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Erich Auerbach Le Culte des passions Essais sur le XVil* siécle frangais Introduction et traduction par Diane Meur ‘SBO-FFLCH-USP IMU wm 260489 MACULA Le Financier, gravute de Nicolas Bonnard, 1678 114 La COUR ET LA VILLE Dans les sources contemporaines on trouve, & cété de termes trés généraux ~ lecteurs,spectateurs, auditeurs, assemblde — deux nouvelles désignations de la couche sociale & laquelle sadressent cen particulier les ceuvteslittéraires et dramatiques: d'une part le public, Cautre part la cour et la ville. Le public, employé substantivement, signifie sans doute & Vorigine le bien public, Etat. C'est ainsi que Corneille 'emploie dans Horace (vers 443: qu'on aime) et dans Edipe (vers 730: «Vivee pour le public comme je meurs pour lui»); cest également dans ce sens que Putilisent Retz, La Fontaine («© vous dont le public emporte tous les soins, magistrats, princes et ministre (...]», Fables, XII, 28) et LaBruyére, chez qui 'ancienne et la nouvelle acception du terme sont souvent difficiles & déméler'. D'aprés le Literé, on Mais vouloir au public immoler ce *sLa Cour et la Ville», in: Vier Untersuchungen sur Geschichte der fancis- chen Bildung, Berne, Prancke, 1951. Une premie version de cet essai avait été ppublige en 1933 sous le titre: «Das franatssche Publikum des 17. Jahrhun- eres» (Le public frangais du xv sidcles), Munchener romanistiche Arbeiten (Munich), 11. Les varianes,ajous et suppressions de la seconde version étant Signifcaif (voir supra la Preface, pp. 28-29), nous avons cru bon de les indi quer, Une barze oblique signale ce qui relive exclusivement de Pétion de 1933, deux bares les ajouts de édition postéicure. Tous ls termes frangais en itlique sont en frangais dans original 1. Je rends au public ce quil na préeé [..]» (Introduction aux Caraetére) — ct Il se trouve des maux dont chaque particulier gémitet qui deviennent néan- ‘moins un bien public, quoigue le public ne soit aute chose que tous les parti caliers.» («Du sowverain et de la républiques, chap, 7) 15 La cour ev LA VILLE pourraie croire que le nouveau sens, celui de « public» moderne, ne sest développé que dans la seconde moitié du sitcle; les premigres occurrences qu'il mentionne sont des passages de lereres de madame de Sévigné, et datent de 1668 ; mais ce serait tune erreur, //Dés le xv1" sitcle, on en trouve des occurrences isolées';// Racan le préte & Malherbe, et il apparait chez ‘Théophile’ il eve acception spécifique de « public de théatre» en 1629, dans la Requéte des Comédiens de la Troupe Royale’ «[..-Idepuis qu'il auroit pla au feu Roy, que Dieu absolve, et & vous, Sire, les retenir pour leur représenter, et au Public, la Comedie [...]» 5 cet exemple est, & ma connaissance, le plus pré- coce. Ici, le sens pourrait encore étre & la rigueur celui de «col- lectivité»; mais le doute n'est plus possible dans lEpitre liminaire de La Suivante de Corneille (1634): «Je traite toujours ‘mon sujet le moins mal quil mest possible, et aprés avoir corrigé ce quon my fait connoitre dinexcusable, je Vabandonne au public.» Ici aussi, il faut entendre «4 la collectivité», mais il agit, plus nettement encore que dans le premier exemple, d'une collectivité familitre des théatres, d'un public au sens moderne, dgja constitué et réceptif. En concurrence avec la signification d’« Etat» ou de «collecti- vité au sens politique, issue de res publica, le mot a donc pro- 1, WMeari ESTIENNE, Apologie pour Hérodote (1566), réirmprimé 3 Paris en 1879, 1, p. 35: ele public /entends a communauté des amateurs des lettres)». auteur éprouve donc le besoin expliquer cette acception du mot. Moncaigne, ddans le méme sens, utilise aussi le mot peuple (Euaisltl, 2, début). Cf aussi Larivey, Capes Lintilha, Hittire générale du cétore francais, I, 35211 2, Leure & Barac. 3, Diapres PaReAci, Hire du shetoe rangois (Paris, Le Mercier, 1745-1749, 15 vol, vol. Il, p. 266. 4, D'autres exemples précoces apparaissent chez Scudéry, cité par PAREACT, TV, 442 (1629), chez Corneille, dans la dédicace de Médée’ Monsicur PT.NG. (1639), ec dans la polémique du Cid. 116 La cour e9 1a vite gressivement développé celle de «collectivité au sens des publi- cistes», Il ne faudrait certes pas en conclure hitivement qui Sagissait alors d'une portion déterminée, sociologiquement defi- nie, de a collectivité ~ au sens oii nous comprenons le « public», cultivé et économiquement privilégié, bref, bourgeois. Utilise seul, le mot slexprime encore rien de tel; on pourrait rout au plus relever que son utilisation annonce 'abandon du mot peuple dans cette acception. Mais peuple désigne encore fréquemment les spectateurs ordinaires. En soi, donc, le mot public n'a encore guére de dimension sociologiques au xvti* sitcle, il réclame encore lui-méme une interprétation et une analyse’ Lexpression La cour et la ville, & cet égard, en dit beaucoup plus Jong. Autant que j'ai pu le constater, elle n'apparatt qu’au Xvi sigcles les premiers exemples que jai trouvés datent des années cinquante*: Boisrobert (dans Parfaict, VIL, 313) parle en 1651 de «toute la ville et toute la cour», Scarron, en 1654, de «la cour et Ja ville» (Parfait, VIII, 104) en concurrence, on trouve pourtant autres locutions comme Je peuple et la cour, le courtisan et le bourgeois, Paris et la cour. Pew & peu, les termes peuple et bourgeois deviennent plus rares dans ce contexte, expression la cour er la ville maintient seule ses droits; chez Boileau et La Bruyére, par exemple, elle apparait comme une expression consacrée désignant généralement la colletivté litéraire et sociale, Le sens de le cour, dans cette expression, est relativement facile a cerner; il s'agit de entourage du roi. Il ne serait pas tout & fait 1. Dans le courant du stele, e public deviene parfois synonyme du second terme de la location lt cour et lt ville Cf. notamment MOUERE, Le Malade ‘imaginairy, 11,6, ok erurvent appends le grands et Ie publi; oy BANLLET, _Jugemens des savans(1685), IV, p. 385: «[Britannicu| est maintenant de coures ses pies celle que la Cour et le Public evoient le plus volontes. 1 2. {Comme me V's appris la recension de F Schalk, elle figute dé dans les ‘Mémoires de Sully (ef. Volkstum wnd Kultur der Romanen, VIL 1). 7

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