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13 | 2000
Écrire l’histoire de l’art
François-René Martin
Éditeur
CNRS Éditions
Référence électronique
François-René Martin, « La « migration » des idées Panofsky et Warburg en France », Revue
germanique internationale [En ligne], 13 | 2000, mis en ligne le 01 septembre 2011, consulté le 30
septembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/786 ; DOI : 10.4000/rgi.786
FRANÇOIS-RENÉ MARTIN*
* Nous préparons un ouvrage dans lequel nous reviendrons plus en détail sur la réception de
Warburg et de Panofsky en France, mais aussi sur celle de Riegl. Seuls trois chaînons essentiels de
cette réception sont étudiés ici. Nous avons entendu parler pour la première fois de Warburg il y
a plus de dix ans, sur les lieux mêmes où l'historien d'art fut étudiant, alors que nous suivions les
cours de Roland Recht, à Strasbourg. Qu'il trouve ici le témoignage de notre reconnaissance.
1. C. Landauer, Das Nachleben Aby Warburgs, Kritische Berichte, 9, 1981, p . 61-71 ; K. Her-
ding, Warburgs « Revenants » - psycho-ikonographisch gezähmt, Kritische Berichte, 3/1990, p . 27-
38 ; M . Diers, Von der Ideologie-zur Ikonologiekritik. Die Warburg-Renaissancen, in A. Berndt
et al., Frankfurter Schule und Kunstgeschichte, Berlin, 1992, p. 19-39. D'autres auteurs évoquent pour les
années 90 une véritable « industrie Warburg », tant les écrits le concernant se multiplient :
D. Wuttke, Dazwischen: Kultunvissenschaft auf Warburgs Spuren, Baden, 1996, 2 vol., vol. 1, p . XVI,
recensé par T . D a Costa-Kaufmann, The Art Bulletin, vol. L X X X , n° 3, 1998, p. 580-585. Sur le
retour à Warburg depuis plus de vingt ans, on en mesurera d'emblée l'ampleur en consultant la
bibliographie compilée par D . Wuttke, Aby M . Warburg-Bibliographie, in A. M. Warburg,
Ausgewählte Schriften und Würdigungen, Baden, 1979, p. 517-576 ; et récemment, Id., Aby-M.-Warburg-
Bibliographie 1866 bis 1995: Werk und Wirkung mit Annotationen, Baden, 1998.
2. Sur la « survie » : M. Dogan, R. Pahre, L'innovation dans les sciences sociales. La marginalité
créatrice, Paris, 1991 ; D . S. Milo, Trahir le temps (Histoire), Paris, 1991. Pour la « patience » à l'égard
des anomalies : T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris [1970], 1983, p . 82 sq.
1. Sur ce contexte : H. Dilly, Emile Mâle, dans Altmeister moderner Kustgeschichte, Berlin, 1990,
p. 133-148. O n mesurera l'importance des lectures croisées chez Warburg lui-même, à travers ce
e
qu'il doit à la critique française du XIX siècle : E. H. Gombrich, Aby Warburg and A. F. Rio,
dans Studi in onore di Giulio Carlo Argan, Florence, 1994, p. 48-52.
2. Avant tout, W. S. Hecksher, T h e Genesis of Iconology [1967], Art and Literature. Studies in
Relationship, Baden, 1985, p. 253-280 ; J. Bialostocki, La méthode iconologique et l'érudition fran-
çaise, L'Information d'histoire de l'art, vol. 20, n° 3, 1975, p . 103-107 ; S. Trottein, La naissance de
l'iconologie, Symboles de la Renaissance, II, Paris, 1982, p. 53-57. Plus récemment, la question a été
enrichie de nouveaux documents par P. Schmidt, Aby M. Warburg und die Ikonologie, Bamberg,
240 1989, et D. Wuttke, in A. M. Warburg, Ausgewählte Schriften und Würdigungen, Baden, 1979.
dernier commençait en effet à développer une analyse de l'influence des
images sur la formation des mythes, rendue possible par ce qu'il désignait
1
lui-même comme la « méthode iconologique » . Ces contacts et ces relations
furent cependant mis à mal par la guerre, et par la suite les recherches ico-
nographiques en France furent menées, sauf exceptions, sans considération
2
pour l'apport propre de l'iconologie de Warburg . Celle-ci permettait pour-
tant d'échapper à la tendance classificatrice des iconographes, lesquels cher-
chaient davantage à saisir les codifications symboliques stables que les
codages complexes que Warburg avait su déchiffrer. Toutefois, ce n'est pas
cette invention discrète qui définira la première notoriété de Warburg mais
celle du programme plus systématique d'étude des survivances de
l'Antiquité, le Nachleben der Antike. De ce point de vue, le Warburg des
années 20 apparaît comme un de ces personnages charismatiques décrits
dans des termes wébériens par le sociologue Merton. La formation même
de la « Bibliothek Warburg », puis du «Warburg Institute », fut souvent
décrite comme l'institutionnalisation de ce charisme, de même que les tra-
vaux de plus en plus complexes sur l'hermétisme de la Renaissance, dans les
années 40-60, sont parfois appréciés, aujourd'hui, comme une « routinisa-
tion » (là encore, au sens prêté par Weber à ce terme) du charisme de War-
3
burg . Un tel schéma semble assez éclairant, à une nuance près : dans le cas
de Warburg, l'institutionnalisation se fit autant par la volonté active et pro-
grammée du savant que par le charisme exercé directement sur ses succes-
seurs (Wind, Saxl et Bing, qui le fréquentèrent directement et le commentè-
4
rent, font peut-être exception) . Et s'il faut parler de charisme, il fut par
ailleurs largement affecté par l'absence d'une « œuvre » écrite monumen-
tale apparente chez Warburg et par l'effacement de ce dernier dans les
années 20 à 30. Progressivement, le charisme du savant auprès de ses suc-
cesseurs se confondit ou fut recouvert par l'institution qu'il avait créée. En
conséquence, l'essentiel de la réception immédiate de la pensée de War-
burg, en France spécialement, se fit à travers le filtre de l'institution et de ce
que l'on appellera l' « Institut Warburg » ou F « École de Warburg ».
