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Summary: In recent decades, both public health professionals and the populations targeted
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(1) Anthropologue de formation, Raymond Massé a travaillé comme chercheur au sein des institutions de
santé publique québécoise de 1983 à 1994. Il est actuellement professeur titulaire au département d’anthro-
pologie de l’Université Laval à Québec où il assume les cours d’anthropologie de la santé et d’anthropologie
de la morale et de l’éthique. De 1998 à 2002, il a coordonné le Groupe Éthique et santé publique du Réseau
Éthique clinique du Fonds de la recherche en santé du Québec. Il a publié entres autres « Éthique et santé
publique. Enjeux, valeurs et normativité » aux Presses de l’Université Laval en 2003, de même que plusieurs
dizaines d’articles portant sur l’anthropologie de la santé et de l’éthique. Il a édité en 2009 un numér o de la
revue Anthropologie et Sociétés (vol. 33(3)) consacré à l’anthropologie de l’éthique et de la morale. Il coor-
donne depuis 2008, la priorité stratégique « Éthique et santé publique » au sein du Réseau de Recherche en
Santé des Populations (www.santepop.qc.ca/fr/index.html) dont le mandat est la promotion de la recherche
et le réseautage de chercheurs intéressés par les enjeux éthiques en santé publique.
Correspondance : R. Massé Réception : 05/01/2012 – Acceptation : 25/01/2012
50 R. MASSÉ
Introduction
Les institutions de santé publique ont développé au cours des deux
dernières décennies une sensibilité croissante face aux enjeux éthiques
soulevés par les programmes de prévention et de promotion de la santé. Face
à ces préoccupations éthiques, deux formes d’expertise savante sont convo-
quées en soutien à la réflexion et à la décision. La première, développée
principalement au sein des sciences sociales, nourrie une réflexion critique
sur les enjeux sociaux et politiques soulevés par les programmes de pro-
motion et de surveillance de la santé. La médicalisation des mal-être, les
ambitions hégémoniques d’un biopouvoir, les inégalités sociales de santé et
l’ancrage des politiques de santé publique dans les valeurs et les idéologies
dominantes sont ici objets d’une analyse macro-sociétale par les socio-
logues, anthropologues, philosophes ou politologues. Une abondante litté-
rature critique [1-4] a ainsi vu le jour au cours des trois dernières décennies.
Cette réflexion experte sur les enjeux de sociétés liés à la « quête de la santé
parfaite » ou au contrôle et à l’encadrement des comportements et habitudes,
est largement engagée.
Toutefois, une fois sensibilisées à ces enjeux d’éthique sociale, les insti-
Tel est le cas, par exemple, des cadres éthiques thématiques tels ceux enca-
drant les interventions en situation de pandémie. Cette seconde forme
d’expertise a donné lieu à la production d’une littérature spécialisée sur les
enjeux éthiques liés spécifiquement aux problématiques de santé publique
[4-10], en particulier autour d’une revue spécialisée telle Public Health Ethics.
Tout en tenant compte des avancées de la bioéthique, cette nouvelle exper-
tise fut mise au service d’élaboration de cadres d’analyse adaptés aux dimen-
sions populationnelle et communautaire, des interventions préventives.
lités attendues d’une « bonne expertise » éthique ? Quels sont les approches
théoriques, les normes de bonne pratique, les valeurs ou principes qui
doivent guider l’expertise destinée à déterminer si un programme d’inter-
vention est éthiquement acceptable ? Ce sont ces dernières questions qui
retiendront notre attention dans le présent texte. La sociologie et l’anthro-
pologie de l’expertise ont bien montré au cours des dernières décennies en
quoi la notion même d’expertise est une construction sociale, mais tout
autant un outil politique dans la mesure où elle sert à légitimer les intérêts de
certains sous-groupes. Mais comme le soutient Robert Evans [11], une telle
perspective centrée sur les modes d’attributions du statut d’expert et les
usages sociopolitiques qui en sont faits, laisse ouverte la question de la
nature même de l’expertise. Surtout, cette distanciation critique confine les
scientifiques sociaux à l’extérieur du débat expert lui-même.
