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QUE s'AIS-JE?

Le totalitarisme
CLAUDE POLIN
Prof-ur • l'Univeralt6 de Paris-Sorbonne

Troi:riérml 4dition mi:rt1 ; jour

17° mille


DU MtME AUTEUR

L'esprit totalitaire, Paris, Sirey, 1977.


Les illusions de l'Occidellt, Paris, Albin Michel, 1980.
Le tib,ralisme, espoir ou péril, Paris, La Table ronde, 1984.
Les illusions républicaines, éd. PSR, 1993.

ISBN 2 13 046575 1
1)épôtlégaÎ - -1 � édition l- 1982
l' édition m;,é à jo"ff : 1�, juillet
©- � Univenipii� <k France, 1982
'()8, boulevard �t,;Qe�. 75006 Paris
AVERTISSEMENT

Traiter du totalitarisme n'est pas traiter de tous


les régimes qui, dans l'opinion publique, passent pour
totalitaires. Sur chacun de ces régimes, il existe une
vaste littérature, à laquelle il convient de renvoyer le
lecteur. Mais elle est pour l'essentiel historique. Ce qui
suit n'entend ni se substituer à elle, ni en constituer
un résumé, mais concerne exclusivement le concept
de totalitarisme, dans sa genèse, dans les différentes
acceptions qu'il a reçues, et finalement dans la confron­
tation de ces acceptions aux faits historiques. Ceux-ci
ne seront donc évoqués que dans l'exacte .mesure où
ils permettront de suggérer celle qui doit en être
retenue. En un mot, ce qui suit décrit l'histoire et les
aventures d'un concept au pays de la réalité. Les
voyages formant les concepts aussi bien que la jeu­
nesse, il faut comprendre que celui qui fait le sujet
de cette étude n'aura pas nécessairement à son terme
la signification qu'il reçoit à son début.

3
CHAPITRE PREMIER

LE MOT

Naissance do mot
Le mot de totalitarisme est à la fois conn11 et
ignoré. Chacun l'a entendu prononcer, mais l'Ency­
clopaedia Britannica ne le mentionne même pas, et
l'Encyclopédie Larousse y consacre deux lignes. Tous
s'accordent à dénoncer les régimes totalitaires, mais
nul ne sait au juste ce qu'il faut entendre par là,
sauf que ce sont de mauvais régimes.
C'est, semble-t-il, Benito Mussolini qui a forgé le
terme. L'Italie de 1919, dont l'unité politique était
trop récente pour n'être pas incertaine, offrait un ter­
rain propice à la germination de l'idée que ses fai­
blesses, tant 6conomiques que politiques, étaient dues
à ses divisions mêmes. Il ne fait pas de doute que
Mussolini ait été obsédé par l'idée d'unité : c'est la
signification première du choix qu'il fit du faisceau
des licteurs comme symbole de son régime. Dès le
début de sa carrière politique, il prend presque exclusi­
vement pour cible les obstacles de toute nature qui
retardent l'unité italienne : l'anarchie de l'après-guerre,
l'absence d'unité linguistique du pays, le caractère
centrifuge des intérêts économiques (« La nation
est composée de millions et de millions d'individus
dont les intérêts entrent en conflit, il n'y a pas de réalité

5
supérieure qui peut aplanir ces différences et réaliser
une union pour la vie et le progrès », 20 septem­
bre 1920). D'emblée, la première des tâches qu'il
s'assigne est de construire une nation, « non pas une
race, non pas une région dont l'identité soit purement
géographique, mais une communauté se perpétuant
dans l'histoire, une multitude unifiée par une idée, qui
est la volonté d'exister, la puissance, la conscience de
soi, la personnalité ».
Pour atteindre ce but il fallait pour Mussolini
œuvrer dans deux directions.
Il fallait d'abord, lui semblait-il, combattre l'égoîsme
et l'égocentrisme de l'individu : « Pour le fascisme,
écrivait-il dans ses Idées fondamentales, le monde n'est
pas ce monde matériel qui apparaît superficiellement,
et dans lequel l'homme est un individu séparé de tous
les autres, qui n'a d'autre fin que soi, qui est gouverné
par une loi naturelle, celle qui le pousse instinctivement
à vivre une vie d'égoîsme et des plaisirs momen­
tanés. » Tocqueville avait dénoncé dans l'individua­
lisme une des maladies caractéristiques des ré�
démocratiques. A sa manière, c'est ce que Mussolini
fait aussi : « l'homme fasciste est un individu qui est
à la fois nation et pays, c'est-à-dire qui trouve dans
l'accomplissement de son devoir une vie supérieure à
l'espace et au temps : une vie dans laquelle l'individu
en faisant totalement abnégation de soi se réalise au
plan spirituel qui est le plan auquel il trouve sa valeur
comme homme ». Il y avait du Sorel dans cette
volonté de transformer l'individu par l'exaltation
d'un idéal, et Mussolini en était d'ailleurs conscient :
« Nous avons créé un mythe, proclamait-il en oc­
tobre 1922.. Notre mythe est la nation, notte mythe
est la grandeur de la nation I Et à ce mythe, à cetto

6
grandeur auxquels nous voulons donner réalité com­
plète, nous subordonnons tout le reste.»
D'où le second axe des efforts du Duce : rendre
l'Etat fort. Car pour lui il n'y avait pas de nation
sans Etat, et plus la nation était donc faible, plus il
fallait que l'Etat fût fort (« Ce n'est pas la nation qui
engendre l'Etat... bien plutôt, c'est la nation qui est
créée par l'Etat et qui donne au peuple, conscient de
sa propre unité morale, une volonté et par conséquent
une existence réelle. Le droit de la nation à l'indépen­
danee ne dérive pas d'on ne sait quelle conscience
littéraire de sa propre existence... mais d'une conscience
active, c'est-à-dire d'une volonté politique en acte
disposée à faire état de son droit, ce qui veut dire
d'une sorte d'Etat qui se fait»).
En d'autres termes, aux yeux de Mussolini, la régé­
nération de l'Italie devait passer par la réaffirmation
d'une primauté du tout sur la partie, et plus spécifi­
quement d'une primauté de l'Etat sur l'individu, et
donc finalement par la revendication pour cet Etat
d'une souveraineté totale par rapport à l'individu : le
totalitarisme était né, le mot trouvant sa justification
dans le fait qu'il renvoie indifféremment à l'idée de
la supériorité absolue du tout (de la totalité) ou à l'ex­
tension de son pouvoir (qui doit pouvoir englober
la totalité des sphères d'action de l'individu). « Pour
le fascisme, écrivait Mussolini, tout est dans l'Etat et
rien d'humain ou de spirituel n'existe et encore moins
n'a de valeur en dehors de l'Etat. En ce sens le fascisme
est totalitaire, et l'Etat fasciste, la synthèse et l'unité
de toutes les valeurs, interprète, développe et donne
pouvoir à tous les aspects de la vie d'un peuple.»

7
Totalltarlsme et libéralisme

D'emblée, le mot avait donc encore une troisième


connotation - dont Mussolini ne faisait pas plus
mystère que des autres : l'anti-libéralisme. « Anti­
individualiste, le fascisme... est donc opposé au libé­
ralisme classique qui naquit de la nécessité de réagir
contre l'absolutisme, et a ainsi épuisé sa fonction
historique dès l'instant où l'Etat prit conscience de soi
et devint volonté populaire. Le libéralisme refusait que
l'Etat œuvrât pour autre chose que pour l'intérêt de
l'individu particulier; le fascisme réaffirme que l'Etat
est la vraie réalité de l'individu. »
La contradiction était donc totale entre totalita­
risme et libéralisme. Le libéralisme est une philo­
sophie qui veut ne consister qu'en la défense de la
liberté humaine. Or, pour le libéralisme, la reconnais­
sance de cette liberté se confond avec celle d'une
différence radicale de chaque individu à son voisin,
c'est-à-dire du droit particulier que chaque individu
a à être ce qu'il est et ce qu'il est seul à pouvoir être.
D'où deux conséquences corrélatives. D'abord il n'est
d'Etat légitime que limité, de puissance publique,
quelle qu'elle soit, que bornée tant dans ses fins que
dans ses moyens d'action : l'Etat libéral est un Etat
minimal. En conséquence, il n'est de société suppor­
table qu'une société où les centres de décision sont
multiples et variés, où les sphères d'action ouvertes à
l'individu sont nombreuses et hétérogènes, où les
valeurs qui peuvent orienter ses actes se font concur­
rence et où, en un mot, il y a tant des parties au plan
sociologique que des partis au plan politique. Rien
donc ne pouvait être plus étranger au libéralisme
qu'une société qui entendait cesser d'être divisée à

8
l'intérieur d'elle-même en fractions rivales et concur­
rentes, a fortiori en individus, pour constituer désor­
mais une entité animée d'une même âme, d'une même
volonté, d'une même foi, celles-là mêmes que l'Etat,
précisément totalitaire, lui conférait comme un Dé­
miurge souverain et inaccessible.
Or, le régime libéral se définissant soi-même comme
un régime où règne la liberté, que pouvait être pour lui
un régime qui était son contraire, sinon un régime où
elle ne règne pas, c'est-à-dire un despotisme ou une
tyrannie? Et même plus précisément encore, le libéral
assimilant respect de la liberté et respect de l'individu,
que pouvait être à ses ye� un régime totalitaire,
c'est-à-dire un régime qui entend explicitement exercer
un pouvoir total sur l'individu, sinon une forme
achevée de despotisme, une tyrannie totale? Ainsi,
sous le poids du libéralisme ambiant, les deux adjectifs
« totalitaire » et « despotique » ou « tyrannique »
sont-ils devenus tout bonnement synonymes : « Est
totalitaire, dit l'Encyclopédie Larousse, celui qui exige
sans admettre aucune forme légale d'opposition le
rassemblement en un bloc uni de tous les citoyens au
service d'un Etat autoritaire. » Le mot se galvaudant de
plus en plus, et le sens s'en affaiblissant dans la même
mesure, on en est même aujourd'hui parvenu au point
où il ne fait pas plus de difficulté de dire qu'une autorité
quelconque est totalitaire que de dire que le feu est
brOlant.
Il ne fait assurément nul doute qu'un régime tota­
litaire soit un régime d'oppression et d'arbitraire. On
peut cependant se demander si cette acception du tota­
litarisme ne simplifie pas les choses à l'excès dans la
mesure où elle ramène en fait sous un titre unique,
celui de despotisme, des formes do pouvoir dont rien
p
ne prouve qu'elles ne soient pas au fond très diffé­
rentes. Affirmer sans autre forme de procès qu'un
totalitarisme est un despotisme, mais plus violent que
tous ceux jusqu'ici connus, c'est commettre un paralo­
gisme élémentaire : de ce que tous les totalitarismes
sont despotiques, et que tous les despotismes le sont
aussi par définition, il ne suit pas que totalitarisme
soit synonyme de despotisme. Pour être courante,
l'erreur n'en doit pas moins être évitée. C'est elle qui
conduit à des raccourcis historiques dont le moins
qu'on puisse dire est qu'il faudrait, avant d'y souscrire,
les soumettre à caution. C'est ainsi qu'on peut lire,
sous la plume d'un historien américain décrivant la
Chine impériale : « l'ensemble de la combinaison
d'une politique de sécurité sociale, d'une surveillance
policière des individus, et d'un endoctrinement systé­
matique du peuple, constitue une anticipation .révéla­
trice des pratiques totalitaires modernes. A mes yeux,
elle démontre d'une manière concluante que les traits
essentiels du totalitarisme existaient déjà dans le
monde prémoderne. Mais, dans des sociétés agraires,
avant que la technologie moderne n'ait rendu les ins­
truments totalitaires beaucoup plus efficaces et n'ait
engendré une nouvelle forme de réceptivité à ces
tentations, le totalitarisme était condamné à demeurer
un embryon sans main » (B. Moore, Social Origins of
Dictatorship and Democracy).
Mais de ce que, dans un système totalitaire, l'Etat
est effectivement hypertrophié, s'ensuit-il qu'un sys­
tème totalitaire ne soit qu'une hypertrophie de l'Etat?
S'il est certain d'emblée qu'un régime totalitaire est
résolument anti-libéral, c'est-à-dire qu'il est résolu­
ment despotique, le philosophe autant que le socio­
logue n'en sont pas moins fondés à se demander s'il

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n'y a rien de plus dans le totalitarisme qu'un despo­
tisme anti-libéral, c'est-à-dire à se demander si le tota­
litarisme n'est pas un despotisme d'un genre nouveau.

Totalité totalitaire et totalité organique

Du fait de cette prégnance sur les esprits de la doc­


trine libérale, on a également pris l'habitude de dé­
noncer comme totalitaires la plupart des efforts ac­
complis dans les siècles passés et notamment dans
l'Antiquité ou dans le Moyen Age chrétien, pour
« organiser » le corps social en un ensemble har­
monieux. On se plaît couramment à dénoncer cet
« organicisme », pour la raison qu'il réduirait ses
membres, c'est-à-dire les hommes concrets consti­
tuant le corps social, à l'état de moyen au service
d'une fin, la survie, les intérêts ou les desseins du tout.
Le malentendu est considérable.
D'abord, jamais la tradition hellénique ou médié­
vale n'a utilisé pour décrire une société la référence à
un organisme vivant autrement que comme une ana­
logie, comme une image destinée à faire comprendre
les choses. Et cela précisément, en second lieu, parce
que cette même tradition affirmait l'existence d'une
différence essentielle entre un organisme social et un
organisme vivant, qui était en somme le fait que l'on
ignorait la fin spécifique d'un organisme vivant, et
par conséquent le genre de subordination des parties
ou tout qui pouvaient y régner. La fin spécifique d'un
organisme social semblait au contraire parfaitement
assignable : le bien des membres du corps social, qui,
parce que l'homme était conçu comme ayant une
nature, et une nature sociale, était par nature un bien
identique pour tous, et identique à la fois pour les

11
individus et pour la société. Ce qui d'ailleurs révèle
encore une troisième erreur sur le sujet tant du totali­
tarisme que de la tradition gréco-chrétienne. Cette
dernière n'a en effet jamais imaginé que la subordi­
nation existant dans le corps social entre les parties
et le tout ne rot pas entièrement réciproque, et que
le tout ne rot pas tout autant au service de ses membres
que l'inverse. C'est la tradition qui a toujours haute­
ment affirmé que la société était faite pour l'individu et
non l'individu pour la société; c'est au contraire la
doctrine totalitaire qui veut que le tout soit la fin
unique de tous les actes de l'individu. C'est saint
Thomas qui écrit : « Si un gouvernement est ordonné,
non au bien commun de la multitude, mais au bien
privé de celui qui gouverne, ce gouvernement sera
injuste et pervers... car les pasteurs doivent toujours
rechercher le bien du troupeau, et tout chefle bien de la
multitude qui lui est soumise» (De Regno). Tandis
que c'est la doctrine totalitaire qui veut que chacun
« se considère comme un soldat, lié à tout le reste de
l'armée, une molécule dont les sensations et les pul­
sations sont celles-là mêmes de l'organisme entier».
L'amalgame trop classique entre organicisme tradi­
tionnel et totalitarisme moderne est donc non seule­
ment erroné, mais vicieux, car en dénaturant l'une
et l'autre réalité, et donc en déformant le véritable
visage du totalitarisme, il en dissimule aussi le véri­
table danger. A nouveau, on voit donc que la vraie
question, dans l'étude du concept de totalitarisme,
n'est pas de le ramener à tout prix à une notion connue,
mais tout au contraire de savoir si un régime totali­
taire ne contient rien de plus ou d'autre que ce que
commande apparemment d'y voir l'acception cou­
rante du mot qui le ,désigne.
12
CHAPITRE Il

DU MOT AU CONCEPT
LES CONCEPTIONS USUELLES
DU TOTALITARISME

Comme on croit couramment que par totalitarisme


il faut entendre despotisme total, on s'accorde généra­
lement de nos jours à l'identifier par les six traits sui­
vants, qui, au fond, correspondent à l'énumération des
champs d'application possibles de ce despotisme à
l'intérieur d'une société : une idéologie, un parti
unique à la tête duquel se trouve, idéal typiquement,
un seul homme, une police recourant à la terreur,
un monopole des moyens de communication de masse,
un monopole de la force armée, et une économie
centralisée.
Mais autre chose est de s'accorder sur cette descrip­
tion des régimes totalitaires, autre chose - qui est
pourtant la chose essentielle - de comprendre com­
ment et pourquoi ces régimes sont nés, c'est-à-dire de
�omprendre comment ces d.HFérents caractères s'orga­
nisent les uns par rapport aux autres, pourquoi ils
s'appellent les uns les autres, quels sont éventuelle­
ment parmi eux les caractères dominants, ou si l'on
préfère le principe génétique de tous les autres. Et
sur ce point les interprétations se veulent différentes,
les unes mettant l'accent sur la dimension proprement

13
politique du phénomène, les autres sur la dimension
économique, les dernières enfin sur la dimension
idéologique : nous allons voir qu'elles ne sont point
si différentes en réalité qu'elles croient l'être.

I. - A l'origine :
l'interprétation politique

Le xvm• siècle popularisa le sentiment que c'est


d'abord l'homme qui fait le malheur de l'homme. Le
mythe du bon sauvage, qui eut le succès que l'on sait,
fut d'abord le mythe d'un homme se suffisant entiè­
rement à soi-même, ou, selon les termes de Rousseau,
d'un homme qui est un tout parfait et solitaire. De
ce mythe de l'âge d'or procéda donc tout naturellement
la conviction, répétée à satiété, du caractère fondamen­
talement mauvais de tout pouvoir de l'homme sur
l'homme, c'est-à-dire de tout pouvoir politique. Com­
ment, en effet, le pouvoir n'eOt-il pas été un mal dès
l'instant que l'homme à l'état de nature était un
ànimal heureux de ne vivre qu'avec soi et ne se recon­
naissant par conséquent instinctivement d'autre maître
que soi? Et ainsi, une fois entré en société, ce que ce
bon sauvage devait être porté à haîr par-dessus tout,
c'était le risque de devenir l'esclave d'un autre. Aus­
sitôt que ron affirme que « dans l'état de nature tout
homme a un droit naturel à tout ce à quoi ses forces
lui permettent de prétendre », on affirme que nul 9'a
par nature d'autorité et que tout pouvoir est par consé�
quent soit au pire le fait d'une contrainte et d'une
violence, soit, au mieux, un mal nécessaire dont on
accepte les inconvénients parce qu'il peut comporter
certains avantages, comme la protection à l'égard des
méchants. Tout homme puissant est nécessairement

14
mauvais, dit en somme la philosophie des Lumières.
Elle croyait retrouver Platon; en fait elle disait tout
autre chose. Car pour Platon ce n'était pas le pou­
voir qui était en soi mauvais, mais l'homme, ou plutôt
ce qu'il y avait de mauvais ou de passionnel en
l'homme, à qui le pouvoir donnait l'occasion de se
déployer. Tout autre est la philosophie moderne du
pouvoir, pour qui celui-ci est intrinsèquement corrup­
teur : le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu cor­
rompt absolument, parce que le pouvoir c'est la
supériorité donnée sur ses semblables à un homme,
c'est-à-dire "d'emblée la rupture de l'équilibre égali­
taire qui est seul propre à assurer à chacun sa liberté.
Le simple fait qu'un homme ait le pouvoir sur un autre
est en soi mauvais.
Telle est l'origine de la difficulté particulière que le
monde moderne éprouve à juger des despotismes aux­
quels il devait donner naissance. Car dès l'instant que
le pouvoir est si mauvais qu'il rend nécessairement
l'homme mauvais, il suffisait de se donner, comme
aurait dit Benjamin Constant, l'usurpation de ce
pouvoir par quelques-uns, et a fortiori par un seul
pour se donner une explication apparemment satis­
faisante de toutes les tyrannies, et spécialement de la
tyrannie totalitaire. C'est ce que fit Montesquieu,
que l'on ne cessa ensuite de répéter, sous des formules
superficiellement variées.
Supposons, disent en somme nos contemporains,
qu'un homme, ou que quelques-uns, aient su mono­
poliser, par la force ou par la ruse et en suivant les
règles démocratiques, la puissance politique. Il est
nécessaire, il est inévitable, puisque leur domination,
quoi qu'ils fassent, ne peut jamais être vécue comme
un bien par leurs concitoyens, qu'ils cherchent à
1S
l'assurer en faisant régner la crainte. Or tel est le cercle
vicieux du pouvoir : plus la crainte règne, et plus il
est nécessaire de la faire régner; plus le tyran a de
pouvoir, plus il sait comme. ce pouvoir est hal, et plus
il est donc amené à se faire craindre, en quelque sorte
préventivement. Et ainsi le pouvoir est conduit à
monter aux extrêmes à la fois du pouvoir et de la
crainte à inspirer. « Dans les Etats despotiques, dit
Montesquieu, la nature du gouvernement demande
une obéissance extrême, tandis qu'un gouvernement
modéré peut, tant qu'il veut, et sans péril, relâcher ses
ressorts... Il n'y a point de tempérament, d'accommo­
dement, de pourparler, de remontrance... l'homme est
une créature qui obéit à une créature qui veut ».
Tel est ce despotisme que Montesquieu appelait
oriental.
D semble à ce compte qu'il n'y ait rien de particuliè­
rement mystérieux dans un despotisme totalitaire. Sous
cette lumim-e, le totalitarisme n'est au contraire que le
terme logique de tout despotisme : quoi de plus naturel
à un tyran que de vouloir anéantir toute espèce de
résistance à soi, quelque forme qu'elle prenne, de
vouloir contrôler tous les actes, toutes les pensées de
tous, et de vouloir en un mot que son pouvoir soit
total? Ajoutez à cette dynamique politique la techno­
logie moderne et singulièrement les techniques de
co�munication de masse, qui procurent au tyran
éventuel des moyens d'action et des possibilités de
contrôle dont ne pouvaient évidemment rever ses
prédécesseurs, et vous semblez obtenir avec assez de
facilité le totalitarisme tel qu'il est usuellement décrit.
Les ambitions d'un despote du passé étaient néces-

(1) Totalltarlan dlctator.vhip and autocracy, NY, 1966.

16
sairement bornée$ dans Jes faits par l'incapacité où il
était d'être partout à la fois : le despote aujourd'hui
peut avoir, commeArgus, un œil partout à la fois, et être
informé dans l'instant de tout. « Notre thêse dans cc
travail, écrit Carl Friedrich (1 ), est que la dictature
totalitaire est une innovation historique »; mais « cc
qui en constitue la différence spécifique, l'innovation;
c'est l'organisation et les méthodes développées et
employées grâce à l'aide des instruments fournis par la
technique moderne ». En somme, le totalitarisme, c'est
le despotisme plus l'électricité.
Il reste évidemment à expliquer l'amour des totalitarismes
pour l'idéologie. Mais qui ne voit le secours que peut apporter
aux entreprises du tyran l'existence d'un système g6na'al de re­
présentation du présent, du passé, et du futur, qui en somme
léiitime le droit qu'il s'arroge de définir au nom de tous quel est
l'intéret de tous, quelles fins la société doit se donner, quel
objectif immédiat doit être proposé aux efforts de cbac:un? Et
tels sont bien, dans la perspective ouverte par le xvm• siècle,
à la fois la fonction et le sens que l'on donne à ces idéologies
dont les r6gimes totalitaires se montrent si ouvertement friands.
Les idéologies totalitaires contribuent en somme à la perfection
du despotisme d'un seul ou de quelques-uns ; elles lui permettent
de mettre les esprits mêmes en esclavage, et de tarir toute moite
à sa source vive, en ôtant jusqu'à son intention même : elles sont
des instruments de gouvernement, et l'originalité des despotes du
xx• siècle est alors d'avoir compris que le plus sOr moyen d'éta­
blir leur pouvoir était de façonner le vouioir marne des hommes
à leur convenance ou, si l'on veut, d'avoir perçu que le despo­
tisme s'achève dans l'unanimité.
Le reste couie de source. Comment s'6tonner que les tyrans
totalitaires veuillent contrôler l'économie, par le moYCQ d'une
planification centrale et autoritaire, quand on sait qu'ils pous­
sent leur ambition de domination au point de vouloir fabriquer
un nouvel homme? Et comment s'étonner encore que la con­
trainte policière et son expression suprême, la terreur, soient si
habituelles dans les pays totalitaires, non seulement quand il
s'agit de briser toute résistance, mais encore de briser toute
résistance à venir, et même finalement l'homme tout court?

17
Quant à la monopolisation des moyens de communication de
masse, et à celle, pour parler comme Max Weber, de la vio­
lence, elles ont des raisons évidentes.
L'explication n'a pourtant pas été du goût de tout
le monde.

II. - L'explication
par l'étatisation de l'économie
D'autres ont en effet cru trouver dans la planifica­
tion économique le principe du totalitarisme. L'idée
n'est pas récente, elle s'enracine d'ailleurs au plus
profond de la tradition libérale. Peut-être E. Halévy
lui a-t-il donné sa première forme moderne en voyant
dans le fascisme ou le communisme une économie de
guerre; dans son pamphlet intitulé Road to Serfdom (2),
Friedrich von Hayek lui a donné un tour très élaboré
et paradigmatique; pour lui, toute entreprise de plani­
fication équivaut nécessairement à l'instauration d'un
pouvoir total.
La démonstration comprend, semble-t-il, deux mo­
ments principa'Wf. Il est d'abord montré que toute
planification ne peu't être que tyrannique, ou anti­
démocratique. Ou plutôt tout planisme, terme que
von Hayek substitue à celui de planification pour
signifier qu'il ne condamne pas, bien au contraire,
l'effort de rationalisation de l'activité sociale, mais le
fait que les pianistes, non contents de « tracer le cadre
le plus rationnel à l'intérieur duquel les individus se
livreraient à leurs activités conformément à leurs plans
personnels », souhaitent « la direction centralisée de
toute l'activité économique conformément à un plan

(2) Paris, 1946�

18
unique, exposant comment les ressources de la société
doivent être dirigées pour atteindre de manière déter­
minée un but déterminé ». Or, « de par l'essence même
du problème économique, l'établissement d'un plan
économique implique le choix entre des fins concur­
rentes ou antagonistes, les besoins différents de diffë­
rentes gens... Dans le domaine économique les intérêts
à concilier sont si divergents qu'il n'y a guère de
chance de se mettre vraiment d'accord à leur sujet
dans une assemblée démocratique ». De la sorte, toute
décision planificatrice est nécessairement arbitraire au
regard d'une proportion quelconque de la population
concernée par elle.
Pire encore - second moment de l'argumentation-,
les planificateurs qui prennent ces décisions ne dispo­
sent pas seulement d'un pouvoir tyrannique, mais
d'un pouvoir tyrannique et total. Car « le contrôle
économique n'est pas seulement un secteur isolé de
la vie humaine, mais le contrôle des moyens suscep­
tibles de servir à toutes les fins possibles. Quiconque a
le contrôle exclusif de ces moyens est à même de
décider quels sont les résultats qu'on doit rechercher,
d'établir une hiérarchie de valeurs, en un mot, c'est lui
qui déterminera quelles croyances et quelles ambi­
tions sont admissibles. ... Le planisme économique
implique la réglementation presque totale de toute
notre vie ». Planisme et totalitarisme sont alors des
notions synonymes.
L'argument, qui avait connu son heure de gloire,
semble revenir à la mode, en partie grâce au recours
en force du libéralisme économique outre-Atlantique.
Il n'est pourtant pas aussi clair qu'il y paraît à pre­
mière lecture.
Le nerf de la démonstration est en effet le principe

19
de l'irréductibilit6 les unes aux autres des fins que les
individus peuvent s'assigner. C'est de la singularité
absolue de chacune que suit le caractm-e nécessairement
tyrannique d'une planification qui, au contraire, les
uniformise par définition. Et c'est de cette singularité
absolue que suit aussi le caractère totalitaire de cette
tyrannie : car de ce que je suis seul auteur des finalités
que je poursuis, il résulte qu'il y a entre elles et moi
une relation d'identité; elles n'ont de sens que par
moi, c'est donc ce que j'ai de plus personnel qui
s'exprime en elles.
Or d'où peut venir l'absolue singularité de ces fins?
Pourquoi tous les hommes n'auraient-ils pas une
nature, d'où suivraient certaines fins, communes et
identiques pour tous? Il y a pourtant un domaine
dans lequel on peut être s0r que les hommes diffèrent
fondamentalement et toujours, dans lequel on peut 61:re
sOr que leurs alliances ne sont que temporaires et de
convenance momentanée, et c'est celle de leurs intérêts
économiques. Dans l'argument de Hayek, il faut donc
souligner avant tout cette phrase : « Dans le domaine
économique les intérêts à concilier sont si divergents
qu'il n'y a gum-e de chance de se mettre vraiment
d'accord à leur sujet. »
Dès lors, le totalitarisme prend la vraie figure qu'il a
en fait aux yeux de Hayek, mais qui est un peu mas­
quée dans la présentation abstraite qu'il en donne :
la planification constitue une tyrannie non pas parce
que la rationalité de l'action économique individuelle
se heurterait à la rationalité supérieure d'une organi­
sation d'ensemble, mais parce que cette rationalité
supérieure n'existe pas, ne peut pas exister (la seule
rationalité réelle résulte de l'équilibre des actions indi­
viduelles) et par conséquent ne peut consister que dans

20
une rationalité particulière, imposée à tous par un
homme ou par un groupe dont elle sert les intérêts
propres, et fallacieusement présentée comme relevant
de l'intérêt général. Si l'activité économique reflète
l'égoJsme, plus ou moins intelligent, de chacun, toute
uniformisation de la vie économique doit refléter
l'égolsme, plus ou moins intelligent, de quelques-unes
ou de quelques-uns. La planification est. une forme
de l'exploitation de l'homme par l'homme. Le totali­
tarisme est un produit de l'avidité humaine.
Mais, s'agissant du totalitarisme, l'explication de­
vient soudain assez peu convaincante. Même en ad­
mettant que l'avidité puisse conduire à la volonté de
puissance, on retrouve toujours la même question :
l'avidité conduit-elle naturellement à souhaiter un
contrôle total sur ceux qui en font les frais, l'accapa­
rement de la richesse d'autrui induit-elle la volonté
d'accaparer aussi son esprit? Le règne d'une classe
peut être injuste, le règne des riches peut être inique,
pourquoi serait-il total? Si je me propose simplement
de me livrer aux mathématiques ou à la philosophie,
je peux vivre dans une grande frugalité et, en ce cas,
il n'est de pouvoir qui puisse m'atteindre totalement
que celui qui m'ôtera radicalement l'accès à toute es�
de biens économiques, c'est-à-dire tous moyens de
surviVI:C, Mais cela signifie seulement qu'on veut alors
m'empêcher de philosopher, ce qui n'a rien à voir
avec un simple contrôle de l'activité économique.
Pourquoi vouloir dominer mes pensées, pourquoi
vouloir m'empêcher de philosopher? Il est significatif
qu'en voulant répondre à cette question, Hayek cesse
. alors tout soudain d'invoquer la volonté planificatrice
comme le ressort du développement d'un pouvoir total:
« Ces contraintes aberrantes, écrit-il, dérivent du désir
21
de voir diriger chaque chose par une conception
d'ensemble du tout »; « tandis que les grands indivi­
dualistes de la philosophie sociale considéraient tou­
jours le pouvoir comme le mal par excellence, le
collectiviste pur le prend comme but principal... le
désir d'organiser la vie sociale selon un plan unifié...
naît du désir du pouvoir ». On le voit, l'économique
a cessé d'être un facteur explicatif du totalitarisme.

