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Dossier Une autre langue

Les personnes qui cherchent refuge en France sont confrontées


à de grandes difficultés dans ce pays étranger. La barrière de la langue
est, comme beaucoup d’autres, de celles qui peuvent être levées
si la politique d’accueil prévoit les moyens nécessaires.
Pour les professionnels engagés dans le soin et le soutien
aux personnes victimes de la violence politique, c’est un défi à relever.

Une autre langue (1re partie)


L a plupart des exilés ne peuvent
véritablement s’exprimer en
français. Or, en France se pose,
presque partout, la question de
l’interprétariat dans l’accompa-
gnement des demandeurs d’asile. Faute de
moyens, dans beaucoup de lieux d’accueil, on
se « débrouille ». Il est ainsi souvent fait appel
à des amis compatriotes ou à des membres
de leur énonciation en restituant les hésitations,
les répétitions. En cela, on pourrait dire que son
rôle est d’avantage celui d’un “passeur” que d’un
interprète. Du côté du psychologue, il y a une
attention très particulière à la voix, comme une
écoute musicale du patient entre mots, silences,
rythme et intonations… » C. H.

de la famille pour assurer la traduction. Ces


situations soulèvent bien des questionne-
ments : quelles sont les possibilités réellement
données à la personne de s’exprimer libre-
ment, notamment au sujet des sévices subis ?
Quels sont les effets sur la personne qui est
ainsi placée en intermédiaire ? C’est parfois
l’un des enfants…

Cependant, « sans interprète, la consul-


tation vire à la caricature dans un approximatif
désespérant pour chacun », souligne Sibel Agrali,
directrice du Centre de soins Primo Levi. Si
le recours à des interprètes par téléphone
peut être envisagé comme un pis-aller
lorsqu’il s’agit d’échanger des informations
administratives par exemple, ce procédé n’est
pas adapté au cadre d’une consultation de
soins car celle-ci requiert l’établissement d’un
lien de confiance, dans la durée, entre les
trois personnes en présence.

Le Centre Primo Levi propose à chaque


patient des consultations avec un interprète
dans la langue qui lui convient le mieux.
Pour autant, la présence d’un tiers dans
la relation thérapeute-patient représente
une difficulté, tout particulièrement dans
le suivi psychologique, un défi devant
Mémoires n° 35-36 • mars 2007

lequel beaucoup de cliniciens se sentent


habituellement démunis. La revue Mémoires
propose dans ce numéro un premier volet
de réflexion sur la place de l’interprète et
sur les spécificités du travail clinique en
présence d’un interprète. « Tout va dépendre,
souligne Véronique Bourboulon, psychologue
clinicienne au Centre Primo Levi, de l’aptitude
de l’interprète à se laisser traverser par les mots
du patient, afin de les transmettre au plus près
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Kibar Ayyildiz est interprète et collaboratrice régulière
des intervenants du Centre Primo Levi depuis près de huit ans.
De cette expérience, elle esquisse une réflexion sur les enjeux
et les difficultés de son rôle. Un sujet qu’elle développera,
en mars prochain, lors du colloque « Transmettre et Témoigner,
! Plus d’information
effets de la violence politique ». sur le site
www.primolevi.asso.fr

S
rubrique revue Mémoires,

Interpréter ouffrance vient d’un mot arabe qui


veut dire endurer. Lorsqu’il s’agit
d’être l’interprète d’une personne
dans les compléments
au numéro 35-36.

la souffrance
en souffrance, il est question,
d’emblée, de la durée. L’une des
principales qualités du Centre Primo Levi
est d’offrir le temps, la longueur de temps
nécessaire. L’ensemble de la prise en charge
est un accompagnement qui peut prendre
plusieurs mois, voire des années, et dans lequel
l’interprète est engagé auprès du patient en tant
que partenaire d’une équipe pluridisciplinaire.
Il s’agit d’offrir une écoute pour des sentiments
© Michelle Salmon pour Mémoires qui n’ont pas été entendus ailleurs et qui ne
peuvent pas se dire ailleurs(1).

