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Editions l'Atelier

Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940


Author(s): Antoine Prost
Source: Le Mouvement social, No. 237 (OCTOBRE-DÉCEMBRE 2011), pp. 135-151
Published by: Editions l'Atelier on behalf of Association Le Mouvement Social
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41684127
Accessed: 06-06-2016 19:03 UTC

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Les cimetières militaires de la Grande Guerre,
1914-1940
Antoine Prost*

En Les juillet
Lesrecherches
recherches
2010, on menées
menées
inaugurait par
par la encore
la Commonwealth
Commonwealth un cimetière War
War militaire
Graves
Graves Commission
Commission
de la Grande (CWGC)
(CWGC)Guerre.
sous la pression d'un instituteur australien, persuadé que tous les morts des combats
de Fromelles (Nord) n'avaient pas été retrouvés, avaient abouti deux ans plus tôt à la
découverte de 250 corps ensevelis par les Allemands, en arrière de leurs lignes, dans
huit tombes collectives. Et la CWGC construisit pour les inhumer, un nouveau
cimetière militaire1. (Voir cahier d'illustrations.)
Cet ultime cimetière - on n'en avait plus construit depuis cinquante ans - respecte
en tous points les principes des cimetières militaires britanniques définis quatre-vingt-
dix ans plus tôt, en janvier 1918, par X Imperial War Graves Commission (IWGC) deve-
nue depuis CWGC. Ce modèle britannique se différencie d'autres modèles, moins
aboutis, mais tout aussi stables puisqu'ils ont présidé à l'organisation des cimetières
militaires de la Seconde Guerre mondiale. Il y a là, à la fois, une universalité et des
particularités qui interrogent. Dans tous les pays belligérants, on trouve des cimetières
militaires parfaitement identifiables comme tels, et pourtant ceux de chaque nation
affirment une identité propre. Comment expliquer ce double constat ?

Une double nouveauté

L'existence même des cimetières militaires nous semble évidente. Elle ne l'est pas. Ce
qui nous semble aller de soi est en fait une grande nouveauté. Un cimetière étant par
définition une réunion de tombes individuelles, parler de cimetière militaire, c'était
affirmer que tout soldat, quel que soit son grade, avait droit à une sépulture indivi-
duelle, alors qu'auparavant, seuls les officiers bénéficiaient de ce privilège, les soldats
étant inhumés anonymement dans des fosses communes. La reconnaissance du droit
de tout soldat à une sépulture individuelle consacre donc l'égalité fondamentale des
citoyens. C'est un principe démocratique, porté par la société moderne, la conscrip-
tion dans certains pays, et dans tous, par l'identification de l'armée à la nation en
armes. Il a été adopté pour la première fois par les États-Unis, pour les quarante et
i un cimetières de la guerre de Sécession, qui avait fait six cent vingt mille morts, mais
I il n'est pas certain que ce précédent ait été connu sur le vieux continent et qu'il ait
û
J
©
servi d'exemple 2. Le règlement en vigueur dans l'armée française lors de l'entrée en
©
guerre, prescrivait encore des tombes collectives pour les simples soldats3.

g * Professeur émérite à l'université de Paris 1 .

1. J. Summers (ed.), Remembering Fromelles. A new cemetery for anew century , Maidenhead, CWGC
0
publishing, 2010.
8
2. Le roi George V, visitant les cimetières militaires britanniques en 1922, déclarait : « Never before
i in history have a people thus dedicated and maintained individual memorials to the fallen ». Cité par
1 G. Mosse, « National cemeteries and national revival. The cult of fallen soldiers in Germany », Journal
I
a
of contemporary history, 14-1, janvier 1979, p. 8.
4 3. L. Capdevila, D. Voldman, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre , Paris,
■s
Payot, 2002, p. 77.

Antoine Prost, Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940, Le Mouvement Social, octobre-décembre 201 1.

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Le règlement était en retard sur les mœurs, comme l'atteste le comportement des
soldats qui donnent des sépultures individuelles à leurs camarades chaque fois quils
le peuvent et s'efforcent de les identifier durablement. L'armée dut d'ailleurs revenir
rapidement sur ses prescriptions périmées4 et le Parlement l'affirma solennellement
par une loi du 29 décembre 1915 : « tout militaire mort pour la France a droit à
une sépulture perpétuelle aux frais de l'État ». Les cimetières militaires mettent en
œuvre ce principe à l'échelle des armées de 14-18, y compris pour les morts que les
contraintes du combat avaient fait inhumer dans des tombes collectives.

Ce choix a conduit les divers pays à développer un monument d'un type nou-
veau, facilement reconnaissable par ses tombes alignées comme un régiment passé
en revue : le cimetière militaire, qui marque certains paysages comme un sceau
sur une charte médiévale. Or ces monuments ne sont pas seulement voués à leur
fonction de sépulture des morts de la guerre. Ils obéissent à des contraintes admi-
nistratives ou diplomatiques ; ils répondent à des projets complexes, politiques ou
religieux ; ils prennent des formes architecturales tributaires de cultures nationales.
Par la conception des tombes, le dispositif, la scénographie, ces projets débordent
singulièrement le projet funéraire initial, d'autant qu'ils ont disposé de temps pour
s'affiner. En effet, les cimetières militaires ont été créés dans l'après-coup ; ils ne
prennent pas exactement la suite des sépultures de guerre ; ils ne sont pas le simple
prolongement ou l'extension des cimetières de fortune. Même si parfois leur projet
a été conçu et précisé pendant le conflit (comme pour l'Empire britannique avec
l'IWGC), ils ont été réalisés après la guerre, par le regroupement de tombes éparses
ou de cimetières improvisés. Ce regroupement a permis d'inventer une organisation
spatiale inédite, de créer un objet architectural qui soit davantage qu'un simple
alignement de tombes.
On s'en convaincra aisément en observant les cimetières édifiés pendant la guerre
même. Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée de ceux que les Allemands
avaient construits en arrière du front et qui ont continué à être utilisés, car ils ont
été profondément remaniés par la suite. Mais il en subsiste un grand nombre à
l'arrière d'un front trop négligé, celui de Galicie. Après la percée du printemps
1915 entre Tarnów et Gorlice, le front s'étant stabilisé bien à l'est de la zone des
combats, l'armée autrichienne a relevé et inhumé les cadavres qui parsemaient le
champ de bataille. Une formation spéciale fut constituée, commandée par le major
Broch, qui construisit près de quatre cents cimetières pour enterrer quatre-vingt-
dix mille soldats de toutes nationalités 5, mais surtout autrichiens et hongrois. Une
salle fut d'ailleurs consacrée aux sépultures de soldats dans l'exposition sur la guerre ë
Z
organisée à Vienne en 1916. Broch fit appel à des architectes, des sculpteurs, des
artistes de toutes nationalités, et il était assez satisfait de son travail puisqu'il lui I
consacra une sorte d'inventaire6. Ce sont des cimetières de faibles dimensions : les ©

0
(N
U

-O
e
4. Un arrêté du GQG du 22 février 1915 prévoit en principe des tombes individuelles mais évoque
longuement les sépultures collectives et l'emploi du chlorure de chaux. Voir M.-S. Bloquet- Lefèvre, 4a
_o
Les sépultures militaires sur le territoire national, 1914-1918, mémoire de maîtrise, université de Paris-IV,
1992, p. 64-65.
1
5. Total des sépultures par cimetière donné par Rudolf Broch et Hans Hauptmann, voir note 6.
1
<3