III. - L'explication par l'idéologie


Dans un effort de même nature pour échapper à
l'explication purement politique du phénomène tota­
litaire, certains de ces observateurs ont fait passer
au premier plan de leur explication le facteur idéolo­
gique, les régimes totalitaires devenant alors essen­
tiellement des régimes idéocratiques. Nul doute que ce
ne soit là un caractère éminent de ces régimes. Reste
à savoir ce que ce type d'interprétation a su ajouter
au précédent : on en jugera sur les trois exemples
suivants.
1. Hermann Rauscbning ou la révolution du nihl­
Usme (3). - Un peu avant la seconde guerre mondiale,
un ancien membre du parti national-socialiste mettait
en garde contre le totalitarisme nazi dans un livre
devenu célèbre. La montée du nazisme résultait selon
lui de l'anti-libéralisme de deux catégories sociales,
qui s'unirent sur ce mot d'ordre, bien que son sens ne
f'Ot pas identique d'un groupe à l'autre : comme il
arrive d'ordinaire, ce fut la notion la plus extrême
qui l'emporta. En P.ffet ce n'était pas aux élites conser-

(3) Paris, trad. françaile, 1940.

22
vatrices antilibérales que le nazisme pouvait offrir
une doctrine et une raison d'être, mais à des masses
pour qui l'anti-libéralisme prenait le sens d'une re­
vanche et d'une autojustification. Le nationalisme est
un avatar de la révolte des masses, « il ne triomphe
pas du soulèvement des masses, il l'accomplit ». Or
ces masses savaient-elles ée qu'elles voulaient? Certes,
répond Rauschning, mais ce qu'elles voulaient n'étaient
pas construire un ordre nouveau, dont elles étaient
incapables d'avoir l'idée, mais ruiner de fond en
comble l'ordre ancien; elles avaient besoin d'être orga­
nisées, mais pour la destruction : c'est ce que leur
offrit le nazisme, ou plutôt le nihilisme nazi.
« Le national-socialisme, c'est du mouvement pur et simple,
du dynamisme à valeur absolue, de la révolution à dénominateur
toujours variable. Une idéologie, une doctrine, voilà ce qu'il
n'est certainement pas. Mais il a une idéologie. Le national­
socialisme ne fait pas de politique en vertu d'une doctrine, mais
il se sert d'une idéologie pour faire de la politique. Il utilise cette
idéologie de même que toutes les valeurs, tous les éléments de
l'existence humaine, pour en nourrir son dynamisme.... On
aurait peine à trouver un national-socialiste de la première heure
qui attache de l'importance au programme et à la littérature du
parti. Si quelque chose représentait du mouvement pur et simple,
du mouvement en soi, indépendant de tout programme et de
· toute idéologie, c'était bien la fraction qui incarna la force du
parti : les SA. » Etant mouvement sans but, la seule signification
du nazisme devient la destruction, et sa seule réalité la vio­
lence : « Le national-socialisme se conforme à l'exigence de Sorel,
qui veut que l'individu participe directement et de manière
vivante à la vie politique... mais l'action directe ne prend toute
son importance qu'en plaçant au centre de sa politique la violence,
qu'elle enveloppe ensuite d'une interprétation idéologique de la
réalité ... l'hostilité envers l'esprit, l'individualisme, la personna­
lité, envers la science objective et l'art, n'a pas été inventée
arbitrairement par un régime particulièrement méchant, basé
sur l'idéologie raciste et nationaliste ; elle découle logiquement
du système politique de l'action directe révolutionnaire, dont la

23
violence est l'unique principe moteur. » Or qu'est-ce que l'adhé­
sion à un mouvement qui n'a pas de but et qui se home à
d6truire, si ce n'est « une affirmation lucide de nihilisme » ?
Ainsi le national-socialisme n'avait rien de natio­
naliste : « Le national-socialisme était un mouvement
plus révolutionnaire que national. Plus exactement,
après avoir. été une secte nationaliste, il était devenu
un mouvement radical et révolutionnaire, avec des
tendances nationales. » Ce n'était pas non plus un
mouvement réactionnaire : « Les éléments conser­
vateurs et nationaux s'imaginaient qu'ils venaient de
se procurer une organisation, un appareil politique;
ils s'étaient livrés entièrement à une force révolution­
naire n'ayant d'autre doctrine que son mouvement
même, d'autre tactique que la destruction de toutes les
valeurs, tous les principes. » On demandera peut-être
pourquoi ce nihilisme connut tant de succès ? Mais
justement, « le manque de principes de cette révolution,
voilà son grand paradoxe, voilà le secret de son effi­
cacité. C'est là sa force, c'est là que réside son énergie
révolutionnaire ». Incapables d'être, les masses ne
�ouvaient se donner l'apparence de l'être qu'en agis­
sant; il leur fallait donc des chefs, et plus ceux-ci leur
demandaient d'obéir, plus ils leur donnaient le senti­
ment d'être : le nihilisme appelle le pouvoir comme
le vide appelle le plein. « Au sein de la ré�olution
nihiliste, conclut Rauschning, ... les fonctions pu­
bliques sont occupées par un organisme de domi­
nation absolue qui n'admet aucune zone d'indépen­
dance, pas même de vie privée pour l'individu... La
nation allemande est précisément en train de trouver
son style de vie .•. c'est le style d'une colonne en
marche, et peu importe vers quelle destination et
pour quelle fin cette colonne est en marche.»
2. HIIIDah Arendt ou l'héritage de Rausclming. -
Les analyses d'Hannah Arendt empruntent largement
aux intuitions d'Herman Rauschning.
Pour elle (4), le totalitarisme constitue un type de
despotisme original et sans rapport à tous ceux du
passé. Il correspond en effet à un fait historique très
particulier : l'effondrement des structures sociales
traditionnelles d'un certain nombre des pays euro­
péens au lendemain de la première guerre mondiale.
Le premier effet de leur désagrégation fut précisé­
ment de libérer des masses d'individus, désormais en
quelque sorte sans feu ni lieu, au moins moral ou
psychologique, et par conséquent avides de retrouver
une identité. Or, selon Hannah Arendt, une masse
authentique se reconnaît à deux caractères. D'abord, sa
cohésion « n'est pas obtenue par la conscience d'un
intérêt commun, car elle manque de ce squelette qui
est caractéristique des classes sociales et qui s'exprime
dans l'orientation à des buts limités, déterminés, acces­
sibles. Le terme de masse ne s'applique que lorsque
l'on traite de populations qui, soit du fait de leur
simple nombre, ou de l'indifférence de chacun, ou
d'une combinaison de ces deux facteurs, ne peuvent
être intégrées dans aucun organisation fondée sur un
intérêt commun, dans aucun parti politique, dans
aucun gouvernement local ou dans aucune organi­
sation professionnelle ou syndicale. » Ensuite, - se­
cond caractère -, « le fait que, avec une uniformité
monotone, le même destin assaille les individus com­
posant la masse ne les empêche pas de se juger chacun
comme un raté, ni le monde comme un repaire d'ini­
quité. Cette amertume égocentrique, cependant, quoi-

(4) The origlns of totalitarlanlsm, NY, 1958.

25
que répétée infiniment d'individu à individu, chacun
dans sa solitude, ne crée aucun lien commun entrè
eux, en dépit de sa tendance à atténuer les différences
individuelles, précisément parce qu'elle n'est fondée
sur aucun intérêt commun, économique ou social ou
politique. L'égocentrisme par conséquent va de pair
avec un affaiblissement décisif de l'instinct de conser­
vation». On voit ainsi se dessiner le type d'organisa­
tion susceptible de les séduire. C'est d'abord une
organisation réclamant une adhésion totale, sans
réserve aucune, de tous ces sectateurs : cette exigence,
inintelligiblle selon tous les critères du bon sens,
devient au contraire une vertu attirant l'individu dès
lors qu'il ne réclame qu'une identité, fût-ce au
dépens de sa propre vie.

D'autre part, puisqu'une masse ne veut rien à proprement


parler, elle souhaite l'organisation en quelque manière pour elle­
même. Or une organisation qui se prend elle-même pour fin, qui
organise pour l'action mais dans le seul but de l'action et non de
parvenir à une fin, tout en réclamant de ses adhérents une sou­
mission et une obéissance totales, c'est très précisément ce en
quoi consiste pour Hannah Arendt un régime totalitaire. Et
c'est aussi pourquoi un totalitarisme peut, pour elle, se définir
essentiellement au travers de son idéologie. Car, selon elle, une
idéologie c'est d'abord un slogan qui « donne à des masses d'in•
dividus atomis6s, insaisissables, instables et futiles, un moyen de
se définir et de s'identifier: qui non seulement leur rend en partie
le respect d'eux-mêmes qu'ils dérivaient antérieurement de leur
fonction sociale, mais en outre leur donne le sentiment d'une
stabilité fallacieuse qui en fait des candidats plus aptes à devenir
membres d'une organisation » : mais ce mouvement, une fois
lancé, ne doit jamais s'arrêter sous peine que l'idéologie perde
son pouvoir ; « Le but pratique du mouvement c'est d'orga­
niser autant d'individus qu'il est possible, de les mettre en mou­
vement et de les y maintenir: un but politique qui pourrait
constituer le terme ultime de ce mouvement n'existe tout sim­
plclnent pas. ))

26
Au terme, un totalitarisme apparaît donc, selon
Hannah Arendt, comme la mise en forme et en pra­
tique d'un fanatisme idéologique, qui ôte à ses fidèles
le sens même de toute réalité (« leur identification avec
le mouvement et leur conformisme intégral semblent
avoir détruit en eux toute capacité d'expérience, quand
ce serait même une expérience aussi extrême que celle
de la torture ou de la peur de la mort »). A la limite,
un système totalitaire est un délire collectif, qui
culmine dans une sorte de folie destructrice, dont les
dernières convulsions du III° Reich donnent .une image
passablement apocalyptique, mais essentiellement fi­
dèle, et qui finalement n'est pas tellement distinct
d'un pur et simple nihilisme.
Pour séduisante qu'elle puisse être, parce qu'elle
repose sur l'intuition d'une différence de nature entre
despotisme et totalitarisme, cette analyse, comme
celle qui l'inspire, de Rauschning, n'en comporte pas
moins une faiblesse : en faisant du nihilisme le ressort
du totalitarisme, elle met en quelque manière entre
parenthèses le contenu même des idéologies qui ont
donné naissance à des régimes totalitaires; elle leur
reconnaît une fonction (être un mythe moteur) mais
non une valeur intrinsèque. Cela signifierait-il que
toute idéologie est intrinsèquement totalitaire? Mais
alors pourquoi les hommes éprouvent-ils le besoin
de croire en des idéologies? Et s'ils n'y croient pas,
alors ce n'est pas dans l'idéologie qu'il faut chercher
le ressort du totalitarisme, mais dans le pouvoir de
ceux qui cherchent à l'imposer...
3. J.-L Talm.on, ou le totalitarisme comme forme
de l'idéologie démocratique. - Ce qui fait l'intérêt
de l'analyse de J.-L. Talmon, c'est qu'au contraire
27
il cherche, quant à lui, à privilégier dans l'explication
du totalitarisme, non seulement le facteur idéologique,
mais le contenu même du discours idéologique qui
donne naissance à ce totalitarisme.
Pour lui, le totalitarisme est la seconde des deux
variations possibles sur le thème de l'idée démocratique
et il s'est élaboré au XVIIIe siècle (5).
D'après J.-L. Talmon en effet, c'est au XVIIIe siècle
que s'élabore, non seulement l'idée libérale de la
démocratie, mais aussi l'idée qu'il y a un ordre naturel
des choses en général et des choses humaines en
particulier, à peu près totalement oublié par les
hommes et qu'il s'agit de retrouver. Le but général
du XVIIIe siècle sera donc de « trouver une situation
dans laquelle il soit presque impossible que l'homme
soit dépravé ou méchant, et qui rende l'homme aussi
heureux qu'il peut l'être ». Mais l'homme a dépravé
la nature, et s'est forgé des institutions, des croyances,
des mœurs qui l'ont rendu mauvais. C'est pourquoi
il importe avant tout de renverser les institutions et les
lois « qui ont été faites pour frustrer l'homme dans
ses aspirations légitimes... qui agissent comme un
venin et rendent l'homme mauvais, ce que les pou­
voirs établis utilisent comme justificatifs supplémen­
taires de leurs méthodes tyranniques ». Et par-delà
même les. institutions, il importe de changer l'homme,
de changer la nature humaine : « On peut, déclare
Helvétius, fabriquer le génie, on peut multiplier les
hommes de génie en fonction des besoins »; a fortiori
est-il possible de déraciner en chacun la seconde
nature qui est la corruption de la vraie - de dénaturer
l'homme disait Rousseau -, parce qu'il suffit pour

(5) us origines tk la démocratie totalitaire, Paris, 1966.

28
cela de changer le système d'éducation des hommes.
Mais on aura compris tout le pouvoir qu'il fallait,
pour ce faire, donner à l'Etat, toute la coercition dont
il devenait nécessaire d'user : le totalitarisme était
alors au bout de la route. « Très tôt, écrit Talmon, la
démocratie totalitaire élabore un système de con­
traintes et de centralisation, non parce qu'elle rejette
les valeurs libérales de l'individualisme du xvm• siècle,
mais parce qu'elle prend au départ une attitude trop
perfectionniste à leur égard. »
•.. Pour arriver à l'homme per n, il faut éliminer toutes les
difl'6rences et. toutes les inéplités... on en vient à mettre tout
l'accent sur la destruction des inégalités, sur la nécessité de
ramener les privilégiés au niveau de l'humanité commune, et de
balayer tous les centres intennédiaircs de pouvoir et d'affiliation...
rien ne doit plus s'interposer entre l'homme et l'Etat. Cessant
d'être capté par des intermédiaires, le pouvoir de l'Etat devient
illimité. Or ce pouvoir total de l'Etat est d'essence démocra­
tique : « On ne saurait s'attendre à ce que tous les hommes,
spécialement ceux qui bénéficient d'une position privilégiée,
acceptent immédiatement de se laisser amalgamer au type
d'humanité commune... La souveraineté populaire absolue
devra donc permettre à la majorité non privilégi6e de la nation
de dominer la minorité privilégiée... Aussi l'idéal apparemment
ultra-démocratique de la souveraineté populaire absolue se
transfonne-t-il bientôt en système coercitif... l'idée de libre
expression populaire fait place à l'idée d'incarnation de la
volonté générale en la personne d'un petit nombre de dirigeants.
Tous les éléments et toutes les configurations de la démocratie
totalitaire apparaissent ou du moins s'ébauchent avant la fin
du si�le. »,
Le principe du totalitarisme, on le voit, c'est donc
finalement ce que l'on peut appeler avec J.-L. Talmon
le messianisme démocratique, c'est-à-dire l'annonce
d'un avenir radieux, et radieux parce que démocra­
tique, mais un messianisme en quelque sorte impatient,
c'est-à-dire qui exige de transformer immédiatement
29
la réalité pour qu'elle se conforme immédiatement à sa
prédiction. Si l'on préfère, un totalitarisme est une
idéocratie, c'est-à-dire une pensée utopique qui dis­
pose d'un monopole de la violence.
Cette explication répond à toutes les . questions; sauf
à la suivante : Si l'application de cette idée suppose la
mise en esclavage total de peuples entiers, d'où vient
que ceux-ci ne se révoltent pas ? C'est donc ou qu'ils
sont d'accord, auquel cas il n'y a plus lieu de parler
de totalitarisme, ou bien qu'ils ne le sont pas, et alors
le vrai moteur du totalitarisme, c'est la folie du petit
nombre qui veut réaliser l'utopie, c'est la folie d'un
pouvoir qui veut refaire l'homme, c'est-à-dire c'est
la folie du pouvoir absolu...

IV. - Le retour au politique


Il n'est donc pas surprenant que les années récentes
aient vu l'interprétation proprement politique revenir
à la mode. Tout se passe comme si l'affirmation que
tout pouvoir est mauvais, et qu'un pouvoir absolu
n'est jamais qu'un pouvoir arrivé au terme de ses
propres ambitions, était celle que nos contemporains
se prêtent le mieux à entendre. Les écrits de Raymond
Aron sont caractéristiques de ce retour à la logique
et à la tradition du libéralisme classique.

1 . Raymond Aron ou la vertu maléfique du pou­


voir. - Pour lui comme pour Carl Friedrich, le
phénomène totalitaire se reconnaît à cinq caractères,
le monopole de l'activité politique par un parti,
l'existence d'une idéologie monopolistique, le mono­
pole des moyens de forces et des moyens de persuasion
détenus par ce parti, la subordination des activités

30
économiques et professionnelles à l'idéologie et à la
politique du parti, enfin la terreur à la fois policière et
idéologique. Mais, parmi ces cinq caractères, Raymond
Aron tient apparemment pour décisive la foi idéolo­
gique qui est censée animer dirigeants et dirigés. « Si
justement, dit-il, il existe plusieurs espèces de totalita­
risme, c'est parce que les idéologies en sont profon­
dément différentes » (6). Il n'est pas vrai que « seul
le pouvoir compte, que les idées n'ont pas de signi­
fication, pas d'efficacité ... J'écarte l'argument selon
lequel la croyance des communistes en des valeurs
universelles et humanitaires serait sans portée». On a
pu prétendre, dit-il encore, que le totalitarisme n'était
que la forme moderne de l'antique despotisme asia­
tique : il n'en est rien, car « le despotisme asiatique
ne comportait pas la -création d'un homme nouveau
et l'attente de la fin de la Préhistoire ». Ainsi, selon
lui, on aurait tort de croire que, dans un régime
totalitaire, « la doctrine est seulement un instrument de
pouvoir, que les gouvernants ne croient pas à leur
propre doctrine».
Cependant, dans le même temps, Raymond Aron
fait montre d'une sensibilité éminemment sélective
dans l'appréciation du potentiel totalitaire des idéo­
logies sur lesquelles se sont pourtant construits des
régimes totalitaires. En comparant totalitarisme nazi
et totalitarisme soviétique, il est amené à penser que si
l'idéologie nazie était intrinsèquement perverse, en
revanche le communisme ne devient totalitaire que
sous la poussée des forces que l'idéologie marxiste
libère involontairement. « Si j'avais, dit-il, à résumer
le sens de chacune de ces deux entreprises, voici, jq

(6) Démocratie et totalitarisme, Paris, 1965.

31
crois, les formules que je suggérerais : à propos de
l'entreprise soviétique je rappellerais la formule ba­
nale : qui veut faire l'ange fait la bate ; à propos de
l'entreprise hitlérienne je dirais : l'homme aurait tort
de se donner pour but de ressembler à une bête de
proie, il y réussit trop bien. » Si le nazisme se donne
quasiment et explicitement pour but le despotisme,
celui-ci ne résulte en régime communiste que « d'une
combinaison entre un but sublime et une technique
impitoyable ». « Historiquement, le régime soviétique,
nous le savons, est sorti d'une volonté révolutionnaire,
inspirée par un idéal humanitaire. Le but était de créer
le régime le plus humain que l'histoire eOt jamais
connu, le premier régime où tous les hommes pour­
raient accéder à l'h,umanité... mais ce mouvement
tendu vers un but absolu n'hésitait devant aucun
moyen, parce que d'après la doctrine, seule la violence
pouvait créer cette société absolument bonne. » Et
dès lors on comprend qu'un régime en principe voué
à la libération de l'homme et à l'épanouissement de la
personne humaine finisse par constituer un despo­
tisme d'autant plus absolu et terrible qu'il est en
quelque manière cautionné par la noblesse même
de ses idéaux : à partir d'un certain moment le
centralisme démocratique a dégénéré en pouvoir ab­
solu d'un seul; « La formule de la dictature du prolé­
tariat sert de justification au monopole que se réserve
le parti; la formule du centralisme démocratique sert
de justification et de camouflage à la toute-puissance de
quelques-uns », etc.
Ainsi Raymond Aron revient finalement à une
conception singulièrement classique du despotisme
totalitaire : « Le rapport secret de M. Krouchtchev
offre une singulière il1ustration de la théorie de Mon-

32
tesquieu sur le despotisme, la théorie selon laquelle le
principe du despotisme est la peur - peur insidieuse
qui s'empare progressivement de tous les individus
d'une collectivité, sauf un ... ce phénomène d'une peur
généralisée s'est répandu dans un régime né des aspi­
rations les plus nobles de l'humanité. » En un mot, le
caractère despotique qu'assume le totalitarisme est
inséparable du fait que la prééminence progressive
d'un despote est, du fait de mécanismes que nul ne
met explicitement en place, mais que nul ne peut non
plus contrôler, inévitable. Le totalitarisme, en dernière
analysè, c'est, lorsqu'il est volontaire, Hitler, et
lorsqu'il est involontaire, Staline.
Au terme c?est donc quand même le pouvoir qui
est le moteur du mal aux yeux de Raymond Aron.
Pour lui il ne fait nul doute que, si utopique soit-elle,
ce n'est pas une idée qui, lorsqu'elle est généreuse,
peut faire du mal. C'est le fait que les hommes, dès
qu'il leur est donné quelque pouvoir, et quelle que soit
la fin pour laquelle ils le détiennent en principe, sont
naturellement portés à oublier la raison pour laquelle
on les a mis au pouvoir, et à n'agir plus que pour
préserver leur statut et leur puissance, et leurs intérêts
propres.
Ce qui veut évidemment constituer une preuve
a contrario de la sagesse de la politique libérale, dont
le maître mot est l'équilibre des pouvoirs, et dont la
technique favorite consiste à arrêter le pouvoir par le
pouvoir. Le totalitarisme, au contraire, c'est le pou­
voir nu.
2. Jallm Freund ou la conf.ion du pabHc et du privé. -
C'est en fidèle disciple de C. Schmitt qu'écrit Julien Freund.
Lorsqu'en effet il dit que le totalitarisme « est surtout une idéo­
logie au service de la volont6 de puissance d'une collectivit6 »,

33
a.. POUN 2
on peut reconnaître sans difficulté dans sa définition les deux
axes qui étaient ceux de Raymond Aron (7).
La définition insiste certes sur le fait idéologique, comme sur
l'un des cinq caractères majèurs du totalitarisme. Mais cette
insistance ne doit pas faire illusion ; elle dissimule en fait une
relative dévalorisation du contenu même de l'idéologie, et en
particulier de l'idéologie totalitaire. En effet, en tant qu'une
idéologie est essentiellement au service de la volonté de puis­
sance d'une collectivité, elle correspond surtout à la volonté que
peut avoir cette collectivité de justifier le pouvoir qu'elle détient
ou de le faire reconnaître pour sien. En ce sens toute es�
d'élite, soit dirigeante, soit prétendant tenir les rênes du pou­
voir, se trouve naturellement sécréter sa propre idéologie, alors
ramenée pour l'essentiel au statut de moyen de gouvernement.
« L'idéologie, écrit Freund, est une force politique au nom de
laquelle on exige le pouvoir ou on l'exerce... l'idée est ainsimise
au service d'une force qui lui est extérieure et s'il arrive que l'on
s'occupe de sa cohérence interne, ce n'est pas pour des raisons
de rationalité critique et analytique, mais de plus grande effi­
cacité pratique. » Il y a donc autant d'idéologies que de
groupes aspirant au pouvoir, et qui, chacun, « privilégie ou
absolufie un aspect de la réalité ; le prolétariat, la race, la démo­
cratie, l'élite, la tradition, etc. ». Et pour chacun de ces groupes,
l'idéologie est « immédiatement pratique, de sorte que sa soi­
disant vérité n'est qu'un moyen... pour s'imposer aux esprits
afin de les diriger dans un sens déterminé : celui de la puis­
sance qu'elle sert ». L'idéologie est bel et bien un simple instru­
ment de pouvoir.
On voit ainsi comment, selon Freund, l'élément constitutif du
totalitarisme est non pas l'idéologie, mais la volonté de puis­
sance, et qui plus est, la volonté de puissance d'une fraction de la
collectivité dont il est essentiel de comprendre qu'elle n'a fina.
lement aucun titre à représenter le tout. « Une pensée totalitaire,
c'est une pensée ennemie de l'Etat, car ce n'est plus l'Etat qui
est la puissance politique souveraine, mais une volonté privée,
celle du parti, et par son intermédiaire, celle de l'autocrate. Ce
n'est pas un hasard si Hitler préférait le titre de Führer du peuple
allemand à celui de chancelier du Reich et si en tJRM les véri­
tables décisions politiques sont prises par le bureau politique

(7) L'essence du politique, Paris, 1965.

34
du parti communiste et non par le gouvernement. » En somme.
nous sommes revenus à la définition du despotisme selon
Montesquieu : Le totalitarisme, ce n'est jamais qu'une forme
de despotisme, mais où le despote est un gang qui a un chef.

3. Alain Glicksmann ou le cercle se ferme. - Que


la dictature totalitaire ne soit finalement que la forme
achevée de toute dictature, c'est la conviction qui
anime enfin les plus récentes analyses consacrées au
totalitarisme, celle-là provenant de ceux que les jour­
nalistes ont appelés les nouveaux philosophes, et
celui-ci prenant désormais la forme exclusive du
communisme soviétique. Témoin par exemple André
Glücksmann, dont les livres sont parmi les plus éla­
borés et les plus représentatifs (8).
Pour lui, le pouvoir soviétique a beau proclamer son
attachement aux idéaux les plus élevés qui soient, il
n'en est pas moins essentiellement pouvoir, pouvoir nu,
totalitarisme à l'état pur, qui s'exprime ou se résume
dans le goulag que décrit Soljenitsyne, et dont la
description est à ses yeux celle de la société soviétique
même. Or, si le communisme a engendré · 1es camps,
c'est parce que le marxisme s'est fait complice de la
tyrannie, c'est parce qu'en acceptant de devenir la
doctrine officielle d'un Etat, en devenant religion
d'Etat, il est devenu instrument du règne de l'Etat,
perpétuant ainsi le règne du fauteur essentiel de tyran­
nie parmi les hommes : « Si Staline n'avait point
affirmé diriger un Etat socialiste, il n'eOt pas affiché la
légitimité stalinienne, ses adversaires n'auraient pu si
facilement trouver la raison de baisser les bras, et
quantité de professeurs de droite n'auraient pu entrer
dans la carrière en se donnant les gants d'objecter à

(8) Lo Cldrllllirtt et ltt l'IUlllllttur d'homme:,, Paria, 1975.

35
son socialisme. Admirons là non le prétendu pouvoir
de la théorie, mais l'infinie ressource du pouvoir qui,
à l'aide d'une quelconque théorie, nous transforme en
sots ou en lâches. »
Mieux encore, le marxisme est devenu l'agent d'une tyrannie
jusqu'alors inconnue, parce qu'il a mis l'Etat dans nos têtes : il a
jeté les hommes dans le pire des esclavages, car il en a fait des
esclaves volontaires : le communisme, c'est « la révolution par
la méthode Assimil ». Se révolter est folie : « parade des fous,
admirez-là. Fous politiques, fous du marxisme qui ne savent
plus dans quelle société ils vivent, ni quels juges les condamnent,
ils s'avancent pour dire : « On a raison de nous enfermer »;
bêtes curieuses, couvrant par leurs cabrioles et leurs délires théo­
riques les crimes silencieux des camps ». Le crime du marxisme,
ce n'est pas d'exister, mais d'avoir donné l'occasion à l'Etat de
parfaire son pouvoir, en le dotant de cette arme suprême contre
la liberté : une vérité d'Etat. « Le lavage des cerveaux implique
beaucoup mieux que la fastidieuse répétition de slogans qui ne
peuplent aprés tout qu'un silence préalablement établi. Imposer
à tous de se taire par prudence? On tient là une condition
nécessaire mais non suffisante pour rayer le discours intérieur
de tout un chacun. La grande lessive mentale requiert l'autorité
d'un langage qui sache décréter tout à coup : les âmes ont été
supprimées. » Mais le marxisme n'est pas responsable, le cou­
pable c'est l'Etat : « D'où tenez-vous que l'URSS est socialiste?
Que son despotisme est soviétique? Sinon des décrets des maîtres
du Kremlin 1 » Tel est le secret que nous livrent « les corps meurtris
mais résistants de la plèbe ; c'est d'eux qu'économistes historiens
et poètes du siècle dernier, Marx compris, ont appris les quelques
vérités qu'ils nous ont transmises et que nous perdons à em­
brasser les puissants sur la bouche ».
On le voit, le cercle est bouclé. L'unique respon­
sable de toutes les tyrannies que les hommes aient eu
à subir, et aussi de sa forme extrême qui est le
totalitarisme moderne, c'est le pouvoir pplitique, c'est
l'existence d'une dimension politique des sociétés
humaines. Aussi le xx0 siècle fait-il à sa manière la
preuve qu'il n'est qu'une manière pour les hommes
36
de romp�e ses chaînes : détruire tout Etat possible,
c'est-à-dire renouer avec l'anarchie. On le voit, la
réflexion politique est restée, au moins en Occident,
religieusement fidèle aux enseignements du_ xvm0 siècle :
tout pouvoir est mauvais, et le totalitarisme, qui est le
plus mauvais de tous les régimes politiques, l'est parce
que c'est le plus absolu de tous les pouvoirs politiques.
De cette revue des différentes interprétations du
phénomène totalitaire, une conclusion se dégage avec
assez de netteté : elles sont beaucoup moins différentes
en réalité qu'elles ne le sont en apparence, et aucune
ne parvient à voir de différence de nature entre n'im­
porte quelle forme de despotisme et le despotisme
totalitaire. Cette intime conviction leur est commune :
il reste à lui faire subir l'épreuve des faits.