Je me souviens d’un monsieur qui était


en France depuis plusieurs années, il avait
déjà consulté plusieurs médecins et psycho-
logues. Il parlait déjà bien le français, mais il
souhaitait pouvoir parler en turc. Il était venu
au centre pour parler de son vécu en Turquie,
parce qu’il voulait « vider sa souffrance ». Une
souffrance qu’il vivait depuis sa garde-à-vue.
Quelque chose qui était lié à son corps, qu’il
ne pouvait pas exposer devant des étrangers,
mais dont il ne pouvait pas non plus parler à
son entourage ou à ses camarades. Il voulait
parler de la honte qu’il avait. Parce qu’en tant
que militant il devait assumer la torture.
J’étais très touchée. C’était un monsieur d’un
certain âge et j’aurais pu être sa fille. Dans
cette situation, l’interprète se demande com-
ment faire passer tous ces énoncés qui sont
aussi très difficiles à entendre. Ce monsieur
avait été violé.

Le poids des mots est parfois très lourd


à porter. Dans ce travail, nous sommes À noter l’intervention
confrontés à des situations très complexes, de Kibar Ayyildiz :
Mémoires n° 35-36 • mars 2007

quelques fois insupportables. Ce qui touche « Comment


interpréter
à la sexualité est particulièrement difficile à la souffrance ? »
évoquer. Les patients ont du mal à parler de lors du colloque
leur corps, des atteintes qu’ils ont subies dans « Transmettre
et Témoigner,
une certaine région de leur corps. Prononcer effets de la violence
le mot viol était honteux pour ce monsieur, politique »,
c’était une humiliation pour lui de pronon- le vendredi 30 mars
2007 .
cer ce mot. Il est lourd de le porter et de le (1) Lire « Passeurs
traduire. Souvent, c’est par un sous-entendu de vies », interview
dans un geste, dans une métaphore corporelle croisée.
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Dossier Une autre langue

que les patients expriment quelque chose qui Lorsque nous évoquons la question
reste voilé. À l’arrière-plan, il y a le rapport d’un travail thérapeutique qui nécessite
culturel au corps, le rapport à la honte. Il
revient alors à l’interprète d’expliquer que le l’intervention d’un interprète
patient en disant qu’il a mal là, en montrant
son foie, désigne autre chose. C’est à lui de
nous ouvrons beaucoup de questions
dire le poids des mots. en même temps : qu’est-ce qu’une langue
Certains patients se réfugient dans
maternelle ? Quel type de traduction
le silence comme une reproduction d’un faut-il et pourquoi ? Comment traduire
schéma de protection, comme lorsqu’ils
étaient emprisonnés. Certains murmurent, une interprétation qui porte
s’arrêtent… L’interprète, par l’intonation de sa sur un signifiant ? Si le refoulement
voix, doit faire passer l’émotion contenue.
Dans d’autres cas, il revient à l’interprète est différent d’une langue à une autre,
d’interrompre le patient pour pouvoir tra- comment manœuvrer entre deux langues ?
duire tout ce qu’il veut dire. Ce n’est pas
facile de faire la coupure. Aussi, quelques Pour ce numéro de Mémoires, Omar
fois, j’essaye de traduire en simultané, mais Guerrero, essaye d’isoler les particularités
je crains alors de manquer certaines choses.
Un jour, une dame avait besoin de parler, du travail des psychothérapeutes
elle ne s’arrêtait pas. Elle parlait comme on
se vide. Elle s’était plainte de n’avoir jamais
du Centre de soins Primo Levi
été entendue. Le thérapeute m’a demandé de quand il faut un interprète.
ne pas l’interrompre, de la laisser parler. Ça a
duré 45 minutes. Je ne savais pas comment je

