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Sociologie du travail

Syndicalisme et politique : le cas péruvien


François Bourricaud

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Bourricaud François. Syndicalisme et politique : le cas péruvien. In: Sociologie du travail, 3ᵉ année n°4, Octobre-décembre
1961. Ouvriers et syndicats d'Amérique Latine. pp. 33-49;

doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1961.1074

https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1961_num_3_4_1074

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François Bourricaud

Syndicalisme et politique :

le cas péruvien

Si nous avions à caractériser très grossièrement les changements dont


nous avons été témoins au Pérou dans les dix dernières années, nous en
retiendrions deux, d'ailleurs très étroitement liés. D'abord la « question
indigène » a cessé d'être le problème social numéro un. Entendons-nous
bien : personne ne conteste l'existence de millions d'Indiens analpha¬
bètes, dépourvus de terre, « mal intégrés » à la communauté nationale
et à la société moderne. Mais le personnage de l'Indien s'est enrichi de
quelques traits nouveaux. Dans toute la région andine, il est en train
d'accéder à la qualité de « paysan » (campesino). M. Richard Patch,
dans un remarquable essai 1 a très bien observé dans la Bolivie d'au¬
jourd'hui les ambiguïtés qui s'attachent au mot d' « Indien ». « Officielle¬
ment le nouveau gouvernement est le plus solide soutien des espoirs et
des entreprises du campesino. Pourtant à un niveau psychologique plus
profond, le gouvernement actuel lui-même semble quelque peu ambiva¬
lent à l'égard de cette partie de la population qu'il a tant fait pour libérer.
Autrement on aurait du mal à comprendre l'institution, le 2 août, d'un
« Jour de l'Indien », ce qui laisse entendre que le campesino sera satis¬
fait par cette commémoration annuelle qui lui rappelle le mépris dont
il était autrefois l'objet à cause de son appartenance à un groupe ethnique. »
De même à un Congrès des syndicats agricoles de la région centrale du
Pérou, tenu à Huancayo fin 1959, une des motions demandait que la
dénomination jugée blessante d' « indigène » cessât de qualifier les « com¬
François Bourricaud

devenu campesino est aussi en train d'accéder à la condition tout à


générale de « travailleur ». Depuis longtemps il travaillait dans les m
Au moins depuis le début de ce siècle, l'équilibre social de la vallé
Mantaro reposait sur la combinaison d'une agriculture de minifu
et d'une puissante extraction minière. Mais l'Indien descendu de la S
s'entasse maintenant dans les faubourgs des grandes villes : il v
grossir les barriadas (bidonvilles) de Lima, de Chimbote, d'Areq
Dans un sens, c'est bien lui qui aujourd'hui comme en 1930, rest
centre du paysage social péruvien. Mais il a changé de visage. Et la « q
tion indigène » apparaît maintenant comme un des aspects d'un prob
plus général : le sous-développement.
Relevons un deuxième phénomène : paysans, mineurs, employés
mencent à s'organiser, et leurs organisations, si elles sont bien loi
toujours imposer leurs vues, font de plus en plus nettement ente
leur voix. Ce qui semble avoir longtemps caractérisé la vie péruvie
c'est une atonie coupée d'accès de violence. Nous sommes très mal
seignés sur les mouvements sociaux liméniens qui ont accompagn
grande effervescence politique de l'ère piéroliste (particulièrement
années 1890-1910, entre la crise consécutive à la guerre du Pacifiqu
le régime « civiliste »). Mais les tentatives d'agitation, d'endoctrinemen
d'organisation restaient limitées à Lima, et tout au plus débordaient-
sur ces colons installés sur les grands domaines des vallées voisine
là capitale (la région de Huacho par exemple). La masse indigèn
l'intérieur restait immobile : les « soulèvements » (sublevaciones ) ét
strictement localisés — à l'exception de quelques actions conduites
le département de Huaraz par le jeune parti apriste. En 1945, le P
est encore un pays très peu industrialisé, avec du textile et de la m
nique à Lima, des chantiers de réparation à Callao, du textile à Areq
et à Cuzco et une forte concentration de mineurs dans la région cent
Après 1945, pendant le régime du président Bustamante où l'Apra
la première fois pouvait conduire son action à visage découvert, le m
vement syndical s'organise très vite et sur une base revendicative
point vaut d'être noté : dans d'autres pays, — nous pensons surtou
Brésil de Getulio — le syndicalisme est engendré et, pour ainsi
couvé par le pouvoir politique. Au Pérou il se développe en sym
avec un grand parti de gauche, l'Apra, d'idéologie révolutionnaire,
assez vite résigné à la convivencia — sans d'ailleurs que tous ses c
aient su apprécier très clairement les conséquences de ce réformism
contrecœur. Ainsi l'Apra soutenant au moins au début le docteur
tamante, sans « participer » à son gouvernement, les syndicats qu'il
pirait prenaient tantôt des positions très combatives, et tantôt calma
les ardeurs qu'ils avaient encouragées. Le 28 octobre 1948, le gén
Odria chasse le président Bustamante, dissout l'Apra et jusqu'en
exerce un contrôle très attentif et très efficace sur les partis de ga
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

