines. Certaines ont le statut juridique d’AAI (autorités administratives indépendantes) (cf. leçon 3). Parmi elles,
on peut citer :

• L’Autorité des marchés financiers (AMF) (créée en 2003, succède à la COB) est un organisme public
indépendant, doté de la personnalité morale et disposant d'une autonomie financière, qui a pour missions
de veiller à la protection de l'épargne investie dans les instruments financiers ; à l'information des
investisseurs ; au bon fonctionnement des marchés d'instruments financiers.

84
• Le Conseil supérieur de l’audiovisuel est une instance de régulation créée en 1989, formée de 9 conseillers
nommés par les présidents de la République, de l’Assemblée nationale et du Sénat, en charge :

◦ de contrôler la neutralité (politique, religieuse, syndicale…) et le pluralisme des programmes


télévisés ;

◦ de la désignation des directeurs des chaînes publiques ;

◦ d’attribuer les autorisations d’émettre.

De façon étonnante, le « retrait de l’Etat » (privatisation, dérégulation, délégation) n’a pas conduit au déclin du
poids des administrations publiques. On a vu dans la leçon 6 que le nombre de fonctionnaires dans les pays de
l’OCDE était plutôt à la stabilisation qu’à la décroissance.

La redéfinition du rôle de l’Etat


L’idée d’un « retrait » ou d’une « stabilisation » de l’Etat traduit des évolutions statistiques. Mais elle ne dit rien sur
la transformation du rôle de l’Etat. L’analyse des politiques publiques, en science politique, donne quelques
enseignements.

Vers un « Etat régulateur »


L’interprétation est proposée par le politiste italien Giandomenico Majone. Selon lui, la fin du 20e siècle est
caractérisée par le passage de l’Etat interventionniste vers un « Etat régulateur » :

• l’Etat interventionniste n’hésitait pas à intervenir directement, comme acteur, dans la fabrication et la mise
en place des politiques publiques ;

• l’Etat régulateur n’intervient plus directement comme un acteur des politiques publiques, mais plutôt
comme un producteur de normes juridiques destinées à réguler le système du marché.

Dès lors, la fonction principale de l’Etat est de mettre en place des règlements permettant :

• de veiller à ce que les acteurs économiques jouent bien le jeu du marché ;

• d’assurer des règles de transparence et d’équité ;

• de lutter contre les dérives : accroissement des inégalités, concentration du capital, marché noir, économie
mafieuse.

En Europe, ce transfert des fonctions s’accompagne d’un rôle accru de l’UE qui joue de plus en plus ce rôle de
régulation juridique aux côtés des Etats nationaux. A l’échelle internationale, un rôle similaire de « régulation » du
commerce international est joué par l’OMC (mais, bien sûr, sans les préoccupations sociales qui sont
traditionnellement celles de l’Etat).

Cette analyse ne suit pas l’idée selon laquelle le tournant néolibéral se serait traduit par une déréglementation
généralisée des marchés et l’essor d’un « capitalisme sauvage » mondialisé. Bien au contraire, elle s’appuie sur
l’idée que la production des cadres juridiques n’a jamais été aussi importante que depuis une trentaine d’années, y
compris dans des domaines relevant de l’économie internationale. La réalité est sans doute entre les deux.

D’un côté, il est certain que la demande d’une législation protectrice des biens publics (nationaux ou mondiaux) et
garantissant des mécanismes redistributifs des richesses justifie le maintien d’une production normative intense
dont l’Etat est le garant.

Biens publics
Les biens publics sont des ressources partagées ou des services collectifs qui sont indispensables au bien-être et
au développement des individus et des sociétés, et ne sont donc pas susceptibles d’aucune appropriation privée.

D’un autre côté, le rôle croissant des acteurs de marché dans les échanges mondiaux, la faible régulation des
marchés financiers mondialisés (et largement automatisés) et le développement de nouvelles formes de régulation
privées à l’échelle transnationale (y compris dans la production de normes par les acteurs du secteur privé, ce que
certains juristes appellent le « droit de la mondialisation »), ou encore l’importance des technologies de
communication dans les échanges, affaiblissent considérablement la capacité des Etats à édicter des règles
contraignantes dotées d’une applicabilité universelle.

L’Etat dans les systèmes d’action ouverts


L’appareil de l’Etat doit aujourd’hui s’adapter à un environnement économique et institutionnel en pleine mutation.
Dans la plupart des domaines d’intervention publique, l’Etat n’est plus en mesure de fixer seul le contenu des
programmes publics. Il n’est plus le seul financeur des politiques et recourt à des sources de financement diverses.
Il fait de plus en plus appel, enfin, à des prestataires externes à qui il sous-traite une aide technique ou matérielle
pour la réalisation opérationnelle de ses activités.

Dès lors, la construction des politiques publiques exige, pour les acteurs de l’Etat, de recourir à des instruments
d’intervention qui peuvent permettre d’interagir avec une multitude d’acteurs aux statuts divers (collectivités
territoriales, organismes financiers, prestataires de service, opérateurs parapublics ou privés, entreprises,
associations, ONG, fondations, cabinets d’étude et d’évaluation, agences de notation…). Les politiques de

85
développement s’appuient de plus en plus sur des modèles d’intervention reposant sur le partenariat entre acteurs
publics et privés, dans les domaines financiers, techniques ou opérationnels.

L’hybridation entre le privé et le public


Le développement du contrat comme instrument d’action publique
Depuis les années 80-90, l’instrument du contrat s’est substitué aux instruments de planification publique dans la
mise en œuvre des politiques publiques. Tenus d’intervenir dans un environnement de plus en plus ouvert, où les
acteurs économiques et sociaux jouent un rôle important, les acteurs publics font en effet un usage croissant de
contrats les liant à des partenaires très divers. La contractualisation a l’avantage de la souplesse dans la fixation
des objectifs. Elle responsabilise également les partenaires impliqués dans l’élaboration et la mise en œuvre des
politiques publiques.

Les contrats conclus par l’Etat sont divers. Certains contrats lient l’Etat et ses partenaires (publics ou privés) sur
des périodes pluriannuelles, pour la réalisation de programmes d’action publique. C’est le cas, par exemple, du
Contrat de programme Etat-régions (CPER). D’autres contrats sont exécutés dans le cadre des marchés publics
(ex. les concessions passées dans le domaine de la distribution d’eau). L’Etat peut enfin participer à des contrats
territoriaux associant l’ensemble des acteurs d’un secteur dans la réponse publique à un problème ou un enjeu
particulier (ex. les contrats locaux de sécurité dans le domaine de la sécurité publique et de la prévention de la
délinquance).

La contractualisation accompagne la transformation des Etats contemporains. Elle permet des modalités d’action
ouvrant la possibilité à la généralisation des partenariats publics-privés.

Les partenariats public-privé


Les partenariats public-privé (PPP) sont l’expression très concrète de ce mouvement de contractualisation qui
accompagne la mise en œuvre de l’action publique. Ces partenariats, établis sur la base d’un contrat, sont établis
entre des institutions politico-administratives et des acteurs du secteur marchand (le plus souvent des entreprises)
ou non marchand (associations, ONG, fondations, mutuelles) pour la gestion d’équipements et la production de
services publics.

Le « prestataire privé » de l’administration reçoit en contrepartie un paiement versé soit par l’administration elle-
même (ou l’autorité politique dont elle dépend), soit directement par les usagers du service public. Très
concrètement, les PPP sont un mode de financement par lequel les pouvoirs publics se déchargent d’une partie de
la responsabilité au profit de prestataires privés, dont l’action est souvent jugée plus efficace au regard des
ressources publiques disponibles.

Les PPP sont devenus une voie très courante d’intervention publique dans la plupart des pays de l’OCDE. Ils
tendent également à se généraliser, sous des formes variées, dans la plupart des secteurs couverts par l’action
publique. Certains domaines font l’objet de partenariats public-privé depuis fort longtemps, comme la distribution
de l’eau ou le traitement des déchets (sous la forme de la « concession de service public » par exemple). Mais
depuis quelques années, les gouvernements encouragent fortement le développement de tels partenariats, en
raison notamment de la plus grande efficacité présumée des entreprises privées. On associe dès lors souvent la
diffusion de telles pratiques au succès grandissant des conceptions néolibérales qui incitent au développement de
nouvelles formes de gouvernance publique intégrant la sphère marchande et les acteurs sociaux dans les
dispositifs de régulation collective.

Le développement des PPP traduit bien l’idée que l’action publique est désormais largement une « coproduction »
associant les institutions politico-administratives et les acteurs privés intervenant comme prestataires. Toutefois, la
notion de PPP reste éminemment floue. Elle ne rend notamment pas compte de la très grande diversité des
configurations d’acteurs et des formes de collaboration qui s’institutionnalisent dans les différents secteurs de
l’action publique, à des niveaux d’intervention variés et/ou selon des logiques propres à chaque pays.

La gouvernance multi-niveaux
En Europe, les réformes de décentralisation et la construction communautaire ont considérablement ouvert les
dispositifs d’action publique. Désormais, l’Etat est un échelon institutionnel parmi d’autres, même s’il reste
l’institution conservant le privilège de représenter la souveraineté. L’exercice du pouvoir gouvernemental ne
s’exerce plus à partir d’un centre, mais dans un système institutionnel de plus en plus complexe où chaque
échelon intervient.

Sur de nombreuses politiques conduites sur le territoire, les municipalités, les départements, les régions, l’Etat et
l’UE, mais aussi des établissements publics, des agences de régulation, co-construisent et cofinancent les
décisions.

D’où l’hypothèse de l’émergence d’une « gouvernance multi-niveaux », c’est-à-dire des modes de régulation et de
prise de décision publique associant systématiquement différents acteurs publics situés à des échelons différents
de pouvoir.

86
Cette gouvernance multi-niveaux pose le problème de la responsabilité (au sens de accountability) :

• Comment identifier la responsabilité des actions publiques dans un système de multi-acteurs ? Qui est
responsable, notamment sur le plan pénal, lorsque cinq ou six acteurs sont présents, à la fois au niveau du
financement et de la maîtrise d’ouvrage ?

• Ex. lors des catastrophes sanitaires, mortalité sur les routes, lors des violences (délinquance autour des
stades).

La difficulté est que les individus et les groupes catégoriels se retournent souvent contre l’Etat… alors que celui-ci
n’est qu’un participant parmi d’autres.

La conservation d’instruments d’intervention unilatérale


Il ne faudrait pas penser, enfin, que les Etats se trouvent totalement démunis comme instance de gouvernement.

Tout d’abord, beaucoup de pays conservent des entreprises publiques dans des secteurs stratégiques (ex. énergie,
télécoms, transports aériens). Ces entreprises représentent parfois un volume d’activité représentant plus de 10 %
du PIB, comme en Italie ou en France (alors que ce volume est très faible ailleurs, comme au Royaume-Uni).

Ensuite, les Etats maintiennent des participations dans les grandes entreprises privatisées où ils peuvent jouer un
rôle de veto (par exemple, l’Etat français au sein de Engie, ex-GDF Suez, où il détient un tiers du capital).

En outre, les Etats continuent d’agir indirectement au travers des nouvelles agences et tout un ensemble
d’organismes hybrides qui, bien qu’ayant une autonomie de fonctionnement, restent soumis à l’influence des
administrations centrales (cf. leçon 3).

Enfin, l’Etat utilise les instruments contractuels pour construire des arrangements négociés avec les acteurs du
secteur privé sur des domaines touchant les axes prioritaires des politiques nationales. En France, par exemple, les
Contrats de programme Etat-région (CPER) entre l’Etat et les collectivités territoriales, ou les Documents uniques
de programmation (DOCUP) pour la gestion régionale des financements européens, sont censés introduire une
concertation permanente entre tous les acteurs des politiques régionales. Mais l’Etat y joue un rôle central et
dispose d’une réelle capacité de peser sur le résultat du partenariat, à la fois comme acteur financier et comme
instance d’arbitrage (en position de représenter l’intérêt général face à la diversité des demandes exprimées sur les
territoires).

Chapitre 9 : L’ouverture des administrations à la société : vers une gouvernance démocratique ?


Les administrations modernes sont depuis longtemps soumises à des impératifs de changement, nécessaires pour
s’adapter en permanence à leur environnement social et économique, lui-même changeant. Comme toutes les
organisations, elles doivent également prouver leur performance, ce qui conduit les gouvernements à envisager
des processus de réforme censés améliorer l’efficacité de l’action administrative.

La question de la réforme des administrations appelle cinq remarques liminaires :

1. Le discours sur la «  réforme de l’Etat  » (sous-entendu de son appareil bureaucratique) est au cœur de la
rhétorique politique dans la plupart des démocraties contemporaines. Il fait l’objet de propositions et de
commentaires de la part des responsables politiques, des journalistes, des intellectuels, etc. Les ouvrages sur le
gaspillage, la gabegie, l’inefficacité de l’Etat, le pouvoir des « technocrates », la passivité ou le corporatisme des
fonctionnaires, sont des succès de librairies constants. En France, la critique de la sclérose bureaucratique
alimente aujourd’hui le discours des «  déclinologues  » (type Nicolas Baverez). Aux Etats-Unis, la critique de
l’administration fédérale, tant de son inefficacité que de son caractère intrusif, est un élément idéologique qui réunit
toutes les sensibilités de la droite républicaine.

2. De quand date le discours de la réforme ? Il est présent depuis plusieurs siècles et accompagne la croissance
de l’Etat. Il s’appuie sur deux critiques :

• La critique de l’omnipotence de l’Etat, c’est-à-dire la dénonciation des dérives autoritaires associées à la


croissance de l’appareil bureaucratique. Cette critique est présente dans la pensée libérale (qui perçoit le
développement de l’Etat comme un facteur de limitation des libertés politiques et économiques), mais aussi
dans la vulgate marxiste (qui voit l’Etat comme un instrument au service de la reproduction de la société
capitaliste).

• La critique des fonctionnaires, critiqués pour leur statut protecteur qui ne les incite pas à être aussi
productifs que les salariés du secteur privé, et souvent perçus comme des catégories professionnelles
rétives au changement. La critique est déjà présente chez Saint-Simon (critique des « oisifs », en particulier
de la noblesse présente aux postes stratégiques de l’Etat sous la monarchie).

3. La question de la réforme reste traversée par une tension majeure : d’un côté, ceux qui estiment que l’on est allé
trop loin dans la privatisation de l’Etat, la «  managérialisation  » de l’activité publique, l’abandon des services
publics, etc. ; de l’autre, ceux qui estiment que l’Etat est devenu un système bureaucratique peu efficace, dont les
missions de service public sont susceptibles d’être assurées par des organisations privées, avec ou sans but

87
lucratif. Dans de nombreux pays, cette tension traverse l’échiquier politique, les partis de gauche étant
généralement plus favorables à l’Etat que les partis de droite.

4.  La thématique contemporaine de la réforme de l’Etat est clairement associée à la revalorisation des modèles
d’organisation des activités publiques inspirés de ceux du marché, avec la vogue du New Public management. La
critique est partie des pays anglo-saxons, notamment la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Elle a gagné
l’ensemble des pays de l’OCDE. En France, cela se traduit par un déplacement important de la thématique de la
modernisation. Au début de la 5e République, il s’agissait de réformer l’Etat pour réformer la société. La réforme
s’appuyait sur des conceptions idéologiques portées par les hauts fonctionnaires : « moderniser » la politique en
restaurant le pouvoir d’Etat. Au début du 21e s., il s’agit désormais de réformer l’Etat pour le rendre plus sensible
aux demandes de la société et, pour partie, l’adapter à un modèle de gouvernance associant étroitement les
acteurs sociaux, les acteurs de marché et les citoyens.

5. L’importance consacrée à la réforme des administrations s’est traduite par l’institutionnalisation d’un mouvement
réformateur au sein même de l’Etat. Par exemple, en France, tout un ensemble d’institutions participent à ce
mouvement (par exemple avec la création d’un ministère de la réforme de l’Etat en 1995, d’un Commissariat à la
réforme de l’Etat, ou encore d’agences impliquées dans l’évaluation, comme l’Agence nationale d’évaluation des
hôpitaux ou l’Agence nationale d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur).

Dans les dernières leçons 9 et 10, nous aborderons deux questions majeures de la réforme.

• Tout d’abord, la question démocratique, notamment la place des usagers dans la construction de l’action
administrative.

• Ensuite, la question de la performance institutionnelle, à travers la mise en place des nouvelles règles de
gestion et de pilotage dans l’administration.

Les nouvelles administrations et la question du contrôle démocratique


Dans le modèle classique de l’administration, le citoyen est maintenu dans une position de passivité. Il est un
« administré » ou un « usager », censé recevoir les services octroyés par les pouvoirs publics. Il est le destinataire
d’une activité administrative qui se fait sans lui.

• Il s’agit d’un modèle où l’administration agit (elle applique les décisions du politique), mais où elle est
censée rester séparée du corps social.

• Les administrations imposent donc une logique de distance, voire de hiérarchie, entre l’agent en charge
d’une fonction et l’usager qui en est le destinataire final. Cette distance était symbolisée, par exemple, par
la paroi de verre qui séparait traditionnellement l’usager du fonctionnaire.

• Selon P.  Rosanvallon (1990), cette situation renvoie en France au modèle de construction de l’Etat,
largement sous l’influence de l’idée de « volonté générale » : le « citoyen » a pris le pas sur « l’usager ». Le
citoyen, reconnu dans ses droits civiques les plus sacrés, participe à la constitution de la «  volonté
générale  ». Une fois la décision politique adoptée, l’usager est censé se plier aux décisions de l’Etat, en
charge de la réalisation de l’intérêt général.

Ce modèle est contesté à partir des années 1960. Des voix de plus en plus nombreuses appellent à un
changement des conceptions de l’action administrative, tant avec les individus (usagers, citoyens ou clients)
qu’avec les groupes organisés (syndicats, associations, acteurs économiques).

Ceci explique le recours à deux nouveaux termes pour qualifier la relation entre les administrations et la population
depuis les années 70-80 :

• « Usager » : la notion suppose la reconnaissance de droits propres aux bénéficiaires des services publics ;

• « Client » : la notion, privilégiée dans les pays anglo-saxons, suppose un alignement par rapport au secteur
privé (donc dans des situations non monopolistiques).

◦ Ces 2 notions s’ajoutent, en France, à celles d’«  administré  » et de «  citoyen  », deux notions qui
placent l’individu dans une relation politique à l’appareil d’Etat.

◦ A noter : les frontières entre ces catégories sont loin d’être aussi claires qu’on pourrait l’imaginer :
elles sont souvent utilisées comme termes analogiques. L’usage de certaines catégories est
encouragé car valorisant (citoyen)  ; l’usage d’autres catégories est souvent proscrit, car
politiquement risqué (client).

Dans l’ensemble des grands pays bureaucratiques, de nouvelles conceptions de l’action administrative se
diffusent. Ces conceptions s’inscrivent dans une double logique :

• Information et transparence : permettre à l’usager d’accéder à une meilleure information sur l’administration
et sur les politiques conduites par les pouvoirs publics ;

• Consultation et concertation : permettre une meilleure implication des destinataires dans la définition et la
conduite de l’action publique.

La question de la transparence administrative

88
Pendant longtemps, celle-ci jouissait d’un pouvoir discrétionnaire. L’idée de la transparence est donc plutôt
récente dans l’histoire de l’administration. Néanmoins, aujourd’hui, le mouvement est international.

Le principe de transparence suppose d’être appliqué dans deux sens :

• une meilleure communication de l’administration en direction des usagers ;

• un accès facile et permanent, pour les usagers, aux informations que détient l’administration.

La communication bureaucratique
Les administrations contemporaines cherchent à contrôler leurs relations avec la presse. Elles communiquent
également de plus en plus vis-à-vis de leurs usagers. Elles cherchent à communiquer en cherchant à sonder et
s’adapter aux demandes de la population. Elles modifient leurs pratiques de façon à garantir plus de transparence
dans leur fonctionnement  : l’idée est d’accroître la lisibilité et la qualité des informations relatives aux politiques
réalisées avec le concours de l’administration.

Cela a conduit à la mise en place, dans la plupart des organisations publiques, de services ou directions chargés
de l’information du public et des relations avec les médias, placés le plus souvent au plus près du pouvoir
politique.

• Aux Etats-Unis, l’Office of the Chief Information Officer (OCIO) est l’une des sept composantes de
l’administration présidentielle. Le bureau assure la communication officielle de la Maison blanche, en
complément du « directeur des communications » en charge de la communication personnelle du président.

• Au Pays-Bas, le Government Information Service est un service clé qui assure les relations de la Maison
royale, du Premier ministre et de son cabinet, avec les grands médias. Plus largement, il est en charge de la
communication entre les différentes branches de l’exécutif.

• Même les ministère traditionnellement peu enclins à communiquer sur leurs activités ont développé des
services importants. Ainsi, en France, au Ministère de la Défense, le Service d'informations et de relations
publiques des armées (SIRPA) assure la communication des armées avec les grands médias, loin du cliché
traditionnel de la « grande muette ».

Les administrations achètent désormais des encarts publicitaires pour expliquer ce qu’elles font, financent des
sondages sur les attentes des populations, investissent massivement dans la réalisation de sites web performants
permettant d’entretenir une communication permanente et fluide avec les usagers.

L’accès à l’information
L’Etat s’appuie traditionnellement sur le principe de secret. Historiquement, le secret a constitué un élément
constitutif de la construction des Etats modernes. Il a même pu être théorisé sous la forme de la « raison d’Etat »,
pour les activités essentielles à sa stabilité.

Or, cette tradition du secret est de plus en plus contestée, à l’exception, bien sûr, des domaines qui touchent à la
défense, la sécurité intérieure et plus généralement l’ordre public. Désormais, l’Etat multiplie les dispositifs pour
garantir l’accès des administrés aux informations.

• Aux Etats-Unis, la tradition libérale a justifié que soient mis en place des systèmes d’information obligeant
les administrations à communiquer régulièrement toutes sortes de données aux organes parlementaires,
mais aussi à la presse, permettant ainsi d’éviter tout risque de concentration du pouvoir aux mains de la
structure administrative.

• En France, plusieurs lois importantes dans les années 1970 vont dans ce sens :

◦ la loi du 6 janvier 1978 sur l’accès aux fichiers informatisés : elle institue la Commission nationale
informatique et libertés (CNIL) ;

◦ la loi 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs : elle institue la Commission d'accès
aux documents administratifs (CADA), autorité administrative indépendante qui doit faciliter l'accès
des usagers aux documents administratifs ;

◦ la loi 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs.

D’une manière générale, les administrations ont une obligation de motivation des décisions dans un nombre
croissant de domaines. Les usagers, de leur côté, ont des possibilités croissantes de recours sur la base des
informations qui leur sont produites.

Selon Jacques Chevallier, « l’objectif serait de parvenir à une administration transparente, ouverte aux administrés,
en dissipant le brouillard qui l’entoure, en déchirant le voile qui la recouvre, en levant le mur du silence qui la
protège » (Science administrative, 2002, p. 446). Mais, selon lui, on est plutôt en face d’un « clair obscur », avec le
maintien de zones étendues de confidentialité pour l’administration. De surcroît, l’obtention de certains documents
reste souvent difficile lorsque l’administration est récalcitrante. Enfin, il existe un effet induit  : la transparence
conduit parfois à la complexification administrative, à la bureaucratisation et à la standardisation de l’information…
ce qui ne fait que renforcer l’opacité générale.

La simplification des actes administratifs


La lutte contre la complexité et l’opacité de l’administration

89
La simplification des actes de l’administration est devenue une priorité de l’ensemble des administrations. La
complexité des procédures, l’illisibilité des documents et le vocabulaire technocratique contribuent en effet à
éloigner le citoyen de son administration, accentuant une coupure contribuant à délégitimer le rôle de la puissance
publique. Elles sont également une source d’inefficacité et d’opacité. Désormais, l’objectif de « débureaucratiser »
l’administration, en simplifiant les mécanismes de décision et les opérations en direction des usagers, est devenu
l’un des axes des réformes de modernisation de l’administration dans de nombreux pays, notamment en Europe.

Les mesures visent en général trois grands objectifs :

• accélérer le développement des entreprises ;

• faciliter la vie des particuliers ;

• alléger le travail des administrations.

Au sein de l’UE, la chasse aux « paperasses » redondantes ou périmées est devenue un objectif affiché de
l’administration de Bruxelles dès la fin des années 2000. En juillet 2007, par exemple, la Commission européenne
décidait de réduire, voire supprimer, toute une série d’exigences administratives considérées comme excessives ou
dépassées. Elle adoptait notamment des mesures visant à simplifier ses décisions influant sur l’environnement des
entreprises du secteur privé (règles touchant le droit des sociétés, la comptabilité et le contrôle des comptes).

Le Royaume-Uni et la France, deux modèles de simplification


Le Royaume-Uni est sans doute le pays qui a engagé l’une des réformes les plus importantes dans le domaine de
la simplification des actes de l’administration.

• En 2006, la complexité administrative devient la cible du Department for business (ministère de l’Entreprise)
au sein du gouvernement de Tony Blair. L’enterprise regulatory reform a ainsi programmé une réduction de
25 % des contraintes réglementaires pesant sur les entreprises et le secteur tertiaire. Pour tenir cet objectif
ambitieux, 19 administrations et agences ont été mobilisées dans la rédaction de plans de simplification
annuels.

• L’ensemble des secteurs touchant à la vie des entreprises ont été passés au crible (embauche, salaires,
fiscalité, sécurité sanitaire, droit des sociétés, etc.), avec en ligne de mire la simplification des démarches
pratiques et la chasse aux règles obsolètes:

◦ abrogation de règlements ;

◦ création d’exemptions réglementaires ;

◦ clarification de formulaires ;

◦ amélioration des voies d’accès à l’information…

• Cette politique de simplification a débouché sur des résultats encourageants : abrogation ou simplification
de plus de 280 règles et règlements  ; suppression de 54 % des formulaires associés à la santé et à la
sécurité, jugés redondants ou dépassés. Les réductions de charges obtenues ont déjà fait économiser aux
entreprises britanniques près de 1,5 milliards £.

En France, le gouvernement a également placé la simplification au cœur de la réforme visant la modernisation de


l’Etat.

• La loi 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations institue des
règles et obligations d’information que doivent respecter toutes les organisations publiques (Etat,
collectivités territoriales, établissements publics à caractère administratif, organismes de sécurité sociale et
autres organismes chargés de la gestion d’un service public administratif).

• Un Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif (juillet 2001) est désigné, afin de
réécrire les formulaires administratifs dans un style simple et accessible pour les rendre plus lisibles.

• En 2012, le gouvernement décide de réaliser un «  choc de simplification  », en engageant un programme


pluriannuel. Les premières mesures ont visé à simplifier la vie des entreprises (création d’un portail unique
d’aide aux entreprises, simplification du droit applicable à l’immobilier d’entreprise, réduction des obstacles
à l’export, déclaration sociale nominative).

• Dès 2013, un programme à long terme prévoyant plus de 200 mesures transversales et pluriannuelles de
simplification des démarches administratives et des normes législatives et règlementaires est engagé, sous
l’égide du Comité interministériel pour la modernisation de l’administration publique (CIMAP) :

◦ suppression des démarches superflues dans la vie des entreprises ;

◦ simplification des actes du secteur du logement et de la construction ;

◦ lutte contre la transposition excessive du droit communautaire en droit français ;

◦ généralisation du principe selon lequel le silence de l’administration, suite à une demande, équivaut
à un accord ;

◦ allégement les taches des services déconcentrés.

Au total, les résultats en matière de simplification sont loin d’être toujours probants. Les améliorations diffèrent
selon les pays et selon les domaines (plus rapides dans les domaines touchant la croissance). De surcroît, la
sécurité juridique impose toujours à l’administration des formulations nécessairement techniques et complexes,
tandis que les auteurs des actes administratifs continuent de recourir à un vocabulaire propre. Les contraintes de
transposition du droit européen, enfin, obligent les administrations à édicter régulièrement de nouvelles règles. La
simplification reste donc toujours un objectif plus qu’une réalité.

90
L’irruption du citoyen dans la vie des administrations
La « consultation » est une démarche provenant de l’administration. Elle consiste à solliciter un avis pour éclairer
ses choix. Néanmoins, elle n’est pas tenue de suivre les avis qui lui sont formulés.

La «  concertation  » est différente, puisqu’il s’agit d’une démarche qui s’impose à l’administration. Elle est une
méthode de gouvernement par laquelle l’administration est amenée à co-définir, avec des partenaires, les enjeux et
les problèmes inscrits sur l’agenda public. Ici, les choix qui résultent de la concertation s’imposent à
l’administration, selon des procédures juridiques précisées dans les textes.

Les deux démarches coexistent, mais globalement la seconde devient dominante aujourd’hui.

Consultation et concertation : de l’enquête au débat public


La démarche consultative peut prendre plusieurs formes. Dans la plupart des pays européens, elle s’est
progressivement élargie, passant de méthodes d’enquête contrôlées par l’administration, à des techniques de
débat mobilisant de façon plus active les parties prenantes et les destinataires de l’action publique.

En France, ce développement de la consultation administrative s’est opéré durant les années 80-90, en trois
étapes :

• 1983 : la loi « Bouchardeau » (12 juillet 1983, dite relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à
la protection de l'environnement) généralise l'enquête publique qui existait occasionnellement, auparavant,
dans un nombre limité de domaines :

◦ elle impose à l’administration une étude d'impact ;

◦ elle renforce le rôle du « commissaire-enquêteur » ;

◦ elle fixe les règles nouvelles renforçant l'information du public ;

◦ elle met l'enquête à la charge du maître d'ouvrage ;

◦ la loi et son décret d'application (1985) définissent des champs d'application désormais larges : les
aménagements (fonciers, hydrauliques, routiers, ferrés, fluviaux, aériens), le transport d’énergie, le
stockage des déchets, et plus généralement tous les ouvrages et travaux exécutés par des
personnes publiques ou privées, lorsque ces opérations sont susceptibles d'affecter
l'environnement.

• 1992 : la « circulaire Bianco » (15 décembre 1992, adoptée à la suite des difficultés rencontrées pour le TGV
Méditerranée) prévoit une procédure de concertation publique sur l’opportunité des grands projets
d'infrastructures. La procédure suppose la constitution d'une commission indépendante désignée par le
Préfet qui a la charge de l'organisation de la concertation.

• 1995 : la « loi Barnier » (loi du 2 février 1995 relative à la protection de l'environnement) crée la Commission
nationale du débat public (CNDP). Celle-ci est installée en 1997. Elle est chargée d'organiser un débat
public sur les objectifs et caractéristiques principales des grandes opérations d'aménagement d'intérêt
national de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics et des sociétés d’économie
mixte (SEM). Elle le fait au vu d'un dossier fourni par le maître d'ouvrage, comportant notamment une
description des objectifs et des principales caractéristiques du projet, l'appréciation des enjeux
économiques et sociaux, l'identification des principaux impacts sur l'environnement et l'estimation du coût
économique et social du projet.

Vers un développement de la « démocratie participative » ?


L’évolution des dispositifs de débat oriente insensiblement l’administration, au XXIe s., vers des techniques de
participation permettant aux citoyens, aux associations et à diverses parties prenantes d’intervenir plus activement
dans la définition des programmes d’intérêt général touchant les populations et les territoires.

La participation des citoyens aux programmes publics


Le modèle québécois des enquêtes et des audiences publiques, développé dans les années 80 au sein du Bureau
d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE, créé en 1978), est souvent regardé comme l’une des premières
généralisations des instruments de «  démocratie participative  » dans le domaine des grands projets
d’aménagement et d’équipement.

L’un des mécanismes aujourd’hui largement diffusés parmi les pays de l’OCDE est la « conférence de citoyens ».
Sa nouveauté consiste à réunir non pas des spécialistes, scientifiques ou techniciens (i.e. les professionnels
disposant d’un savoir spécialisé sur les enjeux en question), mais des citoyens aux opinions et aux visions
apparemment « naïves ». Il s’agit d’accompagner un processus politique d’acceptation des grands projets publics
par les populations qui en sont destinataires ou dont le mode de vie peut être affecté (directement ou
indirectement) par les projets, ou encore d’obtenir une vision des conceptions éthiques qui sont majoritaires dans
la population.

• Les premières expériences ont été engagées aux Etats-Unis dans le domaine médical (appelées alors
«  conférences de consensus  ») dans les années 70, et au même moment en Allemagne. Ces expériences
ont par la suite influé sur l’adoption de nouvelles procédures (Allemagne, Etats-Unis, Danemark, Canada)
sous la forme de « jurys citoyens », de « cellules de planification » et de « conférences de citoyens ».

• La convention signée le 25 juin 1998 à Aarhus, au Danemark, portant sur l’accès à l’information, la
participation des citoyens aux décisions publiques et l’accès à la justice en matière d’environnement, a été

91
signée non seulement par l’UE, mais aussi par 29 autres États membres de la Commission économique
pour l’Europe des Nations Unies. Elle a entraîné des adaptations législatives dans de nombreux pays.

• En France, l’Etat a multiplié les « débats nationaux » dès la fin des années 90, puis a élargi les procédures
de participation des citoyens.


◦ Le débat national sur l’école dirigé par la commission Claude Thélot (2003-2004) fut un exercice de
quasi-démocratie directe.

◦ Le modèle de la « conférence de citoyens » a été utilisé pour la première fois en France en 1998, par
l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST), à propos d’un débat
éthique et scientifique relatif à l’introduction des OGM (organismes génétiquement modifiés) dans
l’agriculture. Des expériences similaires ont été conduites en 2002 sur les changements climatiques
ou en 2003 sur le devenir des boues domestiques. Il reste que cette démarche reste bien moins
utilisée que dans d’autres pays.

◦ Le législateur a élargi les pouvoirs de la CNDP pour renforcer les expériences de démocratie
participative. La « loi Vaillant » du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, étend ainsi le
champ d'action de la CNDP. Mais surtout, il la transforme en autorité administrative indépendante
(AAI), ce qui lui donne une légitimité importante et des garanties d’autonomie. La CNDP reste
néanmoins cantonnée sur des projets touchant l’aménagement du territoire, l’équipement, les
transports et la protection de l’environnement. Mais son activité n’en est pas moins
institutionnalisée : en 2015, elle présentait 163 débats en cours sur son site Internet.

La fin de l’Etat impérieux


Comment peut-on interpréter le recours croissant aux procédures de participation ?
• L’évolution témoigne de la diffusion d’une norme de la participation dans l’ensemble des sociétés
démocratiques. La participation institutionnalisée au sein de l’appareil de l’Etat est présentée comme une
voie permettant la démocratisation des institutions.

• Cette évolution traduit également l’émergence de modes de gouvernance ouverts donnant une plus grande
place aux acteurs de marché. La participation peut être vue comme le retrait d’un Etat prétorien, impérieux
et décideur, auquel se substitue une gestion pluraliste des enjeux de politique publique associant la
puissance publique, les opérateurs privés ainsi que les destinataires et les parties prenantes.

• Enfin, dans le contexte de décentralisation et d’évolution de la culture politique démocratique, l’Etat n’est
plus en mesure d’imposer ses directives de façon impérieuse aux destinataires des politiques publiques
comme à ses partenaires publics territoriaux (par exemple les autorités politiques locales). L’Etat doit
désormais composer dans des domaines où les compétences sont partagées et où la concertation
apparaît, en définitive, comme un moyen de mettre tous les acteurs autour de la table.

Informer et consulter, c’est rendre les politiques publiques plus acceptables. Ces démarches sont donc devenues
des modalités concrètes d’exercice du gouvernement bureaucratique.

Il est possible d’en tirer une conclusion positive  : la démarche des administrations ne peut plus reposer sur des
relations impérieuses avec les usagers ; elle doit rechercher les compromis sociaux nécessaires.

Néanmoins, des dispositifs visant l’information et la consultation se sont transformés en conflits sociaux de grande
ampleur comme en attestent le durcissement des conflits environnementaux et les résistances croissantes, parfois
violentes, aux projets d’aménagement soumis à des procédures de concertation (par exemple, en France, le
creusement du tunnel du Somport dans les Pyrénées, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes autour de Nantes, ou
le barrage de Sivens dans le bassin de la Garonne).

Une évolution de la légitimité de l’administration ?


En fin de compte, l’introduction des nouvelles normes de l’action administrative – transparence de l’information,
communication des décisions, consultation des citoyens – modifie substantiellement les principes mêmes qui
définissent la légitimité de l’administration  : à la légitimité interne tirée de la soumission de la hiérarchie
administrative à l’autorité politique démocratiquement désignée (par le biais de la tutelle ministérielle et du contrôle
parlementaire) s’ajoute désormais une légitimité externe, découlant de la nécessité de se placer au service des
citoyens et d’assurer à ces derniers des voies d’intervention et de contrôle ne passant plus par les institutions
politiques représentatives.

Chapitre 10 : Réinventer l’administration : les organisations publiques à l’épreuve des réformes


managériales
Comme toute organisation dotée de ressources et de personnels, les systèmes bureaucratiques sont soumis à des
processus continus de réforme visant à accroître leur performance et à permettre l'adaptation à leur
environnement. Les politiques de réforme ne sont pas d’introduction récente : elles sont aussi anciennes que les
administrations elles-mêmes. De plus, elles ne sont pas un moment particulier de la vie administrative, entre deux
périodes qui seraient marquées par la stabilité : ces politiques sont désormais permanentes et elles accompagnent
le cours quotidien des activités administratives.

92
La systématisation des procédures d’évaluation dans les dernières décennies (audits financiers, évaluations
qualitatives, notation par des agences) a néanmoins considérablement renforcé l’attention sur les réformes à
engager, dans la mesure où il existe désormais des outils de mesure des résultats qui permettent de rendre compte
de problèmes particuliers dans le fonctionnement et la gestion des organisations publiques.

De même, la plupart des réformes menées ces dernières décennies, dans les pays de tradition démocratique et
libérale, suivent une nouvelle orientation liée au déclin de la conception interventionniste de l’Etat-providence (à la
suite des crises économiques des années 70) et à la montée en puissance des idées néolibérales, donnant une
légitimité nouvelle accordée aux mécanismes de marché.

• L’objectif central guidant ces réformes est de réduire la dépense publique (faire des économies), tout en
améliorant l’efficacité des organisations publiques, à un moment où les rentrées fiscales sont plus faibles et
où les déficits publics obligent les Etats à s’endetter. Il s’agit, pour le dire de façon prosaïque, de «  faire
mieux avec moins ».

• La polémique porte sur l’arbitrage entre la réduction de la dépense publique et le risque de dégradation des
services apportés aux citoyens.

• Le constat est que les réformes menées ces dernières années dans toutes les grandes démocraties
libérales ont conduit à :

◦ une perte de spécificité du système public : celui-ci apparaît moins comme un système institutionnel
différencié par des règles juridiques propres, un personnel stable et une autonomie de
fonctionnement ;

◦ un alignement du fonctionnement des organisations publiques sur les méthodes d’organisation et de


gestion du secteur privé ;

◦ le transfert de la responsabilité d’une partie des services collectifs à des opérateurs privés. 

La diffusion transnationale des normes néomanagériales


Si les nouvelles conceptions de la gestion publique trouvent leurs premiers développements dans les pays qui sont
à l’origine du « tournant néolibéral » qui a progressivement gagné l’ensemble des pays de l’OCDE, la diffusion de
ces conceptions a néanmoins connu une généralisation, quoique différenciée.

Une vague venue des pays anglo-saxons


C’est dans les pays anglo-saxons que la réforme publique a été conduite le plus tôt et de façon intense  :
Royaume-Uni, Etats-Unis, Australie et Nouvelle Zélande.

Le développement du New public management


Ces pays sont marqués par la diffusion de nouvelles conceptions managériales connues sous le nom de new
public management (NPM, souvent traduit en français par « nouvelle gestion publique »). Le NPM, avant d’être un
ensemble de règles techniques, est une doctrine qui, malgré des interprétations différentes selon les pays, repose
sur trois priorités :

• la responsabilisation ;

• la mesure de la performance ;

• la décentralisation des compétences.

En Angleterre, le NMP a trouvé une première illustration avec le programme Next steps de M.  Thatcher. Celui-ci
invitait l’administration à réviser ses règles de gestion, notamment en important des règles issues du privé,
comme :

• la fixation d’objectifs annuels, assortis d’indicateurs chiffrés permettant de vérifier la réalisation de ces
objectifs ;

• l’étude systématique des coûts financiers (par comparaison entre les secteurs public et privé pour connaître
le différentiel de coûts) ;

• le recrutement dans l’administration de nouveaux acteurs venant du secteur privé ;

• l’individualisation des carrières, c’est-à-dire le développement de possibilités de distribution d’avantages


matériels et d’évolution de carrière plus ou moins rapide selon des critères propres à chaque fonctionnaire,
et non selon des critères collectifs.

Un changement de cap radical


Ces programmes ont eu des effets assez radicaux :

• freinage des salaires ;

• création d’agences (regroupant des fonctionnaires) ;

• privatisation des entreprises publiques ;

• contractualisation des services ;

• création de quasi-marchés à l’intérieur de domaines relevant du service public.

Si le développement du NPM a été soutenu initialement par les partis conservateurs, il a été très rapidement
adopté par les New democrats aux Etats-Unis, comme par le New Labour en Grande Bretagne. Chez Tony Blair, la
tonalité réformatrice et volontariste apparaît très forte dans les années 90 (il évoquera même l’objectif d’un

93
gouvernement « zéro défaut » !). Le développement de la doctrine transcende donc les partis politiques, même si
l’on peut bien sûr noter des nuances avec les conservateurs.

New democrats et New Labour

New democrats : courant qui domine le Parti démocrate après la victoire de George H. Bush en 1988, après huit
années de reaganisme. Ce courant exprime un plus grand libéralisme en matière économique.

New Labour : slogan associé au renouvellement Parti travailliste britannique dans les années 90, désignant un
processus de changement idéologique favorable à la reconnaissance de l’économie de marché et une volonté
d’ouvrir le parti aux classes moyennes et supérieures de la société britannique. Le slogan permit de se démarquer
des conceptions supposées «  anciennes  » d’un parti représentant principalement les classes défavorisées et
méfiant à l’égard du marché.

Attention, il convient de ne pas considérer dans ce mouvement une simple logique de privatisation des activités du
secteur public. Certains auteurs, comme Christopher Hood, ont pu décrire comment la diffusion du NPM pouvait
générer des formes de renforcement de la centralisation administrative par la régulation ! Les réformes peuvent en
effet favoriser une centralisation du contrôle exercé par les agences centrales – et notamment le Trésor – sur les
administrations déconcentrées et sur les administrations sectorielles. Autrement dit, si on analyse les politiques de
réforme au regard des logiques internes à l’Etat, on doit également y voir un processus de renforcement de la
« régulation ».

Des appropriations nationales différenciées


Il ne faudrait pas penser que s’opèrerait une convergence systématique des réformes administratives dans le sens
d’une libéralisation croissante. Pour analyser la diffusion du NPM, il faut tenir compte des objectifs de chaque Etat,
des traditions historiques et des formes de réappropriation propres aux élites administratives.

La diversité des stratégies nationales


Les travaux sur la réforme des administrations soulignent des stratégies très différentes selon les gouvernements.
Par exemple :

• dans les pays du Sud  : la réforme de l’Etat est incitée par les «  institutions financières
internationales  » (notamment la Banque mondiale), dans une logique de rationalisation, d’allègement des
activités, mais aussi de lutte contre la corruption ;

• dans les pays du Nord : les réformes suivent une logique managériale d’efficacité par la limitation des coûts
organisationnels, la déconcentration et la décentralisation, ou encore le rapprochement avec les usagers.

La mise en place d’outils et de stratégies visant l’amélioration de la performance et la limitation des budgets suit de
fait des priorités politiques nationales qui sont dictées par les enjeux spécifiques de chaque pays, tels qu’ils sont
portés à l’agenda par les forces politiques contrôlant les institutions de gouvernement.

• Aux Etats-Unis, les réformes sont largement dictées par la nécessité de reconstruire la légitimité de
l’administration fédérale, dont l’image apparaît fortement dégradée dans l’opinion publique (seulement
21 % des citoyens américains faisaient confiance à leur gouvernement fédéral en 1993).

