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Le Messager no 5081
pAR pAUl-AARONs NgOMO*
n a devisé abondamment sur
O l’histoire ces temps-ci. Les lieux
d’où l’on en parle importent
autant que ce qu’on en dit, tant les
enjeux sont importants. Une récente sor-
tie du Professeur Luc Sindjoun a marqué
les esprits, autant par sa méthode que
par son contenu. Loin de l’hystérie de
ceux qui se sont émus du conseil de
l’ambassadeur américain incitant le pré-
sident Paul Biya à songer à l’héritage
qu’il souhaite léguer à la postérité alors
qu’approche une nouvelle élection prési-
dentielle, l’intervention de l’éminent poli-
tologue tranche par sa générosité. Pas
d’épithète de ruisseau ni de sagesse à la
petite semaine faisant la leçon sur une
supposée violation d’usages diploma-
tiques. Rien non plus qui procèderait d’un
patriotisme outré appelant au respect de
la souveraineté bafouée par un imperti-
nent diplomate.
Luc Sindjoun s’est montré gracieux en
invitant à considérer la suggestion de
l’ambassadeur Peter Henry Barlerin
comme un acte « participant de la dyna-
mique de la relation amicale entre les
Etats-Unis et le Cameroun. » Il s’agirait
d’une affaire entre amis. Sans ambages,
l’ami américain a convié le chef de l’Etat
à s’inspirer des exemples de George
Washington et de Nelson Mandela. Ce
que présuppose pareille invitation est
explicite, comme allant de soi, en une
année électorale où, parvenu au véné-
rable âge de 85 ans, rien n’indique que
Paul Biya, au pouvoir depuis bientôt 36
ans, songerait à la retraite politique.
L’incitation a alarmé ceux qui l’imaginent
hors du temps, parce qu’elle laisse entre-
voir la fin d’un monde, un autre ère, sans
l’actuel chef de l’Etat. Bien qu’il
l’approche par une sobriété discursive
sans commune mesure avec le courroux
belliqueux des plus zélés partisans du
président de la république, Luc Sindjoun
partage avec eux un profond dissenti-
ment qui se traduit par une réfutation en
règle de ce que présuppose le conseil de
l’ambassadeur américain. A scruter de
près son élégante construction, on s’aper-
çoit vite qu’elle relève d’un genre bien
connu, trop bien connu, celui de l’apologie
démesurée qui glorifie Paul Biya comme
l’horizon insurpassable de notre temps.
Rien d’étonnant à cela, quand on écrit
en homme de chapelle et membre titulai-
re du comité central du RDPC. Le propos
tient donc par ce qu’il présuppose et vou-
drait faire accroire, à la façon d’une belle
enseigne publicitaire qui vante les
mérites d’une huile rance. On voudrait
montrer qu’il perd en pertinence ce qu’il
gagne en sobriété. La certitude qu’il pro-
fesse, en assurant ne pas prétendre à
l’exhaustivité, consiste à souligner que
« le président Paul Biya est déjà entré
dans l’histoire » Il y tiendrait une place
de choix pour comme « le président qui a
assuré la sécurité juridique de la frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et
le Nigéria, le Président qui a réconcilié les
camerounais avec leur histoire en réhabi-
litant les héros de l'indépendance et de la
lutte contre la colonisation, le Président
qui a assuré la démocratisation de la
société camerounaise, le Président qui agit
pour l'accélération de l'industrialisation
et envisage l'émergence à l'horizon 2035.
Il s'agit là d'une entrée dans l'histoire par
les actes posés et non d'un narcissisme
prospectif. La question de l'entrée dans
l'histoire ne se pose pas. » L’énumération
a valeur de thèse. Le bref inventaire est
fourni en soutien de ce que l’ensemble de
l’intervention s’applique à établir par une
série de considérations qui vise une seule
fin : disqualifier l’appel suggestif de
l’ambassadeur des Etats-Unis par une
stratégie analytique de dépréciation et de
relativisation qui la ravale à l’échelon
d’une opinion sans relief déconnectée des
défis auxquels Paul Biya est confronté et
« l'actualité de la quête de l'émergence du
Cameroun dont il a tracé les contours.