1. S. Reinach, Mythologie figurée, dans Cultes, mythes et religions, Paris, 1996, éd. H. Duchêne,
p. 705-715.
2. Bien que les activités de la Bibliothek Warburg, et notamment la méthode de Warburg,
aient été présentées par J. Mesnil, La Bibliothèque Warburg et ses publications, Gazette des beaux-
arts, 1926, p . 237-241. G. J. Hoogewerff plaida dans un texte célèbre pour la réunion de ces
recherches sous le vocable « iconologie » : L'iconologie et son importance pour l'étude systéma-
tique de l'art chrétien, Rivista di Archeologia Cristiana, vol. VIII, 1931, p. 53-82.
3. R. K. Merton, Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations, Chicago, 1973,
p. 453.
4. A l'inverse d'un Wôlfflin dont la réception immédiate se fit sans volonté active du savant,
comme le montre H. Dilly, Heinrich Wôlfflin : Histoire de l'art et germanistique entre 1910
et 1925; Revue germanique internationale, 2/1994, p. 107-122. Sur la formation du cercle W a r b u r g :
M. Jesinghausen-Lauster, Die Suche nach der symbolischen Form. Der Kreis um die Kulturwissenschqftliche
Bibliothek Warburg, Baden, 1985.
ORDRES ET DÉSORDRES.
ÉCHANGES ET TRAVAUX PARALLÈLES
ENTRE LE CERCLE DE WARBURG
ET LA FRANCE (1930-1945)
1. H. Focillon, Apôtres et jongleurs (études de mouvement), Revue de l'art ancien et moderne, LV,
1929, p. 13-28. Cf. W. Cahn, Focillon's Jongleur, Art History, vol. 18, septembre 1995, p. 345-362 ;
W. Sauerländer, En face des barbares et à l'écart des dévots, l'humanisme médiéval d'Henri
Focillon, in G. Kubler et al, Relire Focillon, Paris, 1998, p. 53-74.
2. H. Focillon, L'art des sculpteurs romans. Recherches sur l'histoire des formes, Paris [19
p. 189-207.
3. Le rapport avec Warburg (et ses limites) se trouve chez W. Cahn, op. cit. (n. 1, ci-dessus).
Cette sensibilité au mouvement était cependant, chez Focillon, assez loin de celle du Warburg
attentif aux Pathosformeln ou aux motifs dionysiaques : alors que ce dernier avait fait resurgir au
début du siècle une thématique dionysiaque sur fond de classicisme winckelmanien, le Français
cherchait sans doute davantage à faire retourner ces figures agitées dans l'ordre d'un cadre.
1
volume de Bibliographie des survivances de l'Antique . C'est sans doute parce
qu'il percevait l'enjeu de cette question des survivances de formes anti-
ques dans la sculpture romane que Focillon encouragea dès 1931 un
jeune chartiste, Jean Adhémar, à traiter dans sa thèse d'État des Influences
antiques dans l'art du Moyen Agefrançais.Adhémar entra en 1933 en contact
2
avec les disciples de Warburg sur l'invitation de Fritz Saxl . Il fut associé
plus largement aux recherches de l'Institut en rédigeant quelques notices
du second volume de Bibliographie des survivances de l'antique, publié
3
en 1938, dans lequel le nom d'un autre français figurait : Jean Seznec .
Jeune normalien puis membre de l'École de Rome, il avait été encouragé
par Émile Mâle, avant de « passer » chez Focillon, puis de rejoindre le
cercle du Warburg Institute. Il y publia son grand ouvrage sur la survi-
vance des dieux antiques, qui s'inscrivait dans le droit fil des travaux de
Warburg sur l'astrologie et de l'étude de Saxl et Panofsky sur la mytho-
4
logie classique dans l'art médiéval, publiée en 1933 . Ainsi, on le voit, le
cercle de l'ancienne « Bibliothek Warburg », émigré à Londres, n'hésitait
pas à accueillir dès le début des années 30 de jeunes chercheurs apparte-
nant à l'entourage de Focillon - sans pour autant figurer dans le premier
cercle des fidèles du « maître ».
Un autre cas, riche d'implications, est celui d'André Chastel. Il permet
de voir combien les rapports entre le groupe assez hétérogène des élèves
de Focillon et les recherches des warburgiens, au début des années 30, se
firent à la fois en termes d'objets de recherche communs (avant tout,
la survivance de motifs antiques) et d'exigence érudite. Comme pour
Adhémar et Seznec, c'est l'institution du Warburg Institute et ses thèmes
de recherche qui attirèrent Chastel, et non les écrits de son père fondateur,
Warburg, que le Français ne connaissait probablement pas alors.