6. R. Broch et H. Hauptmann, Die westgalizischen Heldengräber aus den Jahren des Weltkrieges 1914- Ě
1915, Wien, Ges. für Graphische Industrie, 1916. Cet ouvrage a été réédité en polonais : Zachodniogalicyjskie a

groby bohaterów z lat wojny swiatowej 1914-1915, przeklad filologiczny Henryk Sznytka, opracowanie, wstçp I
i przypisy Jerzy Drogomir , Tarnów, Muzeum Okrçgowe w Tarnowie, 1996. 4

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plus grands abritent trois à quatre cents corps, les plus petits, une quarantaine.
Erigés au plus près des lieux des combats, souvent au sommet de collines ou au bord
des routes, généralement clos de murs, ce sont avant tout des lieux de recueillement.
Leur conception architecturale est très diverse, et grande est la variété des croix
tombales ou des stèles7. Ils répondent à un projet exclusivement funéraire, aussi ne
ressemblent-ils pas à des cimetières militaires.
Ljes Polonais s'efforcent aujourd'hui d'entretenir ces cimetières, une tâche que
compliquent et renchérissent leur nombre et leur petite taille. La différence est ici
sensible, avec les cimetières militaires d'après la guerre, qui ont été conçus dès le
départ comme destinés à durer toujours. « Ils seront soutenus et entretenus par la
richesse de cette grande nation et de son empire aussi longtemps que nous resterons
une nation et un empire », déclarait Churchill aux Communes8, tandis qu'en France,
la loi de finances du 31 juillet 1920 affirme, dans son article 105 : « Les cimetières
militaires créés ou à créer sur l'ancien front des armées, pour recevoir à titre perpétuel
les cendres des soldats morts pour la France pendant la guerre 1914-1918 sont décla-
rés propriété nationale et seront gardés et entretenus aux frais de la nation » 9.

Illustration n°l. Cimetière militaire de Leszczyna (n°310, province de Tarnów).


Creative commons licence

ë
I
4*
û

© Il reste que les cimetières militaires des pays belligérants sont assez différents
© les uns des autres. On ne peut même pas dire qu'ils présentent tous des rangées de
_o
6
tombes alignées, car parfois - c'est le cas de nombreux cimetières allemands - les
I
¿
-O

7. P. Pencakowski, « Monumenti dimenticati agli eroi di nessuno'. I cimeteri austriaci di guerra


§ nella Galizia occidentale », in G. Fait (ed.), Sui campi di Galizia. Gli italiani d'Austria e il fronte orien-
I tale : uomini , popoli , culture nella guerra europea , Rovereto, Museo storico italiano della guerra, 1997,
p. 461-479.
I
a
8. Le 4 mai 1920. Voir note 19.
9. Le texte est celui proposé par la Commission de l'armée à la Chambre et adopté sans discussion
•3 véritable lors de la deuxième séance du 8 juillet.

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alignements ne se voient pas. L'Italie fasciste a même conçu des cimetières sans tom-
bes. Par delà les généralisations abusives, la visite révèle des particularités nationales
qui méritent attention. Quand divers pays sont confrontés au même moment au
même problème, l'histoire comparative prend tout son intérêt. Quel sens et quelles
raisons donner au fait que les divers pays n'ont pas tous enterré de la même façon
leurs morts de la guerre ?

Des cimetières pour quels morts ?


Tous les pouvoirs définissaient-ils de la même façon la population à laquelle ils
destinaient les cimetières militaires ? Quels morts de la guerre le projet monumental
englobe-t-il ? À qui est-il destiné ?

Les corps et les noms


La réponse semble évidente : aux morts du front. Les blessés morts des suites de leurs
blessures dans des hôpitaux éloignés du front ont été généralement inhumés dans
les carrés militaires des cimetières urbains, ou dans des tombes familiales. L'IWGC
avait ainsi recensé trente-six mille tombes en 1921 au Royaume-Uni et estimait en
trouver encore vingt-sept mille 10. Les Allemands ont inhumé en Allemagne même
pendant la guerre des soldats morts au front, plusieurs centaines par exemple au
cimetière de Fribourg11. Personne n'a proposé de les déplacer pour qu'ils rejoignent
leurs camarades de combat dans des cimetières militaires.

Mais de quels morts du front s'agit-il ? Ces centaines de milliers de soldats tom-
bés au front ne forment pas en effet un groupe homogène. On peut sommairement
distinguer parmi eux deux grands ensembles : les tués et les disparus - les killed
in action et les missing des Britanniques - ou, pour le dire plus crûment, les corps
qui ont des noms et les noms qui n'ont pas de corps. Que les premiers relèvent du
cimetière militaire est évident, mais le projet monumental se limite-t-il à eux ou
englobe-t-il les seconds ?
Français et Allemands ont adopté une définition minimale : le cimetière accueille
les corps qui ont un nom, même si l'on rencontre parfois des tombes d'inconnus. Les
ossements anonymes, comme les restes épars, relèvent de l'ossuaire ou de la tombe
commune, tantôt associés aux cimetières, comme à Douaumont, tantôt intégrés.
On trouve par exemple au fond du cimetière de Notre-Dame de Lorette à Ablain-
Saint-Nazaire, près d'Arras, des fosses communes qui regroupent les restes de vingt
mille soldats non identifiés. Les tombes des camarades, les Kameradengraber des ë
3

cimetières militaires allemands remplissent la même fonction. I


Û

Les Britanniques ont une conception beaucoup plus large. D'une part, ils inhu- @
ment anonymement les dépouilles qui conservent une forme à peu près humaine. 0
<N

Leurs cimetières comprennent de nombreuses tombes de soldats known unto God , a


_o
£
pour reprendre la formule adoptée sur proposition de Kipling, dont le fils était préci-
sément missing. A Fromelles, cas extrême car les cadavres étaient exceptionnellement
1
-O

bien conservés, 65 tombes portent un nom et 185 n'en portent pas. Mais le projet I
I
10. J. Summers, Remembered. The history of the Commonwealth War Graves Commission , London ; ì
New York, Merrell, 2007, p. 30. »

11. R. Chickering, The Great War and urban life in Germany. Freiburg, 1914-1918, Cambridge, I
.3
Cambridge University Press, 2007, p. 321.

