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AUTEURS
ARISTOTE LACAN
AUGUSTIN
BALZAC
ECOUTER LA FOLIE
BAUDELAIRE 3- Le Réel
CHATEAUBRIAND
Il en va du réel chez Lacan comme de l’Arlésienne chez Bizet :
DANTE
tout le monde l’attend, tout le monde en parle, mais elle ne monte jamais
DELEUZE sur scène, elle ne se montre ni ne se monstre. Du Réel – le premier des
DESCARTES mystères de la sainte trinité lacanienne : le Réel, l’Imaginaire et le
DIDEROT Symbolique – il faut admettre qu’on ne peut parler. On pourrait en
conclure que cette conférence est annulée, puisque son objet s’éclipse à
DOSTOÏEVSKI
l’instant même où nous le formulons. Mais comme Lacan n’est pas
DUBOS Wittgenstein, de ce dont on ne peut parler, il y encore a beaucoup à
HANSLICK dire… Lacan qui joue avec son auditoire comme le chat avec la souris,
HEGEL
ou comme la libre association avec le fantasme, excelle à attiser le désir
d’un réel toujours latent, jamais manifeste : « Certains d’entre vous ne
HEIDEGGER
manquent pas, je pense, de pousser un petit soupir d’aise – Enfin, il va
HOMERE nous parler du fameux réel, qui était jusqu’à présent resté dans l’ombre.
KANT En effet, nous n’avons pas à nous en étonner, le réel est à la limite de
notre expérience. » (1)
KIERKEGAARD
La formule étonne : la réalité, nous l’identifions en effet au monde
LACAN dans lequel nous vivons, et non à la limite problématique de « notre
Ecouter la folie expérience » – qu’il faut comprendre comme l’horizon au sein duquel se
1- Le Symbolique
joue l’humaine condition. Le réel, croyons-nous, nous tombe sous les
yeux. Pourquoi faudrait-il aller le chercher au seuil d’un au-delà ? Ce que
2- L'Imaginaire
Lacan entend par « réel » – et non par « réalité », qui renvoie à un autre
3- Le Réel sens – c’est le fait d’une présence irréfutable, indépassable. Après tout,
4- La Vérité c’est bien quelque chose de semblable que nous entendons quand nous
opposons la réalité à l’apparence et le réel à l’illusion : l’apparence peut-
5- Le Maître
être déjouée, l’illusion dénoncée, le réel, quant à lui, demeure. Il
6- Le Désir demeure, mais pourtant nous fuit, comme l’eau fuit Tantale assoiffé,
MICHEL-ANGE puisqu’il est toujours repoussé « à la limite ». Qu’est-ce à dire ? Thomas
MONTAIGNE d’Aquin, en une formule souvent reprise dans la tradition philosophique,
définissait la vérité du monde objectif par l’adéquation de la pensée avec
NIETZSCHE
la chose, du sujet avec l’objet : adaequatio rei intelletus. A cette relation
PASCAL simplement logique – équilibrer les deux membres d’une équation –
PLATON Lacan substitue une approche dynamique du réel : entre le réel et le
PLOTIN
sujet qui le formule, la relation est conflictuelle, chacun des deux termes
opposant une résistance à l’affirmation de l’autre. C’est ainsi que lorsque
PROUST
le sujet se pose en maître et possesseur du « réel » – par la mesure,
ROUSSEAU l’arpentage ou la conquête – le réel lui-même se trouve comme dissous
SCHLOEZER dans le symbolique, puisqu’alors en tiennent lieu les mots qui le
désignent, les coordonnées qui le découpent, les cartes qui l’orientent.
SCHOPENHAUER
Mais inversement, quand le réel apparaît en majesté, faisant acte de
SPINOZA présence, dans toute la plénitude de sa manifestation, c’est alors le sujet
VALERY qui est comme anéanti par la puissance de son apparition. Le sujet ou
WINCKELMANN l’objet, la pensée ou la chose : on ne sert pas ces deux maîtres à la fois.