Vers 1931-1932 sans doute, Chastel, âgé de 20 ans à peine, devint l'élève
de Focillon. Il choisit alors comme sujet de recherche un problème icono-
graphique assez original, si on le rapporte aux thèmes et aux orientations
1. E. Kris, Focillon, Henri, L'art des sculpteurs romans, in [E. Wind et al.], Kulturwissenschaftliche
Bibliographie zum Nachleben der Antike. Erster Band : Die Erscheinungen des Jahres 1931, Leipzig-Berlin,
Bibliothek Warburg, 1934; reprint Nendeln-Liechtenstein, 1968, p. 175.
2. L'entreprise aboutit pleinement puisque la thèse fut publiée en 1939 dans le cadre du
Warburg Institute : J. Adhémar, Influences antiques dans l'art du Moyen Age français, Londres, Studies of
the Warburg Institute, VII, 1939 ; rééd., Paris, 1996 (sur les contacts entre Adhémar, les disciples
de Focillon et le Warburg Institute, la Préface, p . VII-XVI, de L. Pressouyre contient d'utiles
renseignements).
3. Seznec se livra notamment à une recension féroce de L'iconographie de l'art profane de Ray-
mond Van Marie, reprochant à ce dernier d'en rester à une trop plate classification analogique de
motifs, sans bien en percevoir la signification (ainsi le Triomphe de Vénus de Francesco del Cossa, au
palais Schifanoia de Ferrare, jadis étudié par Warburg). Il fut plus généreux pour L'art religieux
après le concile de Trente, de son ancien maître, Emile Mâle (A Bibliography of the Survival of the Classics.
Second volume : The Publications of 1932-1933, Londres, T h e Warburg Institute, 1938 ; reprint
Nendeln-Liechtenstein, 1968, p. 105-106, p . 305).
4. J. Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans
l'humanisme et dans l'art de la Renaissance, Londres, 1940 ; rééd. Paris [1980], 1993.
1
de Focillon autour de 1930 : «La tentation de saint Antoine» . Chastel
l'expliquait rétrospectivement par l'influence de l'imagerie surréaliste, vue
dans des expositions ou dans les publications surréalistes, telles que Mino-
taure, que Roger Caillois, son camarade de khâgne, lui avait fait connaître.
Peut-être est-ce dans une de ces revues qu'il lut pour la première fois les
noms des membres du cercle de Warburg : dans le n° 2 de mai 1929 de la
revue dirigée par Georges Bataille, Documents, apparaît une liste de collabo-
rateurs futurs. Y figurent, aux côtés de Pietro Toesca, le Viennois Josef
Strzygowsky (membre du comité de rédaction), Erwin Panofsky, Fritz Saxl,
2
Wilhelm Pinder, Richard Hamman et Wilhelm Fraenger . Ce prestigieux
parrainage à la revue surréaliste était peut-être dû aux relations de l'un des
fondateurs de Documents : Carl Einstein. Il reste que ni Panofsky, ni Saxl
n'écrivirent dans Documents. Quant à la présence de Strzygowsky dans la
revue, elle s'explique probablement par le fait que ce dernier était alors
une « référence obligée », une des figures les plus importantes de la disci-
pline sur le plan international (Focillon et Baltrusaitis discuteront bien plus
ses thèses que celles d'historiens dans le sillage de Warburg, ou même
celles des formalistes de la première génération tels que Riegl ou Wôlfflin).
Or, comme Chastel l'a rappelé, sa rencontre décisive avec la liberté des
surréalistes fut tempérée par une autre découverte, érudite cette fois : «J'ai
trouvé là l'ensemble des publications de l'Institut Warburg. Nous étions
dans les années 1934-1935, à un moment où ces travaux n'étaient connus
que des spécialistes. Je ne savais pas l'allemand, et je me demande com-
ment je suis arrivé à lire un petit fascicule qui a joué, je crois, un grand
rôle dans mon existence : Dürers Melancolia. C'est devenu depuis un énorme
volume qui vient d'être traduit en français. En le déchiffrant comme j'ai
pu, il m'est venu à l'esprit une évidence qui a certainement décidé de la
suite de mon activité : cette image qui reste pour moi et pour tout le
monde une des plus fortes, des plus mystérieuses, des plus riches de sugges-
tion, parfois jusqu'au malaise, il y avait moyen de l'interpréter autrement
3
que par des effusions littéraires. » Cette seconde découverte érudite aurait
alors incité Chastel à rencontrer les membres du Warburg Institute à Lon-
dres. Le champ d'investigation du cercle Warburg était alors assez large,
bien que centré sur le problème de la survivance des formes antiques : à
l'instar des propres recherches de Warburg, qui avait envisagé la figure
e e
moderne de Manet, il incluait les XVIII et XIX siècles. Les circonstances
de la rencontre de Chastel avec les membres du « Warburg » n'ont jamais
été véritablement précisées dans ses écrits : elle se fit vraisemblablement
durant l'hiver 1934, et peut-être à nouveau en 1937, par l'intermédiaire de
1. Voir J. Goody, Marc Bloch and Social Anthropology, in H. Atsma, A. Burguière (éd.),
Marc Bloch aujourd'hui. Histoire comparée & sciences sociales, Paris [1990], 1992, p. 317-332. Parmi de
nombreux auteurs qui ont suggéré le rapport, en particulier sur la question du pouvoir : U. Rauff,
Parallel gelesen : Die Schriften von Aby Warburg und Marc Bloch zwischen 1914 und 1924, in
H. Bredekamp et al. (éd.), Aby Warburg, Weinheim, 1991, p . 167-178.
2. Cf. J. Thuillier, La Vie des formes : une théorie de l'histoire de l'art ?, in G. Kubler et al., op.
cit. (n. 1, p . 242), p . 75-96, p. 96.