Cette actualité souligne son indéniable
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Grandes Signatures Jeudi 31 Mai 2018
Ce qu’entrer dans l’histo
utilité et fait de lui L'HOMME DE LA
SITUATION. » Telle est, tout bien pesé,
la thèse de Luc Sindjoun. Dépouillée de
sa subtile sobriété, elle se décline sous la
forme d’un slogan scandé en lettres capi-
tales, pour marquer emphatiquement ce
qui ne va pas de soi.
La thèse appelle un contrepoint. En
voici l’intention : la subtile réfutation
repose sur une pétition de principe qui
martèle ce qui requiert une démonstra-
tion. Au bout du compte, l’ordre des rai-
sons manque son but. L’entrée alléguée
dans l’histoire est une profession de foi de
militant qui espère voir persister un
monde qui éloigné des aspirations du
plus grand nombre. Ici aussi, on prend au
sérieux la sortie de l’ambassadeur pour
indiquer en quoi elle convie à prendre au
sérieux l’appel incisif de Monseigneur
Samuel Kleda, archevêque de Douala et
actuel président de la conférence épisco-
pale du Cameroun : « Si Paul Biya aime
ce pays, il devrait se retirer ».
premier contrepoint : Une
éthique politique du « nudge »
Mettons bout à bout deux assertions
qui livrent un indice paradoxal. On a ren-
contré la première précédemment dans
une évocation enfiévrée qui fait accroire
que Paul Biya est « le Président qui a
assuré la démocratisation de la société
camerounaise ». La seconde est plus pon-
dérée, comme dans les dissertations aca-
démiques. On y explique que « le
culture diplomatique du « nudging » : pro- politique d’aspirants aux magistratures
Cameroun est une démocratie en voie de
poser des chemins possibles, pour éviter publiques.
consolidation ». Le paradoxe est manifes-
d’inquiétantes crispations, voire une Il va sans dire qu’ériger une figure
te. Il tient en l’affirmation d’une chose et
périlleuse montée aux extrêmes. Par le politique en modèle, en vertu d’un acte
d’une proposition qui la dément, l’une et
« nudging », on fait voir qu’un certain auquel on prête une signification histo-
l’autre ne pouvant être simultanément
type d’action ouvrirait un chemin diffé- rique particulière, n’implique en rien que
vraies. Si ce qu’on tient pour la démocra-
rent, lancerait un signal fort qui raffermi- l’ensemble de son œuvre prendrait sens
tie camerounaise est en voie de consolida-
rait la conviction que « moins, c’est plus », essentiellement à l’aune d’un tel geste.
tion, il s’ensuit, par extension logique,
« partir, c’est se grandir ». C’est à tort qu’on supposerait que George
que l’attribution du mérite qui rendrait
Il y a de la gloire dans le renoncement, Washington et Nelson Mandela sont célé-
digne d’une entrée dans l’histoire, pour
qu’il soit sincère ou stratégique importe brés et proposés comme des modèles sur
l’avoir justement établie, relève, dans
peu, l’effet étant le même. Seule importe la seule foi de leur renoncement au pou-
l’hypothèse la plus généreuse, d’un juge-
la prise de conscience qui le fonde : Si l’on voir. Il n’en reste pas moins que certains
ment précipité.
peut rester, parce qu’on croit en avoir le de leurs actes de leadership revêtent une
Le paradoxe livre un indice qui fournit
droit, l’habileté prescrit pourtant de par- signification particulière par la force du
une piste d’interprétation du conseil
tir, parce qu’on obture des possibles dans moment et du timing qui, en en magni-
hardi de l’ambassadeur des Etats-Unis
un univers où l’on ne suscite plus, ni foi, fiant la portée, transforme une décision
d’Amérique à Paul Biya. On concède sans
ni passion, si ce n’est parmi d’invétérés d’apparence banale en acte pédagogique.
peine que la suggestion n’est ni un
affidés. Ce qui aurait l’apparence d’une Ce qui semblait alors particulier se dote
dogme, ni une injonction à se soumettre à
ère qui se clôt se dévoile ainsi comme un d’une valeur universelle par sa force
diktat. On en manquerait l’intention en
coup d’éclat. Quoi de plus rassurant, dans d’interpellation.