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porté par l'IWGC va beaucoup plus loin car il concerne l'ensemble des tués et des
disparus. Il affronte donc une difficulté majeure : comment donner une sépulture à
un corps qui n'existe plus, à une dépouille que les obus ont dispersée ? Et pourtant,
il y avait là une injustice : pourquoi les morts dont on n'a pas retrouvé le corps
seraient-ils en outre privés de la tombe accordée à leurs camarades ? Ne fallait-il pas
que chaque famille ait une tombe où pleurer son mort ? Immédiatement au sortir de
la guerre, certains groupes qui organisaient les cimetières militaires en Italie avaient
imaginé de donner une apparence de tombe individuelle aux ossements épars et de
permettre aux familles des disparus de s'approprier une de ces tombes 12 . L'initiative
fut abandonnée. Dans le même esprit, le Premier ministre australien proposait,
au début de 1919, de créer des tombes vides auxquelles on donnerait le nom des
disparus pour que les familles puissent inscrire leur deuil en un lieu précis. Cette
suggestion n'a pas été retenue pour des raisons financières - il aurait fallu agrandir
du quart ou du tiers les cimetières militaires - et plus encore morales : la tombe vide
aurait constitué un mensonge qui aurait discrédité l'œuvre de l'IWGC et trompé les
familles qui lui accordaient leur confiance 13.
Cette pression pour que les noms des disparus soient préservés et honorés est
caractéristique du monde anglo-saxon. L'identité de l'individu, qu'atteste son nom,
compte davantage que ses restes matériels 14. L'IWGC a donc choisi non seulement
de donner une tombe à tous les soldats identifiés, ainsi qu'aux dépouilles non iden-
tifiées qui conservaient forme humaine, mais aussi de graver dans la pierre les noms
de tous les disparus : ce sont au sens propre les memorials. Certains font partie
intégrante des cimetières militaires : l'un des murs, plus solennel, accueille sur des
plaques les noms des missing de la bataille proche. Le memorial du plus grand cime-
tière britannique, celui deTyne Cot (Belgique), porte ainsi trente-quatre mille noms
de disparus. L'IWGC a surtout construit des monuments exclusivement voués à
porter ces listes de noms. Les plus célèbres sont la Menin Gate d'Ypres (cinquante-
cinq mille noms) et le monument de Thiepval (soixante-quatorze mille noms). Elle
projetait d'en ériger une douzaine en France, mais le nombre fut ramené à quatre, à
la demande des autorités françaises que cette multiplication inquiétait, ce qui ne les
empêcha pourtant pas d'accepter la construction de mémoriaux pour les disparus
canadiens et australiens 15.

La France, en effet, ne partageait pas cette approche. La sauvegarde des noms


ne fait pas partie de son projet funéraire. Aucun nom par exemple à l'Ossuaire de
Douaumont, dont on estime qu'il a recueilli les restes de cent trente mille soldats
ë
3
français ou allemands. Les noms font l'objet d'un autre projet, défini par le Parlement.
I
û

12. G. Alegi, « Redipuglia, il cimitero perduto », Nuova storia contemporanea , 2001, n°4, p. 107-
©
116. Nous remercions très chaleureusement Pierre- Yves Manchon de ces informations.
0
<N
13. B. Scates, Return to Gallipoli. Walking the battlefields of the Great War, ; Cambridge, Cambridge
-O
University Press, 2006, p. 58-59.
g
-o
14. T. W. Laqueur, « Memory and naming in the Great War », in John R. Gillis (ed.), Commemorations :
the politics of national identity, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 150-167.
1
s 15. P. Longworth, The Unending Vigil: A History of the Commonwealth War Graves Commission
1917-1967 [1st ed. 1967], Barnsley, Pen & Sword military, 2010, p. 100. Les principaux mémoriaux
sont, outre ceux déjà cités, ceux de Soissons, La Ferté-sous-Jouarre, pour les Britanniques, Delville Wood a.

ì
a
Longueval pour les Sud- Africains, Vimy pour les Canadiens, Beaumont-Hamel pour le Newfoundland,
Messines Ridge (Belgique) pour les Néo-Zélandais, Neuve-Chapelle pour les Indiens, Villers-Bretonneux
I pour les Australiens, Helles dans la presqu'île de Gallipoli, et quelques autres, comme X India Gate de
3 Lutyens à New-Delhi, dans des territoires alors sous contrôle britannique.

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La loi du 25 octobre 1919 sur la commémoration et la glorification des morts pour


la France avait en effet prévu d'inscrire leurs noms - et pas seulement ceux des dis-
parus - sur des registres qui seraient déposés au Panthéon. L'État devait en outre
remettre à chaque commune « un livre ďor sur lequel seront inscrits les noms des
combattants des armées de terre et de mer, morts pour la France, nés ou résidant dans
la commune ». Un concours fut ouvert en 1920 pour l'ornementation et l'édition des
registres destinés au Panthéon, mais le projet s'enlisa et n'avait pas abouti en 1939 16 .
En fait, ce sont en France les monuments aux morts communaux qui assurent la
sauvegarde des noms des morts : les projets locaux ont pris la place abandonnée par
le projet national. On le voit, la définition des morts que concerne le projet funéraire
connaît des différences considérables d'un pays à l'autre, suivant que l'on y inclut ou
non les disparus. Mais elle est en outre affectée par des considérations d'une autre
nature, liée au rapport entre l'État et les familles.

Les corps , les familles et l'État


Deux conceptions s'opposaient en effet. La première faisait passer les familles avant
l'État. L'État leur avait pris leurs enfants, il devait leur rendre leurs corps si elles le
souhaitaient. La seconde, inversement, refusait de restituer les corps aux familles, au
nom de l'égalité devant la mort. En effet, à moins que l'État ne prenne en charge
la dépense, seules des familles relativement fortunées pourraient reprendre les corps
des soldats morts ; les cimetières risquaient donc de n'accueillir que des pauvres.
La logique de l'armée nationale voulait au contraire que les officiers, partout issus
des classes aisées pour la plupart, soient ensevelis à côté de leurs hommes. De là, en
France comme en Grande-Bretagne, un débat passionné qui divisa profondément
les politiques.
Il fut tranché différemment de part et d'autre de la Manche. Dès les premiers
mois de la guerre, certaines familles avaient tenté de retrouver les corps de leurs
disparus et de les reprendre. Ces initiatives, essentiellement françaises, perturbaient
le déroulement des opérations militaires et Joffre, comme les autorités britanniques,
les avaient interdites en mai 1915. Mais, au lendemain de l'armistice, la question se
posa de nouveau, et de façon beaucoup plus vive.
En Grande-Bretagne, l'IWGC approuvée par une conférence impériale le 13 avril
1917 avait reçu une Charte royale le 10 mai et fonctionnait depuis le 21 mai comme
une agence autonome, chargée d'enregistrer tous les morts de la guerre et de veiller à
leur sépulture. En fait, elle existait depuis 1915, sous la tutelle de la Croix-Rouge et
de l'Armée, et sous la direction de Fabian Ware, un homme entièrement dédié à cette ë
I
cause. Ware était totalement opposé au retour des corps : les morts devaient être enter-
rés à proximité des lieux où ils étaient tombés, officiers et soldats côte à côte dans la J
©
mort comme au combat. Il en avait convaincu les autorités militaires. Celles-ci s'oppo-
0

sèrent donc au retour des corps, que réclamaient des familles influentes. Les difficultés <N
U

-O

liées à l'existence du Channel permirent à l'IWGC de résister à ces demandes tout au


long de l'année 1919. Comme on le verra plus loin, Ware réussit à donner un sens
positif à ce refus, à convaincre de larges secteurs de l'opinion que l'IWGC donnerait
1
M

i
aux morts des tombes soigneusement entretenues et fleuries. Quand l'IWGC reçut sa
Charte, elle avait déjà enregistré cent cinquante mille tombes sur le front occidental et
1
i
a

16. M.-T. Chabord, « Le livre ďor de la Première Guerre mondiale : un projet sans suite », Revue Í
historique de l'Armée, 1973-2, p. 76-82.