3. H. Focillon, L'an mil, Paris [1952], 1984, p. 186-187.
4. Une feuille du Warburg Institute annonçait parmi les publications prochaines dans son
Journal, une étude d'Henri Focillon, « Revivais of the "Apocalypse" in the 15th Century » :
Journal of the Warburg Institute. Prospectus, reproduit par D. Wuttke, Kosmopolis der Wissenschaft.
E. R. Curtius und dos Warburg Institute. Briefe 1928 bis 1953 und andere Dokumente, Baden, 1989, p. 343-
345, p. 345. L'étude ne fut pas publiée et elle ne figure pas dans la bibliographie compilée par
d'autres intellectuels à se replier dans une sorte d ' « anachorèse savante »,
à oublier ainsi la détresse du présent en « s'entretenant » avec les grands
hommes du passé, en s'intéressant à des figures mélancoliques ou à des
1
figures d'ordre . Précisément, Focillon mit en scène un individu, Gerbert, à
la fois savant et administrateur soucieux des « principes d'ordre et de régu-
larité », parvenant à réaliser l' « union d'une haute pensée et d'une volonté
2
constructive » . Il n'est pas impossible que Panofsky, lui-même émigré aux
Etats-Unis, ait connu ces recherches menées par Focillon, avant 1943. Et
s'il n'en avait pas connu le détail, le parallèle avec le fameux texte de
Panofsky sur l'abbé Suger n'en serait pas moins remarquable.
RIGUEUR ET SYSTÈME.
GENÈSE ET RÉCEPTION
D'ARCHITECTURE GOTHIQUE
ET PENSÉE SCOLASTIQUE DE PANOFSKY
L. Grodecki (Bibliographie Henri Focillon, New Haven-Londres, 1963). Nous pensons qu'il faut
rapprocher ce projet des recherches laissées inachevées mais ramassées posthumement dans
L'irréalisme à lafindu Moyen Age et à la Renaissance. Les visionnaires, La Critica d'Arte, 1949,
p. 1-15, repris notamment dans Henri Focillon, Paris, 1986, p. 171-188.
1. Sur l'exil intérieur et le retour de l'anachorèse savante au Moyen Age, A. Boureau, His-
toires d'un historien. Ernst Kantorowicz, Paris, 1990, p. 125. Cela vaut également pour l'analyse de
Melancolia I, dans le Durer de Panofsky (1943), comme le montre K. Moxey, The Practice of Theory.
Poststructuralism, Cultural Politics, and Art History, Ithaca-Londres, p. 65 sq. Deux exemples d'études
de l'iconographie de la méditation savante, publiées dans ces mêmes années, se trouvent chez
U. Hoff, Méditation in Solitude, Journal of the Warburg Institute, I, 1937, p. 292-294 et dans l'étude
déjà citée de Chastel sur Laurent de Médicis (n. 3, p. 245).
2. H. Focillon, op. cit. (n. 3, p. 247), p. 158.
3. E. Panofsky, Note on a Controversial Passage in Suger's De consecratione Ecclesiae Sancti Dio-
e
nysii, Mélanges Henri Focillon. Gazette des beaux-arts, VI série, vol. X X V I , 1944, p. 95-114 ; Abbot Suger
on the Abbey Church of Saint-Denis and its Art Treasures, éd. G. Panofsky-Soergel, Princeton [1946],
1979 ; également Postlogium Sugerianum, The Art Bulletin, X X X , 1947, p. 119 sq.
1
gothique, qui ne fut publiée qu'en 1951 : Gothic Architecture and Scholasticism .
Bruno Reudenbach a montré avec beaucoup de subtilité combien le
contexte américain de Princeton permettait de comprendre l'insistance sur
la métaphysique de la lumière. Il est toutefois possible de construire
d'autres relations. A bien des égards, le portrait de Suger apparaît, comme
c'était le cas de Gerbert pour Focillon, comme une figure intemporelle
d'ordre, une sorte d'homme d'État, à la fois théologien, patron des arts et
administrateur, « un contre-modèle qui, inspiré de l'humanisme occi-
dental, se trouve opposé à la barbarie qu'Hitler et les Allemands avaient
2
imposée à l'Europe et au monde » .
Dans la conférence de 1948, ce ne sera plus à un portrait biographique
que Panofsky se livrera mais à l'analyse du système architectural gothique
en le référant à un habitus collectif qu'il trouve dans la scolastique, et qui
peut se résumer dans le principe de clarification, déjà présent dans la bio-
graphie de Suger. (Peut-être là encore Panofsky pouvait-il avoir à l'esprit
de relever le défi posé par un passage de la Vie des formes : « L'étude la plus
attentive du milieu le plus homogène, le faisceau de circonstances le plus
3
étroitement serré ne nous donnent pas le dessin des tours de Laon » .)
Cette insistance sur la clarification dans l'art gothique, sur l'ordre scolas-
tique qui forme le double de la structure des cathédrales gothiques, corres-
pond bien évidemment à une discussion savante d'un historien de l'art.