la supposant portée par une inélégante
« une démocratie en voie de consolida- On peut raisonnement faire l’hypothè-
mise en demeure. Son inspiration est
tion », que des actes forts qui laissent à la se que l’ambassadeur des Etats-Unis
aisée à cernée sitôt qu’on rapporte le pro-
postérité l’image d’un courage tiré de d’Amérique n’a guère évoqué les figures
pos qui la véhicule au paradoxe qu’on
l’aptitude à résister à la tentation de de George Washington et de Nelson
vient d’évoquer. Il dévoile une inquiétude
s’éterniser au pouvoir ? Les modèles évo- Mandela simplement pour donner à pen-
persistante : la démocratie n’étant pas
qués par l’ambassadeur américain trou- ser que le retrait du pouvoir validerait, à
tout à fait consolidée au Cameroun, les
vent ici tout leur sens, leur promesse de lui tout seul, la totalité de leurs carrières
acquis susceptibles d’y mener demeurent
nouveauté et d’historicité. Ils ont, en exceptionnelles. En revanche et par
fragiles. La paix n’est pas dans la cité,
vertu de leur force d’émulation, une contraste, l’acte final est magnifié parce
une guerre larvée y règne. A en croire le
double propriété logique et performative : qu’il suggère une pédagogie politique qui
Haut-Commissariat des Nations-Unies
montrer ce qu’entrer dans l’histoire (ne) transforme un geste d’adieu en moment
pour les Réfugiés, les déplacés recensés
veut (pas) dire. historique qui érige une circonstance
au Nigeria se comptent par dizaines de
d’apparence banale en occasion de gran-
milliers.
Horreurs, sévices, et exécutions som- Deuxième contrepoint : l’appel deur. Sans l’y réduire, on peut ainsi inter-
préter le sens historique d’une carrière
maires ne sont plus un secret, sauf dans appel au dépassement de soi politique à l’échelle d’un des actes qui
les cercles d’autistes politiques où l’on vit Les modèles qu’offrent les renonce- l’ont ponctuée, sans pour autant l’y rédui-
de la dénégation comme d’autres respi- ments volontaires au pouvoir de George re. Si la partie n’est pas le tout, rien
rent l’air nécessaire à leur survie. Les Washington et de Nelson Mandela préco- n’empêche d’y voir l’ornière qui le magni-
faits y sont des fictions. Inversement, des nisent une pédagogie du dépassement de fie, par l’effet d’un jeu de perspective qui
fictions y font office de faits, comme celles soi et de la relativisation de l’ambition, y en réhausse la valeur.
qui font accroire que le choix de nos diri- compris quand elle est légitime. L’un La stratégie analytique de Luc
geants résulte de la libre volonté du comme l’autre ont quitté la présidence Sindjoun découle d’un procédé subtil de
peuple souverainement exprimée à l’occa- par un discours d’adieu. Nelson Mandela relativisation de l’exception historique
sion de consultations dont ni la nature, ni termina le sien, prononcéle 26 Mars pour la dépouiller de toute force de trac-
l’enjeu n’échappent à personne. A pré- 1999, en évoquant une« nouvelle généra- tion. A l’en croire, il «ne semble pas perti-
tendre que l’ambassadeur des Etats-Unis tion de leaders qui émergent pour nent, le fait de proposer le retrait de la vie
d’Amérique a simplement pris part à un répondre aux nouveaux défis histo- publique comme critère de succès d'une
débat démocratique en évoquant l’élec- riques ». Dans son adresse, George carrière politique. Ils sont nombreux, les
tion présidentielle à venir,on s’emploie Washington a mis en garde ses compa- cas de retrait de vie publique qui sanc-
subrepticement à dédramatiser, par une triotes contre les dangers qui menacent tionnent plutôt un échec. » Il s’est bien
ruse discursive, une incertitude lourde de ce qui n’est encore qu’une jeune répu- gardé de préciser de fournir une illustra-
trames alarmantes. blique. Quand ils quittent le pouvoir, les tion, encore moins d’expliquer en quoi un
Par contraste, l’on sort de la fiction deux hommes jouissent encore d’une retrait de la vie politique est rétrospecti-
autosuggestive d’une périlleuse politique popularité si grande qu’ils n’auraient eu vement apparu comme un regrettable
de l’autruche en saisissant le propos de aucun mal à y demeurer. Il n’est nul échec. On ne sait s’il s’agit d’un ex-prési-
l’ambassadeur américain dans l’économie besoin d’explorer systématiquement leurs dent amer à l’idée d’avoir quitté les
morale d’une incitation à agir anticipati- motivations pour cerner ce qui, dans délices d’un pouvoir ou d’un « peuple » qui
vement, pour ouvrir un avenir débarrassé leurs modes respectifs de renoncement, a se désolerait du départ intempestif de son
d’encombrantes incertitudes. La sugges- fait époque,les élevant ainsi au statut de « guide éclairé » bien-aimé. Passons sur
tion de l’ambassadeur s’entend ainsi symboless’offrant comme modèles de ce mystère et revenons à l’essentiel.