• En Belgique, les réformes sont engagées sur fond de transformation du pays en un Etat fédéral.

• Au Japon, les gouvernements engagent des réformes visant à repenser des fondements qui n’avaient guère
évolué depuis les débuts de l’ère du Meiji (centralisation importante, fragmentation importante des
responsabilités au sein des ministères et départements, règlements internes importants, pratique du secret,
etc.).

• En Suède et au Danemark, les réformes ont pour objectif de préserver un modèle social où le secteur public
joue un rôle de premier plan dans la solidarité nationale.

• En Allemagne, les réformes visant à améliorer l’efficacité des administrations fédérales ont été engagées
dans les années 90 sur fond de réunification.

La spécificité de l’expérience française


La « politique de modernisation »
La France suit un mouvement spécifique. Selon Luc Rouban, la réforme administrative en France suit pour
l’essentiel une logique de «  modernisation  », ce qui signifie selon lui qu’il n’y a pas de remise en cause
fondamentale de la place importante occupée par l’Etat dans la régulation des grands secteurs publics (éducation,
santé), de son poids budgétaire et des hiérarchies sociales qui y sont adossées (2004, p. 103).

La réforme est inscrite sur l’agenda gouvernemental au tournant des années 80-90, notamment à l’issue de la
publication de plusieurs rapports recommandant une évolution de la culture du travail dans les administrations
françaises. En 1988, la commission Efficacité de l'État, dans le cadre du Commissariat général au Plan, publie le
rapport de Closets, Le pari de la responsabilité, qui inspirera la politique de renouveau du service public lancée par
le gouvernement dès 1989. Le rapport Blanc, Pour un Etat stratège (1993), puis le rapport Picq, L’Etat en France
(1995), enfonce le clou, invitant à une conciliation entre l’affirmation de la conception française de l’Etat (l’autorité,
la République, etc.) et l’adoption de nouveaux principes du management reposant sur l’ouverture et la flexibilité.

94
Les étapes de la réforme
Quelles sont les grandes étapes de la réforme en France ?

Entre 1985 et 1988 sont mis en place des « cercles de qualité » (tendance liée à la vogue internationale pour les
cercles de qualité dans les années 80, notamment au Japon). La volonté du gouvernement de cohabitation, dirigé
par J.  Chirac, est de mettre en place un modèle de «  management participatif  » qui pourrait contribuer à
décloisonner les services et susciter un dialogue interne (remise en cause du modèle traditionnel de division et
hiérarchisation des tâches).

A partir de 1989, le gouvernement de gauche, dirigé par M. Rocard, lance une « politique de renouveau du service
public » (circulaire du 23 février 1989).

• La politique poursuit quatre grands objectifs :

◦ responsabiliser les agents ;

◦ améliorer la gestion des ressources humaines ;

◦ s’appuyer sur les compétences (du haut et du bas) de façon prospective ;

◦ recourir à l’évaluation régulière des activités administratives.

• Le gouvernement s’appuie alors sur deux démarches complémentaires :

◦ la définition de « projets de service », c’est-à-dire la fixation de stratégies annuelles et pluriannuelles


propres à chaque service, dans le cadre de la politique générale suivie par chaque ministère ou par
le gouvernement ;

◦ la création de «  centres de responsabilité  », dont le rôle est d’aider les services opérationnels de
l’administration, au niveau départemental, régional et national, à accroître leur autonomie. Il s'agit
d’unités dotées de nouveaux pouvoirs de gestion des moyens (finances, personnels). L'idée est
d’inciter les services à s'investir dans la définition des objectifs et l'atteinte des résultats, avec la
volonté partagée de rendre un meilleur service aux usagers. Par exemple, le fonctionnement des
Centres hospitaliers universitaires (CHU) est placé sous la responsabilité d’un centre de
responsabilité.

En 1995, le rapport Picq (1995) propose un plan très ambitieux de réforme. Celui-ci est loin d’être suivi dans toutes
ses propositions (par exemple le regroupement en «  grands ministères  » au nombre limité, la suppression des
cabinets ministériels, les relations contractuelles entre politique et administration centrales, ou encore le
recentrement de l’Etat sur des fonctions de régulation). Néanmoins, la création d’un Comité interministériel à la
réforme de l’État (CIRE) et d’un Commissariat à la Réforme de l’État traduit la volonté de modifier le
fonctionnement bureaucratique, notamment par la dissociation des fonctions d’impulsion et de gestion, ou encore
la délégation des responsabilités. Mais cette réforme managériale est vite bloquée suite aux grèves de 1995.

En 1997, sous le gouvernement de Lionel Jospin, quelques réformes ponctuelles sont conduites, mais pas de
grand projet d’ensemble. Par exemple, la réforme concernant la police nationale prévoit des mesures visant à
rapprocher les fonctionnaires de police de la population (notamment avec la mise en place de la «  police de
proximité » et la définition de nouveaux indicateurs). Néanmoins, la tentative de réforme du ministère des Finances
échoue face aux résistances des agents (la réforme visait à fusionner la Direction générale des impôts et la
Direction générale de la comptabilité publique d’une part, à limiter le nombre de centres de collectes des impôts
d’autre part).

La LOLF (loi organique relative aux lois de finances) provoque des changements considérables dans la vie
administrative. Promulguée le 1er août 2001, se substituant à l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, elle
généralise de nouvelles règles comptables et budgétaires axées sur la fixation d’objectifs et la mesure du résultat.

• La LOLF contraint toutes les administrations à évoluer. Elle introduit la logique de la performance dans le
fonctionnement budgétaire de l’Etat. Elle impose également une plus grande transparence en soumettant
les administrations à des règles d’information et renforce les capacités de contrôle du Parlement.

• Désormais, les stratégies gouvernementales doivent s’accompagner de la définition de grandes missions


(sécurité, éducation, logement…) auxquelles sont rattachés des programmes, et pour chacun des
programmes, sont déclinées les actions destinées à les mettre en œuvre.

En 2007, La question de la réduction des effectifs de la fonction publique est au cœur du débat Royal-Sarkozy.

• La victoire de ce dernier se traduit par la mise en place de la «  révision générale des politiques
publiques » (RGPP). Celle-ci s’inspire de processus similaires conduits en Suède et au Canada au tournant
des années 90. La RGPP institue une activité continue d’analyse des missions et actions des
administrations centrales et territoriales, et vise à déboucher sur des propositions de réforme structurelle
visant à réformer l’Etat et les collectivités territoriales, ayant pour but de réduire la dépense publique sans
altérer la qualité des services produits.

• Cette mise en place de la RGPP s’accompagne d’une politique systématique de réforme de la fonction
publique visant à réduire le nombre de fonctionnaires. Une stratégie fondée sur « le non-remplacement d'un
fonctionnaire d’Etat sur deux partant à la retraite » est alors instituée. Cette politique, menée dans tous les
ministères (sauf quelques exceptions), s’est révélée peu payante en termes d’économie des dépenses pour
l’Etat, comme a pu le révéler la Cour des comptes.

95
En 2012, la réforme de l’Etat bénéficie de l’appui d’un nouveau Secrétariat général pour la modernisation de
l’action publique (SGMAP), mis à la disposition du ministre chargé de la réforme de l’État. Il assure notamment,
sous l’autorité du Premier ministre, la coordination interministérielle des initiatives engagées dans les différentes
administrations. Le développement du numérique dans l’administration devient un chantier prioritaire de la
modernisation des administrations, de même que la participation des agents et des usagers à la qualité des
services publics, la simplification des actes et la transparence de l’action administrative (voir leçon 9).

L’impact des réformes


L’image du changement réformateur est contrastée. D’un côté, on observe une pléthore d’appels à la réforme
administrative. Chaque ministère national ou autorité locale annonce des trains de réforme censés transformer en
profondeur la gestion du secteur public. D’un autre côté, les évaluations – tout comme les travaux en science
administrative et en sociologie des organisations – montrent l’importance des habitudes et des résistances aux
transformations organisationnelles.

Les facteurs entraînant une résistance au changement dans les administrations

• Le manque d’homogénéité de la réforme et de compatibilité avec d’autres mesures de réforme peut


entraîner de la confusion et susciter une opposition.

• La peur et l’incertitude face à un nouvel environnement de travail suscitent l’opposition à une action de
réforme.

• Les implications négatives perçues par les individus et les groupes peuvent déclencher une résistance au
changement.

• La complexité de l’action de réforme peut se traduire par une opposition si elle n’est pas clairement
expliquée par les dirigeants et les gestionnaires et comprise par l’ensemble des parties prenantes.

• Le fait que le changement soit imposé peut susciter une opposition à l’action de réforme.

• Le changement peut être perçu différemment par les gens se situant à des niveaux différents de
l’organisation.

• La réduction de l’importance du facteur humain dans le processus de changement.

• Le manque d’information et de communication peut accroître l’incertitude et le manque de confiance, ce qui


entraîne une résistance au changement.

• Source  : Huerta Melchor, O., «  La gestion du changement dans l’administration des pays de l’OCDE  »,
2008, p. 18.

La réforme dans sept pays européens : changements et résistances


Il est très difficile d’évaluer l’impact des réformes, encore plus les résistances au changement, tant sont mêlés des
facteurs institutionnels, politiques, sociologiques et individuels. Néanmoins, les analystes s’accordent pour montrer
que les réformes ont souvent été engagées sans tenir compte de facteurs humains, entraînant des difficultés de
mise en œuvre. Le tableau suivant apporte quelques éclairages sur les stratégies de réformes conduites dans sept
pays européens au début des années 2000 et sur les difficultés rencontrées lors de leur réalisation.

Les difficultés de la réforme en France


En France, les stratégies de réforme ont rencontré certaines difficultés particulières.

• La suite d’alternances gouvernementales depuis les années 1980 (différence importante par rapport au
Royaume-Uni) a entraîné, chez les gouvernants, une méfiance par rapport aux réformes trop radicales. Par
exemple, la réception du rapport Picq par le Premier ministre Balladur a été plutôt négative parce que les
propositions de réforme, radicales, paraissaient trop ambitieuses à la veille des échéances présidentielles.

• Le poids des élites technocratiques dans le fonctionnement bureaucratique est resté très présent sur les
conditions de mise en œuvre des réformes. Ces élites portent depuis des décennies un discours
réformateur sur la société française. Mais elles sont réticentes dès lors qu’il s’agit de modifier des
conditions d’organisation qui risquent de mettre en question des chasses gardées, notamment l’influence
des « grands corps » sur certains périmètres ministériels.

◦ Par exemple, la réception du rapport Picq au sein de la Direction du budget a été négative, car celui-
ci prévoyait de réduire son rôle d’arbitrage entre les ministères. De même, au sein du ministère de
l’Equipement, des réticences ont été exprimées à l’égard du rapport qui souhaitait cantonner l’Etat à
des «  missions régulatrices  », alors que le ministère est sur les 2 registres, «  opérateur  » et
« régulateur ».

• La mauvaise gestion des réformes et l’absence de concertation ont souvent conduit à des blocages face à
des syndicats de la fonction publique souhaitant assurer aux fonctionnaires et aux agents publics la
préservation de leurs acquis sociaux. Les syndicats perçoivent souvent les réformes comme s’inscrivant
dans des rapports gagnants-perdants, sans contrepartie pour les salariés. Dans l’Etat français, les
réformateurs, de leur côté, n’ont pas la culture de la concertation suffisante pour construire des accords
sociaux acceptables par les salariés du secteur public.

• Enfin, le poids des élus locaux a souvent pesé sur la réorganisation territoriale de l’Etat. La fermeture de
commissariats de police, les choix de répartition des effectifs d’enseignants, les réorganisations des
établissements publics de santé, la réduction du nombre de tribunaux civils, ou encore la fermeture de
centres des impôts, ont entrainé systématiquement des critiques des élus locaux, relayées dans les
assemblées parlementaires par le biais du cumul des mandats.

96
L’émergence de l’évaluation comme instrument de contrôle de l’action publique
La généralisation de l’évaluation dans la plupart des pays occidentaux constitue l’un des principaux volets de la
réforme de l’Etat. Depuis les années 1970, en effet, la plupart des pays de l’OCDE se sont dotés de programmes
d’évaluation visant à saisir et mesurer les effets de l’action publique. Ce développement s’accompagne cependant
de pratiques assez différentes selon les pays. Il rencontre également des obstacles.

Qu’est-ce que l’évaluation ?


Force est de constater que les objectifs associés à l’évaluation varient en fonction des auteurs. Il est néanmoins
reconnu généralement que l’évaluation est une mesure des résultats de l’action publique.

Le décret de 1998 créant le Conseil national de l’évaluation (CNE) définit celle-ci : « une politique publique a pour
objet d’apprécier l’efficacité de cette politique, en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens
mis en œuvre ».

Comment expliquer le succès de l’évaluation ?


On peut identifier trois éléments d’explication permettant de comprendre le développement rapide de l’évaluation.

• Au cours du 20e  s., l’évaluation est rendue possible par l’amélioration continue des outils d’analyse des
politiques publiques : les sciences sociales (statistiques, économétrie, sociologie des organisations, science
administrative, psychologie…) sont alors mises au service de la construction de nouveaux cadres d’analyse
permettant l’intelligibilité des processus organisationnels, des dynamiques de changement et de la mesure
des résultats.

• Le contexte de crise économique des années 70-80 et la diffusion de conceptions économiques de type
néolibéral favorisent la formation d’un domaine spécifique de l’évaluation permettant de contribuer au
contrôle de la dépense publique à un moment où les déficits publics s’accroissent.

• Enfin, la complexification des politiques publiques (notamment due à la multiplication des acteurs, des
niveaux institutionnels et des financements) accroît les difficultés du pilotage de l’action publique, en
particulier les politiques transversales (non sectorielles).

Des conceptions différentes selon les périodes et les pays


L’introduction de l’évaluation comme outil d’analyse de la performance de l’action publique suit des logiques
variées qui ne sont en rien exclusives l’une de l’autre.

• Une logique technique et scientifique. Cette logique répond à l’ambition d’améliorer le contenu de l’action
publique, de l’adapter aux besoins de la société et aux innovations techniques et scientifiques. Une telle
perspective est inscrite dans le discours des savants et des experts. Elle a justifié les premières activités
expérimentales dans les années 60. Elle est aujourd’hui particulièrement présente dans les domaines de
l’éducation, de la lutte contre la pauvreté, de la protection de l’environnement ou des politiques
d’aménagement urbain.

• Une logique de gestion visant la réduction de la dépense budgétaire. Il s’agit de regarder l’efficacité des
programmes publics au regard d’indicateurs permettant de mesurer le rapport coût/résultat. L’objectif est
de favoriser une meilleure pratique gestionnaire des organes publics. Cette conception a été
particulièrement mise en avant à partir des années 80, dans une perspective de lutte contre les déficits
publics. Elle est stimulée par le discours néo-libéral, particulièrement critique à l’égard du coût des
organisations publiques (école de Public Choice). Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, l’idée de « Value for
money » reste particulièrement valorisée dans le discours public sur l’évaluation.

• Une logique démocratique résultant des préoccupations plus récentes relatives à la démocratie
participative. Cette perspective met en avant le contrôle citoyen exercé sur la chose publique. Elle est
particulièrement valorisée dans les pays d’Europe du nord. Elle vise, par le biais de l’évaluation, à favoriser
la formulation d’éléments de débat et d’analyse permettant aux destinataires et aux parties prenantes d’une
politique publique d’intervenir, aux côtés de l’administration, dans les conditions de sa mise en œuvre.

La construction internationale d’un marché de l’évaluation


Les instruments d’évaluation ont connu leurs premiers développements aux Etats-Unis, dans un pays où les policy
studies se sont développées dans les milieux universitaires tout au long du 20e siècle. Les premières évaluations
portent sur des programmes publics. Dans les années 70, les techniques expérimentales sortent de l’université et
sont appropriées dans l’espace public comme un outil d’aide à la décision. Dès lors, elles n’ont cessé de se
diffuser et ont été étendues aux organisations publiques.

La naissance des outils évaluatifs aux Etats-Unis


Les premiers développements de l’évaluation sont engagés aux Etats-Unis, dans les années  30, dans le but
d’améliorer l’efficacité des programmes publics dans le domaine de l’éducation. C’est à cette époque que se
forment les principales méthodes d’évaluation, notamment autour de l’idée d’expérimentation, c'est-à-dire de
tester les effets des programmes en prenant l’analyse d’un groupe témoin.

Des programmes d’évaluation sont poursuivis aux Etats-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du
développement des politiques du Welfare avec le développement des politiques de soutien économique et social,
notamment dans les domaines de la lutte contre la pauvreté et de la scolarisation.

97
Dans les années 60, sous la présidence de Lyndon Johnson, l’évaluation de la pauvreté devient notamment un
sujet de préoccupation majeur, à un moment où la réflexion sur l’émancipation de la communauté noire est à son
paroxysme dans le contexte de la lutte pour les droits civiques. Le développement très rapide des statistiques
donne l’occasion aux chercheurs de pouvoir mesurer les effets concrets des politiques de lutte contre la pauvreté.
Les résultats produits par le recensement de la population et du logement constituent d'inépuisables sources à
partir desquelles des études seront produites sur les effets (ou non effets) des politiques sociales, des politiques
urbaines et des politiques en matière d’éducation.

Le Congrès américain a pu jouer un rôle important dans la légitimation des instruments évaluatifs, par le biais de
deux organes puissants.

• Le General Accounting Office (créé en 1921, 5 000 agents) réalise essentiellement des évaluations ex post
(ou évaluations rétrospectives) sur l'adéquation des programmes de l’administration fédérale aux objectifs
qui leur ont été donnés.

• Le Congressional Budget Office (créé en 1974, 200 agents) a pour mission d'analyser le coût des choix
politiques effectués par le Congrès. Il procède surtout à des évaluations ex ante (ou évaluations
prospectives).

La diffusion internationale de l’évaluation


La diffusion de l’évaluation se réalise ensuite en plusieurs vagues. Les pratiques évaluatives gagnent le Royaume-
Uni, le Canada, l’Australie et les pays scandinaves. Il faut attendre les années 80 pour que ces pratiques se
diffusent dans les pays du sud de l’Europe, comme la France, l’Italie ou l’Espagne. Elles se traduisent par la
multiplication de dispositifs d’évaluation sectorielle, mais aussi par le lancement de programmes transversaux et
pluriannuels à l’ambition plus large.

Ainsi se met progressivement en place un véritable « champ de l’évaluation », avec l’apparition d’outils, de notions
et de méthodes particulières.

• Au plus haut niveau de l’Etat, l’appropriation de l’idée de l’évaluation des politiques publiques se traduit par
la création d’instances de pilotage et de coordination de l’évaluation publique :

◦ au sein de la structure gouvernementale, dans une perspective de pilotage des programmes publics
d’une part, dans une visée prospective d’autre part ;

◦ au sein des instances parlementaires, dans une démarche de contrôle de l’administration.

• Les administrations ministérielles comme les autorités politico-administratives locales ou fédérales se


dotent de cellules spécialisées en charge de conduire l’activité de suivi et d’évaluation des programmes.

• L’émergence d’un champ de l’évaluation s’accompagne de la formation progressive d’une communauté


professionnelle spécialisée, formée d’acteurs privés aux statuts très différents, impliqués de façon
croissante dans la production des recommandations relatives aux programmes publics  : cabinets privés
d’évaluation, sociétés d’études, cabinets d’audit, agences de notation, groupes d’experts et consultants
professionnels.

• Le marché s’accompagne enfin du développement d’espaces de réflexion et de formation sur les campus
universitaires et dans les milieux scientifiques  : sociétés nationales d’évaluation (société regroupant des
adhérents individuels et institutionnels qui organisent des colloques, publient des ouvrages et tentent de
faire circuler les savoirs spécialisés), centres de recherche universitaires spécialisés (analyse des politiques
publiques, sciences de l’administration, sociologie des organisations, gestion publique), départements
spécifiques dans les universités et filières de formation des grandes écoles de gouvernement et
d’administration.

L’expérience française
En France, depuis la fin du Moyen Age, l’administration est soumise au contrôle des finances publiques. Depuis
1807, ce contrôle est placé sous la responsabilité de la Cour des comptes, juridiction financière chargée d’étudier
la régularité des comptes publics de l’Etat et de contrôler l'usage des fonds publics par les ordonnateurs (agents
publics qui, au sein d’un ministère, d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public, disposent d’un
pouvoir de décision financière), les entreprises publiques, et même les organismes privés bénéficiant d'une aide de
l'État. Mais traditionnellement, elle ne mène pas d’évaluation qualitative.

Il existe également des «  inspections générales  » au sein des ministères, en charge de contrôler les différents
services et les agents. Elles ont des compétences très larges. Par exemple, l’Inspection générale de l’Education
nationale exerce une mission « de contrôle, d’étude, d’information, de conseil et d’évaluation ». La singularité de
ces inspections est que ces dernières ne sont pas extérieures aux administrations ; au contraires, elles en sont un
segment particulier et son composées, en majorité, de fonctionnaires aux compétences très proches de ceux qui
sont contrôlés (voir leçon 3).

L’évaluation, comme technique moderne de management, connaît ses premiers développements au cours des
années 1970, au moment où l’administration met en œuvre les règles de la rationalisation des choix budgétaires
(RCB).

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La RCB
La RCB est l'instrument de gestion publique institué par l’administration française à partir de 1968, inspiré du
Planning, Programming and Budgeting System (PPBS) mis en œuvre aux Etats-Unis. La RCB vise la rationalisation
des structures et des pratiques administratives. Elle fait appel à des règles de calculs permettant d’anticiper les
coûts et les bénéfices associés à une action publique. L’objectif est d’améliorer l’efficacité de la dépense publique.
Elle apparaît néanmoins rapidement comme un outil complexe, difficile à utiliser.

En complément de l’approche classique de l’action administrative par la nature de la dépense, la construction des
budgets est alors repensée en grands « programmes d’action ». Dans ce contexte, l’administration développe des
«  évaluations ex ante  », menées a priori, tentant de prévoir l’impact des programmes avant la réalisation de
dépenses. C’est dans le domaine de la santé que ces évaluations sont établies. Mais ces expériences évaluatives
sont abandonnées au début des années 1980, sans être remplacées par un autre dispositif.

L’évaluation ex ante
L’évaluation ex ante étudie l’environnement et le contexte de l’action publique, le contenu de cette intervention, les
conditions de sa mise en œuvre, et enfin les résultats au regard des objectifs poursuivis. Elle constitue un outil
important du pilotage et éclaire les évaluations ultérieures.

L’évaluation est relancée sous le gouvernement dirigé par Michel Rocard, à partir de 1988, après avoir fait l’objet
de nouvelles analyses. Un premier dispositif d’évaluation est prévu pour la mise en place du Revenu minimum
d’insertion (RMI).

• La circulaire du 23 février 1989 (dite de « renouveau du service public »), suivie par un décret du 22 janvier
1990, codifie et systématise l’évaluation au sein des services de l’Etat.

• Le gouvernement valorise deux dimensions de l’évaluation :

◦ la plus grande responsabilisation des fonctionnaires ;

◦ la contribution au débat démocratique.

• Deux instances traduisent la volonté d’institutionnaliser l’évaluation au sein de l’Etat :

◦ le Comité interministériel de l’évaluation (CIME) constitue l’instance gouvernementale permettant la


coordination institutionnelle entre ministères ;

◦ parallèlement, est institué un Conseil scientifique de l’évaluation (CSE) composé de spécialistes des
sciences sociales et de praticiens reconnus de l’évaluation.

• Le Commissariat général du plan (CGP) s’impose durant cette période comme un acteur important dans le
développement de l’évaluation. En effet, dans un contexte institutionnel où la planification tend à perdre sa
raison d’être en France, puis est abandonnée au début des années 90, le CGP essaie de retrouver une
place au sommet de l’Etat, en investissant le créneau de l’évaluation.

• En 1990, l’Etat lance 23 grands programmes d’évaluation, dont seize seront menés à bien dans divers
domaines (l’informatisation de l’administration, le logement social, l’insertion sociale des jeunes en difficulté,
l’aménagement des rythmes scolaires, l’accueil des populations défavorisées dans les services publics).
Chaque programme demandera plusieurs années de travail (de 10 à 20 études particulières) pour un coût
de plusieurs millions de francs. Les rapports de synthèse seront publiés à La documentation française.

• En 1998 est créé un Conseil national de l’évaluation (CNE) qui fusionne le CIME et le CSE. Conçu pour
simplifier le dispositif initial, il semble butter sur les mêmes difficultés opérationnelles.

◦ Le CNE est une institution diversifiée  : ses 14  membres représentent des corps de contrôle, des
universitaires, des membres du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ainsi que
des élus des collectivités territoriales (région, département, commune).

◦ Le CNE lance régulièrement des programmes évaluatifs dans des domaines variés, comme la santé
(l'accès à la prévention et aux soins), la gestion des déchets (traitement des déchets ménagers), les
politiques de transport (ferroutage), l’enseignement supérieur (la contractualisation Etat/universités),
la mise en œuvre des fonds structurels.

De nombreuses évaluations conduites en France passent par d’autres canaux.

• Des dispositifs d’évaluation sont mis en place à l’initiative des administrations ministérielles (par exemple
sur les universités, la « politique de la ville » ou la police de proximité).

• Les évaluations lancées à l’initiative du Parlement aboutissent à la publication de rapports consultatifs.


Sans avoir les pouvoirs des comités du Congrès américain, on peut citer certaines instances :

◦ L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (1983, composé de 36


parlementaires) a lancé des évaluations dans des domaines divers (l'incidence de la téléphonie
mobile sur la santé, l'évaluation des changements climatiques, les incidences environnementales
des essais nucléaires, l'impact des consommations de drogue sur la santé mentale).

◦ L’Office parlementaire pour l’évaluation de la législation (1996) poursuit une double mission
d’évaluation de l'adéquation de la législation aux situations qu'il régit, et de simplification de la
législation.

◦ L'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé (2003) a en charge le suivi des « lois de
financement de la sécurité sociale », avec pour mission d'informer le Parlement des conséquences
des choix de santé publique.

◦ La Commission des Finances de l'Assemblée nationale dispose d’une Mission d’évaluation et de


contrôle (MEC, 1999). Cette mission est inspirée du National Audit Office du Parlement britannique.
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Elle s’est révélée particulièrement essentielle dans le cadre de la mise en œuvre de la LOLF.
S'appuyant sur l'expertise de la Cour des Comptes avec laquelle elle collabore, la MEC interroge
ainsi les décideurs politiques et les responsables administratifs sur la gestion des crédits publics.
Elle mène également des investigations en matière budgétaire sur des politiques publiques
sectorielles. Depuis quelques années, la Commission incite les administrations à suivre une culture
du résultat et du contrôle.

Une institutionnalisation inachevée


L’effet de la systématisation de l’évaluation reste un sujet d’interrogation au sein de la communauté des
spécialistes. Ce sont surtout les coûts importants et la dimension idéologique de l’évaluation qui apparaissent
problématique aujourd’hui.

Les effets de l’évaluation en question


Les effets des évaluations sur la révision des politiques publiques, tout autant que sur la réforme des
administrations, sont très difficiles à mesurer. La plupart des observateurs estiment que les instruments évaluatifs
ont rarement un impact immédiat et direct sur les programmes publics. Les recommandations produites pour la
redéfinition des stratégies publiques et la réforme institutionnelle ne sont jamais suivies à la lettre. Leur effet est
généralement diffus.

Les analystes prêtent néanmoins à l’évaluation deux effets positifs.

• Elle est tout d’abord un outil d’information et d’apprentissage pour les acteurs des politiques publiques,
dans la mesure où elle ouvre la discussion sur des questions générales et permet de mieux faire connaître
certains résultats des politiques publiques.

• Elle permet ensuite de redonner du sens à l’activité des agents des politiques publiques.

En France, l’évaluation n’a pas totalement contribué à la rénovation du travail gouvernemental. Ses effets
apparaissent plus limités qu’attendus. Pourquoi ?

• La culture politique française reste peu ouverte à la technique de l’évaluation. Les élus s’appuient souvent
sur le principe de la légitimité démocratique pour s’exempter des recommandations des organismes
produisant une évaluation technique.

• Le poids des hauts fonctionnaires au sommet de l’Etat se révèle également assez peu favorable à la
diffusion des instruments néomanagériaux dans l’administration française. Les hauts fonctionnaires se
pensent comme des techniciens capables d’auto-évaluer les politiques qu’ils mettent en œuvre. Or le savoir
des «  corps d’inspection  » est paradoxalement peu axé sur une culture de l’évaluation qui suppose un
contrôle par des organismes extérieurs à l’administration.

La critiques des politiques d’évaluation


L’évaluation s’est développée dans l’ensemble des institutions des pays démocratiques. Elle est devenue un
élément même de la gestion des organisations publiques, au point d’être désormais intégrée dans la
programmation budgétaire et les différents cycles de l’élaboration des programmes publics.

Elle est aujourd’hui omniprésente, des administrations locales jusqu’aux grandes organisations internationales.
Toutes les administrations sont désormais soumises à l’évaluation régulière de leurs programmes par des cabinets
spécialisés. L’OCDE (pour les pays à revenus élevés), la Banque mondiale (pour les pays en développement) et
l’UE (pour ses pays-membres et ses partenaires) ont considérablement contribué à diffuser et légitimer l’évaluation
comme un instrument essentiel censé améliorer l’efficacité de l’action publique et, notamment, la performance des
organisations publiques.

Il reste que les instruments mis en œuvre sont loin de susciter l’unanimité.

Les limites de l’évaluation


Bien qu’extrêmement professionnalisée, l’évaluation rencontre des limites qui remettent partiellement en question
son caractère systématique et récurrent.

• Le coût de l’évaluation apparaît particulièrement élevé. En effet, pour être efficace, l’évaluation doit être un
processus de long terme associant les décisionnaires, les bénéficiaires et toutes les parties prenantes. Elle
requiert beaucoup de temps disponible et des ressources financières pour conduire les analyses. La
question du coût a conduit bien souvent à abandonner les évaluations de natures « expérimentales », très
couteuses.

• La production de résultats nécessite également du temps, pour conduire des études qui ne se limitent pas à
une observation à court terme, incapable de produire, de façon rigoureuse, des conclusions de qualité. Le
risque est alors qu’un décalage s’instaure entre le temps de l’évaluation (nécessairement long) et le temps
politico-électoral (plus court) qui implique de pouvoir ajuster en permanence les décisions publiques. Les
échéances électorales poussent souvent à critiquer l’action publique et annoncer des réformes… avant
même que l’on ait pu évaluer les résultats à long terme d’une politique. La question du temps a également
conduit à délaisser les évaluations expérimentales qui s’appuient sur des enquêtes de plusieurs années.

100
• Les évaluations, pour être efficaces, doivent être appropriées par les acteurs politiques, les agents de
l’administration et tous les partenaires des politiques publiques. Or, bien souvent, cette phase de
l’appropriation est délaissée par les organisations. Elle est longue ; elle nécessite de modifier les pratiques
et les visions des acteurs, ce qui mobilise un temps professionnel que les administrations ne peuvent
dégager dans un contexte de restriction de la masse salariale.

• Si l’évaluation est pensée principalement comme une activité de contrôle et de sanction des administrations
publiques, elle peut produire des effets inverses à ceux souhaités. En effet, si elle n’est pas associée à une
conception constructive des tâches et des métiers, l’évaluation crée une insécurité permanente qui peut
provoquer la résistance au changement, souvent interprétée immédiatement comme l’expression d’un
corporatisme professionnel propre aux administrations publiques.

Les faiblesses de l’évaluation


Toutes ces difficultés incitent les administrations à opter pour des formes d’évaluation à la fois récurrentes,
standardisées et à court terme. On peut identifier trois défauts principaux des modèles d’évaluation qui prévalent
aujourd’hui.

• La formalisation excessive  : les évaluations sont bien souvent conduites par des cabinets spécialisés qui
appliquent des grilles d’analyse standardisées et prennent peu en compte le contexte particulier dans lequel
interviennent les acteurs publics.

• La concentration sur l’efficience des organisations plutôt que sur l’efficacité des programmes : incapables
de mener des analyses approfondies capables d’évaluer l’impact de l’activité publique sur la transformation
des secteurs destinataires (i.e. l’effet concret des politiques publiques), les cabinets d’étude testent et
évaluent la pertinence des moyens et des outils mis en œuvre.

• L’efficience est la capacité d’un système de travail (une organisation) à obtenir de bonnes performances
dans un type d’activité donné. Elle mesure la performance propre de ce système et non les effets (ou
résultats) d’une politique.

• A la différence de l’efficience, l’efficacité d’un programme est la capacité à obtenir des résultats de l’action
publique (ex. la baisse de la pauvreté, la baisse du chômage, l’amélioration de la santé) au regard des
objectifs fixés.

• La fatigue bureaucratique : la principale faiblesse des instruments d’évaluation est la faible prise en compte
de leurs conclusions dans la définition des nouvelles politiques. La routinisation et la récurrence de
l’évaluation dans l’action publique font perdre une grande partie de la valeur de l’exercice  : elles
transforment l’évaluation en exercice routinier de l’activité administrative  ; elle devient un procédure
supplémentaire qui attire insuffisamment l’attention des décideurs et désintéresse les agents publics.

« À quoi sert l’évaluation ? »


Pour un exemple très concret des limites de la diffusion des instruments évaluatifs, on pourra se reporter à
l’analyse conduite par Renaud Epstein dans le domaine des politiques de la ville : « À quoi sert l’évaluation ? Les
leçons de la politique de la ville », Tracés. Revue de sciences humaines, 9, 2009, p. 187-197.

101
Cours systèmes politiques comparés
Chapitre 1 : Introduction
Dans un petit essai au titre éloquent, Philippe Faucher (professeur à l’Université de Montréal) pose cette question
provocante  : «  Pourquoi l’Amérique latine est-elle pauvre  ?  » (La politique en questions, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, 2008). La question trouve tout son sens dans une comparaison avec les Etats-Unis et le
Canada qui partagent un espace commun et dont les histoires présentent un certain parallélisme. La réponse n’est
pas à chercher du côté d’un déficit de ressources naturelles ou de celui d’un pillage par des puissances
impérialistes. Elle tient davantage à l’organisation interne de ces pays, elle est de nature politique. «  La
surconcentration du pouvoir, autrement dit l’absence de démocratie, permet aux plus riches de contrôler les rouages
de l’Etat et d’échapper aux obligations de la redistribution.  » Et cette structure, fondamentalement oligarchique,
produit en retour à une défaillance politique. Ce qu’illustre ce cours c’est l’importance des facteurs politiques dans la
compréhension des phénomènes sociaux, y compris de phénomènes qui ne sont pas à première vue strictement
politiques. Il souligne plus particulièrement l’enjeu d’une étude des régimes ou des systèmes politiques.

La diversité des systèmes politiques constitue une constante de l’histoire. A travers les époques et sur tous les
continents, les sociétés se sont dotées d’une multiplicité d’organisations, de formes de gouvernement, multiplicité
qui oppose un démenti radical à toute idée de fin de l’histoire. Ainsi ce que nous appelons «  démocratie  » ou
«  gouvernement représentatif  » n’est-il pas un fait acquis pour tous. Loin s’en faut. Les analyses de la Freedom
House , une institution créée en 1941 à l’instigation du président Roosevelt, en donnent un premier aperçu en
classant les pays en fonction de leur degré de liberté. En 2014, sur 195 Etats recensés, les Etats classés comme
«  libres  » étaient au nombre de 89 (46 % des Etats représentant 40 % de la population mondiale)  ; les Etats
«  partiellement libres  » étaient au nombre de 55 (24 % des pays, 22 % de la population mondiale)  ; la Freedom
House recensait enfin 51 pays « non libres », soit 26 % des Etats et 36 % de la population totale (plus de la moitié
des personnes concernées vivant en Chine). A titre de comparaison, vingt ans plus tôt, en 1992, la proportion
d’Etats libres, en partie libres et non libres était respectivement de 40 %, 32 % et 28 %.

L’hétérogénéité des formes de gouvernement, mise en évidence par la catégorisation de la Freedom House, pose
plusieurs questions à la science politique. Pour commencer, que recouvrent exactement ces catégories de
« libres », « partiellement libres » et « non libres » ? Qu’y-a-il de commun entre, d’un côté, le Japon, le Panama et le
Liechtenstein, des pays qualifiés de libres, et, d’un autre côté, l’Arabie Saoudite, Cuba et la Guinée équatoriale, qui
sont considérés comme non libres ? Tous ces pays relèvent-ils réellement de logiques identiques ? A partir de quels
critères, d’ailleurs, peut-on distinguer entre eux les systèmes politiques ? Quelles catégorisations alternatives peut-
on envisager  ? Les statistiques historiques longitudinales de la Freedom House soulèvent, en outre, un problème
supplémentaire passionnant  : celui de la continuité et du changement des systèmes politiques. Comment les
systèmes politiques se transforment-ils ? Pourquoi ? Avec quels effets ?

L’objectif du cours, à partir des concepts et outils de l’analyse politique comparative, est donc double  : cerner au
plus près la diversité des modes d’organisation politique à l’époque contemporaine, d’une part, et, d’autre part,
comprendre leurs évolutions et transformations. Pour cela, nous voulons dans ce chapitre introductif circonscrire
aussi précisément que possible la portée de notre réflexion, en commençant par définir le concept de système
politique et en identifiant les éléments caractéristiques qui permettent d’en classer les divers types (section 1). Puis
nous précisons la portée et les limites de l’approche comparative que nous tendons à privilégier, tout en délimitant le
champ empirique de notre investigation (section 2).

Le concept de système politique : essai de définition et éléments préalables


L’analyse des systèmes politiques se fonde sur un effort d’élaboration conceptuelle et théorique déjà ancien. Il s’agit
ici d’en restituer les grandes lignes, avant de souligner le lien étroit entre l’étude des systèmes politiques et le cadre
étatique.

Qu’est-ce qu’un système politique ?


On s’accorde assez facilement sur le fait que le concept de système politique a quelque chose à voir avec la
constitution, le mode de gouvernement ou l’organisation des pouvoirs  ; mais il est plus difficile d’en tracer les
contours exacts.

Le système politique comme ordre de gouvernement


Le terme de système n’est pas neutre. Il s’inscrit dans les traditions fonctionnaliste et systémique pour lesquelles
l’existence et le fonctionnement de chaque système dépendent des interactions entre ses composantes et des
rapports qu’il entretient avec son environnement.
Le concept de système politique renvoie au sens large à un ensemble structuré d’éléments et de phénomènes
politiques dépendant les uns les autres pour former un tout organisé, et qui interagissent avec les systèmes
1
culturels, économiques et sociaux. De manière plus spécifique, il est défini par David Easton comme « l’ensemble
des interactions par lesquelles les objets de valeur sont répartis par voie d’autorité dans une société » (Analyse du
système politique, Paris, A. Colin, 1974).

L’originalité de cette formulation réside dans la combinaison de deux éléments  : une interdépendance des
différentes composantes qui construit le tout et l’existence d’un pouvoir d’injonction. Selon Easton, le système
politique s’analyse en termes dynamiques comme un échange constant de flux internes et d’influences venues de
l’extérieur. L’analyse systémique s’intéresse aux transactions qui s’effectuent entre le système et son
environnement, en décidant d’ignorer la structure interne du premier ainsi que les mécanismes de prise de décision
qui s’y déroulent. Nous choisirons au contraire de prendre en compte ces deux aspects.

Ainsi, l’analyse politique systémique permet tout à la fois de restituer les phénomènes politiques dans leurs
interactions avec leur environnement extérieur et de mettre au jour les dynamiques internes qui les caractérisent. La
question fondamentale de l’analyse des systèmes politiques est alors la suivante  : qui gouverne  ? En ce sens, la
science politique est l’héritière d’Aristote. Ce dernier insistait en effet sur l’importance de l’identification des
dirigeants politiques  ; il écrivait à ce propos  : «  Une constitution est pour une cité une organisation des diverses
magistratures et surtout de celle qui est souveraine dans toutes les affaires. Partout, en effet, ce qui est souverain
c’est le gouvernement de la cité, mais la constitution c’est le gouvernement  » (Aristote, Les politiques, III, 6). Le
gouvernement désigne ici le groupe des personnes qui détiennent le pouvoir souverain. Dans une monarchie, il se
réduit à un individu, dans une démocratie il englobe tous les citoyens. Ainsi en disant que « la constitution c’est le
gouvernement  », Aristote veut dire que c’est la composition du gouvernement qui caractérise la constitution et lui
donne son nom.

Le concept de système politique entretient une proximité évidente avec celui de régime, mais il se démarque de la
définition juridique de ce dernier. Dans une perspective juridique, la notion de régime renvoie « à un ensemble de
compétences » ou bien « à un certain mode de répartition des compétences » (Evangelia Georgitsi, « La spécificité
de la Ve République et les classifications : une opposition fausse », Revue française de droit constitutionnel, vol. 83,
2010). Le régime présidentiel se distingue ainsi du régime parlementaire par la séparation « stricte » qu’il institue
entre l’organe exécutif et l’organe législatif. Dans le droit constitutionnel, la classification des régimes repose sur la
répartition des fonctions et des organes de l’Etat. En conséquence, comme le signale Philippe Lauvaux, il n’y a lieu
d’envisager une typologie des régimes que dans la mesure où existe une forme de partage du pouvoir. Cette
approche semble beaucoup trop étroite au regard des objectifs de ce cours. D’abord, parce qu’elle laisse de côté
tous les systèmes politiques qui n’organisent pas de partage du pouvoir et qui, en conséquence, ne présentent pas
l’une des caractéristiques essentielles de la démocratie. Ensuite, parce qu’elle néglige une dimension clé de
l’analyse des systèmes politiques  : l’identification des gouvernants. Enfin, parce qu’elle privilégie des critères
formels qui n’épuisent pas l’analyse des phénomènes politiques.

S’attacher à l’identification des gouvernants pour cerner les systèmes politiques ne revient pas à mettre au cœur de
l’analyse les personnalités qui exercent le pouvoir. C’est bien le mode de gouvernement dans sa stabilité et
ordonnancement relatifs, par opposition aux individus spécifiques, qui caractérise chaque système politique. Le
système politique est donc distinct  : des individus qui exercent des fonctions de responsabilité (par exemple, le
système politique étasunien est analytiquement distinct de Donald Trump, tout comme le système chinois est
distinct de Xi Jinping) ; de la coalition politique qui soutient ces individus (par exemple, les Républicains aux Etats-
Unis, le RDP en Tunisie, etc.)  ; et des politiques publiques particulières qui sont mises en œuvre à un moment
donné (par exemple, les politiques de privatisation de Mme Thatcher dans les années 1980). L’introduction du
concept de système politique conduit au contraire à examiner un ensemble d’éléments interagissant selon des
modalités déterminées, y compris dans ses relations avec son environnement.

Système politique et système social


Aucun système politique ne fonctionne en vase clos. Les interactions entre la société et le pouvoir politique sont
essentielles à la compréhension des systèmes politiques.

Quelle est la nature de cette interaction ? Quelles hiérarchies établir, en particulier entre les dynamiques politiques
et les dynamiques économiques ? Pour certains auteurs, comme R. Hague, M. Harrop et S. Breslin, il existe une
imbrication tellement étroite entre l’économique et le politique qu’il devient impossible de dissocier les deux
facteurs  : «  governments should be classified in a way which reflects economic as well as political
conditions  » (Comparative Government and Politics: an introduction, Londres, Macmillan, 1992, p. 45). Le
raisonnement de ces trois auteurs peut se résumer comme suit. Les caractéristiques formelles d’un régime ne
suffisent pas à le définir car elles ne donnent pas une image complète de la vie politique dans une société. Surtout,
pour un paysan sans terre peu importe que le gouvernement soit aux mains d’un président, d’un parlement ou d’un
général : cela ne change rien à ses problèmes de survie. De même, l’effondrement des régimes communistes en
Europe centrale et orientale n’a pas modifié du jour au lendemain les conditions de vie dans ces pays. Le niveau de
2
développement économique est tout aussi important que les conditions politiques. C’est pourquoi R. Hague, M.
Harrop et S. Breslin proposaient encore dans les années 1990 de distinguer  : le «  premier monde  » (first world)
comprenant une trentaine de démocraties libérales prospères et économiquement avancées, le «  deuxième
monde » (second world) comprenant des Etats postcommunistes et communistes, industrialisés et d’un niveau de
richesse intermédiaire, et le tiers monde (third world) constitué de pays plus nombreux caractérisés par leur faible
développement. Entre le premier et le second monde, la principale différence est politique. Entre le nord et le sud,
les différences sont à la fois politiques et économiques.