dance à s'organiser s'observe à nouveau parmi les paysans, les mineurs,


les employés, les salariés de diverses catégories. Ce mouvement est-il de
la même ampleur et de la même nature que celui qui eut lieu entre 1945
et 1948 ? Très probablement il a une base plus large. L'industrialisation
du pays, son urbanisation surtout ont progressé dans les dix dernières
années. En outre la société indigène est plus réceptive. Seulement si la
base de l'action revendicative s'est élargie, sa direction est moins solide,
son orientation moins nette. En 1945, l'autorité de l'Apra n'était guère
contestée dans le mouvement syndical. Aujourd'hui il n'en va plus de
même : d'abord les tensions entre les diverses tendances de l'Apra sont
plus vives et surtout elles sont devenues publiques. Ensuite l'Apra est
menacé, ou du moins vivement attaqué, sur sa gauche. Enfin l'Apra
se trouve aujourd'hui plus directement associé au pouvoir qu'il ne l'était
entre 1945 et 1948 : la liberté de manœuvre des dirigeants syndicaux
qui prennent leur inspiration chez lui s'en trouve réduite.
Dès maintenant le mouvement syndical n'est pas seulement implanté
chez les mineurs (nous aurons l'occasion de l'y décrire avec plus de détail),
il est très fort aussi chez les employés (empleados ) et cette situation vaut
d'être remarquée. La législation péruvienne distingue clairement entre
employés et ouvriers et accorde aux premiers des avantages appréciables
qu'elle refuse aux seconds, en particulier en ce qui touche à la durée des
congés payés, à la retraite (jubilaciôn). En outre ouvriers et employés
ne sont pas affiliés aux mêmes caisses de Sécurité Sociale : il n'y a pas
de « régime général » comme dans le cas français et les prestations du
« régime ouvrier » sont inférieures à celles du « régime employé ». La
distinction entre empleados et obreros n'est pas toujours aisée. Ainsi un
saute-ruisseau de banque est un employé, ou même un conducteur d'au¬
tobus. Dans le groupe des employés se distinguent los bancarios dont le
syndicat a conduit en 1957 et 1958 des grèves prolongées sur toute l'éten¬
due du territoire. Les fonctionnaires ( empleados publicos ) quant à eux
se voient discuter le droit de grève. Mais durant l'hiver 1960, les insti¬
tuteurs ( el magisterio, expression qui a à peu près la connotation de notre
« corps enseignant ») ont obligé le gouvernement à augmenter leur rému¬
nération. Il est vrai que l'Apra, dont l'appui officieux est nécessaire au
premier ministre Pedro Beltrân, avait été amené à s'intéresser aux reven¬
dications
où son influence
du magisterio
commence
où ilà compte
être discutée.
beaucoup de sympathisants, mais

II

Pour mieux apprécier la force de ce syndicalisme péruvien, nous nous


proposons de le considérer aux prises avec les sociétés minières et avec
les grandes exploitations agricoles de la côte. La situation dans l'in¬
François Bourricaud

et des limites de l'action syndicale. Nous nous en tiendrons à la rég


centrale où, bien qu'elle n'appartienne pas entièrement aux deux grand
sociétés étrangères : Huaron et Cerro de Pasco, la production mini
est très largement concentrée. D'ailleurs l'unique fonderie installée
Pérou est sise à la Oroya et appartient à la Cerro de Pasco. Au
les producteurs nationaux, même lorsque leur entreprise est de tai
moyenne, sont dépendants pour le traitement de leur minerai et « dominé
par leur concurrent et partenaire nord-américain. En outre de gran
étendues de pâturages sont la propriété de la Cerro de Pasco, laque
est à la fois le plus gros employeur, le plus gros producteur et le p
grand propriétaire foncier de la région. Si l'on voulait étudier en dét
« l'effet de domination » sur l'économie péruvienne d'une grande fir
liée pour l'écoulement de ses produits, pour la recollection de ses ca
taux, pour la fourniture de son équipement technique — sinon de
techniciens — au marché international, il n'y aurait pas de meille
exemple que celui de la Cerro de Pasco.
Traditionnellement, la Sierra centrale est présentée comme une rég
de développement rapide et harmonieux. Si l'on va au-delà de cette r
torique flatteuse, on s'aperçoit que cette situation relativement favora
reposait sur une combinaison de facteurs et de circonstances assez exce
tionnelle. Le petit paysan « tenait le coup » parce qu'il pouvait échapp
aux conséquences fatales du morcellement de ses terres en jouant
diverses ressources d'appoint. Ce petit paysan était souvent un mine
mais l'organisation du travail dans les mines était assez souple po
lui permettre de ne pas abandonner son champ. Il allait et venait de
mine à son village et, grâce à ce travail salarié mais intermittent, il p
venait à entretenir sa famille sans jamais couper ses liens (avec sa te
natale. En outre il tirait quelque argent du commerce. Huancayo con
tituait un centre urbain assez important pour qu'il pût y écouler une par
de sa production vivrière (légumes, oignons, salades) et il en rapport
aussi les produits que comme épicier ou boutiquier ( tendero ) il écoul
dans son village.
De nos visites en 1960 aux plus puissantes compagnies : Huaron
Cerro de Pasco, nous retirons deux impressions assez différentes. D'abo
notons la tendance à la réduction et à la stabilisation de l'emploi. Pe
être le schéma traditionnel du « mineur-paysan » en cours si longtem
appartient-il dès maintenant au passé. C'est que — au moins pour
mineurs qui travaillent pour les grandes sociétés — les compagn
semblent avoir intérêt non seulement à réduire mais à fixer la plus gran
partie possible de leur main-d'œuvre en la pourvoyant d'un emp
stable. En dix ans Huaron a presque doublé sa production mais les eff
tifs ouvriers passent de près de 2 000 en 1954 à un peu moins de 1 8
en 1959, tandis que le groupe des employés monte de 228 à 313. No
ne disposons pas pour Cerro de Pasco de chiffres aussi précis mais
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