37
CHAPITRE III

DU CONCEPT A LA RÉALITÉ

I. - Quand la fiction dépas.,e la réalité


Il convient à présent de confronter aux faits la défi­
nition du totalitarisme aujourd'hui consacrée dans
l'opinion. Comme une loi physique, une description
conceptuelle de la réalité doit à la fois rendre compte
de ce que livre l'observation et le rendre intelligible.
Un certain nombre de régimes politiques, dans le
passé récent ou de nos jours encore, passent couram­
ment pour totalitaires. Ce sont notamment les régimes
de l'Italie fasciste, de l'Espagne franquiste, du Por­
tugal du or Salazar, de l'Allemagne nationale socia­
liste et de la Russie soviétique (1). Il convient de les
examiner tour à tour à présent, non · point avec l'in­
tention de procéder à leur étude et à leur description
exhaustive, ce qui est ici hors de propos, mais de
repérer en eux ce qui corrobore la définition élaborée
jusqu'ici, et aussi peut-être, ce qui l'infirme et constitue
donc une raison de la reprendre ou de l'amender.
Ainsi la réflexion du lecteur sera libre, au-delà de ces
pages, de s'étendre à d'autres régimes auxquels il n'aura
pas été fait allusion ici.
(1) Nous laisserons de côté l'analyse du fait totalitaire dans les pays
aatefiites de l'URSS, parœ qu'il y est sous-tendu par une exploitation et
une domination étranpres qui en altèrent les manifestations.

38
1. Le régime do :or Salazar. - Il ne sera pas
nécessaire, dans la perspective de cette mise au point,
de s'étendre longuement sur le salazarisme. Ce régime
ne comporte réellement à peu près aucun des carac­
tères auxquels les idées reçues permettent de recon­
naître un régime totalitaire, et ce n'est que par igno­
rance, ou pour des raisons de polémique politique,
qu'on a pu le qualifier de tel. Voyons pourquoi.
Autoritaire, certes, il l'était, sans hésitation possible. Au
reste, le régime lui-même proclamait l'être (« Nous ne discutons
pas l'autorité », disait déjà Salazar en 1936; car, « par suite du
d6séquilibre de l'esprit humain, l'ordre n'est pas spontané : il
faut que quelqu'un commande au profit de tous, et que l'on
cherche pour commander celui qui peut commander le
mieux »). Mais il faut qualifier cet autoritarisme : tout Etat, dans
certaines circonstances, en fait preuve ; ce qui caractérise éelui du
régime salu.ariste, c'est l'anti-libéralisme ; et il ne s'en cache pas
plus : « Nous sommes anti-libéraux », proclame Salazar lui-même.
Anti-libéral en matière politique, d'abord. Le libéralisme, en
la matière, peut être ramené à la croyance dans la légitimité d'un
pluralisme des opinions et des intérêts, et donc dans la légitimité
de leurs représentations : au contraire, Salazar ne cesse d'ins­
truire le. procès du parlementarisme et du régime des partis.
« L'esprit de parti, disait Salazar. en 1949, corrompt ou avilit le
pouvoir, déforme la vision des problèmes, sacrifie l'ordre
naturel des solutions, se superpose à l'intérêt national ». Et
d'interdire tout simplement la constitution de tout parti poli­
tique, quel qu'il soit : « Le fait de reconnaître l'existence de
majorités ou de minorités et de représentations particulières
d'intérêts est incompatible avec le principe d'unité nationale
l'efficacité des organes de souveraineté et l'esprit d'opposition
au parti propre à la révolution nationale. »
Anti-libéral encore, en matière intellectuelle et en matière de
diffusion des idées. Alors que le libéralisme, fidèle à soi-même,
s'identifie à la conviction qu'il n'existe pas de vérité, et que le
pluralisme des idées est aussi légitime qu'inévitable, Salazar
n'hésite pas à se dire fidèle à une doctrine et à admettre qu'il ne
, voit pas le moyen d'en tolérer la discussion : « Adepte d'une
)toctrine, il importe que nous soyons intransigeants dans la
,
39
défense et dans la réalisation des principes qui la constituent.
Ceux qui ne sont pas d'accord peuvent être également sincères
et dignes en avouant leur d6saccord, et ils sont même libres de le
proclamer; et en ce qui concerne toute activité politique effective,
nous tlcherons de les amener le plus doucement possible à ne
pas nous gencr trop » (23 novembre 1932).
Anti-libéral enfin en matière économique, puisque l'un des
principes du r6gime, inscrit dans la Constitution, est celui de la
légitimité de l'intervention de l'Etat dans les affaires écono­
miques ; légitimité qui, pour le D' Salamr, tient à ce que l'Etat a
une dignité supérieure à celle de l'économie dans la hi6rarchie des
facteurs fondamentaux de la vie sociale : « Il semble bien,
disait-il en 1930, que l'intérêt national ne soit pas exclusivement
constitué par la combinaison des divers intérêts matériels et
moraux, ou tout au moins qu'il existe, outre ces intérêts spéci­
fiques et particuliers aux différents groupes, un intérêt politique
g6n6ral, se rapportant à la nation tout entière, en tant que per­
sonne et unité morale » ; en conséquence, « l'Etat doit être suffi­
samment fort pour que les producteurs ne puissent le corrompre,
pour ne pas leur permettre d'abuser de leur force et pour les
coordonner en vue d'atteindre les buts supérieurs des individus
et de la nation » (13 janvier 1934). Traduisant ces principes dans
les faits, le salaz.arisme sc dote ainsi d'une organisation écono­
mique qu'il veut explicitement être le contraire de l'organisation
libérale ; il fut explicitement corporatiste.
Mais autant le r6gime portugais manifesta d'hostilité cons­
ciente au libéralisme, et autant il fut autoritaire, autant il ap­
parut soucieux, une fojs le principe d'autorité posé, d'en limiter
le champ d'exercice légitime.
Ainsi le régime salamriste, plus cohérent que d'autres, ne
borna pas son hostilité aux partis politiques à l'interdiction des
seuls partis adverses : aucun parti ne fut constitué, et même pas
un parti unique. Bien entendu, ce refus des partis aboutit en
fait à un r6gime de type monocratique, qui, en l'absence d'une
restauration monarchique, a pu être appelé, comme au reste
Salamr le fit lui-même, une dictature. Mais il n'est sans doute
pas sans conséquence que Salamr, dans le même moment où il
sc reconnaissait dictateur, pQt prociamer qu'il fallait cc éloigner
de nous la tendance à la formation de ce qu'on pourrait appeler
l'Etat totalitariste, l'Etat qui subordonnerait tout sans exception
à l'idée de nation ou de race par lui repr6sent6e, se présenterait

40
comme un � omnipotent, principe et fin de tui-m8rne, auquel
devraient � llSSltjetties toutes les manifestations individuelles
ou collectives ».
A moins d'� marxiste, il est impossible de n6gliger la
surprenante convergence entre ces formules et certaines for­
mules du libéralisme le plus classique : lorsque Salazar ffllige
sa constitution, il pose qu'il ne doit rien y avoir de tel qu'un Etat
souverain, et il « 6tablit la morale et le droit comme limites à sa
souveraineté » ; et c'est Bertjamin Constant qui 6c:rivait, un siècle
auparavant : « La souveraineté du pouvoir n'est pas illimit6e;
elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et
les droits de l'individu. »
Le r6gime saluariste ne fut pas davantage un r6gime id6olo­
gique au sens strict. Certes, il reconnaît et défend l'Eglise catho­
lique et encourage son action spirituelle : mais id6ologie n'est
pas religion, à moins pr6ciSffllellt d'avoir une vue id&,logique
de la religion. Et la preuve, c'est que sa dévotion catholique n'a
pas emp&:hé le D' Salazar d'exprimer avec constance son atta­
chement, en matière politique en particulier, awi: vertus de l'empi­
risme, du pragmatisme, ni de déclarer une guerre permanente
à l'esprit de système (« Je cherche sans cesse, disait-il, ••• à
comparer sans passion les r6sultats des doctrines avec les pro­
œdés de gouvernement••• à garder l'esprit toujours ouvert awi:
nouveaux faits et idœs, dans un louable désir de progrès, d'amé­
lioration et de mision de nos connaissances... bref à r6aliser
non la dictature de la force, mais celle de la raison et de
l'intelligence »). Or est-il possible de ne pas � frapp6 de la
similitude de ces dèc1arations avec les positions traditionnelles
du conservatisme libéral ? « La science de la construction d'une
communauté politique, ou de sa r6novation, ou de sa r6forme,
6c:rivait Edmond Burke, est une science exp6rimentale qui n'est
pas faite d'a priori. » (Ré/kxlons sur la Rholutlon française).
On peut certes douter que ces principes aient contribué à donner
une tournure libérale au r6gime portugais : on ne peut cependant
douter qu'il y a dans les dewi: philosophies la conviction com­
mune qu'il existe une nature des choses, et qu'il faut, non la
bouleverser, mais la d6couvrir et la suivre ; cc qui est exactement
l'inverse de la d6marche proprement id6ologique.
En dernier lieu le saluarisme, pr6cis6ment dans la mesure
de son corporatisme et en conformité avec la doctrine corpora­
tiste d'ailleurs, ne fut en aucune manière un r6gime porté au

41
contrôle étatique de l'économie. Si le principe était certes clai­
rement aflirm6 de la légitimité de l'intervention de l'Etat. il ne
s'agissait en aucun cas pour lui de se substituer au Illécanisme
du fonctionnement spontané de l'économie ; cette intervention ne
se justifiait que dans deux cas : au nom de la subordination de
l'activité économique à des normes supérieures et à cette éco­
nomie et à l'Etat marne. à savoir le bien commun, la justice, l'in­
térêt collectif; ou bien, en cas de faillite de l'initiative privée :
« dans les cas où effectivement il s'agissait d'être ou de ne pas
être, on a eu recours à l'intervention, mais en adoptant de
préférence le régime de l'entreprise mixte dont l'Etat pouvait
se retirer une fois qu'elle serait lancée et accréditée ». Jamais,
en d'autres termes, le salazarisme ne mit un instant en péril ni
la propriété privée ni la libre entreprise; toujours il critiqua le
parasitisme envahissant de l'Etat. On pourrait marne, en fait,
soutenir qu'en matière d'économie, la doctrine du régime n'était
pas sans analogie avec la doctrine libérale ; pour l'une et l'autre,
l'Etat est d'abord un arbitre (« L'existence, écrivait Saluar
en 1942, d'un intérêt collectif et la collision des intérêts particu­
liers immédiats, chacun soutenu égoistement de son côté, exigent
un défenseur et un arbitre, et cette double fonction ne peut être
remplie que par l'Etat... Il faut... qu'il tienne le rôle d'arbitre
suprême dans les conflits d'intérêts »); il subsiste évidemment
une différence : le libéralisme tend à concevoir le rôle de l'Etat
comme essentiellement négatif, c'est-à-dire qu'il le confine dans
la répression des manquements aux règles, tandis que dans le
régime saluariste, l'Etat est éventuellement fondé, comme il a été
dit, à intervenir positivement et de manière directive : mais
n'est-ce pas ce que l'Etat libéral se sent spontanément porté à
faire, par exemple pour réglementer la concurrence?
On peut naturellement, et à juste titre gloser à l'infini sur le
caractère autoritaire d'un régime qui ne dissimulait pas vouloir
l'être. On ne peut pour autant le confondre avec un régime
totalitaire, et l'on peut encore invoquer à l'appui de sa différence
le fait, simple et fondamental, que l'ancien régime portugais ne
connut jamais ni la terreur ni le degré de contrainte qui s'attache
comme une marque distinctive à tout totalitarisme. Beaucoup
se moqueront de Salazar déclarant : « En ce qui concerne toute
activité politique effective de ceux qui ne sont pas d'accord,
nous tâcherons de les amener le plus doucement possible à ne
pas nous gêner trop. » Il n'en reste pas moins que son régime

42
n"ouvrit pas de camp de conœntration ni d' « hôpitaux
psychiatriques ».

2. Le régime franquiste. - Sous des dehors appa­


remment plus transparents, le régime du général
Franco est plus difficile à caractériser que le pré­
cédent. Une chose est sOre cependant : il fait grande
difficulté d'y reconnaître avec précision aucun des
traits auxquels on s'accorde à reconnaître un régime
totalitaire.
L'hésitation qu'on éprouve à le classer clairement tient proba­
blement à ce que les idées qui inspirent le régime furent
d'abord, comme c'est souvent le cas dans les pays de civilisation
hispanique, des idées indissociables de la personnalité de leur
promoteur. Or le général Franco fut successivement un officier
16galiste, l'un de ceux qui considéraient que leur devoir est de
ne pas faire de politique (en 1931 il se rallie à la démocratie), le
général en chef de la Phalange, héritier de José Antonio Primo
de Rivera, un nouveau Monk et le restaurateur de la monarchie
espagnole, un modernisateur de son pays, fort ami des capitaux
américains, et qu'on eOt donc pu comparer, parce qu'il fut en
même temps un ardent patriote, à un nouvel Ataturk, n'était
qu'il fut aussi un fervent catholique, se consacrant à la prière
dans les moments les plus cruciaux de son existence. Sans doute
on peut penser qu'il fut catholique, patriote et monarchiste
plutôt par conviction intime, phalangiste prutôt par hasard et
opportunité, moderniste plutôt par contagion, mais aussi par un
souci patriotique de rendre à l'Espagne sa place dans le monde
et, de manière générale, homme politique moins par vocation
que parce que les circonstances l'y poussèrent. Mais il est certain
que ces différentes tendances, pas toujours cohérentes trouvèrent
grâce dans son régime. Pour le juger, il faut donc recourir à
l'histoire, qui les départagea, plus qu'à la considération d'une
doctrine, dont il ne procède pas réellement.
Autoritaire, le régime franquiste le fut aussi longtemps qu'il
dura. Nonobstant ses qualités propres d'homme politique, Franco
fut porté au pouvoir par l'opération conjointe de la Phalange,
de l'Armée et de l'Eglise, et on ne peut dire que ce triple appui
ait été de nature à faV<Jriscr en lui l'apparition de penchants,

43
qu'au reste il n'éprouvait pas spontanément quant à lui, pour
le libéralisme ou la démocratie parlementaire. Cela dit, l'évolu­
tion du régime du generalisslmo se marqua surtout, I'Année
restant toujours au premier plan, fidèle à celui qui fut l'un de ses
plus prestigieux officiers et l'un des plus jeunes généraux du
monde, par une accentuation du rôle de l'Eglise au détriment
de celui de la Phalange : très tôt il chercha à se débarrasser de
ses chefs historiques, et ses rapports avec les phalangistes ne
cessèrent de se détériorer. Ce qui; au reste, n'a jamais surpris
ses historiographes : bien qu'avant-guerre, il n'eOt jamais
caché sa sympathie pour les régimes fascistes étrangers, celle-ci
s'enracinait plus dans son anti-communisme que dans un sen­
timent d'affinité avec eux : « Espagnol d'abord, ne cessera-t-il
de répéter aux journalistes, l'oubli des besoins de l'âme espa­
gnole qui nous rongea durant le xix• et une trop grande partie
du xx• siècle nous a coOté la perte de notre empire et un
désastreux destin » (Le Figaro, 1951). Quant au fascisme
espagnol, celui de José Antonio, il ne laissait pas d'être trop
révolutionnaire pour un homme qui voulait vouer son pays à
Dieu et restaurer la Monarchie, ce qu'il fit en effet. D'aprœ le
concordat signé entre le général et l'Eglise, celle-ci devenait une
institution privilégiée, dotée d'un rôle politique prééminent, et
la restauration de la monarchie espagnole fut bien, en dernière
analyse et quoi qu'on pense de ses modalités, son œuvre. Ainsi,
si l'histoire est le tribunal des actes humains, le général Franco
fut en dernière analyse un catholique monarchiste. Quelque
extension que l'on souhaite donner au concept de totalitarisme,
le terme ne saurait être appliqué à son régime autrement que de
manière entièrement idéologique.
Le régime franquiste fut-il un régime de parti unique? En
admettant même que · le phalangisme et ses filiales (front des
jeunesses, section féminine, entraide sociale, syndicats univer­
sitaires, fraternité de laboureurs, etc.) aient été une version
espagnole du parti fasciste italien, il faudrait encore démontrer
que l'Arm6e et l'Eglise, pour ne pas parler de Franco lui­
même, étaient aux ordres de la Phalange, c'est-à-dire avaient José
Antonio pour maitre et inspirateur, ou encore que l'ensemble
des corps intermédiaires (familles, municipalités, syndicats et
associations professionnelles) représentés dans les Cortes étaient
soit des courroies de transmission, soit entièrement manipulés
par le mouvement phalaqiste. Tout prouve au contraire que
l'Armée était d'abord franquiste, Franco et le pays d'abord
catholiques, l'Eglise d'abord indépendante, et · la Phalange
d'abord une association d'anciens combattants. Anti-parlemen­
taire, le général Franco l'était sans nul doute : mais autre chose
est l'anti-parlementarisme d'un militaire catholique et monar­
chiste, autre chose l'anti-parlementarisme d'un régime de parti
unique.
Le régime franquiste fut-il une dictature idéologique? Certes,
on peut toujours soutenir que l'emprise de l'Eglise sur la for­
mation des jeunes et en général sur la vie intellectuelle du pays
en constituait l'équivalent. Il n'en demeure pas moins entière­
ment à démontrer, par-delà les passions anti-cléricales, que
l'intolérance religieuse est de même nature que l'intolérance
idéologique. Le franquisme ne fut certainement pas porté au
laxisme en matière intellectuelle, ni même au pluralisme; il
n'était pas sceptique, mais explicitement doctrinaire. Il est
pourtant clair que son catholicisme militant n'engendra jamais
les mêmes conséquences que le racisme fanatique des nazis,
puisque jamais l'Espagne franquiste n'interdit par exemple le
culte juif dans les synagogues, jamais le centre d'études hé­
bralques n'eut à interrompre ses travaux, et, mis à part des
incidents locaux en 1947, qu'ils avaient d'ailleurs suscités, les
protestants purent toujours fréquenter leurs temples en toute
tranquillité. Il est tout aussi clair que la vérité qu'il entendait
définir n'était, ni dans son essence, ni dans ses conséquences,
de même nature que la vérité qui, à en croire la littérature
communiste, coulait de la bouche d'un Staline : y eut-il jamais
des grands procès de Madrid? Certes; l'Espagne a connu l'hor­
reur puisqu'elle a connu la guerre civile: mais si le régime en
est né, il ne s'y ramène ni ne s'y résume.
Le régime franquiste fut-il un régime autoritaire en matière
économique? Au contraire, l'on peut même dire qu'il constitue
un exemple presque unique de régime qui, hostile au libéralisme,
fut peu à peu gagné par lui, parce qu'il l'avait été d'abord par
le souci de s'intégrer à part entière dans le monde capitaliste.
Certes, le régime fut d'abord corporatiste, et le phalangisme
chercha à y semer les germes d'un certain mépris pour l'activité
économique. Mais croit-on que l'Espagne aurait pu connaitre
le dévelappement technique, économique et social qu'elle a
connu depuis une vingtaine d'années, passer du statut de pays
agricole pauvre et sous-développé, au rang de nation industrielle,

45
grâce à ses seuls capitaux, et croit-on que l'appel aux place­
ments étrangers, à l'aide am6ricaine, au soutien du PMI et de
la BIRD, et de manim, g6n6rale la volonté clairement exprim6e de
s'intégrer au bloc occidental et aux circuits de 1'6conomie libérale,
aient ét6 à m!me de s'�mpagner d'une emprise croissante de
l'Etat sur le fonctionnement de 1'6conomie, d'un servage des
travailleurs, et d'une hostilité de principe à la libre entreprise?
Anti-lib6ral, le generalissimo l'a ét6 dans bien des domaines,
mais sOrement pas en matim, économique : y a-t-il eu politique
plus lib6rale que celle de l'Opus Dei? En tout cas, c'est d'être
un r6gime capitaliste que le franquisme fut toajours accus6
par la gauche internationale...
Finalement ce n'est pas un de ses moindres paradoxes - à
moins que ce ne soit l'effet d'une propagande délibérée - que
d'avoir non seulement pass6 pour un régime totalitaire, mais
même laissé le souvenir d'une dictature conservatrice. Totalitaire,
il n'a jamais voulu l'être, dictateur, il le fut, mais à la romaine,
autoritaire, il l'a ét6, et conservateur, il a probablement voulu
l'être : si l'on convoque l'histoire à la barre, l'Espagne de Franco
est devenue une monarchie constitutionnelle et une soci6t6
industrielle, où l'armée a c6dé le pas à un parlement, où la Pha­
lange n'est plus qu'une légion d'anciens combattants, et où
l'Eglise, loin de se cacher derrim le trône et son sabre, a suivi
la voie trac6e par l'archevêque de Saragosse, qui, en 1958 d6jà,
invitait les Espagnols à « se sentir ébranl6s par la clameur de la
jeunesse ouvrim qui demande sa place et r6c1ame son entrée
dans la vie nationale, non pour la détruire, mais pour la perfec­
tionner ». Ainsi si le r6gime de Juan carlos n'était pas centra­
lisateur, et même vaguement jacobin {« tout séparatisme est un
crime que nous ne pardonnerons pas », disait la Phalange), on
pourrait se demander ce qu'il reste d'autoritaire dans l'héritage
de Franco.

3. Le piroafme. - Le culte du chef, denrée essentiellement


espagnole, fut, pour des raisons 6videntes, une denrée particuliè­
rement populaire en Am6rique du Sud, où, comme chacun sait,
les caudillismcs fleurirent toujours et continuent à fleurir plus
que sur les quatre autres continents réunis : Peron, Vargas, Rosas,
aJrig San Martin et Bolivar, donnm,nt chacun leur nom à des
r6gimes fondamentalement semblables quoique marginalement
dift'6rents; le plus tenace est sans conteste le peronisme. Ces

46
r6gimes passent uniformément pour fàScistes, et il n'est pas rare
qu'on les donne pour des exemples typiques de totalitarisme.
L'observation la plus superficielle permet très rapidement de
comprendre combien le jugement est erroné. Ce sont essentielle­
ment, et à un degré inconnu dans les régimes européens contem­
porains, des dictatures personnelles, appuyées sur des combi­
naisons politiques plus ou moins compliquées, mais oà l'année
entre toujours pour une part déterminante, en se parant souvent
d'oripeaux idéologiques disparates et le plus souvent simplistes.
En d'autres termes, ce sont, au moins en ce qui concerne notre
époque, des régimes frustes, brutaux, le plus fréquemment
instables et sans grande consistance doctrinale interne.
Le péronisme pourrait prétendre à plus de densité, ne serait-ce
qu'en proclamant qu'il a soit gouverné soit hanté l'Argentine
depuis la seèonde guerre mondiale. Il n'est en réalité qu'une
composition extrêmement hétéroclite, à usage strictement ar­
gentin, et qui peut mériter presque tous les adjectifs auxquels on
peut penser, mis à part celui de totalitaire.
Qualifié un peu rapidement de fasciste par les politologues
libéraux, le péronisme, s'il a des traits communs avec le fascisme
italien, est en fait un phénomène politique qui n'a guère d'équi­
valent dans les systèmes politiques occidentaux. Il combine en
effet un populisme anti-capitaliste à base d'alliance à la mode
brésilienne entre certains milieux militaires et les masses popu­
laires de la nation, avec en second lieu un caudillisme typique­
ment latino-américain, et avec en troisième lieu un nationalisme
modernisateur qui lui gagne le soutien des couches moyennes et
supérieures de la population ; ce régime n'est ni à gauche ni à
droite, il tient autant de Vargas que de Rosas, et de Keynes que
du D' Schacht ; il est à gauche, si c'est être à gauche que d'être
anticapitaliste et populiste; il est à droite si c'est être à droite
que d'être un régime de pouvoir personnel, et qui de plus prend
appui sur la force militaire; il est à gauche si c'est être à gauche
que de vouloir d'abord l'amélioration du sort du plus grand
nombre, ou si le justicialisme est à gauche; il est à droite si c'est
être à droite que d'être nationaliste, il est à gauche si c'est être
à gauche que de protéger étroitement le développement écono­
mique national; il est à gauche si cela consiste à être farouche­
ment syndicaliste, il est à droite si cela consiste à ne pas bannir
l'initiative privée et de ne pas décourager les petits entrepreneurs
et 1� professions libérales; il est à droite si c'est être à droite que

47
d'être anti-parlementaire et même anticonstitutionnel ; il est à
gauche si c'est l'être que de jouer d'un charisme personnel pour
fonder son autorité sur une sorte de plébiscite continu (c'est-à­
dire de comprendre la démocratie comme une démocratie directe);
il est à droite s'il est d'abord un régime autoritaire, à gauche s'il
est d'abord consacré au progrès économique et social ; il est à
gauche s'il intéresse d'abord les masses urbaines, mais il est à
droite s'il n'est pas sans plonger ses racines dans la nostalgie
xénophobique du gaucho fidèle à Rosas.

4. Le fascisme italien.
A) Tyrannie d'un parti ? - A n'en pas douter, l'un
des traits spécifiques du fascisme italien fut l'institution
d'un parti unique, c'est-à-dire l'interdiction a priori
de tout autre parti. Le fascisme italien fut et voulut
être le contraire d'un régime pluraliste, si par régime
pluraliste, on entend un régime qui admet la pluralité
des opinions et leur expression organisée en des organés
multiples et rivaux. Dans toute sa rigueur, le terme
même de parti était donc inadéquat, et Mussolini
lui-même l'a clairement dit : « Le caractère, les attribu­
tions et le fonctionnement du parti fasciste en font dans
l'Etat totalitaire une institution absolument originale.»
L'omniprésence du parti fasciste frappait évidem­
ment tous les observateurs. Mais à y bien regarder,
on constate que le fait essentiel était sans doute moins
son omnipotence que son entière dévotion et subordi­
nation à Mussolini, et qu'en somme il constituait moins
un pouvoir qu'une vaste machine assurant la transmis­
sion des volontés du Duce à travers tout lecorps du pays.
Institué presque dès l'origine, le 7 novembre 1921, soit
dix-huit mois après la fondation du mouvement (23 mars 1919),
ce parti se vit presque aussitôt (1922) couronn6 d'un Grand
Conseil Fasciste (qui prit une existence constitutionnelle en 1928)
doté pratiquement de tous les pouvoirs (c'était « l'organe
suprême coordonnant et intégrant toutes les activités du régime

48
issu de la révolution d'octobre 1922 »), mais qui ne les concen­
trait que pour mieux en assurer l'usage au président qu'il se
donnait, et qui était aussi le chef auquel le parti tout entier
devait obéissance, Mussolini. Les dispositions de 1928 et 1929
ne laissent aucun doute sur la totale autorité de Mussolini sur
ce conseil : celui-ci ne pouvait se réunir que sur convocation
du Duce, qui décidait également chaque fois de l'ordre du jour.
Comme le disait Gentile « grâce à cet organisme, la volonté
d'un homme extraordinairement doué devient une institution
organique et pérenne... Ce qui pourrait paraître n'atre quo la
création quotidienne, mais contingente d'un individu est désor·
mais la structure constitutionnelle de la nation elle-même ».
Le parti devenait ainsi un vaste système nerveux (organizatiou
capil/are del regime) capable d'imposer jusque· dans les plus
petites cellules de l'organisation politique, les volontés du chef.
Sans nécessairement constituer directement tous les organes do
gouvernement, le parti les infiltrait, les dominait, les doublait,
c'est-à-dire y faisait régner la volonté du leader. De la même
manière, le parti servait à propager sa volonté en milieu profes­
sionnel, ou au travers des tranches d'âge, par l'intermédiaire
d'associations relevant directement de la tête du parti et contr6-
lées au plan local par des membres de ce même parti. A côté des
associations nationales fascistes (d'enseignants, des chemins de
fer, des industries d'Etat, des PIT, etc.), une attention toute
particulière était portée à la jeunesse, qu'il importait de pro­
parer avant même qu'elle ait l'âge politique, à l'admiration de la
parole de Mussolini ; les organisations de jeunesse (Fascllstl,
A.vantgardistl, Balilla, Giovanni Italiani, Piccoli ltaliani, etc.)
n'avaient finalement d'autre fin que d'enseigner, avec l'obéis­
sance, la dévotion au Duce (ainsi les enfants entre 8 et 14 ans
apprennent dans leur manuel, à la suite du serment fasciste, que
« le fasciste qui a prêté serment ne s'appartient plus désormais à
lui-même, mais au Duce et à la cause de la révolution »). De même
le premier article de la Constitution de .1932 proclamait claire­
ment : « Le parti est une milice civile, aux ordres du Duce, au
service de l'Etat fasciste. »
Le Grand Conseil avait d'autre part une fonction capitale,
celle de nommer le chef du gouvernement : il assurait ainsi
l'unité, en la personne de Mussolini, du chef civil et du chef idéo­
logique, de l'Italie et du parti fasciste, du Premier Ministre et du
Duce. Le parti, courroie de transmission de la volonté suprême,

49
servait donc encore en quelque sorte à fonder l'assimilation de
la volonté du Grand Conseil, c'est-à-dire de la volonté de
Mussolini, à celle du peuple. D'un côté le parti, en tant que
milice particulière du Duce lui donnait les pouvoirs d'un chef
de parti, de l'autre, le parti, en tant que peuple, donnait à
Mussolini les pouvoirs d'un Premier Ministre. Régnant direc­
tement sur le parti, et indirectement par lui, sur le pays, il
régnait encore directement, par lui, sur le pays. Sur ces bases,
Mussolini cumulait tous les pouvoirs. Ainsi les pouvoirs locaux
furent soumis à son contrôle, en particulier par l'intermédiaire
des préfets dont l'autorité fut renforcée en même temps que leur
lien au pouvoir central devenait plus immédiat (« il est simple­
ment monstrueux de penser que dans un Etat unitaire des pou­
voirs publics mineurs puissent se donner des fins qui soient
contraires à celles du gouvernement de l'Etat, etc. »). Ainsi, en
tant que Premier Ministre, Mussolini était le maître (Capo)
des différents ministres du cabinet, et non seulement primus
inter pares : ils étaient ses créatures, qu'il rénouvelait à son gré
(c'est ce qu'on appelait vulgairement la relève de la garde). Ainsi
encore les députés étaient non élus, mais désignés par le
Grand Conseil, c'est-à-dire par Mussolini, sur proposition d'as­
sociations variées que le parti contrôlait, et leur nomination
était simplement confirmée par le peuple lors de grandes
journées, soigneusement orchestrées, de cérémonies électorales.
Ainsi encore l'activité du parti se bornait la plupart du temps à
entériner ou tout au plus à amender dans certaines limites des
décrets pris par le gouvernement au gré du Grand · Conseil,
c'est-à-dire encore de Mussolini. Ainsi encore le pouvoir judi­
ciaire était dans sa main, puisque les juges étaient des fonction­
naires nommés par le gouvernement, auquel ils devaient prêter,
comme tous les fonctionnaires, serment d'allégeance; d'autre
part l'appareil du pouvoir judiciaire était dominé par une haute
cour (tribunal spécial pour la défense de l'Etat), habilitée à se
saisir de toute cause ne relevant pas de la justice ordinaire, et
dont les membres appartenaient soit au parti soit à l'armée et
étaient nommés naturellement par le Premier Ministre, c'est-à­
dire une fois de plus par Mussolini.

