You are on page 1of 9
Michel Foucault, Dits et terits 1983 — Et respecter un certain nombre dexigences et de critéres. = Le gente de travail que j’évoquais, Cest avant tout une expé- rience — une expérience pour penser Vhistoire de ce que nous sommes. Une expérience beaucoup plus qu'un systéme. Pas de recerte, guére de méthode générale, Mais des régles techniques : de documentation, de recherche, de vétification, Une éthique aussi, car je crois qu’en ce domaine, entre technique et éthique, il n'y a pas beaucoup de différences. D'autant moins peut-étre que les procé- dures sont moins codifiées. Et le ptincipal de cette éthique, cest avant tout de respecter ces régles techniques et de faire connaitre celles qu'on a utilisées. C'est une question d'éthique a I'égard des autres, je veux dire de ceux qui ont aussi tavaillé et dont le travail a ppu vous étte utile, Cette éthique est importante, mais, si elle n’était qu'une politesse a ’égard des anciens, elle ne serait pas essentielle. Ce qui me paraft indispensable, cest le respect I'égard du lec- teur. Un travail doit dire et montrer comment il est fait. C'est & cette condition qu'il peut non seulement ne pas étre trompeur, mais écte positivement utile. Tout livre dessine autour de lui un champ de travail vireuel ec il ese jusqu'a un certain point responsable de ce qu'il rend possible ou impossible. Un livre — je parle bien stir de ces, ouvrages de savoir ~ qui brouille ses maniéres de faire n'est pas quelque chose de trés bien. Je réve de livres qui seraient assez clairs sur leur propre maniére de faire pour que d'autres puissent s'en ser~ vit librement, mais sans chercher non plus a brouiller les sources. La liberté d'usage et la transparence technique sone liées. = Leabsence de sransparence ne vient-elle pas actuellement d'un brouillage entre livres de savoir et essayisme? — Ce brouillage, s'il est intéressant d’en parler, c'est qu’il n’ese pas le fait d'untel ou d'untel. Je crois que c'est un processus assez général et passablement dangereux. Mais comprenez-moi bien. Je ne veux pas dire que les « livres savants > doivent rester soigneuisement repliés sur eux-mémes. On a le regard historique bien court quand on s‘imagine qu'il a fallu attendre la télévision et ses émissions liteéraires pour que les livres, de savoir fassent écho et trouvent leurs surfaces de répercussion. Le phénomene s'est amplifié et il s'amplifiera, cest certain, Pas question de gémir, inutile de pleurer sur le désere croissant. Les miracles philosophiques, comme les autres, on ne les attend qu’a Lourdes. Il me semble que I'imporcant, c'est de veiller, autane qu’il est possible, a garder a chaque travail, eel qu'il s'est fait, sa forme spécifique, ne pas I'isoler du sol od il est né, de ce qui pent le légici~ ‘met, lui donner sa valeur et son sens. Pourquoi ne pas parler d'un 329 Michel Foucault, Dits ot dorits livre qui raconterait ce qui s'est passé depuis Ia fondation du monde? Mais c'est brouillage inadmissible de faire croire que cest Ja méme chose, un peu mieux, que Dumézil et qu’en somme cest Darwin dans les sciences humaines, En méme temps, il est possible, il ese eres bien de faire comprendre en quoi consiste justement le tra- vail de Dumézil. Sous I'éciquette trop facile de la communication et de lagitation des idées, on perd la seule chose intéressante qui soit dans une idée Ia maniére dont on la pense. Le comment d'une ensée, clest sa naissance fragile, c'est sa durable valeur. = Vous pensez que le livre d’Astali est um effet de ce brouillage dont ‘nous parlions? — Lepen que je connaisse de cette histoire, tout ce qui m'ennuie en elle, C'est un jeu de dé-différenciation. Et pas simplement dans le livre ui-méme, Mais surrout dans la maniére dont ila été requ, le fait qu'il ait été accueilli d’abord par tant de critiques patentés et d'universi- taires honorables sans recul ni réflexion sur la maniére dont il avait éxé crit. Le fait qu'on ait mis au compte de la haine et de la hargne les réactions de cereains journalistes qui justement faisaient leur travail. Le fait qu’on ait voulu se défeusser sur les dacrylos, les cortecteurs et es imprimeurs de mélanges qui n’étaient dus qu’a I'écriture. Ce der- nier point est bien mineur? Je ne peux m'empécher d'y voit le symn- bole d’un isrespect pour le travail qui précisément m'étonne. Liécriture de soi -, cest-a-dire sur l'esthétique de l'existence et le gouverne- ment de soi et des autres dans la culture gréco-romaine, aux deux premiers sidcles de empire. La Vita Antonii d’ Athanase présente la notation éctite des actions et des pensées comme un élément indispensable de la vie ascétique : «Voici une chose a observer pour s'assurer de ne pas pécher. 1983 Michel Foucault, Dits es éerits 1983 Remarquons et écrivons, chacun, les actions et les mouvements de notre éme, comme pour nous les faire mutuellement connaitre et soyons stirs que par honte d’étre connus nous cesserons de péchet et dVavoir au coeur tien de pervers. Qui donc lorsqu’il péche consent a cre vu, et lotsqu'll a péché ne préfere mentir pour cacher sa faute? (On ne forniquerait pas devant témoins. De méme, écrivant nos pen- sées comme si nous devions nous les communiquer mutuellement, nous nous gardetons mieux des pensées impnres par honte de les avoir connues. Que I'écriture remplace les regards des compagnons d'ascése : rougissant d'écrite autant que d’étre vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise. Nous disciplinane de la sorte, nous pouvons réduire le comps en servitude et déjouer les ruses de rennemi '. > Lécritute de soi-méme apparait ici clairement dans sa relation de complémentarité avec I'anachorése : elle pallie les dangers de la soli- tude; elle donne ce qu’on a fait