tenus ne nous ont laissé aucun doute : la réduction des effectifs ouvriers
a été systématiquement recherchée au moins depuis 1957, et nos inter¬
locuteurs affirment que les augmentations de production enregistrées
depuis cette date ont été atteintes avec des effectifs ouvriers stables ou
légèrement déclinants. Les raisons de cette politique sont au nombre de
deux : la compagnie s'est trouvée en face d'une pression syndicale de plus
en plus forte à partir de 1956 dans le moment même où les prix en dollars
du minerai baissaient fortement (plus de 20 %). La politique de la main-
d'œuvre a été commandée par trois règles : ne pas débaucher, ne pas
embaucher, « qualifier » autant que possible la main-d'œuvre déjà
employée. Le licenciement apparaissait très délicat ; non seulement les
ouvriers et leurs syndicats s'y seraient opposés, mais le gouvernement
péruvien, pour son compte, y aurait sûrement fait obstacle. Il ne restait
qu'à réduire l'embauche au minimum — et à user de la menace du licen¬
ciement, arme qui s'est d'ailleurs révélée efficace — pour faire face
aux demandes de hausse des salaires. Quant aux ouvriers qu'elle
gardait, la compagnie allait chercher à leur donner une meilleure
formation pour obtenir d'eux un meilleur rendement. C'est à partir
de 1957 que les solutions productivistes retiennent tout l'intérêt des
dirigeants de la société. Différents indices nous ont été fournis quant
à l'utilisation de nouvelles machines, aux dépenses en combustibles, en
graissage, à la durée de services des machines — qui permettent d'appré¬
cier l'amélioration des rendements, spécialement en ce qui concerne la
« Fonderie » de la Oroya. Mais, soulignons-le, ces améliorations ont pu
être réalisées sans gros investissements nets. En revanche, les programmes
de formation du personnel ont pris beaucoup d'importance. A partir de
1957, la Cerro de Pasco ouvre un « bureau de formation et de méthode »,
qui est d'ailleurs dirigé par un expert péruvien. Le résultat, c'est que
la rotation est maintenant très réduite et, en tout cas, a sensible
ment baissé depuis 1957. Bien entendu, il en va ainsi surtout dans les
ateliers mécaniques et à la fonderie, mais beaucoup moins dans l'exploi¬
tation minière proprement dite.
Face à cet effort de rationalisation, comment réagissent les ouvriers ?
Il faut d'abord souligner que les syndicats groupent actuellement la plus
grande partie des travailleurs. Le recrutement semble se faire sans peine
et sans contrainte ; pour les ouvriers, l'adhésion semble aller de soi. H
s'agit, en outre, d'un syndicalisme nettement revendicatif ; son origine
n'est pas à rechercher, comme c'est le cas très souvent en Amérique latine,
dans des initiatives « paternalistes », mais dans l'effort des ouvriers eux-
mêmes pour se défendre et s'organiser. Quant à la cohésion actuelle des
syndicats, elle prête à des appréciations variées ; les dirigeants que nous
avons rencontrés déclarent qu'ils ont « la situation bien en main », et
que la base est en accord complet avec leurs directives. L'organisa¬
tion très stricte — dans une large mesure dérivée des nécessités de l'ac¬
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des années 40 avaient imposée à leurs troupes, avait donné au mouv


ment ouvrier une certaine raideur hiérarchique. En outre, il sem
naturel qu'une main-d'œuvre fraîchement recrutée, encore mal adap
à son nouveau milieu de vie et de travail se tourne vers ses représe
tants pour obtenir d'eux protection et directives. Les fonctionnaires
la Cerro de Pasco affirment quant à eux que la base échappe de p
en plus aux leaders syndicaux. Ils ne s'en réjouissent pas sans réserv
car les négociations sont de plus en plus malaisées puisque les rep
sentants ouvriers, doutant eux-mêmes de leur représentativité, hésit
a s'engager, se montrent de plus en plus préoccupés par les réticen
de leurs commettants vis-à-vis desquels ils cherchent à se couvrir ;
une fois l'arrangement conclu, ils seraient de moins en moins capab
d'en obtenir la stricte exécution. Il nous est difficile de nous pronon
sur l'exactitude de cette appréciation. En tout cas, notre interlocut
semblait très désireux de nous suggérer que les leaders syndicaux étai
d'ores et déjà « débordés », et qu'en fait les véritables meneurs du jeu
sont plus les dirigeants traditionnellement liés au parti apriste, mais
« agitateurs communistes » à peine camouflés. Bien sûr, les représenta
syndicaux avec lesquels nous avons pu nous entretenir nous ont f
entendre un tout autre son de cloche. Selon eux, la compagnie invo
abusivement le « péril rouge », agite avec plus ou moins d'adresse l'ép
vantail communiste pour essayer de discréditer les syndicats et p
amener les autorités politiques et administratives à se ranger de son cô
Quoi qu'il en soit, l'organisation syndicale est dès maintenant as
forte pour imposer à la compagnie touchant les salaires et les con
tions de travail une négociation très dure et très laborieuse dont le déno
ment n'a pu être obtenu cette année que sur le plan national après int
vention du pouvoir politique. Nous avons eu l'occasion d'examiner
pièces relatives à la dernière négociation qui s'est conclue en août d
nierfévrier
de par une
à août.
hausseElle
de salaire
a été introduite
d'un peu devant
moins de
la 15
commission
%. L'affaire
de acon
d

liation réunie à Cerro de Pasco le 19 février 1960. Les parties en prése


— la compagnie et treize syndicats représentant les travailleurs
différents centres miniers appartenant à la compagnie — ont exam
les revendications (pedido de reclamos ) déposées par les ouvriers.
liste est longue et assez hétérogène. Mais une fois réglées sans trop
peine par accord direct (trato directo) un certain nombre de br
tilles, reste à statuer sur une demande de hausse des salaires (pli
salarial ) de 50 %. La compagnie se récrie et offre comme con
proposition 5 %. Ce qui semble digne de remarque, c'est que la négoc
tion ait pu s'ouvrir en dépit d'un tel écart initial et qu'elle se soit c
clue sans grève ni violence et, semble-t-il, à la satisfaction de tous. N
examinerons les arguments échangés par les deux parties, les moyens
pression et de chantage de l'une et de l'autre, enfin le dénouement
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

« serviteurs » se sont mis d'accord sur une hausse d'un peu moins de
15 %. Du côté ouvrier, on a insisté sur l'évolution des coûts de produc¬
tion favorable à la compagnie et sur l'évolution du coût de la vie défa¬
vorable à ses « serviteurs ». Les conseillers de la délégation ouvrière, pour
tirer tout le parti possible de cet argument chiffraient en dollars aussi
bien les coûts de production du minerai que les dépenses de la famille
du mineur établi à la Oroya. Or, le taux de change péruvien, pendant
les années 1958 et 1959, s'est rapidement dégradé ; le sol a baissé par rap¬
port au dollar de plus de 25 %. Aussi, tandis que l'entreprise voyait son
revenu en dollars augmenter puisque la hausse de ses coûts de produc¬
tion en soles était moindre que la baisse de la monnaie nationale, l'ouvrier
dont la rémunération avait monté dans une mesure inférieure à la dégra¬
dation du sol, voyait, quant à lui, baisser son revenu réel si l'on entend
par là son revenu exprimé en dollars. La compagnie rétorquait que
puisque le mineur de Cerro de Pasco jusqu'à nouvel ordre ne fait pas
son marché à New York, il est abusif, pour apprécier l'évolution de son
revenu réel, de traduire les prix à la consommation locale en monnaie
nord-américaine ; tandis que, poursuivaient les représentants de la com¬
lieu
pagnie,
en dollars.
le minerai se vend sur des marchés où tous les règlements ont