L’équilibre de l’adéquation est un équilibre de la terreur, donc infiniment
improbable, et si l’un est le maître – le réel ou le sujet – l’autre sera
nécessairement domestiqué ou asservi – le sujet ou le réel. Qu’est-ce
qu’un sujet qui tombe dans la servitude du réel, qui succombe à son
épiphanie ? C’est un sujet qui perd ses droits à toute subjectivité – ce
que Lacan écrit dans son algèbre $, qui se lit « sujet barré » – soit ce qui
reste du sujet quand il perd la pensée, le langage et la conscience, c'est-
à-dire pas grand-chose, un résidu, un « être-là », un Dasein qui ne sait ni
qui il est, ni ce qu’il doit faire. Devant l’émergence du réel, le sujet tombe
en catalepsie, à la façon de certains animaux qui, ne pouvant plus
échapper au prédateur, se pétrifient et font le mort, comme s’ils
anticipaient dans l’imaginaire une mort imminente et bien réelle. Quand
le réel paraît, c’est le sujet qui devient objet ; et inversement, quand c’est
au sujet de dicter sa loi, alors c’est le réel qui se fait objet, qui se soumet
au langage qui le définit. C’est en ce sens que le réel est présence
irréfutable, puisque le sujet qui en est le témoin, pour ne pas dire le
martyr, fasciné par cette apparition, perd tous ses moyens, et n’est donc
plus en mesure de réfuter quoi que ce soit. Le réel en ce sens joue chez
Lacan un rôle assez semblable à celui que joue la mort chez Epicure :
quand elle est là, disait le Sage, je n’y suis plus, et quand j’y suis, alors
c’est elle qui n’est pas encore venue (2). En raison de cette analogie, la
relation d’occultation alternée, qui vaut pour le sujet et le réel comme
pour la vie et la mort, n’est pas étrangère à la pulsion de mort que Lacan,
à l’inverse de Freud, met en relation avec le principe de réalité, c'est-à-
dire avec l’expérience du réel (3). Car on ne saurait réduire selon Lacan
ce principe au seul mécanisme adaptatif qui, par essais et erreurs, règle
l’homéostasie du vivant et de son milieu, du sujet et de son monde ; il
faut au contraire poser une indépassable inadaptation, ou inadéquation,
du sujet humain – en raison de sa prématuration – dans son rapport au
réel, puisque quand se montre le réel dans la plénitude de sa présence,
le sujet, désarmé, est aussitôt assujetti. Nul ne peut regarder en face le
réel ni la mort. Ce qui n’est pas sans rapport avec la maxime, que Lacan
appréciait, de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent
regarder fixement » (maxime 26) (4).
De ce que nous n’y sommes plus quand la mort y est, Epicure
conclut sur la vanité de l’angoisse que nous inspire sa menace. Lacan
semble moins optimiste, puisqu’il définit à l’inverse l’angoisse comme la
réaction inéluctable du sujet exposé à la venue du réel : « Il y a donc
apparition angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons
appeler la révélation du réel dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel
sans aucune médiation possible, de l’objet essentiel qui n’est plus un
objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et
toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence » (5).
Pour Epicure, entre la vie et la mort, la relation est d’opposition
réciproque ; pour Lacan, entre le sujet et le réel, la relation serait plutôt
de passage à la limite, et c’est bien pourquoi il peut énoncer que le réel
est « à la limite de notre expérience », et non au-delà : de même qu’il
faudrait dire que le sujet ne meurt pas, mais qu’il s’éprouve mourant, de
même il faut dire que le sujet s’éprouve évanouissant quand on l’expose
à la violence du réel, il se sent disparaître selon le degré d’intensité de
l’apparition du réel. L’angoisse est l’affect provoqué par ce passage à la
limite de l’être au néant. Le sujet n’est donc pas une substance qui pose
elle-même son existence – sur le modèle du « je pense, je suis »
cartésien – mais le terme aliéné d’un dipôle asymétrique, dont le réel est
l’autre terme. Pour en rendre compte, Lacan s’inspire d’une notion qu’il
emprunte à Ernest Jones, l’aphanisis du sujet, d’un terme grec qui
signifie suppression, disparition, plutôt qu’évanouissement. Jones
introduit ce terme dans un article de 1927, à propos de la sexualité
féminine, et pour désigner un état dans lequel le désir sexuel serait aboli,
état bien antérieur à l’angoisse de castration qui n’intervient que dans le
déroulement de l’Œdipe. Mais tandis que pour Jones l’aphanisis est objet
de répulsion – crainte de la disparition du désir – inversement pour Lacan
il est un refuge pour le sujet terrorisé par l’avènement du réel (6). Tel
l’animal qui fait le mort, le sujet mis en présence du réel mime sa propre
disparition en s’évanouissant dans l’inconscient. Lacan parle encore de
« fading » du sujet, de l’anglais « to fade », s’évanouir, s’effacer (7). Cette
relation de disparition alternée – selon que l’un des deux termes, sujet ou
réel, domine l’autre, réel ou sujet – est encore celle qui définit, selon
Lacan, le fantasme, soit l’objet du désir, ce qui s’écrit, dans l’algèbre
lacanienne : « $ ◇ a » : « L’aboutissant, la butée, le terme de ce qui
constitue la question du sujet, nous le symbolisons par S barré en
présence de petit a ($ ◇ a), et nous l’appelons le fantasme » (8). Il y a là,
objectera le bon sens, une contradiction, puisqu’il serait donc posé à la
fois que le réel est objet de terreur et de désir, de répulsion et
d’attraction. Ce serait méconnaître l’ambivalence du désir – comme son
acte propre : la transgression, le franchissement de la limite. Le désir est
pour cette raison nécessairement partagé entre l’horreur et l’effroi, entre
la convoitise et l’alarme, avec une intensité d’autant plus grande qu’il
touche davantage à son but.