Il est probablement inutile d'insister. Il ne fait nul


doute que le régime fasciste ait été essentiellement
non seulement autoritaire mais autocratique, et même

so
explicitement dictatorial. Malgré ses connotations
romaines, qui eussent pu plaire à ces hommes férus
de la gloire de la Rome impériale et de son vocabu­
laire, le vocable sonnait sans doute mal : Mussolini
préféra être dux plutôt que dictator; peut-être conve­
nait-il mieux à ce qui voulait être d'abord un mou­
vement, une mobilisation, un dynamisme, sous les
ordres du guide suprême? Quoi qu'il en soit, si l'on
entend par dictature un régime où les hommes sont
gouvernés par la seule volonté d'un homme, le
fascisme italien était un régime dictatorial. Mais cela
signifie encore que, explicitement anti-pluraliste, anti­
parlementaire, il ne constituait donc pas à proprement
parler un régime où le monopole du pouvoir était
détenu par un parti : c'était décidément un régime de
pouvoir personnel.
En vérité ces termes sont bien préférables à celui de
dictature. Car si la parole du Duce avait force de loi,
et si l'on enseignait les masses à la respecter comme
parole d'évangile, il manquait à son gouvernement
cette dimension essentielle de tout gouvernement pro­
prement despotique : la volonté de soumettre les
gouvernés au souci exclusif des intérêts du despote.
Quelque autocratique, imbu de soi ou abusif qu'ait
été Mussolini, quelque erronées qu'aient pu être ses
décisions, il ne semble pas s'être jamais conçu lui­
même comme une fin en soi mais toujours comme un
instrument au service de la grandeur et de la puissance
de la nation, et ses adversaires mêmes ne lui ont jamais
reproché de s'être enrichi aux dépens du pays. On peut
donc certainement contester la manière choisie pour
poursuivre ce but, comme on peut contester que la
puissance d'un pays soit le bien de ce pays : il est
difficile de concevoir qu'il n'y ait pas quelques diffé-
51
rences entre un régime autocratique qui ne fonc­
tionne que pour assurer les jouissances du tyran, et
un régime autocratique ordonné à une fin que celui
qui gouverne juge lui-même être supérieur à sa propre
personne. Ainsi quoique l'équation de fait entre l'Etat,
le fascisme et Mussolini ait sans nul doute été tra­
gique, on ne saurait retirer au fascisme italien d'avoir
voulu constituer un Etat fort dans un pays faible,
désorganisé, dont l'unité était encore très fragile. De
même, on peut considérer comme insuffisants ou hypo­
crites les efforts faits par Mussolini pour doter et le
parti et le pays d'une constitutionalité, il n'en demeure
pas moins qu'aucun despote proprement dit n'a ja­
mais manifesté de penchants, surtout affichés, pour le
constitutionnalisme en général et la constitutionalité
de son gouvernement en particulier. De même encore,
on peut estimer que le maintien de la monarchie ita­
lienne n'était rien que celui d'une façade, que la
diarchie était toute apparente; il reste cependant que
Mussolini laissa subsister contre lui un recours qui,
longtemps nominal, en dernière analyse devint quand
même effectif en 1943.
Le fascisme italien semble donc s'être caractérisé
par l'autocratisme d'un homme plus que par la mono­
polisation du pouvoir par un parti, et par un autocra­
tisme moins tyrannique que patriotique. Dictature donc
si l'on veut, mais pas exactement au sens de la défi­
nition reçue, ni du totalitarisme, ni de la dictature.
Comme le dit Mussolini lui-même en 1943 : « Le
fascisme ... a expié l'erreur de n'avoir pas été totalitaire
jusqu'au sommet de la pyramide. »

B) Etatisation de l'économie ? - Dès l'origine, le


fascisme s'est voulu interventionniste dans le domaine

52
économique et social : comment aurait-il pu ne pas
l'être puisqu'il se concevait lui-même comme l'anti­
thèse de ces régimes de séparation de l'économique et
du politique qu'était à ses yeux le libéralisme ? Mais
comme il entendait aussi, et par un même mouvement,
dépasser le socialisme dont les dogmes, en particulier
celui de la lutte des classes, lui apparaissaient direc­
tement antinomiques de ses propres idéaux d'unité
nationale, le contrôle par l'Etat de la vie économique
prit, sous le régime fasciste, la forme du dogme
corporatiste. Le corporatisme, annonça Mussolini
en 1933, « dépasse le socialisme aussi bien que le
libéralisme : il crée une nouvelle synthèse». Pourquoi
nouvelle synthèse ? Parce que du socialisme, la corpo­
ration refuse le matérialisme qui, à la fois, divise les
hommes et leur ôte le sens de la responsabilité, mais
veut retenir la finalité qui est la justice sociale. Du
libéralisme, le corporatisme veut retenir le dyna­
misme productif, mais en l'organisant : « L'Etat cor­
poratif considère l'initiative privée dans le domaine
de la production comme l'instrument le plus efficace
et le plus utile de l'intérêt de la nation. ;., L'inter­
vention de l'Etat dans la production économique a
lieu seulement lorsque l'initiative privée fait défaut ou
est insuffisante ou lorsque les intérêts politiques de
l'Etat sont en jeu. Cette intervention peut revêtir la
forme d'un encouragement ou d'une gestion directe.»
Au reste, dans les faits, mis à part l'institution d'un
ministère et d'un grand conseil des corporations,
l'organisation corporatiste ne prit jamais une forme
très précise. Au fond, elle eut pour contenu concret
presque exclusivement la mainmise du parti fasciste sur
les organisations syndicales : elle servit de prétexte à la
pénétration des milieux ouvriers par la parole mussoli-

53
nienne. Transmetteur d'ordres, donc, mais d'ordres
politiques beaucoup plus que de directives techniques.
En d'autres termes, il est assez manifeste que le sys­
tème corporatiste n'entendait en aucune manière
toucher à l'outil de production forgé par le libéralisme.
Ceux-là mêmes qui étaient le plus attachés à en sou­
ligner le despotisme l'ont involontairement démontré,
puisqu'ils l'ont accusé, et d'ailleurs largement à juste
titre, de n'avoir supprimé le libéralisme qu'en la per­
sonne des petits et moyens entrepreneurs, mais de l'avoir
entretenu et encouragé en la personne des grands
capitaines d'industrie, regardés comme porteurs en
puissance de l'unité de leur secteur industriel : bien loin
d'avoir supprimé le capitalisme, le fascisme aurait ac­
céléré la concentration du capital Et l'on peut accuser
d'oligarchisme un régime qui réduit à peu de choses
les droits de succession sur la propriété immobilière,
ou qui favorise les propriétaires ruraux au détriment
des ouvriers agricoles, mais non l'accuser d'un penchant
à la planification autoritaire centralisée. On peut ac­
cuser de collusion avec certains intérêts privés, mais
non de fanatique de l'étatisation un gouvernement qui
impose par la loi des fusions industrielles lorsqu'elles
conviennent aux grandes entreprises, ou qui rend
les PIT au secteur privé. Dans les faits, on peut en un
mot se demander si le système corporatif aboutit
jamais à autre chose qu'à développer, en particulier
pour remédier au chômage, le secteur des travaux
publics (qui ne connaît l'histoire des marais pontins?)
et à tenter de restructurer l'industrie nationale autour
de quelques grands trusts. Il y a loin de ces pratiques
à celles de la politisation systématique de toute l'acti­
vité économique : toute la distance qui sépare une
sorte de planification souple, assortie d'un penchant

54
certain à l'oligarchisme, d'une organisation totalitaire
de l'économie.
C) Tyrannie policiire et Idéologique? - Pour etre un despo­
tisme achevé et, a fortiori, un despotisme totalitaire, il eOt fallu
que le facisme mt un régime essentiellement de terreur.
Vi9tence et terrorisme il y eut bien en effet. Il y eut, dans tes
d6buts, les violences des squadrini, qui ne se limitaient pas tou­
jours à faire absorber à l'advenaire ta fameuse huile de ricin,
comme en témoignent la disparition de Matteoti (quiconque
s'en prendra à la milice prendra du plomb, proclamait Mussolini
en 1924) ou celle de nombre de leaden syndicaux dont beaucoup
furent emprisonnés, d6portés ou exilés, et dont plusieurs furent
assassinés. Il fut mis en place des institutions explicitement
r6pressives, comme le tribunal spécial ch� de ta d6fense de
l'Etat, et il fut promulgué des lois interdisant en fait toute expres­
sion publique d'une opposition politique quelconque (loi sur ta
s6curité publique par exemple). Des lois muselèrent soigneuse­
ment la presse; comme ceUes interdisant d'ouvrir une officine
d'6dition sans autorisation de ta police, de fonder un journal
sans d6c:laration préalable (et accord) du ministre de l'Inté­
rieur, etc.
11 faut cependant dire que, quelque forme qu'ait pris la r6pres­
sion politique, tous les historiens s'accordent à reconnaitre
qu'elle ne prit jamais celle, caractéristique des systèmes totali­
taires de l'extermination méthodique de l'advenaire. Les œlèbres
îles Lipari ne se comparent, ni par la quantité de prisonnien ni
par la vie qu'ils menaient, aux camps nazis ou aux Goulags sovié­
tiques. La Cour supreme condamna moins à mort (sept condam­
nations entre 27 et 32) qu'à l'incarœration, ou le plus fréquem­
ment à des amendes, au demeurant volontiers lourdes. La police
politique ne prit jamais l'extension par exemple de la police
politique allemande; bien que sa dénomination l'ait étroitement
rattachée au parti (O VRA = Opera Volontari Reprezione A.nti­
fascista) elle ne devint jamais l'instrument penonnel d'un de ses
chefs. De manière générale, si les faits prouvent que le fascisme
n'hésita pas à recourir à la violence et à l'arbitraire pour s'im­
poser à ses adversaires, en revanche ils prouvent aussi qu'il ne
cessa jamais de chercher à se constitutionnaliser, c'est-à-dire à
éliminer la violence comme mode ordinaire de gouvernement.
Parmi les raisons qui peuvent expliquer cette demi-mesure

55
dans la violence, si différente de ce que l'on trouvera dans les
régimes nazis ou soviétiques, il faut sans nul doute compter ce
fait simple et fort évident : ce régime, généralement considér6
comme typiquement totalitaire, ne comportait, comparé à d'au­
tre.,, que de faibles doses d'idéologie.

Dès l'origine, les sources de la pensée de Mussolini


furent trop disparates et hétéroclites pour faciliter la
formation d'un véritable système idéologique. Musso­
lini admira Sorel, Nietzsche, d'Annunzio, Garibaldi,
Schopenhauer, Machiavel et d'abord Marx {il fut
d'abord un socialiste, et demeura jusqu'à sa mort
fidèle à certaines des valeurs du socialisme comme à
une sorte de républicanisme dont témoigne la forme
que prit in extremis le fascisme dans la République
sociale italienne née sous la protection allemande). Il
eut certainement la volonté de créer une Italie nou­
velle, mais nouvelle comme est nouveau un homme qui
sort de maladie par rapport au malade qu'il était, et
non nouvelle comme peut l'être ce que l'on élabore
après avoir fait table rase de tout ce qui existait.
Mussolini entendait certainement achever plus que
créer de toutes pièces, et il n'y avait probablement
rien de plus étranger à sa vision du monde comme à
son tempérament que l'utopie, ou l'utopisme révolu­
tionnaire. Il est très caractéristique que l'on ne trouve
nulle part chez lui de conception d'une société, ou
d'une Cité idéales, où l'homme n'aurait enfin plus
aucune peine à se donner pour vivre. Au contraire, les
valeurs, les idéaux: ou les mythes qu'il entendait exalter
6taient des valeurs à bien des égards très tradition­
nelles : le mythe de la Rome impériale, l'idéal d'une
nation définitivement unie, d'un Etat fort, capable de
faire régner la paix et la sécurité en même temps que
d'y promouvoir le progrès économique et social, la
valeur de la responsabilité individuelle, le sens du
devoir, etc. : eut-il été autrement concevable qu'il passât
les accords de Latran, et serait-il compréhensible qu'il ait
d'abord recruté sa clientèle parmi les classes moyennes?
Du point de vue doctrinal, ce qu'il y eut donc de
spécifique dans le fascisme fut sans doute moins une
idéologie que, d'une part, l'exaltation à titre de valeur
suprême de la volonté, de l'action, ou de la lutte pour
elle-même (tout étant un devenir perpétuel), et, de
l'autre, l'exhortation à tout sacrifier à cette action
même, c'est-à-dire la glorification de l'héroisme, de
l'abnégation, de l'oubli de soi et, par conséquent, dès
l'instant que l'action est collective, de la discipline, de
l'obéissance et finalement de la dévotion entière à
celui qui initie l'action, au chef. En ce sens, le fonds
du fascisme mussolinien était constitué de deux senti­
ments. Le premier, fort connu, est celui du dégotlt
pour tout hédonisme, matérialisme, souci exclusif du
bien-être, confort, sécurité matérielle, ou utilitarisme,
en quoi on s'accorde à reconnaître les valeurs domi­
nantes des sociétés modernes. En ce sens, l'adversaire
du fascisme fut sans doute, avant même le bolchevisme,
l'esprit bourgeois. Le second, beaucoup moins évident
mais tout aussi important parce que complémentaire
du premier, c'est le pessimisme concernant la nature
humaine : Mussolini semble avoir été fasciné par
Machiavel (« J'affirme, écrivait-il, que la doctrine de
Machiavel est aujourd'hui plus vivante qu'il y a quatre
siècles parce que si les aspects extérieurs de la vie sont
profondément changés, on n'a pas encore constaté de
variations profondes dans l'esprit des individus et
des peuples... Machiavel est un contempteur des
hommes... s'il m'était donné de juger mes semblables
et mes contemporains je ne pourrais en aucune façon

57
atténuer son jugement; je devrais peut-être l'aggra­
ver »). Peu importe qu'il ait bien ou mal lu Machiavel :
ce qu'il y voyait est en tout cas de nature à éclairer sa
conviction manifeste que les hommes avaient besoin
d'être commandés. Il est certes possible que Mussolini
ait eu le goût et même la passion du pouvoir, et que
son apologie de la domination n'ait eu d'autre raison
que son tempérament. Il n'est pas inutile de se de­
mander s'il ne croyait pas aussi que les hommes
étaient spontanément peu portés à résister à la facilité,
en sorte qu'il faille les y aider. Autre chose est de vou­
loir créer un homme dont la marque distinctive soit
précisément qu'il n'ait rien de commun avec l'homme
tel qu'il existait jusqu'alors, ce qui est le propre de la
pensée idéologique, autre chose est de vouloir que les
hommes redeviennent ce qu'ils n'ont jamais cessé
d'être complètement, c'est-à-dire retrouvent leur na­
ture, jamais vraiment abolie mais simplement oblitérée
par une certaine manière de vivre. Or lorsque Musso­
lini chercha à exalter en l'individu ses capacités
d'héroïsme, il ne chercha pas à changer l'essence de
l'homme, il proclama que l'essence de l'homme con­
sistait dans cette faculté qu'on lui a toujours reconnue,
savoir la volonté. Il ne voulut pas rabaisser l'homme
à l'état de serf, il chercha à le tirer hors des sentiers de la
paresse. Mussolini était peut-être un piètre philosophe,
il n'en voulait pas moins à sa manière élever l'homme
au-dessus de lui-même, pour en faire « un membre
conscient d'une société spirituelle ». On peut donc
estimer qu'il se trompa dans sa définition de l'homme;
on peut constater que cette ambition réformatrice
aboutit tout simplement à une forme de tyrannie, où la
soumission aveugle devait l'emporter sur l'obéissance
éclairée. On ne peut pas ne pas voir qu'elle exclut

58
a priori de considérer, comme le fait l'idéologue poli­
tique proprement dit, qu'il y avait des hommes appa­
rents qui n'en étaient pas en réalité et qu'il fallait les
supprimer pour faire place nette à ceux-là seuls aux­
quels on reconnaît la qualité d'homme. Très concrè­
tement, cela signifie que le projet fasciste peut être jugé
aussi autoritaire ou arbitraire que l'on voudra, mais
qu'il est impossible d'ignorer qu'il exclut les formes
les plus extrêmes du pouvoir de l'homme sur l'homme,
c'est-à-dire les camps, et tout ce qui manifeste dans les
faits la normalisation proprement dite de la terreur.
Et c'est sans nul doute encore à cette sorte de philo­
sophie plus ou moins consciente qu'il faut attribuer
l'hostilité que Mussolini marqua toujours pour le
racisme, cette justification ultime qui est donnée à
traiter l'homme non comme une fin mais comme un
moyen (« La race n'est pas une réalité », s'exclama un
jour Mussolini. « Rien ne me fera jamais croire qu'une
race biologiquement pure existe aujourd'hui »). Pour
Mussolini il y avait des opposants politiques, mais tout
homme pouvait devenir pleinement homme : à soi seule,
cette conviction suffirait à rendre compte de tout ce qui
dans le régime fasciste est proprement antitotalitaire.
La cause qui fit du système fasciste un régime vio­
lent est donc à chercher moins dans la doctrine que
dans les faits. Mussolini a certes loué la violence, mais
c'était à la manière de Sorel, qui ne lançait pas des
appels au meurtre, et encore moins à la haine et à la
vengeance, mais qui concevait toute œuvre effective
comme la victoire d'une volonté, et pour qui la vio­
lence signifiait d'abord l'application d'une force mo­
rale. Or cette apologie de la détermination, de l'enga­
gement, de l'affrontement, aurait supposé, pour de­
meurer ce qu'elle souhaitait être, d'être subordonnée
59
à Ja reconnaissance d'une mission spiritueUe, -d'une
vocation naturelle de l'homme à poursuivre des fins
qui ne soient pas purement matérielles, mais préci­
sément morales. Mais pour que Je fascisme en eOt Ja
notion, il eut fallu qu'il ne considérât pas que l'indi­
vidu se transcendait lui-même suffisamment en se
bornant à obéir aveuglément aux ordres d'un chef,
qu'il fQt son chef direct ou à travers lui, le Duce. En
réduisant Je dépassement de soi à la simple adoration
de ce dernier, Je fascisme ôtait à la violence ce qu'il
aurait voulu Jui donner de dimension morale. Le
régime fasciste, quoiqu'il ne pOt devenir à proprement
parler de terreur parce qu'il n'en avait pas les moyens
idéologiques, devint un régime violent parce que ses
chefs étaient des hommes plus souvent mOs par Jeurs
passions ou Jeurs intérêts que par le souci de leurs
semblables. Au nombre des fautes qui entraînèrent Je
fascisme sur une pente qu'il n'aurait pas nécessairement
suivie de soi-même, il faut évidemment compter son
alliance avec le nazisme, puis sa progressive subordi­
nation à ce dernier. Mussolini n'avait eu à l'origine
que mépris pour Hitler et que dégoOt pour la ger­
manité : la collaboration avec Je nazisme, en discrédi­
tant progressivement les classes dirigeantes fascistes, ne
pouvait évidemment qu'accentuer les propensions du
régime au despotisme et à l'oligarchie. Le terrorisme,
dans l'Italie fasciste, fut un fait plus qu'un principe, le
produit de Ja méchanceté humaine plus qu'un effet
voulu du système.
Despotique tant que l'on voudra, mais beaucoup
moins idéologique qu'oligarchique, le fascisme musso­
linien fut un régime dont la réalité est beaucoup plus
travestie que traduite par les idées reçues. Fut-il tota­
litaire? La réponse rigoureuse ne peut être que la
suivante : il le fut dans le sens où lui-même prenait le
mot. Il ne le fut pas dans le sens que ce même mot
prend si on l'applique à des régimes comme le nazisme
ou le communisme. Etre totalitaire, pour Mussolini,
signifiait seulement être d'avis qu'il ne pouvait y avoir
pour l'individu de :finalité supérieure au service de
l'Etat. Mais dans le principe cela ne signifiait pas que
l'individu dOt avoir pour vocation d'être l'esclave de
l'Etat, mais seulement qu'il ne pouvait parachever sa
nature qu'en se montrant capable de se dépasser,
dans sa subjectivité, c'est-à-dire dans ses passions, sa
paresse ou ses désirs. Naturellement, en l'absence d'une
:finalité proprement spirituelle, ce qui devait arriver
arriva, et l'individu fut conçu comme parachevant sa
nature dans le simple service de l'Etat, c'est-à-dire de
Mussolini : le fascisme devint tout naturellement une
dictature. Il n'en reste pas moins que la distance
demeure infran�ssable entre ce régime, qu'on peut
toujours appeler totalitaire, si l'on veut être mussolinien,
et d'autres, comme le nazisme ou le communisme, qui
surent donner un contenu d'une tout autre nature au
mot. Ce sont d'ailleurs ces régimes qu'il faut mainte­
nant examiner.
II. - Quand la réalité dépasse la fiction
1. Le nazisme. - Beaucoup plus que le régime
mussolinien, et alors que jamais il ne s'intitula totali­
taire, le national-socialisme paraît répondre à la défi­
nition consacrée de ce type de régime. En réalité, un exa­
men plus attentif des faits montre qu'elle n'en saisit
que la surface et dissimule en l'occurrence à la fois
les aspects les plus profondément inhumains du
nazisme et ce qui permet d'en expliquer l'apparition,
c'est-à-dire l'essence du régime.

61
A) Etatisation de l'économie? - La définition reçue
veut qu'il n'y ait pas de régime totalitaire qui ne vise
à soumettre l'ensemble de l'activité économique au
contrôle de l'Etat.
Mais autre chose est de subordonner l'économique
au politique, parce qu'on y voit le moyen de trans­
former l'économique même, l'intention étant alors
moins de contrôler l'économie que d'opérer une révo­
lution économique, autre chose de mettre l'économie
au service de l'Etat, ou de certaines finalités poli­
tiques : quelles que soient les contraintes que celles-ci
imposent au fonctionnement de l'économie, et bien
qu'elles puissent dans bien des cas ressembler fort à
celles d'une politique de planification autoritaire, elles
n'induisent, ni n'impliquent nécessairement une trans­
formation révolutionnaire des structures de l'économie
existante. Or, en tant que l'un des dogmes fonda­
mentaux du régime nazi était l'autocratie du chef
politique, bien évidemment il ne pouvait être question
que la sphère économique échappât à sa domination :
le nazisme impliquait la subordination de l'économie
à l'Etat. Mais il reste à savoir si cette subordination
fut jamais autre que purement pragmatique, ou si
l'idéologie nazie comportait une volonté de mainmise
systématique sur l'activité économique.
Le moins que l'on puisse dire est que les choses de­
meurèrent toujours assez floues au plan des principes,
et qu'au plan historique, les pratiques ne cessèrent
d'évoluer.
Le flou des principes n'a rien de tellement surpre­
nant. Car si d'un côté il est tout à fait évident que le
Führer ne pouvait pas ne pas vouloir être un guide en
matière économique comme en toute autre, de l'autre
l'idéologie nazie comportait comme un de ses thèmes

62
distinctifs, au moins à l'origine, un certain mépris
romantique de l'activité économique, dont ]a traduc­
tion au p]an conceptùe] est ]a dénonciation de ]'éco­
nomie comme moteur eff'ectif de ]'histoire, et au plan
politico-social, ]a fraternisation, par-de]à les diffé­
rences de classes, d'une élite qui se vouJait désignée
par ses seuJes quaJités racia]es et ses seules vertus
nationales. En ce sens, il a pu sembler qu'il y avait
au principe du nationaJ-socialisme la volonté, parfai­
tement révolutionnaire, de créer une nouvelle société
fondée, non plus comme la société libérale ou socia­
liste, sur le primat des va]eurs économiques', mais sur
des vaJeurs explicitement non économiques. Rien donc
là qui pût conduire à ]'élaboration d'une doctrine éco­
nomique : un Etat qui veut détruire l'économie ne peut
vouJoir la contrôler que dans un sens très particuJier.
Au reste, et toujours au plan des principes, ]es
choses sont p]us compliquées encore. Simu]tanément
en effet, le nazisme fut, au moins pour ]a moitié de
son existence, un mouvement. d'ouvriers, de paysans,
de petits bourgeois. Et non point seulement en paroles,
mais en fait : il ne se borna pas à lancer des slogans
mitte/stiindisc:h, ce sont effectivement ces miJieux qui
lui fournirent ses troupes. De sorte que ce qui pour
les uns apparaît être une idéologie essentiellement
anti-communiste fut vécu par d'autres comme une
idéologie surtout anti-capitaliste. Mais, même à la
comprendre ainsi , on ne voit pas mieux comment elle
aurait mené à l'étatisation de l'activité économique,
car ce qui était dénoncé dans le capita]isme n'était
pas la valorisation du progrès économique, de l'ini­
tiative privée ou du profit individuel, mais uniquement
les processus de monopolisation et l'étouffement des
petits par les gros. Le boutiquier ne réclamait pas

63
l'étatisation de l'économie, mais seulement la pro­
tection de l'Etat contre les grands magasins, c'est-à-dire
son intervention peut-être, mais uniquement sous forme
de répression dirigée contre les grands entrepreneurs.
Dans la confusion des principes, c'est à l'histoire
qu'il revient de juger ce que fut l'emprise nazie sur
l'économie. Or les faits révèlent trois choses.
D'abord que Hitler ne fut pas longtemps fidèle à la
parole engagée auprès de sa clientèle initiale : déjà
branlante en 1932, lors du ralliement des grands indus­
triels, l'idéologie du Mittelstand avait vécu en 1 936,
en 1939 le Volkischer Beobachter voyait dans ses par­
tisans des adversaires et les statistiques démontrent
une diminution constante du nombre des petites et
moyennes entreprises de 1933 à 1939. Quant aux petits
propriétaires fonciers, leur niveau de vie se dégrada
sans cesse à mesure que le travail imposé devint plus
astreignant, et que leur endettement augmentait : l'in­
tensification de la production requise par la politique
d'autarcie du Reich se heurta implacablement à la loi
des rendements décroissants ; à considérer l'accélé­
ration incessante de l'urbanisation jusqu'à la guerre,
on peut · douter que le nazisme ait réussi à être un
régime de retour à . la terre.
L'histoire apprend ensuite que l'idylle du nazisme
et du grand capital (mythe favori du marxisme) fut de
courte durée. Commencée seulement en 1932, au lende­
main du succès de Hitler, que les grands entrepreneurs
avaient jusqu'alors toujours combattu et qui espéraient
voir leur soutien récompensé par la promulgation de
quelques mesures précises (comme la liquidation des
syndicats, la compression des salaires, ou l'aména­
gement de la dette de guerre), elle s'achève (non sans
traverser quelques tourmentes, comme la disgrâce

64
de Thyssen en 1936) avec la chute du or Schacht,
porte-parole de la grande industrie, qui crut un
moment - celui du triomphe de son système - que
Hitler voulait simplement encourager l'apparition de
cartels en les mettant à l'abri de barrières douanières.
Le « plan de quatre ans » contenait deux leçons;
d'une part il marqua le début d'une politique de prise
de contrôle effective de certaines industries par l'Etat;
d'autre part, il révéla clairement la volonté, probable­
ment sous-jacente à cette prise de contrôle, qu'avaient
les dirigeants nazis de subordonner la performance
économique à la poursuite de certains objectifs définis
par le pouvoir politique.
Et telle est bien l'attitude finalement adoptée par
l'hitlérisme (sinon par le national-socialisme) à l'égard
de l'économie. Le gouvernement nazi lança par exemple
pour répondre à la réticence des industries sidérur­
giques privées, un énorme combinat quasi socialisé
(Reich Werke Hermann Goering) dans lequel il déte­
nait 76 % du capital, et qui, à partir de 1938, n'hésita
pas à monopoliser les moyens (main-d'œuvre, res­
sources) d'un accroissement capacitaire; dans l'in­
dustrie chimique, le succès de IG Farben ne tint qu'à
de bonnes relations avec certains dignitaires nazis,
et au poste élevé dans la même hiérarchie de son
directeur. De manière générale, d'ailleurs, l'investis­
sement fut contrôlé. Le pays fut enrégimenté (le fer­
mier, tout en gardant la propriété de sa ferme, fut en
quelque sorte mobilisé sur place, sans possibilité de
quitter sa terre, ni de choisir sa récolte). L'industriel
ne le fut pas moins : (il ne put ni embaucher ni
licencier sans autorisation gouvernementale; les tawc:
de salaire lui furent imposés; les prix aussi ; et souvent
sans même tenir compte du coOt de production; la

6S
CI.. POLIN 3
production elle-même se fit de plus en plus sur com­
mande c'est-à-dire sur ordre des autorités, et la qua­
lité comme la quantité en fut réglementée ; l'expor­
tation fut sévèrement contrôlée, etc.). L'ouvrier subit
enfin le même sort : le droit de grève lui fut retiré,
il ne put changer de travail sans permis, il n'eut plus
la liberté de se syndiquer. A force de réglementer, il
est certain que l'on finit par rendre très indistincte
la différence du privé au public : à la limite on peut se
demander si le régime ne tendait pas à abolir dans les
faits le fondement même de toute l'économie libre,
c'est-à-dire la propriété privée, simplement en accumu­
lant les limitations à son usage. Mais était-ce le fait
des circonstances, ou d'une conviction idéologique ?