Quelles que soient les implications et la portée économique de cet


argument, il nous semble digne d'être relevé. Le caractère international
ou, plutôt, non-national de la compagnie est nettement relevé par les
syndicats, et il est explicitement fait reproche au « capital étranger »
de chercher à compenser les baisses sur le prix de vente en dollars du
minerai par une baisse des coûts de production, obtenue sur le dos des

salariés
Les mécanismes
par des manipulations
monétaires et leurs
plus effets
ou moins
sur le
adroites
niveaudu
de taux
vie des
de mineurs
change.

ne sont que très confusément perçus et la compagnie n'a pas de mal


à faire apparaître ce qu'il y a de discutable et de forcé dans l'argument
des syndicats. Mais, à travers ces arguties, il faut retenir la récrimina¬
tion contre « l'exploitation » étrangère : les profits réalisés par la com¬
pagnie avec le « travail national » seraient, pour ainsi dire, abusivement
détournés et adroitement dirigés sur 1' « Etranger » sans qu'aucun organe
national puisse en assurer le contrôle et l'emploi. Ce reproche, qu'il soit
ou non fondé, nous paraît d'autant plus digne d'attention qu'il ne manque
pas de trouver des échos sympathiques ailleurs que chez les mineurs
et leurs dirigeants. D'ailleurs, pour en apprécier la portée, il faudrait
savoir ce qui en est de la baisse du revenu réel dont font état les repré¬
sentants ouvriers. Toutes les discussions sont rendues à peu près vaines
par l'absence d'un indice du coût de la vie sur la validité duquel les
parties en présence s'accordent. La compagnie tient à jour un indice fondé
sur indice
cet le prix,fait
à laressortir
Oroya, des
une principaux
hausse du coût
articles
de de
la vie
consommation
inférieure à courante
la hausse;
François Bourricaud

les syndicats. Mais, en l'absence d'enquêtes officielles, les parties


battent à coup d'arguments douteux appuyés sur quelques faits mal
blis. Ce qui nous frappe, quant à nous, c'est que les accusations les p
acrimonieuses contre la compagnie concernent le problème du lo
ment. Une des suites de la politique de la main-d'œuvre inaugurée
1957, c'est d'avoir posé le problème du logement sous une forme tou
fait dramatique. En cherchant à « fixer » la plus grande partie poss
de la main-d'œuvre, la Compagnie se trouve dans l'obligation de
assurer un habitat plus favorable que celui dont pouvaient se conten
des travailleurs volants. Dans les préoccupations des dirigeants syn
caux, telles qu'elles nous ont été exprimées au cours de quelques en
tiens, la construction de nouvelles maisons apparaît, tout de suite ap
celui des salaires, comme un problème de la plus haute importance. A c
on peut voir plusieurs raisons : d'abord, la situation, à Cerro de Pa
en particulier, est telle qu'il est bien tentant pour les dirigeants sy
caux d'en tirer argument contre la compagnie. En outre, le placem
des nouveaux venus, à cause de la rareté du logement, pourrait con
tuer pour la compagnie un moyen d'action et de pression qui lui
mettrait de mettre à pied les « fortes têtes » comme de séduire et
prendre en main les travailleurs plus dociles. En tout cas, l'insista
sur le thème du logement n'autorise-t-elle pas à présumer que les bes
en matière alimentaire, peut-être en matière de vêtements, sont s
rationnellement satisfaits, du moins globalement et grossièrement
verts ? A vrai dire, nous n'en savons rien. Nous ne pouvons, avancer
qu'une impression dont la portée est très limitée. Nous avons eu l'o
sion de visiter avec quelque détail la cantine de Huaron et de nous f
communiquer quelques chiffres sur l'évolution des consommations de
1955. Il semble bien qu'elle soit quantitativement croissante en ce
concerne les articles de première nécessité (riz, matières grasses, vian
etc.) et qu'elle soit qualitativement de plus en plus diversifiée. A C
de Pasco et à la Oroya, les choses sont un peu différentes puisque la
tine entre en concurrence avec l'approvisionnement ordinaire que
acheteurs peuvent trouver auprès des commerçants de la ville *. Ma
ne nous semble pas déraisonnable de supposer que la consommation
produits de base se maintient à un niveau constant, et qu'elle tend
bablement à s'améliorer. Ajoutons que ce résultat a été obtenu dans
période relativement difficile pour l'industrie minière. Faut-il en
clure que la pression syndicale a efficacement défendu le niveau de vie
ouvriers ? Personnellement, nous aurions tendance à le croire, mais
encore, notre enquête a été trop rapide pour que nous puissions abo
à des conclusions très solides. En tout cas% nous sommes frappés pa
combativité des ouvriers et aussi par la tendance de leurs représent
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