Pourtant, si le désir – du côté du sujet – est en effet déterminant
dans la constitution du fantasme, l’objet de notre étude est aujourd’hui le
réel – du côté de l’objet. Pour mieux nous représenter les liens
complexes qui unissent le désir – qui est l’acte du passage à la limite – le
réel – que mesure le coefficient de présence de l’objet – et la syncope du
sujet qui est l’effet de cette transgression, il n’est rien de mieux que de
rappeler l’art de la nature morte, tel qu’il triomphe au XVIIe siècle dans la
peinture européenne en général, et tout particulièrement dans la peinture
hollandaise. Ces repas somptueux qui luisent magiquement dans les
ténèbres, sur les toiles de Heda ou de Kalf, ne sont-ils pas
superlativement présents, réels par leur irréalité même, par leur présence
hallucinatoire, comme si le peintre nous montrait le triomphe des choses
inviolées – ces mets étranges et souvent peu appétissants ne sont guère
entamés – qui se montrent, qui se monstrent sur le théâtre du tableau
avec d’autant plus de magnificence qu’il n’est plus de spectateur dans la
salle pour soutenir leur regard, comme si le peintre tentait l’opération
imaginaire qui consiste à jeter un œil sur le secret des choses quand nul
n’est plus là pour les voir. Cette éclipse du sujet est d’autant plus
manifeste dans le tableau que le peintre, explicitement, la suggère : la
nappe froissée, le verre tombé et souvent brisé, la lame luisante d’un
couteau en équilibre sur le rebord de la table, la matière noirâtre qui
s’écroule du gâteau éventré, la lueur glauque du vin blanc dans le verre
du Rhin, tous ces indices laissent entendre que le convive s’est abattu
sur le sol, foudroyé par le venin de ce repas fantastique. Et c’est alors
que paraît le réel, soit la souveraineté des choses silencieuses érigées
sur cet autel du néant. Quelques-uns s’effarouchent de cette expression
proprement française de « nature morte » et préfèrent le still-life anglais,
« vie silencieuse » ou « vie tranquille ». C’est pourtant bien de mort et
non de vie qu’il s’agit sur cette scène, puisque, conformément à
l’équation du fantasme, l’insistance de l’objet est corrélative de la
syncope du sujet. Et que la défaillance du sujet n’exclue nullement mais
manifeste au contraire l’extrême intensité du désir, cela ne doit plus nous
étonner, puisque son objet est un festin de rêve auquel le tableau nous
convie, répondant à la plus archaïque des souffrances ressenties par le
petit d’homme lors de sa venue au monde, celle de la faim, déterminante
pour les fantasmes de l’oralité. Nous comprenons l’affinité parfois
soulignée par Lacan entre le principe de réalité, la pulsion de mort et la
violence du désir : la présence des choses est d’autant plus irréfutable
que nous nous éprouvons davantage anéantis par cette révélation,
épreuve qui ne va pas sans désir, si le désir est la tentation de la
transgression, le franchissement d’une limite, ici même de la limite
absolue, celle qui sépare le conscient de l’inconscient et l’être du néant.