L’assimilation des critères économiques, sociaux et politiques est pourtant rejetée par un grand nombre d’auteurs,
en particulier Juan Linz (Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Lynne Rienner, 2000, p. 55-58) dont je
m’inspirerai ici. Une première raison – d’ordre empirique – tient à la non-coïncidence entre un type d’organisation
politique et un niveau de richesse. Certains pays qui disposent d’institutions représentatives sont riches (le Canada
ou le Japon) alors que d’autres sont pauvres (l’Inde) ; la prospérité économique comme l’extrême pauvreté peuvent
exister dans des pays autoritaires, comme l’illustrent les exemples opposés de Singapour et du Zimbabwe. Une
deuxième raison – plus méthodologique – de distinguer analytiquement développement économique et forme de
gouvernement, sur laquelle Juan Linz insiste fortement, tient à la volonté de pouvoir explorer empiriquement la
relation entre les deux. S’interroger sur les conditions économiques, sociales ou culturelles de la démocratie
suppose précisément de reconnaître une forme d’autonomie au politique par rapport à ces autres dimensions.
L’étude des effets des différents régimes sur le développement économique suppose la même distinction analytique.

Mieux vaut donc considérer le système politique comme distinct du système économique et social. Cela se justifie
d’autant plus que, d’après R. Aron, le système politique correspond à « un secteur particulier de l’ensemble social,
secteur qui comporte la caractéristique singulière de commander l’ensemble  ». Cette conceptualisation s’inscrit
dans l’idée d’une spécialisation et de hiérarchisation des tâches à l’intérieur de la société. Il existe non seulement
une autonomie mais même une sorte de préséance du politique par rapport à la vie sociale. Le politique n’est pas
soumis au social : dans la tradition grecque le régime assigne à une société ses significations centrales, ordonne
ses institutions et ses règles, façonne les mœurs et les styles de vie de ses ressortissants. Pour cette raison, il est
légitime et même nécessaire d’étudier les systèmes politiques pour eux-mêmes et en eux-mêmes.

Un préalable incontournable : l'État


L’Etat est devenu, à l’époque contemporaine, le lieu où s’exerce pour l’essentiel l’autorité politique. C’est dans ce
cadre de référence que se déploie l'analyse des systèmes politiques.

L'État, au centre de l’analyse politique


Aristote, dans son étude des constitutions de son temps, se référait à la « cité ». Mais il est généralement admis que
l’Etat constitue aujourd’hui le point de repère fondamental pour tout ordre politique, comme en atteste la définition
du politique selon Max Weber : « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer
la répartition du pouvoir, soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même Etat » (Le savant
et le politique, 1919).

Tout étudiant en science politique se doit d’avoir lu les deux essais de Max Weber rassemblés sous le titre Le
savant et le politique (1919). Ce texte est accessible gratuitement sur l’excellent site Les classiques des sciences
sociales proposé par l’Université du Québec à Chicoutimi.

Nous limitons donc l’analyse des systèmes politiques au cadre étatique. Se trouve ainsi exclue l’étude des entités
infra-étatiques en tant que telles (même s’il est parfaitement légitime de se demander comment elles sont
gouvernées et, surtout, même si nous verrons que l'articulation centre-périphérie est parfois déterminante pour
saisir la nature d'un système au niveau national). Le propos ne porte pas non plus – ou alors de manière indirecte –
sur le niveau supranational, notamment les coopérations internationales et les intégrations régionales qui
conduisent souvent à la mise en commun de compétences, même s’il est devenu courant de parler de l’Union
européenne comme d’un système politique.

La définition de l'Etat, d'après le droit constitutionnel, implique la combinaison de trois éléments constitutifs : un
territoire déterminé, une population et une autorité politique. La science politique, à la suite de Weber, introduit le
concept de monopole de la violence physique légitime.

L’Etat correspond, selon la définition proposée par Weber dans Economie et société (1922), à une entreprise
politique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans
l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime.

Ce qui est important pour l’étude des systèmes politiques, c'est le caractère effectif de l'existence de l'Etat  : le
gouvernement doit exercer effectivement son autorité sur une population et sur un territoire déterminé. Autrement
3
dit, la reconnaissance internationale et l'appartenance aux Nations Unies ne sont pas des critères suffisants, et ils
ne sont d’ailleurs pas toujours nécessaires.

La prolifération étatique et la diversité des Etats


L'Etat est devenu la forme dominante d'exercice de la domination politique et, à ce titre, le cadre incontournable
dans lequel se déploient les systèmes politiques. En Occident, il s'est progressivement substitué à la féodalité et à
l'autorité ecclésiale à travers un double mouvement de monopolisation de l'autorité politique sur un territoire
déterminé et de spécialisation des fonctions. A partir de son centre occidental, le modèle étatique s'est ensuite
propagé à travers le monde, notamment sous l'effet du double processus de la colonisation puis de la
décolonisation. Aujourd'hui, on peut parler d'une véritable prolifération étatique, c’est-à-dire d’une multiplication
exponentielle du nombre d’Etats. Ce processus résulte de phénomènes de fragmentation et de sécession, comme
l’illustrent les exemples relativement récents du Timor-Oriental devenu indépendant en 1999 et du Sud-Soudan en
2011. Le nombre d’Etats membres de l’Organisation des Nations Unies est ainsi passé de 51 à sa création en 1945
à 193 en 2011 avec la reconnaissance du Sud-Soudan. A ces Etats, on peut ajouter au minimum le Saint-Siège et
l’Etat de Palestine, qui jouissent d’un statut d’observateur permanent à l’ONU (depuis 2012 pour la Palestine), ainsi
que Taiwan.

Tous ces Etats présentent une très grande hétérogénéité qui tient aussi bien à leur taille (mesurée par leur
superficie et leur population), qu’à leur richesse, leur niveau de développement ou leur influence internationale. Tous
ces critères permettent d'établir des distinctions et sont constitutifs de taxinomies entre les Etats, mais ils ne sont
pas nécessairement décisifs pour la question des systèmes politiques. Il existe, par exemple, des petits Etats qui
sont démocratiques alors que d’autres pourraient être qualifiés de tyranniques, et vice-versa. Plus déterminant
semble être le degré d’institutionnalisation de l’Etat. L’émergence de l’Etat moderne, en effet, est étroitement liée,
comme Weber l’avait souligné, à des phénomènes de rationalisation et de bureaucratisation. De ce fait, le degré
d’institutionnalisation de l’Etat a des conséquences importantes pour l’exercice du pouvoir politique.

On peut distinguer trois sortes d’Etats en fonction de leur degré d’institutionnalisation : les Etats effectifs, les Etats
faibles et les Etats en faillite. Les Etats effectifs (« effective states ») sont ceux dans lesquels les autorités étatiques
contrôlent le territoire national ainsi que les frontières. L’Etat pénètre suffisamment la société pour garantir une mise
en œuvre uniforme des politiques et des lois nationales dans l’ensemble du pays. Le système judiciaire et
l’administration jouissent d’une stabilité suffisante. L’Etat a la capacité de lever l’impôt. C’est aussi une question de
légitimité : l’Etat est perçu comme ayant le droit de faire tout cela.

Les Etats qualifiés de faibles ne remplissent pas l’ensemble de ces caractéristiques. Parfois l’autorité de l’Etat ne
s’étend pas à l’ensemble du territoire (par exemple, l’Ossétie du Nord par rapport à la Géorgie ou certaines zones
de Colombie contrôlées par les FARC). D’autre fois, c’est la légitimité de l’Etat qui est en cause comme au Liban.
Troisième élément d’affaiblissement de l’Etat : sa captation par des intérêts privés (pratiques de néo-patrimonialisme
en Afrique).

Les Etats en faillite («  collapsed states  » ou «  failed states  ») ont carrément cessé de fonctionner effectivement.
C’est souvent le cas lorsqu’il y a une guerre civile qui met le chaos dans un pays (par exemple, Haïti ou la Somalie).
La situation est différente lorsqu’il y a deux zones bien délimitées comme au Sri Lanka. La Centrafrique offre
aujourd’hui un exemple accompli d’Etat effondré. Dans un Etat effondré, il n’y a pas réellement de système politique
que l’on puisse étudier.

L’effectivité de l’Etat est donc un élément essentiel ; mais il ne faut pas confondre un Etat effectif avec ce que l’on
peut appeler un Etat fort. « Si l’Etat est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons » (Paul Valéry, Regards sur
le monde actuel). La structure institutionnelle est, du moins sur un plan analytique, distincte du régime politique.
Ainsi le magazine Foreign Policy commet une erreur lorsqu’il met au rang des Etats en faillite (« failed ») la Corée
du Nord au prétexte que c’est un Etat qui viole les droits de l’homme.

La comparaison des systèmes politiques


Les fondements théoriques de la comparaison et de la classification des systèmes politiques
L’analyse des formes de gouvernement constitue un moment fondateur de l’analyse politique. Sur un plan
historique, elle remonte à la tradition grecque de la classification des cités et à la recherche du «  bon
gouvernement  ». Elle marque aussi l’importance de l’approche comparative pour l’étude des phénomènes
politiques. Les auteurs classiques et leurs typologies montrent bien l’intérêt de la comparaison des régimes  :
dépasser les critères formels, interroger les conditions d’existence des différents régimes et envisager leurs
conséquences. Ces préoccupations se retrouvent aujourd’hui théorisées par l’un des sous-champs de la science
politique : l’analyse politique comparée. La comparaison constitue une opération élémentaire de l’esprit humain.

4
La méthode comparative consiste, selon l’historien Marc Bloch, à «  rechercher, afin de les expliquer, les
ressemblances et les dissemblances qu’offrent des séries de nature analogue, empruntées à des milieux sociaux
différents » ; elle assure l’indispensable décentration du chercheur qui seule lui permet de se distancer quelque peu
de son sociocentrisme.

La comparaison des systèmes politiques remplit, plus précisément, deux fonctions complémentaires. D’un côté, elle
vise à accroitre la compréhension de certains phénomènes politiques  ; d’un autre côté, elle a aussi une visée
explicative.

Comparer pour comprendre – Comparer plusieurs systèmes politiques permet de mettre au jour ce que chacun
d’eux a de spécifique, de faire ressortir certaines particularités et, en fin de compte, d’élaborer des typologies.
Prenons la procédure d’impeachment du Président aux Etats-Unis et la motion de censure dans un régime
parlementaire. Leur confrontation met en relief ce que chacune a de particulier : on peut espérer à partir d’une telle
opération parvenir à mieux comprendre leur portée et signification respectives. Loin de gommer les spécificités, la
comparaison vise ici à faire ressortir les traits particuliers de phénomènes politiques distincts dont le sens et la
portée risqueraient d’échapper à une analyse non comparative. De plus, la comparaison pousse à la rigueur et à la
précision conceptuelles, ce qui d’une certaine manière exclut tout relativisme. Par exemple, parler d’instabilité
ministérielle suppose de s’accorder sur des critères communs définissant la notion, critères que la mise en
perspective comparative permet de dégager. Dans un autre registre, affiner les concepts de fascisme ou de
totalitarisme nécessite de mettre en parallèle plusieurs expériences historiques qui s’y rattachent. Enfin, la
comparaison a une valeur historique lorsqu’elle permet de repérer des évolutions. Par exemple, certains systèmes
politiques sont-ils devenus plus fréquents que d’autres  ? Répondre à cette question suppose une forme de
comparaison.

Comparer pour expliquer – La comparaison permet de formuler des hypothèses quant aux effets de certaines
spécificités des systèmes politiques. Par exemple, quelles règles favorisent ou non l’instabilité ministérielle  ?
L’incompatibilité entre les mandats parlementaires et ministériels a été vue comme un moyen de limiter l’instabilité.
Aujourd’hui, en France, un ministre qui est démis de ses fonctions retrouve son mandat parlementaire. Quels effets
sur la stabilité du personnel ministériel (ici il s’agit d’une comparaison temporelle) ? La comparaison constitue donc,
comme le sociologue français Emile Durkheim l’avait souligné, un substitut à la méthode expérimentale.

In fine, sans toujours en être le but premier, la comparaison et la classification des systèmes politiques permettent
de déceler certaines de leurs qualités. Depuis les travaux pionniers de Seymour M. Lipset, il existe, par exemple,
une littérature importante sur les effets de la démocratie sur le développement économique. C’est ainsi qu’Adam
Przeworski et Fernando Limongi montrent que les régimes non démocratiques n’ont pas des performances
économiques inférieures à celles des démocraties (« Modernization: Theories and Facts », World Politics, 1997). Ce
type d’analyse a bien entendu une portée qui dépasse le simple champ académique.

La suite de notre propos ne se limite pas à la France ou à quelques Etats occidentaux soigneusement sélectionnés,
ni même à un échantillon d’Etats « représentatifs ». L’ambition est de développer un cadre analytique qui puisse être
pertinent pour l’ensemble des pays et qui fasse obstacle au risque de dérive ethnocentrique.

Questions de méthode
Une approche empirique
L’approche de ce cours sur les systèmes politiques se veut empirique, plutôt que spéculative ou normative. La
science politique s’est en effet largement construite en se démarquant à la fois de la philosophie et du droit, deux
disciplines qui l’ont profondément marquée et qui ont également beaucoup à dire sur les régimes et les systèmes
politiques. Commençons par la philosophie supposée plus encline à produire un discours normatif que la science
politique. Comme l’écrit R. Aron : « La théorie sociologique porte sur la réalité et non pas sur l’idée » (Démocratie et
Totalitarisme, p. 60). D’une certaine manière, nous nous plaçons dans le prolongement d’un Aristote qui est certes
un philosophe, mais qui adopte une approche qui anticipe la science politique contemporaine. «  Il nous faut
examiner à la fois les différentes constitutions auxquelles ont eu recours certaines des cités qu’on dit régies par de
bonnes lois, et aussi les autres s’il s’en trouve dont certains ont traité et qu’on considère comme bien conçues ; cela
pour voir ce qu’elles ont de correct et d’utile, mais aussi pour que notre recherche d’autre chose en dehors d’elles
ne paraisse pas procéder d’un désir de faire le sophiste à tout prix, mais bien du fait que les constitutions existant
actuellement ne fonctionnent pas bien » (Aristote, Les Politiques, II, 1). L’objectif prescriptif n’est pas condamnable
en tant que tel (il est même en quelque sorte nécessairement sous-tendu). Cependant, il ne doit pas faire perdre de
vue l’essentiel : les caractéristiques propres à chaque régime.

D’autre part, notre démarche s’inscrit en faux par rapport à une lecture strictement littérale du droit constitutionnel.
Pour citer de nouveau R. Aron, « La théorie sociologique des régimes politiques met l’accent sur les institutions et

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non pas sur les justifications ou les idéaux dont celles-ci se réclament. ». Cela signifie qu’il faut, face aux limites du
nominalisme, faire prévaloir l’observation des faits.

Ce premier élément de définition appelle immédiatement une mise en garde : l’analyse des systèmes politiques ne
peut pas se limiter à une lecture formelle des dynamiques politiques. Plus précisément, comme l’explique encore R.
Aron, la complexité des sociétés modernes conduit à établir une distinction entre « l’origine juridiquement légitime
de l’autorité et le possesseur d’une autorité de fait ». Aron en déduit que l’approche juridique, notamment à travers
l’importance accordée au concept de souveraineté, est insuffisante : d’un point de vue juridique, « est titulaire de la
souveraineté celui qui détient l’autorité légitime, mais ce dernier n’est pas toujours le détenteur du pouvoir de fait ».
Par exemple, la démocratie correspond étymologiquement au gouvernement du peuple, mais dans les faits ce n’est
pas le peuple qui exerce directement le pouvoir.

La constitution écrite n’est pas non plus le critère le plus déterminant. La constitution soviétique de 1977 dans son
article 2 proclame ainsi – contre toute évidence – que tout le pouvoir appartient au peuple  ! Même l’organisation
d’élections n’est pas la preuve qu’un régime est démocratique. Ainsi, en 2011, un article du site Internet Slate.fr était
ironiquement intitulé : « Le top 10 des dictateurs les mieux élus ». Il est évident, dans ce type de configuration, qu’il
vaut mieux se fier aux observations de terrain de la science politique qu’aux discours officiels ou même à une
lecture superficielle de la constitution.

Ce cours met l’accent sur les systèmes politiques contemporains, définis comme ceux qui sont postérieurs à la
chute du mur de Berlin et à l’effondrement de l’Union soviétique. Cette période correspond à la dernière grande
vague de prolifération étatique et à ce que certains ont appelé la « 3ème vague » de démocratisation. La première
décennie du 21ème siècle offre un certain recul pour évaluer la pertinence des théories mobilisées. Deux raisons
essentielles :
1. sur un plan pratique, cela représente déjà un très grand nombre de systèmes politiques,
2. sur un plan théorique, nécessité d’un minimum de mise en contexte historique selon R. Aron. Il n’est pas sûr
que la conceptualisation de la monarchie à l’époque de Louis XIV soit encore très pertinente à l’époque
contemporaine car les techniques de gouvernement et de domination ont évolué (par exemple, diffusion/
contrôle de l’information). Cependant, quelques incursions à travers l’histoire pourront être faites lorsque cela
est nécessaire à la compréhension de tel ou tel type de régime.

Bien comparer, mal comparer


Il n’est pas rare que la comparaison des régimes politiques prenne la démocratie comme étalon universel, les autres
régimes étant définis par rapport à elle du fait qu’ils n’en remplissent pas tous les critères. Ce travers s’explique
assez facilement par le fait que la démocratie constitue le système considéré comme légitime dans les sociétés
occidentales et que la plupart des théoriciens politiques proviennent précisément de ces sociétés. C’est ainsi que
certains, partant du principe que les Etats-Unis constituent le système démocratique le plus achevé, établissent une
évaluation des régimes par rapport au régime américain. En fait, deux problèmes plus sérieux traversent l’analyse
comparative des systèmes politiques contemporains  : l’unidimensionnalité des critères de classification et leur
gradualisme.

La plupart des auteurs s’accordent en effet pour définir une multiplicité de caractéristiques propres à chaque régime.
Le classement du Freedom House déjà évoqué dans l’introduction de cette leçon agrège ainsi 10 indicateurs de
droits politiques et 15 indicateurs de libertés civiles. Il est toujours possible de combiner ces différents critères ; mais
il est certainement plus contestable de réduire leur complexité en analysant les régimes politiques selon une seule
dimension.

D’autre part, une question se pose quant à l’existence d’une solution de continuité, une forme de gradualisme entre
les différents types de régime. Dans un article célèbre, Giovanni Sartori a dénoncé les risques inhérents au
gradualisme (G. Sartori, « Bien comparer, mal comparer », Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 1, n° 1,
1994). Comme le souligne Sartori, les différences de degré n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une même catégorie. Il
faut donc établir que deux objets au moins présentent des attributs ou des propriétés communes qui définissent leur
appartenance à une même catégorie, avant de pouvoir mesurer jusqu’à quel point ils possèdent ces attributs.

C’est la raison pour laquelle il est recommandé de privilégier l’approche typologique. Cette dernière consiste à
dégager les caractéristiques d’un phénomène social : il s’agit d’une construction intellectuelle par abstraction. Ainsi,
pour citer Max Weber : « On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en
enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en
petit nombre, par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement
pour former un tableau de pensée homogène » (Essai sur la théorie de la science, 1965, p. 181).

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Juan Linz, qui privilégie une approche classificatoire, part d’une définition de la démocratie pour ensuite définir les
non-démocraties et, en leur sein, distinguer les régimes autoritaires et totalitaires. C’est de cette démarche que nous
nous inspirons en prenant plus spécialement appui sur R. Aron et Ph. Braud.

Classer les régimes : des critères contemporains


R. Aron fait de la distinction entre partis multiples et partis uniques le critère discriminant de son étude des régimes
politiques. L’intérêt de son analyse est de bien souligner les conséquences qu’entraine la tolérance d’un seul ou de
plusieurs partis. Dans un système où le pluralisme est légalement accepté, les partis sont inévitablement en
compétition. Des règles doivent être édictées pour organiser cette concurrence d’où le caractère inévitablement
constitutionnel des régimes pluralistes. «  La référence à l’exercice légal du pouvoir met en valeur une idée
essentielle : l’essence du régime ne réduit pas à un mode de désignation des détenteurs de l’autorité légitime, un
mode d’exercice n’est pas moins décisif » (p. 77).

A l’inverse, dans les régimes de parti unique, le monopole de l’activité politique légitime entraine des conséquences
importantes. Le parti unique doit justifier son monopole. Par exemple, l’imperfection du système représentatif
(représentation bourgeoise) ou le but historique (dictature du prolétariat). La confusion entre l’Etat et le parti entraine
une limitation de la liberté de discussion. D’après R. Aron, le principe, au sens de Montesquieu, du régime
constitutionnel-pluraliste est le respect de la légalité et le sens du compromis  ; celui du régime de parti
monopolistique la foi et la peur.

Dans le prolongement de R. Aron, Philippe Braud considère que c’est le «  degré de consensus exigé des
gouvernés » (Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2016) qui permet de classer les régimes politiques contemporains.
Les démocrates légitiment les désaccords ; les régimes autoritaires prohibent l’expression publique des dissensus ;
les systèmes totalitaires ambitionnent de les extirper par un remodelage des mentalités. L’intérêt de ces typologies,
en particulier de celles de R. Aron et de Ph. Braud, est de refléter au plus juste les différentes dimensions que revêt
nécessairement un système politique.

En conclusion, le concept de système politique permet un double mouvement de mise en cohérence et de mise en
perspective. Il facilite, d’une part, l’opération intellectuelle de saisie globale et dynamique des phénomènes
politiques. Il autorise, d’autre part, une démarche comparative de classement des systèmes politiques. La suite du
cours s’organise fondamentalement selon la tripartition proposée par Ph. Braud  ; une attention particulière sera
portée aux systèmes démocratiques.

Chapitre 2 : La monarchie
Doit-on considérer la monarchie comme un système politique totalement dépassé  ? C’est en tout cas ce que
suggéraient paradoxalement ces propos du chancelier Bismarck devant le parlement prussien en 1867 : « Les rois
de Prusse n'ont pas encore achevé leur mission. La royauté prussienne n'est pas encore mûre pour constituer un
simple ornement du système constitutionnel, elle n'est pas encore prête à devenir un rouage mort dans le
mécanisme du gouvernement parlementaire  ». Comme on le comprend,  Bismarck, un défenseur acharné de la
monarchie, semblait intimement convaincu que l’effacement de celle-ci était à terme inéluctable. Il faut dire que
l’émergence de systèmes politiques modernes en opposition à l’ordre politique féodal et à la monarchie absolue
s'était accompagnée un peu partout d'une marginalisation du monarque dans les jeux politiques. Et la tendance
n’a fait que s’accentuer au cours du XXème siècle.

Pourquoi, dans ce contexte, s'intéresser à l'institution monarchique ? Ne relève-t-elle pas davantage d’une analyse
historique plutôt que de la science politique contemporaine ? Il y a en réalité des raisons fortes d’accorder quelque
attention à la monarchie dans le monde politique d’aujourd’hui. Tout d’abord, comme nous le verrons, le système
monarchique reste bien vivant selon des modalités variées sur tous les continents. Deuxièmement, la monarchie
constitue, selon l’expression de Daniel-Louis Seiler, un «  invariant politique  », c’est-à-dire un phénomène social
universel que l’on peut trouver à toutes les époques historiques et sous toutes les latitudes. Troisièmement, la
figure monarchique reste présente dans les systèmes politiques démocratiques à travers la figure du chef d'Etat ou
du président qu'elle a souvent inspirée.

Nous tenterons ici de cerner les contours génériques du phénomène monarchique (section 1), avant d’en explorer
la diversité des configurations et manifestations à l’époque contemporaine (section 2).

La monarchie, un invariant politique


La monarchie subsiste, au moins nominalement, sous des formes diverses dans nombreuses régions du monde et
de nombreux pays. Après un rapide tour d’horizon, nous nous efforcerons d’en définir les principales
caractéristiques et les effets.

La monarchie au début du XXIème siècle : un état des lieux

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Le fait monarchique est en recul à travers le monde. Depuis la Révolution française, nombreux sont les Etats qui
ont choisi de se passer d’un souverain non élu. Au cours du XXème siècle, pour s’en tenir au seul Moyen-Orient, la
monarchie a été abolie en Egypte (en 1952), en Irak (en 1958), au Yémen (en 1962), en Libye (en 1969) et en Iran (en
1979). A l’échelle mondiale, le dernier Etat à avoir mis fin à un système monarchique est le Népal devenu une
république en 2008. La monarchie n’en reste pas moins, sous des formes les plus diverses, une réalité politique sur
les cinq continents. Et il y a même des exemples de restaurations monarchiques récentes en Espagne (en 1975) et
au Cambodge (en 1993).

Il existe une multitude d’appellations pour désigner le monarque dans un système monarchique : roi ou reine (par
exemple, Marguerite  II, reine de Danemark), empereur (par exemple, Akihito, empereur du Japon), sultan (par
exemple, Qabus ibn Said, sultan d’Oman), grand-duc (par exemple, Henri, grand-duc de Luxembourg), émir (par
exemple, Sabah Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah, émir du Koweit), etc. Il ne faut pas se laisser impressionner par cette
hétérogénéité. Dans tous les cas, c’est bien de monarchie au sens que nous donnerons à ce terme par la suite
dont il s’agit.

Pour se faire une idée de l’ampleur du phénomène monarchique à l’heure actuelle, on peut regrouper les systèmes
monarchiques contemporains par aires géographiques. Il y a d’abord une forte concentration de monarchies en
Europe occidentale (spécialement dans la partie septentrionale du continent) : la Belgique, le Danemark, l’Espagne,
le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède ont leur monarque. Le Royaume-
Uni complète évidemment la liste et avec lui les quinze autres Etats du Commonwealth dont la reine d’Angleterre
est chef de l’Etat : il s’agit notamment du Canada, du Belize, des Bahamas, de la Jamaïque, de l’Australie et de la
Nouvelle-Zélande. On trouve ensuite une concentration de régimes monarchiques dans les pays arabes, avec la
Jordanie, le Koweït, l’Oman, Bahreïn, le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. Sur le continent africain,
les monarchies sont situées en Afrique australe (Lesotho et Swaziland) et au Maghreb (Maroc). En Asie-Pacifique,
le Bhoutan, le sultanat de Brunei, le Cambodge, le Japon, la Malaisie, la Thaïlande, le Tonga et les îles Samoa se
caractérisent également par la présence d’un chef d’Etat héréditaire.

A noter, même si c’est un peu anecdotique, que subsistent à Wallis-et-Futuna, une collectivité territoriale française
dans le Pacifique, trois monarchies traditionnelles  : Uvéa (à Wallis), Alo et Sigave (à Futuna), dont les rois
gouvernent avec des conseils élus et le représentant (nommé) de l'État français.

Ce sont donc au total aujourd’hui une trentaine de pays, en plus des seize du Commonwealth, qui ont un
monarque (ou l’équivalent) comme chef d’Etat.

La monarchie comme forme de domination traditionnelle


La monarchie constitue-t-elle un type de système politique à part entière  ? D’après le politologue Juan Linz, la
prégnance d’une légitimité de type traditionnel justifie en tout cas de distinguer le système monarchique des autres
formes contemporaines de gouvernement, notamment de l’autoritarisme et a fortiori du totalitarisme (voir les deux
chapitres suivants). Revenons sur les éléments clés de définition de la monarchie, en particulier sur la place de
l’hérédité et sur celle du sacré.

La monarchie est un système politique dans lequel l’autorité politique réside pleinement, ou en partie, dans une
personne physique en vertu d’un droit propre de celle-ci, sans pour autant que cette personne exerce
effectivement le pouvoir  ; l’hérédité apparaît comme l’élément distinctif des Etats qui ont retenu la forme
monarchique.

Le concept de monarchie se trouve ainsi caractérisé par une forme de gouvernement – le gouvernement d’un seul
– et par une méthode de sélection des gouvernants – l’hérédité, c’est-à-dire la transmission du pouvoir fondée sur
les liens de sang. Si l’étymologie suggère que la monarchie concentre tous les pouvoirs dans les mains d’une seule
personne (le grec mono signifie « seul » et arke « pouvoir » : « pouvoir d'un seul »), nous allons voir que la réalité est
beaucoup plus complexe et nuancée. Reste alors l’importance de l’hérédité associée à la notion de dynastie et
légitimée par un rapport privilégié au sacré.

Toutes les monarchies prévoient que le pouvoir se transmette de manière héréditaire, même si les règles de
transmissions connaissent une infinité de variations. Cela explique que la notion de dynastie constitue une part
essentielle de l'essence des monarchies et royautés. Elle est universelle, et dans plusieurs pays, notamment le
Japon et l'Ethiopie, l'unicité de la dynastie était revendiquée comme un élément constitutif de la nation. La Charte
japonaise de 1889 parlait ainsi du «  tennô de l'unidynastie pour l'éternité  ». L'empereur actuel, Akihito, est le
dernier d’une succession que la légende fait commencer en 660 av. J.C. avec l’empereur Jinmu, descendant de la
déesse Amaterasu. La Constitution éthiopienne de 1962 consacrait, à l'encontre de toute objectivité historique,
l'empereur comme le descendant en ligne directe de la dynastie ininterrompue de Ménélik Ier, fils de la reine de
Saba et du roi Salomon.

La monarchie présente, grâce à la transmission héréditaire du pouvoir, un avantage significatif par rapport à
d’autres formes de régimes non-démocratiques  : en effet, le problème le plus aigu de la dictature personnelle,
assurer la succession du dictateur, ne se pose pas (en tout cas, pas en principe).

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Le caractère héréditaire de la monarchie implique souvent une forme de préparation pour l’héritier du trône. Celle-
ci peut prendre la forme de responsabilités politiques octroyées aux successeurs désignés. Ainsi, il n’est pas rare
que certaines fonctions officielles soient attribuées aux membres de la famille royale autres que le monarque lui-
même.

On peut voir dans ces privilèges la volonté de préparer le futur monarque aux responsabilités qu’il aura à exercer
un fois sur le trône.

En plus de la transmission héréditaire du pouvoir, un deuxième trait commun unit les monarchies  : leur rapport
étroit au sacré. Historiquement, le principe monarchique s’est réclamé très longtemps d’une origine religieuse,
c’est-à-dire que la légitimité royale était censée procéder de la volonté divine. En fait, comme l’écrit l’historien
Roland Mousnier, «  le roi est un objet religieux  ». Plusieurs schémas se distinguent. Dans l’Egypte antique, le
Pharaon était considéré comme une divinité immortelle. En Chine et au Japon, les empereurs apparaissaient
comme des fils ou des héritiers plus ou moins lointains du Dieu créateur, des « Fils du Ciel ». En Europe, enfin, ils
deviennent simplement ses élus, bénéficiant d’une onction sacrée qui leur permet parfois d’opérer des guérisons
miraculeuses.

Le lien étroit entre légitimité religieuse et légitimité monarchique se vérifie aujourd’hui encore dans le cas de
l’Arabie Saoudite. En effet, comme l’écrit Joseph A. Kechichian, «  en maintenant une monarchie traditionnelle –
dans laquelle le souverain reste le chef religieux suprême – les gardiens des mosquées saintes de la Mecque et de
Medina confèrent au souverain saoudien un degré de légitimité incomparable » (Succession in Saudi Arabia, New
York, Palgrave, 2001, p. 3). Autrement dit, la monarchie entretient une relation étroite avec l’idéal-type de la
domination traditionnelle chez Max Weber. C’est un système de gouvernement qui puise sa légitimité dans « des
coutumes sanctionnées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les
respecter » (Max Weber, Le savant et le politique , 1919).

Pour résumer, la monarchie correspond historiquement à une forme d’institutionnalisation de l’ordre politique par le
mode de domination qu’elle institue (par rapport à un ordre féodal décentralisé et aux hiérarchies mal établies) et
par la simplicité de la règle de transmission du pouvoir (l’hérédité faisant l’objet de règles de codification bien
établies) ; sa légitimité puisse dans les ressources du sacré et de la religion.

Un effet stabilisateur ?
Dans un grand nombre de pays, le système monarchique ou impérial continue à jouir d’une popularité réelle. C’est
en tout cas ce que montrent certains sondages.

Cette popularité, qui n’est jamais définitivement assurée et dont les ressorts sont, à l’évidence, multiples, est à
relier aux bénéfices réels ou supposés de la monarchie.

En particulier, certaines observations empiriques donnent à penser que la monarchie a un effet stabilisateur pour
les systèmes politiques. Le politologue Seymour M. Lipset relevait ainsi dans les années 1960 que la plupart des
démocraties occidentales jouissant d’une stabilité politique de longue date, en particulier le Royaume-Uni, le
Danemark, la Norvège et la Suède, étaient des monarchies (Seymour Martin Lipset, Political Man: The Social Basis
of Politics, Baltimore, John Hopkins University Press, 1981). Plus récemment, l’actualité a pu donner du crédit à
l’idée d’une force stabilisatrice de la monarchie. En effet, dans les pays arabes, les monarchies – Maroc, Jordanie,
Arabie Saoudite – semblent avoir été relativement épargnées par les insurrections et mouvements révolutionnaires
du début des années 2010, à la différence de pays comme la Tunisie, l’Egypte, la Syrie ou le Yémen qui ont connu
insurrections, révolutions et guerres civiles.

Peut-on systématiser cette observation et tirer la conclusion que la monarchie aurait un effet stabilisateur ? Pour
vérifier l’existence d’une relation statistique solide entre monarchie et stabilité politique, il faut se livrer à une
analyse comparative qui se donne une certaine profondeur historique. Dans cette perspective, Victor Menaldo a
étudié le niveau de conflictualité politique (assassinats, grèves, manifestations, révolutions, etc.) dans 18 pays du
Moyen-Orient et d’Afrique du Nord entre 1950 et 2010. Il montre que l’instabilité politique est moins fréquente dans
les monarchies que dans les républiques, à l’exception des années 1955-1957 et 1972-1975.

Lorsque l’on considère les seules révolutions dans l’index de conflictualité, on compte seulement 31 années-
monarchies sur 409 avec une révolution (7,6 %) contre 26,2 % pour les régimes républicains (134 sur 512). La
conclusion, avec toutes la prudence de rigueur face à de telles analyses statistiques, est que le système
monarchique tend bel et bien à réduire la conflictualité et, partant, qu’il favorisé une certaine stabilité. Ce serait
cependant une erreur de considérer que les monarchies forment un bloc monolithique parfaitement uniforme. Il
faut, au contraire, s’intéresser à la diversité des régimes avec un monarque et à leurs trajectoires les plus récentes.

Les monarchies contemporaines : des configurations multiples


La monarchie ne constitue pas à l’époque contemporaine, pas plus qu’à travers l’histoire, une catégorie uniforme.
Puisque la présence d’un roi ou d’un empereur ne signifie pas automatiquement régime monarchique, il nous faut
analyser les différentes configurations qui existent empiriquement de nos jours.

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Les types de monarchies
L’existence d’un monarque n’est pas, en tant que telle, constitutive d’un type de système politique. La complexité
des sociétés contemporaines fait obstacle au gouvernement d’un seul stricto sensu. De plus, la présence d’un
monarque peut accompagner aussi bien des systèmes politiques démocratiques que des régimes autoritaires. Ce
n'est donc pas au « régime monarchique » en tant que tel que nous nous intéressons mais à la monarchie dans ses
différentes manifestations contemporaines que ce soit la monarchie absolue traditionnelle, telle qu'elle subsiste
encore dans quelques pays, ou la monarchie parlementaire.

Souveraineté du monarque et souveraineté populaire


La présence de l’institution monarchique n’implique pas que le souverain, roi, empereur ou sultan, exerce
effectivement lui-même le pouvoir. L'histoire constitutionnelle et politique contemporaine, c’est-à-dire postérieure à
1789, permet de distinguer deux types de systèmes monarchiques  : la monarchie gouvernante, dans laquelle le
monarque est souverain au sens plein du terme, et la monarchie parlementaire, dans laquelle la souveraineté
appartient au peuple.

La monarchie gouvernante consacre la prééminence du monarque sur le système politique. Elle peut prendre la
forme d’une monarchie absolue, dans laquelle il n’existe pas de limite – au moins sur un plan institutionnel – à
l’hégémonie du chef de l’Etat qui exerce directement, ou par l’entremise de ses conseillers, l’essentiel des pouvoirs
et des responsabilités. Elle se décline aussi à travers la monarchie constitutionnelle. Cette dernière organise un
partage des pouvoirs et une certaine transparence procédurale à travers l’existence de règles fixes et
contraignantes pour les acteurs politiques. Cependant, la monarchie constitutionnelle ne fait pas nécessairement
obstacle à l’exercice concret du pouvoir par le souverain. Fondamentalement, la monarchie gouvernante – qu’elle
prenne la forme d’une monarchie absolue ou d’une monarchie constitutionnelle – s’oppose au principe
démocratique.

La monarchie parlementaire fait entrer la monarchie dans un autre ordre de réalités  : celui de la démocratie
représentative. En plus des règles qui encadrent strictement l’exercice des prérogatives royales (comme pour les
monarchies constitutionnelles), les monarchies parlementaires prévoient l’existence d’un ensemble d’institutions
qui tirent leur légitimité des suffrages populaires et qui monopolisent l’essentiel du pouvoir. Dans un tel système,
les monarques conservent une double fonction d’influence et d’incarnation de l’unité et de la permanence de l’Etat.
En d’autres termes, la monarchie revêt alors un caractère symbolique : selon la formule célèbre, « le roi règne mais
ne gouverne pas ».

Sur un plan méthodologique, il convient d’être attentif à l’écart, parfois grand, entre les prérogatives
constitutionnelles des monarques et leur capacité à s’en servir effectivement. Ainsi même si les monarques
européens ont souvent des prérogatives constitutionnelles proches de celles d’un président puissant, leur statut
constitutionnel ne les met pas en position de faire usage de ces pouvoirs. Du fait de leur manque de légitimité
électorale, il existe souvent des dispositions institutionnelles prévoyant qu’ils exercent leurs prérogatives sur la
recommandation du parlement ou du gouvernement. Cela se vérifie notamment en ce qui concerne la capacité du
chef de l’Etat à démettre le gouvernement  : les monarques luxembourgeois, néerlandais, belge, britannique et
danois qui ont théoriquement cette capacité (à la différence de leurs alter egos suédois et espagnols) sont dans
l’impossibilité pratique d’en décider unilatéralement.

L’opposition, en apparence simple, entre ces deux grands types de monarchies – monarchies gouvernantes et
monarchies parlementaires – masque un grand nombre de nuances.

Les fonctions royales : variations


Les notions antagonistes de monarchie gouvernante et de monarchie parlementaire font apparaître une dichotomie
assez tranchée mais la réalité est plus nuancée. Alan Siaroff (Comparing Political Regimes, University of Toronto
Press, 2009) distingue une multitude de configurations qu’il place sur un continuum en fonction de l’étendue des
prérogatives royales et de la prégnance, symétriquement inverse, de la participation populaire.

A un extrême, qui correspond à la monarchie absolue , le monarque détient l’ensemble des pouvoirs exécutifs et
législatifs. Cumulant les fonctions de chef de l’Etat et de chef du gouvernement, il gouverne par décrets. Il n’y a
pas de véritable assemblée législative, tout au plus un conseil consultatif dont les membres sont nommés par le
monarque comme en Arabie Saoudite ou dans le sultanat de Brunei. Dans ces systèmes politiques traditionnels, la
pétition auprès du monarque constitue la seule forme légitime d’expression des revendications et des demandes
des sujets.

En pratique, ces systèmes politiques tendent régulièrement vers une forme atténuée de monarchie absolue dans
laquelle le monarque, tout en conservant l’essentiel de ses prérogatives et de son influence, nomme un cabinet et,
éventuellement, un premier ministre. Ces derniers, cependant, restent entièrement responsables devant le
monarque qui préside les travaux du cabinet et gouverne par son intermédiaire. Ainsi, Qabus ibn Said, le sultan
d’Oman, s’est attribué et exerce les fonctions de chef de l'État, de Premier ministre, de ministre des Affaires
étrangères, de ministre de la Défense, de chef d'état-major des armées et de gouverneur de la banque centrale.

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Pourtant, dans ce pays, les 84 membres du Conseil Consultatif, ou Majlis ach-Choura, sont élus au suffrage
populaire depuis 2003 : ils disposent d’un pouvoir consultatif en matière législative et d’un droit d’interpellation.

L’exemple de l’Oman conduit vers une troisième catégorie de pays dans lesquels le monarque (et éventuellement la
constitution) «  autorise  » l’existence d’une assemblée parlementaire qui peut donner son avis sur la législation,
voire disposer d’un pouvoir d’approbation de celle-ci. Cependant, cette assemblée a peu ou pas de prise sur la
formation du gouvernement qui reste entièrement dépendant de la volonté du monarque. C’est le schéma qui
prédomine au Bahreïn, au Koweït, au Qatar, aux Emirats Arabes Unis et, de manière plus surprenante mais dans un
contexte spécifique, à Monaco.

Quatrième configuration : il existe, comme pour les deux catégories précédentes, un premier ministre et un cabinet
distincts du monarque mais, dans ces pays, l’assemblée doit approuver la législation et peut censurer le
gouvernement par un vote de défiance. Cela peut cependant n’être qu’une possibilité théorique lorsqu’il n’y a pas
de partis organisés et de discipline. De plus dans tous les cas, le monarque continue à choisir personnellement le
premier ministre et le cabinet, il peut les renvoyer librement, et il continue à diriger effectivement le pays. Le
monarque dispose d’appuis dans le parlement, où les députés sont souvent élus avec son soutien plus ou moins
discret. Ce schéma correspond peu ou prou à la situation actuelle en Jordanie et au Maroc (nous reviendrons plus
en détail sur le cas du Maroc).

Il y a ensuite un point de bascule vers des régimes dans lesquels le monarque n’est plus la seule source véritable
d’autorité  : il s’agit alors de monarchies parlementaires dans lesquelles le gouvernement tire sa légitimité d’une
élection populaire et dans lesquelles le monarque joue un rôle essentiellement symbolique. Le caractère
démocratique de ces systèmes politiques est renforcé par la prestation de serment imposée au monarque qui vise
à manifester les responsabilités essentielles qui pèsent sur lui mais surtout qu’il tient son pouvoir de la constitution.
Une telle prestation de serment existe dans six des huit systèmes démocratiques européens.

Dans ces systèmes politiques, le chef de l’Etat est un monarque héréditaire doté d’une influence plus ou moins
étendue. Ainsi les monarchies parlementaires se caractérisent évidemment par la présence d’un premier ministre et
un gouvernement distincts du monarque et responsables devant l’assemblée, qui peut démettre le premier ministre
et son gouvernement par un vote de défiance. Symétriquement, l’appui du parlement n’est pas seulement
nécessaire en principe pour l’exécutif : c’est le seul moyen d’accéder à des postes ministériels. En d’autres termes,
le monarque ne contrôle pas le processus de sélection du Premier ministre et de son gouvernement. Mais, dans
quelques pays, le monarque conserve une influence décisive sur le gouvernement ou sur certains domaines
politiques (comme les affaires étrangères) et il dispose d’un droit de véto. C’est le cas au Liechtenstein où le
monarque est une sorte d’arbitre que l’on pourrait comparer Président de la Ve République.

Cependant, dans la plupart des monarchies parlementaires, le monarque n’a que des fonctions essentiellement
honorifiques ou symboliques.

Dans les monarchies parlementaires européennes, du Commonwealth et au Japon, le monarque a pour principale
fonction d’incarner l’unité et la continuité de l’Etat. Tout en étant essentiellement symbolique, cette fonction peut
s’avérer importante.