ou pensé A un regard possible; le faic de s'obliger a écrite joue le role d’'un compagnon, en suscitant le respect humain et la honte; on peut donc poser une premigre analo- gie : ce que les autres sont a I'ascéte dans une communauté, le car- net de notes le sera au solitaire. Mais, simulranémene, une seconde analogie est posée, qui se réfere a la pratique de I'ascse comme tra~ vail non seulement sur les actes, mais plus précisémene sur la pen- sée : Ia contrainte que la présence d’autrui exerce dans lordre de la conduite, I'écriture Vexercera dans Vordre des mouvements inté- tieurs de I'ame; en ce sens, elle a un réle rout proche de cet aveu att directeur dont Cassien dira, dans la ligne de la spirieualité éva- atienne, qu'il doit révéler, sans exception, tous les mouvements de Vame (omnes cogitationes). Enfin, lécriture des mouvements inté- rieurs apparaft aussi selon le texte d'Athanase comme une arme dans le combat spirituel: alors que le démon est une puissance qui trompe et qui fait qu'on se trompe sur soi-méme (toute une grande moitié de la Vita Antonii est consacrée a ces cuses), I'écriture consti- tue une épreuve et comme une pierre de touche : en poreant au jour les mouvernents de la pensée, elle dissipe l'ombre intérieure 00 se nouent les trames de l’ennemi. Ce texte — l'un des plus anciens que la liteérature chrétienne nous ait laissés sur oe sujet de I'écrieure spi- rituelle — est loin d’épuiser toutes les significations et formes que celle-ci prendra plus tard. Mais on peut en retenir plusieurs traits qui permettent d'analyser rétrospectivement le réle de 'écriture 1. Saine Athanase, Vita Antoni (Vie f Condite de nite Saint-Bire Antin, rit ot adnate aux moines habtans en pass diranger, par moire Saint-Pie Atbonaze, botque PAlewanirio), cad, B. Laveud, Pais, Ed. da Cerf, cll. «Foi vivante», x 240, ed, 1989, 3* partic, $55 < Conseils spiivals du solitaice & ses vistere >, pp. 69-70. Michel Foucault, Dits et sevits a la culeure Philosophique de soi juste avant le christianisme : son lien étroit avec le compagnonnage, son poine d’application aux ‘mouvements de la pensée, son rOle d’épreuve de vétit, Ces diver Siemens souvent déa chez Sénéque, Plutarque, Marc Auréle, avec des valeurs extrémement différentes et selon c Ina st dsl ntes et selon de tout Aucune vechnique, aucune habiletéprofesionnelle ne peut sacqué- ti sans exercice; on ne peut non plus apprendre l'art de vine ip ‘echné tou biow, sans une askéss qu'il faut comprendee comme’ us éntrainement de soi par soi: cétait la un des principes eadiion, ‘els auxquels depuis longtemps les pythagoriciens, les socranen 5 orig sree donné une grande importance. Il semble bien le, parmi coutes les formes prises par cet enerainens i méditations, silence et écoute de l'autre), I'ériture ~ le fie deere Pour soi et pour autrui ~ se soit mise jouer assez tard on vale Considrable, En coue cas, les textes de 'Gpoque impetiale quy se ‘Pportene aux pratiques de soi fone une large part a [éctiten. I faut lire, disuic Sénéque, mais érite aussi Ee Epitéte, qui pean fant n'a donné qu'un enseignement orl, insisted plusieurs revises Sur le tle de 'érieure comme exercice personnel on doit « each ter > (meletan), écrze (eraphein) sen mort me ssisit en train de penser, d'écrire, de lite cela’ s Oe encore: < Garde ces pensées nuit et jour 4 la disposition /pn. Abcina); meses pas Gi fsen a lecture; qu'clles sient Ie de tes conversations avec toi-méme, avec un autre {-] sil vane quelqu'un de ces événements qu'on appelleindésirables, ea trae ts assed un soulagement dans cette pensle que ce n'est pas nee fendu®. > Dans ces textes d'Epictce, I'ériure apparae régulitte, iment associge a la < méditation >, a cet exercice de la persée aut clle-méme qui ractive ce qu'elle si, se rend prisents un principe, ine rigle ou un exemple, réféchie sur eux, ge les assimil, et se pres Pate ainsi & aftonter le réel. Mais on voit aussi que l'écsinne ex associée a Venercice de pensée de deux fagons differences Luck 1, Sigue, Lets d Laces (ead, H. Noblo, Pi, Les Bales Lewes, «Cole tin, dp onveits de Fane», 1957, «ly line Xi ee of $4 3 Se ett, Enema}, Sui), Pais, Les Belles Lee « Caiecion des uriveits de Fane >, 1953, lle Il, chap. vs A ga ie favo de sant $11, p25 me 3: Wil op ek chap. soy pend fas de nous. § 103, 10 Quil ne faue pus sémouvoie pour ce gui ne 1983 Michel Foucault, Dits et éeriss 1983 tend la forme d'une série < linéaire >; elle va de Ia méditation & Vactivité d’écriture et de celle-ci au gumnazein, Cest-a-dire a 'entrat- nement en situation réelle eta ’épreuve : travail de pensée, travail par Pécriture, travail en réalité, L’autre est circulaire : la méditation pré- ‘de les notes lesquelles permectent la relecture qui a son tour relance Ja méditation. En tout cas, quel que soit le cycle d’exercice od elle rend place, I’écriture constitue une étape essentielle dans le processus auquel tend toute I'askéhis : savoir I’élaboration des discours regus et reconnus comme vrais en principes rationnels d’action. Comme élé- ‘ment de lentrainement de soi, ’écriture a, pour utiliser une expres- sion qu’on trouve chez Plutarque, une fonction ébopoiérique : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en étbos Cette écriture éthopoiétique, telle qu’elle apparaft a travers les documents du i* et du nf sicle, semble s’étre logée & lextérieur de deux formes déja connues et utilisées a d'autres fins : les bupomné- mata et la correspondance. LES HUPOMNEMATA Les bupomnémata, au sens technique, pouvaient étre des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide- mémoire, Leut usage comme livre de vie, guide de conduite semble tre devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consi- ‘gnait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des reéflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui éraient ‘venus a l’esprit. Is constituaient une mémoire matérielle des choses ues, entendues ou pensées; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé a fa relecture et a 1a méditation ultérieures. Ils formaient aussi une matiére premiére pour 1a réaction de traités plus systé- matiques, dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lurter contre tel défaut (comme la colére, l'envie, le bavardage, la flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil, Ia ruine, Ja disgrace). Ainsi, lorsque Fundanus demande des conseils pour utter contre Jes agitations de I’éme, Plutarque, a ce moment-la, n'a guére le temps de composer un traité en bonne et due forme ; il va donc Ini envoyer sans apprét les Auponnémata qu'il avait rédigés Iui-méme sur le chéme de la tranquillité de l'ame : C'est du moins ainsi qu'il présente le texte du Peri exthumias 1. Parque, De rangiliate, 464. (Dela tranquil de ame, eed. J. Domoriee J. Defadss, in Bares morales, Pats, Les Belles Lees, « Collection des universes de France >, 1975, «011, 1 patie, p.98 /Na-E J.) Michel Foucault, Dis et serits Modestie feinte? Sans doute érait-ce lai une manire d'excuser le caractire un peu décousu du texte; mais il faut y voir aussi une indication de ce qu'étaient ces caznets de notes — ainsi que de usage a faire du traité lui-méme qui gardait un peu de se forme d'origine. I ne faudmit pas envisager ces Zupomntmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps 2 autres occasion s'en présentait. Ils ne sont pas destings a se substituer aut souvenir éventuellement défillant. lis constituent plutot un mace. fiel et un cadre pour des exercices a effectuer feéquemment: lite, telite, médicer, s'entretenir avec soi-méme et avec d'autres, exc. Ex cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, pro- &beiran, ad manum, in promptu, « Sous la main > donc, non pas sim- plement au sens 02 on pourrait les rappeler la conscience, mais 2a sens od on doit pouvoir les utiliser, ausscGe qu'il en est besoin, dans action. Il sagit de se consttuee un Jogos bisdzbidos, un equipement de dlscours secourables, suscepribles ~ comme le dit Plutarque 4 Alever eux-mésmes la voix et de faire taire les passions comme un maftre qui d'un mot apaise le yiondemene des chiens | Eri face pour cela quis ne soient pas simplement logés comme dans une armoire aux souvenits mais profondément implaneés dans Tame < fichés en elle > die Sénéque, et qu’ils fassent ainsi partie de nous. mémes: bref, que I'éme les fasse non seulement siens, mais col, Liécrture des Aupomnémata est un relais important dane cette sub jectivation du discouss. Aussi personnels qu’ils soient, ces buponntmata ne doivent ee si opm mp récits d'expérience spirituelle (tentations, lutes, chutes et vitoites) qu’on pourra trouver dans la littérature chrécienne ultérieure Ils ne constituent pas un ¢ récic de soi-méme >; ils n'ont pas pour de fai ea iid ules ree nie dnt ae = oral ou écrit ~ a valeur putificatice. Le mouvement quis at Becca eiaa, Ig pawn i suivre lindicible, non de révéler le caché, non de dite le nok lie ais de capter au contrite le déji-dic; rassembler ce qu'on pu entendte ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi. Les bupomntmata sont a resituer dans le contexte d'une tension trds sensible & lépoque : 4 l'intérieur d'une culeure trés fortemene marquée par la traditionalicé, par la valeur reconaue da deja, pat la récurrence du discours, par la pratique « citationnelle > sous 1983 Michel Foucault, Dits et éevits 1983 le sceau de I'ancienneté et de l'autorité se développait une érhique tds explicivement orientée parle souci de soi vers des objectfs défi- nis comme : se retier en soi, s'atteindre soi-méme, vivre avec soi- miéme, se suffire a soi-méme, profiter et jouir de soi-méme. Tel est bien lobjectif des bupomnémata : faire de la récollection du logos fragmenaire et transmis par lenseignement, I’€oute ou la lecture tun moyen pour !'établissement d'un rapport de soi a soi aussi adé- quat et achevé que possible. Il y a la, pour nous, quelque chose de paradoxal : comment étre mis en présence de soi-méme par le secours de discours sans Age et recus d'un peu partout? En fait, si la rédaction des bypomnémata peut contribuer & la formation de soi & travers ces Jogo’ dispersés, Cest pour trois raisons principales : les effets de limitation dus au couplage de I’écriture avec la lecture, la pratique réglée du disparate qui détermine les choix, l'appropriation qu'elle effeccue. | 1) Sénéque y insiste : la pratique de soi implique la lecture, car on ne sauraie tirer tout de son propre fonds ni s'armer par soi-méme des principes de raison qui sont indispensables pour se conduire : guide ou exemple, le secours des autres est nécessaire. Mais il ne faut pas dissocier lecture et écriture; on doit < recourir tour a tour > ces deux occupations, et , Si trop éctire épuise (Séntque pense ici au travail du seyle), Vexcds de Jeceure disperse : « Abondance de livres, craille ments de I'esprit ', » A passer sans cesse de livre en livre, sans s’ ‘arré- ter jamais, sans revenir de temps en temps a la ruche avec sa provi- sion de nectar, sans prendre de notes par conséquent ni se constituer par écrie un erésor de lecture, on s'expose a ne rien reteni, a se dis- perser & travers des pensées différentes et a s'oublier soi-méme, Lécriture, comme manidre de recucillir la leceure faite et de * recucillir sur elle est un exercice de raison qui s‘oppose au gran défaut de In sidstia que Ia lecture infinie risque de favorise. La stultitia se Aéfinit par lagitation de Wesprie, Vinseabilité de V'atten- tion, le