ALDO BRANCACCI
LES MOTS ET LES CHOSES: LA PHILOSOPHIE
DU LANGAGE CHEZ DEMOCRITE
EXTRAIT
CAHIERS DE PHILOSOPHIE ANCIENNE No 5
CAHIERS DU GROUPE DE RECHERCHES
SUR LA PHILOSOPHIE ET LE LANGAGE Ne 6 ET No7
EDITIONS OUSIA UNIVERSITE DES SCIENCES
BRUXELLES SOCIALES DE GRENOBLELES MOTS ET LES CHOSES
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE CHEZ DEMOCRITE
1, Lrintérét historique et théorétique de Ia philosophie de
Démocrite est lié, dans une large mesure, & la position li-
minaire que cette pensée occupe, telle une ligne de partage
des eaux, dans horizon de la philosophie du Ve siécle. Oc
cupé & un travail de confron:ation polémique avec la phi
losophie parménidienne et, plus généralement, avec les pré-
misses logico-ontologiques de la métaphysique éléatique,
Démocrite n’est pas étranger au débat philosophique de
Page de la sophistique, dont il se soucie de saisir les éléments
de contradiction et d’ambigiité. En ce sens, Yon peut dire
que le caractére exemplaire de ’atomisme se manifeste si l'on
porte & la lumiére la question, explicite ou implicite, qui en
dirige le projet philosophique tout entier: élaborer une théorie
de la réalité délivrée du présupposé ontologique et ouverte &
Ja constitution d’un savoir critique, o2 point de vue subjectif
et donnée objective visent A une synthése cohérente.
La réflexion de Démocrite sir le langage s'insére elle aussi
dans ce cadre théorique. L’on peut craindre, cependant,
que Vinterprétation aujourd'hui courante ne permette guére
de Papprécier. En effet, selon cette interprétation, Démo-
crite aurait été, dans la perspective d’une nomoi-théorie so-
phistique, le tenant d’un conventionnalisme linguistique ra-
dical — un conventionnalisme lié Vintuition de la génése
historique des systémes linguistiques et & Pidée d’un rapport
purement arbitraire entre mot et chose, Une considération
1. Cette interpretation se retrouve,par exemple, chez W.K.C. Guruaie,
A History of Greek Philosophy, Vol. 2, Cambridge University Press, 1965,
p- 475 et sq. et chez J. BanNes, The Presoeratc Philosophers, Vol. 2, Empe-
ocles to Democritus, London, 1979, pp. 164-69.10 Aldo BRANCACCI
ordre méthodologique ct une donnée philologique suffisent
& montrer V’illégitimité de cet:e interprétation. Celle-ci s'ap-
puic sur un témoignage tardif de Proclus, dont on accepte
sans réserve le contenu, méme 1a oi il est manifestement
non-démocritéen; elle néglige le témoignage d’Olympio-
dore, dont Vimportance est égale & celui de Proclus, et se
sert de textes hétérogtnes de Diodore de Sicile, de Vitruve
et de Tzetzés, qu’aucune donnée objective ne permet d’attri-
buer & Démocrite, Dans cette perspective, Vanalyse des frag-
ments authentiquement démocritéens n’est qu’effleurée: au
contraire, on n’hésite pas a attribuer & Démocrite des doc-
trines sur le langage qui remonteraient plutt & Hécatée
d’Abdire et & la tradition démocritéenne du IV® siécle’.
‘Mais, ce qui est plus grave, Villegitimité de cette méthode
staccompagne dune série de négligences d'ordre théorique.
L’on commence par interpréter le conventionnalisme dé-
mocritéen & la lumiére du sens que ce concept revét dans le
débat sophistique; ensuite, on cherche dans le Gratyle pla-
tonicien Pimprobables allusions 2 Démocrite, afin d’appa-
renter la position de celui-ci avec celle que soutient Hermo-
gene & propos de lévondter; enfin, on conclut que ce
conventionnalisme est “entirely in keeping with the secular
and materialistic outlook”? du philosophe d’Abdere. Par la,
non seulement on s’expose & un cercle vicieux, mais l'on se
méprend sur la signification du matérialisme démocritéen,
qui, correctement entendu, n’impliquerait pas la nomoi-
théorie qu’on prétend attribuer & PAbdérite, Dans cette
perspective, 'intention antiparménidienne de la philoso-
phie du langage de Démocrite n'est pas saisie; en méme temps,
2, Comme le fait K, Reiwnanor, Hekataias von Abdera und Demokrit,
“Hermes”, XLVIT (1912) pp. 492-513, suivi, avec trop de confiance,
par la plupart des interprétes.
3. W. K. C, Gorrie, op. cit. pp. 473-74