Un irrésistible déclin ?
Pour un politiste comme Juan Linz qui se donne la peine de traiter de la monarchie comme d’une forme d’autorité
traditionnelle, les monarchies contemporaines ont un avenir très incertain bien qu’elles continuent à bénéficier
d’une certaine légitimité. D’ailleurs, Juan Linz parle tout autant de gouvernement traditionnel parce qu’il se fonde
sur une légitimité traditionnelle au sens wébérien que parce qu’il représente un héritage d’un passé «  pré-
moderne » voué donc à disparaître. Sans préjuger du succès des partisans de la république au Royaume-Uni ou
dans certains pays du Commonwealth, force est de constater que la dynamique contemporaine est assez
défavorable à la monarchie. Il existe cependant des facteurs de résistance spécifiques que nous analyserons après
avoir discuté deux exemples d’évolution récents des systèmes monarchiques.

Deux trajectoires contrastées


De manière un peu schématique, il est possible de distinguer deux grands types d’évolutions pour les systèmes
monarchiques contemporains. Dans un premier cas de figure, le monarque abandonne progressivement ses
prérogatives tout en assurant le maintien du principe monarchique. Dans le second, la monarchie est abolie pour
laisser place à un régime sans monarque, mais pas forcément à une démocratie. C’est ce que montrent les deux
exemples – par ailleurs extrêmement différents – du Maroc et du Népal.

Un retrait progressif et ordonné : le cas du Maroc


C’est à travers un processus graduel que la plupart des monarchies européennes se sont transformées de régimes
absolutistes dominés par leur monarque en d’authentiques démocraties parlementaires. Sans préjuger de l’issue
finale d’un processus par nature incertain, le système politique du Maroc paraît suivre depuis quelques années une
trajectoire sensiblement comparable.

11
En 1999, l’accession au trône de Mohammed VI, après les trente-huit ans de règne d’Hassan II, a en effet marqué
une rupture forte dans l’histoire du pays. Le nouveau souverain, tout en adoptant un style beaucoup plus direct que
son père, a conduit une politique d’ouverture marquée par la mise en place d’une commission royale chargée de
l’indemnisation des anciens prisonniers politiques, l’autorisation du retour d’Abraham Serfaty, un opposant
historique, et le limogeage du ministre de l’Intérieur Driss Basri. Cette politique s’est prolongée et renforcée par
l’adoption d’une nouvelle constitution en 2011 dont l'article 1er énonce que « le Maroc est une monarchie
constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale ». C’est dans un contexte social et politique
particulièrement tendu que cette nouvelle constitution avait été élaborée et adoptée. Avec le Printemps arabe en
arrière-plan, la montée en puissance des revendications démocratiques dans tout le pays pouvait être perçue
comme une menace pour le pouvoir. Opérer une transformation en profondeur du système politique marocain
apparaissait comme le meilleur moyen pour Mohammed  VI de répondre aux aspirations populaires et, en fin de
compte, d’assurer sa légitimité.

Cf. texte de la constitution marocaine du 1er juillet 2011.

Le texte constitutionnel de 2011 opère un rééquilibrage significatif des pouvoirs au bénéfice du premier ministre et
du parlement. Le chef du gouvernement est désormais responsable devant la seule Chambre des Représentants
(la chambre basse du Parlement), et non plus devant le roi. Présidant le Conseil du gouvernement (qui se distingue
du Conseil des ministres par l’absence du roi), il dispose par ailleurs du droit, comme dans tout régime
parlementaire, de dissoudre la Chambre des Représentants.

Les prérogatives du Parlement sont elles aussi substantiellement renforcées. Ses compétences sont élargies à la
fois sur le plan législatif (par l’extension du domaine de la loi) et sur le plan des traités internationaux (par
l’élargissement des domaines dans lesquels son approbation est requise). Sur un plan politique, le système
marocain connait globalement un glissement vers le parlementarisme. La constitution de 2011 prévoie en
particulier que le roi nomme le chef du gouvernement au sein du parti arrivé en tête des élections des membres de
la Chambre des représentants.

Cependant, le système politique marocain ne bascule par entièrement dans la catégorie des monarchies
parlementaires de type démocratique. Il reste une « monarchie agissante », selon la formule de Mohammed VI lui-
même. En effet, même si elles ont été réduites par rapport aux précédentes constitutions, les prérogatives royales
restent relativement importantes, en particulier en matière exécutive. Le roi, qui exerce ses pouvoirs par dahir
(décret-loi royal) continue à présider le Conseil des ministres, composé du chef du gouvernement et des ministres ;
il peut librement révoquer ces derniers ; et il peut dissoudre les deux chambres du Parlement ou l’une d’elles.

Le roi est aussi le chef suprême des Forces armées. Il préside à ce titre le Conseil supérieur de sécurité, instance
de concertation sur les stratégies de sécurité intérieure et extérieure du pays, et de gestion des situations de crise.
Il préside le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et le Conseil supérieur des Oulémas, en sa qualité de
Commandeur des croyants. Il peut aussi déclarer l'état d'exception (mais le Parlement n'est pas dissout au cours
de cette période). Ses pouvoirs de nominations sont extrêmement larges  : ils concernent le gouverneur de la
banque centrale, les ambassadeurs, les préfets (wali) des régions et provinces et les responsables des
administrations chargées de la sécurité intérieure du Royaume, ainsi que des responsables des établissements et
entreprises publics stratégiques.

En somme, il semble bien que la monarchie marocaine, en concédant une partie de ses prérogatives, soit parvenue
à en conserver une part non négligeable et à asseoir, peut-être plus durablement, sa légitimité ; il en est allé tout
autrement au Népal.

L’abolition de la monarchie : l’exemple népalais


Le sort de la monarchie népalaise diffère radicalement de celui de la dynastie alaouite au Maroc. C’est en 2008 à
l’issue d’un processus douloureux que la monarchie fut abolie de manière radicale et définitive dans ce petit pays
himalayen coincé entre l’Inde et la Chine.

L’histoire du Népal, avant cet évènement, était déjà mouvementée. Retenons que le pays était devenu une
monarchie constitutionnelle en 1990. Pays déjà assez instable, il se trouva rapidement confronté à une insurrection
menée par le Parti communiste népalais-maoïste (PCN-M). Cette « guerre du Peuple népalais » prit de l’ampleur à
partir de 1996, notamment dans les campagnes ; elle avait pour objectif affiché l’établissement d’une république
populaire, ce qui passait évidemment par l'abolition de la monarchie et des établissements féodaux.

La situation se détériora fortement à partir de 2001 et l’arrivée sur le trône, dans des conditions troubles, d’un
nouveau monarque Gyanendra Bir Bikram Shah Dev. Ce dernier a en effet accédé aux plus hautes responsabilités
à l'issue de l'assassinat de son frère, le roi Birendra, lors d'une tuerie collective imputée au prince héritier. Déjà très
impopulaire, Gyanendra a cherché à exercer un pouvoir personnel en suspendant les libertés fondamentales et le
parlement. En avril 2006, une grève générale, rassemblant libéraux et maoïstes en faveur de la démocratie,
contraint le monarque à céder. Le parlement fut alors rétabli dans ses droits et, durant le mois de mai suivant, il
retira au roi l’essentiel de ses prérogatives. L’intransigeance du monarque a donc directement conduit à sa
marginalisation que vint confirmer la suite des évènements.

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En 2007, un nouveau gouvernement de transition fut mis en place : il comprenait des représentants des principaux
partis politiques népalais (y compris des personnalités issues de l’ex-guérilla maoïste). La même année, le
Parlement provisoire approuva, à la quasi-unanimité, une résolution prévoyant de faire du Népal « un État fédéral,
démocratique et républicain », après l'élection d'une assemblée constituante chargée d’élaborer une nouvelle
constitution. L’assemblée constituante élue au printemps 2008 était dominée par les maoïstes qui avaient remporté
plus du tiers des sièges. La monarchie fut officiellement abolie et remplacée par une République dès la séance
inaugurale de cette assemblée. Et le 21 juillet, Ram Baran Yadav, un membre du parti du Congrès népalais, fut élu
à la Présidence de la République, mettant ainsi fin à 240 années de règne de la dynastie des Shah qui avait unifié le
Népal au XVIIIème siècle.

Mais la monarchie ne cède pas partout du terrain comme au Maroc ou au Népal ; en tout cas, elle le fait selon des
temporalités et des modalités variables. C’est pourquoi il convient à présent d’analyser les facteurs qui lui assurent
un certain dynamisme.

Des facteurs de résistance spécifiques


La monarchie est bien vivante en ce début du XXIème siècle, et pas seulement comme survivance ou comme
témoignage d’une réalité passée. Si elle a été abolie dans plusieurs pays, comme au Népal, et si elle semble
s’effacer progressivement dans d’autres comme le Maroc, elle reste une réalité bien vivante et même une clé de
compréhension incontournable des systèmes politiques.

Le cas des monarchies arabes a particulièrement retenu l’attention. Peut-on expliquer la survie de la monarchie
dans cette région du monde par le simple maintien de la tradition ? Evidemment non dans la mesure où la plupart
de ces monarchies ont été établies au XIXème et même au XXème siècle.

Il est alors tentant d’expliquer la survie des monarchies saoudienne et d’autres monarchies arabes par l’importance
de leurs ressources pétrolières et gazières. C’est l’argument des théories de l’Etat rentier selon lesquelles les
régimes autoritaires survivent en exploitant les revenus générés par leur industrie pétrolière. Ces revenus leur
permettent en effet de fournir à leurs sujets des services matériels conséquents sans avoir besoin de prélever des
impôts et, par conséquent, sans avoir besoin d’une représentation politique. Selon cette théorie, on peut inverser
l’aphorisme : « pas de représentation sans taxation ». Cette explication trop simpliste doit cependant être nuancée.
La présence de ressources pétrolières n’est pas en réalité une condition nécessaire ni suffisante pour le maintien
des régimes monarchiques au Proche-Orient.

Le politiste Michael Herb propose une autre explication de la survie des monarchies régnantes dans le monde
arabe, à savoir le fait qu’il s’agit de « monarchies dynastiques ». Il veut dire par là que les familles royales n’ont pas
à suivre la règle de primogéniture qui prévaut dans les monarchies occidentales (le fils, ou dans certains cas la fille,
le plus âgé succédant automatiquement au trône lorsque celui-ci devient vacant). Les familles royales dynastiques
peut empêcher qu’une personne incompétente ou peu fiable accède au trône, et elles peuvent même destituer un
monarque qui serait devenu incompétent ou peu fiable. De plus, ces familles royales font en sorte que les rivalités
intra-familiales, en particulier sur les questions de succession, ne déchirent pas la famille et ne les laissent à la
merci de personnes ou de groupes extérieurs, par exemple les officiers, qui pourraient être tentés de déposer le
monarque.

Une autre caractéristique de ces monarchies dynastiques est qu’elles s’appuient sur des réseaux familiaux étendus
et qu’elles font preuve d’une volonté à s’engager directement dans l’administration publique, que ce soit dans
l’arène gouvernementale ou dans les rangs de l’armée. Les membres très nombreux de ces familles royales
n’occupent pas seulement des postes clés au sein du gouvernement, mais ils sont aussi très présents dans
l’administration civile et militaire. Ainsi les familles royales exercent et maintiennent un contrôle étendu sur
l’appareil d’Etat.

Thèse de la « monarchie dynastique »


La thèse de la « monarchie dynastique » est défendue dans un ouvrage particulièrement convaincant de Michael
Herb : All in the Family: Absolutism, Revolution, and Democracy in the Middle Eastern Monarchies, Albany, State
University of New York Press, 1999. Elle s’oppose en partie à la théorie de « l’Etat rentier » qui est, par exemple,
exposée dans un article de Matsunaga Yasuyuki  : «  L’État rentier est-il réfractaire à la démocratie ?  » , Critique
internationale, vol. 8, 2000, p. 4658.

En conclusion, on peut retenir que la monarchie est condamnée soit à s’effacer progressivement dans le cadre
d’un système de démocratie représentative soit à disparaître totalement si elle est incapable de s’adapter. La survie
de la monarchie dépend de la capacité des monarques de répondre aux besoins du monde contemporain ; mais
son abolition ne conduit pas inéluctablement à l’émergence d’un régime démocratique. Il arrive bien souvent que la
monarchie doive céder la place à un régime autoritaire ou totalitaire.

Chapitre 3 : Les régimes autoritaires


La vague de démocratisation consécutive à l’effondrement de l’Union soviétique et, accessoirement, le recul de la
monarchie (que nous avons étudié dans la leçon précédente) ont pu faire croire à une généralisation inéluctable du

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modèle démocratique. En réalité, les systèmes politiques non-démocratiques occupent aujourd’hui encore une
place prééminente puisque la majorité des Etats de la planète se trouvent plus ou moins dans une configuration
autoritaire et qu’un petit nombre peuvent même être qualifiés de totalitaires (sur ce sujet se reporter à la leçon 4).

Le concept d’autoritarisme et l’adjectif «  autoritaire  » sont d’un emploi relativement récent dans la science
politique. Ils ont été élaborés et popularisés par les politologues Juan Linz, Guy Hermet et Philippe Schmitter
depuis les années 1960. Précisons d’emblée que si le mot «  autorité  » signifie le plus souvent (en écho aux
conceptions wébériennes) pouvoir légitime, l’adjectif «  autoritaire  » s’entend au contraire comme synonyme de
violence arbitraire.

Selon la définition proposée par Guy Hermet, le concept d’autoritarisme s’applique à un régime «  de pouvoirs
d’Etat concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toute chose, de soustraire
leur sort politique aux aléas d’un jeu concurrentiel qu’ils ne contrôleraient pas de bout en bout ».

Dans cette leçon, nous analyserons les différentes formes de l’autoritarisme contemporain (section 2) après en
avoir défini de manière générique les principales caractéristiques (section 1).

L’identification des régimes autoritaires


En tant que catégorie d’analyse, le concept de régime autoritaire est distinct de notions telles que la tyrannie, la
dictature ou le despotisme. Trois éléments, que nous passerons en revue successivement, caractérisent
l’autoritarisme  : l’absence de concurrence véritable pour la sélection des dirigeants, le contrôle des institutions
politiques et, troisièmement, le maintien d’un pluralisme social limité.

Le mode de sélection des dirigeants : l’absence de concurrence


Les régimes autoritaires se caractérisent en premier lieu par le mode de recrutement de leurs dirigeants : celui-ci
relève, non pas de la mise en concurrence électorale des candidats, mais de la cooptation. Qu’il s’agisse de
militaires ou de civils, qu’ils arrivent aux responsabilités par un coup d’Etat, par une révolution ou à l’occasion
d’une guerre, c’est dans tous les cas une forme d’auto-sélection qui prévaut dans ces systèmes politiques. Une
fois aux commandes, les dirigeants des régimes autoritaires s’efforcent de se maintenir en place le plus longtemps
possible et de neutraliser toute possibilité d’alternance. Il faut dire que, pour un dictateur, perdre le pouvoir peut
avoir des conséquences déplaisantes, comme l’exil, les poursuites judiciaires ou l’assassinat…

Il arrive que des élections aient lieu dans des systèmes autoritaires mais, à la différence de ce qui se produit dans
les pays démocratiques, leurs conditions de réalisation sont telles qu’elles ne menacent jamais le ou les dirigeants
en place, qui peuvent s’appuyer sur de solides relais clientélistes ou claniques. En effet, les consultations
électorales – lorsqu’elles se produisent – ne permettent pas aux gouvernés de départager réellement divers
prétendants au leadership gouvernemental. Cela peut tenir au fait, en premier lieu, que l’élection ne concerne pas
le mandat du chef effectif du régime, que celui-ci soit un monarque héréditaire comme au Maroc ou un chef investi
d’un mandat à vie comme l’était le colonel Kadhafi. Dans d’autres situations, les élections peuvent effectivement
avoir pour objet le renouvellement du mandat des dirigeants, mais elles sont alors étroitement contrôlées et, si
nécessaire, largement faussées par un recours massif à la fraude.

Le mode de sélection des dirigeants détermine plus globalement les dynamiques à l’œuvre dans le fonctionnement
des systèmes politiques autoritaires. Il implique en particulier un contrôle sévère allant parfois jusqu’à la
suppression pure et simple du pluralisme partisan, l’emprisonnement voire la disparition des opposants politiques.

La pratique du pouvoir : le contrôle des institutions politiques


De manière intuitive, la pratique du pouvoir par les systèmes autoritaires est associée aux meurtres, à la torture ou
à la disparition des opposants. Le verrouillage institutionnel étroit est la première préoccupation des dirigeants
soucieux d’empêcher toute remise en cause de leur présence au pouvoir et il existe pour cela une multiplicité
d’instruments répressifs.

Deux formes de coercition peuvent être distinguées dans les systèmes autoritaires : une répression violente sous la
forme de violations de l’intégrité physique des personnes, d’une part, et, d’autre part, des mesures restrictives qui
peuvent prendre une forme moins violente (voire non-violente) consistant en la limitation des libertés et droits
civiques. Ces mesures restrictives cherchent à dissuader d’éventuelles actions collectives en restreignant les
capacités de coordination et de mobilisation des acteurs et des individus. Pour cela, elles interdisent explicitement
un certain nombre de comportements et d’activités, elles en limitent et encadrent fortement d’autres, à travers par
exemple l’interdiction des partis politiques, la suspension des droits civiques les plus élémentaires ou la
suppression des instances parlementaires. Par opposition, les violations de l’intégrité des personnes ont pour
objectif d’éliminer les individus ou les groupes que le régime suspecte de représenter une menace, en les tuant, en
les torturant ou en les jetant en prison. Dans les deux cas, il s’agit d’une forme de répression qui vise à réduire les
menaces politiques, qu’elles émanent des citoyens, des concurrents ou des groupes d’opposition.

Répression de la presse et des médias

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La répression de la presse et des médias fait partie de
l’arsenal répressif classique des régimes autoritaires. Le
site Internet de l’association Reporters Sans Frontières
recense des informations relatives à la liberté de la presse à
travers le monde.

En dehors des mesures purement répressives ou radicales


comme l’interdiction pure et simple de toute activité
politique organisée, les régimes autoritaires peuvent
s’efforcer de contrôler étroitement la vie politique. Un
pseudo-pluralisme en Amérique latine ou
l’institutionnalisation d’un parti unique en Afrique ont
longtemps permis de canaliser l’expression populaire en
vue de déboucher sur un perpétuel renouvellement de la
confiance.

Afin de consolider leur emprise, les dirigeants autoritaires sont tentés de s’appuyer sur des fractions de la
population ou sur des groupes spécifiques, voire de jouer un groupe contre un autre.

La répression comme instrument de maintien au pouvoir est-elle efficace  ? Des recherches empiriques tentent à
montrer que c’est effectivement le cas. Quelle que soit la forme de répression utilisée, celle-ci permettrait en effet
aux dictateurs de prolonger leur survie politique en diminuant leur risque d’être renversé (Abel Escribà-Folch,
«  Accountable for what? Regime type, performance, and the fate of outgoing dictators, 1946-2004  »,
Democratization, vol. 20, n° 1, 2013, p. 160-185).

Dépolitisation et apathie
L’autoritarisme supprime le libre jeu du «  marché politique  » mais dans le fond il ne remet pas radicalement en
cause les expressions variées de l’autonomie de la société. Il se distingue en cela du totalitarisme qui se propose
d’éliminer le pluralisme tant social qu’idéologique, au nom d’une visée unificatrice (ce point fera l’objet d’un
approfondissement dans la prochaine leçon consacrée à l’étude des systèmes totalitaires).

Autrement dit, les régimes autoritaires ne projettent pas d’effacer tout clivage entre le politique et le social, de
fusionner totalement l’Etat et la société. Préférant se concentrer sur leur objectif de maintien au pouvoir, ils laissent
subsister une sphère sociale autonome. D’une certaine façon, ils s’accommodent d’une forme de spécialisation
des tâches  : ils se réservent évidemment le contrôle du système et des institutions politiques, mais ils peuvent
tolérer l’existence de sphères sociales relativement libres en matière économique, religieuse, scientifique ou
artistique.

A la différence du totalitarisme, les régimes autoritaires tolèrent donc un relatif pluralisme social . Ils ne cherchent
pas nécessairement, ni systématiquement à s’immiscer dans la vie privée et peuvent tolérer, voire encourager,
comme dans le Chili d’Augusto Pinochet, un secteur économique privé dynamique. Par conséquent, les régimes
autoritaires ne font porter la répression que sur les seuls adversaires actifs et déclarés du régime, tout en
surveillant étroitement leurs adversaires déclarés ou potentiels.

En conséquence encore, la dépolitisation et l’apathie sont la règle dans les régimes autoritaires. La participation
politique n’est recherchée, de manière minimale, que dans certains moments clés comme les élections, les
référendums ou les dates anniversaires du régime. Il n’y a pas, en général, d’idéologie bien structurée ; tout au plus
peut-il y avoir un vernis idéologique (par exemple, le baasisme ou le tiers-mondisme). Celui-ci ne constitue pas
véritablement un socle guidant l’action du régime. Juan Linz parle de «  mentalités distinctives  » qui sont plus
émotionnelles que rationnelles et qui ne sont pas véritablement tournées vers le futur à la différence du caractère
souvent utopique des idéologies.

Cette idée est bien résumée par Juan Linz qui définit les régimes autoritaires comme « des systèmes à pluralisme
limité mais non responsables, sans idéologie directrice élaborée […] ni volonté de mobilisation intensive ou
extensive, sauf à certains moments de leur développement ».

La diversité des configurations autoritaires


Les systèmes autoritaires constituent une catégorie extrêmement hétérogène, et il existe diverses tentatives
théoriques pour distinguer entre leurs diverses formes. Parmi les critères de classification envisageables, la nature
de la coalition au pouvoir semble la plus féconde, même si elle n’épuise pas toutes les formes possibles de
l’autoritarisme qui prend souvent la forme d’un régime hybride.

Quels critères de classification ?


Face au grand nombre et à la diversité des formes contemporaines d’autoritarisme, il n’y a pas de classification ou
de typologie qui fasse consensus. Et il est d’autant plus difficile de s’accorder sur un principe classificatoire unique

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que les systèmes autoritaires ont connu des évolutions importantes dans les dernières décennies.

Le mode d’accès au pouvoir des dirigeants autoritaires constitue un premier principe classificatoire pour ces
régimes. Il permet de distinguer les régimes où les dirigeants ont accédé au pouvoir soit par l’élection, soit par un
coup d’Etat, soit par l’hérédité. En mettant l’accent sur les conditions d’installation d’un système politique, ce
principe classificatoire met l’accent sur un élément qui peut être déterminant pour leur fonctionnement, mais il ne
l’épuise pas et, surtout, il ne rend pas toujours compte des évolutions profondes qui ne manquent pas de se
manifester par la suite.

C’est pourquoi Guy Hermet privilégie, quant à lui, une classification des régimes autoritaires fondée sur le type de
relations établies entre les dirigeants et les sociétés pour asseoir leur pouvoir. L’avantage est de ne pas isoler les
systèmes politiques de leur environnement et de mettre au jour les dynamiques qui leur permettent d’exister dans
la durée.

Tout en empruntant certains éléments à Guy Hermet, il est possible d’opérer une classification des régimes
autoritaires sur la base de la question classique : qui gouverne ? La typologie proposée s’établit alors à partir du
critère de la nature de la coalition au pouvoir, ce qui permet de distinguer les régimes militaires, les régimes de parti
unique et les dictatures personnelles. Cette classification, qui structure le paragraphe suivant, permet tout
particulièrement d’interroger les bases organisationnelles des gouvernements autoritaires.

Qui gouverne ? Les formes classiques de l’autoritarisme


La classification des régimes autoritaires en fonction de l’identité de leurs dirigeants conduit à distinguer les
dictatures personnelles, les régimes militaires et les régimes de parti unique.

Les dictatures personnelles


La dictature personnelle se singularise par l’appropriation personnelle et la concentration de toutes les ressources
du pouvoir politique par un seul individu, et par la volonté de celui-ci de pérenniser son emprise. Il s’agit de la
version moderne de la royauté à vie, dont on trouve, ou a trouvé, des manifestations dans la plupart des régions du
monde.

Les principales caractéristiques : concentration du pouvoir et maintien à vie


Une dictature personnelle apparaît avec l’accumulation et l’appropriation par un individu des pouvoirs et postes
publics. Elle présente une forte parenté avec les systèmes monarchiques, comme en témoigne la tentation souvent
présente d’organiser une succession héréditaire.

Les dictateurs s’approprient les offices publics et les prérogatives d’un président exécutif, et ils cherchent
typiquement à rester en fonction toute leur vie. Le titre de « président à vie » leur est parfois conféré de manière
explicite, y compris dans la constitution du pays ; mais il s’agit le plus souvent d’une pratique implicite qui repose
sur l’organisation d’une réélection rituelle (par la population ou par une assemblée).

Bien des dictatures personnelles ont duré des décennies, voire jusqu’à la mort du dictateur lorsque celui-ci n’a pas
été renversé par un coup d’Etat. Parfois qualifiées de «  monarchies présidentielles  », les dictatures personnelles
produisent dans certains cas des successions héréditaires.

Les dictateurs personnels concentrent bien entendu un maximum de pouvoirs, à la fois à travers l’accumulation
des fonctions et titres officiels et par un leadership, un style de gouvernement ou de leadership qui leur permet
d’influer sur tous les rouages de l’Etat. En particulier, il y a généralement un cumul des fonctions civiles (chef de
l’Etat et du gouvernement) et militaires. Lorsque des militaires s’emparent du pouvoir, ils se dotent des titres civils ;
l’inverse n’est pas moins vrai.

Dictatures personnelles et néo-patrimonialisme


Les dictatures personnelles, en particulier mais pas seulement sur le continent africain, connaissent souvent des
dérives qualifiées de néo-patrimonialistes par la science politique.

Le concept d’autoritarisme patrimonial s’applique à des régimes à la fois très autoritaires et peu différenciés sur un
plan institutionnel. Elle s’inscrit dans une filiation avec le concept de «  néo-patrimonialisme  » forgé par
S.  Eisenstadt pour caractériser la prééminence du pouvoir politique sur des sociétés dépourvues d’autonomie
propre.

Dans ces régimes, les dirigeants s’arrogent tous les pouvoirs d’allocation des biens matériels, des positions
statutaires et des représentations symboliques, en dehors de tout formalisme décisionnel. L’allocation des
ressources (promotions, biens matériels, privilèges) aux groupes sociaux permet au pouvoir de consolider les liens
d’allégeance et de stimuler le loyalisme de ses soutiens tout en les détournant du désir d’expression politique.

L’enrichissement des dirigeants est un symptôme caractéristique de la confusion entre la sphère étatique et la
sphère privée dans les régimes autoritaires. Les détenteurs de l’autorité se comportent comme si l’Etat constituait
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leur patrimoine personnel, qu’il s’agisse d’un leader unique à la manière de Ferdinand Marcos (au pouvoir aux
Philippines de 1965 à 1986) ou de Teodoro Obiang Nguema au pouvoir en Guinée-Equatoriale depuis 1979, ou
d’une coterie gouvernante définie, par exemple, en fonction de liens familiaux ou lignagers, ou encore d’une origine
géographique ou d’une appartenance religieuse communes (cas de la Syrie de Hafez El-Assad).

Le concept de patrimonialisme rend particulièrement bien compte des situations autoritaires dans certains pays
arabes dans lesquels le pouvoir est entre les mains d’une oligarchie définie par des liens familiaux, géographiques
ou religieux. Philippe Droz-Vincent relie ces configurations autoritaires à la notion «  ‘asabiyya  », c’est-à-dire d’un
groupe de solidarité primordial. Son essence est un lien «  affectif  », un lien du sang, tribal et familial, et non un
rapport de citoyenneté dans un espace public. Ainsi se comprend le rôle fondamental joué – dans divers systèmes
politiques arabes – par les frères, fils, oncles, ou demi-frères des dirigeants. Ce sont des éléments d’analyse qui,
par-delà leur dimension anecdotique, introduisent au cœur même du fonctionnement du pouvoir autoritaire. D’autre
part, la ‘asabiyya acquiert une force sans commune mesure à partir du moment où elle parvient à prendre le
contrôle de l’appareil d’Etat et mène des politiques publiques permettant son ancrage social.

L’établissement d’une dictature personnelle


L’établissement des dictatures personnelles, en dehors des cas de successions monarchiques, résulte en principe
d’une appropriation abusive des postes de pouvoir par un individu qui était initialement mandaté soit par
l’électorat, soit par une organisation militaire ou partisane. Dans le premier cas, on parle d’ autogolpe (en espagnol)
ou d’auto-coup, c’est-à-dire d’un putsch ou d’un coup d’Etat au cours duquel un leader, élu initialement dans un
cadre légal, dissout le parlement et s’arroge de manière illégale la plupart des pouvoirs d’Etat. L’établissement
d’une dictature personnelle peut également constituer le point d’aboutissement d’une dérive progressive d’un
régime militaire ou de parti unique.

Le charisme du dirigeant autoritaire joue à l’évidence un rôle majeur dans l’établissement d’une dictature
personnelle. C’est pourquoi on peut rapprocher cette catégorie de celle des dictatures populistes ou des régimes
plébiscitaires d’inspiration césariste selon l’analyse développée par Antonio Gramsci. Selon Guy Hermet, les
régimes populistes contemporains constituent une sorte de prolongement ou de version actualisée du modèle
bonapartiste  ; et ce n’est pas un hasard si l’un des plus célèbres autogolpe fut perpétué par Louis-Napoléon
Bonaparte en 1951.

Pour l’essentiel, cet autoritarisme bonapartiste parait lié à l’affirmation nouvelle du rôle moteur de l’Etat vis-à-vis de
la société. Guy Hermet en décrit les trois caractéristiques essentielles :

• L’Etat bonapartiste se veut maître du processus de construction économique et politique  ; il prétend se


placer au-dessus des individus et des classes, tout en reconnaissant dans le même temps la majesté du
principe de la souveraineté populaire.

• L’autonomie de l’Etat bonapartiste procède de la vocation qu’il s’attribue – et qui lui est souvent reconnue –
de mener la «  révolution par le haut  »  ; autrement dit, de guider la modernisation de la société hors des
sentiers rendus périlleux par l’espoir révolutionnaire et l’imprudence des politiciens.

• La revendication d’une légitimité méritocratique doit être démontrée par la performance économique du
régime.

Par rapport aux gouvernements bonapartistes « purs », les régimes populistes se caractérisent par l’exaltation d’un
principe populaire qui ne se trouve exprimé que de façon prudente ou réticente dans le bonapartisme.

Il y a donc des éléments de mobilisation qui apportent une nuance à la prééminence supposée de l’apathie dans
les systèmes autoritaires.

Les régimes militaires


Dans ces régimes, le pouvoir est exercé par une coalition d’officiers et de hauts fonctionnaires. Les juntes militaires
observables entre les années 1950 et 1970 en Amérique latine ou en Birmanie aujourd’hui entrent dans cette
catégorie. Le pluralisme est extrêmement limité  : l’élite politique centrale se construit sur la base des intérêts
objectifs d’un groupe d’officiers putschistes.

Parmi les régimes autoritaires, Samuel Huntington a particulièrement isolé la catégorie des « régimes prétoriens »
pour désigner ceux où un groupe spécialisé – les militaires par exemple – tend à assumer le pouvoir en vertu des
carences d’une société et d’un Etat incapables de produire des élites proprement politiques et d’organiser
l’expression de leurs intérêts propres.

Guillermo O’Donnell a, de son côté, élaboré son paradigme de l’Etat «  bureaucratique-autoritaire  » à partir des
exemples de la dictature militaire brésilienne des années 1964-1984 et de la dictature argentine des années
1966-1973. Celles-ci constituaient en quelque sorte les prototypes de l’autoritarisme moderne et rationnel en
Amérique latine. Pour O’Donnell, les nouvelles dictatures bureaucratiques-militaires dans l’Amérique latine des
années 1960 et 1970 s’assignaient une fin modernisatrice, tout en prétendant esquiver le danger de
bouleversement social impliqué par les stratégies populistes antérieures.

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Aux pays déjà cités, on peut ajouter comme régimes militaires actuels : la Birmanie, le Pakistan et le Soudan.

Les régimes de parti unique


Les régimes de parti unique résultent d’une usurpation, d’une appropriation du pouvoir par une organisation
politique sur des fondements idéologiques.

Attention, il peut exister une certaine confusion car le caractère prétendument partisan d’un régime sert parfois de
paravent à des dictatures personnelles ou à des régimes militaires  : le parti comme organisation politique et
comme élément idéologique doivent jouer un rôle significatif pour que l’on puisse véritablement parler de régime
de parti unique.

L’établissement d’un régime de parti unique résulte soit du détournement d’une procédure électorale, soit d’un
coup de force révolutionnaire. Dans le premier cas, deux étapes sont nécessaires  : un succès électoral d’une
ampleur suffisante pour, dans un deuxième temps, consolider la position et empêcher toute compétition véritable.
Cette méthode fut appliquée en 1948 en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays passés sous l’influence soviétique.
Elle servit également dans les pays africains après la colonisation.

Alternativement, les régimes de parti unique résultent d’une prise du pouvoir par le biais d’une révolution.

Panneau pour le 80ème anniversaire de la fondation du parti communiste vietnamien près de Hué.

Le Parti communiste vietnamien a été fondé par Hô Chi Minh en 1930. Il était alors appelé Parti communiste
indochinois.

Les régimes de parti uniques tentent de forger leur légitimité sur des fondements idéologiques. Leur spécificité est
de présenter le parti comme étant une forme d’avant-garde, révolutionnaire le plus souvent, qui représente les
intérêts de la société. Au-delà de la prise du pouvoir, leur objectif est de justifier le maintien du régime par ses
résultats, notamment en termes de développement économique et social.

Les trois catégories étudiées ci-dessus cèdent souvent la place à une catégorie hybride de régimes qualifiés de
semi-démocratiques ou d’illibéraux.

Une catégorie hybride : les régimes semi-démocratiques


L’ambiguïté de l’autoritarisme tient à sa capacité d’adopter les apparences et même parfois certaines des
caractéristiques de la démocratie. Ainsi, dans la catégorie hybride des régimes semi-présidentiels, les oligarchies
clientélistes et les systèmes d’autoritarisme électoral sont des systèmes politiques dans lesquels il existe une
apparence de pluralisme et de parlementarisme. Ces régimes jouent, en particulier, le jeu des élections
multipartites pour l’élection du chef de l’exécutif et d’une assemblée parlementaire. Cependant, ils violent les
principes fondamentaux d’une démocratie libérale de la liberté et l’équité d’une manière si profonde et
systématique qu’ils font des élections des instruments du gouvernement autoritaire plutôt que des instruments de
la démocratie.

Dans les oligarchies clientélistes analysées par Guy Hermet, les élections législatives ou présidentielles légitiment
l’alternance au pouvoir des figures politiquement dominantes au sein du monde des grands propriétaires terriens
ou des affaires. Le lien clientéliste se trouve donc à la base réelle des allégeances politiques : il correspond à des
liens d’échanges directs de services entre partenaires fortement inégaux (patrons et clients, paysans sans terre et
latifundiaires, salariés et entrepreneurs, etc.).

Dans le cadre de l’autoritarisme électoral, si les élections sont globalement inclusives (c’est-à-dire qu’elles
respectent le principe du suffrage universel), elles n’autorisent qu’un pluralisme limité dans lequel certains partis
d’opposition sont certes autorisés à concourir mais sans chance réelle de l’emporter. En réalité, les élections font
l’objet de manipulations et de fraudes si massives qu’elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme
démocratiques. Pour s’éviter les incertitudes d’une élection vraiment compétitive, les dirigeants autoritaires
s’autorisent, par exemple, à modifier à leur avantage les règles électorales, à contrôler étroitement les médias et les
financements de campagne, à restreindre les droits de l’opposition, lorsqu’ils n’ont pas simplement recours au
bourrage des urnes.

Nombreux sont les pays qui cherchent à se doter des oripeaux de la démocratie tout en pratiquant une forme
d’autoritarisme sous-jacent ; on emploie de plus en plus souvent à leur propos le terme de « démocrature ».

Chapitre 4 : Les systèmes totalitaires


Le totalitarisme constitue un système politique distinct à la fois de la démocratie et de l’autoritarisme.
Historiquement, sa forme la plus « pure » est illustrée par l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne dans des phases
spécifiques de leur évolution. Il connaît cependant de nombreux avatars au cours du XXème siècle et survit, plus
marginalement, au début du XXIème siècle.

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Le premier enjeu de cette leçon consiste à définir rigoureusement le concept de totalitarisme en resituant son
contexte d’émergence et les débats qui l’ont entouré (section 1) ; il s’agira ensuite d’identifier et de caractériser les
expériences totalitaires contemporaines (section 2).

Le concept de totalitarisme : usages polémiques, usages scientifiques


Le concept de totalitarisme, tout comme l’adjectif totalitaire, fait l’objet de polémiques politiques autant que
scientifiques. L’enjeu est celui de l’inclusion, à l’intérieur d’un même cadre d’analyse, de régimes en apparence
aussi différents et qui s’opposèrent militairement, de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie. Il faut revenir sur la
genèse du terme avant de voir comment celui-ci, extrait de son contexte polémique, peut être érigé en outil
scientifique.

L’émergence politique
Dans le champ politique, le concept de totalitarisme est apparu pour la première fois dans les années 1920 en
Italie. Mussolini parlait sans détour de sa « féroce volonté totalitaire » dans un discours prononcé le 22 juin 1925.
Durant cette même décennie, le terme fut largement utilisé par de nombreux intellectuels proches de la réaction
nationale-conservatrice en Allemagne. Dès 1931, Carl Schmitt se félicitait de la perspective d’un « virage vers l’Etat
total ». L’écrivain Ernst Jünger évoquait une « volonté de Dictature totale [qui] se reconnaît dans l’Ordre nouveau
comme volonté de Mobilisation totale » (Der Arbeiter, 1932). Le juriste Ernst Forsthoff publiait son Der totale Staat
en 1933.

Le terme de totalitarisme servait de marqueur politique dans le contexte de la montée du fascisme en Italie. Pour
les libéraux italiens, il comportait une connotation clairement négative dans leur volonté de conspuer une
domination sans limite, un usage déréglé de la force brute. Au contraire, le qualificatif de totalitaire était revendiqué
par Mussolini : « Pour le fasciste tout est dans l'Etat et rien d'humain, rien de spirituel n'existe et n'a tant soit peu
de valeur en dehors de l'Etat. En ce sens, le fascisme est totalitaire et l'Etat fasciste, synthèse et unité de toute
valeur, interprète, développe et dynamise toute l'existence du peuple  » (Benito Mussolini, art. «  Fascisme  », in
Enciclopedia italiana, t. XIV, 1934).

La même année, la philosophe Simone Weil écrivait : « Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine
tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-
socialistes ont mis à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les
domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée ». Elle ajoutait : « La Russie offre un exemple parfait d'un
tel régime, pour le plus grand malheur du peuple russe » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression
sociale, Gallimard, Folio Essais, 1955, p. 138). A la même époque, la comparaison entre les deux régimes était
devenue courante. Luigi Sturzo, le secrétaire général du Parti populaire italien, écrivait en 1927 dans L’Italie et le
fascisme : « Entre la Russie et l’Italie, il n’y a qu’une différence vraiment marquante ; à savoir que le bolchevisme ou
dictature communiste est le fascisme de gauche, tandis que le fascisme ou dictature conservatrice est le
bolchévisme de droite  ». Dans la même veine, le dirigeant du Parti communiste d’Allemagne et marxiste
antibolchévique Karl Korsch analysait : « le national-socialisme de Hitler et l’Etat corporatif de Mussolini rivalisent
avec le marxisme de Staline pour endoctriner les cerveaux de leurs ouvriers au moyen d’une idéologie pseudo-
socialiste, non contents d’avoir la mainmise sur leur existence physique et sociale ».

Bref, le terme fait florès et son usage polémique va se doubler progressivement d’un emploi plus maîtrisé et
théorisé, celui qui nous intéresse véritablement ici.

L’appropriation scientifique
L’appropriation scientifique du concept de totalitarisme remonte à la fin des années 1930 et au début des années
1940. Le symposium de l’American Philosophical Society avait, en 1939, fait de l’Etat totalitaire son thème
principal. Des théoriciens du libéralisme, comme Karl Popper (The Open Society and Its Enemies, 1945) et
Friedrich von Hayek (The Road to Serfdom, 1944), soulignèrent les éléments communs au nazisme et au
communisme. Dès cette époque, la question centrale portait sur la possibilité de mettre dans une même catégorie
des régimes communistes, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Dans le contexte de la guerre froide et de
l’affrontement idéologique entre le communisme et le libéralisme, le vocable «  totalitaire  » comportait
nécessairement une forte charge polémique.

La philosophe Hannah Arendt était en effet une des premières à souligner la singularité du totalitarisme  : celui
constitue une forme de gouvernement à part des autres systèmes non-démocratiques. Il y a par ailleurs de fortes
similitudes entre l’URSS sous Staline et l’Allemagne hitlérienne qu’Hannah Arendt souligne avec insistance : « Le
totalitarisme diffère par essence des autres formes d’oppression politique que nous connaissons, tels le
despotisme, la tyrannie et la dictature […] Le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue
au système des partis non pas des dictatures à parti unique mais un mouvement de masse, déplace le centre du
pouvoir de l’armée à la police, et met en œuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du
monde » (Le système totalitaire [1951], Paris, Seuil, 1972, p. 203). En philosophe, Arendt identifie « l’essence » du
totalitarisme à l’exercice de la terreur comme mode d’exercice du pouvoir dont les camps, représentant «  l’idéal
social exemplaire de la domination totale en général », constituent la forme la plus aboutie.

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Avec Hannah Arendt, c’est le politologue Carl Friedrich qui a permis au concept de totalitarisme d'acquérir sa
pleine légitimité dans le domaine des sciences sociales. Avec Zbigniew Brzezinski, il publie Totalitarian Dictatorship
and Autocracy (Cambridge, Harvard University Press, 1956). Cette analyse du totalitarisme a représenté pendant
longtemps le traitement théorique faisant autorité. Les deux auteurs présentaient un « syndrome » du totalitarisme
comportant six caractéristiques fondamentales :

1. une idéologie d'État promettant l'accomplissement de l'humanité ;

2. un parti unique contrôlant l'appareil d'État et dirigé par un chef charismatique ;

3. un appareil policier recourant à la terreur ;

4. un monopole des moyens de communication de masse ;

5. un monopole sur les moyens de violence physique ; et

6. une direction centrale de l'économie.

C’est bien la combinaison de ces six traits qui caractérise le totalitarisme. Les deux derniers traits peuvent ainsi se
trouver dans les régimes démocratiques : pris isolément, ils ne définissent pas un régime.

Dans cette vision, le phénomène totalitaire représentait la forme achevée du despotisme. Il s’analysait, non pas à
partir de son idéologie, mais comme une forme de domination étroitement liée à la modernité  : «  Totalitarian
dictatorship, in a sense, is the adaptation of autocracy to twentieth-century industrial society » (p. 15). De plus, les
sociétés totalitaires étaient présentées comme fondamentalement semblables entre elles. Leur caractère distinct
par rapport à des formes plus anciennes d’autocratie ou de dictature s’analyse ainsi : « What is really the specific
difference, the innovation of the totalitarians regimes, is  the organization and methods developed and employed
with the aid of modern technical devices in an effort to resuscitate such total control in the service of an
ideologically motivated movement, dedicated to the total destruction and reconstruction of a mass society » (p. 17).
Les jalons d’une analyse scientifique du totalitarisme étaient posés.

Parmi les contributions les plus significatives sur le totalitarisme, deux ouvrages ont eu un retentissement
particulier dans les années 1950 : celui de Hannah Arendt, Le système totalitaire [1951], Paris, Seuil, 1972 et celui
de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University
Press, 1956.