à poser des problèmes dont ils débattent avec la compagnie en termes


assez généraux pour attirer et retenir l'opinion politique nationale.
Mais la liste des arguments échangés entre la compagnie et ses
« serviteurs » n'est pas seulement instructive par ce qu'elle contient, elle
l'est aussi par ses omissions. Il n'est fait aucune mention des problèmes
d'autorité et de gestion à l'intérieur de l'entreprise. Les syndicats ne
paraissent pas se soucier d'être associés à la marche de l'affaire. Le pro¬
blème de la discipline industrielle à Cerro de Pasco continue à être posé
dans des termes tout à fait traditionnels, au moins du côté des diri¬
geants. D'ailleurs l'entreprise entend être seule maîtresse de son recru¬
tement, de sa politique de promotion et de formation. A cet effet, la
distinction entre employés et ouvriers apparaît comme un des moyens
les plus efficaces par lesquels la compagnie peut attirer à elle et offrir
une carrière à quelques-uns de ses meilleurs « serviteurs ». Un certain
nombre d'emplois manuels de relativement haute qualification (parmi
les travailleurs de la fonderie, de l'atelier de réparation, parmi les chauf¬
feurs et mécaniciens du train qui va de la Oroya à Cerro de Pasco) sont
cependant classés comme des postes d'employés, et sont assortis des
avantages considérables que ce statut accorde à ses titulaires quant à
la stabilité, à la durée des congés et aux diverses rémunérations
et secours sociaux. Nous n'avons pas pu, dans notre brève visite, exa¬
miner à fond comment la politique de formation professionnelle conduite
par la compagnie dans un esprit nettement « productiviste » était accueillie
par les syndicats. Il est certain qu'ils y voient une menace quant au
volume et à la stabilité de l'emploi. Mais il n'est pas sûr qu'ils y per¬
çoivent une manœuvre pour détacher d'eux les plus habiles et les plus
éveillés des ouvriers qu'une promotion rapide pourrait rendre plus favo¬
rables aux intentions de la compagnie. Si nous devions résumer des
impressions trop sommaires, nous dirions que le conflit des intérêts entre
l'entreprise et ses ouvriers cristallise en revendications salariales avec,
pour arrière-plan, les tensions liées au fonctionnement d'une firme étran¬
gère de taille internationale. En revanche, la lutte pour le pouvoir à V in¬
térieur de V entreprise semble encore en être aux premières escarmouches.
De quelle force de pression et de chantage les parties en présence dis¬
posaient-elles au cours de la laborieuse négociation qui va de février à
août 1960 ? A la fin des fins, les ouvriers ent brandi la menace de grève.
De quel poids cette menace pesait-elle aux yeux des dirigeants de la
compagnie ? Les ressources des grévistes et de leurs familles sont très
limitées, et les caisses des syndicats ne paraissent pas disposer de moyens
suffisants pour nourrir une grève bien longtemps. De l'avis de nos infor¬
mateurs de l'un et l'autre bord, les ouvriers auraient pu difficilement
prolonger leur grève plus de deux ou trois semaines. Cette interruption
était-elle de nature à contrarier les desseins de l'entreprise ? Nous n'avons
pas, là-dessus, pu nous former une idée très claire. La demande courante,
François Bourricaud

seuls déterminer si un arrêt de la production pouvait, ou non, gên


compagnie, et l'amener à composition. D'ailleurs, la grève aurai
lui convenir, si elle lui avait permis, au moment de la reprise du
vail, de réduire encore ses effectifs, ou de se débarrasser de quel
« individus dangereux ». En tout cas, nous noterons la vivacité
laquelle ont réagi les syndicats ouvriers quand, à un moment par
lièrement difficile de la négociation, la compagnie fit discrètem
entendre qu'elle allait ralentir l'activité de la fonderie installée
Oroya. D'ailleurs, la compagnie démentit la nouvelle, qui semble
beaucoup ému les ouvriers. Cette menace fut-elle perçue comme un c
tage par trop ouvert ? Ou bien fut-elle prise trop au sérieux, et la
lence de la réaction atteste-elle seulement l'inquiétude des ouvriers de
une possible réduction de l'emploi ? Nous aurions tendance à chois
deuxième hypothèse. Il semble que, de part et d'autre, on était dis
à éviter la grève, pour des raisons d'ailleurs opposées. Du côté patr
on ne souhaitait pas une épreuve de force dont les conséquences psy
logiques et politiques auraient pu être désagréables. Du côté ouv
on redoutait le chômage, plus généralement toute réduction de l'em
La conduite de l'arbitre ou du conciliateur gouvernemental a
très habile si on l'examine dans le détail, et ses grandes lignes
faciles à discerner. En gros, on a cherché à éviter la grève tout en s'e
çant d'obtenir quelques concessions de la compagnie. Ici, une do
intervient dans l'appréciation de l'arbitre : c'est que la Cerro de P
constituant de loin la plus puissante entreprise minière, un accor
salaires passé entre elle et ses syndicats tend naturellement à s'éte
aux autres entreprises minières, lesquelles, moins bien placées, moins
outillées, verraient leur coût de production cesser d'être compét
c'est-à-dire de laisser un « profit normal », compte tenu du prix mo
sur lequel ces entreprises petites ou moyennes n'exercent pratiquem
aucune influence. Il serait curieux de pousser un peu cette analyse e
se demander, au bout du compte, au profit de qui s'exerce l'arbitr
Remarquons d'abord que le gouvernement tient à ne pas prendre ou
tement parti et recommande aux parties en présence de commenc
examiner entre elles les difficultés. En fait, l'arbitre dispose de mo
de pression appréciables, dont il semble avoir joué avec adresse. Il
faire entendre à la compagnie qu'une résistance opiniâtre serait
venue, qu'elle le mettrait lui-même en difficulté avec une fraction d
majorité parlementaire. Il peut aussi représenter aux syndicats qu
grève illégale les placerait dans une situation bien fâcheuse et
s'ils se mettaient dans ce mauvais cas, « on ne pourrait plus rien
pour eux ». Finalement, l'avantage obtenu par les ouvriers paraît m
si on le compare à leurs prétentions initiales. Mais il n'est pas pour au
négligeable, à moins que l'augmentation de 15 % ne soit compe
par une diminution correspondante des effectifs qui maintiendrai
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

cile), ou que la hausse des prix de détail ne « mange » pendant l'année


en cours la hausse du salaire nominal consentie aux ouvriers (ce qui
apparaît assez peu probable).