comme une incitation qui participe d’une dépassement de soi, pour la gouverne Il tient en un subtil assaut contre la
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stoire ne veut pas dire
prescription du renoncement au pouvoir
en modèle ayant, à lui seul, une valeur
historique digne d’émulation. Dans la
réfutation qu’il propose, il opère par dilu-
tion pour relativiser l’importance histo-
rique du renoncement au pouvoir. « Il y a,
assure-t-il, lieu de procéder à une relectu-
re des modèles, pour mieux se les appro-
prier de manière dynamique. »En fait
d’appropriation, la relecture qui s’est vou-
lue dynamique produit une interprétation
holistique de l’idée de modèle qui la vide
de toute portée pédagogique qui valorise-
rait une séquence historique déterminée,
en lui conférant une force didactique met-
tant en relief ce qu’elle a d’unique,
d’exceptionnel. Les actes d’une série finie
n’auraient ainsi valeur de modèle que
lorsqu’ils sont évalués en bloc, pour ainsi
dire, d’un seul tenant, comme si le sens
découlait de l’ensemble, jamais des
séquences qui n’auraient donc de sens
global que rapportées à l’ensemble.
De ce stupéfiant principe découle une
paradoxale conclusion : George
Washington ne serait pas un modèle en
vertu de son retrait de la scène publique
le 4 mars 1797. Il devrait cette distinction
à « sa riche carrière militaire et politique »
tout au long de laquelle il « a su conquérir
et affermir l'indépendance des Etats-Unis
face à la grande puissance britannique ; il
a œuvré pour rendre solides, le pouvoir
exécutif et l'administration fédérale. Il a
montré qu'un Président doit aussi être un
bon soldat, commandant des troupes ».
L’erreur logique, mais aussi d’interpréta-
tion consiste à supposer qu’une série finie
d’événements est une chaine continue
dans laquelle le sens global est une pro-
priété du tout. On peut ainsi doctement
prétendre que George Washington « n'est
pas un modèle politique parce qu'il avait
choisi, en 1797, de se retirer de la vie
publique ».
Or, l’assertion est contredite par des
contemporains qui virent très vite qu’un
événement de portée historique venait de
se produire sous leurs yeux. Membre du
gouvernement de George Washington,
Thomas Jefferson a exprimé pour la pos-
térité la portée de cet événement en en
rendant compte de la manière suivante :
« (a) sound precedent set by an illustrious
predecessor ». Le départ du pouvoir de
George Washington a établi une conven-
tion constitutionnelle demeurée en
vigueur jusqu’à l’avènement de Franklin
Delano Roosevelt. C’est justement pour
prévenir toute tentative d’incrustation au
pouvoir après deux mandats que le XXIIe
amendement fut ratifié en 1947 pour res-
taurer la jurisprudence établie par la
décision de George Washington de se reti-
rer du pouvoir. Voilà pour l’histoire.
Pour la logique, il suffit de rappeler
qu’on peut, sans contradiction, simulta-
nément célébrer Washington pour
l’ensemble de son œuvre et pour
quelques-unes de ses décisions. Si la série
finie des actes a valeur d’œuvre
d’ensemble digne d’éloges, il ne s’ensuit
pas que chaque acte, pris isolément, n’a
pas de caractère historique propre.