La chute du rideau de fer, l’effondrement des régimes communistes en Europe centrale et orientale et la
réunification de l’Allemagne ont entrainé dans les années 1990 un regain d’intérêt pour le concept de totalitarisme.
Des citoyens ordinaires d’anciens pays du bloc soviétique ont pu témoigner de leurs expériences, ce qui a eu pour
effet d’accentuer l’image de terreur et de répression étatiques associée à ces régimes. L’ouverture d’archives et
dossiers – en particulier ceux de la Stasi en ex-RDA – ont conduit à se demander à nouveau si, et de quelles
manières, ces deux régimes représentaient des formes opposées mais apparentées d’un type de dictatures
modernes entièrement nouvelles. La réflexion conceptuelle sur le totalitarisme s’en est trouvée fortement renforcée.

Les caractéristiques du totalitarisme


Comme le souligne Ian Kershaw, le travail de sape des structures gouvernementales bien définies, pouvant aller
jusqu’à un effondrement de l’Etat, est l’une des caractéristiques majeurs du totalitarisme. Par contraste avec
d’autres régimes politiques, les systèmes totalitaires – qui ont justement comme spécificité de détruire toute règle
juridique – ne se laissent pas facilement caractériser par leurs règles juridiques. Il est toutefois possible d’identifier
comme totalitaires des dynamiques spécifiques à la fois distinctes d’autres formes de domination autocratique et
présentant entre elles de fortes convergences. Juan Linz, qui cherche à marquer la spécificité des systèmes
totalitaires par rapport à l’autoritarisme, identifie trois caractéristiques essentielles des régimes totalitaires  : la
concentration du pouvoir en un centre moniste ; l’omniprésence de l’idéologie ; la disparition de toute distinction
entre domaine public et sphère privée.

Le pouvoir est concentré en un centre moniste (c’est-à-dire unitaire) mais non monolithique. Toutes les institutions
et groupes qui peuvent exister tirent leur légitimité de ce centre : ce sont davantage des créations politiques que
les prolongements de dynamiques sociales préexistantes. L’instauration du totalitarisme nécessite ainsi
l’élimination de toutes les institutions susceptibles d’entraver sa dynamique interne d’emprise sur la société. Pour
cela, les systèmes totalitaires procèdent à l’abolition du pluralisme politique et à la destruction de toute opposition
légale ou clandestine  ; à la mise sous tutelle absolue des syndicats, des Eglises et de toutes les formes
d’institutions sociales  ; à la création de structures d’embrigadement de la jeunesse  ; et à la surveillance
particulièrement étroite de l’armée, doublée par des milices (SA puis SS en Allemagne, milices ouvrières puis KGB
en URSS, Gardes rouges à l’assaut du Parti communiste chinois, Pasdarans en Iran si l’on veut bien qualifier de
totalitaires certains épisodes de la révolution iranienne…).

Les systèmes totalitaires s’appuient sur une idéologie exclusive, autonome et plus ou moins élaborée sur un plan
intellectuel qui implique un but ultime d’ordre utopique, à laquelle le groupe dirigeant, le parti ou le leader sont
identifiés. Cette idéologie sert de base à toutes les politiques mises en œuvre par le régime. L’idéologie joue un rôle
central dans la légitimation des régimes totalitaires, et en conséquence toute déviance ou mise en doute de
l’idéologie peut entrainer des sanctions. Dans tous les systèmes totalitaires triomphe une conception rigoureuse de

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la Vérité qui ne tolère ni les doutes ni les discussions. L’attachement à des doctrines «  erronées  » est
immanquablement rejeté dans les ténèbres extérieures du complot. Ce qui importe ce n’est pas le contenu
explicite des doctrines, généralement réduites à des idées simplistes  : racisme et antisémitisme en Allemagne
nazie, marxisme-léninisme dans leur version stalinienne ou maoïste (« le petit Livre rouge »). Bien davantage c’est
un principe de cohérence qui permet d’exiger l’obéissance absolue et d’entamer la destruction des institutions
socio-culturelles, des religions et des philosophies au nom de leur « fausseté », créant ainsi le nihilisme des valeurs
sur lequel se modèle la nouvelle société. Les systèmes totalitaires s’appuient sur une formidable machine de
propagande à usage intérieur et extérieur.

Le totalitarisme se distingue enfin des régimes autoritaires par ses incursions sans précédent dans la société qui
conduit à la disparition de toute distinction entre domaine public et sphère privée. La participation des citoyens et
leur mobilisation active dans toutes les activités politiques ou sociales d’ordre collectif sont encouragées,
suscitées, récompensées et canalisées à travers un parti unique et de nombreux groupes secondaires à caractère
monopolistique. Obéissance passive et l’apathie, caractéristiques de nombreux régimes autoritaires, sont
considérées comme indésirables par les dirigeants. Comme l’écrivait Robert Ley, le chef du Front du travail nazi,
seul le sommeil était désormais une affaire individuelle. Selon Bernard Bruneteau, le totalitarisme s’identifie à une
logique, à un projet qui lui est propre et qui le singularise fortement : loin de constituer une simple entreprise de
domination, le totalitarisme ambitionne la transformation de la nature humaine elle-même. Tout semble découler de
cette fin : « Norme transcendante, cette humanité nouvelle (le pur Aryen nazi ou l’homme total socialiste) autorise et
légitime toutes les agressions à l’égard de l’humanité présente » (p. 68). Les camps de concentration représentent
la marque ultime du totalitarisme. Présents dans tous les régimes totalitaires, ils opèrent un contrôle absolu, à la
fois physique, psychologique et moral, sur les individus.

A la différence des autocraties classiques, le système totalitaire s’inscrit dans une fuite en avant répressive, « sa
seule fin étant la confirmation de l’idéologie, c’est-à-dire la suppression de la réalité réelle au nom de la réalité
fictive de l’idéologie » (Bruneteau, p. 69). On comprend du coup la fragilité des expériences totalitaires qui épuisent
leurs sociétés et les conduisent rapidement dans des impasses en ce qui concerne leur politique internationale.

Le totalitarisme hier et aujourd’hui


De par son caractère destructeur de toute structure politique et sociale, le totalitarisme est destiné à rester un
phénomène éphémère : il a cependant concerné à peu près tous les continents au cours du XXème siècle.

Les expériences totalitaires du XXème siècle


Le caractère totalitaire de certains régimes fait débat. Le concept de totalitarisme peut s’appliquer, selon certains
auteurs, à des régimes théocratiques comme l’Iran de Khomeiny, l’Afghanistan sous les Talibans, voire le soi-disant
Etat islamiste. Philippe Braud considère d’ailleurs que des expériences totalitaires, localisées et limitées dans le
temps, ont existé avant le XXème siècle dans un cadre religieux. L’expérience menée par Jean de Leyde à Munster
au XVIème siècle ainsi que certaines expérimentations calvinistes en Europe ou en Amérique du Nord aux XVIème
et XVIIème siècles se caractérisent en effet par une volonté de mobilisation totale des mentalités et la recherche
d’une forme poussée d’indifférenciation sociale propres au totalitarisme. Il semble cependant plus prudent de
considérer que le totalitarisme est un phénomène propre au XXème siècle.

Les conditions d’émergence


De façon moins controversée, la majorité des spécialistes qualifient de totalitaires les régimes de l'Allemagne sous
Adolf Hitler et de l'URSS sous Staline. L’Italie fasciste constitue un cas particulièrement disputé : régime totalitaire
peu différent de ses homologues nazi et stalinien selon Franz Neumann, le régime mussolinien ne fut, jusqu'en
1938, qu’« une banale dictature nationaliste  » selon Hannah Arendt. Dans tous les cas, c’est donc bien dans la
période de l’entre-deux-guerres que le totalitarisme aurait véritablement fait son apparition. C’est pourquoi certains
auteurs n’ont pas hésité à voir dans le totalitarisme (en particulier le fascisme) une réaction à l’encontre de la
modernité.

D’autre part, des spécialistes comme Carl Friedrich et Gabriel Almond ont souligné que le totalitarisme est
conditionné à un certain degré de développement et de modernité sans lesquels il est impossible à l’Etat de
pénétrer et de transformer la société en profondeur. «  This type of political system has become possible only in
modern times, since it depends on the modern technology of communication, on modern types of organization,
and on the modern technology of violence. Historic tyrannies have no doubt sought this kind of domination but
were limited in the effectiveness of their means. Totalitarianism is tyranny with a rational bureaucracy, a monopoly
of the modern technology of communication, and a monopoly of the modern technology of violence » (Gabriel A.
Almond). S’il est tentant de lier étroitement le totalitarisme à la modernité et aux moyens de domination qu’elle
invente, force est cependant de constater l’existence d’expériences totalitaires dans des sociétés peu
modernisées, comme la Russie, la Chine ou le Cambodge.

Il semble plus fructueux de souligner que le fascisme a rencontré peu de succès dans les Etats anciennement
établis d’Europe du Nord et de l’Ouest, alors qu’il a prospéré dans les pays les plus récemment constitués
d’Europe centrale et orientale (l’Autriche-Hongrie, l’Italie, l’Allemagne et la Roumanie). De fait, ce sont des Etats qui
avaient de forts ressentiments à l’encontre des puissances établies et qui ont pu vouloir affirmer leur force.

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Les traumatismes des guerres « totales » du XXème siècle semblent avoir joué un rôle prépondérant. C’est évident
pour les totalitarismes de l’entre-deux-guerres  ; c’est également perceptible pour les expériences suivantes en
Chine, Corée du Nord et Cambodge. Dans ce dernier cas, les bombardements américains semblent avoir fini de
traumatiser un peuple déjà soumis à rude épreuve. Entre 1969 et 1973, les Etats-Unis ont lancé sur le pays le
double de bombes que sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale : ces bombardements ont fait 250 000
mots et provoqué un afflux de 3 millions de réfugiés dans les villes.

Des expériences éphémères


Le projet totalitaire de transformation radicale de l’humanité passe nécessairement par une phase révolutionnaire
destructrice. La Russie soviétique et la Chine sous la férule de Mao en témoignent  ; l’expérience Khmer au
Cambodge est également symptomatique.

Bernard Bruneteau souligne que la logique du totalitarisme, une emprise totale sur l’Etat et la société, ne se prête à
une pleine observation que dans certaines situations politiques. La logique totalitaire caractérise en effet des
périodes relativement éphémères ou transitoires, des phases dynamiques révolutionnaires et violentes de la vie
d’un régime. Le concept de totalitarisme et donc la notion de régime totalitaire doivent ainsi s’accorder à des
moments de tension paroxystique des énergies dans le cadre de politiques intérieures de mobilisation et
d’épuration. Ils peuvent être entretenus par des crises intérieures révolutionnaires (les procès staliniens dans
l’URSS des années 1930, le Grand Bond en avant en Chine, le Cambodge de l’Angkar) ou un état de guerre ou de
préparation de la guerre (Allemagne nazie et Italie fasciste) : ces évènements épuisent la société économiquement,
psychologiquement, militairement.

Dans la seconde moitié du XXème siècle, le totalitarisme s’est manifesté dans des régimes d’inspiration
communiste, comme le Cambodge sous les Khmers rouges (Pol Pot 1975-1979), Cuba sous Fidel Castro, la Chine
à l'époque de Mao Zedong, la Roumanie des dernières années de Ceausescu et l’Albanie d’Enver Hodja. Cet
héritage reste présent dans les expériences totalitaires plus proches de nous comme l’Erythrée, le Turkménistan
sous Saparmyrat Nyýazow et la Corée du Nord (sous Kim Il-sung, Kim Jong-il puis Kim Jung-un).

Erythrée et Turkménistan
Sur les systèmes politiques largement méconnus de l’Erythrée et du Turkménistan, on pourra lire avec bénéfice :
Érythrée, un naufrage totalitaire de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry (Paris: Presses universitaires
de France, 2015) et Turkménistan de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (Paris, CNRS Éd., 2010).

Un totalitarisme « exemplaire » : la Corée du Nord


La Corée du Nord est actuellement l’un des seuls régimes politiques que l’on puisse qualifier de totalitaire au sens
fort du terme. Construction nationale artificielle, la Corée du Nord a dû se forger une histoire et des mythes
fondateurs  : les actions héroïques de l’Armée révolutionnaire populaire de Corée (ARPC) et la résistance
antijaponaise en Mandchourie dans les années 1930, alors que Kim Il-Sung, enrôlé au sein du Parti communiste
chinois, n’a que 18 ans, en constituent les piliers. L’ingénierie nationaliste nord-coréenne a fabriqué une identité
collective forgée dans le combat et la lutte, et cultive à l’excès une mentalité de citadelle assiégée. La Corée du
Nord s’est édifiée dans une logique de résistance contre l’ennemi héréditaire japonais et son humiliante
colonisation de 1910 à 1945, contre les Etats-Unis, contre le régime du sud et contre leurs alliés – dont l’ONU,
partie à la guerre de 1950 à 1953. Le parallèle avec le régime soviétique, le fascisme italien et le nazisme nés du
traumatisme de la Première Guerre mondiale est frappant.

La Corée du Nord manifeste toutes les caractéristiques fondamentales du totalitarisme. Tout d’abord, le pouvoir est
fortement concentré. Le préambule de la Constitution donne au président Kim Il-sung, fondateur du régime en
1948 (lors de la division de la Corée), le titre de « président éternel ». Son fils, Kim Jong-Il, a pris le relais à la mort
de son père en 1994. Puis Kim Jong-Un (né en 1983) a succédé à son père décédé en 2011. Kim Jong-Un
accapare l’essentiel des pouvoirs politiques et militaires en cumulant les postes de :

• Président du Comité de la défense nationale, en charge des affaires militaires et donc commandant en chef
de l’Armée populaire de Corée. Le président du Comité est défini par la constitution comme le « Dirigeant
suprême de la République populaire démocratique de Corée ».

• Secrétaire général du Parti du travail de Corée, qui est placé par la constitution aux commandes du pays.
En effet, en dépit de l’affirmation des principes démocratiques, la constitution établit le pouvoir d’un parti
unique : « La République populaire démocratique de Corée déploie toutes ses activités sous la direction du
Parti du travail de Corée » (Article 11 de la Constitution).

Deuxièmement, l’aspect idéologique est fortement affirmé. Le Préambule de la Constitution commence par cette
phrase emblématique  : «  La République populaire démocratique de Corée est la patrie socialiste du Juche
[Djoutché] incarnant les idées et les directives du Président Kim Il Sung, grand Leader ». L’idéologie du Juche est
en réalité assez floue, selon l’hypothèse formulée plus haut. Elle repose sur le principe de l’autosuffisance et
l’autarcie et, d’autre part, l’affirmation d’une voie coréenne pour le socialisme.

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Troisième trait spécifique au totalitarisme, la société est constamment mobilisée. La volonté, caractéristique du
totalitarisme, de forger un homme nouveau est affirmée avec force  : «  L'Etat intensifie la révolution idéologique
pour transformer tous les membres de la société en révolutionnaires, les modeler à l'image des membres de la
classe ouvrière et faire de la société une collectivité unie dans la camaraderie. » (Article 10 de la Constitution). Les
compétitions sportives internationales jouent un rôle de mobilisation parallèle similaire à celui qu’elles avaient pour
la RDA.

Enfin, l’Etat pratique une politique de terreur dont la presse occidentale se fait l’écho.

La famine dans laquelle une partie de la population est maintenue rappelle aussi ce qui s’est passé en Ukraine lors
de la collectivisation forcée des terres agricoles dans les années 1930. Si le rôle important de l’armée en Corée du
Nord diffère du schéma habituel dans les régimes totalitaires, cela s’explique par le fait qu’il s’agit initialement
d’une armée révolutionnaire de libération nationale. La politique extérieure du pays, qui entretient un état de stress
permanent, apparaît d’ailleurs comme l’ultime facteur de mobilisation de la société : provocations maritimes vis-à-
vis de la Corée du Sud, envoi de missiles au-dessus du Japon, programme nucléaire malgré les sanctions
internationales, défilés militaires sont autant d’éléments constitutifs d’une stratégie de maintien du contrôle absolu
du régime sur la population.

Chapitre 5 : Le gouvernement représentatif


La démocratie jouit aujourd’hui d’une légitimité inégalée. Elle est, selon l’expression de Juan Linz, « the only game
in town ». Pourtant, l’emploi du terme « démocratie » est souvent à l’origine de malentendus et de confusions. Son
étymologie et son histoire ne s’accordent pas forcément avec la forte valorisation dont il est aujourd’hui investi.
Dans la typologie des régimes de son temps, Aristote voyait dans la démocratie la forme corrompue du
gouvernement de la multitude (la forme droite étant appelée politeia). Par ailleurs, si la plupart des régimes se
revendiquent de la démocratie, tous ceux qui l’invoquent n’en présentent pas les caractéristiques. De façon
caricaturale, les « démocraties populaires » d’Europe de l’Est, à l’instar de la République populaire démocratique
de Corée aujourd’hui, n’avaient de démocratique que le nom.

Différents auteurs, de Raymond Aron à Bernard Manin en passant par Robert Dahl, suggèrent par conséquent de
faire un emploi prudent du terme démocratie, voire de lui substituer des notions plus précises comme celles de
«  régime constitutionnel-pluraliste », de « gouvernement représentatif » ou de «  polyarchie ». Cependant, on ne
peut nier que, malgré tout ce que les systèmes représentatifs ont de non-démocratique, ils tendent d’une certaine
manière vers une forme de gouvernement du peuple, ce qui peut autoriser à continuer d’utiliser le qualificatif
«  démocratique  ». Surtout les régimes démocratiques se distinguent par le degré de consensus exigé de la part
des gouvernés. Alors que les systèmes totalitaires ont pour ambition d’extirper toute possibilité de pluralisme par
un remodelage des mentalités et que les régimes autoritaires prohibent l’expression publique des désaccords, les
régimes qualifiés de démocratiques valorisent et légitiment le pluralisme.

Ce chapitre s’organise autour de la tension entre l’idéal démocratique (section 1) et les manifestations concrètes de
la démocratie comme forme de gouvernement (section 2).

La démocratie comme idéal


L’étymologie grecque du terme démocratie renvoie à l’idée de pouvoir du peuple. Dans sa proclamation de
Gettysburg (1863), le président Lincoln décrivait le système politique des Etats-Unis comme « le gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple ». Cette conception, même si nous verrons qu’elle trouve difficilement à
s’appliquer dans les faits, pose un certain nombre d’exigences sur lesquelles il est utile de s’arrêter. Elle introduit
une opposition entre une conception substantielle et une conception procédurale de la démocratie, d’une part, et,
d’autre part, entre une participation directe et une participation indirecte des citoyens.

Le gouvernement du peuple, pour le peuple ?


Peut-on définir la démocratie par ce qu’elle produit ? Un système démocratique est-il assimilable aux politiques
qu’il met en œuvre ? Ces questions pointent une opposition entre une conception substantialiste de la démocratie
et une conception procédurale.

Démocratie et égalité
Parler de démocratie comme d’un gouvernement du peuple c’est poser le principe qu’il existe un peuple, un
demos. Mais quels sont les contours de ce demos ? Et quelles en sont les caractéristiques ? Il s’agit donc ici de
s’interroger sur les prérequis, les conditions d’existence d’un régime démocratique, en tenant compte de deux
dimensions complémentaires : une dimension quantitative d’« inclusivité » et une dimension qualitative d’égalité.

Dans la Grèce antique, il existait une séparation assez nette entre, d’une part, les citoyens qui s’inscrivaient sans
ambiguïté dans une communauté politique et, d’autre part, les femmes, les métèques, les esclaves qui n’en
faisaient pas partie. A l’époque contemporaine, la communauté des citoyens s’est considérablement élargie.
L’extension du droit de suffrage constitue une étape incontournable dans l’avènement de la démocratie et un
critère essentiel dans l’évaluation des systèmes politiques contemporains. Après l’étape du vote censitaire au
XIXème siècle dans des pays comme l’Angleterre, la Belgique et la France, le droit de vote s’est progressivement

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généralisé à l’ensemble de la population masculine, la participation des femmes étant plus ou moins rapidement
acquise. L’élargissement du droit de vote s’est aussi fait par l’abaissement de l’âge la majorité électorale qui est
passé en France de 30 ans en 1815, à 25 ans en 1830, puis à 21 ans en 1848, pour enfin être abaissé à l’âge de 18
ans en 1974. Récemment certains pays ont fait le choix d’abaisser à 16 ans l’âge de la majorité électorale : c’est le
cas du Brésil (1988), de l’Autriche (2007) et de l’Argentine (2012).

L’élargissement progressif du corps politique n’est pas seulement une question quantitative, elle correspond à une
préoccupation croissante pour la représentation des différents secteurs de la société qui pose en creux la question
de l’égalité. Le principe d’égalité est fortement affirmé comme préalable de toute démocratie véritable. Dans la
Grèce antique, il existe le principe de « l’isonomie » c’est-à-dire égale répartition, qui repose sur l’idée d’une égale
capacité/ dignité des citoyens. Mais ceux-ci sont justement relativement homogènes sur un plan social. A l’époque
contemporaine, se pose le problème de la capacité minimale de participation des citoyens, de tous les citoyens. Le
gouvernement du peuple doit-il nécessairement être un gouvernement à l’image du peuple ? En pratique, il ne l’est
pas. D’où la critique récurrente du coup de force symbolique de la représentation – et des sondages – par certains
critiques comme Pierre Bourdieu. D’où aussi la question de l’accès à l’instruction (la « démocratisation » du
système scolaire) et de l’accès à l’information. Pour Alexis de Tocqueville, la démocratie exprime « le
développement graduel de l’égalité des conditions […] fait providentiel, universel et durable ». On voit à travers
cette affirmation que l’égalité correspond à une condition préalable de la démocratie, mais on peut également la
penser comme l’une de ses conséquences les plus positives voire comme son objectif premier.

La démocratie, une obligation de résultat ?


La démocratie « substantielle » ou de progrès, héritée des idéaux de la Révolution française, part du principe que
les institutions, les droits individuels ou collectifs, ne constituent que des instruments mis au service d’une cause
supérieure qui mérite, seule, le nom de démocratie. Autrement dit, la démocratie se définirait par la recherche du
bien commun, de l’intérêt général pour lequel la question de l’égalité occupe nécessairement une place
prépondérante. La démocratie se trouve dans cette conception porteuse d’une utopie, d’un point de perfection
vers lequel doivent tendre les individus (Guy Hermet, Culture et Démocratie, Paris, A. Michel, 1993).

Cette conception de la démocratie s’exprimait de manière parfaitement explicite sous la plume d’un juriste français
du XIXème siècle : « Le mot démocratie a pris dans les temps modernes une autre acception que dans l’antiquité. Il
ne s’applique plus aujourd’hui à une forme déterminée de gouvernement, mais à toutes les institutions qui ont pour
but d’améliorer le sort des masses, de leur garantir les droits auxquels elles aspirent, de leur assurer une certaine
participation au gouvernement de la société. A ce point de vue, il y a presque autant d’espèces de démocraties
qu’il y a de vues différentes sur les institutions à établir en faveur du peuple » (Auguste Ott, Dictionnaire des
sciences politiques et sociales, 1854). Elle se retrouve, mutatis mutandis, dans l’analyse critique par Karl Marx de la
« démocratie bourgeoise » et des « droits de l’homme », c’est-à-dire de droits désincarnés qui ne permettent pas
que se réalise la « vraie » démocratie. Elle ne diffère pas radicalement non plus des vues d’un Périclès selon qui le
caractère démocratique d’un gouvernement procéderait des politiques mises en œuvre : « Du fait que l’Etat, chez
nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie ».

Plus proche de nous, des politistes contemporains insistent sur la relation causale qu’ils discernent entre la
démocratie formelle et la démocratie sociale. « We care about formal democracy because it tends to be more than
merely formal. It tends to be real to some extent. Giving the many a real voice in the formal collective decision-
making of a country is the most promising basis for further progress in the distribution of power and other forms of
substantive equality » (Dietrich Rueschemeyer, Evelyne Huber Stephens, and John D. Stephens, Capitalist
Development and Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 10). Il y a là l’idée d’une dynamique
vertueuse dans laquelle la démocratie formelle, le droit de participation, entrainerait des politiques égalitaires, elles-
mêmes terrain propice à la participation.

Pourtant, l’idée de lier la démocratie à son contenu, à la substance des politiques soulève de sérieuses difficultés
théoriques. D’abord, paradoxalement, l’idée que la démocratie tire sa légitimité de l’efficacité des politiques mises
en œuvre peut aussi être sollicitée pour limiter l’autogouvernement du peuple. Il n’est pas certain en effet que le
peuple soit toujours parfaitement apte à discerner son intérêt véritable (notamment pour des décisions faisant
intervenir des facteurs techniques), ni que la majorité se montre scrupuleusement respectueuse des droits de la
minorité. Ces observations ont justifié le fait de confier à des autorités indépendantes (donc non élues) la gestion
de secteurs spécifiques de l’action publique (agences du médicament, banques centrales indépendantes, etc.)  ;
elles sont par ailleurs au principe de la mise en place de cours constitutionnelles ou de juridictions spécialisées
dans la protection des droits fondamentaux, telle la Cour européenne des droits de l'homme. Pour légitimes que
ces institutions puissent paraître, elles n’en sont pas moins conceptuellement éloignées d’une forme quelconque
d’autogouvernement du peuple ; à l’extrême, elles peuvent s’opposer à lui.

La conception « substantialiste » de la démocratie soulève une deuxième difficulté qui se situe cette fois au plan
empirique : elle ne définit pas un type de régime ou de système politique. Comme tous les gouvernements
prétendent agir dans l’intérêt du peuple, il devient alors très difficile de démarquer ceux qui sont démocratiques de
ceux qui ne le sont pas. Le risque est alors grand de céder à la facilité d’un jugement normatif consistant à
catégoriser comme démocratiques les régimes que l’on aime et à dénoncer comme non-démocratiques ceux que

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l’on réprouve. Dans la perspective d’une analyse comparative des systèmes politiques contemporains, il est donc
préférable d’adopter une conception procédurale de la démocratie, celle du gouvernement par le peuple.

Le gouvernement du peuple, par le peuple ? La démocratie directe et ses limites


La démocratie correspond à un idéal participatif, à une forme d’autogouvernement du peuple. L’exemple de la
démocratie athénienne au Ve siècle garde toute sa force évocatrice  ; mais l’époque contemporaine a largement
privilégié une forme particulière de participation, l’élection des représentants, qui est très éloignée de la conception
classique de la démocratie. A côté de l’élection, il existe différentes formes de participation qui s’apparent à un
gouvernement par le peuple.

Les rares exemples de démocratie directe aujourd’hui ne concernent pas à proprement parler des Etats, mais des
assemblées communales. L’assemblée communale se définit comme la réunion de tous les citoyens à une date
précise et régulière pour délibérer et décider des affaires locales. Cet outil utilisé au Moyen Âge subsiste dans de
nombreuses communes suisses et dans certaines petites communes allemandes. En Suisse, on trouve dans les
cantons suisses à «  Landsgemeinde  » qui rassemblent 2,5 % de la Confédération. Seules 46 communes
allemandes du Schleswig-Holstein et du Brandebourg connaissent encore ce principe, soit 0,04 % du nombre total
de communes. Cette assemblée est régulièrement convoquée et remplace le système représentatif. La
Bürgerversammlung est encore pratiquée dans des communes bavaroises (par exemple, dans la ville de
Nuremberg), mais s’apparente plutôt à une forme de conseil régulier d’habitants, sans que l’on puisse réellement
parler d’assemblée communale.

En dehors de l’assemblée citoyenne, les outils de démocratie directe se rattachent à des formules référendaires qui
se classent en plusieurs catégories allant de celles qui se rapprochent le plus de la démocratie directe à celles qui
relèvent de la démocratie semi-directe.

Pour analyser ces instruments de démocratie directe ou semi-directe, il faut prendre en considération plusieurs
dimensions : Quelle est la matière concernée (constitutionnelle, législative ou redécoupage territorial) ? Le
référendum a-t-il un caractère obligatoire (automatique) ou facultatif ? Qui en a l’initiative (le parlement, le
gouvernement, les citoyens) ? S’agit-il d’un référendum abrogatif ou d’un référendum sur un projet (référendum dit
« propositif ») ? Enfin, le résultat du vote est-il, sur un plan juridique, exécutoire (donc contraignant) ou purement
consultatif ? Ces différentes dimensions dessinent les contours d’une multitude de formules référendaires
possibles en théorie. En pratique, on observe quelques formes spécifiques, au niveau local comme au niveau
national.

• L’initiative populaire propositive avec référendum exécutoire

L’initiative populaire est, après l’assemblée citoyenne, la procédure la plus directe qui formalise une demande
citoyenne étayée par des signatures devant être examinées selon la législation en vigueur pour pouvoir être
recevables. Un taux minimal de signatures est généralement requis dans les législations qui la définissent.

L’initiative populaire peut s’appliquer à une matière constitutionnelle. Les citoyens de Californie ont ainsi la
possibilité de mettre aux voix, à chaque consultation électorale, des propositions de lois qui s’inscrivent dans la
Constitution si elles remportent une majorité des suffrages. Le processus pour inscrire une proposition au vote est
peu complexe : la pétition présentée au Secrétaire d’État doit être signée par 5 % des électeurs ayant voté à la
dernière élection au poste de gouverneur pour la mise aux voix d’une loi, et de 8 % dans le cas d’un amendement
constitutionnel (soit environ 700 000 signatures). Sur ce sujet, on peut lire : Vincent Michelot, « Le processus
référendaire en Californie : un travestissement démocratique ? », Pouvoirs, vol. 133, n° 2, 2010, pp. 57-68.

L’initiative populaire propositive avec référendum exécutoire est notamment pratiquée en Suisse où le cadre de son
application a été élargi récemment. Une réforme constitutionnelle adoptée en 2003 a en effet introduit le principe
d’une initiative populaire générale, qui permet au corps électoral de proposer des révisions non seulement de la
Constitution (comme c’était déjà le cas par le passé), mais également des lois fédérales. En deuxième lieu, la
réforme de 2003 a modifié la procédure de vote en matière d’initiatives populaires portant sur la révision partielle
de la Constitution, avec une modification de la procédure dite du « double oui », par laquelle le constituant est
habilité à accepter simultanément une initiative populaire, ainsi que le contre-projet qui lui est opposé par
l’Assemblée fédérale.

• L’initiative populaire abrogative avec référendum

On parle de référendum abrogatif lorsque l’initiative a pour objet l’annulation d’une loi préalablement adoptée par le
Parlement, sans créer de texte nouveau. Ce dispositif existe notamment en Italie où il est mis en œuvre à la
demande de 500 000 électeurs (ou de cinq conseils régionaux).

• Les autres types de référendum

En dehors de cas évoqués précédemment, il existe différents types de référendums : ces derniers peuvent avoir un
caractère obligatoire (par exemple, la ratification de certains traités internationaux en Irlande) ou être au contraire
facultatifs (comme en France) ; ils peuvent être purement consultatifs ou revêtir une force contraignante. Dans tous
les cas, le référendum correspond assez peu à l’idée que l’on se fait habituellement de la démocratie directe. En
effet, les électeurs se trouvent face à l’alternative radicale de devoir accepter ou rejeter un texte dont la rédaction

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leur échappe en totalité et qu’ils n’ont pas pu amender. Cet effet se trouve un peu atténué dans le cadre des
référendums d’initiative semi-populaire, c’est-à-dire de référendums initiés par le parlement à la suite d’une pétition
citoyenne. Ainsi l’article 11 de la constitution française prévoit-il qu’un référendum peut être organisé à l’initiative
d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes
électorales.

D’une manière générale, les instruments participatifs ont connu un développement spectaculaire au cours des
dernières décennies, particulièrement sur le continent européen. Ainsi, il y a eu en Europe plus de référendums au
cours des vingt dernières années que dans toute l’histoire avant 1990. L’initiative populaire connait une progression
particulièrement rapide. En 1990, seuls deux pays en Europe prévoyaient la possibilité de lancer un référendum
d’initiative populaire au niveau national : la Suisse et l’Italie. Aujourd’hui, huit pays supplémentaires disposent de
cet outil – le plus souvent sous la forme d’une initiative populaire consultative ou sans référendum automatique :
l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Espagne, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et la Roumanie. Cependant, ces
dispositifs participatifs n’occupent en réalité qu’une place relativement marginale dans le fonctionnement des
systèmes politiques. Ils ne bousculent pas fondamentalement l’organisation de gouvernement dont le centre de
gravité se trouve dans les instances représentatives. Et dans leur quasi-totalité, ils sont très peu influents : ils n’ont
le plus souvent qu’un caractère consultatif (et sont parfois confinés au niveau local).

La démocratie comme forme de gouvernement


La plupart des auteurs s’accordent pour reconnaître que les gouvernements dits démocratiques ne correspondent
jamais entièrement à l’idéal d’un autogouvernement du peuple, d’autant plus que la définition de la démocratie
comme gouvernement par et pour le peuple conduit – on l’a vu – à des apories. D’où le parti pris pour des
approches plus parcimonieuses qui identifient la démocratie à un nombre circonscrit de mécanismes
institutionnels.

La démocratie, une approche minimaliste


Au tournant du XXème siècle, plusieurs auteurs ont souligné que les régimes démocratiques présentaient des traits
oligarchiques  ; s’inscrivant dans cette lignée, Joseph A. Schumpeter a proposé une définition de la démocratie
comme méthode, définition qui a rencontré un écho important.

Le caractère oligarchique des démocraties contemporaines


Selon un courant de pensée parfois appelé machiavélien, les démocraties contemporaines ont, si l’on ne s’en tient
pas aux apparences, un caractère profondément oligarchique. Cette thèse fut notamment défendue par l’école
élitiste italienne dont les plus illustres représentants étaient Gaetano Mosca (Elementi di scienza politica, 1896),
Roberto Michels (Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, 1914) et Vilfredo
Pareto (Traité de sociologie générale , 1917). Ces auteurs constataient – à l’encontre des observateurs optimistes
des progrès de la démocratie – que toutes les sociétés, y compris les régimes parlementaires, étaient gouvernées
par un nombre limité de personnes. La thèse fut reprise par l’historien Ronald Syme qui observait en 1939  : « A
toutes les époques, quels que soient la forme et le nom du gouvernement, monarchie, république ou démocratie,
une oligarchie se dissimule derrière la façade ». Et Mosca se faisait plus précis : la démocratie ne serait en réalité
qu’une oligarchie ploutocratique, c’est-à-dire dominée par la puissance de l’argent.

Cette thèse n’était pas totalement nouvelle  ; Rousseau relevait déjà à propos de la démocratie  : « à prendre le
terme dans la rigueur de l’acception, il n’y a jamais eu de démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre
naturel des choses que le grand nombre gouverne et que le petit nombre soit gouverné » (Le Contrat social, 1762).
Pour faire court, la démocratie ne serait qu’une apparence : en réalité, ce seraient des minorités qui prendraient les
décisions les plus importantes. Cette situation s’expliquait notamment, selon Roberto Michels, par la complexité
des sociétés contemporaines. Le décalage sociologique que l’on peut observer jusqu’à aujourd’hui entre les
représentants élus et la population prise dans son ensemble semble aller dans le même sens ; l’accumulation de
mandats par quelques-uns aussi.

L’analyse de Raymond Aron dans Démocratie et totalitarisme, tout en reconnaissant l’apport de l’école élitiste ou
machiavélienne, est plus nuancée, et c’est elle que l’on retiendra ici. Selon Aron, on ne peut certes pas concevoir
de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique. Mais il faut aller au-delà de cette observation générale, car
l’essentiel est de savoir qui fait partie de l’oligarchie et jusqu’à quel point il est facile d’y entrer et, d’autre part,
quels sont les privilèges dont jouissent les gouvernants et quelles sont les garanties données aux gouvernés.

La démocratie comme méthode


Dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie publié aux Etats-Unis en 1942, l’économiste autrichien Joseph
Schumpeter offre un prolongement à l’école élitiste italienne. Schumpeter formule en effet une critique de la
démocratie qui ne porte pas seulement sur l’idée d’un gouvernement par le peuple mais aussi et surtout sur celle
d’un gouvernement pour le peuple. Selon Schumpeter, les fondements de la théorie classique de la démocratie –
un gouvernement à la recherche de l’intérêt général – ne résistent pas à la réalité : il n’existe pas de bien commun
discernable par la raison humaine ; de même, la volonté du peuple n’est qu’un « ramassis confus de vagues
impulsions », jamais le peuple n’a été la source des décisions publiques.

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La théorie alternative de la démocratie formulée par Schumpeter consiste donc à préférer – aux définitions
substantialistes – une conceptualisation procédurale  ; elle tient tout entière dans une méthode : «  Démocratie
signifie seulement que le peuple est à même d’accepter ou d’écarter les hommes appelés à le gouverner ». Tout en
reconnaissant avec l’école élitiste que le peuple ne se gouverne pas lui-même, Schumpeter met le doigt sur ce qui
distingue la démocratie d’autres formes de gouvernement. La pensée désenchantée de Schumpeter souligne
également les illusions de la représentation démocratique : la prétendue indépendance du choix des électeurs,
l’oblativité déclarée des candidats politiques.

En bon économiste, Schumpeter n’hésite pas à mobiliser la métaphore du marché : les partis sont assimilés à des
entrepreneurs et les citoyens à des consommateurs confrontés à une offre. La logique de la compétition et de la
concurrence est un moteur important pour le bon fonctionnement des systèmes politiques puisque c’est la
recherche du soutien électoral qui est censée pousser les partis à proposer des produits (des programmes
politiques) les meilleurs possibles. Cependant, au-delà du principe général de la compétition électorale pour les
postes de gouvernant, Schumpeter ne se livre pas à une analyse approfondie des systèmes politiques dans leur
fonctionnement concret.

La démocratie comme gouvernement représentatif


Les systèmes politiques habituellement qualifiés de «  démocratiques  » ont pour caractéristique commune de
reposer sur des mécanismes de représentation. Le pouvoir n’est pas exercé directement par les citoyens, comme
le voulait la théorie classique de la démocratie, mais par leurs représentants. C’est pourquoi Bernard Manin a
proposé de parler d’un « gouvernement représentatif » ; ce dernier comporte quatre propriétés distinctives, quatre
principes.

1 – Les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers.

Cette méthode de sélection – l’élection – diffère du tirage au sort qui est historiquement considéré comme la
méthode démocratique. Le tirage au sort, en effet, donne des chances parfaitement égales à tous les citoyens de
participer à l’exercice du pouvoir ; il assure une interchangeabilité quasi parfaite entre gouvernés et gouvernants.
Au contraire, l’élection présente un caractère fortement aristocratique  : elle suppose de la part des électeurs un
choix entre plusieurs candidats, et ce choix n’est pas neutre puisqu’il repose sur des critères plus ou moins
explicites qui conduisent à préférer un représentant à un autre. Les représentants élus ont donc des
caractéristiques distinctives qui en font aux yeux des électeurs de meilleurs gouvernants  ; ils ne peuvent pas
ressembler aux représentés.

Ce qui assure néanmoins un certain contrôle aux représentés sur leurs représentants c’est le caractère réitéré des
élections. Dans les régimes représentatifs, les représentants sont élus pour un temps limité, ils doivent remettre en
jeu leur mandat à intervalles réguliers. Les électeurs ont donc un pouvoir de sanction, et les gouvernants sont
incités, s’ils veulent être réélus, à tenir compte des attentes de leurs électeurs.

2 – Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des
électeurs.

Les régimes représentatifs laissent aux gouvernants une certaine autonomie de décision vis-à-vis de la volonté de
leurs électeurs. Ils n’admettent pas, ou même interdisent explicitement, deux institutions qui priveraient les
représentants de toute indépendance : les mandats impératifs et la révocabilité permanente des élus.

3 – Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises
au contrôle des gouvernants.

La liberté de l’opinion publique est la contrepartie de l’indépendance accordée aux gouvernants dans l’exercice de
leur mandat. Indépendamment des élections, les gouvernés ont toujours la possibilité de faire entendre une opinion
différente de celle des gouvernants. On nomme en général opinion publique cette voix collective du peuple qui,
sans avoir de valeur contraignante, peut se manifester en dehors du contrôle des gouvernants.

La liberté de l’opinion publique requiert deux conditions  : l’accès à l’information politique (y compris donc une
certaine publicité des décisions gouvernementales) et la liberté d’exprimer des opinions politiques à tout moment.
On comprend alors pourquoi les régimes représentatifs exigent un système de garantie des droits individuels
particulièrement étendus.

4 – Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion.

Le gouvernement représentatif se définit comme un régime d’assemblée ou un gouvernement « par la discussion ».


Les représentants élus jouissent d’une entière liberté de parole dans l’exercice de leur mandat. C’est de la
confrontation des idées et des points de vue que sont censées émergées les meilleures décisions. Le parlement
est le lieu par excellence de la délibération.

L’ouvrage de Bernard Manin Principes du gouvernement représentatif (Paris, Flammarion, 1996) est une référence
incontournable de la science politique contemporaine dont on ne saurait trop recommander la lecture. A défaut,
l'entretien entre Bernard Manin et Nadia Urbinati sur le site laviedesidées.fr apporte un éclairage particulièrement
intéressant sur le lien entre démocratie et représentation.

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En définitive, ces quatre principes sont étroitement articulés entre eux, ils font système. Ils combinent, on le voit,
des propriétés véritablement démocratiques – si l’on entend par là de participation populaire – avec des
mécanismes non-démocratiques. C’est qu’il y avait une ambigüité dans l’intention démocratique des inventeurs
des systèmes politiques contemporains. La volonté d’un gouvernement du peuple était certainement présente,
mais dans une lecture très éloignée de l’autogouvernement du peuple à la manière athénienne. Le projet des
constituants étasuniens – pour prendre l’un des cas fondateurs – était ainsi davantage de fonder une république
qu’une démocratie.

Les règles du jeu démocratique


Les régimes démocratiques reposent fondamentalement sur des mécanismes institutionnels aussi précis que
contraignants pour les acteurs politiques  ; cela les situe à l’opposé de l’arbitraire, des «  règles  » personnelles
caractéristiques des régimes autoritaires. Les quatre principes (ou propriétés) du gouvernement représentatif
identifiés par Bernard Manin correspondent à autant d’institutions qui garantissent et assurent même une certaine
valorisation du pluralisme  : un système électoral organisant la compétition politique, un cadre prédéfini pour
l’exercice du pouvoir par les gouvernants, un système de droit protecteur des libertés, une institution
parlementaire.

Tout régime démocratique organise ainsi une certaine limitation du pouvoir politique, ainsi que sa dispersion en une
pluralité de lieux où il s’exerce. La volonté de limiter le champ du pouvoir se traduit par l’existence de principes
constitutionnels et de droits fondamentaux, voire à l’existence d’autorités indépendantes. Comme l’écrivait
Raymond Aron, « le régime que l’Occident appelle démocratique n’est guère concevable si l’on ne circonscrit pas
le domaine à l’intérieur duquel les gouvernants sont habilités à prendre des décisions ».

La dispersion du pouvoir, plutôt que sa concentration, s’effectue sur deux plans  : verticalement à travers
l’existence d’une multiplicité de niveaux de gouvernement (particulièrement dans les systèmes fédéraux) et
horizontalement dans l’interaction entre les organes chargés d’élaborer les lois et de les mettre en œuvre. Cette
dispersion (ou séparation) des pouvoirs se double d’une concurrence pacifique entre forces politiques pour
accéder aux fonctions représentatives et gouvernementales, concurrence matérialisée par l’antagonisme entre la
majorité et l’opposition et par le principe de l’alternance.

A l’opposé des régimes non-démocratiques qui privilégient toujours une forte concentration du pouvoir, les
régimes démocratiques supposent donc l’existence d’une multiplicité d’acteurs – appelés des joueurs de véto par
George Tsebelis – dont deux grandes catégories peuvent être identifiés : les joueurs de véto institutionnels et les
joueurs de véto partisans. Les joueurs de véto institutionnels sont ceux prévus dans la constitution (assemblée
législative, gouvernement, cour constitutionnelle, etc.). Le second type de joueurs de véto renvoie à la capacité à
dégager des majorités à l’intérieur de chaque institution.