U
pouvais rendre compte de tout ce qu’elle avait
dit. J’étais très mal à l’aise. Je me sentais une n patient d’une soixantaine d’années vient régulièrement
responsabilité envers ce que j’avais entendu voir le médecin du Centre de soins Primo Levi et lui
et que je n’avais pas pu transmettre. J’ai eu parle en français. Le jour où notre collègue propose au
besoin de rédiger un compte rendu pour le patient de venir voir un psychologue, au vu des symp-
thérapeute. Le psychologue m’a dit que je tômes psychosomatiques qui persistent, celui-ci accepte
n’avais pas à me sentir en charge de cela. volontiers… à condition que les entretiens se passent en turc.
Cela avait été son choix, une façon de faire
son travail, une première étape. Petit à petit, Ce choix, cette « condition », n’a pas vraiment surpris le clinicien.
dans les séances suivantes, le thérapeute a Les patients distinguent, en effet, les consultations avec des médecins
invité cette patiente à reprendre les différents ou d’autres intervenants de notre centre de soins (accueil, assistante
éléments et au bout de quelque temps elle s’est sociale, juristes…) des entretiens avec les psychologues. Avec un
exprimée plus lentement. Elle avait trouvé psychologue clinicien, qui est par ailleurs psychanalyste, le corps
sa place dans un cadre, dans la continuité n’est pas autant au centre du travail comme un référent réel, ce qui
de rencontre qui lui offrait la durée dont elle est le cas pour le médecin. Toutes les nuances de langage, les lapsus,
avait besoin. les homophonies et autres oublis de mots ou répétitions prendront
une place plus importante. Le patient connaît donc cette distinction
Pouvoir discuter avec l’intervenant est entre le médical et le psychique : le corps qui doit être concrètement
très important pour mieux appréhender touché, manipulé, ausculté, palpé, contrôlé, mesuré physiquement
ce qui se joue. Cela permet de mieux com- par le médecin et, d’autre part, le psychique qui doit être entendu,
prendre son rôle dans l’ensemble de la prise articulé, interrogé, par la parole avec le thérapeute.
en charge. Pour ma part, je me sens tout Comment faire, alors, si mon outil de travail, la parole, se heurte à
particulièrement privilégiée au Centre Primo l’obstacle de la langue qui s’annonce infranchissable ? Est-ce qu’il s’agit
Levi, une fois par mois j’assiste à la réunion à ce moment-là de ce qui se présenterait dans la relation thérapeutique
de synthèse. Cela donne les moyens de parti- comme un réel, un impossible ? Nos patients du centre de soins nous
ciper à la réflexion, l’occasion de sentir toute posent souvent la question : que faire avec un impossible ?
une équipe autour d’un patient. Lorsqu’on
connaît le travail qui est fait, à l’arrière-plan, Jacques Lacan disait (cf. Radiophonie) qu’il y avait trois
on se sent moins seule, car ce n’est pas facile tâches impossibles : gouverner, éduquer et… psychanalyser. Ce
de laisser partir quelqu’un dont on connaît qui ne l’a pas empêché de le faire ou, du moins, d’essayer puisqu’il
Mémoires n° 35-36 • mars 2007