changement des opinions et des volontés, et par conséquent Ja fragilté devant tous les événements qui peuvent se produire; elle se caractétise aussi par le fait qu'elle tourne lesprit vers l'avenir, le rend curieux de nouveautés et 'empéche de se donner un point fixe dans la possession d'une vérité acquise *. L'écriture des bupomné= mata s'oppose a cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque soree < du passé >, ves lequel il est tou- jours possible de faire retour et retraite. Cette pratique est a relier & 1, Steguc, Lures @ Laci, op. ct 1943, 1 le 1, eae 2, $3, po 6 2, Wide ig 1947, «le, lee 32, § 1-2 pps Michel Foucault, Dits ot éerits tun théme erés général a I’époque; ill est en tout cas commun a Ia morale des stoiciens et & celle des épicutiens : le refus d'une attitude esprit tournée vers l'avenir (qui, a cause de son incertieude, suscite Tinguiéeude et Magitation de I'éme) et la valeur positive accordée & [a possession d'un passé dont on peut jouir souverainement et sans trouble. La contribution des dupomnémata est un des moyens pat lesquels on détache I’fme du souci du futur pour I'infléchir vers la méditation du passé. 2) Cependant, si elle permet de contrecarrer la dispersion de la sultsia, Vécriare des bupomntmata est aussi (et elle doit tester) une pratique séglée et volontaire du disparate. Elle est un choix d'élé ‘ments hétérogénes. En cela elle s‘oppose au travail du grammairien qui cherche a connaftre toute une ceuvre ou toutes les ceuvres d'un auteur; elle s'oppose aussi a lenseignement des philosophes de pro- fession qui revendiquent Tunité doctrinale d'une école. «Pea imparte, die Epictéte, qu’on ait Iu ou non tout Zénon ‘ou Chry- sippe; peu importe qu’on ait saisi exactement ce qu’ils ont voulu dite, et qu'on soit capable de reconstiuer ensemble de leur argu- mentation ', > Le camet de notes est commandé par deux principes, qu'on pourrait appeler et ¢ sa Yaleu: circonstancielle d'usage >. Sénéque choisit ce qu’il note pout |uieméme et pour ses correspondants chez I'un des philesophes de sa propre secte, mais aussi bien chez Démocrte ou Epicure? Vencene tiel est qu'il puisse considérer la phrase retenue comme une sentence wraie dans ce qu'elle affirme, convenable dans ce qu'elle prescrt, utile selon les circonstances of on se trouve. L'écriture comme exer, dice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité dispa- fate; ou, plus précisément, une maniére réfléchie de combiner Vautori€ traditionnelle de la chose déja dite avec la singulatité de la vérité qui sy affirme et Ja particularité des citconstances qui en déterminene I'usage. ¢ Lis donc toujours, dit Sénéque a Ludilius, des auteurs d'une autorité reconnue; et si l'envie te prend de pousser tune pointe chez Jes autres, reviens vite aux premiers, Assure-toi uotidiennement une défense contre la pauvreté, contre Ia mort, sans oublier nos ausres fléaux. De tout ce que tu auras parcoura, extrais une pensée a bien digérer oc jour-la. C'est aussi ce que je fis, Entre plusieurs textes que je viens de lire, jejette sur 'un deux mon dévolu, Voici mon butin d’aujourd’hui; cest chez Epicure que je 1 Brice, Botton, op. ct, 1943, «1 vce I chap, xm: « De la nfs de la logigue, § 11-14, p. 65, 2. Stetgue, Letras d Lacie, opt. 1, live I tes 2, $5, . 63 3,56, p. 9:4, $10, p. 12; 7, $11, pp. 21-22; 8, 67-8, p. 24, exe, “ 1988 Michel Foucault, Dits et éerits 1983 ai trouvé, car j'aime aussi a passer dans le camp d'auttui. Comme transfuge? non pas; comme éclaireur ftanguam explorator] '. > 3) Ce disparate voulu n'exclut pas unification Mais celle-ci n'est pas opérée dans l'art de composer un ensemble; elle doit s'éta- blir dans le sctipteur lui-méme comme le résultat des hupomnémata, de leur constitution (et donc dans le geste méme d'écrire), de leur consultation (et donc dans leur lecture et leur relecture). Deux pro- cessus peuvent étre distingués. Il s'agit, d'une part, d'unifier ces fragments hétérogénes par leur subjectivation dans l'exercice de écriture petsonnelle. Cette unification, Sénéque Ia compare selon des métaphores trés traditionnelles soit au butinage de l'abeille, soit la digestion des aliments, soit encore a l'addition des chifftes for- mant une somme : < Ne soufftons pas que rien de ce qui entre en nous ne demeure intact, de peur qu'il ne soit jamais assimilé. Digé- rons la matiére: autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence fin memoriam non in ingenium). Adhérons cordialement & ces pensées d’autrui et sachons les faite ndtres, afin d'unifier cent éléments divers comme Iaddition fait, de nombres isolés, un nombre unique ?. > Le role de I'écricure est de consticuer, avec tout ce que la lecture a constitué, un < corps > (quicquid lec tione cellectum est, stilus redigat in corpus). Bt ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien ~ en suivant la métaphore si souvent évoquée de Ia digestion — comme le corps méme de celui qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité: léricure transforme la chose vyue ou entendue (in vires, in sanguinem). Elle se fait dans le scripteur Iui-méme un principe d'action ration- nelle. Mais, inversement, le scripteur constitue sa propre identité a tra~ vers cette recollection de choses dites. Dans cette méme lettre 84 — qui constitue comme un petit traité des rapports entre lecture et Gcriture =, Sénéque sarréte un instant an probléme éthique de la ressemblance, de la fidélité et de Voriginalité. On ne doit pas, explique-t-il, éaborer ce qu'on retient d'un auteur, de maniére que celui-ci puisse étre reconnu; il ne s'agic pas de constituer, dans les notes qu'on prend et dans la maniére dont on restitue par écrit ce qu'on a lu, une série de « portraits > reconnaissables, mais < morts > (Séndque pense ici a ces galeries de portraits par lesquelles on attes- tait sa naissance, on faisaic valoir son statut et on marquait son iden- tite par référence a d'autres). C’est sa propre ame qu'il faut consti- 1. Bid, leare 2, §4-5, p.6. op. eit, MM, livte XA, lewe 84, § 6-7, p. 123. Michel Foucault, Dits et éerits tuer dans ce qu’on écrit; mais, comme un homme porte sur son visage la ressemblance naturelle de ses ancétres, de méme il est bon qu’or. puisse apercevoit dans ce qu'il écrit la filiation des pensées qui se sone gravées dans son ame. Par le jeu des lectures choisies et de I'écriture assimilatrice, on doit pouvoir se former une identieé & travers laquelle se lit toute une généalogie spirituelle. Dans un choeur, il y a des voix hautes, basses et moyennes, des timbres d'hommes et de femmes : < Aucune voix individuelle ne peut s'y distinguer; l'ensemble seul "impose a Vorelle f...}. Je veux qu'il en soit ainsi de nore ame, qu'elle ait bonne provision de connaissances, de précepres, d'exemples empruntés & mainte époque, mais conver. geant en une unite, > LA CORRESPONDANCE Les camets de notes, qui, en eux-mémes, constituent des exercices d’écriture personnelle, peuvent servir de matiére premiére a des tex- tes qu’on envoie aux autres. En revanche, Ia missive, texte par défi- nition destiné a autrui, donne lieu elle aussi a exercice personnel, ‘Crest que, Sénéque le rappelle, lorsqu’on écrit, on lit ce qu’on écrit tout comme en disant quelque chose on entend qu'on le dit. La lettre qu'on envoie agit, par le geste méme de lécriture, sur celui qui 'adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la recoie. En cette double fonction Ia correspondance est toute proche des Aupomnémata, et sa forme en est souvent ts voisine. La littérature épicurienne en donne des exemples. Le texte connu comme ¢ lettre a Pythoclés > commence par accuser réception d'une letere ot ’éleve a cémoigné de son amitié pour le maitre et od il s'est efforeé de ¢ se rappeler les raisonnements > épicuriens petmet- tant dlatteindre le bonheur; Vauteur de la réponse donne son aval : la tentative n’érait pas mauvaise; et il expédie en retour un texte — résumé du Peri phusedr d’ Epicure — qui doit servir a Pythoclés de matériel 2 mémoriser et de support pour sa méditation *, Les lettres de Sénéque montrent une activité de direction exercée, par un homme Agé et déja retiré, sur un autre qui occupe encore importantes fonctions publiques. Mais, dans ces lettres, Sénéque ne fait pas que s'informer de Lucilius et de ses progrés; il ne se contente pas de lui donner des conseils et de commentet pour Ini quelques grands principes de conduite. A travers ces leons écrites, 1. Ibi, §9-10, p. 124 * Latte Pytocts cad. A. Exnout), in Uric, De vera natura. Commenters par Aled Emout of Lton Roti, Pats, Les Belles Lees, < Collection de commentaires Fauceuss anciens >, 1925, «.1, §84-85, p. XXXVE, 1983 Michel Foucault, Dits et éerits 1983 je continue a sexercerIui-méme, en fonction des deux prin- sa vie, et qu'on a toujours besoin de l'aide d'autrui dans l'élabora- tion de I’éme sur elle-méme. Le conscl qu'il donne dans la lettre 7 consticue une description de ses propres rappores avec Lucilius; il y caractérise bien la fagon dont il occupe sa retraite par le double tra- vail quil effecrue simultanémene sur son corespondant et su lui- méme : se retter en soi-méme antant qu'il es posible; sareacher & ceux qui sont capables d'avoir sur soi un effet bénéfique; ouvrir sa pore & ceux qu’on a espoir de rendre soi-méme meilleat; ce sont «des offices réciproques. Qui enseigne s'instruit' >. ; La letare qu'on envoie pour aider son cortespondant ~ le conseil- Jes, Pexhoreer, 'admonester, le consoler~ constitue pout le scripteut tune maniére dentrainement: un peu comme le soldats en temps de pa Fenetent a eaniemen de armel evi qu'on one aux aut TTurgence de leu situation sone une fagon de pares solaine ftae smblable rapa Ans Eee 96 8 Laan: alle i dere In copic dane ue rie, ate Séneque avait envoyée & Marullus dont le fils éit m temps auparavant* Le texte releve du gense dela consolation >; il offre au correspondant les armes < logiques » avec lesquelles lut- ter contre le chagrin. L'intervenion est rardive, puisque Marullus, < Gourd par le coup >, a eu un moment de faiblese et s'est « Gcarté de lui-méme >; la letre a donc en cela un tle ’admones- tation. Mais, pour Lucilius, a qui elle est aussi envoyée, pour Séntque gi Vt, elle ove le ele d'un principe de tacivaion ractvation de toutes les raisons qui permettet de surmonter le deni, de se persuader que la more n'est pas un malheut (ni celle des autres ni la sienne propre). Ex, grice a ce qui est lecture pour l'un, écriture pour l'autre, Lucilius et Sénéque auront ainsi renforcé leur préparation pour le cas o3 un événement de ce genre leur artiverait 1a comolatio qui doe aider ec corriger Marullus est en méme temps une praemeditato wile pour Lucilins et Sénéque. L’éciure qui aide le destinataire arme le scipteur — et éventuellement les tiers qui la a ‘Mais il arrive aussi que le service d’éme rendu par le scripreur & son correspondant Ini soit resctué sous la forme du < consell en fetour >; & mesure que celui qui est ditigé progress, il deviene davantage capable de donner a son tour des avis, des exhortations, des consolations celui qui a entrepris de l'aider: la direction ne 1. Sendque, op. it, vee, lewze 7, $8, p. 21 * id, op. cit 1962, e.1V, lime XVI, eee 99, pp. 125-134. Michel Foucault, Dits et tevits ‘este pas longtemps a sens unique; elle sere de cadre a des & ui Vaidene 4 devenir plus égalitare. La lettre 34 signale déja ce ‘mouvement a patti d'une situation od Sénéque, pourtant, pouvait dire son