L’exploration plus approfondie de la démocratie exige d’analyser les multiples façons dont s’organise la limitation
et la dispersion du pouvoir dans les systèmes politiques qui valorisent fortement la démocratie. Nous ferons
d’abord porter l’attention sur les joueurs de véto institutionnels, puis sur les joueurs de véto partisans.

Chapitre 6 : La classification des systèmes démocratiques


La division des pouvoirs pour garantir le respect du pluralisme constitue un principe cardinal de tous les régimes
démocratiques. L’objectif est moins d’accorder au gouvernement une capacité d’action que de limiter et
d’encadrer fortement celle-ci. Ainsi le pluralisme est avant tout garanti par une répartition des pouvoirs entre
plusieurs institutions définies par les constitutions. Au-delà des dispositions institutionnelles, les équilibres
partisans jouent nécessairement dans la dynamique des régimes démocratiques. Nous commençons par
caractériser ces régimes dans leurs généralités (section 1), avant de montrer les variations qui existent en leurs
seins en fonction notamment des rapports de force partisans (section 2).

La séparation des pouvoirs et la typologie des régimes représentatifs


La caractérisation des régimes politiques s’appuie classiquement sur une dichotomie entre régimes parlementaires
et présidentiels. Avant de revenir sur ce qui sépare ces régimes, il est important de souligner qu’ils partagent tous
une matrice commune issue du système parlementaire britannique : il en va ainsi du régime présidentiel de type
américain, du régime suisse ou du régime semi-présidentiel que nous étudierons dans un chapitre séparé.

Une matrice commune : le modèle de Westminster


Tous les régimes démocratiques – présidentiels comme parlementaires – sont issus d’une matrice commune, à
savoir le régime représentatif dans un sens très général, tel qu’il apparait historiquement en Angleterre à la toute fin
du XVIIème siècle.

Emergence et transformations du parlementarisme britannique


Le régime représentatif incarné par l’institution parlementaire trouve sa source dans l’Angleterre du XIIIème siècle.
En 1215, la Grande Charte (Magna Carta) confie à un Grand Conseil (Magnum Concilium), le droit de consentir
l’impôt et celui de présenter des pétitions au monarque. Ce Grand Conseil, préfiguration du Parlement moderne,

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dispose de compétences judiciaires (bills d’impeachment et d’attainder, c'est-à-dire le droit de convoquer et de
juger en dernier ressort les pairs du royaume). A travers cette procédure, la chambre des Communes peut faire
traduire devant la Chambre des Lords un ministre accusé de crime ou de délit ; la peine encourue peut aller jusqu’à
la mort, mais un ministre qui se sent menacer peut échapper à la sanction en démissionnant sans attendre la mise
en œuvre de l’impeachment. Progressivement, la pratique évolue vers une responsabilité collective et politique du
cabinet. En 1327, Édouard II, renversé par sa femme Isabelle de France, est déféré devant le Parlement pour être
officiellement destitué au profit de son fils. Le Parlement n'ose pas prononcer la déchéance mais fait pression sur
le souverain qui cède et abdique en faveur du jeune Édouard. C'est un précédent qui renforce le rôle politique du
Parlement. Par ailleurs, le Parlement exerce surtout un rôle politique grandissant de conseil et de pétition : le roi ne
suit pas toujours les avis du Parlement, mais l'appui de celui-ci lui donne une autorité supplémentaire.

Loin d’être linéaire, l’histoire anglaise connaît une alternance entre des périodes de monarchie absolue et des
périodes marquées par l’affirmation du Parlement. L’avènement des Tudor au XVème siècle correspond à une
période absolutiste. A l’inverse, les principes du régime représentatif s’affirment et se précisent à la fin du XVIIème
siècle, à la suite en particulier de la Glorieuse Révolution de 1688-1689. Cette dernière réaffirme le rôle du
Parlement face à la Couronne. Le Bill of Rights de 1689 et l’Act of Settlement de 1701 contribuent à la codification
de ce rôle. Les dispositions du Bill of Rights (sur la levée du contingent et de l’impôt) vont, dans une période de
guerre avec la France, conduire à établir l’annualité des sessions du parlement, qui contribue à asseoir
définitivement le régime représentatif.

Par la suite, deux séquences – correspondant peu ou prou au régime présidentiel et au régime parlementaire – se
succèdent dans l’histoire de l’Angleterre. La première séquence, de 1688 à 1714, est marquée par un exécutif resté
essentiellement monarchique et un parlement essentiellement législateur ; elle est donc la conséquence de la
Glorieuse Révolution et s’identifie aux règnes de Guillaume III et d’Anne Stuart. La seconde, dont les débuts
coïncident avec l’avènement des Hanovre (1714) et qui parvient à maturité avec la fin du XVIIIème siècle, est
caractérisée par un exécutif principalement ministériel (ou de cabinet) qui devient progressivement le moteur de
l’activité législative, notamment en matière financière, et un parlement qui renforce quant à lui ses pouvoirs de
contrôle jusqu’à sanctionner la responsabilité politique du cabinet. Loin de limiter son influence au Royaume-Uni, le
modèle de Westminster sert de point de référence incontournable – que ce soit pour s’en inspirer ou pour le rejeter
– à la plupart des systèmes politiques contemporains à commencer par la constitution des Etats-Unis.

La naissance de la constitution américaine


L’expérience politique britannique a joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la constitution des Etats-Unis.
Ce sont sans aucun doute les principes de la Constitution anglaise du début du XVIIIème siècle qui ont inspiré le
constituant de Philadelphie (1787), mais à une époque où les institutions britanniques s’orientaient déjà vers le
parlementarisme. Les constituants étasuniens étaient parfaitement au fait de cette évolution du système anglais,
mais ils l’ont délibérément écartée de leur projet. En effet, en Angleterre même, le fait majoritaire, envisagé comme
une disposition permanente, était encore perçu comme une anomalie. La ne pouvait que partager cette défiance à
l’encontre de la pérennisation d’une majorité. A cette époque, le rejet du fait majoritaire était nourri par un préjugé
antimonarchique fondé sur le constat des pratiques de corruption exercées par la Couronne britannique à l’endroit
des députés de Westminster. La Convention de Philadelphie a voulu fonder une « séparation stricte » des pouvoirs
qui est encore à la base des institutions américaines, car seule une telle séparation pouvait enrayer une dérive « à
l’anglaise » du régime vers un système de majorités automatiques et manipulées par l’exécutif.

Scène à la signature de la Constitution des États-Unis

La séparation, dans la Constitution américaine, est cependant affectée de techniques de mitigation qui trouvent
leur source dans la conception britannique de l’équilibre des pouvoirs. Cela signifie que chaque organe est, pour la
plus grande part de son activité, fonctionnellement spécialisé mais qu’il participe également dans une mesure
accessoire aux autres fonctions. Dès lors, la nécessité de préserver l’indépendance des organes, en particulier
celle de l’exécutif, constitutionnellement plus faible (le plan même de la Constitution qui place le congrès avant le
président est à cet égard parfaitement clair), exclut les techniques radicales de contrôle du régime parlementaire
anglais, c’est-à-dire la mise en œuvre d’une sanction strictement politique de la responsabilité gouvernementale.

A l’inverse, le régime présidentiel prévoit une forme rudimentaire de responsabilité, comme à l’origine en
Angleterre, sous la forme de procédures juridictionnelles qui supposent, au moins en principe, l’imputation de faits
particulièrement graves. Cette exclusion a priori du contrôle extraordinaire, c’est-à-dire l’incapacité du parlement
de sanctionner politiquement le gouvernement, devait nécessairement induire la naissance et le développement de
types de contrôle ordinaire (c’est-à-dire de type informatif) plus élaborés et plus efficaces que ceux mis en œuvre
dans les régimes parlementaires classiques. Ceux-ci, en revanche, se sont constitués comme tels par le passage
du contrôle ordinaire à celui débouchant sur la sanction de la responsabilité politique. La conséquence
progressivement induite est l’émergence de la « fonction élective » du parlement qui aboutit à la « fusion presque
complète des pouvoirs législatif et exécutif » (Walter Bagehot, The English Constitution, 1867).

En savoir plus : Les trajectoires complémentaires du parlementarisme britannique et de la Constitution des Etats-
Unis

En raison de leur origine commune, le régime parlementaire et le régime présidentiel, tout en étant opposés, ont en
partage un certain nombre de caractéristiques et de préoccupations communes.
29
Une typologie classique fondée sur la séparation des pouvoirs
On peut classer les systèmes politiques en fonction de leurs grands équilibres institutionnels. Le critère
généralement retenu pour distinguer entre les deux grandes familles de régimes démocratiques porte sur les
modalités de la séparation des pouvoirs. Encore une fois, il s’agit là d’un des aspects les plus fondamentaux d’un
régime démocratique libéral.

La typologie des régimes politiques et la chaîne constitutionnelle de délégation


Une manière intéressante de conceptualiser la structure constitutionnelle d’un régime démocratique consiste à
évaluer la « chaîne de délégation » reliant les gouvernants aux électeurs. Cette perspective peut être qualifiée de
perspective « néo-madisonienne », en ce qu’elle
procède de l’idée fondamentale avancée par
James Madison selon laquelle un gouvernement
représentatif entraîne nécessairement une
délégation de pouvoir des électeurs vers un
nombre restreint d’élus.

Dans un régime parlementaire, les électeurs ne


choisissent pas directement l’exécutif : ce sont en
effet les parlementaires (et, à travers eux, les
partis politiques) qui ont le pouvoir de nommer –
et de renverser – le Premier ministre. Celui-ci et le
gouvernement qu’il dirige sont issus de la
majorité parlementaire, et restent en fonction tant
qu’ils disposent de la confiance de cette majorité.

En revanche, dans un régime présidentiel, le chef


de l’exécutif ne procède pas du parlement,
puisque le Président est, comme l’Assemblée, élu
au suffrage universel direct. En outre, la durée du
mandat présidentiel est fixée par la constitution et l’Assemblée ne saurait le renverser.

Les régimes purs, le régime parlementaire comme le régime présidentiel, se définissent ainsi par le fait qu’une
seule personne exerce la réalité du pouvoir exécutif (le Président ou le Premier ministre) et par les rapports
qu’entretiennent l’exécutif et le législatif. Dans le régime parlementaire, le gouvernement est responsable devant
l’assemblée qui peut être dissoute par le gouvernement ; on parle de séparation souple des pouvoirs. Dans le
régime présidentiel, il y a une autonomie et une indépendance de l’exécutif et du législatif, du fait que ce sont des
élections distinctes qui désignent les législateurs et le chef de l’exécutif ; on parle de séparation stricte des
pouvoirs.

Ces éléments de classification conduisent à identifier un certain nombre de caractéristiques récurrentes des
régimes parlementaires et présidentiels.

Les caractéristiques contrastées des régimes parlementaires et des régimes présidentiels


Depuis les constitutionnalistes du début du XXème siècle (par exemple, Adhémar Esmein), le régime parlementaire
se définit de la manière suivante : le gouvernement (c’est-à-dire le conseil des ministres) qui exerce le pouvoir au
nom d’un chef d’Etat irresponsable est politiquement responsable devant une assemblée légiférante susceptible
d’être dissoute. Dans cette épure idéale, la capacité de l’assemblée d’obtenir la démission du ministère est censée
être équilibrée par l’exercice éventuel du droit de dissolution. Cinq caractéristiques communes définissent les
régimes parlementaires, par opposition aux régimes présidentiels :

• La position politique clef au jour-le-jour est celle de chef du gouvernement (premier ministre ou équivalent) ;
mais cette personne n’est pas le chef de l’Etat. Le chef de l’Etat, monarque en Angleterre, en Belgique, aux
Pays-Bas ou en Espagne, Président de la République en Italie ou en Allemagne, symbolise l’unité au-
dessus des divisions partisanes.

• Le cabinet est une instance collégiale ; il existe une possibilité de former des coalitions (les élections
parlementaires ne sont pas « winner-take-all ») ;

• Le gouvernement dépend constamment pour sa survie de la confiance, ou au moins de l’acquiescement,


du parlement ;

• A défaut, le gouvernement peut être renversé à n’importe quel moment à travers une motion de défiance, et
la chambre peut être dissoute ;

• Le chef du gouvernement n’est pas choisi directement par les électeurs mais sélectionné par le parlement
(en fonction de sa composition partisane).

Les régimes présidentiels s’opposent point par point aux régimes parlementaires. Ce type de démocratie
représentative se caractérise par l’autonomie réciproque et l’indépendance de l’exécutif et des assemblées
délibératives. Le critère principal est négatif : le chef de l’exécutif ne peut pas dissoudre le Parlement, et celui-ci ne
peut pas renverser le gouvernement. C’est James Bryce qui a décrit pour la première fois au début du XXème

30
siècle le type idéal du régime présidentiel. Les régimes présidentiels peuvent s’analyser à travers cinq
caractéristiques opposées point par point à celles qui définissent le régime parlementaire :

• Le président cumule la fonction de chef de l’Etat et de chef du gouvernement ;

• Il s’agit d’un poste occupé à titre personnel par une seule personne (winner-take-all position)

• Le président est choisi de manière séparée de la législature (même si l’élection peut avoir lieu le même
jour) : indépendance du président par rapport à la législature en termes de survie politique (et
réciproquement)

• Le président ainsi que l’assemblée législative sont élus pour des mandats d’une durée prédéterminée

• Le chef du gouvernement (le président) est élu directement par les électeurs, ou par un collège électoral lui-
même élu à ce seul effet.

Régime parlementaire Régime présidentiel

Position politique clé Premier ministre Président

Composition politique Collégialité Winner-takes-all position

Relation entre les institutions Gouvernement responsable devant le Indépendance de


parlement l'exécutif

Durée de vie Variable Fixe

Désignation du chef de l'exécutif Sélection par le parlement Election populaire

Des règles propres à chaque régime, il résulte des équilibres institutionnels variables dont la théorie des « joueurs
de véto  » de George Tsebelis permet de rendre compte de façon renouvelée. La question de départ posée par
George Tsebelis dans Veto Players : How Political Institutions Work (Princeton University Press, 2002) est de savoir
qui, dans les régimes démocratiques, prend les décisions, c’est-à-dire quelle institution est habilitée à légiférer. Il
ressort nettement de la description ci-dessus des régimes présidentiels et des régimes parlementaires que les
processus décisionnels engagent une pluralité d’institutions, les unes ayant le pouvoir de proposer, les autres celui
de disposer. Qui des deux possède le plus de pouvoirs. D’après George Tsebelis, la capacité de proposer –
autrement dit le contrôle de l’agenda – est plus déterminante que celle de disposer. Dans les régimes
parlementaires, l’initiative législative émane du gouvernement qui soumet ses projets de loi à l’approbation de
l’assemblée. En d’autres termes, le pouvoir exécutif propose, le pouvoir législatif dispose. A l’inverse, dans les
régimes présidentiels, c’est l’assemblée législative qui propose les lois, auxquelles l’exécutif peut opposer son
véto. L’assemblée propose, le président dispose. Cela signifie que dans les systèmes parlementaires c’est le
gouvernement qui a le plus de pouvoir, alors que dans les systèmes présidentiels, c’est le parlement qui a
l’avantage. L’analyse des rapports de force à l’intérieur des régimes démocratiques ne peut cependant reposer sur
les seules règles institutionnelles : elle doit faire intervenir, en complément des joueurs de véto institutionnels, les
joueurs de véto partisans.

Les relations exécutif-législatif : quel équilibre des pouvoirs ?


Dans chaque type de régime, les équilibres entre les organes politiques connaissent une grande variabilité en
fonction des règles institutionnelles et des rapports de forces partisans. Nous analysons tour à tour les régimes
présidentiels puis les régimes parlementaires.

Le pouvoir du président dans les régimes présidentiels


Il serait faux d’assimiler le régime présidentiel à un système politique dans lequel un président élu serait
automatiquement puissant. Au contraire, comme nous l’avons vu dans la section précédente, l’analyse de Tsebelis
conduit à considérer que l’assemblée, qui a la faculté d’initier la loi, est plus puissante que le président qui jouit
d’un simple droit de véto. Il existe toutefois dans les régimes présidentiels une grande diversité institutionnelle et
politique.

Variations institutionnelles
Le régime présidentiel est généralement associé au système des Etats-Unis ; ces derniers ont inspiré de nombreux
autres pays. On peut ainsi dénombrer 28 régimes présidentiels : seize de ces régimes se situent sur le continent
américain (Etats-Unis, Costa Rica, Uruguay, etc.), neuf sur le continent africain (Bénin, Sierra Leone, Malawi, etc.),
un en Asie (Indonésie), un en Europe (Chypre) et un dans le Pacifique (Palau). Proximité avec les Etats-Unis oblige,
le régime présidentiel est donc le régime le plus répandu en Amérique ; sa présence est plus marginale ailleurs.

La Maison rose (en espagnol, Casa Rosada) est le siège du pouvoir exécutif en Argentine

La durée du mandat présidentiel varie de 4 à 6 ans. En réalité, seuls deux pays prévoient un mandat de 6 ans : le
Chili et le Libéria ; la norme est donc plutôt de 4 ou 5 ans. A l’exception de Chypre, tous les pays ayant adopté un
31
régime présidentiel limitent le nombre de mandats que le président peut détenir consécutivement : un seul mandat
dans 14 pays, deux mandats dans 12 pays, 3 mandats dans un pays (Seychelles). Cette disposition a pour effet
d’éviter un accaparement trop grand du pouvoir par un individu  ; mais elle réduit – du moins dans le dernier
mandat – la motivation à tenir compte des attentes des électeurs.

Dans les régimes présidentiels, il n’existe pas de procédure de contrôle « extraordinaire » (c’est-à-dire politique) de
l’exécutif. La procédure d’impeachment ne met pas en jeu la responsabilité politique du président des Etats-Unis
devant le Congrès. Elle consiste dans la faculté accordée à la Chambre des représentants de traduire le président –
ainsi que le vice-président et les fonctionnaires civils des Etats-Unis – devant le Sénat pour trahison, corruption ou
autres hauts crimes et délits. La condamnation du Président requiert la majorité des deux tiers des sénateurs
présents. C’est une procédure très rarement appliquée. Elle a été engagée une fois, en 1868, à l’encontre du
Président Johnson ; mais elle a finalement échoué d’une voix. La deuxième occurrence concerne Bill Clinton en
1998, mais lui aussi a été acquitté par le Sénat.

En apparence, les pouvoirs présidentiels varient peu d’un pays à l’autre. Tous ces présidents forment eux-mêmes
leur cabinet, procèdent à toute une série de nominations (dans les deux cas, il arrive que ces nominations doivent
recevoir l’approbation de l’assemblée législative), président les réunions du cabinet (et donc en contrôlent
l’agenda), ont la responsabilité de la politique extérieure, et disposent d’un véto législatif (mais avec des seuils
variables pour qu’ils soient dépassés). Le véto ne constitue bien entendu qu’un pouvoir négatif ; autrement dit, il
arrête ou retarde l’adoption d’une législation.

En termes d’initiative législative, les présidents des régimes présidentiels doivent compter sur leur savoir-faire
politique pour convaincre les assemblées législatives. Seuls quelques rares présidents ont un pouvoir de décret
(Argentine, Brésil et Chili). En Amérique latine, les présidents les plus puissants disposent d’un ensemble
d’instruments législatifs plus étendus que leur équivalent étasunien. Le droit de véto peut prendre la forme d’un
véto partiel, c’est-à-dire que le président, par exemple au Panama et au Brésil, peut choisir de censurer une partie
de la législation tout en acceptant le reste. De plus, de nombreux présidents disposent d’un droit de passer des
décrets et d’une capacité d’initiative législative.

Cependant, les situations sont plus ou moins contrastées selon les pays. L’influence du président dépend non
seulement de ses prérogatives institutionnelles mais aussi de la force et de la cohésion des groupes partisans qui
le soutiennent et de leur légitimité personnelle.

La capacité politique du président


La présidence des Etats-Unis représente ici l’archétype du présidentialisme. Sur un plan formel, la capacité
d’action législative du président est purement négative : le président peut mettre son véto à n’importe quelle loi
votée par le Congrès. Ce veto peut être renversé par une majorité des deux tiers dans chacune des chambres ; en
cas contraire, la loi est rejetée et le statu quo prévaut. A la limite, on pourrait imaginer que, dans un tel système,
une législature passant un grand nombre de lois détaillées puisse faire du président son simple exécutant. Cela
pourrait se produire s’il n’y avait des dispositions prévoyant que le président dispose d’une certaine capacité
d’action en matière législative.

Le pouvoir du président dépend évidemment de facteurs politiques et, plus précisément, partisans qui conduisent
à distinguer deux configurations opposées  : le gouvernement unifié et le gouvernement divisé. Le concept de «
divided government » signifie que la présidence est détenue par un parti politique, tandis qu’au moins une des
chambres du Congrès est contrôlée par un autre parti ; le gouvernement est dit « unifié » quand tous les trois sont
sous le contrôle du même parti. Les Etats-Unis ont connu un « divided government » pendant la plupart du temps
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, des études empiriques suggèrent que cela n’entraine pas
de conséquence forte : les batailles ouvertes entre le Congrès et le Président, avec l’emploi systématique du droit
de véto et des votes pour en annuler l’effet, sont plutôt rares. Cela peut s’expliquer par le fait que les acteurs
politiques, anticipant une éventuelle défaite, préfèrent s’abstenir.

Les concepts de gouvernement divisé ou uni ont été forgés dans le cadre du système des Etats-Unis, mais ils
peuvent facilement s’appliquer à d’autres régimes du même type, à condition d’apporter quelques spécifications
lorsqu’il s’agit de systèmes multi-partisans. En effet, si la présidence est par nature sous le contrôle d’un seul parti,
il peut en aller différemment des chambres législatives où il peut ne pas y avoir de parti majoritaire.

Dans le cas de systèmes multi-partisans, il y a peu de chance pour qu’un président dispose d’une majorité
partisane stable au sein des chambres du congrès. Cette caractéristique a été analysée comme la raison principale
pour les multiples difficultés de la démocratie à perdurer dans ces pays. La rigidité institutionnelle du
présidentialisme, en particulier la durée fixe des mandats présidentiels et législatifs, entraine de longue période de
blocage législatif, suivies par de courtes périodes de surproduction législative. L’une et l’autre suscitent de la
frustration et poussent les acteurs politiques à recourir à des moyens non-démocratiques.

Les relations gouvernement-parlement dans les régimes parlementaires : un équilibre précaire


Alors que dans le système présidentiel, l’assemblée a l’initiative législative et le président peut bloquer une décision
avec son véto ; c’est plutôt le contraire qui se produit dans les régimes parlementaires où l’initiative appartient

32
généralement au gouvernement et la décision finale revient au parlement. Le caractère collégial de gouvernement
en régime parlementaire implique une diversité de situations quant à sa structure partisane.

Coalitions partisanes et gouvernements minoritaires


La logique fondamentalement majoritaire des régimes parlementaires a longtemps donné l’impression que les
situations de gouvernement minoritaires représentaient des anomalies temporaires. En réalité, il faut prendre en
considération plusieurs niveaux d’analyse : la présence ou non d’une majorité partisane dans le parlement (au sens
où un parti détiendrait seul la majorité), la présence d’un gouvernement majoritaire ou d’un gouvernement
minoritaire.

A l’échelle mondiale et sur la période 1945-2002, il est clair que les « situations minoritaires » (celles où aucun parti
ne dispose de 50 % des sièges plus un) sont les plus fréquences : elles constituent 56,8 % des situations
observées. Cela entraine des conséquences majeures pour la formation des gouvernements : ceux-ci sont alors
minoritaires, de coalition ou les deux.

Statut du gouvernement (1945-2002) N %

Situations majoritaires 215 43,2

Situations minoritaires 283 56,8

Total 498 100

Types de gouvernement dans les situations minoritaires

Coalitions majoritaires 175 54,2

Gouvernements minoritaires mono-partisans 83 25,7

Coalitions minoritaires 65 20,1

Les gouvernements minoritaires étaient analysés comme les symptômes les plus visibles de crises politiques se
produisant lorsqu’aucun gouvernement majoritaire ne parvenait à être formé. Ils étaient synonymes d’immobilisme,
aucune décision politique forte ne pouvant être attendue d’eux. Pourtant, il a été démontré que les gouvernements
minoritaires ne sont ni particulièrement rares ni spécialement instables.

D’une façon générale, les cabinets majoritaires durent plus longtemps que les cabinets minoritaires. Pourtant, dans
certains pays occidentaux, en particulier ceux dans lesquels ils sont particulièrement fréquents (comme le
Danemark), ils ont une durée de vie identique, voire plus longue, aux gouvernements majoritaires.

En l’absence de majorité d’un seul parti au parlement, les gouvernements de coalition sont la situation la plus
souvent observée. Il est intéressant de noter que les gouvernements mono-partisans ne durent pas plus longtemps
en moyenne que les gouvernements de coalition. Cependant, cette apparente proximité masque des dynamiques
assez opposées. Les gouvernements de coalition se terminent généralement en raison de divisions internes et de
différences insurmontables entre partenaires de coalition. En revanche, les gouvernements mono-partisans tendent
à écourter leur mandat car ils se sentent suffisamment forts pour organiser des élections anticipées leur permettant
de prolonger leur présence au pouvoir.

Evolutions et dérives des régimes parlementaires


Si le régime parlementaire idéal-typique instaure un équilibre harmonieux entre des institutions à la fois séparées et
interdépendantes, la réalité des rapports de force fait généralement pencher la balance du côté du régime
d’assemblée ou de celui de l’exécutif dominant. C’est ce dernier modèle qui tend aujourd’hui à l’emporter.

• Le régime d’assemblée

Le régime d’assemblée correspond à un régime parlementaire caractérisé par l’affaiblissement des organes
exécutifs au profit du parlement et des partis politiques. Ce déséquilibre a pu être voulu – ou non – par les textes.
En France, les lois constitutionnelles de 1875 avaient institué un Président de la République aux pouvoirs étendus
(disposant notamment d’un droit de dissolution), la pratique a évolué vers une prépondérance de la Chambre des
députés. Les rapports de force effectifs avaient ainsi dessiné souvent un régime bien différent de celui organisé par
la constitution. C’est de manière beaucoup plus assumée qu’un régime d’assemblée a été institué par la
Constitution française de 1946. Plusieurs dispositions tendaient en effet vers celui-ci : l’absence de restrictions
juridiques à la compétence des assemblées ; un gouvernement ou collège exécutif directement élu par elles ;
l’obligation pour les ministres de s’incliner devant leurs directives ; l’autorité hiérarchique faible du chef du
33
gouvernement sur ses pairs. En dehors du cas français, l’Italie et la Belgique, au moins jusqu’au début des années
1990, ont offert des exemples achevés de régimes d’assemblée.

• L’exécutif dominant

C’est le modèle dominant dans les régimes parlementaires contemporains, notamment la Grande-Bretagne, la
Suède et l’Allemagne. Différentes dispositions institutionnelles favorisent la domination du gouvernement sur les
organes législatifs  ; c’est le cas en particulier des modalités restrictives de la mise en jeu de la responsabilité
politique, de la maîtrise par le gouvernement de l’ordre du jour des assemblées, ou de la limitation de durée des
sessions parlementaires.

Les causes de l’hégémonie de l’exécutif sont beaucoup plus profondes que les dispositions juridiques instaurant
un « parlementarisme rationalisé ». Le premier facteur est l’instauration d’un système de partis disciplinés qui a
pour effet de transformer les conditions d’exercice du contrôle parlementaire. Les dirigeants d’une formation
majoritaire siègent au gouvernement, en s’assurant le soutien de leurs troupes au Parlement. En conséquence,
sauf révolte exceptionnelle des backbenchers ou rupture de la coalition, la mise en jeu de la responsabilité
politique devient formelle ; quant à l’exercice du droit de dissolution, il permet surtout de choisir la date optimale
des élections.

Le processus de personnalisation de la vie politique que les médias ne font qu’exacerber contribue lui aussi à la
« dé-parlementarisation » des systèmes politiques. Que les élections législatives aient lieu à la proportionnelle ou
selon un mode de scrutin majoritaire, la personnalité des candidats au poste de premier ministre (ou de président
du conseil ou de chancelier) compte désormais tout autant que les identités partisanes.

L’exacerbation du besoin d’agir et de réagir est un facteur additionnel. Dans les sociétés modernes, l’activité
législative et administrative s’est considérablement hypertrophiée, traitant de problèmes alourdis d’aspects de plus
en plus techniques. Pour affronter cette complexité, les parlements sont moins bien armés que les gouvernements.
Par conséquent, alors que l’exécutif légifère directement par décrets, le Parlement vote quasi-exclusivement des
lois d’origine gouvernementale.

L’internationalisation de la politique, en particulier le processus d’intégration européenne, renforce encore cette


tendance. Ce sont les exécutifs qui conduisent les négociations internationales, le rôle des parlements se limitant
alors à ratifier des accords dont ils n’ont pas pu influencer le contenu.

Chapitre 7 : Les régimes semi-présidentiels


Les régimes présidentiels et parlementaires ont des caractéristiques propres qui permettent facilement de les
distinguer. Mais comment analyser les régimes politiques dans lesquels il y a à la fois un premier ministre et un
gouvernement responsables devant un parlement, comme dans les régimes parlementaires, et, comme dans les
régimes présidentiels, un président élu au suffrage universel ? Tel est le cas en France, exemple à partir duquel la
catégorie de régime semi-présidentiel a été forgée.

Au départ considéré comme une catégorie rare, le modèle semi-présidentiel a suscité un intérêt accru suite à la
troisième vague de démocratisation au début des années 1990, dans la mesure où le nombre de pays adoptant ce
modèle a soudainement augmenté. La consolidation démocratique des régimes politiques en Europe centrale et
orientale n’a fait que renforcer cet intérêt.

Malgré ce succès international, ce concept n’est pas totalement accepté. Il convient donc de revenir sur la
caractérisation et l’identification de ces régimes (section 1), avant d’en étudier les pratiques et dynamiques (section
2). Le cas français fera l’objet d’une attention particulière.

L’identification problématique des régimes semi-présidentiels


La principale contribution de Duverger à l’étude des régimes semi-présidentiels consiste d’abord à l’avoir établi
comme un type distinct des régimes présidentiels et parlementaires. Pourtant, le caractère distinct de cette
catégorie est parfois contesté.

La définition de Maurice Duverger


Le concept de régime semi-présidentiel en tant que modèle distinct des régimes parlementaires et présidentiels a
été introduit par Maurice Duverger dans un manuel classique : Institutions politiques et droit constitutionnel publié
aux Presses Universitaires de France en 1970. Il a été le premier à systématiser l’analyse de ces régimes, y compris
sur un plan comparatif, notamment avec son ouvrage Echec au roi publié en 1978 (A. Michel) puis avec un ouvrage
collectif dont il a assuré la direction Les régimes semi-présidentiels (PUF, 1986).

La définition que Duverger donne du régime semi-présidentiel est assez épurée. Pour qu’un régime soit qualifié de
semi-présidentiel, il faut que sa constitution comporte les trois éléments suivants :

1. le président est élu par le peuple ;

2. le président dispose de pouvoirs constitutionnels importants ; 

3. il y a un premier ministre et un gouvernement qui sont responsables devant l’assemblée parlementaire élue.

34
Le mérite de Duverger d’avoir identifié et défini le régime semi-présidentiel est d’autant plus grand qu’il n’y avait
finalement que peu de pays répondant à ses caractéristiques au moment où il a formulé sa théorie : l’Autriche, la
Finlande, l’Islande, l’Irlande, la République de Weimar et la 5e République après 1962 (puis le Portugal) sont les
quelques exemples sur lesquels Duverger a pu s’appuyer. Cette analyse va faire naître un débat qui est loin d’être
épuisé.

De manière générale, la définition de Duverger est claire quant à l’origine du président (il doit être élu au suffrage
universel et ne procède donc pas du parlement) et quant à la durée du mandat présidentiel : Duverger et
l’ensemble de la doctrine estiment que le terme du mandat présidentiel est fixe, et donc que son sort n’est en rien
lié à celui du parlement.

Au-delà de ces éléments, la définition de Duverger a suscité des commentaires et interrogations sur plusieurs
aspects concernant les relations entre le Président, d’une part, et, d’autre part, le Premier ministre et son
gouvernement. Duverger reste muet sur la question de l’« origine » du Premier ministre et du gouvernement, c’est-
à-dire sur la manière dont ils entrent en fonction. Cela questionne dans la mesure où le Président a souvent
constitutionnellement ou politiquement, par le biais de son parti, le pouvoir de nommer le Premier ministre et/ou le
gouvernement. Le silence de Duverger vient peut-être de l’idée selon laquelle un Président élu au suffrage universel
direct est nécessairement au-dessus des partis. Mais dans un régime semi-présidentiel, le Premier ministre
procède souvent du Président même si, selon Duverger, il doit pour conserver ses fonctions avoir la confiance de la
majorité de l’Assemblée. En ce sens, le régime semi-présidentiel est plus proche du régime présidentiel que du
régime parlementaire, puisque c’est le verdict de l’élection présidentielle, plus que celui des élections législatives
qui dicte alors le choix du Premier ministre.

Un autre angle mort de l’analyse concerne la survie politique du gouvernement, c’est-à-dire les conditions dans
lesquelles le Premier ministre et son gouvernement peuvent être appelés à cesser leurs fonctions. S’agissant de la
durée de l’action gouvernementale, Duverger semble oublier que de nombreux régimes semi-présidentiels donnent
au président le pouvoir de nommer, mais aussi celui, formel ou informel, de révoquer le Premier ministre et son
gouvernement, voire dans certains cas celui de dissoudre l’Assemblée. Si les « pouvoirs importants » du président
comprennent celui de révoquer le premier ministre, alors contrairement au troisième élément de la définition de
Duverger, la survie politique du Premier ministre ne dépend pas seulement de la confiance de la majorité
parlementaire. Perdre la confiance de l’Assemblée entraîne toujours le départ du Premier ministre mais le président
peut aussi parfois le révoquer.

Au total, on le voit, malgré tous ses mérites, la définition de Duverger est plutôt vague et elle pose des problèmes
importants  ; le point le plus délicat porte sur l’affirmation selon laquelle le président dispose de pouvoirs
« importants ».

Une catégorie contestée


Les ambiguïtés et l’hétérogénéité des régimes semi-présidentiels conduisent certains à récuser cette catégorie,
comme une catégorie distincte  ; nous verrons qu’il est au contraire possible de la conserver à condition d’en
modifier la définition.

Un régime parlementaire à tendance présidentialiste ?


Pour beaucoup, le terme et la catégorie « régimes semi-présidentiels » sont problématiques, dans la mesure où ces
régimes gardent la caractéristique centrale des régimes parlementaires : la capacité de changer de premier ministre
et de gouvernement à travers le vote d’une motion de censure. Autrement dit, nous serions en présence de
régimes parlementaires mais présentant des spécificités compte tenu du rôle du chef de l’Etat.

Et les pouvoirs étendus du président sont l’angle d’attaque habituel des critiques de Duverger  ; ces derniers
soulignent l’extrême hétérogénéité qui prévaut en la matière. Or a-t-on bien à faire à une catégorie unifiée si
certains présidents ont des pouvoirs très étendus alors que d’autres en sont presque totalement dépourvus ? La
question est en partie empirique et nécessite de mesurer le pouvoir du président. Plusieurs techniques peuvent
être envisagées et il n’y a pas d’unanimité en la matière.

Dans les pays où le président est élu au suffrage universel, Alan Siaroff propose, par exemple, de mesurer les
pouvoirs du président en fonction de huit caractéristiques dichotomiques :

1. La simultanéité (ou quasi-simultanéité) entre les élections présidentielle et législative. La synchronisation


des élections maximise l’influence du président sur la composition de l’assemblée parlementaire.

2. Les pouvoirs discrétionnaires de nomination à des postes clefs (premier ministre, autres membres du
gouvernement, hauts magistrats, dirigeants militaires ou banquiers centraux).

3. La capacité du président à présider effectivement les conseils des ministres et donc à en influencer
l’agenda.

4. Le droit de véto législatif (ou, à tout le moins, la possibilité d’exiger un réexamen de la législation).

5. L’existence de pouvoirs exceptionnels du président (en cas d’urgence, adoption de décrets, etc.) en cas de
crise économique ou politique majeure.

6. Un rôle central du président en matière de politique extérieure.

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7. Un rôle central dans la formation du gouvernement, c’est-à-dire la capacité de choisir ou écart certains
individus ou partis dans la formation du gouvernement.

8. La capacité du président de dissoudre l’assemblée sans restriction (tout au plus, limites temporelles).

Cet ensemble de compétences est supposé décrire à parts égales la force du président. Par exemple, un président
avec un droit de véto mais sans droit de dissoudre le parlement est supposé être aussi puissant qu’un président
sans droit de véto mais disposant du pouvoir de dissolution.

Trois configurations se détachent selon Siaroff :

1. 23 régimes parlementaires dotés d’un président qui a seulement des compétences symboliques
comparables à un monarque dans un régime démocratique (Albanie, Autriche, République tchèque,
Maurice, Trinité et Tobago, etc.).

2. Des systèmes parlementaires avec un correctif présidentiel : le président est doté de compétences réelles
mais limitées (pouvoirs de nomination, véto législatif, etc.). 13 régimes de ce type sont identifiés, pour la
plupart en Europe (Bulgarie, Irlande, Mongolie, Taiwan, Turquie, etc.).

3. Des systèmes parlementaires à dominante présidentielle. Il y a 12 régimes de ce type, la majorité en Afrique


(Cap Vert, Comores, France, Mali, Pérou, etc.).

Dans cette perspective, la puissance du président est considérée comme une simple variable de l’analyse des
régimes parlementaires. Pourtant, il existe une alternative théorique qui permet de « sauver » la catégorie de régime
semi-présidentiel.

Le régime semi-présidentiel et la chaîne constitutionnelle de délégation


La difficulté à définir le semi-présidentialisme à partir de l’influence du président amène Matthew  S. Shugart à
abandonner ce critère et à définir simplement le semi-présidentialisme comme la situation dans laquelle il y a, à la
fois, un président élu par le peuple pour une durée déterminée et un gouvernement responsable politiquement
devant une assemblée législative.

Dans cette définition, l’influence du président n’est plus le critère le plus significatif ; ce qui prime c’est la chaine de
délégation qui relie les citoyens aux institutions et les institutions politiques entre elles. Une caractéristique-clé des
régimes semi-présidentiels est que l’institution qui sélectionne un agent n’est pas nécessairement celle qui a le
pouvoir de le démettre.

Cette simplification a le mérite de mettre tout le monde à peu près d’accord sur la liste des régimes semi-
présidentiels. La liste est la suivante, même si elle comporte des Etats dont le caractère démocratique est pour le
moins problématique :

• Europe : Arménie, Autriche, Bulgarie, Croatie, Finlande, France (1962-), Géorgie, Irlande, Islande, Lituanie,
Macédoine, Monténégro, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Ukraine

• Afrique : Mali, Mozambique, Namibie, Sénégal

• Asie : Mongolie, Sri Lanka, Taiwan

• Amérique : Pérou

Depuis 2007, le président de la Turquie est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans, mais les
évolutions politiques actuelles de ce pays l’éloignent assez nettement d’un cadre démocratique.

Pratiques et dynamiques du semi-présidentialisme


Même si Duverger s’intéressait prioritairement au semi-présidentialisme en France, son approche avait une
dimension comparative. La « présidentialisation » des régimes semi-présidentiels et la variation dans le temps de
l’influence du président retenaient tout particulièrement son attention. Des travaux plus récents permettent
d’actualiser sa réflexion sur deux points : le caractère exemplaire du régime politique de la Ve République depuis
1962 et les formes variées du semi-présidentialisme.

La France : archétype ou exception ?


La Vème République est, d’après David J. Samuels et Matthew Shugart, « le régime semi-présidentiel le plus imité
au monde  ». Pourtant, Robert Elgie apporte une contribution importante à l’analyse du semi-présidentialisme en
montrant que la France n’est peut-être pas l’archétype du semi-présidentialisme comme on le croit souvent. Il se
concentre sur la question de l’explication de l’influence du président, l’un des aspects les plus centraux de
l’analyse des régimes semi-présidentiels. Pour expliquer les différentes modalités de l’influence présidentielle,
Duverger a identifié trois facteurs causaux principaux : les pouvoirs constitutionnels du président ; le contexte dans
lequel le régime a été établi ; et la relation entre le président et la majorité parlementaire. Elgie a analysé chacune
de ces variables en montrant chaque fois le caractère atypique du cas français (« Duverger, Semi-presidentialism
and the Supposed French Archetype », West European Politics, vol. 32, n° 2, 2009).

Les pouvoirs constitutionnels du président


Duverger est un des premiers à avoir essayé de mesurer les pouvoirs du président à partir de 14 prérogatives
constitutionnelles. A partir de ces critères, Duverger proposait un classement des présidents dans les régimes
semi-présidentiels qui faisait apparaître la France à l’avant-dernier rang en Europe. En ordre décroissant, les pays

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se classaient de la manière suivante  : la Finlande, l’Islande, la République de Weimar, le Portugal, l’Autriche, la
France et l’Irlande.

Les analyses plus récentes (celles de Siaroff comme celles de Shugart et Carey) donnent des résultats contrastés
mais qui ne permettent pas de voir en la France un archétype, car ce qui prédomine c’est l’hétérogénéité des
situations.

Le contexte de fondation du régime


Duverger a souligné qu’au-delà du cadre institutionnel, le contexte d’instauration d’un régime semi-présidentiel
contribue à expliquer l’étendue de l’influence présidentielle. Ces facteurs sont importants non seulement au
moment de la fondation constitutionnelle du régime mais aussi dans ses premières années d’existence. Le
contexte de la crise algérienne et la personnalité du général de Gaulle sont évidemment des éléments
déterminants.

La France présente, selon Elgie, un cas de figure plutôt atypique : le régime semi-présidentiel a été adopté en 1962
à l’occasion d’une révision constitutionnelle, tout comme en Pologne, en Roumanie et en Ukraine (mais dans ces
trois pays, le changement constitutionnel s’est fait très rapidement après l’adoption d’une nouvelle constitution).
Les autres pays ont choisi le semi-présidentialisme dans le cadre d’un débat constitutionnel global.

Par ailleurs, et là aussi à la différence de la France, l’adoption du semi-présidentialisme s’est faite le plus souvent
dans le cadre d’un processus de démocratisation (Portugal, Bulgarie, Pologne, Roumanie, Ukraine), voire dans le
cadre de l’établissement d’un nouvel Etat (Croatie, Macédoine). D’ailleurs, l’invention du régime semi-présidentiel
en 1919 est consécutive à la sortie de la Première Guerre mondiale, en Allemagne et à l’indépendance en Finlande.
En réalité, avec l’Irlande, la France est le seul pays à n’avoir pas choisi un régime semi-présidentiel à l’issue d’un
processus de démocratisation ou de construction nationale.

La relation du président avec la majorité parlementaire


La principale variable explicative des différentes modalités de l’influence présidentielle réside dans la relation entre
le président et la majorité parlementaire. En pratique, d’après Duverger, les pouvoirs du président dépendent avant
tout de la présence – ou de l’absence – d’une majorité présidentielle et de ses relations avec celle-ci.

Lorsqu’il n’a pas de majorité, les prérogatives constitutionnelles du président sont affaiblies. Lorsqu’il dirige la
majorité, ce sont les pouvoirs constitutionnels du Premier ministre qui sont réduits, alors que le président exerce un
contrôle presque absolu sur la législature. A la différence de la cohabitation, les périodes dans lesquelles le
président est un membre discipliné de la majorité ne lui laissent pas la possibilité d’agir de manière autonome.

Tableau 7.1 Fréquence de la cohabitation et des gouvernements minoritaires dans les régimes européens semi-
présidentiels (jusqu’en 2006)

Cohabitatio Président et PM de partis différents mais parti du Gouvernement


n président représenté au gouvernement minoritaire

France 20,5 % 4,5 % 7 %

Europe de 22,8 % 26,7 % 18,3 %


l'Ouest

PECO 16 % 6,4 % 28 %

Ensemble 21 % 21,4 % 22,2 %

Source : R. Elgie, (« Duverger, Semi-presidentialism and the Supposed French Archetype », West European Politics,
vol. 32, n° 2, 2009.