B) Tyrannie d'un parti? - Le parti nazi n'arriva


jamais à réduire à sa merci tous ses rivaux, comme
en particulier l'armée, dont la vassalisation fut tou­
jours ponctuée de révoltes. Mais, même à négliger
ces faits, il reste un peu simpliste, dans le cas du
nazisme, de parler d'une monopolisation du pouvoir
par un parti. En profondeur ce n'était pas le parti qui
gouvernait, mais Hitler. Qu'importe, dira-t-on, si
Hitler était le chef du parti, il est bien clair que c'était
sa clique, son gang, qui gouvernait. Une chose est
cependant le gouvernement des masses par un groupe
d'hommes, dont l'un donne des ordres, tandis que ]es
autres les exécutent, et sont ainsi les lieutenants du
premier auprès du grand nombre, qu'ils gouvernent
au nom de leur chef. Une tout autre chose est Je
gouvernement d'un chef qui, certes, à à cœur de
s'entourer de fidèles, mais jamais au point qu'il ne
puisse s'adresser aux masses que par leur intermé­
diaire, et qu'il soit en quelque sorte dépendant de la

66
hiérarchie dont il occupe le sommet. Or telle était bien
la situation de l'Allemagne nationale-socialiste, où
toutes les hiérarchies, et d'abord celles instituées par
le régime même, pouvaient sans cesse être court-cir­
cuitées par le Führer, où régnait la répugnance à fixer,
à institutionnaliser les organes mêmes du gouver­
nement, et où ces organes ne cessaient de se multiplier,
de se dédoubler, pour former finalement une sorte de
chaos inextricable où les compétences de tous s'entre­
croisaient et se recoupaient, et dont la seule signifi­
cation possible était manifestement d'assurer 1a possi­
bilité d'une intervention immédiate et arbitraire du
chef, à tous les niveaux, à toutes occasions, et sans le
délai d'une procédure fixe. En un mot, le nazisme ne
consistait point tant dans la dictature d'un parti que
dans la mobilisation permanente de tous en un mou­
vement sans direction définie une fois pour toutes,
parce qu'entièrèment relative à la volonté, elle-même
sans cesse mouvante, du Führer.
Alors, dira-t-on encore, le nazisme constituait-il
un régime dictatorial, analogue à celui de Mussolini?
Deuxième erreur. Car parler de dictature implique
d'opposer à celui qui commande ceux qui lui obéissent,
à celui qui est plus ou moins le maître ceux qui sont
plus ou moins ses esclaves. Mussolini voulait être
suivi en tant qu'il était le chef, c'est-à-dire essentielle­
ment autre que ceux qui le suivaient. Malgré la res­
semblance apparente, le culte du chef avait un sens
tout· différent chez Hitler. Plus caractéristique du
nazisme que le parti national-socialiste furent ces
grandes manifestations colossales, aux tonalités wagné­
riennes, au spectaculaire primaire et massif. Leur but
profond était moins d'impressionner les nations étran­
gères par le spectacle de la puissance allemande, que
67
de faire graviter les masses populaires autour de leur
Führer, centre géométrique du spectacle, et de les
faire vibrer à l'unisson de son verbe, dont le pouvoir
incantatoire est resté célèbre. Sous un théatralisme
bien germanique, sous la volonté de militariser le
civil, sous l'exaltation patriotique, sous la complai­
sance allemande pour l'ordre et le collectif, il y avait
l'intention d'abolir la distance du gouvernant aux
gouvernés, du chef à ses subordonnés, et non pas
relativement, le supérieur faisant visage familier à ses
inférieurs, mais radicalement, c'est-à-dire par fusion
affective du premier avec les autres : « je ne suis, disait
Hitler, que le fonctionnaire des masses ». Si le principe
du chef est le principe politique de tous les régimes
autoritaires, en soi il n'est pas totalitaire : la simple
différence du gouvernant et du gouverné en dernière
analyse fait toujours de ce dernier un opposant po­
tentiel au gouvernant. Tout change si, par une sorte
de magie affective ou d'auto-persuasion aveugle, le
gouverné peut s'imaginer ne faire qu'un avec son chef,
car celui-ci est désormais libre de faire rigoureusement
n'importe quoi. En ce sens, l'absence de souci de
l'organisation administrative fait corps avec les soins
apportés aux grandes cérémonies : si les organisations
doivent rameuter du monde, elles ne sont pas chargées
de son impulsion, qui revient à la seule volonté du
chef. Ein Land, ein Volk, ein Führer, le vrai totalita­
risme commence lorsque l'individu devient indiscerna­
ble du tout, et d'abord de celui qui est censé en
incarner l'unité. Il y a là bien plus que la simple
monopolisation du pouvoir par un parti unique.
C) Tyrannie idéologique? - Rien ne semble plus
évident que l'existence, au cœur du nazisme et comme
68
son principe, d'une idéologie. L'évidence appelle pour­
tant le commentaire.
Et d'abord tout simplement parce que, dans la tête
du petit bourgeois inculte qu'était Hitler, les inspira­
tions sont multiples, contradictoires, et que bien des
thèmes qu'il a repris à son compte, et qui ont été
effectivement mobilisateurs, ne sont en aucune ma­
nière spécifiques du national-socialisme, cependant
que d'autres, qui constituaient le cœur de son discours
idéologique, n'ont eu aucun effet d'entraînement.
Ensuite, parce que ce qui fit véritablement le succès
du nazisme fut moins une quelconque vision du
monde, au demeurant délirante, que les passions qui
la nourrissaient et dont l'hitlérisme sut jouer : aussi
bien la propagande nazie ne chercha jamais à répandre
de raisonnement ni à persuader, mais à marteler des
slogans au contenu intellectuel faible ou nul, mais
au contenu passionnel intense.
A passer en revue des éléments dont se compose ce
qu'il est convenu d'appeler l'idéologie nationale-socia­
liste, on s'aperçoit ainsi qu'elle intégrait un revan­
chisme, une nostalgie de la grandeur allemande par­
tagée par nombre d'Allemands, et qui lui valurent donc
la faveur de milieux sans aucun penchant pour le
national-socialisme proprement dit. Ce fut l'habileté
de Hitler que de se faire passer pour nationaliste :
mais ce n'est pas à l'idéologie nazie qu'il est redevable
du soutien que les nati"onalistes lui apportèrent, et
qu'ils ne lui auraient sans doute pas apporté s'ils
avaient compris la distorsion que faisait subir à leur
nationalisme, son intégration au biologisme raciste
qui était, lui, spécifique de l'hitlérisme. Aussi bien
les milieux conservateurs, en particulier, comprirent
si bien qu'ils avaient été floués qu'ils ne cessèrent de

69
fomenter, mais un peu tard, des complots contre Hitler,
dès l'instant que celui-ci accéda à la chancellerie. En
d'autres termes, il est certain que la politique étrangère
conquérante de Hitler ne pouvait pas ne pas flatter un
certain nationalisme, et que l'armée elle-même, coiffée
par le national-socialisme, mais non intrinsèquement
convertie, ne pouvait pas ne pas trouver son compte,
à la fois matériel et moral, dans la politique de réarme­
ment et d'expansionnisme hitlérien; mais en retour,
les justifications proprement idéologiques de cet expan­
�ionnisme ne jouèrent pas de rôle assignable dans la
popularité du nazisme : on ne voit pas que l'achar­
nement de Hitler à donner des bases qui se voulaient
scientifiques à quelques-unes de ses obsessions favo­
rites, non plus que son souci de leur donner une forme
conceptuelle et apparemment rationnelle, lui aient
valu de nombreux électeurs supplémentaires ou la
fidélité de nombre de ses partisans. Le souci, né à la
fois de la géographie, des circonstances historiques et
du tempérament propre à Hitler, d'une autarcie ab­
solue de l'Allemagne, la volonté de faire en sorte que
le pays ait sur son propre territoire toutes les res­
sources nécessaires à son existence et à sa survie, ne
paraissent guère avoir habité avec cette insistance un
très grand nombre d'esprits. Il faut chercher ailleurs,
c'est-à-dire dans ce que ces élucubrations, simplistes
et enfiévrées, dissimulent.
En réalité, si l'idéologie nationale-socialiste mobilisa
les foules, ce fut parce que les slogans qu'elle propa­
geait savaient s'adresser directement, et dans le langage
le plus simple, aux passions humaines que la con­
joncture historique suscitait particulièrement. L'Alle­
magne ne sortait pas seulement vaincue et humiliée
de la guerre, elle en sortait. révolutionnaire : révolu-
70
tionnaire parce que les élites traditionnelles qui
l'avaient menée au combat, n'avaient pas su le gagner,
et qu'elles s'étaient par là même discréditées ; révolu­
tionnaire parce que la désagrégation de ces élites
donnait soudain libre cours à des ambitions que les
structures sociales antérieures avaient toujours frei­
nées; révolutionnaire enfin, et de la manière la plus
radicale, parce que de grandes masses d'hommes, qui
n'avaient pas nécessairement d'ambitions définies, se
trouvaient soudain, du fait précisément de la dispa­
rition des cadres habituels de leur vie, disponibles
pour en adopter de nouveaux, et même ardemment
désireu de les découvrir : avec les normes habituelles
de leur existence, c'est leur identité même qu'elles
avaient perdue. C'est le mélange de ce que Durkheim
aurait appelé un état d'anomie, et d'ambitions libérées
par cette anomie même, qui fit la force du national­
socialisme, et notamment du racisme qui en constitue
« l'idée » centrale.
Ce racisme offrait aux masses deux séductions évi­
dentes. D'une part il leur redonnait à bon compte le
sentiment d'une identité puisque, constituant la race
supérieure, non seulement elles se trouvaient investies
de tout l'être qui était retiré aux races inférieures, mais
encore elles incarnaient la seule vraie humanité. Nul
ne savait au juste, naturellement, selon quels critères
la race élue pouvait se dire telle : mais peu importait
puisqu'elle se reconnaissait d'abord à la volonté de
son guide qui était, on l'a dit, moins son chef que son
expression. Appartenir à la race supérieure, c'était
appartenir à ce groupe d'hommes unis par la volonté
du Führer, en un même mouvement, c'était donc
donner à chacun sa raison d'être à ses propres yeu.
A des hommes qui avaient perdu le respect d'eu.x-

71
mêmes, et le sens de leur existence, le racisme offrait une
chance factice, mais d'autant plus aisée à saisir
qu'elle était grossière, de réhabilitation, de restructu­
ration psychologique.
D'autre part, le même racisme rendait possible,
cette fois au sein même des élus, l'apparition de nou­
veaux rapports humains et sociaux, de nouvelles
normes et de nouveaux cadres d'existence. Au sein
du mouvement, quels que fussent les rapports hiérar­
chiques, il ne laissait pas, tous les observateurs l'ont
noté, de régner une sorte d'égalité de surface, due à la
conscience d'appartenir à l'élite. Très consciemment,
le nazisme chercha à donner à ses fidèles le sentiment
qu'il avait, au moins pour eux, su abolir les différences
de classes (« habiller le fils du directeur et le jeune
ouvrier, l'étudiant et le manœuvre agricole, du même
uniforme, leur faire mettre la même table au service
commun du peuple et de la patrie», c'est là de l'éga­
lité tangible). En un mot, si le racisme ne parlait guère
aux esprits en tant que dogme spéculatif, il n'est pas
difficile de comprendre qu'au plan des passions et des
amertumes inassouvies il a pu prendre une valeur toute
différente, celle d'un programme ou d'une promesse
de révolution sociale.
Le régime national-socialiste fut donc beaucoup
plus qu'une sorte de despotisme qui aurait été plus
poussé que les despotismes du passé, parce qu'il aurait
voulu_ régner même sur les âmes. L'intuition la plus
fondamentale et la plus démoniaque de Hitler fut
l'intuition que le meilleur moyen de s'attacher des
fidèles était de leur répéter qu'ils étaient des sur­
hommes, parce que cela consistait en fait à leur
répéter que c'était à des hommes et des femmes
comme eux que tout était dQ. Le tyran d'autrefois
72
exploitait ses victimes : Hitler proposa en somme à
ses sujets d'exploiter avec lui le reste de l'humanité,
désormais déchue, pour les besoins de la cause, de
son rang d'humanité. On a bien mal compris ses pro­
messes hystériques de créer des hommes nouveaux :
sans doute, sous un certain jour, cette démiurgie
génétique relevait-elle de la psychiatrie; mais, prise
d'une autre manière, elle démontre qu'Hitler avait
élaboré cette ruse suprême de la tyrannie qui consiste
à y associer ses sujets, et à poser les nouveaux tyrans
tels qu'ils sont, avec tous leurs vices et toutes leurs
passions, en modèles humains. Et c'est d'ailleurs là la
terrifiante originalité du nazisme par rapport au
fascisme italien : Mussolini s'y prit mal, mais on peut
imaginer qu'il voulut élever les hommes. Hitler, loin
de vouloir créer un homme nouveau, chercha à enra­
ciner son despotisme non seulement dans le vieil
homme, mais dans tout ce que le vieil homme avait de
plus bas. Le régime national-socialiste avait découvert
qu'une idéologie a d'autant plus de chance d'être
efficace qu'elle s'enracine dans les passions les plus
élémentaires de ceux à qui elle s'adresse, et qu'en elle
ce quicompte n'est pas tant l'idée que l'intérêt qu'elle
satisfait; en somme qu'elle est d'autant plus convain­
cante qu'elle proclame ce que ses :fidèles veulent en­
tendre. Hitler avait ainsi découvert le principe d'un
despotisme plus parfait que tous ceux inventés jusqu'à
lui, parce que cherchant non à s'imposer par la force
mais à gagner ses victimes en corrompant leurs esprits
de l'intérieur. « Le régime national-socialiste, remar­
quait déjà Rauschning, a recours aux instincts les
plus bas de l'humanité, à la brutalité, à la violence,
à la haine, à la vengeance, à l'envie, au dépit, à la
débauche, au banditisme, au mensonge. ... L'envie
73
et la jalousie, le recours aux plus bas instincts hu­
mains, l'habileté à diviser l'adversaire, à faire appel à
sa bassesse et à sa faiblesse notoires, ces moyens ont
toujours, jusqu'à présent, mené le national-socialisme
au succès... chacun est le démon de son prochain,
chacun surveille son prochain, chacun se fait mou­
c�d et délateur de son prochain. »
S'il est donc certain que l'idéologie nazie fut la
vérité officielle du régime, il y a tout lieu de penser
que ce n'est pas à ce titre qu'elle eut la portée que
l'on sait dans une population qui, tous les historiens
s'accordent à le dire, ne cessa effectivement de sou­
tenir massivement Hitler : comme Rauschning l'avait
noté avec profondeur, tous les nazis étaient « com­
plices ».

D) Terreur policière? - Ce qui ne signifie en


aucune façon que le régime nazi ne fut pas simulta­
nément un régime de terreur policière : la pratique
des camps et les pratiques de la Gestapo témoignent
chacune à leur manière de ce que, au contraire, il y
allait de l'essence de ce régime d'être un régime de
terreur.
Pour donner une nécessité et un sens durable au
mouvement nazi, il fallait lui donner pour but la lutte
contre un ennemi absolu, c'est-à-dire un ennemi dont
l'annihilation fftt elle-même nécessaire et pourtant
un ennemi sans cesse renais'iant, invisible, tout­
puissant et omniprésent. Dans toute guerre il y a un
ennemi, mais qui ne l'est que conditionnellement, la
preuve en étant qu'on cherche seulement à lui faire
déposer les armes. Si l'on veut élever la lutte à la
hauteur d'un absolu, il faut que l'ennemi lui-même le
soit aussi. Et d'autre part, pour satisfaire les ressenti-

74
ments, il fallait trouver des raisons à la spoliation des
victimes : la transfiguration en un ennemi absolu
rendait leur annihilation à la fois nécessaire et juste.
Le nazisme inventa donc ce qui est à la fois une
catégorie essentielle de la domination totalitaire, et la
condition de possibilité d'une institutionnalisation de
la terreur, à savoir la notion « d'ennemi objectif».
En affirmant en effet dans un de ses plus célèbres dis­
cours que << le complot juif était d'autant plus évident
et palpable qu'il était moins possible d'en apporter les
preuves», le docteur Goebels avait en quelques mots
élaboré la notion d'un ennemi qui ne sait pas qu'il en
est un, et qui ne veut pas en être un, mais qui se
trouve, sans le savoir ni le vouloir, être, quoiqu'il
fasse et sans rémission possible, un ennemi, et qui par
conséquent était en tant que tel cet ennemi absolu dont
le mouvement révolutionnaire nazi avait besoin. Il
avait en quelques mots instauré et légitimé la systéma­
tisation de la terreur, au sens rigoureux du terme. Car
même lorsqu'un régime est tyrannique, le tyran a à
cœur de définir ce qu'il veut que ses sujets fassent,
c'est-à-dire de porter à la connaissance de tous la ligne
de démarcation entre le permis et le défendu, frontière
dont la violation déclenche la répression. Le tyran,
justement parce qu'il veut conserver son pouvoir, ne
cherche pas à faire régner une crainte telle que ses
sujets n'aient plus rien à perdre à lui désobéir : ses lois
peuvent etre arbitraires, il lui est utile et même néces­
saire de les rendre claires. La terreur proprement dite,
au contraire, commence à exister quand tous peuvent
être à tout instant décrétés coupables sans même avoir
transgressé aucune loi, pour la simple raison que ces
lois n'existent pas, ou qu'elles sont ainsi définies qu'il
leur est impossible, même sans le vouloir, de ne pas
75
les transgresser. Il faut se garder de confondre con­
trainte et terreur, car l'une n'a d'autre but que de
réduire l'opposition, tandis que l'autre tend à détruire
en chacun, et précisément par la terreur, sa propre
dignité, c'est-à-dire à réduire l'homm� en l'homme.
L'application systématique de cette catégorie a un
terme logique, qui est de faire participer les masses
elles-mêmes à l'institution de la terreur; et ce terme,
l'hitlérisme l'avait entrevu : témoin ces paroles prophé­
tiques de Rauschning : « l'appel à la paresse et à la
lâcheté... en politique intérieure se traduisit par des
possibilités de domination plus efficaces que le recours
exclusif à la terreur... c'est avant tout la participation
bénévole au service de la Gestapo, la dénonciation
universellement érigée en devoir patriotique, qui ont
assuré la solidité interne du régime ».
A ce compte, ce que le nazisme comporte de plus_
énigmatique, c'est le caractère éphémère de son
triomphe. Car en s'alimentant aux passions de ses
fidèles, il s'était bien donné la possibilité de durer
mille ans. Sa chute, à échéance en dernière analyse
assez rapide, prouve à sa manière qu'il n'a pas su
exploiter pleinement toutes les ressources de sa propre
dynamique. Et ass� curieusement, c'est probablement
ce qu'il est cqnvenu'xt'appeler son idéologie qui l'en a
empêché : car' elle lui interdisait de devenir universel.
Le simple fait d'avoir trouvé dans la distinction entre
une humanité véritable et une sous-humanité, c'est-à­
dire dans l'opposition raciale, le fondement d'une
nouvelle société interdisait en effet aux nazis de se
considérer les uns les autres - race supérieure - avec
le même regard qu'ils jetaient sur ceux - les races
inférieures - qu'ils rejetaient du giron de l'humanité :
si les maîtres n'étaient maîtres qu'en se donnant des

76
esclaves, ils ne pouvaient le faire qu'en se tenant les
uns les autres pour maîtres en regard de leurs esclaves;
ils n'auraient pu commencer à se mépriser les uns les
autres qu'en estompant la barrière les séparant de ceux
qui leur servaient à se sentir des maîtres, c'est-à-dire
en mettant leur propre statut en péril. De cette con­
trainte purement logique résulta que jamais le nazisme
ne put appliquer dans toute sa généralité le principe
de l'ennemi objectif, c'est-à-dire devenir de part en
part un régime de terreur : qu'il soit libéral, juif,
slave, latin ou noir, l'ennemi qui l'était malgré soi
demeurait constamment situé à l'extérieur du groupe
dont il était en quelque sorte le faire-valoir. De sorte
que l'oppression nazie prit pour cible d'une part,
comme tout despotisme l'aurait fait, les opposants au
régime, de quelque origine qu'ils fussent, et d'autre
part les non-Allemands, et non seulement les juifs
mais aussi les slaves ou les latins, tous également
considérés comme des ethnies dégénérées.
Le nazisme avait pour sa part découvert le principe
de tous les totalitarismes, qui est bien de vouloir
construire des hommes parfaits, mais qui est aussi,
contrairement à ce qu'on en pense d'ordinaire, de
considérer que cette perfection est déjà comme un
donné immanent à l'individu, et non commQ une
essence transcendante ou comme un modèle à at­
teindre; en somme que l'homme parfait n'a pas à se
réaliser, mais à se laisser aller. Dans cette perspective
la perfection totalitaire coîncide donc avec la défi­
nition de l'homme parfait comme le plus petit déno­
minateur commun de tous les hommes possibles : le
nazisme s'arrêta sur cette pente en se bornant à choisir
comme référence le plus petit dénominateur commun
à un groupe donné d'hommes, dès lors définis dans

77
leur humanité par simple opposition à d'autres, ce qui
fait qu'il n'eut pas besoin durant sa brêve existence
d'aller chercher des victimes ailleurs qu'en dehors de
la cohorte de ses propres fidèles. L'hitlérisme se trouva
ainsi répondre en quelque manière involontairement
au troisième critère traditionnel d'un régime totali­
taire : ce fut en effet un régime où certains faisaient
régner la terreur sur d'autres; mais il se tapissait au
cœur de l'hitlérisme un monstre plus redoutable encore
que ce que les images reçues permettent d'y voir, et
qui n'est autre chose que la forme achevée du totali­
tarisme, la haine de tous pour tous.

2. Le commaaisme. - S'il est enfin un régime


auquel la définition classique d'un régime totalitaire
semble convenir en tout point, c'est le régime commu­
niste, tel au moins qu'il s'incarne dans la Russie
soviétique.
Il y a longtemps eu là, pour l'imagination popu­
laire mais aussi pour le politologue traditionnel, un
paradoxe évident, tenant à ce que les pays commu­
nistes ont longtemps réussi à solidement accréditer
leur image de pays démocratiques : ne proclament-ils
pas être des démocraties plus accomplies que les
démocraties occidentales puisqu'ils sont démocraties
populaires? Mais le vrai paradoxe n'est pas là.
En effet, le xx• Congrès du Pcus a permis de des­
siller les regards de tous ceux qui, de bonne foi, atten­
daient de voir pour croire : il apparut alors clairement
que, comme Rosa Luxemburg dès l'origine et bien
d'autres après elle ne cessèrent de le répéter, le centra­
lisme démocratique, par-delà le pouvoir personnel
d'un homme, pouvait dissimuler, dans une société qui se
voulait sans classes, la réapparition d'une classe diri-

78
geante, tout aussi exploiteuse que l'ex-bourgeoisie,
tout aussi minoritaire qu'elle, mais beaucoup plus
puissante encore, parce qu'elle accapare tous les
rouages du nouveau pouvoir, et règne donc de manière
totalement despotique sur le prolétariat. Le choc du
discours de Khrouchtchev fut si grand que certains
retrouvèrent de vieilles inspirations libérales et pro­
clamèrent soudain qu'il n'y avait pas de véritable
démocratie sans rivalité de plusieurs partis pour le
pouvoir, et qu'un parti unique, fût-il élu par le peuple
entier, en devenait nécessairement le tyran.
On se mit alors à parler couramment du régime so­
viétique comme d'un régime totalitaire et, à vrai dire,
c'est, à côté de l'hitlérisme, le communisme russe qui
inspira la nomenclature traditionnelle des caractères
du totalitarisme. Si ce dernier consiste dans la mono­
polisation de l'activité politique par un parti unique,
l'URSS est totalitaire puisque le PCUS ne fait aucun
mystère d'être le souverain détenteur du pouvoir poli­
tique. S'il se reconnaît à son fanatisme idéologique,
l'Union soviétique l'est derechef, puisqu'elle veut
imposer le marxisme-léninisme au monde entier. S'il
consiste dans l'étatisation intégrale des moyens de
violence et de persuasion, l'URSS l'est encore puisque
la police russe est aussi rouge que son armée, et qu'il n'y
a de presse ou de radio qu'officielle. S'il consiste dans
la soumission de la société civile au pouvoir de l'Etat
et à son idéologie, la Russie soviétique l'est toujours,
puisqu'elle a toujours été et continue d'être, contre
vents et marées, un apôtre de la planification auto­
ritaire centralisée. S'il aboutit inévitablement à la
terreur policière, le régime soviétique l'est par excel­
lence, puisque de Lénine à Brejnev, en passant par
Staline, il a toujours connu les purges, les camps,

79
les « hôpitaux psychiatriques », la délation systé­
matique et l'inquisition policière.
Nul doute par conséquent que l'URSS illustre en
tout point l'idée que l'on se fait couramment d'un
système totalitaire. Il reste pourtant entièrement à
montrer que la réalité totalitaire n'y soit rien de plus
que ce que l'on entend usuellement par ce mot : car
l'observation fait apparaître des faits que les caté­
gories usuelles rendent indiscernables.

A) Tyrannie d'un parti ? - Le PCUS constitue-t-il


une caste fermée, une oligarchie exploiteuse et avide ?
Sans nul doute d'après tous les témoignages. De Djilas
à Soljenitsyne, tous disent que le Parti constitue une
nouvelle classe, à vrai dire involontairement décrite
par Marx lui-même lorsqu'il évoquait le mode de
production asiatique : dans un régime où il n'y a
plus de propriété privée des moyens de production, les
nouveaux bourgeois sont ceux qui en contrôlent la
propriété publique : ils n'accaparent plus directement
l'appareil productif, mais font main basse sur l'Etat,
et par son intermédiaire sur cet appareil. Ainsi, qui
n'a entendu parler des privilèges exorbitants réservés
à la nouvelle élite, logements spacieux, datchas,
voyages à l'étranger ou encore, qui ne connaît ces
fameux magasins réservés où, pourvu que l'on soit
du Parti, on peut trouver toutes les denrées qui sont
interdites au commun de la population ? Qui ne sait le
népotisme de la société soviétique et la nécessité pour
tout citoyen, s'il veut faire de bonnes études, d'avoir
un père bien placé ?
Cependant, autant il convient de rappeler ces faits
bien connus, autant il ne faut pas qu'ils masquent
tous ceux, si peu connus qu'ils sont presque ignorés,

80
qui leur apport<,nt le plus formel démenti. A en croire les
quelques témoins qui ont su observer la chose, il ne
faudrait pas imaginer que les seuls privilégiés soient
les membres du Parti : on peut au contraire considérer
que seule l'étendue ou la régularité des prébendes
change, mais que, d'une certaine maniêre, tous les
Russes s'arrangent pour disposer chacun d'avantages
qui, comme tout privilêge, ne sont pas à la disposition
de tout le monde, et même ne peuvent être acquis par
quelques-uns que précisément parce qu'ils en privent
les autres. Comme le disait un Russe à un journaliste,
« dans le commerce de détail soviétique, chacun est
un voleur et on ne peut pas mettre tout le monde en
prison ». Pour être d•autant plus minable qu'on est
plus bas dans la hiérarchie du pouvoir, le privilêge
n'en est pas moins un, et il n'en est pas moins défendu
et recherché avec moins d'acharnement.
Il en va de même du pouvoir : ce serait une erreur
de croire qu'il est monopolisé par le Parti; ce qui le
caractérise en fait, c'est d'être incroyablement dis­
tribué ou pour mieux dire diffusé. « Actuellement,
estime Zinoviev, les fonctions du pouvoir sont remplies
par au moins un cinquiême de la population (familles
comprises) » ; loin d'être une masse d'esclaves, le
peuple russe est essentiellement une énorme armée de
chefs, ou plus précisément de petits chefs, où la
majorité, sans cesse grandissante, exerce sa violence
sur une minorité sans cesse rétrécie. « Que je
m'éveille, que j'aille au lit, rêve l'lbanien moyen, plein
de vigueur ou de paresse un rêve unique me poursuit,
une idée fixe m'oppresse, je veux une miette de pou­
voir; au presidium je veux m'asseoir (...) même dans
une sœne de ménage, j'adresse une priêre à Dieu :
Seigneur j'implore ton arbitrage, un petit poste, une

81
fonction, je veux que tu m'en fasses don ! En toute
légitimité, j'ai droit à manger du caviar, et à mon
tour à exercer, sur quelqu'un d'autre mon pouvoir »;
et s'il y a « à Ibansk deux fois moins de femmes de
ménage que de ministres, secrétaires et présidents, ce
qui constitue une preuve éclatante de la justesse de la
doctrine de l'lbanisme, c'est que selon toute vraisem­
blance les femmes de ménage se transbahutent progres­
sivement, elles aussi, dans la catégorie des dirigeants
de l'Etat ». Bref, avant de dire que le Parti constitue
une · caste fermée de privilégiés, il convient de se
demander, ce qui change toute l'analyse qu'on peut
en faire, si le membre du Parti constitue le modèle
du mauvais ou le modèle du bon citoyen. Car toute
la question est de savoir si ce sont seulement les plus
haut placés qui cherchent à exploiter la masse, ou si
ce comportement n'est pas tout simplement celui qui
est répandu dans la masse, à !a seule différence que
l'enjeu de la lutte est alors d'autant plus mesquin
que l'on considère des gens plus misérables. « Re­
gardez, constate le seul dissident qui ait su observer
ces phénomènes, notre société. Quels biens sont
devenus chez nous l'enjeu d'une lutte? Tout ce qu'il
y a de plus indispensable et de plus banal : la nour­
riture, le logement, les vêtements, le repos, les loisirs.
Quelle est l'arme principale utilisée ? La position
sociale. La place qu'on occupe dans la hiérarchie des
fonctionnaires, etc. »
De là suit cette conséquence considérable qu'il
faut sans doute nuancer aussi l'affirmation selon
laquelle le Parti exercerait un pouvoir oppressif. Car
s'il est certain que le système du pouvoir en Russie sovié­
tique est un système tyrannique, il reste à savoir si
cette tyrannie se limite à celle que la minorité du Parti

82
exerce sur le reste de la population. Là encore il ne fait
aucun doute que le Russe moyen se méfie de ses diri­
geants, et qu'il ne les aime pas. Les témoignages sont
nombreux qui rapportent à quel point le peuple se sent
dissocié moralement de ses chefs, quelle distance sociale
existe des uns aux autres, et à quel point elle est vécue
et ressentie : le règne du Parti, entend-on souvent,
c'est pour la masse le règne des « ils », de ceux qui ne
sont pas nous et qui pourtant parlent pour nous.
Pourtant cette attitude semble bien se doubler, dans
les masses, d'une attitude toute différente, et à vrai
dire antithétique : celle de la complicité avec le pou­
voir. Le régime dit Boukovski, tient certes par la
terreur, mais aussi par « la complicité tacite de la
population ». « C'est triste », dit l'Anonyme de Zino­
viev, parce que tout le monde comprend très bien les
choses. Et tout le monde continue à mentir, à jouer
double jeu, à justifier et à se justifier. » Quelles sources
peut donc avoir cette complicité ?
D'abord, il y a le fait que la Russie soviétique est
un pays fort, et que le Russe en est fier. « En Russie,
notait déjà un correspondant américain à Moscou,
les gens ont une confiance solide et inconditionnelle en
leur mode de vie. Ils rouspètent contre la disette, les
prix et la corruption, ou rêvent en secret de quelques
réformes réparatrices, mais ils n'atteignent pas aux
affres du manque de confiance en soi, ils n'en arrivent
pas à dénigrer avec violence leur propre pays, ils ne
connaissent pas les accès de désespoir qui récemment
ont torturé les Américains ou d'autres occidentaux » ;
et s i l'on cache la vérité sur les purges staliniennes,
c'est à cause « du fait reconnu que des millions de gens
ont participé à ces répressions sanglantes ». « Quand
ils croient leur patrie en danger, raconte Anatoli,