correspondance: < Moi, je te revendique; tu es mon Ouvnige >; < je t'ai bien exhorté, aiguilloané et, impatient de toure lentenr, je tai poussé sans relche, Je suis resté fide & la méthode, ‘mais aujourd'hui jexhorte quelqu'un qui est déit rondement part fr ati m’exhorte a son tour'' >. Et, dés la lettre suivante, il evoque {a récompense de la parfaite amitié, o& chacun des deux seta pour ‘Vautte le secours permanent, l'aide inépuisable done il sera question dlans la lettre 109 : « Lthabileté du lutteur s'entretient par Pexerciee dé la luce; un accompagnateur stimule le jeu da musicien, Le sage 2 besoin parcillemenc de tenir ses vertus en haleine; ainsi, siimulent luieméme, il regoie encore d'un autre sage du stimulant 2 > Pouttane, et malgré tous ces points communs, la correspondance ne doit pas étre considérée comme le simple prolongement de la Draticue des bupomménata. Elle est quelque chose de plus qu'un entrafnement de soi-méme par Iécriture, a travers les conseils vt les avis qu'on doune a laure : elle constitue aussi une certaine maniére de se manifested soi-méme et aux autres, La lettre rend le seripteur < brésent > a celui auguel il V'adresse. Ee présent non pas simple. ‘ment par les informations qu'il lui donne sut sa vie, es activités ses réussites et ses échecs, ses fortunes ou ses malheuts; présent d'une sorte de présence immédiate et quasi physique. Earite, c'est done < se montrer >, se faite Voit, faite apparaitre son propre visage auprés de l'autre. Et, par la, il faut comprendee que la lettre ex a la fois un regaed qu'on porte sur le destinatare (per la missive qu'il recoit, il se sent regardeé) et une manigze de se donner a son regard par ce qu’on lui dit de soi-méme. La lettre aménage d'une cereaine maniére un face-i-face. Et dailleurs Déméttius, 1 Wid, op. cits © tee IN, lee 34, § 2, p. 148, 2. Wid, op. cit, CAV, lime XVM, lease 109% $2, p, 190 3. hid op cits, «1, live IV, lente 40, § 1, p-161n 1983 Michel Foucault, Dits et berits 1983 exposant dans le De elocutione ' ce que doit étre le style épistolaire, soulignait qu’il ne pouvait étre qu'un style < simple >, libre dans la composition, dépouillé dans le choix des mots, puisque chacun doit y révéler son ame, La réciprocité que la correspondance érablit n'est pas simplement celle du conseil et de l'aide; elle ese celle du regard et de ’examen. La letere qui, en tant qu’exercice, travaille a la sub- jectivation du discours vrai, & son assimilation et a son elaboration comme constitue aussi et en méme temps une objectivation de I'éme. Il est remarquable que Sénéque entamant une lettre od il doit exposer & Lucilius sa vie de tous les jours rap- pelle la maxime morale que < nous devons régler notre vie comme si tout le monde la regardait >, et le principe philosophique que rien de nous-mémes n'est célé a dieu qui est sans cesse présent a nos mes *. Par la missive, on s‘ouvre au regard des autres et on loge le correspondant a la place du dieu intérieur. Elle est une maniére de nous donner a ce regard dont nous devons nous dire qu'il est en train de plonger au fond de notre coeur (in pecius intimum insrospi- cere) au moment od nous pensons. Le travail que la lettre opére sur le desrinataire, mais qui est aussi effectué sur le scripteur par Ia lettre méme qu'il envoie, implique donc une < introspection >; mais il faut comprendre celle-ci moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu’on donne a autre sur soi-méme. Il n’en demeure pas moins qu’on a la un phénomene qui peut pataftre un peu surprenant, mais ‘qui est chargé de sens pour qui voudrait faire l'histoire de Ia culture de soi : les premiers développements historiques du récit de soi ne sont pas a chercher du obté des < carets personnels >, des bupomné- mata, dont le réle est de permettre la constitution de soi a partir du recueil du discours des autres; on peut en revanche les trouver du ebcé de Ja correspondance avec autrui et de I'échange du service d'ame. Ee cest un fait que, dans les correspondances de Sénéque avec Lucilius, de Marc Aurdle avec Fronton et dans certaines des lettres de Pline, on voit se développer un récit de soi tres différent de ce qu’on pouvait trouver en général dans les lettres de Cicéron & ses familiers : dans celles-ci, il s'agissaie du réit de soi-méme comme sujet d'action (ou de délibération pour une action possible) en relation avec les amis et les ennemis, les événements heureux et malheureux. Chez Sénéque ou Marc Auréle, chez Pline aussi par- fois, le récit de soi est le récit du rapport a soi; et on y voit se déta- 1, Démécius de Phalére, De eloatine, IV, § 223-225. (De Pleaton, ea. B, Dusit, Paris, Firmin Didoe, 1875, pp.95-99 (NaE).) 2, Séntque, ibid, op cit, IIL, lie X, leese 83, § 1, p. 110. Michel Foucault, Dits ot terits cher clairement deux éléments, deux points stratégiques qui vont cerenit at la suite ls objets privilégiés de ce qu'on poursie epee, (f.eriare du rappore a soi: les ineerfrences de léme et du eve (es impressions plutGe gue les actions) et les activits du lise (lee *6t que les evénements extérieurs); le comps et les jou, 1) Les nouvelles de Ia sant fone tradtionnellemene pare de la corespondance. Mais elles prennene peu & peu ampleur dune de , les ¢ petits accis de féwre » done Lectin Plaine, Seaéque raconte qu'il les a éprouvés lui aussi, bien tee années auparavant: « Au début je ne m’en Gas pa souces na eae ness avait encore la force de résster aux attentes et de seis ne bravement aux diverses formes du mal, Pa la suite ai succorshe a ¢poine que toute ma personne fondue en catarthe et que fie éduit & une extréme maigreur. Maintes fois, je pis le brung den fnie avec existence, mais une consideatin are ct Pa grand age de mon pete. > Et