Washington peut ainsi être célébré, tour
à tour, comme le Cincinnatus américain
pour avoir choisi de renoncer à toute
fonction dans publique après la guerre
d’indépendance en rentrant simplement
chez lui, à Mount Vernon, pour s’occuper
de ses affaires privées. On peut aussi, à
juste titre, l’honorer et le célébrer comme
l’inventeur, par inadvertance, d’un méca-
nisme de consolidation d’une démocratie
naissante en quittant le pouvoir. Par cet
acte, il aura salutairement rappelé que
nul n’est indispensable, qu’il est possible
de gagner l’affection et le respect de ses
concitoyens en quittant volontairement la
magistrature suprême. A dessein ou par
omission, Luc Sindjoun a obscurci cette
dimension qui, parmi d’autres, fait de
George Washington un modèle.
On s’étonne de lire que « toutefois, de
manière générale, il convient de relever
que le recours aux modèles ne doit pas
consister uniquement à inciter à l'imita-
tion, sous peine de faire de l'histoire, un
éternel recommencement ou une simple
reproduction à l'identique ». Le logicien
Le Messager
Grandes Signatures
dirait d’un tel argument qu’il est falla-
cieux. A quoi servirait un modèle si n’est
comme étalon, pour susciter l’émulation,
inspirer des vocations ? Inversément, un
anti-modèle ne fournit-il pas l’exemple de
ce qui est jugé indigne d’émulation ?On
ne ferait pas de l’histoire un recommence-
ment perpétuel en érigeant en modèle des
actes qui génèrent une valeur ajoutée
éthique et politique. A l’inverse, on
s’expose assurément à d’alarmants périls
en hypothéquant la force fiduciaire des
institutions par des modifications consti-
tutionnelles permettant de maintenir
leurs initiateurs au pouvoir. En préten-
dant que le retrait du pouvoir n’a pas de
vertu politique, on raisonne à contrecou-
rant, dans l’oubli commode des acquis
normatifs de l’histoire de la démocratisa-
tion qui établissent que l’alternance au
sommet de l’Etat est un vecteur qui aug-
mente fortement la probabilité de succès
d’un processus de libéralisation politique.
Ce qui vaut pour George Washington
vaut également pour Nelson Mandela,
par l’effet de l’analogie qui sous-tend de
la suggestion de l’ambassadeur améri-
cain. Le Sud-Africain est offert en modèle
en raison du fort signal de sa retraite
d’une fonction qu’il aurait pu conserver
sans contrariété possible, dans un pays
qui l’a célébré un messie. Il partira pour-
tant du pouvoir au zénith de sa populari-
té dans une nation encore sous le charme
de l’utopie d’une société démocratique
multiraciale. L’ambassadeur a sans doute
songé à lui pour ce qu’a pu représenter sa
décision de mettre un terme à sa carriè-
re présidentielle.« I would like to give
over to a younger man. I will be available
for advice if they want me, but to occupy a
position as a head of state, definitely, I
won't take that risk. » Ainsi parla-t-il
lorsqu’un journaliste vint s’enquérir de
ses projets pour le futur. Le fait est suffi-
samment rare en Afrique pour ne pas en
relever l’exceptionnalité, sous pourtant
impliquer que ce que Nelson Mandela est,
comme grandeur historique, se réduirait
à ce seul geste.
Comme ce fut déjà le cas dans son ana-
lyse de la signification historique de
George Washington, le regard que Luc
Sindjoun porte sur Nelson Mandela est
guidé par une stratégie de déflation. La
fin visée ne varie pas : relativiser l’impor-
tance du renoncement au pouvoir comme
événement fondateur qui a valeur de
modèle digne d’émulation. Nelson
Mandela ne serait pas un modèle pour
avoir quitté la fonction présidentielle.
Cette distinction se justifierait « parce
qu'il a lutté durant toute sa vie pour le
triomphe de l'égalité entre noirs et blancs
ainsi pour l'acceptation du principe « un
homme, une voix ». C'est sa contribution
au démantèlement du régime d'apartheid
et à la fondation d'une démocratie multi-
raciale qui en fait un héros. » S’il est légi-
time d’exalter l’ensemble du parcours de
Nelson Mandela et ses combats majeurs,
rien ne justifie logiquement une inférence
donnant à penser que les actes singuliers
n’auraient pas, séparément, une valeur
didactique leur conférant un cachet parti-
culier.