III

Des observations assez analogues s'imposent à nous touchant le syn¬


dicalisme agricole dans les grandes plantations sucrières des vallées
côtières. Que la production ait depuis longtemps atteint un degré d'effi¬
cacité qui ne laisse presque rien à désirer, et des rendements qui placent
les producteurs péruviens au premier rang du palmarès mondial est bien
connu. l'attention
retenu Il n'y a pas
de lieu
tous de
les s'arrêter
observateurs
non plus
: l'extrême
sur un concentration
autre fait qui de
a

la propriété dans les zones de la canne. Non seulement la culture de la


canne est concentrée, mais les « usines » par voie de conséquence sont
peu nombreuses et sont employées dans des conditions très efficaces. La
concentration la plus poussée est atteinte dans la vallée de Chicama
(au nord de Trujillo) où pratiquement trois grands fundos contrôlent la
totalité des terres cultivables, et les « usines » de ces trois puissants
« groupes » travaillent à peu près exclusivement à traiter la récolte des
domaines sur lesquels ils sont installés. Dans la région de Chiclayo, en
revanche, des petits planteurs livrent leur récolte à Yingenio du grand
domaine selon des modalités de paiement qui ne semblent pas du tout
défavorables au propriétaire de l'usine.
Cette extrême concentration de la propriété est sans doute à la fois
la cause et l'effet des rapides progrès techniques qui ont été réalisés
dans la production du sucre. En gros, jusqu'à la guerre de 1939, les pro¬
grès les plus décisifs avaient été réalisés dans l'installation des inge-
nios et dans l'utilisation de plus en plus massive des engrais. La période
qui s'ouvre après la deuxième guerre mondiale est caractérisée par la
mécanisation intensive de la culture (par tracteurs et trailers, et©.).
Nous entrons maintenant dans une troisième phase : la mécanisation
de la récolte elle-même. Il faut bien préciser que celle-ci, partout sauf
à Cartavio (dans la vallée de Chicama), est encore à la charge des « cou¬
peurs » (cortadores ). Le volume de main-d'œuvre nécessaire pour récolter
la canne sur un hectare reste encore relativement élevé. En outre,
comme la récolte dure à peu près toute l'année — sauf pendant la période,
en général un mois, où, à fins de révision et de réparation, l'usine est
arrêtée — le grand domaine était obligé d'entretenir une main-d'œuvre
permanente. En 1960 à Cartavio a été introduite une coupeuse ( cortadora )
mécanique. Elle prend ainsi la place d'un nombre important de tra¬
vailleurs. Sur les raisons qui ont pu amener l'entreprise à importer à
grands frais cette mécanique coûteuse, on peut faire diverses suppositions.
François Bourricaud

aux ouvriers, et surtout aux syndicats, que la main-d'œuvre peut,


une très large mesure, être remplacée et qu'ils doivent tenir compte
l'énoncé de leurs revendications salariales des possibilités de subs
tions qui remplaceraient des « serviteurs » trop exigeants par des mach
Selon ce qui nous a été dit, l'affaire s'est passée sans heurt et les s
cats ne se sont pas opposés à l'introduction de cette nouvelle mac
mais l'entreprise avait pris l'engagement, qui aurait été effective
tenu, de ne débaucher personne et de reclasser les individus aux
la cortadora avait fait perdre leur emploi. Comme il s'agit d'eff
considérables, probablement autour de 80 à 100 personnes, qui se
trouvées ainsi « dégagées », nous ne voyons pas très bien commen
dirigeants de Cartavio ont pu réaliser cette prouesse. Mais il semble
qu'ils y soient parvenus, et leurs dires nous ont été confirmés par la d
ration de dirigeants syndicalistes que nous avons interrogés à ce
à Trujillo. En tout cas, l'introduction de la cortadora a signifié une
vation de productivité pour la firme, les travailleurs « déplacés » a
été rapidement formés et affectés aux services mécaniques (l'entr
du matériel agricole, de Yingenio, etc.) ou encore ayant été « r
vertis » ensurfaces
nouvelles conducteurs
ont étédeconsacrées
tracteurs,récemment
ce qui semblerait
à la culture
indiquer
de la qu
c

Quoi qu'il en soit, le problème décisif dans cette région semble


la recherche par les entreprises agricoles d'une productivité de plu
plus élevée, et la conscience de plus en plus vive des travailleurs
nécessité pour eux de s'organiser et de défendre leurs intérêts dan
négociations collectives avec leurs employeurs. De ce point de vu
région de Çhicama offre un contraste des plus instructifs avec la r
de Chiclayo. Dans le premier cas, une organisation syndicale très
bative avec de solides traditions ; dans le second cas, une absence pr
totale d'organisation ouvrière. On connaît l'implantation relative
ancienne et encore aujourd'hui très solide du parti apriste dans la r
de Trujillo. Plus ou moins liés à ce dernier, des syndicats se sont
loppésdécisif
teur qui, depuis
dans la1956,
détermination
ont reparu du
au taux
grand de
jour
salaire.
et constituent
Ceux-ci ne
un

plus unilatéralement fixés par le patron. Ils sont publiquement déba


et la grève est utilisée avec plus ou moins de bonheur et de ma
comme une àarme
concessions leursdont
adversaires.
les syndicats
Le contenu
se servent
des pour
revendications
« arracher m

d'être étudié de près. Elles intéressent non seulement la rémunér


elle-même mais les conditions de logement, certaines facilités ou a
tages en nature (riz, sucre, fournis par l'entreprise à des prix très ré
ou à
et même
celle livrés
de leurs
gratuitement
familles dans
aux travailleurs,
des conditions
textiles
relativement
mis à leurava
p

geuses). Il en résulte, quant au salaire, des différences d'optique


marquées : pour les dirigeants des entreprises sucrières, le salaire
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