ce qui lui a procuré Ia guétison, os furent les remédes de I’ée; parmi eux les plus impottanes ene éee {ls amis, qui 'encourageaien, le veillaient,causalent avec Io, ce fui apportaient ainsi cu soulagement > Ii ative auss) gue eg les erie le mouvement qui a condi une impression jective a un exercce de pensée. Témoin cena secouer organisme, soit, ide labile logeait dans ma gorge pout Ia Sire tombe, soe, si par quelque motif Fait fait wop deve as mes poumons], pour qu'il yf raeié par un balloeement dese gs me stis trouvé bien, Cest ainsi que j'ai prolongé une sosta's Jaquelle le rivage méme minvitaic: entre Cumes et la vila de Ser villus Vata il sinfléchit, ec la mer d'un cbt, le lac de Taree 1 Pl Je Lat, oH, 1d, AN Gu ae es Colne get pe TID bai oa oes oe ae GE ea 2. Stadque, Leteres @ Lucilius, op. cit, t. WL, livte IX. leure 78 €1.4 1983 Michel Foucault, Dits et éerits 1983 enserrent comme une étroite chaussée. Une récente tempéte avait affermi la gréve [...J. Cependant selon mon habitude, je m'étais mis a regarder 4 Ventour si je ne trouvais pas quelque chose dont je puisse tirer profit, et mes yeux se portérent sur la maison qui a été naguére celle de Vatia > : et Sénéque raconte & Lucilius ce qui fait sa méditation sur Ia retraite, la solicude et Vamitié ', 2) Ta lettre est aussi une maniére de se présenter & son cotres- pondant dans le déroulement de la vie quotidienne, Raconter sa journée ~ non point a cause de Vimportance des événements qui auraient pu la marquer, mais justement alors qu'elle n'a rien d'autre que d’étre semblable a routes les autres, attestant ainsi non I'impor- tance d'une activité, mais la qualité d'un mode d’étre ~ fait partie de la pratique épistolaire : Lucilius crouve naturel de demander a Séneque de < lui rendre compte de chacune de mes journées, et hheure par heure >; et Sénéque accepte cette obligation d'autant plus volontiets qu'elle I'engage a vivre sous le regard d’autrui sans avoir tien a céler : < Je ferai donc comme tu I'exiges : la nature, l'ordre de mes occupations, je te communiquerai volontiers rout cela. Je ‘m’examinerai dés I'instant méme et, suivant une pratique des plus salutaires, je ferai la revue de ma journée. > En effet, Sénéque évoque cette journée précise qui vient de s'écouler, et qui est en méme temps la plus commune de toutes. Sa valeur tient justement ce que rien ne s'y est passé qui aurait pu le détourner de la seule chose qui soit pour lui importante : s‘occuper de lui-méme : « Cette journée-ci est cout entiére & moi; personne ne m'en a rien dérobé. > Un peu d'entrainement physique, de la course avec un petit esclave, un bain dans une eau a peine tiéde, une simple collation de pain, une sieste trés breve. Mais l'essentiel de la journée — et Cest ce qui ‘occupe la plus longue partie de la lettre — a été consacté a la médita- tion d'un théme suggéré par un syllogisme sophistique de Zénon a propos de Pivresse * Quand la missive se fait récit d'une journée ordinaire, d'une jour- née soi, on voit qu’elle touche de prés une pratique a laquelle Séndque fait d’ailleurs discréeement allusion au débue de la lertre 83; ily évoque l’habitude si utile de « faire la revue de sa jour- née >: cest I'examen de conscience dont il avait décrit la forme dans un passage du De ira *. Cette pratique — elle était familigre 1. Wid op, city «My lie VI, lene 55, § 245, pp. 36-975 ou aussi Is leure 57, $23, p67, 2, Ubi, p. ct, «1, live X, Nese 83, §2-3, pp. 110-111 1 Séndgue, De ira (De la coli, ead. A. Bourgery, lee 36, §1-2, in Dialpguer, Pasi, Les Bells Laces, « Collection des univestés de ance >, 1922, «J, pp. 102 103) ‘Michel Foucault, Dits et éerits dans différents courants philosophiques : pythagoticien, épicurien, stolcien — semble avoit été surtout un exercice mental lié a la mémorisation : il s'agissait a la fois de se constituer comme ¢ ins- pectenr de soi-méme > et donc de jauger les fautes communes, et de réactiver les régles de comportement qu'il faut avoir toujours pré= sentes a lesprit. Rien nindique que cette < revue de la journée > ait pris la forme d'un texte écrit. II semble donc que ce soit dans la relation épistolaire — et par conséquent pour se mettre soi-méme sous les yeux de l'autre ~ que I'examen de conscience a été formulé comme un récie écrit de soi-méme : récit de la banalité quotidienne, récit des actions correctes ou non, du régime observé, des exercices hysiques ou mentaux auxquels on s'est livré. De cette conjonction de Ia pratique épistolaire avec examen de soi, on trouve un exemple remarquable dans une lettre de Marc Auréle a Fronton, Elle a été écrite au cours de I'un de ces séjours d la campagne qui éraient fort recommandés comme moments de détachement par rapport aux activités publiques, comme cures de santé et comme occasions de s‘occuper de soi-méme. On trouve joints dans ce texte Jes deux thémes de la vie paysanne, saine parce que naturelle, et de la vie de loisir vouée a la conversation, a la lecture et a la médita- tion. En méme temps, tout un ensemble de notations ténues sur le corps, 1a santé, les sensations physiques, le régime, les sentiments montrent l'exeéme vigilance d'une attention qui est intensément focalisée sur soi-méme. < Nous nous portons bien. Moi, j'ai peu dormi a cause d’un petit frisson qui cependant paraft calmé, J'ai donc passé le temps, depuis les premieres heures de la nuit jusqu’a Jn eroisiéme du jour, partie a lire I’Agriculture de Caton, partie écrire heureusement a la vétité moins qu’hier. Puis aprés avoir salué mon péte, jai avalé de l'eau miellée jusqu’au gosier; et la rejerant, je me suis adouci la gorge, plutde que je ne I'ai “ gargarisée "; car je Puis employer ce mot, d'aprés Novits et d'autres. Ma gorge restaui- rée, je me suis rendu auprés de mon pere, j'ai asisté a son sacrifice, Ensuite, on est allé manger. Avec quoi penses-tu que j'ai diné? Avec tun peu de pain, pendant que je voyais les autres dévorer des huitres, des oignons, et des sardines bien grasses. Aprés nous nous sommes mis a moissonner les raisins; nous avons bien sué, bien crié [..J. A Ja sixiéme heure, nous sommes revenus a la maison. J'ai un peu éeu- dig, et cela sans fruit; ensuite j'ai beaucoup causé avec ma petite ‘meére qui était assise sur le lit [..