Mais en liquidant les thèses irrationalistes sur le gothique, très imprégnées
de nationalisme, de certains historiens allemands de l'entre-deux-guerres,
elle revêtait une nouvelle fois, inévitablement, une autre signification plus
politique. En associant l'art gothique au principe de clarification, Panofsky
s'inscrivait à rebours des thèses qui avaient mis en avant le génie tumul-
tueux propre à l'art gothique. Mais, paradoxalement, cette analyse courait
le risque d'être soupçonnée de reproduire une vision que certains Français
jugeaient spécifiquement allemande, l'association de l'art français à la caté-
gorie stylistique du « classicisme ». On peut le comprendre à la lecture
d'un passage de l'ouvrage de Francastel, L'histoire de l'art instrument de la pro-
pagande germanique, écrit sous le coup de la débâcle et publié en 1945. Un
développement y possède une véritable valeur paradigmatique, qui donne
tout au moins une des significations possibles des recherches de Panofsky
sur l'art gothique. Francastel y dénonçait les prétentions des savants alle-
mands à « germaniser » l'architecture gothique « française » (ainsi Pinder
pour la cathédrale de Laon...), avant de s'en prendre à Panofsky lui-même,
qu'il respectait pour les souffrances qu'il avait subies, mais qui, d'après les
1. E. Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism. An Inquiry into the Analogy of the Arts, Philosophy,
and Religion in the Middle Ages, New York [1951], 1957.
2. B. Reudenbach, Panofsky et Suger de Saint-Denis, Revue germanique internationale, 2/1994,
p. 137-150, p. 146-147. W. Sauerländer reprend une hypothèse convergente: « Barbari ad
portas ». Panofsky in den fùnfziger Jahren, in B. Reudenbach (éd.), Erwin Panofsky Beiträge des Sym-
posions Hamhurg 1992, Berlin, 1994, p. 123-137.
3. H. Focillon, Vie des formes, suivi de Eloge de la main, Paris [1934], 1984, p. 94.
informations dont il disposait, développait une thèse « douteuse » à Prin-
e e
ceton, sur la peinture française des XVII et XVIII siècles. Francastel écri-
vait : « Il n'en est pas moins vrai qu'il reste imbu des doctrines germani-
ques et que, comme tant d'autres — prenons garde au péril immense que
court notre culture interprétée au dehors par des Allemands, même non
nazis —, il présente de notre civilisation l'image la moins séduisante et la
plus fausse. »' Cette image à la fois fausse et très peu séduisante résidait
dans la thèse qui ferait que, « chaque fois que le génie tumultueux mais
créateur des autres peuples semble épuisé », la France joue son rôle tradi-
tionnel et « intervient, pour renouveler la culture en donnant à toutes les
expériences des autres, une forme parfaite, définitive. On retrouve ici la
e
thèse de M. Brinckmann sur la sculpture romane : au XII siècle le sang
barbare a parlé, il a fait apparaître des beautés indisciplinées de premier
ordre et, pour la première fois, le génie français s'est manifesté, ensuite, à
2
Saint-Denis, comme l'interprète du goût épuré » . Pour Francastel, le
« classicisme » de Panofsky correspondait à celui d'un Brinckmann, per-
mettant de séparer, sans autres critères, les architectures « indisciplinées »,
allemandes, de celles de style « académique », « classique », c'est-à-dire
françaises et disciplinées, comme Saint-Denis. Francastel, qui avait écrit
cette violente attaque en 1940, n'imaginait sans doute pas que Panofsky
s'intéresserait plus tard à Saint-Denis et à Suger. Il reste que l'on peut déjà
mesurer combien l'art gothique, et particulièrement le cas de Saint-Denis
(sur lequel, Francastel le rappelle, Mâle et Focillon avaient écrit), consti-
tuaient des objets à controverse entre les Français et les Allemands, et que
cette controverse était inséparablement savante et politique. Et le cadre
conceptuel à l'intérieur duquel les adversaires opéraient était celui de la
définition des formes en termes d'ordre ou de désordre, que recouvrait
l'opposition entre la France et l'Allemagne. Le texte de Francastel permet
donc de voir combien, dans les années 30-40, les travaux d'histoire de l'art
étaient surdéterminés par la relation franco-allemande : les catégories ou
les polarités les plus courantes, telles que « ordre » / « désordre » ; « ratio-
nalité » / « irrationalité » ; « romantisme » / « classicisme », doivent être
ainsi obligatoirement saisies dans leur dualité sémantique de référence. En
d'autres termes, les écrits où nous les retrouvons se caractérisent par leur
ambiguïté, relevant d'un champ relativement autonome, l'histoire de l'art,
3
mais immédiatement disponibles à des significations politiques . Sans doute
Francastel comprenait-il bien cette réverbération politique (qu'il ne voyait
que chez les Allemands...) ; mais il le faisait aux prix d'amalgames et de
malentendus, comme dans le cas de Panofsky. Pourtant, chez cet Alle-
1. O n peut voir une première vague d'internationalisation des problèmes dans 1' « arbi-
trage » porté par Kingsley Porter (suivi par Meyer Schapiro) dans les discussions franco-
allemandes sur l'art roman : cf. K. Brusch, The Shaping of Art History. Wilhelm Vôge, Adolph
Goldschmidt, and the Study of Medieval Art, Cambridge, Mass., 1996, p. 115-154; B. Nicolai, Arthur
Kingsley Porter (1883-1933), in H. Dilly (éd.), op. cit. (n. 1, p. 240), p. 220-232 ; M. Camille,
« How New York Stole the Idea of Romanesque Art » : Medieval, Modern and Postmodern in
Meyer Schapiro, Oxford Art Journal, 17, 1994, p . 65-75.
2. Cf. E. d'Ors, Du Baroque, Paris [1935], 1983, p. 82 sq.
3. C. Eisler, Kunstgeschichte American Style : A Study in Migration, in D. Fleming, B. Bailyn
(éd.), The Intellectual Migration. Europe and America, 1930-1960, Cambridge, Mass., 1969, p. 544-629.