83
les gens sont prêts à tout. Vous voyez c'est tout à fait
normal pour les gens de considérer des hommes comme
Sakharov et Soljenitsyne comme des traîtres. C'est très
simple : ils se tournent vers l'étranger pour demander
de l'aide, des impérialistes se servent de ces deux
hommes, et vous devez comprendre que, quoiqu'on en
dise, l'impérialiste est encore notre ennemi numéro un.
Alors si notre ennemi se sert de ces gens-là, cela signifie
nécessairement que ces derniers sont des traîtres. »
Mais, beaucoup plus profondément, il y a le senti­
ment plus ou moins inconscient d'une identité d'atti­
tude entre le dirigeant et le dirigé. Car si les Ibaniens
de Zinoviev « vivent toujours dans la crainte d'une
aggravation de leur situation, toute vétille prend pour
eux le sens d'une lutte pour la vie. L'lbanien reste
toujours en guerre ». Mais qui peut aggraver leur
situation sinon le voisin qui passe avant eux dans la
queue, qui sait une heure plus tôt qu'il y a un arrivage
d'œufs à l'épicerie ? Aussi, contre qui pourraient-ils
guerroyer, sinon d'abord contre leur semblable et
plus encore contre leur voisin ? Soljenitsyne déjà notait
dans l'Archipel du Goulag à quel point le travail de la
police était facilité par l'ensemble de la population,
toujours prête non seulement à voir un coupable dans
celui qu'on arrête, simplement parce qu'on l'arrête,
mais même à déclencher cette arrestation, parce que
chacun est toujours porté à la délation. Naturelle­
ment, on peut toujours dire que la crainte de subir le
même sort paralyse la volonté d'aider son prochain.
Mais de moins optimistes que Soljenitsyne, et tout aussi
Russes que lui, ont pu suggérer que le ressort de cette
passivité apparente était bien plutôt la généralisation
du sentiment qu'un Russe de plus en prison, c'est un
concurrent de moins dans la queue. « Apprends bien,
84
dit-on au neurasthénique enfant, cette vérité ou tu
seras gueux : plus le voisin sera lésé, plus tu seras
heureux, si ton collègue marche bien, tu ne seras pas
heureux, etc.» Ainsi un membre du Parti communiste
n'est jamais qu'un homme qui fait en grand et quasi
ouvertement ce que tous ces concitoyens font en plus
mesquin et en secret.
Or si ces faits sont réels, il est clair qu'il est beau­
coup trop simple de voir dans les dirigeants commu­
nistes de simples tyrans. II faut peut-être au contraire
que les dirigés, quoique les jalousant et les détestant,
soient leurs plus ardents supporters. C'est au moment
même de la déstalinisation, déclare encore Zinoviev,
que « vola en éclats l'idée que le régime stalinien fut
imposé au peuple soviétique par la force et par en
haut ». En somme, les modalités du pouvoir sovié­
tique, au lieu d'être artificielles par rapport à la société
russe, en seraient tout simplement issues.
Dès lors il n'est pas difficile d'apercevoir qu'il est
peut-être tout aussi erroné d'attribuer enfin à ce même
pouvoir le caractère de la toute-puissance.
Non pas du tout que la société soviétique soit une
société de liberté, de tolérance : chacun sait au
contraire à quel point il s'agit d'un Etat policier, et
quelles sont les contraintes d'une société où le tra­
vailleur n'est pas libre de changer de travail, où nul
ne peut changer de résidence sans autorisation, où il
est interdit de se rendre à l'étranger, où les contacts
humains sont sans cesse empoisonnés par la méfiance
et la suspicion. Mais encore conviendrait-il de se
demander si cette toute-puissance procède de ce que
les maîtres de l'URSS ont comme Argus, mille yeux,
ou de ce qu'ils sont aidés ou pour mieux dire relayés
dans leur tâche de tyrans, par des millions de petits

8S
tyranneaux que seraient devenus les millions de
Soviétiques.
Or les faits apportent, sinon la réponse entière, du
moins nombre de ses éléments. D'une part l'obser­
vation révèle que le pouvoir en URSS, c'est d'abord le
réseau de ces innombrables petits chefs qui sont
d'autant plus autoritaires que leur pouvoir est minus­
cule : « La grande majorité des représentants du
pouvoir est constituée de fonctionnaires mal payés »,
dit Zinoviev. « C'est le pouvoir des misérables ou
encore le pouvoir misérable. D'où inévitablement
cette tendance à compenser ce maigre salaire par
l'utilisation de sa position ( ... ). Officiellement cette
majorité ne dispose que d'une parcelle infime de
pouvoir. D'où cette tendance à compenser ce manque
en outrepassant les directives officielles. Pas étonnant
par conséquent que ces petits fonctionnaires disposent
en fait d'un pouvoir considérable ». « Plus le rang
d'un fonctionnaire est modeste, écrit de son côté
Boukovski, plus il tient à montrer le pouvoir qu'il
exerce, moins le « client» a la possibilité de lui donner
une leçon plus le fonctionnaire devient impudent. »
D'autre part, pour monter, dans la société russe,
il faut surtout ne pas se faire d'ennemi et par consé­
quent ne pas attirer l'attention. L'homme politique
n'échappe pas à la règle. « Ne fais pas l'intelligent»,
apprend-on encore au jeune neurasthénique, « sois
médiocre et plat, reste coi et niais ( ... ) car qui a le
dessus ? Cela même, les bébés le savent. Ce n'est ni
le talent, ni le travailleur désintéressé. C'est l'intri­
gant, l'arriviste, le vendu, le larbin, l'opportuniste, le
délateur, le médiocre, le crasseux. » Chaque homme
averti sait qu'avoir des capacités personnelles, c'est
provoquer l'irritation de tous, amis ou ennemis. Aussi

86
les dirigeants apparaissent essentiellement médiores,
lâches, mesquins, sans compétence. « Plus le rang des
dirigeants est élevé dit le docteur, plus leur travail est
facile, moins il exige de talents et plus il est rétribué. »
Finalement, ô paradoxe, les dirigeants du pays appa­
raissent sans contrôle réel sur l'ensemble du système,
qui en dernière analyse fonctionne pour l'essentiel tout
seul (« en fin de compte on peut dire qu'à Ibansk, rien
ne se fait par hasard, mais rien ne se fait pour autant
par nécessité ; les choses se font toutes seules, tout
simplement »).
On voit donc à quel point il est simpliste de vouloir
que le système politique en URSS se réduise à un mono­
pole du pouvoir par un parti unlque. A vrai dire, et à
utiliser les critères classiques de la science politique,
loin qu'il s'agisse d'un système de politisation ou
d'étatisation intégrale de la société, il conviendrait
plutôt de parler d'un système entièrement dépolitisé,
parce que d'un système où l'Etat a finalement dépéri.
Tout se passe comme s'il s'agissait d'une tyrannie
dont la circonférence serait partout et le centre nulle
part.

B) Contrôle total de l'économie? - La même obser­


vation peut se faire à propos du régime fait à l'éco­
nomie dans un pays communiste. A première vue, le
système soviétique semble farouchement dirigiste.
Après tout, il procède de la thèse marxiste qui veut que
l'aliénation de l'homme par l'homme ait pour seul
remède l'appropriation collective des moyens de pro­
duction, c'est-à-dire le contrôle de la collectivité tout
entière sur ses propres structures de production. La
planification autoritaire et centralisée de l'ensemble de
l'activité économique est donc non un caractère acci-

87
dentel de l'organisation économique soviétique, mais
son cœur et son principe.
Cependant, lorsqu'on fait de la planification auto­
ritaire un des traits distinctifs du totalitarisme, c'est
parce qu'on y voit, pour parler comme Hayeck, l'une
des routes qui mènent à la servitude : la planification
est au plan économique ce que l'institution du Parti
unique est au plan politique, un instrument de tyrannie,
caché sous les dehors d'une rationalisation du systéme
économique, dont on dénoncera alors, avec l'ineffi­
cacité, les finalités honteuses. Or ce n'est pas, sem­
ble-t-il, la manière dont les choses sont vécues dans
un pays comme l'URSS.
Certes, on n'en finirait pas de dresser la liste de
toutes les malfonctions de la planification russe, et
nul n'ignore plus aujourd'hui combien les conditions
d'existence matérielle sont plus misérables et plus
pénibles, dans le pays qui annonce depuis soixante-dix
ans des lendemains qui chantent, que dans tous ceux
qui sont censés reposer sur l'exploitation de l'homme
par l'homme. Nul n'ignore plus le gaspillage, les
inconséquences, l'improductivité, les à-coups, l'absence
de rendement de l'industrie russe, la stagnation du
niveau de vie ou le spectaculaire échec de son
agriculture.
Mais à ne prêter attention qu'aux vices du système,
que chacun dénonce à commencer par les soviétiques
eux-memes, on finit toujours par oublier qu'il peut
avoir ses vertus. Car la contrepartie évidente d'une si
manifeste inefficacité, c'est tout simplement que ni
compétence, d'une part, ni labeur, d'autre part, n'y
sont plus désormais requis de personne. Si on cesse
de prendre le système communiste pour un rival de
l'économie de marché, si on ne le considère plus

88
comme un système qui vise à l'efficacité, on s'aperçoit
qu'un système de cette sorte accorde bien plus de
chances de réussir à un bien plus grand nombre
d'individus qu'un système fondé sur la compétition et
sur la récompense des talents, comme l'est néces­
sairement un système économique dont le but affiché
est de produire. On peut naturellement objecter que
la réussite est alors nécessairement d'autant plus
médiocre que le système est plus improductif, et qu'en
somme il n'y a même pas réussite, s'il n'y a aucune
gratification particulière pour la matérialiser. Mais là
encore, les èritères dujugement sont impropres : car
si la pénurie règne, le moindre avantage matériel, et
le plus dérisoire, peut prendre la forme, au moins
psychologique, d'une insigne chance, à la seule condi­
tion cependant, on le devine, que le voisin n'en bénéficie
pas lui aussi : toute réussite étant relative, celle du
voisin est une défaite pour chaque individu. Le système
a donc une deuxième vertu, étroitement corrélative
de la première, et procédant elle aussi directement du
fait qu'il ne tend pas à l'efficacité : comme il n'y tend
pas, il n'y est pas besoin de talent, et il permet - à
moins que ce ne soit son but réel et profond - l'élimi­
nation systématique des talents, l'éviction des travail­
leurs et la condamnation du consciencieux.
D'autre part, et pour la même raison, il n'est demandé
à personne de performances particulières, ni même
à vrai dire un authentique travail, mais simplement
un labeur qui n'est pas tant estimé à la qualité de ses
produits qu'à leur quantité. Car dès l'instant que l'on
considère la qualité des objets produits, on tend
évidemment à introduire une discrimination quali­
tative dans les travaux, c'est-à-dire entre les individus,
et l'on revient au système d'une économie compétitive.

89
Le tr.av-&il tend donc naturellement à être jugé à l'aide
du seul critère qui le rende homogène de producteur à
producteur, c'est-à-dire le temps que l'on y passe (c'est
ce que Marx appelait le travail moyen). Que l'UIW
soit donc le pays de la fainéantise, du travail bâclé,
du sabotage, tous les observateurs le disent. Mais la
contrepartie de cette incurie généralisée, c'est préci­
sément d'être une incurie, c'est-à-dire de mettre les
charmes de l'irresponsabilité, de la paresse, à la portée
de tous, et de leur ôter la peine de travailler pour
survivre.
Ce qui ne signifie pas qu'en même temps le Sovié­
tique moyen ne cherche pas incessamment à améliorer
sa position et ses conditions d'existence. Le désir de
réussir qu'il a chassé par la porte revient par la
fenêtre. Le Soviétique y parvient par deux moyens.
D'abord, par le carriérisme, à l'instar de ce qui se fait
dans la sphère politique. Ensuite, par le système D.
L'UIW, pays natal de la planification autoritaire cen­
tralisée, est aussi le paradis du marché noir, de la
combine, de la débrouillardise, du copinage, et de
l'exploitation d'autrui. (« La corruption et l'entre­
prise illégale privée, rapporte ce correspondant améri­
cain à Moscou, sont engendrées par la nature même de
l'économie soviétique et ses insuffisances (•..). Prati­
quement n'importe quels marchandise ou service
peuventêtre obtenus na levo »). Tout se passe comme si
la vie économique dans un pays comme l'UIW se
déroulait sur deux plans, également admis et reconnus,
et presque également officiels : au premier plan de la
scène, les planificateurs édictent des oukases qui
règlent un balai mécanique et qui n'intéressent per­
sonne; au fond de la scène, les acteurs économiques
véritables continuent à vivre selon les lois du marché,

90
fOt-il noir. Mais les planificateurs n'ignorent rien de
ce qui se passe dans leur dos et, la preuve, c'est, d'une
part, qu'ils demandent en fait à l'économie de marché,
en la personne des économies occidentales, de subvenir
aux besoins essentiels de la population soviétique ; et de
l'autre, que leur comportement obéit à des normes en­
tièrement différentes, celles de l'efficacité, dès qu'il
s'agit du seul secteur de l'économie où ils aient besoin
d'une véritable productivité, celui des armements.
Cette dualité permanente permet de comprendre la
vraie signification du planisme autoritaire. Il ne joue
pas comme le substitut d'une économie de marché :
celle-ci subsiste, et de manière implicitement officielle.
Mais il permet à tout moment d'interdire son véritable
essor, et de fait, la contraint à demeurer dans l'ombre :
la véritable fonction de la planification n'est donc pas_
le contrôle, mais la répression à volonté de l'activité
économique proprement dite. Est-il besoin de souli­
gner à quel point ce trait est étrànge, s'agissant d'une
société qui se veut une société industrielle ? Mais il y a
plus paradoxal : car si l'économie efficace c'est la
compétition, et si la masse trouve son avantage, quitte à
y perdre en niveau de vie, à ce qu'il n'y ait pas compé­
tition, alors il devient possible de s'apercevoir que le
dirigisme économique, loin d'être ressenti comme .un
système de contrainte, comme une tyrannie du poli­
tique sur l'économique, est parfaitement susceptible
de bénéficier, de la même manière que le système
politique, du soutien tacite ou actif du plus grand
nombre.

C) Tyrannie idéologique ? - A nouveau, l'obser­


vation la plus élémentaire, et la quasi-totalité des
témoignages, semblent révéler à l'envi que l'URS.S

91
est un pays idéocratique, et que l'idéologie est comme
un masque de fer sur tous les esprits, qu'ils n'ont pas
choisi de revêtir, mais qu'ils ont peur d'ôter. Qui ne sait
de quel soin jaloux les autorités entourent la for­
mation, c'est-à-dire l'endoctrinement de la jeunesse,
presque depuis le premier âge, et les précautions
qu'elles prennent pour que jamais le contrôle sur les
âmes ne se relâche, leur vie durant? Qui ne se souvient
à la fois des oukases intellectuels du stalinisme, de leur
absurdité constante, de leur contradiction incessante,
et de la docilité avec laquelle ils étaient · reçus aussi
bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'URSS par les fidèles
du régime? Qui n'a entendu parler des délires de
Lyssenko? Qui ne connaît les perles collectionnées
par Annenkov dans le compte rendu des séances de
l'Académie des Beaux-Arts de l'URSS? Et n'est-ce pas
contre l'asservissement des esprits qu'un Soljenitsyne
part d'abord en guerre? A nouveau, cependant, les
choses ne sont pas si simples.
En effet, cette propagande acharnée qui n'a connu
aucune relâche depuis bientôt soixante-dix ans, ne
paraît pas avoir eu d'effet à la mesure de l'énergie
déployée : quiconque veut s'informer peut facilement
apprendre que là-bas personne ne croit à l'idéologie
officielle. Celle-ci, proclame Soljenitsyne; est · morte,
et ne fait « qu'encombrer toute la vie de la société,
les cerveaux, les discours, la radio, la presse, du
bric-à-brac de ses mensonges. Oui de ses mensonges.
Comment une morte ferait-elle croire qu'elle continue
de vivre si ce n'est en échafaudant des mensonges?
Tout s'est embourbé dans le mensonge, et tout le
monde le sait ». De fait, chaque voyageur peut rap­
porter son propre stock d'histoires drôles, dont
chacune démontre que le plus grand nombre n'est
92
plus dupe des grands mots et des grands principes (idéo­
logiques) : en particulier, aucun Soviétique n'ignore
les privilèges qui sont attachés à l'appartenance au
Parti.
Mais dans le même temps - chose étrange et
décisive - les mêmes qui soulignent le scepticisme
général rapportent à quel point les Soviétiques sont
constamment prêts à défendre cette idéologie dont, à
d'autres moments, ils paraissent se moquer. Les gens,
poursuit Zinoviev, « jouent le jeu conformément au
rituel idéologique, c'est-à-dire sérieusement et avec
passion (...). On a pris l'habitude d'accuser les Sovié­
tiques de duplicité. Il n'y a en fait aucune duplicité.
Mais en revanche une étonnante unanimité » ; les
régimes totalitaires, comme le régime soviétique, con­
firme Boukovski, « tiennent par la complicité tacite de
la population» ; la masse déteste les dissidents, en qui
elle voit des traîtres, et « les stigmatise avec un grand
enthousiasme et une sincérité insoupçonnable» ; « c'est
la volonté populaire, affirme Zinoviev, qui a chassé le
Père la Justice et non l'arbitraire du pouvoir, soi-disant
coupé du peuple. Le pouvoir a en fait sauvé le Père la
Justice contre son peuple. Sans lui le peuple l'aurait
mis en pièces » ; et tous ceux qui ont réussi à fuir le
régime le savent, à commencer par Soljenitsyne, qui se
souvient avec amertume de l'aide que la population ne
cesse d'apporter aux autorités. Au reste, croit-on vrai­
ment que l'idéologie communiste serait toujours en
vigueur si nul n'y croyait ? Car enfin, si nul n'y croyait
vraiment, à quoi rimerait de vouloir l'imposer sans
relâche ? Il est donc impossible d'ignorer que le
Soviétique, d'une certaine façon, ajoute foi à la vérité
officielle et, à vrai dire, il y a bien des manières de
comprendre pourquoi.

93
Il y a par exemple l'indéracinable patriotisme du
Russe, qui voit sa patrie aprês soixante-dix ans de
communisme se tenir au premier rang des grandes
puissances du monde : tous ceux qui ont passé quelque
temps en URSS savent combien il est impossible de faire
admettre à un Soviétique une quelconque supériorité
de l'Occident sur son pays. Le Russe admire la puis­
sance, et d'abord celle de la Russie : l'idéologie commu­
niste ne fait-elle pas craindre la Russie ?
Il y a, plus profondément, le fait que, comme l'écrit
.souvent Zinoviev, les Soviétiques moyens vivent tou­
jours dans la crainte d'une aggravation de leur situa­
tion, et passent leur temps à calculer les moyens, tous
les moyens, de l'améliorer. Or le maintien de l'idéologie
officielle est synonyme d'une stabilité de la situation
d'ensemble sans laquelle aucun calcul de ce genre n'est
possible. Nul doute que le Soviétique soit conscient
de ce que sa situation matérielle a de médiocre : mais
« un tiens vaut mieux que deux tu l'auras» et, bon an
mal an, mieux vaut l'assurance de la médiocrité que
l'aventure. En développant à l'extrême le sentiment en
chacun de la précarité de sa situation, le commu­
nisme a développé en chacun un conservatisme lui
aussi extrême, dont bénéficie l'idéologie.
Il y a aussi le fait que tout vrai critique de l'idéolo-
. gie, tout vrai dissident, doit être un homme courageux
qui fait honte aux autres de leur lâcheté et de leur
compromission. L'académicien devient veilleur de nuit
parce qu'il a osé et que ses collêgues ont rougi.
Il y a encore le fait que l'idéologie est une arme dans
la lutte pour l'acquisition des avantages naturels :
même si personne n'y croit vraiment, quiconque se
permet de la tourner publiquement en dérision $era
aussitôt disqualifié pour le plus grand bénéfice de tous

94
ceux qui restent en course. La dénoncilttion, révèlent
certains dissidents, n'est pas le fait de quelques individus
particulièrement corrompus, mais un moyen admis de
se débarrasser de celui dont on convoite la place.
L'idéologie est peut-être un mensonge, mais tous sont
complices.
Mais à multiplier les explications, il en est toujours
une qui finit par sourdre de toutes les autres, et qui
est tout simplement qu'il y a une sorte d'affinité spon­
tanée du plus grand nombre pour l'idéologie commu­
niste. L'évidence répugne à beaucoup, mais peu à peu
les témoignages la rendent de plus en plus difficile à
écarter. Et, en réalité, il suffit de très peu de chose
pour la rendre irréfutable et pour comprendre qu'elle
n'est peut-être pas le discours abstrait que l'on imagine,
la science pour laquelle elle prend tant de peine à se
faire passer, mais bien plutôt la forme élaborée du
discours que les passions de chacun lui tiennent secrè­
tement. Sous le dogme de la lutte des classes, ne
conviendrait-il pas de discerner l'autojustification de
tout homme qui, n'étant pas satisfait de soi, préfère
accuser, plutôt que soi, les autres de l'avoir fait ce
qu'il est?
De ce point de vue, il est indéniable que le commu­
nisme a chaussé les mêmes bottes que le nazisme. Car,
à le bien comprendre, on pourrait ramener les prin­
cipaux préceptes de l'idéologie communiste à un seul
aime-toi tel que tu es, et accuse le reste de l'humanité de
n'être pas tout ce que tu voudrais être, et que tu
pourrais être si elle ne t'en empêchait. Le communisme
a donc lui aussi su se parer de l'intention démiurgique
de fabriquer un homme nouveau, l'homme commu­
niste. Mais il est bien possible que cet homme nou­
veau, loin d'être le produit d'une éducation, d'un effort

95
qui le ferait naître en chacun, consiste tout simplement
dans la somme de tout ce que chacun peut être en se
laissant aller à ce qu'il y a en lui de plus médiocre, ou
de plus méchant, ou de plus vil, mais, en tous les cas,
en se laissant aller à ce qui lui demande le moins
d'effort. Le communisme a lui aussi compris que l'on
se donne le meilleur moyen de gagner les masses en
érigeant en modèle l'homme moyen. Nul doute qu'il
ne règne en URSS un conformisme et une intolérance
intellectuels qui, aux yeux d'un Occidental, méritent
le nom de despotiques. Mais nul doute non plus qu'il
fait quelque différence que cette tyrannie soit exercée
par quelques-uns sur tous ou par tous sur quelques-uns
- ceu.x: par exemple qu'un Occidental appellerait
dissidents.
D) Terrorisme policier? - Plus encore que tout
autre régime qui passe pour totalitaire, le pouvoir
communiste semble enfin régner par la seule terreur.
Chacun connaît la tatillonne multiplicité des con­
trôles et des contraintes auxquels la vie quotidienne
de tout Soviétique est assujettie, la minutie avec la­
quelle tous ses contacts sont surveillés, la méfiance qui
gît au fond de tous les cœurs, l'omniprésence, en un
mot, la surveillance policière : chaque Russe, dit
quelque part Zinoviev, passe son temps à inventer des
justifications à faire ce qu'il fait, fût-ce la chose la plus
anonyme, car il est persuadé qu'ils savent tout et qu'il
lui faudra un jour leur en rendre compte.
Cependant là non plus il n'est pas indifférent de
définir avec précision quels en sont les agents. Certes
il y a tellement de policiers de toutes sortes, à temps
plein ou partiel, bénévoles ou professionnels, qu'on a
pu dire que tout Russe était en puissance un agent
96
du JCGB. Mais justement : dès lors que la masse en
devient à ce point considérable, il y a un moment où
ron ne sait plus três bien qui ne participe pas à la
répression.
Soljenitsyne a été le premier à décrire, non seulement
l'immense armée des gardiens de camps, mais les
complicités qu'ils ont partout dans la population, au
point qu'il a pu voir dans le camp seulement la forme
achevée de la société qui leur donnait naissance. Dans la
société russe, écrit-il à la fin de l'Archipel du Goulag,
la traîtrise devient une forme d'existence, comme le
mensonge; le mouchardage se développe au-delà de
l'imaginable, l'ingratitude est un sentiment quotidien,
« la vie collective de la société suppose la réussite du
traître, le triomphe des incapables, alors que tout ce
qu'il y a de meilleur et de pur se fait tailler en pièces».
Et tous les témoins ont suivi le chemin ouvert par
Soljenitsyne. Pour Boukovski, le caractère dominant
des relations sociales en URSS, c'est la hargne : « dans
la vie de tous les jours, on rencontre ici plus de tolé­
rance, ou plutôt moins de hargne qu'en URSS »;
l'homme est là-bas rempli « d'une telle charge de haine,
qu'il suffit de le toucher pour le faire exploser (...)
l'homme doux et poli ne peut survivre chez nous»;
si l'éthylisme est si courant, c'est pour que la hargne et
la haine accumulées puissent exploser spontanément
à la vue de la première personne venue. « L'homo
so-vieticus est comme la prostituée qui croit que toutes
les femmes sont comme elle, rapporte un correspon­
dant américain, l'homme soviétique croit que le monde
entier est divisé en partis, et que tout homme est forcé­
ment membre d'un parti quelconque, et que l'honnê­
teté ne se trouve nulle part ». Zinoviev est le plus
prolixe et le plus lucide sur le sujet : « La hargne et
97
a.. l'OLIN 4
l'énervement généraux deviennent la toile de fond
normale de toute l'existence »; « Le système de la
délation est une forme normale de l'organisation de
l'existence » ; selon lui, il y a des milliers de jeunes à
être prêts à tirer sur leurs concitoyens ; « ce qui me
met vraiment hors de moi encore aujourd'hui, c'est
une absence presque totale de bienveillance dans l'inter­
prétation du comportement de tous les absents (...)
L'attitude dominante de l'homme russe à l'égard
d'autrui, c'est maintenant la hargne, l'intolérance,
l'envie, la joie mauvaise, etc. ».
D est inutile de poursuivre cette litanie des témoi­
gnages : on en voit assez la leçon, qui est la suivante.
Sans nul doute, le régime soviétique est un régime
policier. Mais la police n'est partout que parce que
chacun fait la chasse à tous les autres. « Chez nous,
dit Zinoviev, une majorité écrasante de la population
exerce réellement une oppression sur une petite mino­
rité. D est vrai que ce faisant, elle s'opprime, en per­
mettant parfois à quelques-uns de la traîner dans la
boue selon leur bon vouloir. Mais ce ne sont que des
détails. » D y a bien tyrannie, mais c'est une tyrannie
de tous sur tous. Le nazisme et le communisme sont
ainsi comme des frères en totalitarisme, mais comme
des frères ennemis. Car l'un et l'autre dém.ontrent par
l'exemple que la notion d'ennemi objectif est bien
en vérité la clef de voûte d'un système totalitaire. Mais
le nazisme n'eut qu'un concept en quelque sorte res­
treint de l'inimitié objective : il fallut le communisme
pour en formuler un concept généralisé. Pour le
nazisme, l'ennemi fut d'abord l'étranger, quelque
arbitraire qu'en fût la définition; pour le communisme
tout se simplifie : l'ennemi c'est l'autre, c'est-à-dire
tout autre, c'est-à-dire encore, le voisin.

98
* **
Confrontée à la réalité, la description traditionnelle
des régimes totalitaires apparaît pécher tantôt par
excès, tantôt par défaut. Par excès lorsqu'elle accorde à
des régimes qui sont des dictatures tous les caractères
d'un régime totalitaire. Par défaut, lorsqu'elle n'iden­
tifie dans un régime totalitaire que les caractères qui
sont ceux: de toutes les dictatures : elle finit ainsi par
constituer un lit de Procuste conceptuel, tantôt étirant,
tantôt rétrécissant la réalité, pour la conformer à soi.
En vérité, cette description n'est pas inutile, mais ne
peut servir qu'à une chose : identifier des régimes poli­
tiques qui ne correspondent pas au modèle plus ou
moins standardisé dans l'Occident contemporain, à
savoir la démocratie libérale pluraliste, donc parle­
mentaire, et donc plus ou moins explicitement consti­
tutionnaliste. Il est évident qu'en dehors du monde
occidental, les régimes de démocratie libérale sont peu
répandus : mais il est clair que leur simple opposition à
ce modèle ne permet pas de rendre compte, sauf à
simplifier à l'excès, de la diversité des régimes que
connaît le reste du monde. La réalité totalitaire, en
particulier, semble loin d'avoir été épuisée par la des­
cription qui en est la plus répandue : il convient donc
d'aller plus avant dans sa compréhension.

99
CHAPITRE IV

DE LA RÉALITÉ
A SON EXPLICATION
HYPOTHl'SES

A vrai dire, le chapitre précédent donne tous les


éléments qui sont nécessaires à la description adéquate
d'un régime totalitaire : mais décrire un régime ce
n'est pas seulement en identifier les caractères essentiels,
c'est-à-dire en définir la nature, c'est encore en com­
prendre le ressort, c'est-à-dire en saisir le principe.
Pour bien décrire ces régimes, il reste donc à com­
prendre comment ils sont possibles.