}. Pendant que nous causions ainsi, € que nous nous disputions a qui des deux aimerait le mieux l'un de nous (...} le disque retentic et on annonca que mon pére s'écaie ‘mis dans le bain. Ainsi nous avons soupé aprés nous étte baignés, 1983 Michel Foucault, Dits ot terits 1983 dans le pressoir; non pas baignés dans le pressoir, mais aprés nous tre baignés, nous avons soupé et entendu avec plaisit les joyeux propos des villageois. Rentré chez moi, avant de me tourer sur le cbté pour dormir, je déroule ma tiche fmewm pensum explice] je ends compte de ma journée A mon tres doux maitre (diei rationem ‘meo suavissimo magistro redo] que je voudrais ~ dussé-je en perdre du poids ~ désirer plus encore '.. > Tes demiéres lignes de la lettre montrent bien comment elle sfarticule sur a pratique de l'examen de conscience : la journée se termine, juste avant le sommeil, par une sorte de lecture de la jour- née écoulée; on y déploie en pensée le rouleau od sont inscites les activieés du jour, et Cest ce livre imaginaire de la mémoire qui est reproduit le lendemain dans la lettre adressée & celui qui est tout a Ja fois le maftre et I'ami. La letere a Fronton recopie en quelque sotte I'examen effectué la veille au soir par la lecture du livre mental de la conscience. Il est clair qu’on est encore trés loin de ce livre du combat s ‘uel auquel Athanase, dans la Vie d’Antoine, fait allusion quelque deux siécles plus tard. Mais on peut mesurer aussi combien certe procédure du récit de soi dans Ia quotidienneté de la vie, avec une trés méticuleuse attention a ce qui se passe dans le corps et dans ame, est différent aussi bien de la correspondance cicéronienne que de la pratique des hupomnémata, recucil de choses lues et entendues, et support des exercices de pensée, Dans ce as ~ celui des Aupomn mata ~, il sagissait de se constituer soi-méme comme sujet d'action rationnelle pat l'appropriation, V'unification et la subjectivation, d'un déji-dic fragmentaire et choisi; dans le cas de la notation monastique des expériences spirituelles, il s'agira de débusquer de Vineérieur de V’ame les mouvements les plus cachés de maniére & pouvoir s'en affranchir. Dans le cas du récit épistolaire de soi-méme, il s'agit de faite venir a coincidence le regard de Vautre et celui qu'on porte sur soi quand on mesure ses actions quotidiennes aux régles d'une technique de vie 1, Mare Aurdle, ara, livee TV, lee 6, (Tid. A. Cassan, Pais, A. Levavasseur, 1830, pp. 249-251 (NAB) | Micbel Foucault, Dits et devite x30 Structuralisme et poststructuralisme < Stucunlise and PoseSuctunism > («Sererarltme ee posserucuisme >; etetien free G. Rauled, Tels, vl. XVI, 35, princes 1983, pp. 195-211 = Commens commencer? Je pensais a deux questions : d'abord, a cette appellation tres globale de poststracturalisme, quelle en est Porigine ? Je remarquerai d'abord qu'au fond, en ce qui concere ce qu’a été le scructutalisme, non seulement ~ ce qui est normal — aucun des acteurs de ce mouvement mais aucun de ceux qui, de gré ou de force, ont regu I’ériquette de struceuraliste ne savait trés exactement de quci il s‘agissait. Il est certain que ceux qui pratiquaient la méthode structurale dans des domaines trés précis, comme Ia lin- guistique, comme la mythologie comparée, savaient ce qu’éeait la structutalisme, mais, dés qu'on débordait ces domaines trés précis, Personre ne savait au juste ce que était, Je ne suis pas sr quill serait trés intéressanc d'essayer de redéfinir ce qu'on a appelé a ceete époqueda le structuralisme. Ce qui me paraitrait en revanche inté- ressant — et, si ‘en ai le loisi, j‘aimerais le faire ~, ce serait étudier ce qu’a été la pensée formelle, ce qu’ont été les différents types de formalisme qui ont traversé la culture occidentale pendent tout le xx sidcle. Quand on songe a I'extraordinaire destin du formalisme en peinture, des recherches formelles en musique, quand on pense a Vimporance qu’a eu le formalisme dans I'analyse du folklore, des légendes, en architecture, & son application, a certaines de ses formes dans la pensée théorique, il est certain que le formalisme en général 8 été vraisemblablement l'un des courants a la fois les plus fores et les plus variés qu’ait connu I'Europe au xx" siécle. Et, a propos de ce formalisme, je crois aussi qu’il faut remarquer qu'il a été eres souvent associé & des situations et méme a des mouvement poli- tiques a la fois précis et chaque fois intéressants, Les rapports entre le formalisme russe et 1a Révolution russe seraient certainement a réexaminer de trés prés, Le r6le qu’on eu la pensée et I'are formels au débur du 20 siécle, leur valeur idéologique, leurs liens avec les différents mouvements politiques, tour cela serait a analyser, Ce qui me frappe dans ce qu'on a appelé le mouvement seruceu- raliste en France et en Europe de I'Ouest vers les années soixante, C'est qu’en fait il éraie comme un écho de effort fait dans certains pays de l'Est, et en particulier en Tchécoslovaquie, pour se libérer du dogmatisme marxiste, Et vers les années cinquante-cing ou vers les années soixante, tandis que dans un pays comme la Tchécoslova- quie la vieille tradition du formalisme européen de l'avant-guerre 1983

You might also like