Cf. par ailleurs S. Baron (dir.), Exilés + émigrés. L'exode des artistes européens devant Hitler, Montréal -
Los Angeles, 1997.
discutés sans trop de délai dans l'espace plus étroit de l'histoire de l'art, par
des « rénovateurs » influents. Par André Chastel tout d'abord, qui dès 1945
soulignait dans une étude l'importance des travaux de Warburg dans les
deux registres séparés de l'iconologie et de l'analyse biographique, en la dis-
tinguant de celles de ses successeurs, Antal ou Panofsky, dans le domaine
1
précis des études sur la Renaissance italienne . Par Francastel ensuite, lec-
teur attentif des formalistes comme des « iconologues », mais qui entendait
2
développer une voie propre : l'analyse de la « pensée plastique » . Louis
Grodecki et Charles Sterling jouèrent également très tôt un rôle appréciable
dans la diffusion des travaux de Panofsky, mais dans des registres relative-
ment spécialisés : l'architecture gothique et la peinture des Primitifs. Sur un
plan plus général, il est possible de distinguer dans la réception française de
Panofsky après 1945 plusieurs « veines » : 1 / l'accueil réservé à la méthode
iconologique, telle qu'elle fut fixée par Panofsky une première fois en 1931,
puis quelque peu infléchie dans Studies in Iconology (1939) et Meaning in the
3
Visual Arts (1955) . Quelques historiens d'art, comme Robert Klein, éprou-
vèrent la fécondité de la méthode mais aussi ses limites, particulièrement sur
la question délicate de l'analyse de la signification autonome des types for-
4
mels . Tout un courant de l'histoire de l'art en rupture avec les modèles et
les pratiques « canoniques » fit de la discussion théorique de l'iconologie de
Panofsky un passage obligé de toute réflexion épistémologique sur les fonde-
5
ments de la discipline . La méthode trouva également, à la faveur du struc-
turalisme, des partisans nombreux dans les sciences humaines. Ainsi,
Claude Lévi-Strauss vit en Panofsky un authentique structuraliste. On peut
même souligner que le schéma tripartite de Francastel, de même que le
déploiement ternaire de l'analyse des mythes chez Lévi-Strauss, ont des
6
« airs de famille » avec le tableau iconologique ; 2 / la fortune considérable
des écrits de Panofsky sur l'art gothique, tant chez les historiens d'art que
1. A. Chastel, Art et religion dans la Renaissance italienne. Essai sur la méthode, Bibliothèque
d'humanisme et Renaissance, VII, 1945, p. 7-61.
2. P. Francastel, La réalité figurative, Paris, 1965, p. 10-17 en particulier.
3. Les deux ouvrages furent traduits à la fin des années 60 : Essais d'konologie. Thèmes huma-
nistes dans l'art de la Renaissance, Paris, 1967 ; L'œuvre d'art et ses significations. Essais sur les «arts visuels»,
Paris, 1969. Cf. B. Teyssèdre, Iconologie. Réflexions sur un concept d'Erwin Panofsky, Revue philo-
sophique, CLIV, 1964, p . 321-340.
4. R. Klein, Considérations sur les fondements de l'iconographie [1963], in La forme et
l'intelligible. Écrits sur la Renaissance et l'art moderne [désormais FI], Paris [1970], 1983, p. 353-374, et
R. Recht, La méthode iconologique d'Erwin Panofsky, Critique, n° 250, 1968, p . 315-323, pointè-
rent la même difficulté. Voir par ailleurs J. Bialostocki, Erwin Panofsky (1892-1968). Le penseur,
l'historien, l'homme, L'Information d'histoire de l'art, vol. 16, n° 5, 1971, p . 199-214.
5. H. Damisch, Figuration et représentation : le problème de l'apparition, Annales ESC, mai-
juin 1971, p. 664-680 ; L. Marin, Panofsky et Poussin en Arcadie [1983], in Sublime Poussin, Paris,
1995, p . 106-125 ; G. Didi-Hubermann, Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art,
Paris, 1990, p. 117-210.
6. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, p. 324 sq. ; Id., Regarder, écouter, lire,
Paris, 1993, p. 18-27 ; H. Bredekamp, Words, Images, Ellipses, in I. Lavin (éd.), Meaning in the
Visual Arts : Views from the Outside, Princeton, 1995, p. 363-371. Voir par ailleurs le schéma proposé
par Francastel en conclusion de La figure et k lieu. L'ordre visuel du Quattrocento, Paris, 1967, p . 342 sq.
dans les sciences humaines ; 3 / La réception du grand essai de la période
allemande de Panofsky sur La perspective comme forme symbolique, médité par
1
Merleau-Ponty, discuté ou enrichi par Francastel, Klein puis Damisch ;
4 / la réception d'autres travaux, moins associés à un contenu conceptuel,
comme Early Netherlandisch Paintings, particulièrement chez un « attribution-
2
niste » tel que Sterling ; 5 / enfin, l'assimilation de petits essais, tel Nebuhe in
Pariete (1951), transformé en véritable traité des nuages dans la peinture par
3
Damisch . Nous nous limiterons ici à quelques remarques sur la « fortune »
du groupe d'écrits de Panofsky sur l'architecture gothique.