l’histoire et qui ne sait pas où dormir la nuit disait qu’il ne fallait pas s’arrêter au fait de les croire prématurément
prochaine. impossibles, mais qu’il y aurait à le démontrer. Ce qui est déjà une
C’est un accompagnement tout au long d’un façon de l’articuler, cet impossible, de faire avec. Nous pourrions
parcours de rétablissement auquel participe ajouter un autre impossible : traduire. Malgré l’excellent travail d’un
l’interprète. traducteur, nous savons que le mot qui passe d’une langue à une autre
Kibar Ayyildiz, paye un lourd tribut, il emporte avec lui un aspect, un sens, tout en
interprète (Inter Service Migrants) abandonnant le réseau de signifiants et d’homophonies auquel il
appartient, dans lequel il est surgi. Seule la traduction de la poésie
nous confronte à cette perte d’une façon aussi douloureuse que la
traduction du discours d’un patient.
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Le suivi thérapeutique
entre deux langues
Trois éléments sont alors à articuler Il suppose et s’adresse à un savoir double :
autour du problème : le récit du patient, un savoir sur l’inconscient et un savoir de
le transport du traducteur et l’intervention la langue.
du thérapeute.
Le premier élément, du côté du patient, peut L’intervention d’un traducteur inter-
se présenter comme une plainte ou comme prète est la façon que nous avons trouvée
un témoignage, adressé à un soignant qui de faire avec cet impossible, de gérer cette
est censé pouvoir en faire quelque chose, perte : nous essayons, en travaillant avec un
apporter quelque chose. L’attente du patient traducteur, de cerner, de situer cet impos-
est, en tout cas, multiple : une ébauche de sible. Véritable « passeur » qui transporte
réponse à des questions souvent figées, le récit d’un patient et les interventions d’un
un savoir sur le patient lui-même et sur thérapeute, d’une rive à l’autre, l’interprète
son histoire, un accompagnement dans la occupe une place centrale. Comment inter-
compréhension, un soutien. Que le patient vient-il ? Est-il alors un « co-thérapeute » ?
ait subi un traumatisme ou non, cette Je dirais que la place de l’interprète, plus
adresse au thérapeute débute très souvent que celle d’un « co-thérapeute », serait celle
par un récit historique, il pose volontiers un d’un « agent », c’est-à-dire cet intervenant qui
cadre chronologique, un scénario, avant de permet l’échange et l’articulation du patient
pouvoir, quand c’est possible, avancer un et de son thérapeute. Pour mieux agencer
questionnement subjectif et une analyse de les discours qu’il transporte, l’interprète
sa position de sujet. Dans les situations que privilégiera une traduction simultanée, qui
nous rencontrons au Centre de soins Primo donnera l’occasion au thérapeute d’agir sur
Levi, nous remarquons déjà que l’adresse du la ponctuation du patient, de lui proposer
patient est modifiée par la langue : il parle à une autre formulation de ce qu’il dit, de le
quelqu’un qui est censé savoir, mais qui ne questionner, de l’arrêter sur un point précis.
parle pas la même langue et il arrive donc Une traduction consécutive empêcherait ce
souvent qu’il s’adresse à l’interprète, qu’il travail, donnant plus d’importance à l’histoire
le regarde, en oubliant ce thérapeute dont racontée qu’à la façon de la raconter, alors
le savoir supposé peut parfois être entamé que cette façon est le sujet même. Un terrible isolement linguistique.
par l’ignorance de la langue, du savoir de « Au Lager (…) je me suis trouvé en grand
la langue. Une interprète qui était impressionnée danger les premiers jours, en raison d’un fait
Ensuite le thérapeute, pour le dire très sim- par un patient beaucoup plus âgé qu’elle et important pour nous autres Italiens,
plement, va accueillir le récit du patient, qui, buvant ses paroles, n’osait pas l’inter- Juifs italiens : l’impossibilité de communiquer ;
son témoignage ou sa plainte qui lui sont rompre, ne me permettait pas d’accéder au et là je crois bien avoir été sauvé par l’amitié.
adressés, par le canal du transfert, c’est-à-dire discours du patient. Même si elle prenait des J’ai ressenti cette impossibilité comme
cette confiance ou bien cette supposition de notes et qu’elle racontait la même histoire une brûlure au fer rouge, comme
savoir que fait le patient sur le thérapeute. que lui, je ne pouvais plus remarquer la une torture ; on tombait dans un milieu
Tout en évitant de répondre de cette place façon qu’il avait de ponctuer ses phrases, la où on ne comprenait pas un mot,
– du savoir –, le thérapeute prendra en manière et les gestes qu’il associait à certains où la parole ne pouvait être comprise,
compte le matériel amené par le patient, le mots. La suite de notre travail me permit où on ne parvenait pas à se faire entendre.
reformulera et le lui restituera en supposant, de situer quelques enjeux essentiels pour ce On avait beaucoup de chance si on trouvait
à son tour, un savoir inconscient chez le patient, grâce à cette même interprète qui, un Italien avec qui communiquer.
patient. Il coupera autrement le texte du traduisant simultanément, laissait entendre Nous étions peu d’Italiens, une centaine
patient. Coupure, ponctuation. Parfois on la structure du discours et me permettait de sur dix mille, un pour cent des détenus
appelle cela une interprétation, puisque le l’arrêter à certains endroits. Le patient arrêta du Lager, et les étrangers étaient rares à
thérapeute propose un sens, une lecture de raconter de longues histoires, très imagées, parler notre langue ; parmi nous presque
inattendue. Qui est donc l’interprète dans où il n’apparaissait pas, pour se mettre enfin personne ne parlait allemand ou polonais,
Mémoires n° 35-36 • mars 2007

ce cadre ? Le patient pourra ensuite, avec ce à parler, s’interroger, pleurer, se tromper. seuls quelques-uns parlaient français.
qui lui est rendu, avec la lecture qui lui est L’interprète est donc cet « agent » de la Nous souffrions d’un terrible isolement
proposée, faire quelque chose. Il faut mesurer coupure, quitte à la prendre au sens propre, linguistique. Et trouver une faille, un moyen
déjà la difficulté qui s’annonce lorsqu’il faut comme le fit une autre interprète : elle expli- permettant de dépasser cet isolement
faire ce trajet entre deux langues – au moins quait que dans sa culture, qu’elle partageait linguistique était un facteur de survie.
– avec toutes les suppositions, les malenten- donc avec le patient, une femme ne pouvait Et trouver l’autre extrémité du fil, une
dus, les non-dits, etc. Notons enfin le fait pas couper la parole à un homme… personne amie, c’était le salut. »
que le patient s’adresse à deux personnes Omar Guerrero, Primo Levi, Le Devoir de mémoire,
là où généralement, quand l’interprétariat psychologue clinicien au Centre Primo Levi n° 50, Mille et une nuits (1995).
n’est pas nécessaire, il n’y a en a qu’une seule. et psychanalyste
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