La France a fait l’expérience de la cohabitation dans des proportions très proches des autres pays européens.
Cependant, la fréquence des gouvernements minoritaires ou de divisions à l’intérieur de la majorité est nettement
inférieure. La présence ou l’absence de majorité ainsi que la relation du président avec sa majorité rendent très
bien compte de l’influence du président sur le système politique dans son ensemble. La différence entre le
président en période de cohabitation et le président disposant d’une majorité est très claire. La faiblesse relative du
président dans les années 1988-1993 tient en partie à l’absence de majorité absolue. Dans ce contexte, le passage
au quinquennat comporte des implications assez claires…

Dans l’ensemble, l’analyse de Duverger des relations entre le président et la majorité parlementaire permet assez
bien de rendre compte de la situation française. Son intérêt comparatif est plus discutable. D’abord, le concept de
cohabitation ne trouve pas partout d’équivalent. En Irlande, les tensions entre la présidente travailliste Mary
37
Robinson et le gouvernement du Fianna Fáil au début des années 1990 étaient sans commune mesure avec la
situation française. Idem en Autriche, Islande ou Slovénie : dans ces pays, le président est faible quelles que soient
les circonstances.

Deuxièmement, il n’est pas certain que l’existence d’un gouvernement affaiblisse le président. C’est même plutôt le
contraire qui se produit en Ukraine où l’absence de majorité forte accroît la marge de manœuvre du président.

E n d é fi n i t i v e , l e m o d è l e d e D u v e r g e r e s t
problématique. Il échoue à spécifier clairement sa
variable dépendante (sa mesure des pouvoirs
présidentiels est approximative). D’autre part, ses
conclusions quant à l’importance de la relation entre le
président et la majorité peuvent difficilement être
généralisées en dehors du cas français. Autrement dit,
Duverger propose un point de départ, mais il est sans
doute préférable de ne pas vouloir réduire le semi-
présidentialisme à un moule unique.

Régimes semi-présidentiels monistes et régimes


semi-présidentiels dualistes
Les conditions de nomination du Premier ministre et
les relations entre le président et le Premier ministre
n’ont pas fait l’objet d’une attention très poussée de la
part de Duverger. Il s’agit pourtant de caractéristiques
très importantes qui servent à Matthew Shugart et
John M. Carey (Presidents and Assemblies :
Constitutional Design and Electoral Dynamics,
Cambridge UP, 1992) de critère pour distinguer deux
sous-types de régimes semi-présidentiels : le régime
semi-présidentiel moniste et le régime semi-
présidentiel dualiste :

•Dans le régime semi-présidentiel moniste, le Premier


ministre et le gouvernement ne sont pas formellement
responsables devant le Président – ils ne sont responsables que devant l’Assemblée ;

• Dans le régime semi-présidentiel dualiste, le Premier ministre et le gouvernement sont formellement


responsables à la fois devant le Président et l’Assemblée.

Le président est, en théorie, moins puissant dans le régime semi-présidentiel moniste que dans le régime dualiste.
Dans ce second cas, le Président tire formellement de la Constitution le pouvoir de démettre le Premier ministre et/
ou le gouvernement. Dans l’hypothèse d’un conflit entre le Président et la majorité parlementaire, la prérogative
présidentielle de révoquer le Premier ministre et/ou le gouvernement représente un pouvoir considérable qui est
encore accru si le Président a le droit de dissoudre l’assemblée parlementaire.

Dans les régimes semi-présidentiels monistes, le gouvernement n’est formellement responsable que devant le
parlement. Le Président n’a pas le pouvoir formel de révoquer le Premier ministre ou le gouvernement. Même un
Président nouvellement élu ne peut révoquer un Premier ministre en exercice. Ces dispositions constitutionnelles
devraient, en principe, limiter l’influence du Président sur le jeu parlementaire et donner au régime semi-présidentiel
moniste les allures d’un véritable régime parlementaire.

Mais cette distinction, qui repose entièrement sur l’analyse des différences institutionnelles, est quelque peu
simplificatrice et doit être spécifiée de deux manières. Tout d’abord, dans la plupart des régimes semi-présidentiels
monistes, la constitution donne au Président le droit de désigner le Premier ministre (qui n’en est pas moins alors
soumis à un vote d’investiture) et il a même parfois le pouvoir de le nommer. En fait, rares sont les cas où le
Président ne joue constitutionnellement aucun rôle dans la nomination du Premier ministre. Dans la mesure où le
Président a le pouvoir formel de choisir son Premier ministre, son élection au suffrage universel direct constitue un
enjeu de premier plan et affecte directement le jeu politique.

La deuxième nuance à apporter dans l’opposition tranchée entre régimes semi-présidentiels monistes et régimes
semi-présidentiels monistes repose moins sur des considérations constitutionnelles que politiques : elle conduit à
étendre l’influence présidentielle au-delà de la phase de mise en place du gouvernement. Si le pouvoir
constitutionnel de nommer le Premier ministre était le seul pouvoir du Président, le gouvernement n’aurait, une fois
en place, aucun compte à rendre au Président. L’élection présidentielle serait alors reléguée au second plan et,
dans leur quête du pouvoir, les partis pourraient se concentrer sur les élections législatives. En réalité, les pouvoirs
réels du Président sont pourtant beaucoup plus étendus que ceux que la constitution lui attribue : cela s’explique
par la diversité des configurations politiques et par le phénomène de présidentialisation des partis mis au jour par
David J. Samuels et Matthew Shugart.

38
En effet, le président tire l’essentiel de ses pouvoirs de l’ascendant qu’il exerce sur le parti majoritaire. Et deux
conditions sont susceptibles de favoriser l’influence politique du Président dans les régimes semi-présidentiels
monistes, tout d’abord que le Président et la majorité parlementaire appartiennent à la même famille politique et,
deuxièmement, que le Président soit de facto le leader de son parti.

La première condition, comme nous l’avons vu précédemment, se vérifie dans 80 % des cas. Dans les 20 %
restant, en période de cohabitation, quand le Président et la majorité parlementaire sont issus de deux familles
politiques opposées, les prérogatives constitutionnelles deviennent cruciales. Une défaite du Président lors des
élections législatives le prive en effet de toute influence sur le gouvernement, qui n’est responsable que devant
l’Assemblée.

Quant à la seconde condition, le Président est souvent le vrai leader de son parti, même si ce n’est pas lui qui en
est formellement à la direction. Lorsque le Président dirige de facto son parti, la responsabilité du gouvernement
devant l’Assemblée – le troisième élément de la définition de Duverger du régime semi-présidentiel – n’a plus
d’importance, parce que le Premier ministre est politiquement subordonné au Président.

L’ascendant politique du président sur son parti peut se mesurer en comparant l’origine et le parcours des
Premiers ministres selon le type de régime. On peut faire l’hypothèse que plus le Premier ministre est subordonné
au Président, moins il est lié au parlement et aux partis politiques. A l’inverse, quand l’exécutif est sous l’emprise
des partis, le Premier ministre doit montrer qu’il est bien un insider, ce qui renvoie à une carrière parlementaire et
gouvernementale et une implication forte dans un parti qui, seul ou en coalition, dispose de la majorité
parlementaire. Cela ressort clairement des données empiriques collectées sur la période 1945-2007  : la
présidentialisation des partis est plus marquée dans les régimes semi-présidentiels pris ensemble que dans les
régimes parlementaires  ; elle se manifeste avec davantage de force dans le cas de la variante dualiste du semi-
présidentialisme.

Le phénomène de présidentialisation des partis, défini comme la délégation par les partis à leur leader des
décisions stratégiques essentielles et comme le fait que ces derniers ne sont plus tenus d’en rendre compte, est
également perceptible à travers l’analyse des changements de premier ministre. La révocation du Premier ministre
s’explique en général par l’une des trois raisons suivantes : des raisons électorales, des raisons politiques et des
raisons internes. Le facteur électoral correspond à l’affaiblissement du parti dans les urnes. Le deuxième scénario
correspond à un changement de premier ministre entre deux élections  : le vote d’une motion de censure ou
l’éclatement de la coalition gouvernementale constituent de bons exemples de départ pour des motifs politiques.
Enfin, un Premier ministre peut perdre son poste à cause de dissensions au sein du parti majoritaire.

Dans les régimes semi-présidentiels, le Président est à l’origine du départ du Premier ministre dans un quart des
cas. Dans le détail, le président est à l’origine du départ du Premier ministre dans 17 % des cas pour les régimes
monistes et dans 40 % des cas dans les régimes dualistes. Dans la mesure où, dans ce type de régime, le
Président n’a pas le pouvoir formel de révoquer son Premier ministre, ce chiffre ne s’explique que par l’ascendant
politique dont dispose le Président sur son propre parti, c’est-à-dire la présidentialisation des partis. L’ascendant
politique que le Président exerce sur son propre parti tient beaucoup à la place inégalée qu’occupe l’élection
présidentielle dans le jeu politique. La « présidentialisation » commence avant même le scrutin, avec la liberté que
les partis accordent à leur candidat de mener campagne à leur guise. Une fois élu, le Président dispose d’une
liberté totale, notamment parce que le terme de son mandat est fixé par la constitution et que rien ni personne ne
saurait obliger le Président à se retirer. La présidentialisation conduit le parti majoritaire à laisser le Président choisir
son Premier ministre, alors que, pourtant, celui-ci est en principe l’émanation du parti majoritaire. Ce dernier
abandonne alors au Président ce qui est probablement sa prérogative la plus importante dans un régime semi-
présidentiel moniste. Le parti majoritaire n’est plus, comme en régime parlementaire, le pivot du régime. Bien au
contraire, le Président profite de l’emprise qu’il exerce sur son parti pour le façonner à son image.

Les pays dotés de régimes semi-présidentiels fonctionnent selon des logiques extrêmement diverses. En
conséquence, le semi-présidentialisme ne devrait pas être utilisé comme variable exclusive pour expliquer les
performances diverses des pays. D’un point de vue méthodologique, il n’y aurait pas de sens à comparer les
performances démocratiques des régimes semi-présidentiels avec celles des régimes présidentiels ou
parlementaires. Cela étant dit, il est possible d’opérationnaliser la catégorie « régime semi-présidentiel » à
condition d’établir des distinctions à l’intérieur de cette catégorie.

Chapitre 8 : Les élections et les systèmes de parties


Les règles institutionnelles, en particulier les prérogatives des différents organes du pouvoir et la nature des
rapports interinstitutionnels, sont essentielles à la compréhension du fonctionnement des démocraties. Leur
analyse doit être complétée par celle des élections et des systèmes de partis qui font pleinement partie de
l’analyse des régimes politiques. Il est frappant, par exemple, que l’on parle en Italie d’une Deuxième République
pour désigner la période postérieure au changement de mode de scrutin survenu en 1993 alors même qu’il n’y a
pas eu de changement de constitution. Pour donner un autre exemple, les régimes semi-présidentiels semblent
changer de nature selon que l’on est, ou pas, en période de cohabitation. Pour reprendre le cadre conceptuel
élaboré par George Tsebelis, c’est la question des «  veto players » partisans qui est ici posée.

39
Pourquoi étudier conjointement les élections et les systèmes partisans ? Dans les deux cas, il s'agit de traduire
concrètement le principe abstrait de la représentation qui est au cœur de la démocratie contemporaine. Autrement
dit, ils constituent l’articulation entre la société au sens large et le système politique. Au-delà de l'équilibre général
du régime, il s'agit de comprendre sa dynamique politique: la stabilité ministérielle, l'alternance au pouvoir, etc.
D’autre part, on suppute une relation (causale) entre les deux, même si comme nous le verrons le sens de la
relation n’est peut-être pas celui que l’on croit.

Les systèmes électoraux et les modes de scrutin


Cette première section est dédiée à l’analyse du système électoral et, plus précisément, des modes de scrutin.
Autrement dit, elle se concentre sur les règles et les institutions électorales sans chercher à expliquer la manière
dont les électeurs votent.

Le système électoral se définit comme l’agencement institutionnel permettant aux citoyens de participer à l’élection
et à travers cela de désigner leurs représentants. D'un point de vue analytique, il y a trois dimensions qu'il convient
de distinguer :

• la taille de la circonscription, appelée aussi la magnitude électorale, correspond au nombre de mandats à


pouvoir dans chaque circonscription ;

• la structure du vote (en anglais, ballot structure) correspond à la manière dont les électeurs peuvent
exprimer leur choix ;

• la formule électorale ou le mode de scrutin, c’est-à-dire le mode de conversion des voix en sièges.

Les deux grands systèmes électoraux sont le système majoritaire et le système proportionnel ; nous nous
arrêterons ensuite sur le rôle des seuils et du découpage électoral.

Les modes de scrutin majoritaires


De façon générique, le terme majoritaire signifie simplement que, dans le cadre de chaque circonscription, le
candidat ou la liste qui obtient le plus grand nombre de suffrages emporte l'ensemble des sièges en jeu.

On distingue le scrutin uninominal et le scrutin plurinominal. Dans le premier cas, un seul siège est en jeu par
circonscription, et chaque électeur dispose d’une seule voix. Dans le cas du scrutin plurinominal, il y a plusieurs
sièges en jeu par circonscription et chaque électeur a autant de voix qu’il y a de sièges en jeu dans la
circonscription mais il ne peut accorder plusieurs voix à un même candidat. Plusieurs configurations se détachent :

Le scrutin uninominal à un tour – Le pays est divisé en circonscriptions qui désignent chacune un élu (la magnitude
électorale est donc de 1). Chaque électeur dispose d’une seule voix. Le candidat arrivé en tête dans chaque
circonscription est élu (first-past-the-post). C’est le système utilisé pour les élections législatives au Royaume-Uni,
aux Etats-Unis, au Canada ou en Inde.

Le scrutin uninominal à deux tours – C’est le système employé en France pour les élections législatives et
présidentielles. Il est aussi en usage pour les présidentielles au Portugal, en Autriche, en Pologne, au Brésil et au
Pérou. Se pose dans chaque cas la question des conditions d’accession au second tour. En France, pour les
élections présidentielles, seuls les deux candidats arrivés en tête peuvent se présenter ; pour les législatives, il faut
obtenir un nombre de suffrage égal à au moins 12,5 % des électeurs inscrits (en théorie, il est donc possible
d’avoir un second tour avec 8 candidats !).

Le scrutin plurinominal – Ce système fonctionne exactement de la même manière que les scrutins uninominaux à
un ou deux tours, à ceci près que ça n'est pas un, mais plusieurs sièges que remporte la formation politique ayant
obtenu le plus de voix. Par exemple, dans une circonscription où 15 sièges sont à pourvoir, le parti politique arrivé
en tête au terme d'un premier (ou d'un second) tour de scrutin remporte tous les sièges, quel que soit son score.

Ce système est employé aux États-Unis pour l'élection du président : dans chaque État, des grands électeurs sont
désignés au suffrage direct, et ce sont eux qui éliront ensuite le président. Le parti arrivé en tête dans l'État
remporte tous les sièges en jeu, sauf dans les États de Maine et de Nebraska.

Le scrutin plurinominal pourrait en principe être organisé sur deux tours. Dans ce cas purement théorique, il s’agit
d’un scrutin plurinominal comportant l’exigence de la majorité absolue des suffrages exprimés pour l’élection au
premier tour.

Le scrutin à vote alternatif – C’est une variante du scrutin uninominal à un tour qui satisfait à l’exigence de majorité
absolue. Les électeurs votent pour des candidats dans des circonscriptions à un siège, mais au lieu de voter pour
un seul candidat, ils doivent classer sur leur bulletin l’ensemble des candidats par ordre de préférence décroissant.
Au moment du dépouillement, on classe d’abord les bulletins en fonction des premières préférences. Si un
candidat réunit la majorité absolue des suffrages exprimés sur ses premières préférences, il est élu. Sinon le
candidat arrivé en dernière position est éliminé et ses bulletins sont répartis entre les autres candidats en fonction
des secondes préférences, etc. C’est un système très proche du scrutin à plusieurs tours mais on évite aux
électeurs de se déplacer. Ce mode de scrutin est pratiqué en Australie tandis que son adoption a été rejetée au
Royaume-Uni en mai 2011 à la suite d'un référendum.

40
Le scrutin à vote alternatif pourrait, en théorie, se déployer en scrutin uninominal ou plurinominal ; dans cette
seconde hypothèse, on procèderait à plusieurs dépouillements en éliminant les candidats déjà élus aux tours
précédents.

Les scrutins majoritaires uninominaux ou plurinominaux peuvent avoir pour effet une amplification en sièges de la
victoire du parti dominant en suffrages ; cette amplification est d’autant plus forte que le nombre moyen de sièges
par circonscription est élevé. L’invention de modes de scrutin alternatifs vise justement à éviter ces écueils.

La représentation proportionnelle
Les différents modes de scrutin proportionnels ont tous pour visée d'aboutir à une certaine proportionnalité entre
les suffrages recueillis par un même parti et les sièges obtenus in fine. Prenons le contre-exemple un peu
caricatural d’un scrutin majoritaire plurinominal. Imaginons 500 000 suffrages exprimés, 5 sièges à pourvoir, deux
listes en compétition : la liste A obtient 251 000 suffrages et 5 sièges, la liste B en obtient 249 000 et aucun siège.
Autrement dit, 249 000 électeurs se sont déplacés pour rien. La représentation proportionnelle vise à lutter contre
la déperdition de ces suffrages et à éviter, par conséquent, qu’une grande masse d’électeurs ne dépose dans
l’urne des bulletins qui n’aboutissent à l’élection d’aucun candidat. Le principe est simple ; la mise en œuvre
concrète plus délicate.

Les méthodes par quotient


On calcule d’abord un quotient qui est le nombre de voix nécessaires pour obtenir un siège. Par exemple, le
quotient simple se calcule en divisant le nombre de suffrages exprimés par le nombre de sièges à pourvoir. S’il y a
100 000 suffrages exprimés et 5 sièges à pourvoir, le quotient Q se calcule comme suit Q = 100 000/5 = 20 000

Ensuite, on divise le nombre de voix de chaque liste ou candidat par le quotient. Le nombre entier ainsi obtenu
détermine le nombre de sièges auquel la liste a droit « au quotient ». Après cette opération, il reste presque
obligatoirement des sièges non pourvus et des voix non utilisées, que l’on appelle les restes. Les différentes
méthodes se distinguent par le calcul du quotient et les modalités d’attribution des sièges non pourvus au quotient.

La méthode des plus forts restes utilise le quotient simple ; puis elle consiste à attribuer les sièges restants à la ou
aux listes ayant le nombre de voix non utilisées le plus élevé. Par exemple, supposons une circonscription à 5
sièges où 100 000 voix se répartissent entre quatre partis de la manière suivante : A : 43 000, B : 28 000, C : 17 000
et D : 12 000.

Partis Voix Sièges au quotient Restes Sièges aux restes Total

A 43 000 2 3 000 0 2

B 28 000 1 8 000 0 1

C 17 000 0 17 000 1 1

D 12000 0 12000 1 1

Comme le montre le tableau ci-dessus, la liste A obtient deux sièges, et les autres un siège chacune. Cette
méthode est donc très favorable aux petits partis. Elle présente des paradoxes mathématiques, car les restes
évoluent souvent de manière capricieuse. Cette méthode est utilisée dans de nombreux pays d’Amérique latine et
à Chypre.

La méthode par diviseurs : exemple de la méthode d’Hondt


Le principe général consiste à diviser successivement le nombre de voix obtenues par chaque liste dans la
circonscription par une suite de nombres, appelés diviseurs. Dans la méthode d’Hondt, la série des diviseurs est la
suite des nombre entiers (1, 2, 3, 4…). Une simulation, reprenant une distribution des voix identiques à la simulation
précédente, donne une distribution des sièges sensiblement différente puisque la liste A obtient cette fois-ci trois
sièges, et la liste D aucun.

Partis/ Diviseurs 1 2 3 4 Sièges

A 43 000 21 500 14 333 10 750 3

B 28 000 14 000 9 333 7 000 1

41
C 17 000 8 500 5 666 4 250 1

D 12 000 6 000 4 000 3 000 0

Il existe, en matière de modes de scrutin, une multitude de variantes plus ou moins sophistiquées qu’il n’est pas
utile de présenter toutes ici. Pour en savoir plus, on peut se reporter à l’excellent ouvrage de Pierre Martin : Les
systèmes électoraux et les modes de scrutin, 3e édition, Paris, Montchrestien, 2006.

Les systèmes proportionnels de compensation


Il convient d’accorder une place à part aux systèmes proportionnels de compensation, que l’on appelle aussi
parfois des scrutins mixtes avec compensation. Le principe est le suivant : une fraction des sièges est pourvue
dans des circonscriptions au scrutin uninominal (généralement à un tour), l’autre fraction, souvent la moitié, est
utilisée, à un second niveau supérieur de répartition, à titre de compensation, pour atteindre la proportionnalité la
plus forte possible entre les voix et les sièges au niveau de la composition globale de l’assemblée.

La procédure fonctionne ainsi : on calcule le nombre de sièges auquel chaque parti a droit à la proportionnelle dans
l’assemblée en fonction de son nombre global de voix. La part des sièges non pourvue dans les circonscriptions
sert à ajouter un nombre suffisant de sièges à ceux gagnés par chaque parti dans les circonscriptions pour lui
permettre d’atteindre le nombre total de sièges auquel il a droit.

Concrètement en Allemagne fédérale, l’électeur a depuis 1949 deux voix : la première sert à désigner les députés
élus au scrutin uninominal à un tour, la seconde à choisir une liste partisane. C’est ce second vote qui est utilisé
pour déterminer à la proportionnelle le nombre de députés fédéraux auquel le parti a droit dans le cadre de chaque
Land. Ce système combine donc finalité proportionnelle et désignation personnelle des élus par les électeurs. Il a
été adopté en Nouvelle-Zélande en 1993.

La désignation des élus à la proportionnelle


La question de l’attribution personnelle des sièges ne se pose que dans les systèmes de liste. Plusieurs cas de
figure sont possibles : la liste pré-ordonnée bloquée (Espagne, Portugal, Allemagne), la liste pré-ordonnée non
bloquée (Belgique, Autriche, Suède, Norvège, Pays-Bas), la liste libre (possibilité d’exprimer une préférence pour
un ou deux candidats du parti choisi ; Grèce), le système finlandais (pas de vote pour la liste, uniquement pour un
candidat) ; la méthode de Hagenbach-Bischoff (les électeurs ont autant de voix que de sièges en jeu dans la
circonscription, possibilité de cumul des votes et de panachage ; Suisse et Luxembourg).

Le rôle des seuils et du découpage électoral


Quel que soit le système – majoritaire ou proportionnel –, des seuils peuvent exister et produire des effets majeurs.
Dans certains systèmes proportionnels, on fixe un seuil national ou de circonscription, généralement en % des
suffrages exprimés, permettant de participer à la répartition des sièges. Par exemple, 5 % en Allemagne au niveau
national ou 3 % dans les circonscriptions en Espagne. Pour prendre l’exemple d’un système majoritaire, en France,
c’est un pourcentage des inscrits pour accéder au second tour des législatives (12,5 % des électeurs inscrits).

Le découpage des circonscriptions électorales, c’est-à-dire à la fois leurs contours géographiques et la question
de leur magnitude, est un autre aspect à prendre en compte car il est tout sauf neutre. Par exemple, en Espagne, le
scrutin proportionnel appliqué dans des circonscriptions de petite taille a un effet majoritaire certain. Les
découpages des circonscriptions peuvent par ailleurs présenter des déséquilibres démographiques importants qui
viennent fausser l’égalité des citoyens face au vote. C’est, par exemple, le cas pour le Sénat français.

Le gerrymandering (contraction de Elbridge Gerry, gouverneur du Massachusetts au début du XIXème siècle, et de


salamandre) représente bien entendu le cas de figure le plus problématique d’un point de vue normatif. Il s’agit en
effet de s’appuyer sur la connaissance détaillée des résultats des élections précédentes pour regrouper autant que
possible les voix de l’adversaire dans une minorité de circonscriptions afin de l’emporter dans les autres.

En définitive et pour revenir aux modes de scrutin dans leur généralité, les statistiques globales font apparaître que,
pour les principales élections nationales, les systèmes majoritaires sont les plus souvent utilisés (91 pays), suivis
par 72 pays avec un mode ou l’autre de représentation proportionnelle, et enfin 35 pays qui utilisent un système
mixte ou qui n’organisent pas d’élections.

Les systèmes de partis


Le concept de système de partis est absolument déterminant pour l’analyse comparative des régimes politiques.
Tout autant que les règles constitutionnelles d’organisation et de séparation des pouvoirs, les différences de
systèmes de partis constituent un principe classificatoire pertinent pour distinguer entre régimes politiques.

Eléments de définition et principes classificatoires

42
Un système de partis se définit comme l'ensemble structuré constitué des relations tantôt d'opposition, tantôt de
coopération qui existent entre partis politiques agissant sur la scène politique d'une même société.

Il va sans dire que cette définition revient à ne pas retenir les systèmes dits « à partis uniques » tant l'expression
représente une contradiction dans les termes. Dans un système compétitif, chaque parti nourrit légitimement
l'espoir d'accéder au gouvernement par la voie légale, même si – dans le cas des systèmes de parti dominant –
l'alternance n'est pas une chose fréquente, l'opposition a au moins théoriquement et légalement la possibilité de
gagner les élections. Cette configuration s’illustrait par les exemples du Japon et de l’Italie jusqu'au début des
années 1990.

Le premier critère utilisé pour classer les systèmes de partis est le nombre de partis politiques présents dans un
pays donné. Ainsi Duverger a-t-il posé la distinction structurante entre bipartisme à multipartisme. Giovanni Sartori
(Parties and Party Systems, 1976) a affiné le modèle de Duverger en réévaluant les concepts de bipartisme et de
multipartisme. D’après Sartori, ni le bipartisme ni le multipartisme ne se fondent uniquement sur le nombre. Le
critère décisif est celui des partis qui influencent vraiment le jeu parlementaire, avec lesquels il faut compter
lorsqu'on veut constituer un gouvernement durable. C'est le concept de « relevant party ». Pour déterminer la
nature bipartite ou multipartite d'un système, on ne tient pas compte des partis, petits ou exclus de toute coalition,
dont la présence ou l'absence ne change rien à la constitution et à la survie parlementaire du gouvernement.

Sur le dénombrement des partis politiques


Le calcul du nombre de partis et l’élaboration de différents indices ont donné lieu à une production scientifique
particulièrement prolifique. Pour un aperçu, cf. Y. Mény et Y. Surel, Politique comparée, 8e édition, Paris,
Montchrestien, 2009, p. 108-109.

Les relations entre partis – quel que soit leur nombre – peuvent être conflictuelles ou de coopération, même si en
principe tous les partis sont en concurrence car ils cherchent à engranger le plus de suffrages possibles. Des partis
percevant une certaine proximité d'objectifs ou face à un ennemi commun peuvent coopérer entre eux. Cela peut
prendre la forme d'une coalition préélectorale avec, ou non, listes communes ou unité de candidatures, et
programme commun. Une autre formule plus répandue est celle de la coalition post-électorale où chacun garde sa
liberté de manœuvre et négocie après le scrutin, au vu des résultats. C’est dans cette phase de négociation que se
placent actuellement les partis politiques allemands. L'analyse empirique des diverses situations nationales montre
qu'il existe des partenaires privilégiés et des partis envers lesquels on se refuse à toute alliance. Entre ces derniers
existent des relations d'opposition.

Bipartisme et multipartisme ne sont donc concevables qu'éclairés par un deuxième concept, celui de polarité/
polarisation. En effet, le bipartisme suppose qu'à chaque parti à vocation majoritaire, qui ambitionne de gouverner
seul, corresponde un unique pôle d'opposition. En revanche, le multipartisme en suppose au moins deux et
souvent plus. Dans le cas du multipartisme bipolaire, on trouve la situation classique où s'opposent deux coalitions
de partis, comme la droite et la gauche en France. Lorsque le multipartisme est multipolaire, la combinatoire des
coalitions possibles est alors beaucoup plus grande et certains peuvent devenir l'axe de coalitions différentes. À la
polarité peuvent s'ajouter les effets de la polarisation, c'est-à-dire une situation de forte tension où les conflits se
focalisent sur les pôles d'opposition.

Le bipartisme
Le bipartisme correspond à d'un système de partis fondé sur l'alternance, plus ou moins régulière, au
gouvernement de deux partis à vocation majoritaire. Dans certains cas, par exemple en Australie, l'un des deux
antagonistes peut être remplacé par une coalition stable et permanente de partis. En système bipartite, les autres
partis représentés au parlement n'ont pas de rôle réel : ils n'ont pas l'espoir d'accéder au pouvoir, ni même de
l'influencer.

Le bipartisme assure automatiquement à l'un de deux partis la majorité absolue des sièges à l'assemblée élue au
suffrage universel direct ; cette majorité parlementaire permet la pratique du gouvernement de législature, garantit
la stabilité ministérielle et affermit l'autorité de l'Etat.

Pour Duverger (Les partis politiques, 1951), le bipartisme est une chose naturelle. La logique du conflit est dualiste,
ce qui signifie que le multipartisme provient d'un hiatus. Ce dernier s’explique par deux facteurs : le sinistrisme et
la superposition des dualismes. Le sinistrisme (Albert Thibaudet) désigne un processus où, les élections se gagnant
au centre, les partis gouvernementaux mettent de l'eau dans leur vin et ce faisant provoquent la scission de leur
aile gauche. Cette dernière, si elle connaît le succès, dérivera également vers le centre, engendrant la naissance
d'un nouveau parti à gauche et ainsi de suite. Seconde cause possible au multipartisme : la superposition de
dualismes distincts qui font également coexister plusieurs droites et plusieurs gauches.

En pratique, le bipartisme pur ou absolu constitue un phénomène assez rare : parmi les pays importants, seuls les
Etats-Unis (Démocrates/ Républicains) et la Nouvelle-Zélande (Nationaux/ Travaillistes) le connaissent. En Grande-
Bretagne, il y a plus de deux partis représentés à la Chambre des Communes. Autre exemple, mais c’est un petit
pays : Malte.

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Le multipartisme
Par multipartisme, on entend un système de partis fondé sur l’absence – ou l’extrême rareté – des gouvernements
majoritaires mono-partisans et, par conséquent, la pluralité des partis représentés au gouvernement. Dans les
systèmes multipartites, les gouvernements de coalition sont la règle et le gouvernement d’un seul parti l’exception.
Le multipartisme peut être symétrique ou asymétrique, polarisé ou non. En pratique seuls trois cas se rencontrent
dans les régimes politiques contemporains.

Premièrement, on observe une forme asymétrique multi-polarisée de multipartisme dans lequel un parti à vocation
quasi-majoritaire s’oppose à divers partis, petits et moyens, qui se querellent entre eux. Ceux-ci ne sont capables
que de constituer des gouvernements de coalitions éphémères et instables comme en Norvège ou en Suède, voire
sont incapables de s’entendre entre eux comme en Espagne avant 1993.

Deuxièmement, peut exister une forme symétrique bipolarisée de multipartisme où deux partis aspirent à la
vocation majoritaire, mais semblent animés d’une volonté constante d’élargir leur majorité : il s’agit en fait d’une
bipolarisation qui lamine, jusque dans les marges, tout parti non aligné. Le système de partis de la Ve République
jusqu’à 2017 illustrait parfaitement ce cas.

Troisièmement, le multipartisme peut prendre une forme symétrique multi-polarisée où plusieurs partis moyens ou
petits correspondent à des pôles distincts. Le gouvernement de coalition devient alors la norme et,
mathématiquement, de nombreux cas de figure sont concevables. Cette configuration accorde souvent une place
importante à un parti-pivot (libéraux, demain les verts, en Allemagne) ou à un parti-charnière (historiquement
démocrates-chrétiens en Italie ou dans les pays du Benelux).

Si le multipartisme est complexe, il ne signifie pas forcément instabilité et incohérence. La présence d’un parti-
charnière ou d’un parti-pivot réduit l’alternance à une semi-alternance entre centre-droit et centre-gauche. Cette
situation peut traduire un immobilisme comme en Italie jusqu’au début des années 1990 ou constituer un facteur
de stabilité permettant à un pays de bénéficier des avantages de l’alternance tout en limitant ses risques. Ainsi
entre le début et la fin des années 1980, la Belgique (Wilfried Martens, 1979-1981, 1981-1992) et les Pays-Bas
(Ruud Lubbers, 1982-1994) ont conservé presque continument le même premier ministre tout en changeant de
coalition gouvernementale.

Les effets des modes de scrutin et des systèmes de partis sur les régimes politiques contemporains
Il convient dans cette dernière section d’explorer les relations complexes entre les systèmes électoraux et les
systèmes de partis. Selon Jean-Luc Parodi, « tout mode de scrutin, au-delà de la transmutation des voix en sièges,
constitue un élément fondamental du processus global de fabrication d’un pouvoir majoritaire. Il a nécessairement
des conséquences sur le nombre des acteurs politiques, sur leur autonomie et leur latitude d’action, sur les
conditions, les lieux et les moments de leurs alliances et de leurs affrontements, sur la naissance, la durée et la
mort des gouvernements qui en sont issus, sur le resserrement ou le desserrement des contraintes
institutionnelles, sur le principe légitimant de l’ensemble du système politique et sur la perception générale de
celui-ci » (J.-L. Parodi, « La proportionnalisation du système institutionnel ou les effets pervers d’un système sans
contrainte », Pouvoirs, n° 32, 1985). Outre leurs effets sur les systèmes de partis, les modes de scrutin ont donc
des conséquences pour les régimes politiques dans leur ensemble. La comparaison entre la Grande-Bretagne et la
IVe République est particulièrement éclairante. Alors qu’il s’agissait de deux régimes parlementaires classiques, les
dynamiques politiques diamétralement opposées avaient suggéré à Duverger de considérer les systèmes de partis
et les modes de scrutin comme des variables déterminantes de la comparaison.

L’influence des systèmes électoraux sur les partis politiques


Face au processus de scissiparité qui mène au multipartisme, le mode de scrutin va jouer un rôle décisif de
filtrage : celui d'une variable intermédiaire mais néanmoins décisive (Ferdinand A. Hermens, Democracy or
Anarchy? A Study of Proportional Representation, Notre Dame: University of Notre Dame Press, 1941). Ainsi le
scrutin majoritaire à un tour favorise le bipartisme : cela s’explique par un effet mécanique dans la distribution des
sièges (cf. supra) et par l’adaptation stratégique des comportements des partis et des électeurs (le fameux vote
utile). Le système majoritaire à deux tours engendre, lui, la constitution de deux coalitions. Et la représentation
proportionnelle pousse au multipartisme. Ce sont les fameuses « lois » de Duverger aussi stimulantes que
contestées.

L'exercice du bipartisme présuppose une culture nationale homogène sur l'ensemble du territoire. En effet, dans
son livre Partis politiques et réalités sociales (1953), Georges Lavau apporte un nombre élevé d'exemples à
l'encontre de la thèse de Duverger sur l'influence du mode de scrutin. Le système majoritaire est le plus ancien de
tous les systèmes électoraux et si la plupart des pays l'abandonnèrent, ce fut pour des raisons impérieuses : éviter
la polarisation du pays entre Flamands, Wallons et Bruxellois en Belgique, entre les deux provinces catholiques du
Sud et la Hollande aux Pays-Bas. Le syndrome irlandais est d’ailleurs à l'origine de l'invention de la représentation
proportionnelle.

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Les travaux plus récents sur les modes de scrutin ont fortement nuancé l’importance des lois de Duverger. Ils ont
notamment fait remarquer, à la suite du politologue norvégien Stein Rokkan, que la causalité pouvait être inversée,
les règles électorales reflétant tout autant les équilibres partisans que le contraire.

Les interactions entre élections, partis et régimes politiques


Le mode de scrutin n’est pas neutre à l’égard de la structure et de la stabilité du pouvoir. Il faut distinguer selon les
régimes politiques. D’après Jean-Louis Quermonne, un régime présidentiel peut s’offrir plus facilement le luxe d’un
système de partis à structure souple, sans discipline de vote ; car le président assure, grâce à la séparation des
pouvoirs, une part importante de la continuité et de la stabilité du pouvoir politique.

Au contraire, dans les régimes parlementaires ou semi-présidentiels, là où la majorité parlementaire peut mettre en
jeu la responsabilité gouvernementale, il importe à la stabilité du régime qu’une majorité cohérente et homogène
s’affirme au sein de l’assemblée élective. Elle doit permettre au gouvernement de disposer de son soutien pour
appliquer son programme. Or, cet objectif sera d’autant mieux atteint que le scrutin majoritaire sera rigoureusement
appliqué.

Si en revanche la démocratie assigne pour objectif aux élections législatives la représentation aussi fidèle que
possible des différentes sensibilités et une décrispation effective de la vie politique, alors la représentation
proportionnelle devient la meilleure recette applicable.

Pour conclure, on peut signaler quelques-uns des effets possibles du passage à la proportionnelle identifiés par
Jean-Luc Parodi :

• L’emprise des appareils des partis sur la composition des listes réduit leur dépendance à l’égard des
alliances électorales : les coalitions ouvertement annoncées à l’électeur avant le vote sont rares ; et chaque
parti allant à la bataille sous son propre étendard peut composer la liste en tenant davantage compte des
différentes catégories composant la société (par ex. meilleure représentation des femmes) ;

• Libres à l’égard des alliances électorales antérieures au scrutin, les partis ayant vocation à gouverner
disposent d’une plus grande latitude d’action, une fois l’assemblée constituée, pour former la majorité et le
gouvernement ;

• La proportionnelle entraine une distribution au prorata du poids respectif de chaque composante de la


majorité et donc une réduction du nombre des « ministres techniciens » ;

• Il n’y a pas de relation directe entre proportionnelle et instabilité gouvernementale (par ex. Allemagne).

Chapitre 9 : L’interméditation des intérêts et les relations Etat-Société


La démocratie valorise le pluralisme politique et social  ; celui-ci se manifeste notamment par la multiplicité des
groupes qui cherchent à influencer le pouvoir. En pratique, ce pluralisme de la société s’exprime principalement à
travers trois canaux : l’expression directe des citoyens à travers leur vote (élections ou référendums) ou d’autres
moyens d’action directe (manifestations, pétitions), les partis politiques et les groupes d’intérêt. Ces derniers font
donc partie intégrante de la vie politique des pays démocratiques. En son temps, Arthur Bentley, l’un des pionniers
de la science politique aux Etats-Unis, l’avait affirmé avec force  : « It is necessary in considering representative
government, or democracy, not only past or present, but future as well, to consider it in terms of the various group
pressures that form its substance » ( The Process of Government: A Study of Social Pressures, 1908).

Plus ou moins mal vus selon les pays et les secteurs de la société qu’ils représentent, les groupes d’intérêt ont des
contours mal définis, et les formes de leur participation politique varient fortement d’un système politique à l’autre.
Plus fondamentalement, ce sont les relations entre l’Etat et la société qui varient d’un système à un autre et que
cette leçon entend d’interroger.

Dans la suite de cette leçon, nous devons examiner une relation à double sens : il ne s’agit pas seulement de la
manière dont les groupes d’intérêt se définissent et cherchent à faire valoir leurs intérêts auprès du pouvoir
politique (section 1), mais aussi de la façon dont le pouvoir politique entre en relation avec ces acteurs pour les
interdire, les contrôler ou les intégrer à son action (section 2).

La diversité des groupes d’intérêt


Définir les groupes d’intérêt n’est pas un exercice aisé. Cette première section explore leurs caractéristiques les
plus essentielles avant d’en présenter les principales typologies.

Essai de définition
Les groupes d’intérêt peuvent, en première approche, être définis par opposition aux partis politiques. A la
différence de ces derniers, ils se caractérisent, d’une part, par leur volonté d’influencer le pouvoir de l’extérieur
sans chercher à l’exercer directement par le biais de représentants élus et, d’autre part, par le caractère plus
restreint des thématiques sur lesquels ils se positionnent. Contrairement aux partis, ils n’ont donc pas de vocation
généraliste.

Le rapport au politique dessine deux approches divergentes pour l’analyse des groupes d’intérêts. Dans une
première acception, la notion de groupe d’intérêt peut être définie comme une entité qui a comme objectif de

45
représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public. A la suite d’Emiliano Grossman
et Sabine Saurugger (Les groupes d’intérêt, A. Colin, 2012), nous situons notre analyse dans une compréhension
plus étroite qui place le rapport aux institutions politiques au cœur de la définition des groupes d’intérêt :

Le groupe d’intérêt se définit comme une organisation constituée qui souhaite influencer les pouvoirs politiques
dans un sens favorable à ses intérêts.

Cette définition rejoint celle proposée proposée par Jean Meynaud. Ce dernier – conscient du caractère
négativement connoté de la notion de groupe d’intérêt – indiquait : « le seul critère qui préserve des interprétations
subjectives est la constatation chez les intéressés de la volonté d’influencer les décisions des pouvoirs publics.
Dès qu’elle se manifeste, l’organisme considéré entre dans la classe des groupes de pression. L’inclusion est donc
étrangère à tout jugement d’ordre moral sur la valeur de l’action entreprise ; en particulier, elle n’implique, par elle-
même, aucune désapprobation » (Jean Meynaud, Les groupes de pression, PUF, 1960, p. 8).

La difficulté conceptuelle qui entoure la notion de groupe d’intérêt se double d’une certaine instabilité sémantique.
Le langage offre en effet un répertoire varié pour désigner des phénomènes proches  : groupe d’intérêts, groupe
d’influence, groupe de pression, lobby, etc. Chaque terme possède une histoire propre et contient une certaine
charge sémantique. Pourtant, il s’agit de réalités proches que nous ne chercherons pas à distinguer à partir des
termes du langage courant.

La catégorie des groupes d’intérêt recouvre une grande diversité de réalités puisqu’elle peut englober aussi bien
une firme multinationale, une centrale syndicale au niveau national ou une association de quartier. La discussion
sur les groupes d’intérêt porte essentiellement sur trois éléments : l’identification d’un intérêt, la nature de
l’organisation et leur influence sur les pouvoirs publics. Comme leur nom le suggère, l’identification d’un intérêt
spécifique est la raison même de l’existence des groupes ainsi nommés. Si elle peut apparaître comme une
condition nécessaire, cette identification n’est pas une condition suffisante à la mobilisation et à la création d’un
groupe organisé. Tout d’abord, un intérêt commun n’existe jamais vraiment en soi : il doit faire l’objet d’un travail de
définition et de mobilisation par des acteurs particulièrement concernés. Cependant, la théorie sociale, depuis les
travaux de Mancur Olson, a montré que les individus d'un groupe cherchant à mener une action collective ont des
motivations pour devenir des passagers clandestins et profiter de l’effort de ceux qui produisent des biens publics.
Il existe donc une inégale capacité des intérêts à susciter la mobilisation.

La nature de l’organisation varie fortement d’un groupe d’intérêt à un autre. D’un côté, les groupes d’intérêt se
distinguent, par leur degré de formalisation, des mouvements sociaux non structurés, des manifestations ou des
groupes latents. Cependant, ils n’ont pas tous les ressources financières ni les compétences organisationnelles
pour atteindre un haut degré de professionnalisation. L’analyse des groupes d’intérêt doit donc être attentive à ces
variations institutionnelles.

Les modes d’action des groupes d’intérêt – leur répertoire d’action – les distinguent des partis politiques.
Cependant, la frontière peut devenir floue lorsqu’un groupe d’intérêt tente de se muer en parti politique. On peut
citer ici les exemples du Parti des automobilistes (Auto-Partei), un parti politique suisse fondé en 1985, le Parti des
retraités (en italien, Partito Pensionati), un parti italien fondé à Milan en 1987, ou encore le Parti pirate suédois (en
suédois, Piratpartiet), fondé en 2006 avec l’objectif de réformer les droits de la propriété intellectuelle, comme le
copyright, les brevets et la protection des œuvres. De même, la démarcation entre les groupes d’intérêt, d’un côté,
et, d’un autre côté, les entreprises et les administrations n’est pas toujours facile à tracer : en effet, ces dernières
peuvent occasionnellement agir comme des groupes d’intérêt.