On l’admettrait d’autant moins que
Luc Sindjoun s’autorise, à l’occasion, une
analogie subreptice pour magnifier
l’action politique de Paul Biya. On lit
ainsi que « Nelson Mandela a compris
l'importance de la lutte contre les divi-
sions ethniques et régionales, en s'oppo-
sant au projet de constitution fédérale
pour l'Afrique du Sud. Il a milité pour un
Etat unitaire décentralisé et pour une
nation arc-en-ciel affirmant et intégrant
toutes les différences ». L’évocation ne doit
sans doute rien au hasard. Elle permet de
glorifier transversalement l’opposition
obsessionnelle au fédéralisme brocardé
comme un cheval de troie enfourché par
les démons du tribalisme et du régiona-
lisme. Paul Biya aurait ainsi, en commun
avec Nelson Mandela, la vertu d’avoir
saisi les attraits d’un Etat unitaire décen-
tralisé.
Encore faudrait-il préciser qu’on en
attendtoujours la mise en œuvre, 22 ans
après la constitution de 1996. On se sou-
Jeudi 31 Mai 2018
vient pourtant que, le 5 Octobre 2004, à ment, la prétendue entrée dans l’histoire.
l’occasion d’un discours de campagne
électorale prononcé à Monatélé, Paul troisième contrepoint : l’histoire
Biya rappela qu’il « s’était engagé égale-
ment à consolider notre démocratie, et ses poubelles
notamment en garantissant une meilleure L’apologie n’est pas, en soi, un genre
participation des citoyens à la vie honteux. Mais on s’expose à la dérision
publique. Le vote des lois de la décentrali- quand l’inventaire d’actes supposés histo-
sation permettra d’atteindre cet objec- riques vire au panégyrique. Grand sei-
tif…Grâce à la décentralisation, je le répè- gneur, Luc Sindjoun juge louable la sug-
te, nos populations seront mieux associées gestion faite au chef de l’Etat par
à la vie publique ». C’était il y 14 ans. On l’ambassadeur américain qui l’enjoint à
attend toujours.Les promesses, dit-on, songer à l’image qu’il souhaite léguer à la
n’engagent que ceux qui y croient. Le postérité. Le conseil serait superflu parce
temps politique, à ce qu’il parait, relève- que « le Président Paul Biya est déjà entré
rait de la discrétion absolue du prince, dans l’Histoire ». L’Histoire ! L’usage pon-
sans considération des urgences, moins tifiant de la majuscule scande ce qui,
encore des effets vertueux d’une réelle pour le grand nombre, tient du mystère.
décentralisation dans l’anticipation et la Qui donc, hors du cénacle de ses parti-
prévention des conflits. sans, tiendrait Paul Biya pour une icône
On imagine sans mal l’enjeu de la suscitant l’admiration, donnant des
méticuleuse tentative de relativiser envies d’émulation ? L’histoire a ses pan-
l’exemplarité du retrait volontaire du théons peuplés de figures mémorables
pouvoir pour paver le chemin à des voca- qu’on cite avantageusement, avec respect
tions prospectivement en lien avec leur et humilité. Mais elle a aussi ses pou-
temps. Accordons que l’histoire n’est pas belles. On y trouve une faune de person-
un lit de Procuste qui rapporterait et nages bigarrésunis par la suspicion légiti-
rapetisserait tout aux dimensions rabou- me qu’ils inspirent. Quand ils sont évo-
gries d’une unité de mesure qui s’impose- qués, c’est sous la forme d’une mise en
rait indépendamment des lieux, des garde, comme expression d’une didac-
temps. Mais chaque événement qui fait tique négative qui rappelle ce qu’entrer
époque introduit un étalon à l’aune dans l’histoire positivement ne vaut pas
duquel s’évaluent, par contraste ou ana- dire.
logie, des cas similaires. Quand elle L’inévitable partialité empêche de pro-
s’effectue en juxtaposant des expériences noncer un jugement sur le statut norma-
différentes, l’évaluation s’applique à com- tif de Paul Biya dans l’histoire du
prendre ce qui, contextuellement justifie- Cameroun. L’évoquera-t-on un jour
rait des variations ou éclairerait ce qui comme le héros fondateurs auquel nous
les rendrait éminemment suspectes. devons l’avènement de la démocratie ou
Pourquoi des présidents du Ghana, de comme l’habile manœuvrier qui a subor-
Tanzanie, du Bénin quittent-ils le pou- donné la loi, l’avenir du Cameroun à ses
voir au terme de leurs mandats, tandis intérêts, en différant indéfiniment la
que d’autres s’y agrippent désespéré- mise en œuvre des dispositions d’une
ment, comme Paul Biya, Sassou Nguesso, constitution pourtant taillée sur mesure
Idriss Déby, évoquant sans cesse la légiti- qui aurait pu contenir la brutale montée
mité de modifier la constitution ? L’éva- actuelle de l’irrédentisme ?