On voit que le sujet, en lequel nous reconnaissons pourtant notre
identité, est un phénomène précaire, un mirage évanescent. Nous ne
nous hissons dans l’existence qu’à la condition de tenir bon contre le
siège des choses, qu’à la condition de toujours repousser l’offensive du
réel. Si le sujet cède à cet assaut, il devient – selon une expression
parfois reprise par Lacan, et que lui a suggérée son ami Georges Bataille
– un « sujet acéphale » (9) tout entier livré aux automatismes de
l’inconscient, à la façon d’un canard décapité qui continue néanmoins
d’avancer (10). Ce sujet acéphale, c’est celui qui a renoncé à tenir tête à
l’instance du réel, qui s’est laissé en quelque sorte absorber par les
choses, devenant chose parmi les choses, et par là même destitué de
tous les droits de la subjectivité. Dans un passage étonnant du Séminaire
V (1957-58), Lacan suppose que le réel soit articulé par le signifiant,
c'est-à-dire qu’il ne soit pas un champ uniforme ni indifférencié, mais qu’il
y ait au contraire en lui des contrastes qui marquent de leur empreinte la
sensation des vivants ; alors, continue-t-il, le sujet acéphale pourrait être
déterminé par une réaction assez semblable à celle des réflexes
conditionnés, fonctionnant dans un milieu rigoureusement et
harmonieusement ordonné. Telle est la société idéale rêvée par tous les
utopistes, telle est encore la société des fourmis, ou des termites. Pas de
révolution dans la fourmilière ! C’est alors qu’on pourrait dire, ajoute
ironiquement Lacan, en se référant à un texte célèbre de Marx, « à
chacun selon ses besoins », et que nul ne trouverait à se plaindre de son
état (11). Le triomphe du réel fait de l’homme un animal, une créature
sans tête, dont on castre la pensée, à laquelle on coupe la parole. Et le
monde animal, qui n’éprouve nul besoin de passer par la médiation du
langage, est tout entier déterminé par la fixation signalétique, dans une
parfaite adaptation à son milieu, sans intervalle de liberté, mais aussi
sans la moindre turbulence. Là où règne le réel, le sujet est un excédent
que plus rien ne justifie. On retrouve ainsi, par un autre biais, le lien déjà
évoqué entre le principe de réalité et la pulsion de mort, puisque
l’expression la plus manifeste de celle-ci, de l’aveu même de Freud dans
son célèbre essai de 1920, Au-delà du principe de plaisir, est la
compulsion de répétition (Wiederholungszwang), et que ce qui
caractérise par ailleurs l’univers signalétique dans lequel se meut le sujet
acéphale, ou l’animal, est précisément la répétition toujours rigoureuse
de la même réponse au même stimulus. Le réel est un royaume où
l’automatisme de répétition règne en maître. Et c’est pourquoi, dans un
monde qui semble pour une grande part livré au hasard, à l’accidentel,
un monde imprévisible où l’événement ne se répète jamais deux fois, les
hommes ont éprouvé le besoin d’assurer la réalité au retour de certains
phénomènes, le cycle des saisons par exemple, mais de façon plus
rigoureuse encore, le retour des astres dans la giration des sphères, soit
le retour de l’étoile Sirius, ou l’étoile du Chien qui, dans l’Egypte
ancienne, annonçait la prochaine crue du Nil et, pour cette raison,
ordonnait non seulement le calendrier, mais toute la vie sociale et
économique de l’Empire. Et c’est pourquoi encore la première des
sciences qui s’est développée parmi les hommes est la plus
contemplative, la moins utilitaire de toutes les sciences, à savoir
l’astronomie. Le ciel est plus réel que la terre puisque les astres, une fois
effectué le tour complet de leur révolution, reviennent à la même place.
Le réel, comme l’inconscient, sont soumis à des lois de répétition, et rien
n’est plus réel à nos yeux que les étoiles pourtant inaccessibles : « Cette
forme du réel qui s’appelle l’inexorable se présente en ceci que le réel
revient toujours à la même place. C’est pour cette raison que,
curieusement, nous avons vue le prototype du réel dans les astres.
Comment expliquer autrement la présence, à l’origine de l’expérience
culturelle, de cet intérêt pour l’objet vraiment le moins intéressant qui
existe pour quoi que ce soit de vital, c’est à savoir les étoiles ? » (12).