I. - Le tot1Utarisme :
sociologie et philosophie
On pourrait résumer le chapitre précédent en disant
que le fait totalitaire Oa nature du totalitarisme) se
situe à la conjonction de deux paradoxes, qui en sont
constitutifs. Le premier est que tout totalitarisme sem­
ble constituer une tyrannie d'un genre nouveau, qui
combine étrangement la contrainte sur tous et la
participation de tous. Le second est que les seuls
régimes totalitaires existant de nos jours affichent les
m!mes finalités que les sociétés qui leur sont le plus
hostiles : l'URSS veut !tre une grande puissance indus-

100
trielle, développée et moderne, tout autant que les
�tats-Unis; et dans le même temps, les régimes tota­
litaires donnent le spectacle d'une pénurie qui est trop
aiguë pour ne pas tenir au système, et qui est en quelque
manière sinon encouragée du moins supportée conune
un fait de nature. Ces deux paradoxes peuvent se
ramener au suivant : à observer le seul totalitarisme
qui vit encore sous nos yeux, c'est-à-dire le totali­
tarisme communiste, il semble que ce genre de régime
ait pour nature d'être un cataclysme continué, entre­
tenu avec zèle par ses propres victimes. Voilà donc ce
qu'il faut expliquer.
L'opinion publique commence d'ailleurs à s'éveiller
à sa manière à la conscience de ce fait étonnant. On
voit se répandre, dans les mass media, l'opinion
« qu'un régime totalitaire comporte dans sa structure
les mécanismes destinés à réduire les tensions internes
qu'il engendre », et qu' « il est donc plus stable qu'on
ne l'aurait cru », qu' « il ne faut pas trop compter sur
une décomposition spontanée d'un régime de ce
genre » : des déclarations de cette sorte, que l'on
pouvait lire récemment dans un grand quotidien, sont
assurément intéressantes sous la plume de ceux-là
mêmes qui, il y a quelques mois encore, ne parlaient
que d'éclatement des empires totalitaires. Les expli­
cations ne suivent pas encore la conscience des faits :
on se borne à découvrir par exemple que l'URSS est
une puissance militaire, que le régime soviétique est
une dictature militaire, et que le Russe, parce qu'il
est nationaliste, aime bien son armée.
Mais à vrai dire, ce n'est pas seulement par son
contenu que l'explication pèche, c'est beaucoup plus
par le plan auquel elle se situe. L'autre fait marquant
des dernières années, en ce qui concerne l'étude du

101
totalitarisme, c'est en effet la naissance de la conscience
que ce n' est pas au plan de la science politique qu'il
faut se situer pour comprendre le totalitarisme; la
co nscience commence à apparaître que, comme la
Révolution française, il n'est pas d'abord un fait
politique ou social, et que ce n'est qu'au. plan philo­
sophique qu'il peut être compris. Et il est gratifiant
pour le philosophe de constater que c'est précisément
le plan sur lequel sè sont placés les premiers vrais
témoins à charge de la réalité totalitaire que sont des
Soljenitsyne, des Chafarevitch, ou des Zinoviev. On
ne s'étonnera pas que ces trois témoins soient russes :
l'URSS offre aujourd'hui le principal champ d'obser­
vation du totalitarisme en acte.
Ainsi Soljenitsyne ne se borne pas à la peindre de la manière
la plus réaliste, il trouve spontanément, précisément pour
donner à son tableau la profondeur de l'idée, des accents fran.
chement métaphysiques, ou même, si l'on préfère, théologiques.
Chacun sait ce que signifie la description de l'archipel du Goulag :
c'est la description du totalitarisme sous sa forme achevée. Le
totalitarisme se résume dans le camp. Or l'essence du camp
c'est, non la barbarie des gardiens, mais le fait que ces gardiens
sont eux-mêmes des prisonniers (« Tu as failli, tu as été puni,
arraché à la vie, mais tu ne veux certes pas rester dans les bas­
fonds ? Veux-tu t'élever au-dessus des ordres en prenant un fusil,
au-dessus de tes frères, tiens, prends-lei S'ils cherchent à fuir,
tire dessus I Nous allons même t'appeler camarade, nous allons
te doMer la ration des soldats de l'Armée Rouge. Et il en est
fier. Et servilement, il met en joue. Et il tire. Plus cruellement
encore que les gardiens recrutés à l'extérieur »). Le camp se
résume donc dans la dépravation de l'âme (« la ration de pain
est telle que pour un qui survit, il y aura un mort ou deux. Elle
est accrochée en haut d'un pin, abats-le! Elle est enfouie dans la
mine, descends pour l'atteindre. Ta tête est pleine de calculs
mesquins... Tu hais le travail, ton premier ennemi. Tu hais
ceux qui t'entourent, tes rivaux dans la vie et dans la mort. Tu
es miné par un ïntense sentiment d'envie et d'inquiétude :
quelque part derrière ton dos, on est en train de partager du pain

102
qui aurait d0 t'6choir: quelque part derrière le mur, on repecbe
de la marmite la pomme de terre qui aurait pu tomber dans ta
gamelle... on va jusqu'à envier la durée des peines, les mises en
liberté... De plus on te bat si tu es le plus faible ou tu bats
celui qui est plus faible que toi... n'est-ce pas là de la dépra­
vation? »). Dès lors le communisme cesse pour Soljenitsyne
d'être un phénomène politico-social. « Je ne vais pas examiner,
6crit-il, ces innombrables cas de dépravation. On les connaît
bien, on les a déjà d6crits, on les décrira encore. Il me suffit de les
reconnaitre. C'est le courant dominant, la règle générale. Mais
à quoi bon répéter de chaque maison que le gel la refroidit?
N'est-il pas plus saisissant de noter celle qui, même par temps de
gel, garde la chaleur? ». A ce moment-là, ce qui intéresse Solje­
nitsyne n'est plus de dire comment l'homme se déprave, mais
« d'expliquer que certaines personnes instables se soient tour­
nées vers la foi précisément dans les camps, se soient affermies en
elle et aient survécu dans se dépraver »; ce qui le fascine, c'est
d'assister à la naissance d'hommes vrais au milieu de la boue
(« Que de fois, dit-il de l'ingénieur Grigoriev, n'avait-il pas
choisi un sort plus difficile, plus pénible, pour préserver son
intégrité, et il y a réussi : j'en suis témoin. Mieux, grâce à
l'extraordinaire influence de son âme limpide, sans tache, sur son
corps, son organisme ne cessa de se fortifier dans les camps...
Ne serait-il pas plus exact de dire qu'aucun camp ne peut
dépraver ceux qui ont reçu en partage une personnalité ferme,
et non cette idéologie lamentable selon laquelle l'homme est fait
pour le bonheur et qui s'envole au premier coup de gourdin
asséné par le chef de travaux »). Dès lors, on voit se dessiner
ce qu'est la vraie figure du communisme aux yeux de Solje­
nitsyne ; elle n'a plus rien de sociologique : « sur la paille
pourrie de la prison j'ai ressenti pour la première fois le bien
remuer en moi. Peu à peu j'ai découvert que la ligne de partage
entre le bien et le mal ne sépare ni les nations, ni les classes: ni les
partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de
toute l'humanité. Dès lors j'ai compris la vérité de toutes les
religions du monde : elles luttent avec le mal en l'homme (en
chaque homme). Il est impossible de chasser tout à fait le mal
hors du monde, mais en chaque homme, on peut le réduire ».
Pourquoi est-ce dans un camp que Soljenitsyne aperçoit pour la
première fois cette vérité? Parce que pour vaincre le mal en soi,
il faut se connaître, et « rien ne favorise autant l'éveil de l'esprit

103
de compréhension que les réflexions lancinantes sur nos propres
crimes, nos fautes, nos erreurs. J'ai passé de nombreuses années
à dévider ces réflexions douloureuses et quand on me parle de
l'insensibilité de nos hauts-fonctionnaires ou de la cruauté des
bourreaux, je me revois avec mes galons de capitaine... C'est
pourquoi je me tourne vers mes années de détention..• et je dis,
non sans étonner ceux qui m'entourent : bénie sois-tu, prison ».
C'est dans les prisons que « ton âme naguère desséchée, est
irriguée par la souffrance. Si tu ne peux encore aimer le pro­
chain comme l'enseigne le christianisme, du moins y apprends-tu
à aimer tes proches ». On l'aura compris : pour Soljenitsyne, le
communisme n'est plus un régime, si ce n'est le régime que
l'homme s'est fait à soi-même en péchant: le communisme est
donc au terme le châtiment rédempteur, et il est incompréhensible
à tout homme qui ne croit pas en Dieu ; « Nul châtiment ici-bas
ne nous arrive sans qu'on l'ait mérité ». Que nul n'entre ici...
Prenons un autre exemple. Pour un autre dissident, ami de
Soljenitsyne, le communisme n'a pas des dimensions moins
cosmiques. Pour Chavarevitch non plus, il n'est pas possible de
comprendre le phénomène communiste sans user de catégories
philosophiques. car ce qui le frappe dans le communisme, c'est
en dernière analyse ce que l'on peut appeler son hostilité à la
vie : « Pour l'homme, écrit-il dans Le Phénomène socialiste, tout
ce qui donne du prix et un sens à la vie, tout ce qui la rend
attrayante est lié à la manifestation de l'individualité de l'homme.
Par conséquent le socialisme, en mettant en pratique le principe
dont il se réclame, en privant l'individualité de son rôle, ôte du
coup à la vie tout ce qui en constitue le sens et l'attrait. Comme
dans l'exemple de l'éducation des enfants, il risque de provoquer
la mort lente de ceux qui suivent sa voie, donc de l'humanité
tout entière... s'il venait à triompher partout dans le monde. »
Et il n'hésite pas à conclure que l'examen de l'histoire « laisse
supposer que le dépérissement, et à la limite, la mort de l'huma­
nité ne sont pas la conséquence fortuite, extérieure, de l'incar­
nation de l'idéal socialiste, mais en constituent au contraire
l'élément organique essentiel. Cet . élément inspire les propa­
gandistes de l'idéologie socialiste qui le perçoivent d'ailleurs
plus ou moins consciemment. La mort de l'humanité n'est pas
seulement le résultat concevable du triomphe du socialisme, elle
constitue le but du socialisme ». Projet étonnant 7 Sans aucun
doute : et c'est pourquoi il n'est passible que d'une explication

104
qui ne laisse plus rien ni à la sociologie, ni à la politologie : « On
ne peut comprendre un pl16nomàle aussi paradoxal qu'en ayant
fait au pr6alable les suppositions suivantes : d'une part les
hommes sont attirés par l'idée de la mort de l'humanité, d'autre
part le d6sir d'autodestruction joue parmi d'autres un r6le
certain dans l'histoire. Les phénoiœnes dont nous voulons parler
concernent un courant religieux et philosophique particulio
ment vaste et dont les origines remontent à I'Antiquité : le
pessimisme ou nihilisme... Le socialisme constitue l'un des
aspects de cette tendance d'autodestruction, de ce goat du n6ant,
plus pr6cisément sa manücstation, dans le domaine de l'organi­
sation de la sociét6. Les demièœs paroles du testament de Jean
Meslier : « Je finirai donc ceci par le rien », expriment, pour re­
prendre une expression favorite de Feuerbach, l'ultime. myst6re
du socialisme. On le voit, Chavarevitch retrouve les intuitions
d'Hermann Rauschning, mais à un niveau explicitement m6ta­
physique.
Prenons un dernier exemple, celui d'Alexandre Zinoviev. Il
est inutile de revenir sur sa description du communisme ; cc
dont il témoigne encore, par-delà cette description, c'est juste­
ment de cc que l'explication du totalitarisme communiste requiert
d'autres concepts que ceux de la science politique. Il faut selon lui
commencer par comprendre le ph6nomàle de la sociabilité
humaine dans toute son ampleur avant de pouvoir comprendre
la sociabilité communiste, qui en est justement l'origine et la fin :
il faut faire de la « sociomécaniquc ». « Le communisme, écrit
Zinoviev, n'est pas une invention de malfaiteurs, un d6fi au bon
sens et à la nature de l'homme comme le supposent ses adver­
saires, il est au contraire un phénomène naturel dans l'histoire
de l'humanité et découle pleinement de la nature de l'homme
dont il est le reflet. N6 de cet irrésistible appétit de survie qui
habite dans chacune de ces cr6aturcs bip6des appcl6cs hommes,
de son d6sir d'adaptation parmi la foule de ses semblables et de'
son besoin de sécurité, il est le fruit de cc que j'appellerai l'esprit
communautaire. » Or qu'est-cc que cet esprit communautaire?
« L'etre humain peut être considér6 comme un individu commu­
nautaire simple. Il possède un corps, un organe dirigeant au
moyen duquel il dirige cc corps qui lui permet de prévoir les
conséquenœs immédiates et vitalement importantes de la plupart
de ses aetions et des actions de ceux qui l'approchent. Il a pour
principe fondamental de ne pas agir à son propre d6triment,

105
d'empêcher les autres de lui nuire. d'6viter la détérioration de ses
conditions d'existence, et de donner la préférence à tout ce qui
peut concourir à l'amélioration de ces dernières. C'est le principe
et le résultat de l'6volution biologique de l'homme. Il n'est pas
dans son Pouvoir de le supprimer. Il ne peut le vaincre qu'en se
soumettant à lui. Appliqué en milieu communautaire, ce prin­
cipe revat l'aspect suivant : l'individu s'efforce de conserver, de
consolider, (d'améliorer) sa position sociale ou en tout cas de
faire obstacle à sa détérioration. » On le voit, Zinoviev a renoué
tout naturellement, dans son effort Pour comprendre le phé­
nomène totalitaire, avec la méthode philosophique ; on peut
même dire que les concepts dont il use ne sont pas sans rappeler,
à certains égards, certains concepts de la philosophie Politique
la plus classique : l'égolsme, le souci primordial de l'intérêt indi­
viduel, par exemple.

Ces théories ont un intérêt crucial : elles démontrent


que l'observateur à la fois lucide et exigeant, ne peut,
devant le spectacle du communisme, se contenter,
pour le comprendre, des seules catégories dont on se
sert dans les écoles de sociologie ou de sciences poli­
tiques. Et elles démontrent aussi que l'insuffisance
des enseignements classiques en la matière commence
à pénétrer dans les esprits.
Pourtant elles partagent toutes en commun une
même faiblesse. Tout se passe comme si leurs auteurs,
pris du désir d'aller au-delà des causes occasionnelles
des phénomènes, ne pouvaient étancher leur soif de
causes premières qu'en confondant la généralité d'un
concept avec son pouvoir explicatif. Or un concept
qui explique tout n'explique plus rien : et ainsi, si le
totalitarisme est un châtiment rédempteur; ou une
manifestation de l'instinct de mort, ou le produit de
lois communautaires, pourquoi est-il apparu seulement
au vingtième siècle ? La première des conséquences de
chacune de ces trois hypothèses, c'est évidemment que
le totalitarisme peut surgir à tout moment dans l'his-

106
toire de l'humanité, c'est-à-dire aff'ecter n'importe
quelle société humaine. Un Chavarevitch repère des
sociét6s totalitaires tout au long de l'histoire, et fait
naturellement remonter son invention à Platon. Un
Zinoviev n'en fait pas plus mystère : « Vu comme
un aspect de la vie, dit-il, comme une tendance, le
communisme est un phénomène naturel dans toute
société suffisamment nombreuse dont les individus for­
ment un tout »; mieux encore, « les rapports sociaux
communistes, sous une forme ou sous une autre et
à des degrés divers, ont existé et existent dans les
sociétés les plus variées comprenant un nombre suffi­
samment grand d'individus contraints de vivre en
commun et dotés d'un système complexe d'économie
et de gestion. Ils existent même dans les pays occi­
dentaux, et ont existé même dans la Russie d'avant la
révolution... Bien des éléments du communisme futur
sont également présents dans les sociétés non commu­
nistes, etc. » Et malgré son nationalisme, Soljenitsyne
serait sans doute prêt à reconnaître que la Russie n'est
pas la seule nation sur laquelle le doigt salvateur de
Dieu puisse être pointé.
Aussi y a-t-il place, dans la même perspective méta­
sociologique, pour une hypothèse qui rende compte à
la fois de l'essence du communisme et des circonstances
précises de sa manifestation.

II. - L'essence da totalitarisme

On ne se rend pas populaire aujourd'hui à vouloir


parler avec objectivité du totalitarisme. D'abord, il en
est apparu un, et le plus durable, de ce côté que les
Romains appelaient sinistre, mais d'où au contraire
nos contemporains voient d'ordinaire s'élever tous les

107
vols de bon augure. Mais il y a plus choquant : que le
totalitarisme soit mort (comme on le veut aujourd'hui)
autorise à oublier cette évidence que beaucoup vou­
draient ignorer : tout le temps qu'on l'a dit vivant, ses
adeptes se sont comptés par millions.
Certains tiennent beaucoup à le faire passer pour la forme
moderne des despotismes classiques : ces discours ne peuvent
séduire que les amateurs de confort intellectuel. Tyranniques,
oertes, sont ou ont été les sociétés totalitaires, et au dernier
degré ; pauvres aussi, et même de simple pénurie ; inégalitaires à
l'évidence, nul ne l'ignore : qui n'a entendu parler des privilèges
de la nomD1Clatura ? Et pourtant ! A millions de victimes, mil­
lions d'adeptes aussi, qui veulent ignorer le coût de leur foi. Il
faut le dire et le répéter : il a bien fallu qu'à la pénurie générale et
à l'insolence des privilégiés répondît quelque avantage pour le
plus grand nombre, sinon il faudrait qu'une poignée d'hommes
ait su faire peur année aprés année à une masse dont on voit mal
qu'elle ait pu être aveugle à sa propre force. Que le petit nombre
règne par l'opinion, oui, par la force, non. Savoir si le totalita­
risme est mort, c'est savoir si ses charmes ont cessé de plaire. En
quoi a-t-il donc pu séduire ?

1. Des sociétés modernes comme sociétés sans sociabi­


lité. - En vérité, l'apparition des régimes totalitaires au
,oc siècle perd quelque peu de son mystère dès l'instant
que l'on consent à prendre quelque distance par rapport
à notre modérnité, au prix évidemment d'un véritable
sacrilège : celle-ci n'est-elle pas, à des degrés divers
certes, mais en dernière analyse pour tous nos contem­
porains, un synonyme de progrès, et en particulier en ce
que le sens de la solidarité humaine paraît s'y développer
continuellement ? Or, il en va peut-être juste à l'inverse,
et le totalitarisme n'est peut-être que la forme achevée
d'une société où l'homme a perdu la faculté d'être l'ami
de l'homme. On peut d'abord démontrer d'au moins
quatre manières les progrès de cette insociabilité.
a) Quelque floue que soit la définition de la moder-

108
nité, quelle que soit la liste de ce que les Modernes consi­
dèrent être les vertus qu'elle incarne, il en est probable­
ment une qui passe à leurs yeux toutes les autres, et même
le progrès scientifique et technique : c'est d'avoir voulu
apprendre aux hommes le respect de l'homme en ne
tenant pour légitime que les sociétés où soit consacrée la
souveraineté de chaque individu. Une société sera consi­
dérée comme moderne à proportion qu'elle sera laïque
(que chacun y croira dans le dieu qu'il voudra, ou dans
aucun), que ses institutions politiques seront démocrati­
ques (que le peuple, c'est-à-dire chaque citoyen, y sera
souverain), que les individus y pourront consommer à
satiété les biens matériels de leur choix.
Vaste ambition qui neva pas sans quelques difficultés,
du moins dès l'instant qu'on souhaite voir les souverai­
netés individuelles entrer en véritable société. Car il est
bien clair, ou du moins il devrait l'être, qu'il ne peut rien
y avoir de plus insupportable à un individu qui s'entend
proclamer souverain qu'un autre individu qui entend
bien l'être lui aussi, et tout autant ! Tout va bien certes,
tant qu'ils vivent tous solitaires, c'est-à-dire à l'écart les
uns des autres : ce n'est pas un hasard si l'auteur du
Contrat social voulait que les hommes fussent faits pour
vivre seuls au fond des bois, et ne pussent être véritable­
ment heureux que dans la solitude. Mais tout se gâte dès
lors qu'on entend les faire vivre ensemble et côte à côte
Que non pas, rétorquent les Modernes : puisqu'il faut en effet,
afin d'y parvenir; qu'ils abdiquent tous d'une portion de leur
souveraineté, il leur suffit d'en convenir ensemble, et d'arrêter
librement entre eux des limites qu'ils lui imposeront eux-mêmes.
Le Contrat social est la clef de cette énigme apparemment inso­
luble (comment faire que chacun soit totalement libre et pour­
tant respecte la liberté d'autrui), car la convention est précisé­
ment une limite à la liberté individuelle qui ne la détruit pas,
puisqu'elle est elle-même librement consentie.
Admirable sophisme, mais surtout admirable en ce qu'il sait

109
déguiser qu'il en est un. Car, enfin, dire qu'il n'y a pas d'autre
limite à la liberté que celle qu'elle s'impose à clic-même, c'est dire
qu'elle n'en a pas ou si l'on préfère ce n'est que déplacer la diffi­
culté, qui consiste à présent à savoir pourquoi clic est soudain si
portée à s'en donner. Rien de plus évident, dira-t-on sans
doute : puisque les hommes veulent entrer en société, ils com­
prennent spontanément l'utilité de consentir à ne plus se
conduire comme s'ils étaient seuls au monde. N'y ont-ils pas
intérêt ? Mais voilà justement l'obstacle. Certes, les prétentions
individuellcs vont désormais se dissimuler, nul n'ayant avantage
à les étaler ; mais pourquoi un homme, en son for intérieur, les
jugerait-il dorénavant illégitimes, puisqu'il n'entre en société
qu'à la condition que cette· société respecte cc qu'il est par
nature ? La liberté individuelle ne se trouve pas soudain par on
ne sait quel miracle spontanément portée à la modération, mais
seulement parce que les circonstances font qu'clle trouve avanta,.
geux de s'en donner cc qui n'en peut plus être que. l'apparence.
Les règles auxquellcs se soumettent les citoyens ne sont jamais
que des nécessités dont ils voient bien l'utilité, mais qu'ils n'ont
nullc raison de sc mettre à aimer d'enthousiasme, et auxquelles
ils ne peuvent donc obéir qu'au for externe. En un mot le souve­
rain qui est au cœur de l'homme à l'état de nature y demeure à
l'état de société. En réalité, le pacte social ne fait rien sinon don­
ner statut de citoyen et apparence de civilisé au sauvage en qui
l'on voit la vraie nature de l'homme. Rousseau lui-même le dit
clairement : il entend qu'en s'unissant à tous, chacun n'obéisse
pourtant qu'à lui-même et demeure ... aussi libre qu'aupara,ant !
Au fond la philosophie politique moderne est ici prise à son
propre piège : clic en appelle à ce que l'homme est à l'état de
nature, pour montrer à quel point est contre nature la société
dans laquelle l'histoire l'a plongé ; mais une fois cette société
(d'ancien régime) détruite, on sc voit forcé d'en reconstruire une
nouvelle qui, pour être conforme à la nature, doit précisément
intégrer le caractère absolu et naturellement indépendant de l'in­
dividu, sa liberté absolue et quasi sauvage, parce que c'est là sa
nature ! La philosophie grecque et chrétienne n'avait rien été, en
un certain sens, sinon un effort continu pour domestiquer la bar­
barie qui sommeille par nature dans l'animalité de l'homme :
cette éducation a soudain paru artificielle et contre nature ; com­
ment s'étonner que, la cage ouverte, la bête se retrouve dehors?

l lO
Il est à peine besoin de conclure : une société, dont tous
les membres sont réputés souverains, ne peut être que par
miracle, ou sous la contrainte de la violence, une société
où r�nent la paix, la concorde et l'amitié. Ce n'est pas
parce que le loup cesse de montrer les dents quand on le
regarde qu'il ne sort pas les crocs quand on ne le surveille
pas, et la proximité, le lien social lui-même avivent néces­
sairement l'animosité que la présence d'une souveraineté
voisine soulève dans le cœur de chaque souveraineté.
b) Les sociétés modernes sont encore des sociétés
matérialistes.
Cc n'est pas Marx seulement, ce sont tous les esprits modernes
qui entendent m:odifier les conditions naturelles d'existence des
hommes, et qui voient dans le progrès scientifique, technique et
économique la matrice de tout progrès. Avant Marx, et sans même
parler du productivisme saint-simonien, il y avait eu presque toute
la philosophie des lumières pour saluer la scienœ et le progrès
matériel et y voir la promesse non seulement du bonheur terrestre
mais de l'amélioration morale de l'humanité : les sociétés
modernes n'aiment-elles pas à s'appeler elles-mêmes industrielles '1
Au reste, comment s'étonner que soient matérialistes des
sociétés où est si fort proclamée la souveraineté de l'individu ?
Par définition un être souverain n'ayant plus à se dominer soi­
même ne peut que se livrer à des désirs que sa souveraineté même
rend légitimes. Quand on n'a d'autre maître que soi, on n'a
d'autre maître que ses passions. Or, comme l'exercice spirituel
ou intellectuel n'est plus une discipline, les joies qui en procèdent
ne peuvent que dégénérer en simples distractions (on ne lit plus
un livre, on regarde des émissions culturelles à la télévision) ; et
quand bien même, pour quelques-uns qui préfèrent ces plaisirs
égoïstes mais innocents, combien ne sont-ils pas portés à préférer
les plus simples, les plus immédiats, les plus faciles '1

Or, un lien étroit, et à vrai dire presque analytique,


unit le matérialisme, le culte du moi et l'hostilité de
l'homme envers l'homme. Le culte des biens matériels est
celui qui enferme le plus l'individu en lui-même, car de
tous les biens les biens matériels sont ceux qui se parta-

111
gent le moins, tout en étant ceux qui risquent le plus de
s'épuiser ; de toutes les jouissances, celles que donnent
les biens matériels sont nécessairement les plus égoïstes,
à la fois parce que j'en suis seul juge et donc seul maître
(les plaisirs sont subjectifs par définition) et parce qu'on
ne peut jouir matériellement de la jouissance d'autrui
mais seulement de la sienne propre : la jouissance du
renoncement n'est pas matérielle mais d'un autre ordre.
Dans le même temps, les désirs des biens matériels sont
les plus insatiables : on n'a jamais fini de s'enrichir si l'on
aime à être riche, et il n'est de jouissance que l'on ne
veuille éprouver si l'on aime le plaisir. Dans la poursuite
des satisfactions matérielles, l'autre, quel qu'il soit,
apparaît donc tôt ou tard comme un concurrent, qui
devient, si l'objet est rare, un adversaire, bientôt un
ennemi. C'est quand on a faim, et qu'il faut mettre la
main sur la dernière pomme de terre de l'étalage, que la
rivalité est la plus sauvage ; mais il suffit que les désirs
soient vifs pour que la lutte soit rude, quelle que soit la
quantité disponible des biens désirés.
On a trop tendance à considérer que seules les situations de
pénurie font de l'homme un loup pour l'homme : cela est faux, car,
on l'oublie trop, le désir des choses matérielles est comme tous les
autres d'abord dans la tête, et l'on peut atrc généreux dans le
dénuement, si l'on sait dominer ses passions, comme avide dans
l'abondance, si on en est prisonnier. C'est un des mythes modernes
les plus courants que la prospérité, c'est la paix : rien n'est moins
sûr, dès lors que les désirs ne s'épuisent pas. Aprèl tout, Marx
avait probablement raison de dire que le capitalisme, c'était la
guerre : sa seule erreur est de n'avoir pas compris que le socialisme,
par cela seul qu'il était un matérialisme encore plus explicite,
l'était encore plus. Il est vrai qu'il le croyait capable d'cn,endrer
l'abondance ; mais où peut atre l'abondance, quand les désirs nais­
sent de l'imagination des hommes ?

Pour cette même raison, ils naissent encore pour cha­


cun de ceux qu'autrui manifeste. Non seulement parce

1 12
que les imaginations individuelles se fertilisent mutuelle­
ment, mais parce que, à partir du moment où j'ai un
droit naturel à être tout ce que je veux être, il me devient
insupportable de ne pas avoir ou être en tous points ce
que je vois l'autre être ou avoir, c'est-à-dire son égal.
Th. Veblen avait autrefois décelé tout ce que la consommation
dans nos sociétés avait d'ostentatoire. C'était aussi l'intuition de
Rousseau qui voyait dans le regard d'autrui la source de l'insatis­
faction des individus. Faute de critère autre que sa propre
liberté, conçue comme faculté d'essentielle indétermination,
comment l'individu n'éprouverait-il pas le désir de ce que les
autres désirent, et comment ne deviendrait-il pas furieux de ne
pouvoir le satisfaire s'il le voit satisfait autour de lui ? Nos socié­
tés engendrent l'envie, parce qu'elles engendrent dans des esprits
qui se jugent tous également en droit de le satisfaire, le désir de
choses dont il ne peut par définition y avoir d'abondance.
c) Nos sociétés engendrent encore d'une autre
manière rivalités et antagonismes. Depuis deux siècles,
elles ne sont point seulement industrielles, elles ne le sont
en réalité que parce qu'elles sont commerciales. Le
ressort de la croissance économique - de l'accroisse­
ment de la richesse d'une nation - est l'échange et sin­
gulièrement l'échange par le moyen de la monnaie. Or, il
est manifeste que l'échange est source d'antagonisme à
proportion qu'il est source d'enrichissement. Car, enfin,
l'échange est le contraire du don : si j'échange, je ne
donne pas, je ne cède jamais qu'à proportion de ce que je
gagne, et bien évidemment la loi implicite de l'échange
est de donner le moins pour avoir le plus. Comme le
disait avec un immortel cynisme Ibn Khaldoun : le com­
merce consiste à acheter bon marché pour vendre cher.
En affaires, il n'y a donc pas de prix d'ami, seulement
celui qui résulte de la balance des forces en présence.
Même si tout le monde y gagne, chacun sait donc encore
qu'il ne doit aucune gratitude à l'autre, et peut toujours
se dire qu'en négociant autrement il aurait pu obtenir
1 13
plus. En un mot, le commerce n'est pas la paix, contrai­
rement à ce que les commerçants veulent faire croire,
mais une guerre formellement pacifique, d'où la rancœur
n'est jamais absente.
Les socialistes l'ont toujours perçu, Lénine en tête qui voulut,
en 1917, abolir l'échange et la monnaie en Russie. Leur seule erreur
fut de ne pas comprendre que l'échange est nécessaire à la satisfac­
tion des ambitions matérielles, et que ce n'est pas en interdisant
l'échange de gré à gré entre individus (pour lui substituer une mise à
la masse et unè redistribution collective) qu'on l'abolit réellement.
d) La même idée peut s'illustrer encore de manière
légèrement différente. Au principe de tous les échanges
d'une société moderne, il y a la division du travail. Adam
Smith en faisait la cause profonde de la richesse des
nations. Le progrès économique est ainsi acquis au pro­
grès d'un renforcement sans précédent des liens qui lient
chacun à tous et tous à chacun : le tràvail social dans son
entier est devenu comme une longue chaîne. Mais tout
travail à la chaîne n'est efficace que pour autant que ses
maillons portent chacun leur part du labeur. Ainsi le
manœuvre peut-il se déclarer aussi indispensable que
l'ingénieur, puisque, s'il n'apporte pas les pièces au sou­
deur, la chaîne s'arrêtera. Or, plus il y a interdépen­
dance, et plus il est évident qu'il devient scandaleux que
l'état de dépendance entre tous ne soit pas exactement
réciproque. Dans une société que Durkheim appelait
organique, dans une société où le bien-être de chacun
résulte du travail de tous, il est simplement contradic­
toire qu'il y en ait à être plus riches que d'autres.
L'exacerbation des revendications égalitaires doit
ainsi logiquement aller de pair avec le développement des
sociétés industrielles, quel que soit le niveau de vie moyen
en général, et quelle que soit l'amélioration, dans l'ab­
solu, des conditions d'existence de chacun : si la société
est comme un vaste atelier d'où rien ne sort que tous n'y

1 14
aient mis la main, il est clair que la satisfaction de chacun
ne sera jamais mesurée dans l'absolu, mais toujoùrs de
manière relative. Je ne regarderai jamais tant à ce que j'ai
qu'à ce que le voisin possède et que je n'ai pas.
L'exaspération est d'autant plus explicable que la dépendance
n'est ni voulue ni souhaitée, mais au contraire l'indépendance
des individus les uns par rapport aux autres, c'est-à-dire la satis­
faction du plus grand nombre possible de leurs désirs, et qu'ainsi
chacun tend naturellement à détruire cette égalité qui est comme
la loi non écrite du système: t.a guerre est d'autant plus inévi­
table que les hommes sont rivés à la même chaîne : Rousseau est
le seul à l'avoir perçu, qui prône une vie aussi frugale et solitaire
que possible. C'est donc peut-être une nouvelle forme de l'illu­
sion moderniste que d'imaginer que le lien social se renforce à
mesure que l'on met les individus davantage dans la dépendance
matérielle les uns des autres.