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envoyé dix-sept mille photos aux familles pour leur montrer qu elle avait bien enterré
celui qu elles pleuraient. C'est à elle que les proches s'adressaient pour obtenir des
informations sur le sort des disparus ou l'emplacement des tombes provisoires. Pour
leur permettre de s'approprier les tombes des leurs, l'IWGC prévoyait de réserver, au
pied des stèles qui marqueraient chacune d'elles, les headstones , la place de graver un
texte court (66 caractères ou espaces) proposé par les proches. En décembre 1918, sept
mille familles consultées lui avaient répondu sur ce point, et très peu avaient manifesté
une hostilité17. Pour expliquer ses projets, l'IWGC distribua largement en 1919 un
ouvrage écrit par Kipling, illustré de dessins de projets de cimetières et des stèles, les
headstones , de différentes religions 18. L'Australie, qui avait décidé de ne pas rapatrier les
corps de ses diggers , diffusa de même à soixante mille exemplaires un ouvrage illustré,
pour convaincre les familles que leurs morts seraient effectivement honorés 19.
Sans tout ce travail de réflexion et d'information entrepris avant même l'armis-
tice, l'IWGC n'aurait pu faire prévaloir l'inhumation de tous les morts de Grande-
Bretagne sur le continent. L'opposition enflait, ralliant des membres influents de
l'establishment comme Balfour, Lansdowne ou Robert Cecil ; ils appelaient à résister
à sa « tyrannie », exigeant non des headstonesy mais des croix sur les tombes et la liberté
pour les familles de reprendre les corps des leurs. La question devait nécessairement
venir devant le Parlement. Elle fut tranchée par un grand débat aux Communes, le
4 mai 1920, autour d'un amendement réduisant de cinq livres à titre symbolique
un crédit affecté à l'IWGC20. C'était en fait toute sa politique qui était en cause,
le principe des headstones comme la non-restitution des corps. Dans un climat de
grande émotion, la discussion, où Churchill, alors ministre de la Guerre, intervint
en dernier, se termina à l'avantage de l'IWGC dont les orientations ne furent plus
véritablement contestées.

Le contraste avec la France ne saurait être plus grand, à tous points de vue.
On s'était contenté de parer au plus pressé : l'achat des terrains, pour lequel la loi
du 29 décembre 1915 instituait une procédure simplifiée de déclaration d'utilité
publique. On avait prévu la nécessité de nombreux cimetières et pris pour cela les
arrêtés nécessaires pour en acheter les terrains, y compris ceux des cimetières alliés,
sur la base de 3 m2 par tombe en comptant les allées ; mais le service du Génie chargé
des sépultures militaires n'avait pas de véritable projet. Sa mission se bornait « à déli-
miter les cimetières, à les clôturer et à les mettre en état de recevoir les corps »21. On
attendit donc l'armistice pour y réfléchir, et l'on constitua dans ce but en novembre
1918 une Commission nationale des sépultures militaires. Elle se mit au travail et vit
ë
£
3
s'affronter les partisans de la restitution des corps aux familles qui le demandaient,
I comme Louis Barthou qui avait perdu un fils à la guerre, et d'autres, comme Paul
Q
J3 Doumer qui en avait perdu quatre et défendait au contraire l'inhumation de tous les
©

S
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¡U
-O 17. P. Longworth, The Unending Vigil..., op. cit., p. 44.
e
18. Imperial War Graves Commission, The Graves of the fallen , London, H. M. S. O., 1919. Ce petit
I
_o
0
livre de 18 pages est consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale australienne : http://
www.nla.gov.au/ apps/ doview/ nla.aus-vn478230 1 -p.pdf.
8
19. Where the Australians rest, Melbourne, Govt. Printer, 1920, 72 p. Voir B. Ziino, A Distant Grief.
1 Australians, War Graves and the Great War , Crawley, UWA Press, 2007, chap. 4.
20. Débat consultable sur internet : http://hansard.millbanksystems.com/commons/1920/may/04/
I
a
imperial-war-graves-commission.
21. Circulaire de Gallieni, alors ministre de la Guerre, 17 février 1916, Vincennes, SHD, 6 V 1 1239.
•3 Je remercie Laurent Veyssière de m' avoir facilité l'accès à ces documents.

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morts, officiers et soldats, dans des cimetières militaires à l'exemple de « l'admirable


cimetière » américain de Romagne22.
Pendant ce temps, les familles qui en avaient la volonté et les moyens financiers,
bravant les interdictions, s'employaient à retrouver sur le champ de bataille la tombe
de leur être cher, et elles s'entendaient avec des entrepreneurs de pompes funèbres
plus ou moins improvisés pour faire relever puis transporter son corps et l'inhumer
à proximité de ses proches23. Cette situation de fait poussait au compromis : une
loi interdisant de restituer les corps aux familles aurait été difficile à faire respecter
et aurait engendré un contentieux pénible, où l'État n'aurait pas eu le beau rôle.
On envisagea un moment d'interdire pendant trois ans toute exhumation, pour
permettre de procéder aux identifications nécessaires si l'on voulait être certain de
restituer aux familles le corps des leurs 24 . Mais la pression était trop forte et la loi de
finances du 31 juillet 1920, dans son article 105, décide que les cimetières militaires
destinés à recevoir « à titre perpétuel les cendres des soldats morts pour la France »
sont « propriété nationale » et « seront gardés et entretenus aux frais de la nation ».
Elle ajoute que les veuves, ascendants ou descendants « ont droit à la restitution et
au transfert aux frais de l'État des corps de leurs parents morts pour la France » 25 .
En application de cette loi, deux cent trente mille corps environ ont été rendus
aux familles. Les cimetières militaires français sont donc pour ceux qui restent, ce qui
crée une discrimination entre des familles qui ont la tombe de leur soldat à proxi-
mité, et celles qui en sont éloignées. Pour remédier à ce qui apparaît alors comme
une injustice, une loi du 29 octobre 1921 accorde aux frais de l'État le droit à un
pèlerinage annuel aux familles pour se rendre sur la tombe de leur parent. Ces dis-
positions ne sont pas négligeables. D'une part, elles encouragent les pèlerinages sur
les champs de bataille. Mais d'autre part, elles relativisent quelque peu l'importance
des cimetières militaires français qui ne sont pas le lieu unique consacré aux morts de
la guerre. Les « nécropoles nationales » sont certes un haut-lieu pris en charge par la
nation. Elles n'incarnent pas cependant toute la nation sacrifiée.
Les autres pays belligérants ont adopté l'une ou l'autre solution. L'Australie et la
Nouvelle-Zélande ont suivi l'IWGC et laissé leurs morts sur les champs de bataille.
L'éloignement est certes une des raisons de ce choix, mais non la seule, car les États-
Unis ont rapatrié les deux tiers de leurs morts, comme le président Wilson en avait
pris l'engagement lors de l'entrée en guerre du pays. L'Italie a commencé par accor-
der un tarif préférentiel aux familles pour visiter les tombes du front, puis accorda en
1921 aux familles le droit de reprendre les corps des leurs aux frais de l'État26. Quant £
aux Allemands, ils n'ont pas eu le choix, et ceux de leurs soldats tués au combat dont l
8
S
J
O
22. AN BB18/2607, dossier 1484 A 18, séance du 31 mai 1919. Que l'exemple de Romagne soit ici
déjà cité mérite d'être relevé. Voir infra . 0