Si le réel est ainsi une expérience des limites, à la frontière qui
sépare le sujet de son éclipse ou de son occultation, entre conscience et
inconscient, entre cette scène et l’autre scène, entre la vie et la mort, s’il
faut nécessairement un acte de transgression pour provoquer son
apparition, alors il devient plus aisé de comprendre en quel sens la
survenue du réel est l’enjeu, selon Lacan, de la situation tragique, et plus
précisément pourquoi Antigone, dans la tragédie de Sophocle, est
l’héroïne qui s’expose et s’avance à la rencontre du réel, à la limite des
mondes (13). Antigone est aux yeux de Lacan la figure mythique qui ose
se porter au-delà du discours conscient, qui est le domaine de la cité des
hommes, pour se risquer dans l’inconscient, qui est le royaume où se
pétrifie la psychose et se décomposent les cadavres laissés sans
sépulture. Dans le Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse (1959-
60), trois séminaires sont consacrés au commentaire de la tragédie
d’Antigone (25 mai, 1er juin et 15 juin). Lacan a bien compris que la
tragédie grecque se fonde d’abord sur une topologie, une structure de
l’espace rigoureuse et invariable : deux domaines « antigoniques », plus
encore qu’antagoniques, entre lesquels l’équilibre ne peut être que de la
terreur, celui de la cité des hommes d’une part, où règne le logos, cette
parole dont le sujet libre et conscient est le seul maître, et de l’autre côté
la part du sacré où règnent les dieux, qui impérieusement exigent des
mortels que leur dû soit acquitté par le don du sacrifice. Pour que le
monde humain se préserve de la menace de l’inhumain, ou du
surhumain, toujours latente du côté du sacré, il convient que les mortels
veillent à l’accomplissement scrupuleux des rites. La moindre faute,
hamartia, le moindre impair romprait l’équilibre et les emporterait dans le
séisme tragique. Il suffit qu’un imprudent franchisse la limite pour que la
trêve soit rompue, que les hostilités soient déclarées. Créon, qui ne veut
voir que le salut de la cité, décrète qu’au traître Polynice soient refusés
les honneurs de la sépulture, que son cadavre hors les murs se putréfie
sous le soleil, sous les yeux de tous, livré au chien et aux charognards,
en juste châtiment de ceux qui sont parjures à la patrie. Antigone, du
même sang que Polynice, tous deux enfants d’Œdipe, transgresse, au
nom de ce père commun, l’interdit du tyran et jette un peu de terre sur le
cadavre abandonné. Créon croit agir pour la cause de Thèbes en
condamnant Antigone à être enterrée vive dans une chambre
souterraine. Il obéit en vérité à la loi du partage tragique car, frustrant le
dieu des morts, Hadès, de la part qui lui revient – les cadavres lui
reviennent, et c’est pourquoi les vivants ensevelissent les morts dans le
sein de la terre – il rétablit à son insu l’équilibre du profane et du sacré en
sacrifiant Antigone qui est, selon ses propres termes, donnée vive en
fiancée au dieu des morts, le tombeau qui se referme sur elle étant
comme l’image, dans l’au-delà inhumain et sacré, de la chambre nuptiale
(numpheion, v. 189). La vive pour le mort, Antigone pour Polynice. La
balance tragique exige l’exacte correspondance du tribut et de la dette.
Le devin Tirésias, devant Créon que son obstination rend sourd, formule
avec rigueur la loi de l’échange sacré : « Va, tu ne verras plus longtemps
le soleil achever sa course impatiente, avant d’avoir, en échange d’un
mort, fourni toi-même un mort » (v. 1065-67). Ce qui retient l’attention de
Lacan sur la tragédie de Sophocle, et lui permet d’en comprendre la
structure, c’est évidemment son analogie avec le travail de l’analyse. Là
aussi, il appartient à l’analyste de rétablir l’équilibre rompu du sujet avec
le réel, du conscient avec l’inconscient, du discours avec l’innommable,
en réduisant le symptôme, qui est le surgissement d’un réel, et de sa
résistance, au sein du langage, par la construction d’un nouvel équilibre,
soit un nouveau système de signifiants, où les forces à nouveau se
compensent. Georg Lukács disait de la tragédie antique qu’elle était « la
sagesse des limites » (14). Lacan, selon qui « le réel est à la limite de
notre expérience », conçoit aussi la quête analytique comme une
expérience des limites, en ce seuil qui sépare la folie de la raison, par
l’élaboration adroite et patiente d’un nouvel habitat symbolique dans
lequel il sera à nouveau possible, au sujet qui souffre, par le symptôme,
d’un retour du réel, de recommencer de vivre. Freud, découvreur du
continent inexploré de l’inconscient, se voyait fort bien dans le rôle de
Christophe Colomb ; Lacan est fasciné (15) par l’héroïsme d’Antigone qui
se porte au risque de la limite, soit au seuil de la folie, pour mettre fin à la
déstabilisation tragique et rétablir la paix du partage. La psychanalyse
n’est pas ce qu’un vain peuple pense, une recette pour la quiétude ou le
bien-être, mais une négociation inquiète et périlleuse, la diplomatie de
l’équilibre de la terreur, qui ajuste en tâtonnant la balance tragique, fragile
et toujours menacée, de l’humain et de l’inhumain, du conscient et de
l’inconscient, du Symbolique et du Réel.