2. De la modernité au totalitarisme. - S'il faut vivre


en société, et non pas en solitude, errant dans les bois,
et si l'on entend par sociétés modernes des sociétés
vouées à l'industrie et au commerce, la modernité
recèle un dilemme comportant une échelle de solutions
possibles, également satisfaisantes et également insatis­
faisantes, dont on ne décrira que les deux pôles.
Le premier est le libéralisme, qui croit pouvoir assumer l'hosti­
lité de l'homme pour l'homme et en faire un principe de société
parce qu'il croit pouvoir en dompter les effets : les hommes étant
rationnels (intelJigents), ils .ne peuvent pas, selon lui, ne pas com­
prendre qu'il est de leur intérêt de ne pas user de leur liberté à tout­
va, c'est-à-dire de ne pas faire à autrui cc qu'ils ne voudraient pas
qu'autrui leur fasse. Cette maxime célèbre est aussi celle de l'intér!t
éclairé, qui est pour l'école libérale le ressort de l'autonomie (de
l'autodiscipline) ; il y a guerre certes, mais elle est limitée ; sinon en
dentelles, du moins selon des règles. Moyennant quoi elle lui
paraît de nature à assurer la satisfaction des individus : le libéral
dira qu'il est juste que revienne à chacun cc que ses mérites lui
valent, qu'en outre une certaine inégalité est le prix à payer pour
l'efficacité de la responsabilité individuelle et de l'entreprise privée,

l lS
dont tout le monde profite à terme, et qu'enfin une main invisible
assure, de manière mécanique, le juste prix des choses et des tra­
vaux, c'est-à-dire toute la justice possible.
Le totalitarisme, qui est le second pôle, va naître ironi­
quement de l'incapacité du libéralisme à convaincre de
son efficacité tous ceux qui ont adopté ses propres
valeurs : je veux dire, la souveraineté de la liberté indivi­
duelle, et la légitimité de son aspiration à satisfaire les
désirs, à commencer par les désirs matériels auxquels elle
porte l'individu. Car l'hostilité que les hommes éprou­
vent de ce fait les uns à l'égard des autres, et qui est fon­
dée sur la conviction d'être constamment et injustement
moins bien traité qu'autrui, peut aussi bien induire le
sentiment que les bénéfices de la coopération mutuelle
(c'est-à-dire en réalité de la croissance économique) ne
sont rien en regard de la différence des sorts individuels,
d'autant qu'elle est toujours imputable à la préférence
qu'autrui a par nature pour soi. Le niveau de vie dans
l'absolu apparaît sans cesse moins important que le
niveau de vie relatif, en même temps que c'est de moins
en moins à lui-même et de plus en plus à autrui que l'in­
dividu impute la responsabilité de son propre sort. Ainsi,
il existe une alternative à cette société où l'on se soucie
moins de l'inégalité dans la répartition que de l'accrois­
sement de la part individuelle (de ma richesse), et c'est
celle où l'obsession d'être spoliée l'emporte sur toute
autre considération. Le totalitarisme à l'état pur appa­
raît alors sous la forme du communisme.
Le coup de génie de Marx (fort bien compris derrière
lui par Lénine et ses successeurs) fut tout bonnement ce
raisonnement simple : à partir du moment où l'individu
apprécie son bonheur en termes relatifs (comme fonction
de ce qu'il estime être celui des autres), ce bonheur est en
proportion directe de l'égalité qui règne dans la société ;
ou, si l'on préfère, il suffit que les hommes soient égaux

1 16
pour qu'ils soient tous riches, libres et heureux. Si chacun
n'est quelque chose à ses propres yeux qu'en comparai­
son avec autrui (ce qui se passe quand le premier des sou­
cis devient celui de l'égalité), la richesse peut ainsi être la
pénurie même, la liberté l'esclavage réciproque, et le
bonheur la certitude que personne n'a ou ne peut être
autre chose que ce que j'ai ou suis.
Le bon sens libéral disait : l'égalité croît nécessaire­
ment avec la richesse d'une collectivité, plus elle est opu­
lente moins les inégalités y sont sensibles. On dira après
Marx : rendez les hommes égaux, il n'y aura plus parmi
eux, et par définition, ni riches ni pauvres. Comme toutes
les idées géniales, celle-ci est d'une totale simplicité à la
fois dans sa conception et dans son application. Car il
n'est pas seulement plus facile à une collectivité d'être
pauvre que riche, il y a en outre toutes les chances pour
que la passion de l'égalité conduise à la pénurie, en ôtant
à l'activité le ressort du profit personnel. Mais le commu­
nisme est génial parce qu'il rend indifférent à son propre
échec, c'est-à-dire à la pénurie qu'il engendre, et offre la
recette du bonheur immédiat et sans douleur : si toute
richesse est relative, et qu'on veuille pourtant s'enrichir,
le plus grand dénuement peut être opulence, et en plus
sans même avoir à travailler vraiment ; et comme tous
travaillent quand même un peu, chacun s'en porte mieux
qu'à vivre seul dans les bois.
Rousseau a tort, mais Adam Smith aussi, et derrière lui tout le
libéralisme. Le génie du communisme est d'avoir compris qu'on
pouvait préférer l'égalité dans l'inconfort à l'inégalité dans le
confort. Ou encore qu'il est plus facile de satisfaire la passion des
biens matériels par une distribution égale de la misère que par
une répartition inégale de l'abondance. Si chacun dans un pays
riche peut posséder une voiture, pour l'un c'est une petite, pour
l'autre une grosse. Or, dès l'instant où l'on prise par-dessus tout
la possession d'une voiture, qui dira s'il est plus agréable d'être
propriétaire d'une petite et d'être sans cesse rappelé au sentiment

1 17
de son infériorité automobile par les performances des proprié­
taires de grosses, ou de ne pas posséder de voiture du tout, mais
d'en être consolé par le fait qu'il est tout aussi impossible à qui­
conque d'en posséder une ? Et comme de toute manière, en
régime communiste, on aura au moins une bicyclette, alors que
laissé à ses propres forces on risque de n'avoir que ses jambes,
qui pourrait ne pas trouver des charmes au régime ?

De la même manière, la liberté pèut être l'esclavage, je


veux dire l'esclavage réciproque, et exactement pour les
mêmes raisons, c'est-à-dire parce que chacun n'a souci
que de soi. Une société où tous ont le goût de l'égalité,
mais chacun pour les autres et non pour soi, présente
toujours deux visages : officiellement et en public, on y
prône l'égalité et la fraternité, en privé et en secret, on y
pratique l'inégalité à tout-va, la concurrence à outrance ;
on affiche d'y supprimer l'échange capitaliste, c'est-à­
dire le marché libre, mais c'est pour mieux pratiquer le
marché noir ; on y préfère toujours la combine à l'effort,
car comment se procurer autrement qu'en fraude ce à
quoi nul n'est censé avoir droit ? Ainsi le culte de l'égalité
satisfait la passion de la jalousie ou de l'envie mais n'ôte
ni ne frappe d'illégitimité le désir de posséder plus. Dès
lors, les rapports entre les hommes ne peuvent être que
de méfiance réciproque, de surveillance constante, et de
propension à ruiner tout effort d'autrui qui pourrait lui
procurer ce que soi-même on n'a pas. Tout le monde est
coupable, car tout honnête homme apparaît comme un
voleur qui sait se cacher : la vertu n'est que de façade, et
ne peut exister en fait que sous la contrainte et par la
répression, dont les instruments sont d'abord les
citoyens eux-mêmes. Le lien social devient une chaîne
dont les hommes se chargent réciproquement, toute
société communiste est intrinsèquement policière et,
dans les pires moments, de terreur : mais chacun y est le
tyran de l'autre, et voit sa liberté dans sa capacité à l'être.

1 18
On a toujours pensé que l'homme pouvait être l'ennemi de
l'homme : ce n'est qu'avec le matérialisme totalitaire qu'il l'est
devenu, non plus simplement par accident, mais par nature et en
quelque manière irréductiblement. Comment la tyrannie pourrait­
elle être plus totale que lorsque chacun a à cœur d'exercer le
contrôle le plus pointilleux, la surveillance la plus méticuleuse sur
tous les autres ? Et cela d'autant plus qu'il est exercé par un indi­
vidu plus conscient de sa médiocrité, et par là même haineux à
l'égard de toute supériorité possible, ou par un médiocre satisfait
de lui, mais qui, précisément parce qu'il ne voit pas ce qu'on pour­
rait souhaiter être d'autre que ce qu'il est, est méchant par bêtise,
tandis que le premier l'est par système ? Le totalitarisme, c'est ainsi
le plébéianisme à son zénith, qui culmine dans la terreur parce que
la vulgarité ne peut régner sans partage que par la terreur.
Le totalitarisme c'est encore un individualisme qui se retourne
contre soi à force de s'exacerber : c'est dans la négation de l'indi­
vidu en l'autre que l'individu entend s'affirmer en soi. Par une iro­
nie philosophique toute logique, le culte du moi aboutit à le rendre
haïssable, mais toujours chez les autres. L'évocation incessante de
la dignité de chacun conduit à la retirer à son voisin, de peur qu'elle
ne lui confère, et publiquement, quelque supériorité sur soi. Le cha­
cun pour soi induit un chacun pour tous caricatural et oppressif,
puisqu'il n'est jamais sincère. L'exaltation de soi mène au désir
obsessionnel de rabaisser l'autre. Et tout cela en espérant soi-même
passer au travers des gouttes, n'être pas réduit au sort commun,
échapper, par la dissimulation ou la tricherie, à l'intrigue, à la
menaçante réciprocité de traitement. Chacun pour soi, et tous les
autres pour moi. On comprend que, selon Marx lui-même, la doc­
trine communiste tout entière puisse consister dans la seule sup­
pression de la propriété privée, archétype (et sans doute principe)
de tous les moyens qui permettent à un homme de se rendre indé­
pendant de ses semblables.
On pourrait résumer la définition du totalitarisme
en cette formule quasi algébrique : I (individua­
lisme) x M (matérialisme) = G (guerre) x P (pénurie).
Du concept à l'histoire : passé, présent et avenir du
totalitarisme. - L'hypothèse appelle à modifier cer­
tains des jugements usuellement passés sur le sujet du
totalitarisme.

1 19
A) On estime d'ordinaire que l'égalité règne beau­
coup moins qu'elles ne le disent dans les sociétés tota­
litaires en général, et communistes en particulier, où le
sort des hommes est manifestement différent selon
qu'ils appartiennent ou non à l'élite politique : les pri­
vilégiés semblent l'être là plus que partout ailleurs
dans le monde. Certes. Mais je crois précisément qu'on
commence à mieux comprendre le communisme quand
on comprend que les privilèges de la Nomenclatura
sont en réalité seulement la partie émergée de l'iceberg,
et que, du haut en bas de l'échelle sociale, tous sont
privilégiés car chacun ne cherche qu'à se procurer le
privilège, si mesquin soit-il, accessible à son échelon.
La haine pour tel privilégié n'emporte pas la haine
pour les privilèges que l'on peut détenir soi-même.
Cette universalisation du privilège comporte d'ailleurs un
bénéfice supplémentaire qui est immense ; car nul n'a plus à
contempler la réussite du voisin comme le signe visible de quali­
tés dont il ne dispose pas lui-même. Et en cas de réussite trop
éclatante, il devient toujours possible de faire peser sur elle une
suspicion suffisante pour en faire une source de tracas et d'in­
quiétude. Les pays communistes sont le paradis des ratés, des
médiocres et des aigris.

B) On veut que le totalitarisme soit simplement la


forme moderne du plus vieux des maux qui affecte la
politique : la tyrannie, une tyrannie que la technique
moderne rendrait plus efficace. Si cette étude est exacte,
non seulement le totalitarisme est au contraire un régime
exclusivement moderne, mais encore toute assimilation
à un simple despotisme interdit de voir qui, au xJf siècle,
l'incarne le mieux et le plus durablement.
On admettra sans doute qu'il existe une grande différence entre
le joug imposé par quelques hommes à d'autres, mûrissant dans le
secret de leur c:a:ur le désir de jeter leur tyran à bas et la complicité
dans une oppression dont tous souffrent certes, mais qu'aucun ne
souhaite vraiment se secouer parce qu'il est obscurément

120
conscient de pouvoir aussi en bénéficier. Cette oppression-là est
sans précédent. Et c'est précisément cc critère qui permet de distin­
guer entre les régimes qui passent pour totalitaires. Ainsi, de Mus­
solini à Hitler, il n'y a pas une différence de degré, mais de nature
pour Mussolini, qui reste profondément fidèle au modèle du des­
potisme classique, quoiqu'en le mâtinant d'un nationalisme aux
accents plus modernes, le pouvoir vient d'en haut, et s'applique
vers le bas ; le chef s'efforce de mener en cultivant en l'homme cc
qui le dévore. La tyrannie hitlérienne est d'un genre qualitative­
ment différent : non seulement c'est parce qu'il suit ses troupes,
c'est-à-dire parce qu'il excite en elles les fibres les plus viles, que
Hitler est leur chef. Le totalitarisme communiste enfin fait encore
pire parce qu'il se veut universaliste : plus explicitement que le
nazisme encore, le despotisme communiste emprunte au petit
tyran qui est en chaque homme, l'ennemi devient le semblable, et
justement parce qu'il est un semblable.

En réalité, le totalitarisme est d'autant moins assimi­


lable à une tyrannie qu'il est beaucoup moins un régime
politique qu'une forme de société. L'hypertrophie qui en
est symptomatique n'est pas celle du pouvoir politique
mais de la société civile, et l'Etat, comme le voulait
Lénine, y est bien en voie de dépérissement : il naît au
moment où l'autorité publique commence à devenir le
simple produit des myriades de petits pouvoirs grouillant
sous elle, et où il ne lui reste plus qu'à coordonner, mais
dans la direction souhaitée par eux, tous ces pouvoirs
subalternes. Cela ne signifie nullement qu'il n'existe pas
dans les régimes totalitaires d'oligarchie politique, et
même tyrannique. Encore faut-il comprendre que leur
puissance n'est pas le produit de leur force, de leur déter­
mination, ou de la terreur qu'elles font régner, mais la
résultante de la rivalité de tous : le pouvoir dans un sys­
tème totalitaire vient d'en bas, et si la tyrannie existe au
sommet, c'est parce qu'elle existe d'abord à la base.
En assimilant le totalitarisme à un despotisme, on lui ôte en fait
son csscncc propre, qui est d'être un mode de vie délibéré et non
subi. Je crois que l'on ne concevra pas cc que le fléau a de plus redou-

121
table, parce que de plus profond et de plus contagieux, tant qu'on
n'aura pas compris qu'avant d'être un régime politique et même un
mode de société, il est d'abord une attitude morale et spirituelle, qu'il
est intérieur aux âmes avant d'être intérieur aux individus ; que ce
n'est pas un malheur mais un vice, de l'intellect comme du cœur,
qu'il ne faut pas tant plaindre que condamner, et non pas seulement
en quelques-uns mais en chacun. Car, enfin, la préfërence pour soi
n'est pas dans les choses mais dans les âmes, tout comme le matéria­
lisme ! Le communisme a évidemment dit l'inverse, et que ce n'était
pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la
conscience : ce discours est séduisant parce qu'il affranchit les
hommes de toute responsabilité dans leur propre malheur, parce
qu'il la fait endosser aux choses, à la situation, à l'environnement de
l'individu, et singulièrement aux autres ; mais ce discours est faux,
car, comme la philosophie l'a toujours dit depuis ses origines jus­
qu'à Marx, les choses sont ce qu'elles sont, et singulièrement les
biens matériels sont les biens les plus désirables, non par eux­
mêmes, mais parce que la conscience individuelle les juge tels. Et
non seulement ce discours est faux, mais il est fatal à l'humanité
même de l'homme : le totalitarisme naît précisément du refus indi­
viduel de prendre quelque recul par rapport à soi ; c'est la forme de
sociabilité qui convient à des hommes qui ont cessé de vouloir, ou
de pouvoir, réfléchir ; à des hommes qui ont cessé d'avoir une
conscience ; à des hommes qui ont perdu tout ressort moral inté­
rieur. C'est une seule et même chose de dire que l'homme est mené
par ses besoins matériels, que son comportement dépend de sa
situation matérielle, qu'il n'est pas responsable de sa méchanceté, et
de dire qu'il est comme un loup, à l'intérieur de lui-même et pour les
autres, et donc que la société n'existe plus que par et dans la terreur.
Que pourrait-elle être d'autre, quand la vertu ne peut plus être que
le produit d'une contrainte extérieure à chaque individu ?
C) On peut, sur la base de cette définition, apporter une
réponse à l'énigme classique : pourquoi le communisme a-t-il pu
se développer dans les pays où Marx lui-même avait jugé impos­
sible qu'il le fit, c'est-à-dire dans des pays dont l'industrialisation
était, au mieux, à un stade embryonnaire ? Le mystère n'est pas
si profond ! Pourquoi ne pas penser simplement que le germe y
existait tout simplement parce qu'il existe dans la nature
humaine, et que le sentiment d'être sous-développé par la faute
d'autres nations, et plus riches, a été son meilleur engrais ? Ce
n'est pas tant l'industrialisation que l'économisation des esprits

122
qui les porte au totalitarisme authentique. On peut donc penser,
en manière de preuve a contrario, que si une religion est par
nature portée à détourner de l'amour à la fois de soi et des biens
matériels, le développement de la mentalité totalitaire doit être
inversement proportionnel au degré de religiosité des esprits.

D) Le totalitarisme a-t-il encore un avenir, a-t-il même


encore un présent ? La définition usuelle, aussi bien que
le jugement courant sur des faits récents conduisent à en
douter : il n'est, dira-t-on, pas de tyrannie dont les peu­
ples ne soient impatients ; il y a longtemps que les peu­
ples occidentaux l'avaient montré, tandis qu'à l'Est le
peuple russe vient encore de le confirmer ; le totalita­
risme, qui sous sa forme la plus pure avait survécu dans
le communisme, est à présent bien mort. Si l'on consent
pourtant à se départir des clichés, rien n'est moins sûr.
a) A l'Ouest, la tentation totalitaire. - Les démocra­
ties occidentales ne sont pas autant qu'elles le croient
protégées par leur niveau de vie. Non seulement, en tout
état de cause, la croissance n'apparaît plus mécanique et
sans heurts, mais, de manière beaucoup plus cruciale, la
capacité de résistance au communisme n'est pas, si nos
analyses sont exactes, proportionnelle au niveau de vie
absolu, mais au niveau de vie relatif ou, si l'on préfère, à
la satisfaction des individus diminuée du sentiment
qu'ils ont de faire les frais du niveau de vie des autres. Les
chances du communisme sont donc en réalité en raison
directe de la force de ce dernier sentiment.
Si d'un côté il est bien clair que les sociétés libérales sont les plus
riches du monde, d'un autre côté il s'y manifeste de plus en plus
clairement une propension à juger de son sort non pas en soi, mais
en regard de celui du voisin. Les partis communistes semblent
avoir perdu leur vigueur d'après-guerre, mais toute la question est
de savoir si c'est parce que leurs charmes ont vieilli, ou si parce que
la mentalité qu'ils véhiculaient s'est communiquée à des mouve­
ments politiques qui font du communisme sans le savoir. A cet
égard, la propagande humanitaire et l'idéologie solidariste pour-

1 23
raient bien n'être que des formes affinées de l'attitude revendica­
tive à laquelle les communistes d'autrefois avaient donné une
forme plus brutale et révolutionnaire. Le communisme est-il mort,
ou en train de triompher silencieusement et insidieusement ? L'ob­
session égalitaire, symptomatique de la mentalité totalitaire, est­
elle vraiment en régression ? En vérité pour qu'elle le soit, il fau­
drait que les attitudes matérialistes soient elles-mêmes en déclin.
Est-ce le cas ? Certes, le goût des biens matériels peut susciter des
comportements constructifs, chacun s'efforçant de l'emporter sur
les autres par le travail, l'invention, le risque et l'intelligence (ce
que l'on pourrait appeler l'idéal américain). Mais il est clair qu'il
faut beaucoup moins de talent pour détruire que pour construire,
pour nuire à autrui que pour rivaliser avec lui de travail ou d'in­
vention. Il est encore plus clair qu'il est tout aussi satisfaisant,
sinon plus, pour celui qui se sait médiocre, d'empêcher autrui de
réussir plutôt que de le voir réussir sous ses yeux. Certes, c'est
acheter sa satisfaction au prix d'une médiocrité générale, mais
encore une fois, qui peut dire si l'égalité dans la pénurie ne vaut pas
l'inégalité dans l'aisance ? Quel sentiment risque en moyenne de
l'emporter, de la satisfaction d'un niveau de vie élevé, ou de la ran­
cœur devant les inégalités matérielles évidentes?
b) A l'Est rien de nouveau ?- Cela étant, il est égale­
ment certain que la voie totalitaire est une voie rude,
d'autant que ceux qui l'empruntent le font pour des
mobiles hédonistes. Il y a donc comme une tension
constante, au cœur même de l'individu communiste,
entre le désir de jouissance et le désir d'égalité, ce dernier
ayant pour résultat (comme il a été dit plus haut)
d'abaisser le niveau absolu de satisfaction. Il y a donc
place pour deux versions de la même idéologie, la pure et
la mitigée. La pure est celle des plus haineux et des plus
envieux, l'autre celle des plus pragmatiques. Si l'on
considère l'exemple du communisme, la première s'est
incarnée dans le marxisme léniniste et stalinien, la
seconde dans le marxisme qui s'est souvent intitulé lui­
même révisionniste, et dont la forme moderne est ce que
l'on appelle aujourd'hui social-démocratie. On y
retrouve toujours la double mentalité - hédoniste et

124
égalitaire - mais tout s'y passe comme si la soifd'égalité
se trouvait suffisamment apaisée par l'exploitation du
travail et de l'esprit d'entreprise d'une certaine fraction
de la population laborieuse. L'esprit de jouissance effec­
tive l'emportant, au lieu de réprimer les efforts indivi­
duels, on les tolère à condition que les bénéfices en soient
largement redistribués, pour la plus grande satisfaction
de ceux qui n'ont qu'à se donner la peine de les recevoir.
Il existe une forte probabilité pour que cette rivalité entre le tota­
litarisme pur et dur et le totalitarisme hédoniste ait été à l'origine
des récents événements survenus au-delà de l'ex-rideau de fer, la
question étant alors de savoir quelle école va l'emporter. En dépit
des jugements commandés par les préjugés ou l'intérêt pour le sen­
sationnel, on peut penser qu'il n'y a pas eu à l'Est autant de nou­
veau qu'on le dit usuellement. N'a-t-on pas oublié un peu trop vite
les chaos qui ont toujours secoué le trajet du communisme sovié­
tique ? Les dissensions qui ont toujours existé, et qui ont constam­
ment pris des formes extrêmement dures et sanglantes (purges au
sommet, exécutions de communistes des plus loyaux : Arthur
Koestler avait pourtant eu son heure de gloire) ? L'âpreté des riva­
lités (la roche tarpéienne n'a jamais été plus proche du Kremlin
qu'à Moscou), les luttes à mort entre dirigeants (le récent et mysté­
rieux putsch de Moscou n'étant qu'une aimable farce auprès de
l'assassinat au pic à glace du fondateur de l'Armée rouge par le
père de l'Empire soviétique) ? Les déportations massives de popu­
lation, indice pourtant bien connu de la distance entre la périphé­
rie et le centre ? Pourquoi, si l'organisme communiste se caracté­
rise par la lutte de chaque atome contre les autres, n'y aurait-il pas
aussi bien lutte de conglomérats d'atomes, qu'ils s'appellent
soviets locaux, régions, ethnies et mêmes nations (ce serait l'occa­
sion de distinguer entre le sentiment national hérité de l'histoire et
celui inspiré par l'intérêt économique ; la Géorgie avait semble-t-il
un président véritablement nationaliste, on connaît aujourd'hui
son sort !) ? Si le totalitarisme communiste est mort, pourquoi
le KGB s'est-il borné à changer de nom ? La propriété privée a-t-elle
été rétablie ? Le goulag a-t-il ouvert ses portes, et ses victimes sont­
elles venues révéler au monde son horreur et ses crimes ? L'Armée
rouge est-elle désormais incapable de lancer une fusée, alors
qu'elle tente en cet instant même de battre le record de vie dans

125
l'espace ? Les populations, à chaque consultation électorale, désa­
vouent-elles massivement le communisme, que ce soit en Géorgie,
en Ukraine, en Pologne, en Italie, en Lituanie, en Hongrie, etc. ?
La conception présentée ici du communisme permet
peut-être de ne pas se laisser prendre au piège, et à voir
dans les récents soubresauts de l'Europe de l'Est les effets
non d'une explosion de l'idéologie, mais d'une révolu­
tion de palais. L'histoire révélera peut-être ce qui en fut
la cause prochaine : tentative pour obtenir une aide plus
massive de l'Occident, incapacité à suivre le pas de
défense spatiale américaine ? En tout état de cause, si l'on
peut regarder la mentalité communiste comme une des
formes de la mentalité moderne, rien ne permet d'affir­
mer que c'est son principe même qui a été mis en cause, et
non simplement ses modalités pratiques. On a peut-être
assisté non à la mort du totalitarisme, mais simplement à
une pause dans le développement de sa propre rigueur, à
la compromission momentanée de l'esprit d'égalité avec
l'esprit hédoniste.
Il y a gros à parier pour que, déçus les espoirs d'une accession ins­
tantanée et sans efforts au paradis si décrié mais -Si envié du capita­
lisme (et comment ne Je serait-il pas ?), les populations retrouvent
leur sillon et condamnent les excès soudains d'une inégalité fla­
grante et manifestement malhonnête. Les élites politiques ont déjà
perçu le mouvement, qui a trouvé ses leaders, à proprement parler
réactionnaires (c'est-à-dire apôtres d'un retour en arrière). Les peu­
ples n'ont que les chefs qu'ils méritent et qu'ils élisent.

E) La mentalité totalitaire est-elle donc sans remède ?


Tout au contraire, et toute l'analyse tend à montrer quel
il est. Mais il n'est pas, précisément, là où on le cherche
d'ordinaire : il n'est ni politique d'abord (la démocratie
étant une panacée), ni économique avant tout (la crois­
sance économique amenant la paix) ; ces remèdes ris­
quent tout au contraire, pris par eux seuls, de l'alimen­
ter. Si cette conception du totalitarisme est exacte, le

126
fléau ne peut avoir qu'un seul remède, qui est d'ordre
moral en première approche, et spirituel en dernière ana­
lyse. Si le totalitarisme est finalement envisagé du seul
point de vue qui permette de le comprendre vraiment,
c'est-à-dire du point de vue métaphysique, une forme de
l'hybris humaine, dont le goût des choses matérielles est
le signe le plus constant, si les sociétés totalitaires sont
l'avatar moderne de la vieille tentation « vous serez
comme des dieux », il n'y a pas, pour les hommes en
général, de remède à la contagion totalitaire s'il n'existe
pas quelque chose qui soit de nature à tirer l'homme vers
le haut, à le porter à un certain renoncement à lui-même
et au monde. Le xxf siècle sera religieux ou sera totali­
taire. Il reste évidemment à définir avec précision ce que
devrait être cette religiosité.

BIBLIOGRAPHIE
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, si les ouvragea sont
innombrables qui concernent le stalinisme, l'hitlérisme, le fascisme, très
peu d'auteurs se sont pencbés sur la notion de totalitarisme proprement
dit. Parmi ceux qui ta prennent spécifiquement pour objet d'études on
notera essentiellement :
I
(ouvrages concernant uniquement l'étude du concept)
Haruiah ARENDT, The Or/gins of Totalltar/anism.
Raymond ARoN, Démocratie et totalitarisme.
Carl J, FRŒDR.ICH et Zbisnîew K. BRZEZINSKI, Totalitarlan Dlctatorship
and A.utocracy.
J.-L. TAI.MON, Les origines de la démocratie totalitaire.
Peter DR.Uc:Jl!ll, The End of Economie Man.
AlellllDdre ZINOVIEV, Le communisme comme réalité.
IJror CHAPAR.IVITCH, Le phénomène socialiste.
Claude Pol.IN, L'esprit totalitaire.
Claude POLIN et Claude ROUSSEAU, Les Illusions de l'Occident,
II
(témoignaaes sur le totalitarisme)
Roland HUNTPOR.D, Le nouveau totalitarisme.
Hermann RAUSCHNINo1 La Révolution du nihilisme.
Simon LBYS, Ombres en/noises.
PASQUALINI Prisonnier de Mao.
Alexandre SÔLZBNITSYNI!, L'archipel du Goulag, et autres ouvrages.
Alexandre ZINOVIEV, Les hauteurs béantes, L'avenir radieux, Les notes
d'un veilleur de nuit, etc.

127
TABLE DES MATIÈRES

AVERTISSEMENT • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 3
CHAPrrRI! PREMIER. - Le mot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . s
Naissance du mot, S. - Totalitarisme et lib6ralisme, 8. - Tota­
lité totalitaire et totalité organique, 1 1 •

CHAPITRE II. - Da mot au concept : les conceptions


usuelles du totalitarisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
I. A l'oriaine : l'interprétation politique, 14. - Il. L'explication
par l'étatisation de l'économie, 18. - III. L'explication par l'idéo­
loaie, 22. - IV. Le retour au politique, 30.

CHAPrI'RI! III. - Da concept à la réalité . . . . . . . . . . . . . 38


I. Quand la fiotion dépasse la réalité, 38. - II. Quand la réalité
dépasse la fiction, 61 .

CHAPITllll IV. - De la réalité à son explication : hypothèses 100


I. Le totalitarisme : socioloaie et philosophie, 100. - Il. L'es-
sence du totalitarisme, 107.

BIBLIOGRAPHIE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • 127

Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Juillet 1994 - N° 40 578

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