déboursées. Ainsi, le gérant de Cartavio va jusqu'à inclure dans le coût


du travail les frais d'entretien de l'école qui sont légalement à la charge
de l'entreprise. Le résultat, c'est qu'à ses yeux, pour avoir une idée exacte
du salaire perçu par l'ouvrier, il faut ajouter environ 60 à 70 % au mon¬
tant de la feuille de paie. Bien entendu, ce point de vue que nous rap¬
portions avec innocence à des dirigeants syndicaux leur parut inaccep¬
table et même scandaleux ; pour ceux-ci, les avantages divers annexés
au salaire ne sont rien de plus que des « droits » au sens strict, que l'ac¬
tion revendicatrice a forcé l'entreprise à reconnaître à ses ouvriers.
Quant à nous, nous avons été très sensibles aux divergences que dirigeants
syndicaux et dirigeants patronaux manifestent quant à l'interprétation
de conventions collectives qu'ils ont les uns et les autres signées. Les
dirigeants patronaux font état des engagements extrêmement stricts
qu'ils ont été amenés à prendre en particulier dans le domaine du loge¬
ment pour souligner la force de la pression à laquelle ils se trouvent
soumis. Mais, rétorquent les dirigeants syndicaux, pour une bonne part
ces engagements restent lettre morte : en particulier, le programme de
construction auquel les entreprises ont consenti serait systématiquement
ralenti, sinon « saboté » et les travaux, prévus pour un an, se trouveraient
en réalité étalés sur plusieurs années.
Touchant la croissance du mouvement syndical, il faudrait s'arrêter
sur un point dont l'appréciation est à la fois très important et très diffi¬
cile. Dans quelle mesure le syndicat est-il né spontanément ou dans
quelle mesure s'est-il trouvé implanté à la suite d'une action conduite
de l'extérieur par les dirigeants politiques ? Les patrons ont fait long¬
temps tout leur possible pour maintenir leurs « serviteurs » à l'abri de
toute contamination. Encore faudrait-il introduire quelques nuances.
Sur les domaines qui appartiennent aux grandes familles, la résistance
a été sans doute plus opiniâtre et plus efficace que dans les affaires con¬
trôlées par une société étrangère, comme c'est le cas de Paramonga ou
de Cartavio qui dépendent de la « Grace ». Sous ces réserves, il est pro¬
bable que les dirigeants patronaux ont essayé de contrebattre l'influence
syndicale par une politique paternaliste qui visait à préserver leur
personnel en l'isolant. Il ne fallait pas s'attendre, dans de telles condi¬
tions, à ce que surgissent spontanément des rangs mêmes des travailleurs,
des représentants capables de prendre vis-à-vis de l'entreprise des atti¬
tudes actives et combatives. Mais, si toute action syndicale doit, par la
nature des choses, être conduite de l'extérieur, puisque les grands domaines
constituent, du point de vue social et psychologique, des sortes de for¬
teresses (leur isolement étant symbolisé par la difficulté pour l'étranger
ou le voyageur d'y pénétrer et de s'y faire recevoir par les gérants sinon
par les propriétaires), l'action revendicative, conduite qu'elle est par des
chefs politiques ou, du moins, politisés, a des chances d'être dirigée
beaucoup plus dans une perspective nationale que compte tenu des
François Bourricaud

à rappeler à leurs adhérents que des problèmes plus larges que les
dications ou récriminations locales doivent recevoir priorité. Dès
syndicat est organisé, même s'il l'est de l'extérieur, les problème
rieurs sont perçus par les ouvriers comme les plus urgents. Ce ca
« corporatif » de leurs revendications est particulièrement sensib
une demande qui fut portée l'année dernière devant le syndicat
tavio. Les ouvriers souhaitaient que l'entreprise s'engageât par une
explicite du contrat collectif, non seulement à recruter par prio
fils des travailleurs qu'elle employait déjà, mais s'obligeât en outr
garantir un emploi. Bien entendu, cette revendication fut écarté

peine puisqu'elle
liberté du travail. Mais
contrevenait
cette demande
à des embarrassait
dispositions légales
au moinstouch
aut

syndicats que les patrons ; née sur place et bien qu'elle exprimâ
bien le souci des ouvriers pour leur sécurité personnelle et familial
initiative a été accueillie avec beaucoup de réserve, sinon de f
par les dirigeants syndicaux qui en apercevaient clairement les d
à l'échelle régionale ou même nationale. Ils étaient amenés par le
mation politique à poser leurs revendications dans le cadre d'un
tique d'ensemble et étaient plus sensibles aux conséquences derniè
revendications partielles et locales.
Une culture liée comme celle du sucre au marché internatio
dépendant de techniques de production extrêmement modernes e
probablement deux séries de conséquences sociales. Elle fait sur
îlots de haute productivité, des unités de production remarquab
organisées, capables non seulement de rémunérer le capital enga
des taux de profit élevés, mais encore de fournir à une main-d
pour ainsi dire privilégiée un niveau de vie croissant. Cette exp
surprendra, choquera peut-être ; il nous faut donc l'expliquer et
tifier. Commençons par cette remarque : le salaire journalier est
dans la région de Chicama de ce qu'il est dans la région de Gh
Pourtant, les conditions techniques sont à peu près identiques d
deux cas. Mais une différence saute aux yeux : dans le premier ca
avons affaire à une organisation syndicale très efficace et très com
dans le second cas, les patrons ont jusqu'ici empêché la création
dicats. En outre, la mécanisation et la technification sont beaucou
poussées, nous semble-t-il, dans le premier cas que dans le second
Cartavio qui vient d'acheter la première cortadora. Casa Grande
à engager prochainement la même dépense, alors que cette hy
ne semble pas avoir été jusqu'ici considérée sérieusement dans auc
fundos de Chiclayo sur lesquels nous avons quelques renseign
Bref, le développement du syndicat, son agressivité semblent
obligé les entreprises à une politique « productiviste » ; et pour d
leurs profits menacés par. les revendications de leurs salariés, il
que les entreprises soumises à la plus forte pression syndicale ai
Syndicalisme et politique : le cas péruvien.

diquement que les autres. Ne sommes-nous pas en présence d'une situa¬


tion favorable où les progrès de la productivité permettent à la main-
d'œuvre de conquérir une meilleure rémunération (à condition que les
syndicats exercent une pression efficace et intelligente) sans que la part
réservée au profit capitaliste se trouve dangereusement menacée ? Ce
tableau
cette situation
riant doit
estêtre
liée complété
à un certain
par deux
état touches
du marché
moinsinternational
roses. D'abord,
du