23. Y. Pourcher, Les jours de guerre. La vie des Français au jour le jour entre 1914 et 1918 , Paris, Pion, _o

1
1994, donne à partir des archives judiciaires, p. 471-9, des exemples de procédures engagées contre les
auteurs de ces exhumations irrégulières.
_o
24. L'examen d'un projet de loi en ce sens est l'objet de la réunion déjà citée du 31 mai 1919 de la
Commission nationale des sépultures militaires. Elle l'approuve, mais parce que l'interdiction est seule-
§
-i

ment temporaire.
25. L'article 81 de la même loi fixe les modalités de subvention des monuments aux morts commu-
naux. Ces dispositions disjointes ne constituent pas une loi mémorielle. a

26. Reggio decreto 15/10/1920 n°l494, remplacé par le reggio decreto 16/06/1921 n°931, puis par í
la loi du 1 1 août 1921, n°1074. Informations aimablement communiquées par Pierre- Yves Manchon. 4

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Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940 ■ 143

la dépouille n'avait pas été inhumée pendant la guerre en Allemagne, sont restés en
territoire ennemi.

Ces contextes juridiques et moraux constituent l'une des premières raisons des
différences entre les cimetières militaires des différents pays. Mais il en est d'autres,
qui tiennent aux projets eux-mêmes et à leurs modalités de réalisation.

Modes de construction et projets


Les terrains

Un premier point mérite d'être immédiatement relevé : le statut des terrains sur
lesquels les cimetières militaires ont été regroupés. Si tous les soldats français sont
enterrés en France, à l'exception des blessés et des prisonniers morts en Allemagne,
on compte en France et en Belgique de nombreux cimetières allemands (cent quatre-
vingt-dix-huit, avec sept cent cinquante mille tombes), britanniques (mille huit cent
cinquante cimetières militaires ou carrés militaires dans des cimetières communaux,
pour trois cent vingt mille tombes et deux cent dix mille noms sur des memorials) ,
ou américains (six pour trente-quatre mille morts).
Quand il s'agit de cimetières alliés implantés en France ou en Belgique, leur sta-
tut foncier a été réglé de gré à gré. La France et la Belgique ont fait le nécessaire pour
acheter les terrains et les ont mis gratuitement à la disposition de leurs alliés. Dès la
guerre, l'IWGC a passé des conventions avec certaines municipalités pour disposer
de carrés militaires dans leurs cimetières. Elle a discuté avec des propriétaires et s'est
concertée avec les préfets quand le recours à l'expropriation pour cause d'utilité
publique s'avérait indispensable. La contribution de la France fut d'ailleurs en 1920
l'un des arguments des défenseurs de sa politique.
Entre belligérants, la question fut résolue par les traités de paix. Celui de
Versailles prescrivait, dans son article 225 : « Les Gouvernements alliés et associés et
le Gouvernement allemand feront respecter et entretenir les sépultures des soldats et
marins inhumés sur leurs territoires respectifs ». Il prévoyait la reconnaissance par les
gouvernements respectifs des commissions chargées « d'identifier, enregistrer, entre-
tenir ou élever des monuments convenables sur lesdites sépultures ». Mais le gouver-
nement allemand n'a pas constitué de commission de cette nature. Ce sont donc les
Français qui ont construit les cimetières allemands. Ils n'ont pas été généreux et leur
ont affecté des terrains relativement peu étendus, ce qui explique le grand nombre de
tombes allemandes collectives ou semi-collectives, bien que les morts aient leur nom.
ë
>
Le cas de la Turquie est très différent, car beaucoup de soldats alliés, anglais,
3

I français, mais plus encore australiens et néo-zélandais, étaient morts sur son terri-
û
J toire. Gallipoli est une terre sacrée pour les soldats de X Australian and New Zealand
©
Army Corps (ANZAC) et leurs familles ; inhumer leurs morts en territoire ennemi
O
<N
leur semblait impensable. Le traité de Sèvres (10 août 1920) a réglé la question en
_D

O donnant aux alliés la propriété pleine et entière des terrains qu'ils choisiraient pour
y leurs cimetières et leur memorials , ainsi que celle des voies d'accès (article 218), tout
_o
0
en maintenant la souveraineté de la Turquie sur ces terrains en ce qui concerne l'or-
g
"tf
G
dre public ou la répression des exactions éventuelles. La Turquie s'engageait en outre
3
à acquérir ultérieurement les terrains qui apparaîtraient nécessaires, à permettre les
1
I visites, les exhumations éventuelles, etc. Les alliés s'engageaient en revanche à ne
»

I faire aucun autre usage, commercial ou à plus forte raison militaire ou naval, des
■3
territoires ainsi placés dans une situation d'extra-territorialité originale.

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144 m Antoine Prost

L'environnement étranger impose cependant quelques contraintes, qui infléchis-


sent les projets de l'IWGC. Il lui faut implanter les croix du sacrifice de telle sorte
qu'elles ne projettent aucune ombre sur le sol musulman à l'extérieur de l'enceinte.
Le talent des jardiniers se heurte à un climat difficile et ils s'efforcent en vain de
paysager ces cimetières avec des arbres ou des plantes australiennes. Ici, pas de haies :
des murs. La crainte de voir les headstones dérobées ou vandalisées les a fait remplacer
par des blocs de pierre en forme de pupitres, qui permettent de graver les inscrip-
tions requises, mais sont moins vulnérables. Le modèle du cimetière britannique
s'est adapté aux conditions locales.

Les modalités de réalisation


L'exemple des cimetières de Gallipoli met en valeur le rôle des instances qui ont
conçu et réalisé ces nécropoles (voir le cahier d'illustrations). Il montre en effet, par
delà les contraintes du lieu, la constance des principes mis en œuvre. Les cimetières
britanniques n'ont pas été réalisés par une administration mais, comme on l'a vu,
par l'IWGC. Officiellement créé en 1917, c'était une sorte d'agence, de fondation
ou d'office autonome chargé d'une mission de service public, non seulement pour le
Royaume-Uni mais aussi pour tout l'Empire britannique. Son conseil comprenait des
représentants de tous les dominions, et tous participaient à son financement qui, pour
ne pas dépendre des conjonctures budgétaires, passa par la constitution d'une dotation
en capital assez élevée pour que ses revenus lui permettent d'assurer ses dépenses.
Le projet de Ware et de l'IWGC était impérial. Il voulait élever un monument
à la gloire de l'Empire britannique en honorant pour les siècles à venir comme ils le
méritaient les centaines de milliers de soldats qui s'étaient fait tuer pour le roi et pour
le pays, d'autant que beaucoup l'avaient fait volontairement : l'armée britannique en
effet reposa jusqu'en 1916 sur le volontariat, et les dominions - qui n'avaient aucun
intérêt direct dans ce conflit européen - y prirent une part considérable. L'Australie
a refusé à deux reprises par référendum d'instituer la conscription pour étoffer son
corps expéditionnaire mais n'en a pas moins perdu quelque soixante mille diggers.
L'Empire britannique n'existait pas seulement sur les cartes du monde, c'était une
réalité attestée par cet immense sacrifice. Les cimetières militaires étaient destinés
à rendre un hommage durable aux hommes dont le sacrifice incarnait la force et la
grandeur de l'Empire. C'est pourquoi l'IWGC voulait que tous les morts fussent
enterrés côte à côte, soldats comme officiers, Anglais comme Écossais, Canadiens,
Australiens, Indiens ou autres, chrétiens ou non.
ë
Ce projet eût été impossible à réaliser si les familles avaient pu reprendre les
corps, d'où le choix confirmé par les Communes. Mais ce choix même impliquait de 1
faire des cimetières une œuvre, et pas seulement des alignements de sépultures. L'on â
©
devait aux morts de la guerre des tombes dignes de leur sacrifice, et l'on devait garan-
©