Avant d'intéresser les sciences humaines, la réflexion de Panofsky sur
l'art gothique contribua à faire de « Saint-Denis » un objet mythique pour
les historiens de l'art. Peu de sujets de l'histoire de l'art ont sans doute fait,
depuis les travaux menés de concert par Crosby, Frankl et Panofsky,
4
l'objet d'une production académique aussi soutenue et constante . Élève de
Focillon puis de Panofsky à Princeton, Louis Grodecki fut le premier histo-
rien de l'art à diffuser largement les travaux de Panofsky sur l'art gothique
en France et à les discuter, notamment dans des revues qui n'étaient pas
5
lues par les seuls historiens d'art, comme Diogène et Critique . Mais il le fit
sans cesser de situer le travail de Panofsky comme l'une des contributions
sur Saint-Denis et sur l'architecture gothique en général : la recension des
travaux sur Saint-Denis, publiée en 1953 dans Critique, s'arrêtait davantage
sur les découvertes de l'archéologue Crosby que sur le commentaire
6
consacré à Suger par Panofsky . Et en 1955, après la parution de l'essai
Gothic Architecture and Scholasticism, Grodecki rendait hommage à la belle
« vue de l'esprit » de Panofsky. Mais, parce qu'il soupçonnait qu'elle faisait
voir l'architecture gothique comme le reflet de la scolastique et non pas
1. La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, 1975. Parmi les discussions fran-
çaises sur la théorie de la perspective chez Panofsky : R. Klein, Pomponius Gauricus on Perspec-
tive [1961] ; Études sur la perspective à la Renaissance, 1956-1963 repris dans FI, p. 237-277,
p. 278-293 ; J. Duvignaud, Francastel et Panofsky : le problème de l'espace, in G. Francastel (dir.),
La sociologie de l'art et sa vocation interdisciplinaire. L'œuvre et l'influence de Pierre Francastel, Paris [1974],
1976, p. 261-268 ; H. Damisch, L'origine de la perspective, Paris, 1987 (qui revient notamment sur la
lecture par Merleau-Ponty de Panofsky : p. 44 sq.).
2. C. Sterling, Œuvres retrouvées de J e a n de Beaumetz, peintre de Philippe le Hardi, Miscel-
lanea Erwin Panofsky. Bulletin des musées royaux des Beaux-Arts, 1-3, 1955, p. 56-81 ; Id., J e a n Hey, le
Maître de Moulins, Revue de l'art, n° 1-2, 1968, p . 26-33.
3. E. Panofsky, «Nebuhe in Pariete ». Notes on Erasmus' Eulogy of Durer, Journal of the Warburg
and Courtauld Institutes, 1951, p . 34-41 ; trad. franc. : «Nebuhe in Pariete». Notes sur l'éloge de Durer
par Érasme, L'écrit-voir, 7 [1951], 1985-1986, p . 107-118; H. Damisch, Théorie du nuage. Pour une
histoire de la peinture, Paris, 1972.
e e
4. Sur cette question, voir R. Recht, Le croire et le voir. L'art des cathédrales (XII -XV siècle), Paris,
1999.
5. L. Grodecki, Suger et l'architecture monastique [1951], in Le Moyen Age retrouvé, 1 [désor-
mais MAR, / ou II], Paris, 1986, p. 211-216 ; Erwin Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism,
1951, Diogène, 1, 1952, p . 134-136 ; L'interprétation de l'art gothique [1952] ; L'abbaye de Saint-
Denis en France [1953] ; Architecture gothique et société médiévale [1955], ces trois derniers in
MAR, II. Par ailleurs : Les vitraux de Saint-Denis. L'enfance du Christ, in M. Meiss (éd.), De
Artibus Opuscula XL. Essays in Honor of Erwin Panofsky, vol. 1, New York, 1961, p . 170-186.
6. L. Grodecki, L'abbaye..., op. cit. (n. 5 ci-dessus), particulièrement p . 731-734.
comme une sphère relativement autonome, il proposait un programme
plus empirique et davantage centré sur les formes architecturales, renver-
1
sant la perspective proposée par Panofsky . De son côté, Francastel com-
menta très tôt l'essai dans les Annales. Si désormais le nom de Panofsky
n'était plus associé à des schémas nationalistes inconscients, Francastel
contestait la thèse, partagée selon lui par le savant de Princeton et le Vien-
nois Sedlmayr, d'un Suger « créateur d'une pensée religieuse et politique
d'où l'art, c'est-à-dire les activités techniques de la société contemporaine,
2
se sont trouvées logiquement déduites » .
En 1967, les Éditions de Minuit publièrent un livre reprenant en fran-
çais le titre de la conférence de 1948, Architecture gothique et pensée scolastique,
dans lequel figurait ladite conférence, mais également l'esquisse biogra-
phique de Suger publiée en tête de l'ouvrage de 1946. Suivait en postface
un long commentaire de Pierre Bourdieu, qui voyait dans l'essai « un des
3
plus beaux défis lancés au positivisme » . Défi qui résidait avant tout, pour
Bourdieu, en l'affirmation par Panofsky de la comparabilité de différents
ordres de la réalité sociale, et en la démonstration de cette comparabilité,
non point à l'aide du contenu notionnel de deux doctrines supposées en
constituer le reflet, mais par le recours à des notions d ' « habitude men-
4
tale », « de force formatrice d'habitude », ou d ' « habitus » tout court .