sucre ; ensuite, les avantages que la main-d'œuvre organisée et défendue


par ces syndicats parvient ainsi à arracher lui sont accordés parce que
son volume n'augmente pas aussi vite que la production. Dans la région
de Chicama, l'amélioration de la productivité permet une élévation incon¬
testable du salaire nominal et très probablement, bien que dans une
moindre mesure, du revenu réel. Mais le prix qu'il faut payer dans les
deux cas, c'est une certaine dose de sous-emploi chronique. Tous les
administrateurs se plaignent de l'existence sur leurs fundos d'une main-
d'œuvre flottante qu'ils accusent de « parasitisme ». Cette plainte, nous
l'avons entendue à Paramonga (dans la région de Uma) comme à Car-
tavio et à Casa Grande (dans la région de Trujillo) ; les travailleurs
se trouveraient contraints à entretenir et à loger qui des fils, qui des frères,
auxquels l'entreprise ne fournit pas de travail ou, tout au plus, n'offre
qu'un travail épisodique. Le problème doit être envisagé d'abord du
point de vue de la croissance végétative de la population : des chefs de
famille dans la force de l'âge ont souvent des fils candidats à un emploi.
Si l'entreprise n'est pas en mesure de le leur assurer, ces jeunes gens sont
amenés à chercher du travail à Trujillo par exemple, où, étant donné
le très faible développement industriel, ils ne trouveront pas à s'em¬
ployer. Ils auront donc avantage à revenir chez leurs parents, à s'en¬
tasser dans les rancherias à la recherche d'une occupation plus ou
moins problématique. Il en résulte deux conséquences aussi fâcheuses
l'une que l'autre. D'abord, le salarié qui se trouve ainsi chargé de l'en¬
tretien d'un autre travailleur (son fils), normalement capable de pourvoir
à sa propre subsistance considérera sa propre rémunération comme insuffi¬
sante, son logement comme trop étroit, et exigera des salaires plus élevés
et des maisons plus vastes. En d'autres termes, par un détour plus ou
moins long, c'est l'entreprise elle-même qui aura au moins partiellement
à couvrir les frais d'entretien du jeune travailleur qu'elle ne peut pas
ou ne veut pas occuper. En outre, cette main-d'œuvre flottante n'est pas
seulement coûteuse, elle est perçue par les gérants comme potentielle¬
ment dangereuse. A ce premier groupe de faits s'en ajoute un second :
non seulement les fils des travailleurs ne trouvent plus un débouché
assuré sur le marché du travail de la hacienda, mais aussi les parents
restés dans la sierra, qui pouvaient de temps en temps venir s'embaucher
pour une période plus ou moins longue, voient cette demande se tarir.
Les grandes exploitations sucrières ne sont plus demandeuses de main-
François Bourricaud

risquent d'en être rejetés et d'avoir quelques difficultés à s'e


On voit en quel sens nous pouvons considérer les ouvriers
et défendus par leurs syndicats et travaillant à une productio
ment rentable comme des privilégiés. Bien entendu, il ne s'
de présenter la situation des travailleurs de la canne à sucre, tel
est actuellement, comme aussi bonne qu'elle pourrait être, ni
dérer en tous points équitable le traitement qui leur est fait.
organisations syndicales semblent avoir obtenu des hausses de
et des améliorations dans les conditions de travail qui se tradu
une hausse du revenu net sinon par famille, du moins par
employée. Ce fait n'a pas seulement une importance économiq
signifie pas seulement que, dans le cas d'une production modern
placée sur le marché international, une partie du profit peut ê
chée aux capitalistes par une action syndicale efficace — ou, d
que la situation du travailleur peut être sinon améliorée, du m
bilisée. Il nous avertit surtout qu'un groupe de dirigeants s
est en voie de formation, qu'il sera sans doute désormais très d
ne pas lui reconnaître voix au chapitre. La prépondérance d
ou de la grande entreprise familiale qui, à travers son gérant,
tremaîtres et ses cadres, fixait unilatéralement les conditions
bauche et de la rémunération, est très vraisemblablement révo
doute, des évolutions assez, différentes apparaissent-elles égalem
bables : ou bien les syndicats continueront à se développer d'une
autonome et feront une part croissante dans leurs revendicat
demandes et aux aspirations de la base, ou bien ils deviend
instruments de partis politiques qui tâcheront de les utiliser à
propres, pour la conquête du pouvoir ; ou bien même des gouve
autoritaires parviendront à se servir d'eux pour encadrer
vailleurs des champs. Mais, dans l'un quelconque de ces trois ca
ment, la ségrégation dans lesquels les dirigeants traditionnels de
exploitations sucrières étaient parvenus à confiner leurs « ser
seront de plus en plus difficilement maintenus. Nous ne prése
remarques qu'avec beaucoup de réserves, et nous admettons bi
tiers leur limitation. D'abord, notre thèse selon laquelle, dans l
de la canne, le revenu réel par personne employée a augmen
1956 serait sans doute fortement discutée par les syndicats.
tenons cependant pour très plausible. Mais deux précisions doi
introduites. D'abord, cette amélioration n'intéresserait que le
leurs syndiqués, et une comparaison même rapide entre la vallé
cama et celle de Chiclayo pour les travailleurs du sucre n'aura
peine à faire ressortir le privilège des premiers sur les secon
peut-être y aurait-il lieu de se demander qui paie ce privilège
pas du tout sûr que ce soient les entreprises. La réduction ou
Syndicalisme et politique : le cas péruvien

aux mieux organisés — des travailleurs des champs. Leur privilège


est sensible si on compare leur sort à celui de leurs camarades non syn¬
diqués ; et plus encore si l'on songe à ceux qui auraient pu venir s'em¬
ployer sur l'exploitation sucrière et ont été contraints, en raison de la
technification, de rester sur leurs maigres champs de l'intérieur.
Nous n'avons rien dit des organisations de paysans qui se développent
sur les latifundia de l'intérieur. Sur ces grands domaines, il n'y a pas,
il ne peut pas y avoir d'action revendicative. La pression du « patron »
— ou du gamonal — y est trop directe, trop nue. L'effervescence y
prend spontanément la forme d'une « lutte pour la terre ». C'est en com¬
parant les conditions de l'activité revendicatrice dans le milieu déjà
techniquement et socialement évolué de la mine ou de la grande exploi¬
tation agricole côtière, avec celles qui sont encore faites aux « commu¬
nautés » indigènes ou aux colons des grands domaines de l'intérieur,
que l'on apercevrait à quelles résistances se heurte la transformation de
l'Indien en paysan ou en travailleur ; et pourquoi cette transformation
ne peut être conduite que par une action concertée à la fois sur le plan
syndical et sur le plan politique.

FRANÇOIS BOURRICAUD
Université de Bordeaux

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