tir aux familles que ces tombes seraient aussi bien sinon mieux entretenues qu'elles
<N

a
-Q

ne l'auraient fait elles-mêmes. Il fallait qu'en visitant les cimetières ou en regardant la


photographie de la tombe qui les concernait directement, les familles soient rassurées 1
-O

et apaisées, qu'elles puissent se dire qu'elles avaient bien fait de laisser leur mort i
avec ses camarades, qu'il n'était pas oublié et que l'on s'occupait pieusement de sa
sépulture. Bref, il fallait faire beau.
I
Impérial, le projet de l'IWGC est donc aussi indissociablement architectural et
paysager. Ware fit appel dès 1917 à des architectes de premier plan, Edwin Lutyens,
1
>3

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Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940 ■ 145

Reginald Bloomfield et Herbert Baker, ainsi quà la paysagiste la plus réputée du


Royaume-Uni, Gertrude Jekill. Il demanda au directeur du British Museum, Frederick
Kenyon, un rapport remis en février 1918, qui définit les grands principes : des
memorials , pour recueillir les noms des morts qui ont disparu mais ne doivent pas
être oubliés, et des cimetières fleuris, avec des headstones alignées, dont il donnait
les dimensions. Deux monuments devaient marquer l'espace : la pierre du souvenir
proposée par Lutyens 27, et une croix du sacrifice qui devait ressembler davantage à
celles des cimetières anglais que français. Elle fut dessinée par Bloomfield et ornée
d'une épée médiévale. Le choix de headstones , sur lesquelles on peut faire graver des
symboles religieux d'obédiences diverses, plutôt que de croix pour marquer les tom-
bes répondait à une volonté d'uniformité : des croix auraient appelé d'autres sym-
boles sur d'autres tombes et brisé la continuité des alignements. Des croix auraient
aussi offert une surface trop limitée pour accueillir les inscriptions que Kenyon
retenait : le nom, le grade, le badge du régiment auquel appartenait le mort - on
retrouve ici l'importance des identités régimentaires dans l'armée britannique -, la
date de sa mort, un symbole religieux et quelques lignes à la disposition des familles.
Kenyon recommandait aussi qu'il y eût dans chaque cimetière, à la disposition des
visiteurs, une liste nominative des soldats qui y reposaient et un plan qui permît de
trouver facilement la tombe de chacun. Ces documents, soigneusement conservés
aujourd'hui encore, attestent que ces cimetières ont été conçus pour être visités par
des familles en deuil, de même que les abris construits dans les cimetières de plus
de deux cents tombes.

Fabian Ware réussit le défi qu'il s'était lancé, en lui consacrant de gros moyens.
L'IWGC commanda les headstones à de nombreuses entreprises privées de Grande-
Bretagne mais se garda bien de confier à des sous-traitants la réalisation des cimetières.
En 1921, elle employait mille trois cent soixante-deux jardiniers28. Elle construisit
sur le continent six pépinières pour produire les fleurs et arbustes dont elle avait
besoin. Elle planta cent mille kilomètres de haies29. L'homogénéité du modèle de
cimetière britannique doit ainsi beaucoup à cette modalité de réalisation : les équipes
de l'IWGC ont acquis un savoir-faire et une expertise alors sans équivalent, qui font
la beauté de ces cimetières et leur donnent leur ambiance britannique. Pour ne pren-
dre qu'un exemple, à Tyne Cot, près d'Ypres, le plus grand cimetière britannique du
front occidental (près de douze mille tombes, dont plus de huit mille de soldats known
unto God , et trente-quatre mille noms gravés sur le memorial D, les fleurs d'espèces,
de couleur et de hauteur différentes qui ornent les tombes d'une même rangée sont
ë
S plantées symétriquement par rapport à l'allée centrale. (Voir cahier d'illustrations.)
I
Q Les États-Unis ont adopté une organisation voisine. Ils ont créé en 1919 une
© commission qui fut pérennisée en 1923 sous le nom & American Battle Monuments
0 Commission et appliqua des principes un peu différents. On y retrouve un memorial ,
u

_o avec des noms de missing gravés sur un mur, mais les tombes sont ici marquées par
§
des croix en marbre de Carrare ou par des étoiles de David. Conçus eux aussi pour
1
_Q
0

ë
27. En raison de ses dimensions, la stone of remembrance de Lutyens ne se trouve que dans les grands
š cimetières. C'est une sorte d'autel dressé sur trois marches portant l'inscription tirée par Kipling de
1 XEcclésiaste : « Their names liveth for evermore ». Le début de la citation est coupé parce qu'elle n'est pas
acceptable pour les Hindous.
a

S 28. J. Summers, Remembered,..., op. cit., p. 32.


■3
29. P. Longworth, The Unending Vigil..., op. cit., p. 125. 63 000 miles en 1927.

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146 ■ Antoine Prost

des visiteurs qui viennent de loin, ils comprennent une chapelle ouverte à tous les
cultes et un bâtiment pour le superintendant américain responsable du cimetière,
où les visiteurs sont accueillis et éventuellement hébergés pour la nuit. Le traitement
paysager n est pas fleuri, mais il est généreux, les tombes formant un immense tapis
de gazon, occupant chacune quatre mètres carrés. Les cimetières américains sont
donc beaucoup plus vastes que les français ou les britanniques. Ainsi le plus grand
d'entre eux, celui de Romagne, occupe cinquante-trois hectares pour quatorze mille
deux cent quarante-six tombes, alors que le plus grand cimetière français, celui de
Notre-Dame de Lorette, occupe vingt-sept hectares pour plus de vingt mille tombes
individuelles, vingt mille soldats reposant dans des tombes collectives et celui de
Douaumont moins de quinze hectares pour seize mille tombes. Cette conception
très architecturée et très monumentale, ďun style néo-classique traditionnel, visait
à faire valoir la participation américaine à la Grande Guerre que des cimetières plus
nombreux et plus intimes auraient rendue moins visible. Ces cimetières sont les
États-Unis mêmes, présents sur le vieux continent30.

Illustration n°2. Cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon.


Courtesy of the American Battle Monuments Commission .