Dans l'esprit de Bourdieu, il n'y avait pas de coupure entre l'iconologie
panofskienne et la démonstration sur l'architecture gothique, et au-delà de
1' « habitus », la pensée de Panofsky et celle de Cassirer devait lui per-
mettre de construire une théorie plus générale du pouvoir symbolique'. En
revanche, pour nombre d'historiens de l'art, il y avait bien une coupure
entre l'essai sur l'architecture gothique et l'iconologie - coupure implicite
et obligatoire qui tenait aux caractères propres de l'objet, l'architecture,
impliquant un autre traitement que l'interprétation des images - et le pre-
mier essai fut vite soupçonné de relever du genre périmé ou difficile de la
6
Geistesgeschichte, et non de l'histoire culturelle . Quant à l'argumentation sur
1. N. Hadjinicolaou, Histoire de l'art et lutte des classes, Paris, 1974, p . 54 ; Id., L'objet de la dis-
cipline de l'histoire de l'art et le temps de l'histoire de l'art, in G. Francastel (dir.), op. cit. (n. 1,
p. 253), p. 41-53.
2. Voir en particulier R. Recht, L'écriture de l'histoire de l'art devant les modernes
(Remarque à partir de Riegl, Wôlfflin, Warburg et Panofsky), Les Cahiers du musée national d'Art
moderne, n° 48, 1994, p. 5-23.
3. Il nous semble qu'il est possible d'inscrire dans cette démarche l'étude de C. Ginzburg :
Le peintre et le bouffon : le Portrait de Gonella de J e a n Fouquet, Revue de l'art, n° 111, 1996, p . 25-
39. Par ailleurs, F.-R. Martin, Images pathétiques. Aby Warburg, Carlo Ginzburg et le travail de
l'historien de l'art, Les Cahiers du musée national d'Art moderne, n° 63, 1998, p. 4-37.
4. G. Didi-Hubermann, op. cit. (n. 5, p. 252), p. 145-146, 263-264. La position de Ginzburg
(1966) est critiquée dans : Id., Pour une anthropologie des singularités formelles, remarque sur
l'invention warburgienne, Genèses, 24, 1996, p. 145-163. Id., Sismographies du temps. Warbung,
Bunckhardt, Nietzsche, Les Cahiers du musée national d'art moderne, n° 68, 1999, p. 5-20. Par ailleurs,
P.-A. Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, 1998.
5. Deux textes essentiels pour ce retour sont : W. Hofmann, G. Syamken, M. Warnke, Die
Menschenrechte des Auges. Uber Aby Warburg, Francfort, 1980 ; H. Bredekamp, Götterdämmerung des
Neoplatonismus, Kritische Berichte, vol. 14, n° 4, 1986, p. 39-48.
6. Sur le contexte intellectuel de ce tournant critique : J. Habermas, Textes et contextes. Essais
258 de reconnaissance théorique, Paris [1991], 1994, p. 162 ; M . Diers, op. cit. (n. 1, p. 239).
une certaine cohérence et une ampleur insoupçonnée au projet warbur-
1
gien, mais aussi des écrits de Benjamin, qui s'intéressa très tôt à Warburg .
Une des facettes de ce retour concerne l'analyse des contenus formels et
idéologiques de toutes sortes d'images, y compris celles, filmiques ou pho-
tographiques, produites par les médias de masse. Dans son adas Mnemosyne,
mais surtout dans un de ses derniers écrits publiés, « La divination païenne
et antique dans les écrits et les images à l'époque de Luther » (Heidnisch
antike Weissagung in Wort und Bildem zu Luthers Zeiten, 1920), Warburg opérait
déjà une ouverture sur les images de grande diffusion. Dans cette étude, il
2
livrait déjà le principe d'une histoire de l'art élargie à toutes les images . Et
plus en profondeur, celui d'une histoire de l'art élargie au vaste domaine
des usages et de la symbolique politique - que prolongent aujourd'hui des
3
travaux sur l'iconographie politique . En cela, mais aussi pour bien
d'autres raisons encore, la leçon de Warburg peut rejoindre celle de Marc
4
Bloch . Tous deux partagent un étonnement comparable devant le détail
étrange, institué en méthode de travail, et une attention à la signification
des gestes. L'un et l'autre utilisèrent également la longue durée. Une autre
affinité les relie : celle d'avoir posé les bases d'une anthropologie des signes
et des symboles qui permettait d'accéder à une histoire des profondeurs du
politique et de la souveraineté.
Institut d'histoire de l'art
Université Marc-Bloch de Strasbourg
Palais universitaire, F.-67082 Strasbourg Cedex
1. E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography. With a Memoir on the History of the
Library by F. Saxl, Oxford [1970], 1986; W. Kemp, Walter Benjamin und die Kunstwissen-
schaft (2). Walter Benjamin und Aby Warburg, Kritische Berichte, 3, 1975, p. 5-25. Voir
M . Warnke, Aby Warburg (1866-1929) [1990], Revue germanique internationale, 2/1994, p . 123-135.
2. A. Warburg, La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l'époque de
Luther [1920], Essais florentins, Paris, 1990, p. 245-294.
3. M. Diers, Schtagbilder. Zur politischen Ikonographie der Gegenwart, Francfort, 1997. O n citera
également le Bildindex zur politischen Ikonographie, éd. par M . Warnke, Hambourg, 1993.
4. Le parallèle est souvent suggéré par des historiens allemands ou autrichiens. Entre autres :
L. D . Etdinger, Kunstgeschichte als Geschichte, Jahrbuch der Hamburger Kunstsammlungen, vol. 16,
1971, p . 7-19; U . Rauff, op. cit. (n. 1, p. 247); M. Diers, op. cit. (n. 1, p . 239).