Il faut avoir présent à l’esprit qu’une définition commune des groupes d’intérêt peut renvoyer à des réalités
extrêmement différentes d’un contexte à un autre. Par exemple, le taux de syndicalisation n’est peut-être pas le
meilleur indicateur de l’influence des organisations syndicales selon le pays. La France est un des pays où le
nombre de personnes syndiquées rapportées à l’ensemble des salariés est le plus faible. Pourtant cela ne signifie
en rien que les syndicats français seraient, par comparaison à ceux des autres pays industriels, dépourvus de toute
influence. Ils ont au contraire une capacité très étendue de négocier des conventions collectives, de cogérer la
protection sociale (paritarisme) et de susciter des mouvements sociaux d’ampleur. Dans d’autres pays où les
syndicats n’ont pas forcément une influence aussi étendue, ils remplissent des fonctions qui les rendent quasi-
incontournables pour les salariés. Cf. Figure 9.1

Au-delà des éléments communs qui découlent de leur définition, il existe une grande diversité de groupes
d’intérêt ; afin d’y voir plus clair, les spécialistes proposent de les regrouper dans différentes typologies.

Typologies des groupes d’intérêt


Les typologies des groupes d’intérêt les plus simples font appel à un seul critère ; d’autres présentent davantage
de sophistication. Nous nous limitons ici à quelques grands principes classificatoires.

Groupes d’intérêt publics et groupes d’intérêt privés

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Puisque les groupes d’intérêt trouvent leur justification dans l’existence d’un intérêt, il peut sembler judicieux de
classer les groupes en fonction de la nature de l’intérêt qu’ils défendent et promeuvent. C’est ainsi que Jeffrey
Berry (Lobbying for the People, Princeton University Press, 1977) propose de distinguer les groupes d’intérêt
publics des groupes d’intérêt privés selon la nature des objectifs qu’ils se donnent : les premiers défendent l’intérêt
général tandis que les seconds s’attachent uniquement aux intérêts sectoriels de leurs membres. Ce critère
recoupe en partie la distinction que l’on peut faire entre les associations à but non lucratif et les organisations qui
ont un but lucratif.

Empiriquement, la différence est parfois subtile car ceux qui défendent des intérêts privés peuvent toujours arguer
que ce qui est bon pour eux présente aussi un bénéfice social. Par exemple, une association patronale qui défend
une baisse des charges sociales va mettre en avant les retombées positives sur l’emploi d’un tel dispositif plutôt
que l’accroissement des profits et des dividendes pour les actionnaires.

Même si la distinction peut apparaître problématique, elle a le mérite de faire écho au problème de l’action
collective décrit par Mancur Olson et donc à l’inégale capacité de mobilisation selon les sujets. Il est plus facile de
mobiliser lorsque les intérêts individuels sont en jeu et qu’il peut y avoir des incitations sélectives que dans le cas
d’un intérêt collectif diffus. C’est ce que suggère la comparaison des taux de syndicalisation. Les pays nordiques
affichent un taux de syndicalisation de 70 % des salariés, bien supérieur à celui observé en France. La différence
n’est pas fortuite  : elle s’explique par modèle de démocratie sociale propre à chaque pays. Au Danemark, en
Finlande et en Suède, en Islande et en Belgique, le taux de syndicalisation est plus élevé car il repose sur le «
système de Gand ». Le modèle de Gand est un système de relations professionnelles où l’appartenance à un
syndicat conditionne l’accès à certains droits sociaux, en particulier l’assurance chômage et l’assurance maladie.
Le nom trouve son origine dans un dispositif mis en place par la municipalité de Gand en 1901 et qui consistait à
attribuer des fonds publics aux branches locales des syndicats pour qu’elles gèrent le système d’assurance
chômage. Le système de Gand s’est diffusé rapidement dans les premières décennies du XXème siècle, mais
aujourd’hui seuls quatre pays font appel à lui pour la gestion de leurs assurances contre le chômage : la Belgique,
le Danemark, la Finlande et la Suède. Dans ces pays, les syndicats sont impliqués dans l’administration de
l’assurance chômage et ils jouent un rôle actif dans les dispositifs de recherche d’emploi pour les chômeurs. Il
s’agit d’un syndicalisme de service permettant aux syndicats de mettre en place une stratégie de recrutement et de
fidélisation de leurs adhérents.

La distinction entre groupes d’intérêt publics et privés rejoint en partie une deuxième classification des groupes
fondée elle aussi sur la nature de l’intérêt en question.

Les groupes d’intérêt catégoriels et les groupes d’intérêt supports d’une cause
Cette deuxième classification repose elle aussi sur la nature de la cause ou de l’intérêt à défendre. S’agit-il de
promouvoir l’intérêt d’un groupe social déjà bien identifié ou, au contraire, la cause en question émerge-t-elle en
dehors d’une base sociale préconstituée ? Le premier terme de l’alternative correspond à la catégorie des groupes
d’intérêt catégoriels ; le second aux groupes d’intérêt supports d’une cause.

Les groupes d’intérêt catégoriels, parfois également qualifiés d’identitaires, se sont constitués et agissent au nom
d’un groupe social préexistant ou plus exactement dont l’identité s’est déjà imposée dans les représentations. A
l’intérieur de cette catégorie, il est possible d’identifier un versant socio-économique et un versant socio-culturel.
Le premier est constitué notamment des représentants des catégories socio-professionnelles ou des classes
sociales (syndicats de salariés, d’agriculteurs, organisations patronales, organisations de défense des professions
libérales). Le second sous-groupe correspond à des groupements collectifs fondés sur une allégeance commune
(ethnolinguistique, religieuse, etc.) ou sur une expérience partagée (les anciens combattants, les diplômés d’une
grande école, etc.).

A l’opposé des groupes catégoriels, certains groupes d’intérêt se font les promoteurs d’une aspiration ou d’une
conviction en l’absence de base sociale préconstituée. Les organisations de défense des droits de l’Homme, de
protection de la nature ou des animaux sont de bons exemples de ces groupes d’intérêt supports d’une cause,
aussi appelés groupes d’intérêt promotionnels. Une même cause peut devenir l’objet d’intérêts divergents, faisant
entrer les groupes qui les défendent dans un système de compétition et d’affrontement (par exemple, entre les pro-
et les anti-avortement).

Il est enfin possible de faire reposer la classification des groupes d’intérêt sur leur organisation et leurs ressources
plutôt que sur la nature des intérêts qu’ils défendent.

L’organisation des groupes d’intérêt


La classification des groupes d’intérêt en fonction de leur mode d’organisation conduit à identifier trois catégories :
les groupes de professionnels, les groupes de membres et les groupes de masse. Tout autant que leur mode
d’organisation, ce sont les ressources et les soutiens sur lesquels ces groupes peuvent compter qui les
distinguent. Certains groupes, en effet, reçoivent (et requièrent) un degré important de soutien public alors que
d’autres opèrent différemment. Au Royaume-Uni, par exemple, les Alcooliques anonymes (45 000 membres) et la
Royal National Lifeboat Institution (Institution nationale des sauveteurs en mer – 200 000 membres) ont un nombre

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substantiel d’adhérents, alors que des groupes tels que l’Abortion Law Reform Society (800 membres) est loin
d’avoir un soutien de masse. C’est à partir de cette observation que Mark T. Hayes (« The new group universe », in
A.  J. Cigler et B.  A. Loomis, dir., Interest Group Politics, Washington DC, Congressional Quarterly Press, 1986,
2ème éd., p. 133-145) a élaboré sa typologie.

Les groupes de professionnels sont composés presque entièrement d’un petit noyau d’employés permanents.
Etablis dans une capitale au plus près des institutions, sans un nombre important de membres, ils dépendent
largement d’aides diverses (dons de fondations, dons individuels, aides d’agences gouvernementales, etc.). Leur
succès ne se mesure pas au nombre de leurs membres, mais à leur capacité à mobiliser une expertise.

Les groupes de membres sont des organisations traditionnelles s’appuyant sur un nombre important d’adhérents
individuels qui contribuent financièrement, et ils ont un réseau étendu de sections locales qui permettent une
participation de leurs membres à leur action.

Les groupes de masse dépendent fortement de leurs membres pour leur survie financière et ils ont des systèmes
de prise de décision centralisés dominés par le personnel permanent. Ces groupes ressemblent aux groupes de
professionnels par leur procédure décisionnelle et aux groupes de membres par leur dépendance financière. Ce
type d’organisation a été appelé « entreprise protestataire ». En effet, dans certains groupes de membres, l’activité
des adhérents est très limitée et ils tendent à adopter le style « entreprise protestataire », avec un noyau actif
dépendant du soutien financier de membres passifs.

Les modèles de relation Etat-société


L’insertion des groupes dans le système politique ne varie pas seulement en fonction de la manière dont les
groupes eux-mêmes sont organisés et de la nature des intérêts qu’ils défendent, mais aussi de la place qui leur est
faite par les pouvoirs publics. L’ensemble des éléments institutionnels et politiques, qui définissent d’une certaine
façon les modes d’action possibles et les contraintes rencontrées par les groupes d’intérêt, correspond à ce qu’on
appelle la structure des opportunités politiques (H. Kitschelt). Loin de se limiter à un modèle unique, il est devenu
classique d’opposer deux grands modèles : le modèle pluraliste et le modèle néo-corporatiste.

Le pluralisme
Le modèle pluraliste émerge à partir de l’étude des relations Etat-société aux Etats-Unis qui en constituent
l’exemple le plus abouti. Sa formulation, déjà présente en germe chez les Pères fondateurs, en particulier James
Madison, est davantage systématisée au XXème siècle, d’abord avec Arthur Bentley en 1908 (The Process of
Government: A Study of Social Pressures) puis David Truman (The Governmental Process. Political Interests and
Public Opinion, 1951) et Robert A. Dahl (Who Governs? Democracy and Power in an American City, 1961). De ce
fait, le pluralisme constitue tout à la fois un cadre analytique pour l’étude des relations Etats-société et un idéal
normatif défendu par certains acteurs politiques.

Dans la vision pluraliste, la société est fondée sur l’existence de groupes multiples et divers. Il ne s’agit pas
seulement de groupes répondant à des objectifs économiques, mais aussi de groupes fondés sur une
appartenance religieuse, linguistique, professionnelle, territoriale, etc.

La multiplicité et la diversité des groupes implique qu’une personne même peut appartenir à différents groupes et
se mobiliser au nom de causes très différentes. Aucun clivage ne prime sur les autres, et les différents clivages se
chevauchent et s’entrecoupent.

Les groupes sont par nature égoïstes puisqu’ils poursuivent des intérêts propres  ; mais l’important est qu’aucun
groupe ne soit capable d’imposer durablement sa domination. «  Tandis que toute autorité sera fondée sur et
dépendra de la société, la société elle-même sera divisée en autant de pièces, intérêts et classes de citoyens, que
les droits des individus ou de la minorité seront difficilement mis en danger par les combinaisons d’intérêts de la
majorité. » (The Federalist, n° 51).

Le pouvoir se trouve alors dispersé en une multiplicité de groupes et opposition entre groupes qui constituent
autant de contre-pouvoirs. Tocqueville avait déjà souligné cette spécificité du système politique des Etats-Unis  :
« La liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité ».

La lecture pluraliste des rapports Etat-société conduit à accorder une certaine légitimité à la participation des
groupes d’intérêt à la vie publique. Loin de s’opposer à un hypothétique intérêt général abstrait, les groupes
d’intérêt, en tant que canal d’expression des attentes et besoins de la société, contribuent au bon fonctionnement
démocratique des institutions. C’est ainsi qu’en France, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique
(HATVP) a mis en place un Répertoire des Représentants d'Intérêt.

Le néo-corporatisme
Apparu dans les années 1970, le courant néo-corporatiste met l’accent sur les liens étroits tissés entre les groupes
d’intérêt et l’Etat, liens qui sont au cœur d’un grand nombre de processus décisionnels et d’interactions politiques.
La définition canonique du modèle néo-corporatiste a été formulée par Philippe Schmitter : il s’agit d’ « un système
de représentation des intérêts dans le cadre duquel les unités constitutives sont organisées en un nombre limité de

48
catégories uniques, obligatoires, non compétitives, organisées hiérarchiquement et différenciées fonctionnellement,
reconnues ou autorisées (si ce n’est créées) par l’Etat, qui leur concède délibérément le monopole de la
représentation à l’intérieur de leurs catégories respectives  » («  Still the Century of Corporatism?  », Review of
Politics, 1974).

Dans ce cadre néo-corporatiste, les dirigeants des groupes sociaux, ou encore de groupes d’intérêt, s’intègrent au
processus de décision étatique et à la mise en œuvre des politiques publiques. Ils parviennent de ce fait à orienter
les politiques publiques et à bénéficier de rétributions spécifiques ainsi que d’avantages divers (prestige, influence,
etc.), quitte à ce qu’en retour ils doivent contrôler leurs mandants, en limitant du coup leur capacité d’action
collective. On s’éloigne ainsi du pluralisme dans la mesure où les groupes perdent leur autonomie d’action et
d’organisation.

Ce modèle est incarné avant tout par l’Autriche et la Suède mais d’autres pays d’Europe du Nord sont caractérisés
par certains éléments du type idéal. Dans ces pays, le néo-corporatisme a pu contribuer à un haut degré de paix
sociale associé à une grande prospérité économique. Cependant, le modèle est aussi critiqué en ce qu’il tend à
marginaliser les acteurs politiques classiques (notamment les représentants élus et les partis). Il est remis en cause
par les effets de la mondialisation.

Les groupes d’intérêt et le système partisan


Le système d’intermédiation des intérêts n’est pas sans lien avec le système politique pris dans sa globalité. Selon
A. Lijphart, en effet, le nombre de partis et le degré de fragmentation du système partisan sont déterminants pour
la capacité d’influence des groupes d’intérêt. La relation repose sur les stratégies différentielles de conquête du
pouvoir par les partis politiques selon que l’on se place dans un système majoritaire ou dans un système
consensuel.

Dans une logique majoritaire, les demandes spécifiques ou catégorielles en provenance de la société sont moins
susceptibles d’intéresser ou d’infléchir la position des partis politiques  : ces derniers ont avant tout la
préoccupation de s’assurer le soutien d’une majorité d’électeurs. Ainsi, le bipartisme pousse les partis à privilégier
l’intérêt de l’ensemble de l’électorat ou la position médiane, ce qui écarte de ce type de stratégie une grande partie
des groupes d’intérêt.

La fragmentation partisane rend au contraire plus aisée l’action des groupes d’intérêt et leur influence sur les partis
politiques. Les partis s’appuient ici sur un électorat plus réduit et plus clairement délimité. En tenant compte des
demandes et attentes exprimées par les groupes, les partis sont alors en mesure de démontrer leur lien avec des
pans de la population qu’il pourrait être électoralement coûteux de s’aliéner.

Le lien entre système d’intermédiation des intérêts et compétition partisane se vérifie empiriquement dans des
comparaisons internationales. Plus le système partisan tend vers le bipartisme, plus le système d’intermédiation
des intérêts est pluraliste (Figure 1). Si l’on reprend les catégories élaborées par A. Lijphart, les démocraties
inspirées du modèle de Westminster (comme le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.) privilégient le
modèle pluraliste, alors que les démocraties consociatives (ou de consensus) sont plus éloignées de ce modèle.
On notera cependant que les trois pays présentés comme les cas les plus aboutis de néo-corporatisme – la Suède,
l’Autriche et la Norvège – ne se trouvent pas sur l’axe : cela vient souligner les spécificités de ce modèle.

Chapitre 10 : Changements de régime et transitions démocratiques


Un système politique se définit, comme nous l’avions relevé dans la première leçon, par un certain degré
d’institutionnalisation du pouvoir, c’est-à-dire qu’à un système politique – et a fortiori à un régime politique –
correspondent des règles, des institutions qui organisent le pouvoir. Un certain degré de stabilité est donc
nécessaire, et cette stabilité correspond même, selon les politologues G.  Almond et G. B. Powell, à une qualité
recherchée pour tout système politique.

Il arrive pourtant qu’il y ait un changement de régime, c’est-à-dire que l’on passe d’un régime démocratique à un
régime autoritaire (ou totalitaire), et vice versa. Cette observation amène à adopter une analyse dynamique, plutôt
que statique, des régimes politiques. Elle est tout particulièrement importante s’agissant des passages à la
démocratie qui correspondent à l’un des mouvements de fond les plus importants au cours des derniers siècles.

Cette leçon porte précisément sur les processus de démocratisation, sur les types de changement de régimes et
sur les transitions et consolidations démocratiques. Elle se subdivise en trois sections : la première prend la mesure
des phénomènes de démocratisation à l’échelle mondiale  ; la second introduit les théories du passage à la
démocratie ; la troisième discute les processus de transition et de consolidation.

La démocratisation, une force irrésistible ?


La période contemporaine fait la part belle, comme les révoltes arabes des dernières années l’illustrent bien, aux
passages à la démocratie ; elle en souligne du même coup les fragilités. C’est pourquoi il convient de se donner un
peu de recul historique pour prendre la mesure du phénomène. Nous verrons alors que les progrès de la
démocratie correspondent à une évolution de fond qui s’ancre dans le temps long et dont on peut faire remonter

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les débuts à la fin du XVIIIème siècle. Nous examinerons ensuite les divers mécanismes de passage à la
démocratie.

Les trois vagues de démocratisation


En 2014, sur 195 Etats étudiés par la Freedom House, les Etats classés comme « libres » étaient au nombre de 89
(46 % des Etats représentant 40 % de la population mondiale) ; les Etats « partiellement libres » étaient au nombre
de 55 (24 % des pays, 22 % de la population mondiale) ; la Freedom House recensait enfin 51 pays « non libres »,
soit 26 % des Etats et 36 % de la population totale (plus de la moitié des personnes concernées vivant en Chine).
A titre de comparaison, vingt ans plus tôt, en 1992, la proportion d’Etats libres, en partie libres et non libres était
respectivement de 40 %, 32 % et 28 %.

Les passages à la démocratie ne se font ni de manière régulière ni linéaire. Ils interviennent de manière groupée à
travers des « vagues » successives. Samuel Huntington définit une vague de démocratisation de la manière
suivante : « A wave of democratization is a group of transitions from non-democratic [autocratic] to democratic
regimes that occur within a specified period of time and that significantly outnumber transitions in the opposite
direction during that period of time. A wave also usually involves liberalization or partial democratization in political
systems that do not become fully democratic. Three waves of democratization have occurred in the modern world.
[…] During each wave some regime transitions occurred in a nondemocratic direction. In addition, not all transitions
to democracy occurred during democratic waves. » (S.  Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late
Twentieth Century, University of Oklahoma Press, 1991, p. 15).

Huntington identifie donc trois vagues successives de démocratisation. La première vague a concerné
principalement la région de l’Atlantique nord, débordant quelque peu sur l’Europe centrale et orientale, ainsi qu’au
Japon et à quelques pays d’Amérique du sud (Argentine, Chili et Uruguay). Commencée dans les années 1820, elle
correspond à un phénomène « européen » qui s’étend sur un siècle jusqu’aux années 1920. L’entre-deux guerres
correspond un « premier reflux » : des démocraties se sont effondrées et des régimes autoritaires ont été établis
dans un certain nombre de pays du centre, du sud et de l’est de l’Europe et d’Amérique du sud.

Une deuxième vague de démocratisation s’est produite au cours des deux décennies qui ont suivi la Seconde
Guerre mondiale. Elle a permis de rétablir la démocratie dans beaucoup d’endroits où elle s’était effondrée dans
l’entre-deux guerres (Allemagne, Italie et Japon) et de l’étendre également à un certain nombre de pays de l’Afrique
sub-saharienne, des Caraïbes, d’Amérique latine, d’Asie orientale ainsi qu’au Liban. Cependant, nombre de ces
régimes se sont effondrés dans un « second reflux ». La démocratie n’a survécu que dans les pays post-coloniaux
considérés comme exceptionnels, tels que le Botswana, la Gambie (jusqu’en 1994), le Costa Rica, la Jamaïque et
l’Inde.

Au moment où le coup d'Etat contre Allende au Chili sonnait le glas de la deuxième vague de démocratisation, une
troisième vague commençait avec la révolution des œillets au Portugal. La troisième vague de démocratisation est
intervenue entre 1974 et le début des années 1990. Elle a étendu la démocratisation à des régions beaucoup plus
éloignées et longtemps dominées par des gouvernements non démocratiques, notamment en Europe du Sud et en
Amérique latine. Elle a également touché des régions de l’Europe post-communiste et de l’Asie centrale qui
n’avaient jamais figuré dans l’histoire de la démocratie, ainsi que des régions entre plus éloignées d’Afrique sub-
saharienne et d’Asie du Sud-Ouest.

La question d’une quatrième vague de démocratisation s’est posée un temps avec les différentes «  révolutions
arabes » du début des années 2010  ; l’échec de ces dernières, sauf en Tunisie où le processus reste fragile, ne
permet pas cependant d’étayer cette thèse.

Les analyses d’Huntington font l’objet de critiques en raison du choix discutable de certains indicateurs (par
exemple, le critère du droit de vote accordé à plus de 50 % de la population masculine pour le XIXème siècle). Il
est nécessairement difficile de trouver des critères objectifs, mais des progrès méthodologiques ont été réalisés.
Par ailleurs, sur le moyen et le long terme, la tendance à la démocratisation est incontestable. Comme on le voit,
sur le long terme, les passages à la démocratie l’emportent sur les retours en arrières, même si l’évolution a été
moins favorable au cours des 10 dernières années.

Les voies diverses vers la démocratie


Il existe une diversité de cheminements susceptibles de conduire un système politique vers la démocratie. Comme
l’écrivait Dankwart Rustow dans un texte précurseur sur les transitions démocratiques, « there may be many roads
to democracy » (D. Rustow, « Transitions to Democracy  », Comparative Politics, vol. 2, 1970, p. 345). Nous
examinons ici les principales voies empruntées.

La transformation graduelle
La transformation graduelle ou par évolution est, par définition, un processus progressif, donc relativement
imperceptible ; mais elle peut au fil du temps conduire à des changements radicaux dans le fonctionnement des
institutions. Le Royaume-Uni représente le meilleur exemple d’un système politique qui s’est transformé pas à pas,
sans heurt majeur. Les institutions monarchiques, le Parlement et le Cabinet ont survécu, mais leurs fonctions et
leur importance relative se sont complètement modifiées en conséquence d’attentes sociales différentes. De la

50
même manière, les Etats-Unis ont toujours la même constitution depuis 1787, mais les pères fondateurs seraient
certainement très étonnés par le fonctionnement actuel des institutions et par le développement de l’activité
publique depuis deux siècles. On peut également citer l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Suisse comme des
exemples de pays où le processus de transformation politique s’est produit graduellement.

La « révolution » au sommet
Dans certains cas, le changement de régime se fait de façon beaucoup plus rapide, voire de façon brusque, soit
parce que le régime en place s’est effondré de l’intérieur, soit parce qu’il a décidé de sa propre mutation. Le
passage à la démocratie en Espagne ou la fin de l’apartheid en Afrique du Sud illustrent bien ce type de processus.
L’important ici est que, même si le contexte social ou international joue sans doute un rôle, le mouvement de
transformation vient de l’intérieur.

La révolution populaire, un changement brutal de régime


La révolution correspond à une rupture radicale dans le mode d’organisation d’une société. Elle résulte en principe
d’une insurrection populaire qui renverse le régime en place et conduit à plus ou moins brève échéance à
l’établissement d’un régime démocratique. Dans ce schéma, les instances dirigeantes du régime préexistant
s’opposent et résistent au changement de régime. Les facteurs qui déclenchent ce mouvement insurrectionnel et
ses acteurs peuvent être variés ; et l’issue reste incertaine, comme l’exemple récent de la révolution tunisienne
suffit à le démontrer.

Indépendance et construction nationale


Un changement de régime peut également intervenir à la faveur d’un processus d’indépendance nationale, que ce
soit dans le cadre d’un processus de décolonisation ou de sécession. La phase d’indépendance ouvre un espace
d’incertitude dans lequel il s’agit de remplacer d’anciennes institutions par des nouvelles. Le processus de
démocratisation peut être accompagné par l’ancienne puissance tutélaire (comme en Inde en 1947) ou, au
contraire, il peut se mettre en place à la faveur du retrait de celle-ci (à l’exemple du Timor oriental à partir du
référendum de 1999).

Défaite militaire ou intervention étrangère


L’établissement de la démocratie peut intervenir à l’occasion d’une défaite militaire ou d’une intervention étrangère.
L’Allemagne et le Japon après 1945 sont de bons exemples ; l’Irak après 2003 montre que c’est une voie risquée.

Il peut évidemment arriver que ces éléments se combinent, et que les facteurs extérieurs accompagnent les
facteurs internes. Surtout, l’examen des différents enchainements conduisant vers un régime démocratique
n’épuise pas l’analyse d’un mécanisme dont les causes sont plus profondes  ; c’est pourquoi nous en venons à
présent aux théories qui prétendent expliquer les processus de démocratisation.

Les théories du passage à la démocratie


Si la démocratisation correspond à une tendance de long terme, les passages à la démocratie ne sont sans doute
pas totalement aléatoires. Les observateurs se sont alors interrogés sur les conditions qui facilitent l’instauration et
la consolidation d’un régime démocratique. Les passages à la démocratie ont d’abord été décrits de manière un
peu simpliste comme résultant de manière automatique d’un processus de modernisation. Cette conception a été
critiquée, pour faire place à des schémas plus complexes qui croisent de multiples dimensions.

Les théories de la modernisation


Les théories de la modernisation, en particulier le texte séminal de Seymour Martin Lipset « Some Social Requisites
of Democracy : Economic Development and Political Legitimacy » (American Political Science Review, vol. 53, n° 1,
1959), constituent un point de départ incontournable pour toute réflexion sur le passage à la démocratie. Pour
résumer, elles lient le degré de démocratisation au développement socio-économique et au niveau de
modernisation des pays.

La démonstration de Lipset s’appuie sur une comparaison ambitieuse entre des pays classés en fonction de leur
système politique comme des démocraties stables, des démocraties instables ou des dictatures. Les observations
empiriques font ressortir que le degré de démocratisation est corrélé statistiquement à l’état d’un pays en termes
de richesse, d’industrialisation, d’urbanisation ou d’éducation. Bien qu’il soit lucide quant aux limites qui
s’attachent à une analyse corrélationnelle, l’ambition nomologique de Lipset est patente  ; il s’agit bien d’une
approche quantitative centrée sur des variables plutôt que sur des cas. La thèse de Lipset se résume en quelques
mots : « the more well-to-do a nation, the greater the chances that it will sustain democracy ».

Mais quel est le mécanisme causal susceptible d’expliquer que le développement économique et social entraine
l’installation de systèmes démocratiques ? Les théories de la modernisation font une large place à l’idée qu’il existe
des préconditions fonctionnelles à la démocratie. Concrètement, le pluralisme politique, lui-même inhérent à la
démocratie, est vu comme le résultat d’un processus de différentiation sociale progressif. Dans cette perspective,
les tendances socio-économiques de fond, comme l’urbanisation, l’industrialisation, l’alphabétisation, etc.,
modifient le comportement des agents sociaux et déterminent une diversification des relations sociales qui se
traduit, en dernière instance, par une ouverture des institutions politiques et une dispersion du pouvoir. L’éducation
51
illustre bien ce mécanisme, car selon Lipset, « elle contribue probablement à élargir les perspectives de l’homme,
elle lui permet de comprendre la nécessité d’une certaine tolérance, elle le retient d’adhérer à des doctrines
extrémistes, et elle accroît sa capacité à faire des choix électoraux rationnels ».

Les théories de la modernisation depuis les travaux pionniers de Lipset ont fait l’objet de multiples tentatives de
perfectionnement, notamment en y ajoutant un facteur culturel. Cependant, sa disposition d’ensemble reste
inchangée puisque les « structures de socialisation » (G.  Almond et G.  Bingham Powell, Comparative Politics: A
Developmental Approach, 1966) constituent une variable intervenant sur le processus de modernisation et qui
influencent le système politique ; elles ne remettent pas en cause le mécanisme global. Dans toute leur diversité,
en effet, les théories de la modernisation se recoupent : elles considèrent les changements de régime comme la
formalisation politique de transformations sociales précédentes. C’est sur ce point que les critiques vont porter.

La critique de Huntington
Les théories de la modernisation, à commencer par celle de S. M. Lipset, ont fait l’objet de multiples remises en
cause. La critique de Samuel Huntington dans Political Order and Changing Societies (1968) porte sur
l’automaticité supposée des processus de démocratisation. Huntington n’a pas de difficulté à admettre que les
processus de modernisation sociale induisent une différentiation fonctionnelle des sociétés susceptible de faire
éclater les formes traditionnelles d’organisation politique. Mais s’inscrivant en faux par rapport aux théories de la
modernisation les plus courantes, Huntington considère que ce processus ne conduit pas automatiquement à une
forme stable d’organisation politique, et encore moins à une forme démocratique.

L’exemple de la Chine, parmi de nombreux autres, confirme s’il en était besoin que le développement économique
n’entraine pas en lui-même le passage à la démocratie. Cela suggère à Huntington que le développement politique
est potentiellement autonome par rapport au développement socio-économique (ou mieux que celui-ci est une
condition nécessaire mais non suffisante de celui-là). Mieux, selon Huntington, le processus de modernisation
risque de dégénérer facilement et de conduire au chaos politique et à l’absence d’autorité légitime puisque la
stabilité et a fortiori la démocratie ne sont pas les effets spontanés de la modernisation.

On le voit, l’analyse de Huntington met en relief la question de la stabilité et de l’efficacité de l’autorité politique qui
constituent, aux yeux de l’auteur, des caractéristiques normatives et substantielles du pouvoir politique aussi
essentielles que la démocratie. Pour Huntington, la distinction fondamentale des régimes politiques n’est pas celle
qui oppose les démocraties aux autres régimes mais celle qui sépare les régimes où le gouvernement gouverne de
ceux où ce n’est pas le cas. Cela conduit Huntington à élaborer une théorie qui explique la stabilisation des
régimes politiques par des facteurs qui ne sont pas extérieurs à l’ordre politique (comme les facteurs socio-
économiques) mais qui lui sont intrinsèques.

L’apport de Huntington à l’analyse comparative du politique s’est révélé fondamental à deux égards. D’abord,
parce qu’il établit une distinction entre l’émergence d’un ordre politique et sa stabilisation. Cette distinction était
ignorée par la plupart des théories de la modernisation dans la mesure où ces processus étaient fondus en un seul.
A partir de ce moment, les conditions qui permettent l’émergence de nouvelles formes d’organisation politique ne
sont pas nécessairement celles qui en assurent la stabilité et la perpétuation. Nous y reviendrons.

Ensuite, cette théorie du développement politique corrige l’une des carences des théories de la modernisation. Ces
dernières étaient dans l’incapacité d’expliquer pourquoi la différentiation fonctionnelle qu’implique le passage à la
modernité restait interne aux sociétés concernées ou, en d’autres termes, pourquoi ces sociétés ne se
désintégraient pas au cours de ce processus. C’est à ce niveau que S. Huntington fait intervenir l’autorité politique
et lui accorde un rôle autonome puisque c’est elle qui maintient des niveaux suffisants d’intégration sociale. La
stabilisation des régimes politiques est alors réduite au processus de diffusion sociale des comportements et des
valeurs dont des élites restreintes sont les gardiennes. « La communauté politique dans les sociétés complexes
dépend ainsi du degré de soutien dont bénéficient les organisations et les procédures ainsi que de leur degré
d’institutionnalisation ». Le degré de soutien est déterminé par le degré de « couverture » des organisations et le
degré d’institutionnalisation par la stabilité et la régularité des conduites qu’elles induisent. Cette problématisation
de la stabilité politique contient en germe tous les ingrédients que l’on retrouve aujourd’hui dans le concept de
consolidation.

Les processus de démocratisation


Les travaux sur le passage à la démocratie ont connu une croissance exponentielle depuis le début des années
1990, c’est-à-dire depuis la chute de l’Union soviétique et la vague de démocratisation qui la suivit. Leur point
commun est d’accorder une autonomie plus grande aux facteurs politiques et de ne pas réduire la démocratisation
à un seul facteur.

Transitions et consolidations
Sur la base des recherches sur les passages à la démocratie entreprises depuis les années 1960, deux moments
théoriques peuvent être définis : la transition et la consolidation.

Le concept de transition
52
Le concept de transition, dans sa définition canonique, désigne « l’intervalle entre un régime politique et un autre
» (G. O’Donnell, P. Schmitter et L. Whitehead, Transitions from Authoritarian Rule: Comparative Perspectives, 1986).
Cela signifie, en premier lieu, que la transition définit un laps de temps délimité, à chaque extrémité, par l’existence
d’un régime politique présumé stable. Cette période est une sorte d’interrègne qui ne se laisse pas définir par des
procédures, des normes et des conduites prévisibles, mais plutôt par des conflits portant sur la nature et la forme
des premières et sur l’impact qu’elles auront sur les secondes.

La littérature sur les transitions (ou «  transitologie  ») décrit celles-ci comme des conjonctures politiques fluides
pendant lesquelles l’absence de règles claires et les conflits opposant différents acteurs sur la nature de ces règles
rendent les évolutions politiques extrêmement imprévisibles. Le degré élevé d’incertitude caractérisant ces
situations politiques s’est encore vérifié au cours des dernières années lorsque les espoirs de démocratisation, en
Egypte par exemple, n’ont pas été satisfaits conduisant même à la restauration en 2013 d’un régime militaire après
le coup d’Etat du maréchal Abdel Fattah al-Sissi contre le président islamiste Mohamed Morsi.

Les transitions apparaissent ainsi comme des situations historiques ouvertes, des conjonctures sous-déterminées
lors desquelles la nature et la direction du changement dépend avant tout des stratégies politiques adoptées par
les divers groupes d’acteurs impliqués dans ce processus. Les rapports de force, relativement peu contraints par
les routines et les cadres institutionnels, deviennent en effet le véritable moteur du changement à un moment où il
est par ailleurs difficile d’évaluer les forces en présence.

Loin de présumer le succès certain de la démocratie, les travaux sur les transitions démocratiques s’attachent aux
processus à travers lesquels les nouvelles règles du jeu politique sont produites et acceptées avant de pouvoir
donner lieu un nouvel ordre politique. En ce sens, il s’agit inévitablement d’un type d’analyse centrée sur l’acteur
où les configurations politiques produites dépendent avant tout des stratégies mises en œuvre par un nombre
limité d’acteurs et de leurs interactions contingentes – acteurs qui sont à ce moment-là incertains de ce qu’ils font
et des appuis qu’ils peuvent espérer. La place centrale de l’acteur est certainement ce qui définit l’analyse des
transitions. Les transitions sont de ce fait aussi des périodes au cours desquelles les combinaisons sont souvent
fortuites et où beaucoup d’erreurs peuvent être commises.

Le concept de consolidation
La consolidation se place dans le sillage de la transition qu’elle prolonge mais avec laquelle elle ne se confond pas.
L’émergence de nouvelles règles du jeu politique, en effet, ne met pas un terme définitif au processus de
changement de régime. Ce processus reste fragile et incertain jusqu’à ce que les règles politiques autour
desquelles un accord limité s’est constitué soient totalement acceptées par les acteurs. Dans l’intervalle, elles
gardent une validité limitée et contingente. C’est lorsqu’elles sont devenues l’unique référent des comportements
politiques qu’elles peuvent être considérées comme « consolidées ».

La perspective analytique ouverte par le concept de consolidation diffère assez radicalement de celle des théories
de la modernisation. Pour celles-ci, l’institutionnalisation d’une forme d’organisation politique particulière ne peut
s’envisager indépendamment de son émergence. Parce qu’ils plongent leurs racines dans des structures socio-
économiques préexistantes, ces systèmes sont pour ainsi dire pré-institutionnalisés  : leur apparition n’est que la
manifestation tangible et formelle d’une transformation préalable des pratiques sociales, transformation qui
n’attendait que sa traduction dans un arrangement politique approprié ; la question de la stabilisation d’un régime
politique ne se pose pas non plus.

Là où les théories de la modernisation sont toutes absorbées par la question du « pourquoi » (la démocratisation),
adopter le point de vue de la transitologie implique une attention au «  comment  ». Deux moments successifs
peuvent être repérés : le changement de régime et sa consolidation. Cette dernière est achevée lorsque le nouveau
régime jouit d’un consensus social suffisamment large pour que la question de sa survie ne soit plus posée. Ainsi
en Espagne, c’est l’échec du coup d’Etat du 23 février 1981 qui marque le caractère irrévocable du processus de
transition à l’œuvre depuis la mort du général Franco en 1975. A Moscou, en 1991, si le putsch manqué de
nostalgiques de l’ère communiste ne signifie pas l’achèvement de la démocratisation, il signe néanmoins
l’irréversibilité du processus en cours.

La consolidation correspond à un double mouvement de légitimation et d’institutionnalisation. Les règles


institutionnelles et les procédures sont d’abord acceptées par l’élite politique et plus largement, ensuite, par
l’ensemble de la population. Ce processus, proprement politique, n’est pas conditionné à l’accomplissement de
préconditions culturelles et/ou sociales. L’adhésion au régime n’est pas le résultat d’une culture politique enracinée
dans le temps long et qui prendrait ses racines dans des structures de socialisation politique. Elle doit se
comprendre comme un processus d’habituation (D. Rustow, « Transition to democracy : toward a dynamic model »,
Comparative Politics, 1970) ou d’assimilation (L. Whitehead, «  The consolidation of fragile democracies  », in R.
Pastor, Democracies in the Americas, Holmes & Meier, 1989). En effet, les théories de la consolidation voient dans
ce consensus social émergent non pas l’agrégation d’une multitude de choix (à travers lesquels les acteurs
politiques accepteraient les nouvelles règles) mais un effet engendré par l’existence même de nouvelles règles et
institutions, dont il convient à présent d’explorer les mécanismes multiples.

La diversité des trajectoires de démocratisation

53
Les processus de démocratisation – qu’il s’agisse du déclenchement de la transition ou de la consolidation des
régimes démocratiques – sont certainement multiples. Il est cependant possible de repérer quelques configurations
typiques souvent liées à des trajectoires socio-historiques et institutionnelles particulières.

Les décolonisations et la démocratie en Afrique


Les trajectoires contrastées des régimes politiques africains sont une bonne illustration de l’importance des
facteurs politiques et des trajectoires institutionnelles pour comprendre les succès et échecs de la démocratie.
Selon Mamadou Gazibo (Introduction à la politique africaine, Presses de l’Université de Montréal, 2006), il existe
une corrélation forte entre le mode de décolonisation et la nature des régimes qui ont été installés. Trois
configurations peuvent être identifiées :

• Lorsque la décolonisation a été précédée d'une guerre de libération nationale, les régimes ont généralement
reposé sur le groupe armé qui a réussi à s'imposer comme l'adversaire principal de la puissance coloniale.
Ce groupe a profité de sa « légitimité historique » pour instaurer dès le départ un régime autoritaire. C’est le
cas du FLN en Algérie, du Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA) ou du Front de Libération
du Mozambique (FRELIMO). En cas de rivalité entre plusieurs mouvements d'indépendance, la guerre civile
est probable comme cela s’est produit en Angola suite au retrait des Portugais en 1975.

• Une indépendance précipitée sans préparation pose tout simplement la question de la gouvernabilité du
pays décolonisé. Ainsi peut-on expliquer le chaos, l'instabilité et l'émergence de forces centrifuges
(tentatives de sécession) au Zaïre après la décolonisation à la hâte de la part des Belges en 1960.

• Dans une majorité de cas, en revanche, l'indépendance a suivi une décolonisation « à l'amiable ». Les pays
concernés ont généralement connu dans une phase initiale de leur indépendance une période pluraliste,
même courte, suivie d'un glissement plus ou moins brutal vers l'autoritarisme. Il en va ainsi des anciennes
colonies françaises (Côte d’Ivoire, Sénégal, etc.) et britanniques (Inde, Ghana, etc.).

Au moment de l'indépendance, les pays africains avaient en majorité opté pour un régime parlementaire pluraliste
souvent inspiré par l'ancienne puissance coloniale. Mais preuve du poids de l'héritage institutionnel, ils sombrent
cependant assez rapidement dans l'autoritarisme en raison notamment des structures autoritaires du
gouvernement colonial et de la faible socialisation démocratique des élites politiques. Les institutions formelles
transférées aux Africains sont souvent de nature exogène et autoritaire, conçues pour assurer la domination et peu
préoccupées de légitimité. Le succès – ou l’échec – des processus de démocratisation est donc étroitement lié aux
jeux d’acteurs dans des conjonctures institutionnelles incertaines.

Les différents modes de transition


Peut-on distinguer, selon les modalités de transition, des configurations particulièrement typiques ? Un grand
nombre de typologies ont été proposées en fonction des rythmes de démocratisation, des acteurs engagés, des
stratégies et des ressources employées. Nous retiendrons ici la classification proposée par Terry Lynn Karl et
Philippe C. Schmitter (« Modes of Transition in Latin America, Southern and Eastern Europe », International Social
Science Journal, 1991). Leur étude des principaux modes de transition se fonde sur deux questions qui sont
ensuite combinées.

La première question vise à identifier le principal acteur de la transition : qui dirige celle-ci ? Deux réponses sont
généralement envisageables  : l’élite en place ou le peuple. La deuxième dimension de l’analyse interroge la
stratégie employée pour mener à bien cette transition  : s’agit-il d’une décision unilatérale ou, au contraire, d’un
compris multilatéral ?

Le premier critère a été forgé sur la base des exemples contrastés de l’Espagne et du Portugal. Alors que la
transition portugaise résulte d’un mouvement populaire initié par des officiers putschistes, en Espagne, le
changement de régime a été organisé et accompagné – au moins dans sa phase initiale – par le pouvoir en place.
Le deuxième critère revient à distinguer les transitions qui introduisent une rupture soudaine avec l’ancien régime
de celles qui s’inscrivent dans son cadre légal.

Sur cette base, Terry Lynn Karl et Philippe Schmitter en viennent à identifier quatre modes de transition. Le pacte
(conservative reform) correspond à un compromis multilatéral entre élites, les élites anciennes et les élites
nouvelles. La restauration de la démocratie en Uruguay, par exemple, résulte de négociations secrètes entre les
militaires et les partis politiques autorisés qui organisèrent la tenue d’élections en 1984 et adoptèrent une loi
d’amnistie en 1986. L’imposition (revolution from above) correspond à une décision unilatérale des élites. C’est
ainsi, par une décision unilatérale des dirigeants de l’époque, qu’a été mis fin au régime communiste en Bulgarie
en 1990. La réforme (reform from below) est une décision imposée par les masses sans recours à la force. Au Chili,
la transition s’est opérée sur la base d’un plébiscite organisé en octobre 1988 dans le cadre de la constitution
autoritaire de 1980. Enfin, la révolution (social revolution) correspond à un processus unilatéral imposé par la
« masse » par la force. L’exemple le plus récent, évoqué à plusieurs reprises dans ce cours, concerne la Tunisie.

D’après Gerardo Munk, la « réforme par le bas », telle qu’elle s’est produite au Chili, permet d’ouvrir
considérablement le jeu politique, mais elle risque toujours de se heurter à l’élite politique en place qui a le pouvoir
d’imposer ses conditions. C’est alors une démocratie restreinte qui se met en place, le défi pour le nouveau régime
étant de se défaire de ces restrictions sans entrainer un retour de bâton. Le pacte, également appelé transition
négociée, entraîne nécessairement des tractations complexes. Les exemples du Brésil et de la Pologne montrent
que cette transition aboutit à un régime où la démocratie est non seulement forcément restreinte, mais qui sont
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parfois difficilement gouvernables en raison de conflits entre les institutions. Dans tous les cas, l’attitude des
nouvelles élites dirigeantes – leur capacité à adopter une attitude modérée comme par exemple en Afrique du Sud
– constitue un facteur décisif de succès démocratique.

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