ë
I
I
Q

S
<N

Les cimetières militaires français sont d'une superficie moindre en moyenne que -O

§
les cimetières britanniques et américains, tandis que les tombes y sont généralement $
-a

plus nombreuses, comme les comparaisons faites plus haut entre Notre-Dame de _o
0

Lorette ou Douaumont et Tyne Cot ou Romagne le montrent. La France est le pays 0

qui a le plus concentré les tombes des morts de la guerre : deux cent soixante-cinq 1
1
a

30. R. T. Robin, Enclaves of America, the rhetoric of American political architecture abroad 1900-1965, I
Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 58-62. 3

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Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940 ■ 147

nécropoles nationales pour sept cent trente mille corps identifiés ou non. Neuf d'en-
tre elles comptent plus de sept mille tombes individuelles, soit au total quatre-vingt-
quinze tombes, auxquelles il faut ajouter plus de soixante-dix mille morts en ossuaire
ou tombe collective, pour une superficie totale de près de quatre-vingts hectares.
C'est le résultat de modalités de construction très administratives. Ces cimetières
ont été réalisés à l'économie par le ministère des Pensions, sur les terrains acquis par
le Génie31. Ici, pas d'architecte, mais des normes réglementaires strictes : trois mètres
carrés par tombe, y compris les allées, pas plus de quatre-vingt-dix centimètres entre
les rangées de tombes, pas d'arbre à moins de deux mètres ni de haie à moins de
cinquante centimètres des limites du cimetière. Initialement, aucun fleurissement
n'était prévu. La circulaire du 24 février 1 927 interdit toute ornementation particu-
lière. En raison sans doute de la complexité des circuits administratifs, les plans-types
ont été définis en 1928 seulement32. La sobriété et l'uniformisation s'imposent. Une
loi du 1 1 juillet 1931 dégage un crédit de cinquante millions pour l'aménagement et
l'embellissement des cimetières militaires, ce qui témoigne d'une prise de conscience
tardive des limites de l'ascétisme républicain. Elle conduit au remplacement des croix
de bois, prescrites en 1925, par des croix en béton armé33. Mais les seuls édifices
construits sont fonctionnels : une resserre à outils, un monument porte-couronnes
composé d'un mur en forme de stèle avec une croix centrale34. La symbolique des
cimetières militaires français est des plus pauvres : elle se réduit au mât central où
flotte le drapeau tricolore.
Leur originalité réside dans le traitement des appartenances religieuses. La
République laïque ne pouvait édifier de croix du souvenir ni de chapelle. Pourtant,
dans un certain nombre de grands cimetières, on trouve en position centrale ou domi-
nante une chapelle catholique, comme à Notre-Dame de Lorette, à Douaumont avec
l'Ossuaire, à Dormans et au Vieil-Armand. Ces édifices ont été réalisés par des comi-
tés réunissant autour de l'évêque du lieu, un général et des notables. L'administration
leur a donné l'autorisation et le terrain nécessaires, mais ils ont choisi les architectes
et, pour financer les travaux, ont organisé des souscriptions publiques et mobilisé
des mécènes35. Quant au marquage des tombes, si les croix latines l'emportent de
très loin, trois modèles de stèles ont été adoptés respectivement pour les israélites, les
musulmans et les athées. La France est le seul pays qui ait ainsi officiellement prévu
qu'un mort de la guerre puisse n'avoir aucune religion. Les rites propres aux différen-
tes religions, notamment quant à l'orientation des corps, ont été respectés 36.
En Italie, la guerre n'avait pas fait l'objet d'un consensus. Le Bureau central pour
I les soins et les honneurs aux morts à la guerre, créé en 1920 au sein du ministère de
à la Guerre, s'efforça de respecter l'exceptionnalité et la réalité concrète de la guerre.
@

0
<N
31. Service de l'état-civil, des successions et sépultures militaires et des primes de démobilisation. Le
JJ chef de ce service est un sous-intendant militaire en décembre 1920. CAC 20040041, art. 1.
JD
E
32. A. Biraben, Les cimetières militaires en France. Architecture et paysage, Paris, L'Harmattan, 2005 ;
1
Ü
Y. le Maner, « Les caractéristiques nationales des nécropoles », http://www.cheminsdememoire-nor-
-o
0 dpasdecalais.fr.
8 33. M.-S. Bloquet-Lefèvre, Les sépultures militaires sur le territoire national, 1914-1918, op. cit.
34. Plans dans les archives de Vincennes, SHD, 4 Vt 304-3. Ce carton contient également les plans-
types des tombes collectives comme celles qu'on peut voir à N.-D. de Lorette.
a
35. Sur les quatorze millions qu'a coûtés l'Ossuaire de Douaumont, deux seulement ont été apportés
1 par l'État pour permettre son achèvement.
^5
36. Voir supra l'article de Juliette Nunez.

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148 ■ Antoine Prost

En témoigne le choix de conserver le plus souvent possible les petits cimetières et les
tombes créées dans la précipitation de la guerre ou l'emploi, pour les décorations, de
matériels de guerre : pinces, barbelés, casques et obus retrouvés lors des opérations
de récupération des corps. Ainsi le cimetière évoquait-il sans aseptisation la réalité
des combats 37.

Le régime fasciste prit le contrepied de cette politique, regroupant au contraire les


tombes pour créer une quarantaine de vastes cimetières militaires. Avec le concours
d'architectes et de sculpteurs renommés, ce projet monumental à la gloire de l'Italie
éternelle a ainsi donné naissance à d'impressionnants ensembles funéraires, organisés
autour d'une via Eroica , des « triomphes de la mort militaire » 38. Le plus grand de
ces ensembles, le sacrario de Redipuglia, inauguré en 1938, a remplacé un premier
cimetière beaucoup plus modeste, ouvert en 1923 sur une colline voisine et détruit
par le régime. Une esplanade, traversée par une via Eroica , donne accès à un massif
sarcophage de porphyre, la tombe du duc d'Aoste, commandant l'armée qui avait
combattu en ce lieu. Chez le Duce, les chefs ne sont pas les égaux des soldats. Au-delà,
un escalier monumental de vingt et une marches sert de sépulture à quarante mille
soldats identifiés. Au sommet, de part et d'autre, deux tombes collectives recueillent
chacune les restes de trente mille morts inconnus. Certes, les noms des morts identi-
fiés n'ont pas disparu - ils sont gravés sur des plaques de bronze qui garnissent la face
des marches de l'escalier -, mais le deuil privé a été banni de ce sanctuaire pour le
rendre plus impressionnant, comme il l'a été dans d'autres sacrari tel celui de Monte-
Grappa. « La fascination sinistre et grandiose exercée par ces manifestations de la
mort d'État » 39 récuse le principe même des tombes individuelles : c'est l'opposé des
cimetières de l'IWGC qui certes célèbrent l'Empire britannique, mais ont été conçus
tout autant pour accueillir les familles venues se recueillir sur leur tombe.
Il est plus difficile de dégager un projet monumental allemand. En effet, la
République de Weimar n'a pas eu d'ambition mémorielle : ici, pas de soldat inconnu,
pas de jour dédié nationalement à la commémoration des morts de la guerre. Pas
non plus d'organisme officiel chargé d'inhumer les soldats morts à la guerre en
France ou en Belgique. A l'origine, les cimetières militaires ont été créés soit par
l'armée allemande pendant la guerre, à l'arrière du front, soit par les autorités belges
et françaises, conformément au traité de Versailles. En 1 926, le gouvernement alle-
mand a signé avec la Belgique un accord formel sur ce sujet, mais il semble qu'en
France, ce soit seulement par des accords verbaux que le droit ait été accordé au cas
par cas, à partir de 1926, au Volksbund Deutscher Kriegsgräberfürsorge d'aménager
et d'entretenir ces tombes 40. Mais il fallut attendre 1 966 pour qu'un accord formel ë
I
sur les sépultures de guerre soit signé entre la France et l'Allemagne. On compte 8
S
aujourd'hui cent quatre-vingt-dix-huit cimetières militaires allemands en France, J3

avec sept cent cinquante mille tombes. ©

_o

g
-a
37. G. Alegi, « Redipuglia, il cimitero perduto », art. cité, et M. Isnenghi, « La mémoire assujettie ¿

au régime », dans M. Isnenghi (dir.) L'Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours,
Paris, ENS Rue d'Ulm, 2006, p. 327-328, lère éd. en italien, I luoghi della memoria , 1996. Je remercie
Pierre- Yves Manchon de m' avoir signalé ces travaux. J
38. M. Isnenghi, op. cit., p. 329.
39. Ibid. , p. 329. 1
a