luation analogique relève d’autres cas, S’il faut mettre au crédit de Paul Biya
pour célébrer l’émulation, ériger en des actes à saluer -on songe à la résolu-
modèles ceux qui, comme George tion avantageuse du litige frontalier avec
Washington ou Nelson Mandela, font le Nigeria- l’équité commande que cette
leurs malles, convaincus de la relativité évocation soit contrebalancée par les épi-
de leur propre avènement. A prétendre sodes de violence morbide qui ont ponctué
que l’horizon de comparaison qu’offrent son interminable présidence. La mémoire
des actes décisifs ne saurait prescrire des morts de la démocratisation impose
d’étalons utiles à l’action politique parce d’attacher son nom à la persistance de la
que l’histoire ne serait pas un lit de corruption dans un pays dont le premier
Procuste, on trivialiserait la force de magistrat n’a jamais daigné déclarer ses
réverbération qui fait de l’histoire un avoirs, comme le recommande la constitu-
laboratoire naturel où l’on s’instruit, par tion. Son histoire est aussi celle-là. Cette
saine émulation, pour éviter des tragé- mémoire est aussi indissociable des nom-
dies. Reprenant Hegel, Marx nous dit que breux morts de février 2008, dont celle de
l’histoire se répète deux fois, « la première Jacques Tiwa, assassiné devant le tribu-
fois comme tragédie, la seconde fois nal de Ndokoti, à Douala, par des soldats
comme farce ». de la république. Son crime est d’avoir
La tragédie s’étale en une histoire voulu s’opposer à la modification de la
morbide avec ses défunts frappés d’une constitution qui a permis à Paul Biya de
malemort qui laisse un cortège de se maintenir au pouvoir.
cadavres méprisés dont le souvenir viva- Luc Sindjoun conclut son exercice lau-
ce hante la farce nationale qu’on nomme datif en proclamant que Paul Biya
improprement démocratie où l’on tue et demeure « L’HOMME DE LA SITUA-
triche par passion immodérée du pouvoir. TION ». La déclaration ne surprendrait
On doit au jeune Marx une description personne sur une pancarte de militant
féroce de l’Allemagne de son temps : « le bouillant de zèle qui imagine Paul Biya
régime allemand actuel, au en saint digne d’une admiration sans
contraire…n’est qu’un anachronisme, une bornes. Dans une intervention proposée
contradiction flagrante à des axiomes uni- par un politologue respectable, elle a l’air
versellement reconnus, la nullité dévoilée d’une pétition de principe qui dévoile une
au monde entier ». Il est à peine excessif intention qui rend le texte superflu.On
d’aventurer que cette image déformée de comprend ainsi sans mal ce qu’entrer
l’Allemagne de Marx est une représenta- dans l’histoire (ne) veut (pas) dire.
tion prémonitoire du Cameroun de Paul
Biya dont Luc Sindjoun célèbre, profusé- *Philosophe
ERRATUM
Une malencontreuse erreur nous a fait illustrer par la photo du Pr Franklin
Nyamsi, la tribune du philosophe Paul-Aarons Ngomo parue en page "Grandes
Signatures" de l'édition du lundi 28 mai dernier. De même, au lieu du titre indi-
qué Le Paradoxe de la Succession - en référence à l'objet fondamental du courroux
du système gouvernant camerounais après la sortie de l'ambassadeur des États-
Unis conseillant le président Biya de penser à son héritage, vous avez plutôt eu
droit à Ce qu'entrer dans l'histoire ne veut pas dire qui était le titre du projet de
la présente contribution conçue en contre-points au Professeur Luc Sindjoun,
Ministre Conseiller du président Biya relativement à la même actualité.
Nous prions notre excellent contributeur de même que le Pr Franklin Nyamsi
ainsi que les lecteurs attentifs du Messager d'accepter nos sincères excuses.
La rédaction.
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