***
***
NOTES
2- « Habitue-toi à penser que la mort n’est rien par rapport à nous : car
tout bien – et tout mal – est dans la sensation : or la mort est privation de
la sensation. Par suite, la droite connaissance que la mort n’est rien par
rapport à nous, rend joyeuse la condition mortelle de la vie, non en
ajoutant un temps infini, mais en ôtant le désir d’immortalité. Car il n’y a
rien de redoutable dans la vie pour qui a vraiment compris qu’il n’y a rien
de redoutable dans la non-vie. Sot est donc celui qui dit craindre la mort,
non parce qu’il souffrira quand elle sera là, mais parce qu’il souffre de ce
qu’elle doit arriver. Car ce dont la présence ne nous cause aucun trouble,
à l’attendre fait souffrir pour rien. Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort,
n’est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n’est
pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus » (Epicure, Lettre à
Ménécée, 124-125, trad. Marcel Conche, dans Epicure, Lettres et
Maximes, PUF, 1987, p. 218-219).
3- « Qu’est-ce que l’instinct de mort ? Qu’est-ce que cette sorte de loi au-
delà de toute loi, qui ne peut se poser que comme d’une structure
dernière, d’un point de fuite de toute réalité possible à atteindre ? Dans le
couplage entre le principe de plaisir et le principe de réalité, le principe
de réalité pourrait apparaître comme un prolongement, une application
du principe de plaisir. Mais à l’opposé, cette position dépendante et
réduite semble faire resurgir au-delà quelque chose qui gouverne, au
sens le plus large, l’ensemble de notre rapport au monde. C’est ce
dévoilement, cette retrouvaille dont il s’agit dans l’Au-delà du principe de
plaisir. Et dans ce procès, dans ce progrès, ce qui vient devant notre
regard, c’est le caractère problématique de ce que Freud pose sous le
terme de réalité » (Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, 1959-60,
Seuil, 1986, p. 29).
11- « Supposons qu’il n’y ait pour l’être humain que la réalité, cette
fameuse réalité dont nous faisons usage à tort et à travers. Supposons
qu’il n’y ait que cela. Il n’est pas impossible que quelque chose de
signifiant l’articule, cette réalité. Pour fixer les idées, supposons que,
comme le disent certaines écoles, le signifiant, ce soit simplement un
conditionnement, je ne dirais pas des réflexes, mais de quelque chose
qui est réductible aux réflexes. Que le langage soit d’un autre ordre que
ce que nous créons artificiellement en laboratoire chez l’animal en lui
apprenant à sécréter du suc gastrique, n’empêche pas que c’est un
signifiant, le son de la clochette. On peut donc supposer un monde
humain tout entier organisé autour d’une coalescence de chacun des
besoins qui ont à se satisfaire, avec un certain nombre de signes
prédéterminés. Si ces signes sont valables pour tous, cela doit faire une
société fonctionnant de façon idéale. Chaque émission pulsionnelle à la
mesure des besoins sera associée à un son de cloche diversement varié,
qui fonctionnera de telle façon que celui qui l’entend satisfera aussitôt
audit besoin. Nous arrivons ainsi à la société idéale. Ce que je dépeins,
c’est ce qui est rêvé depuis toujours par les utopistes, à savoir une
société fonctionnant parfaitement, et aboutissant à la satisfaction de
chacun selon ses besoins. On ajoute, à vrai dire, que tous y participent
selon leur mérite, et c’est là que commence le problème » (Séminaire V,
Les Formations de l’inconscient, 1957-58, Seuil, 1998, p. 46-461).
15- « Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir.