40. Je remercie Rose Malloy, doctorante de l'université de Yale, pour m' avo ir fourni ces indications í
et le texte de l'accord entre la Belgique et l'Allemagne. ■s

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Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940 ■ 149

Illustration n°3. Cimetière français de Notre-Dame de Lorette. Coll. particulière.


Au premier plan, deux des tombes collectives.

Le Volksbund est une très importante association conservatrice, fondée en 1919,


qui a joué un grand rôle dans la construction de la mémoire allemande de la guerre.
Pour entretenir les cimetières militaires, elle a mobilisé des bénévoles, notamment
des étudiants pendant leurs vacances. Elle s'est assurée le concours ďun architecte
connu, Robert Tischler, qui partageait l'idéologie vaguement médiévale et nordique
des « bois des héros », les Heldenhaine, théorisée en 1915 par l'architecte-paysagiste
Willy Lange et soutenue notamment par le maréchal Hindenburg. Lange proposait
de planter un chêne sur la tombe de chaque héros, comme si la force de cet arbre
considéré comme typiquement allemand, grandissant d'âge en âge, symbolisait la vie
née du sacrifice et justifiait ainsi la mort41. Cest la mise en œuvre d'une idéologie
qui se réfère aux chevaliers teutoniques et proscrit tout ce qui n'est pas spécifique-
>
3
ment germanique, comme les roses, réputées latines, pour construire un paysage
O

Q
héroïque42. Ce projet était utopique, mais les cimetières allemands se caractérisent
J aujourd'hui par leur caractère boisé, alors que dans les années vingt, en France du
©

Õ
moins, les arbres y étaient rares. Cela leur donne une ambiance sombre, assez impres-
sionnante. (Voir cahier d'illustrations.)
E

41. W. Lange, Deutsche Heldenhaine> Leipzig, Weber, 1915 ; S. Goebel, The Great War and medie-
0

val memory, War, remembrance and Medievalism in Britain and Germany, 1914-1940 , Cambridge,
Cambridge University Press, 2007, p. 75 sq.
42. G. Brands, « From World War I cemeteries to the Nazi 'forteresses of the Dead': Architecture,
1
a
Heroic landscape, and the Quest for National Identity in Germany », in J. Wolschke-Bulmahn (ed.),
Ia Places of Commemoration. Search far Identity and Landscape Design, Washington, Dumbarton Oaks Research
Library and Collection, 2001, p. 215-256.

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150 ■ Antoine Prost

Illustration n°4. Le sacrario de Redipuglia. Coll. particulière.

Faute d'espace, les tombes étaient souvent semi-collectives, l'identification de


deux soldats figurant sur les deux bras d'une même croix. Ces croix initiales en bois
bituminé - un matériau choisi par les services français en raison de son faible coût
et de sa durabilité - ont été remplacées par des croix de métal ou de pierre après la
Seconde Guerre mondiale. Souvent aussi, les tombes sont marquées par des pierres
carrées, régulièrement posées dans le cimetière, et portant les noms - parfois jusqu'à
dix-huit ou vingt - des soldats enterrés à cette place. Enfin les tombes collectives sont
nombreuses, et au lieu d'être marginalisées comme à Notre-Dame de Lorette, ces
« tombes des camarades », Kameradengräber, sont souvent mises en valeur, comme
celle située à l'entrée du cimetière de Langemark, en Belgique, entourée de plaques
de métal portant gravés les noms des soldats censés y reposer. La pérennisation de la
solidarité du combat prévaut sur la commémoration individuelle.
Au terme de cette enquête, qui a laissé de côté les aspects économiques et tech-
niques de la construction des cimetières militaires, pourtant essentiels, car ce fut
aussi une industrie - que l'on songe aux quatre mille headstones qui ont traversé
le Channel chaque semaine pendant des années -, il apparaît que la diversité des
cimetières militaires tient à de multiples facteurs.
Le projet le plus élaboré et le plus ambitieux est incontestablement celui de
l'IWGC. L'Empire britannique est le seul à avoir inhumé tous ses morts sur les 5
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lieux de leurs combats et à avoir construit systématiquement des memorials pour
les missing. C'est dû en grande partie au fait que son projet a été élaboré jusque §
dans les moindres détails et a même commencé à s'appliquer avant l'armistice. Il
a ensuite servi de modèle aux cimetières américains et a été imité par les Français
qui ont fleuri, plus modestement, leurs cimetières d'intendants et d'ingénieurs. Il a
été conduit par des architectes et des horticulteurs, à qui l'IWGC a pu accorder les
moyens nécessaires grâce à son indépendance et à son capital43. Le projet italien a
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43. L'IGWC a obtenu en 1926 des gouvernements du Royaume-Uni et des Dominions le principe
d'une dotation en capital, un endowment fiind, dont les revenus devaient initialement couvrir ses dépen-
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Les cimetières militaires de la Grande Guerre, 1914-1940 ■ 151

été marqué par le fascisme, qui lui aussi n'a pas lésiné sur les moyens pour célébrer
de façon grandiose la nation. Le projet allemand s'est construit laborieusement au
fil des années, en raison du statut diminué du pays vaincu et de la difficulté à
commémorer des soldats morts en vain, avec la volonté ďincarner une identité
nationale héroïque.
Dans tous les cas, cependant, force est de souligner un fait majeur : alors que nous
nous apprêtons à commémorer le centenaire de 1914, tous ces cimetières restent des
lieux entretenus et visités. Certains attirent encore des foules lors des anniversaires.
Chaque année, le 1er juillet, jour anniversaire de la bataille de la Somme, des milliers
de Britanniques se regroupent à Thiepval, sans que des officiels ne se mobilisent
pour la commémoration. Les visiteurs sont moins nombreux en France, mais il est
rare que les grands cimetières soient déserts, et des associations y conduisent cha-
que année pour se recueillir des cars entiers, sans compter les écoliers, collégiens et
lycéens qu'y amènent leurs professeurs. Ce sont des espacçs sacrés, où Ton parle à
voix basse sans quii soit besoin de le prescrire. Ces sanctuaires de la mort de masse
sont aussi les lieux d'une mémoire vivante. C'était le plus grand hommage que l'on
pouvait rendre à un tel sacrifice.

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i ses de fonctionnement. La mise en œuvre fut longue et difficile. Voir P. Longworth, The Unending
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Vigil..., op. cit. y p. 138 sq.

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