Cette visée va vers une image qui détient je ne sais quel mystère
jusqu’ici inarticulable, puisqu’il fait ciller les yeux au moment qu’on la
regardait. Cette image est pourtant au centre de la tragédie, puisque
c’est celle, fascinante, d’Antigone elle-même […] … c’est elle qui nous
fascine dans son éclat insupportable dans ce qu’elle a qui nous retient à
la fois et nous interdit, au sens où cela nous intimide, dans ce qu’elle a
de déroutant – cette victime si terriblement volontaire » (Séminaire VII,
L’Ethique de la psychanalyse, 1959-60, Seuil, 1986, p. 290).
19- Séminaire I, 1953-54, Seuil, 1975, p. 201 (12 mais 1954), p. 267 (126
juin 1954) et p. 316 (7 juillet 1954).
20- Séminaire VI, 1958-59, La Martinière, 2013, p. 172. Lacan fait ici
allusion au récit d’Hérodote, Histoires ou Enquête, livre VII, § 35.
22- Par exemple, Séminaire VII, 1959-60, Seuil, 1986, p. 142, 150, 161,
etc.
31- Ce lieu n’en est pas un puisqu’il n’est ni ici ni là, il est en dehors de
l’espace, il est « hors-là », ou Horla selon une nouvelle de Maupassant
qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de Lacan : « L’image spéculaire
devient l’image étrange et envahissante du double. C’est ce qui se passe
peu à peu à la fin de la vie de Maupassant, quand il commence par ne
plus se voir dans le miroir, ou qu’il aperçoit dans une pièce quelque
chose, un fantôme qui lui tourne le dos, et dont il sait immédiatement qu’il
n’est pas sans avoir un certain rapport avec lui, et quand le fantôme se
retourne, il voit que c’est lui » (Séminaire X, L’Angoisse, 9 janvier 1963,
Seuil, 2004, p. 116).
32- Otto Rank, Don Juan und der Doppellänger (Don Juan et le Double)
[1914] ; trad. française chez Denoël, 1932 ; Payot, 1973 et 1993 ; Payot
Rivages, 2001. On comprend Lacan : il s’agit d’une compilation de
textes, sans effort véritable de théorisation.
43- « Ne souriez pas de ce maniage, car la langue l’a fait avant moi. Si
vous notez l’étymologie du mot danger, vous verrez que c’est exactement
la même équivoque qui le fonde en français – le danger est à l’origine
domniarium, domination. Le mot dame est tout doucement venu
contaminer tout cela. En effet, lorsque nous sommes au pouvoir d’un
autre, nous sommes en grand péril » (23 décembre 1959, p. 102
52- Le Séminaire IX, dont le thème est l’Identification, n’a pas été publié.
Il est toutefois accessible sur la Toile, par exemple sur le site Gaogoa :
http://gaogoa.free.fr/ . On trouvera le passage ici cité dans la séance du 4
avril 1962.
63- Par exemple, Séminaires II, 245, 250, 267-72 ; III, 276-77, 283 ; VII,
351-53, 377… etc.
65- Séminaire III, Les Psychoses, 16 mai 1956, Seuil, 1981, p. 277 ;
mention est faite du même mot d’esprit, dans le Séminaire de l’année
précédente, lors de la séance du 19 mai 1955 (Seuil, 1978, p. 272).
67- Le conte de Poe fut publié pour la première fois dans l’American
Review en décembre 1845 ; la traduction française de Baudelaire – sans
doute le texte lu par Lacan – parut pour la première fois en septembre
1854. Voir Edgar, Poe, Contes, Essais, Poèmes, Robert
Laffont, « Bouquins », 1989, p. 887-894 ; et pour la traduction de
Baudelaire : Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 200-210. Cette nouvelle de Poe
est également citée dans les Ecrits (tome I, Seuil, 1999, p. 484), Lacan
reconnaissant en ce cadavre bafouillant l’image de ce qu’est devenue à
ses yeux l’Association Internationale de Psychanalyse.
68- La formule est citée par Lacan dans le Séminaire VII, L’Ethique de la
psychanalyse, 13 janvier 1960, Seuil, 1986, p. 111.
69- Dans Le Monde comme volonté et comme représentation,
Schopenhauer aime à revenir sur cette formule qu’il fait sienne : on la
trouvera dans la traduction de Burdeau, PUF, 1978, aux p. 283, 447, 471
et 1367-1368.
73- Bossuet, « Sermon sur la Mort »(1662), dans Sermon sur la Mort et
autres sermons, Garnier-Flammarion, 1970, p. 136