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 51
Je porterai ici mon attention sur quatre conditions qu’il m’apparaît impor-
tant de respecter pour éviter certaines dérives de l’expertise éthique en santé
publique. Les trois premières concernent l’expertise éthique savante elle-
même. Il s’agit 1) de ses capacités à dépasser les cadres conceptuels savants
eux-mêmes pour éviter la saturation de la réflexion ; 2) de l’intégration des
praticiens de la prévention et de la promotion de la santé dans le processus
d’analyse éthique et 3) de la reconnaissance des limites de l’expert éthicien
lui-même. Le texte s’attardera toutefois sur une quatrième condition qui
m’apparaît fondamentale, soit 4) celle d’une intégration novatrice de l’exper-
tise profane dans la définition des valeurs fondamentales et des normes
morales qui devront être respectées comme guides pour l’action éthiquement
acceptable dans une société donnée à une époque donnée. L’arrimage des
savoirs éthiques populaire et savant est ici proposé comme préalable fonda-
mental à la consolidation de l’expertise éthique elle-même.
ture à une expertise éthique profane qu’il s’agit, point sur lequel je reviendrai
plus loin.
au Québec, pointent vers deux constats majeurs. Le premier est que ces
gestionnaires terrains de la campagne ont su aisément identifier des
composantes problématiques de l’intervention (ex. : choix d’un fournisseur
unique des vaccins, mise à l’écart des médecins soignants au profit de
centres de vaccination massive, application difficile de la vaccination par
groupes prioritaires), chacune susceptible d’empiéter sur des valeurs
largement partagées dans la population. Le second constat est à l’effet que
la très grande majorité d’entre eux n’avaient qu’une connaissance minimale
des principes proposés par l’Avis éthique produit en 2006 par le Comité
d’Éthique à la Santé Publique du Québec [12] pour baliser les décisions en
situation de pandémie. Or, la production de tels avis éthiques ne sera utile
que si elle s’accompagne d’une stratégie de formation continue des
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61
relevant des données probantes. Or, rappelle Madison Powers [23], même les
meilleurs outils théoriques, conceptuels et méthodologiques utilisés pour
spécifier et pondérer les principes, ne seront jamais en mesure de proposer
un argumentaire et des justifications qui rallieront l’ensemble des groupes
dont les intérêts sont en jeu. (2)
Arthur Caplan [20] fut l’un des premiers éthiciens à réfléchir de façon
critique aux limites de l’expertise éthique. Il rappelle qu’un expert des
théories éthiques n’est pas automatiquement un expert des pratiques
morales. L’expertise morale semble incompatible avec la démocratie (elle
(2) Notons d’ailleurs que, règle générale, les éthiciens admettent aisément ces limites à leur expertise ; ce
sont plutôt les décideurs et les professionnels de terrain qui ont des attentes démesurées face à une expertise
qui légitimera leurs pratiques [24].
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 55
jette un doute sur l’habilité de chacun à être juge de ses propres valeurs) et
elle risque de conférer une fausse apparence d’objectivité à la décision
éthique. Bref, pour Caplan, l’expertise morale peut exister, mais les philo-
sophes moraux ne seraient pas mieux placés que les autres pour la reven-
diquer. En fait, cette expertise ne disposerait pas d’une théorie éthique apte
à fonder toutes les pratiques et les croyances morales. Gesang [22] partage
les réserves de Caplan, en soutenant que les éthiciens ne sont que de « demi-
experts ». Bien sûr, doit-on voir dans l’éthicien un spécialiste dédié à la cons-
truction de justifications éthiques cohérentes fondées sur des sources
multiples (ex.: théories savantes, théories de sens commun, intuitions
morales). Mais « le demi-expert ne pourra produire un jugement moral
correct, avec une plus haute probabilité qu’un non expert, que s’il existe un
consensus autour des intuitions morales fondamentales » [22 : 158] et qu’il
les organisera dans un argumentaire cohérent. Or, cette condition est difficile
à remplir dans une société démocratique et pluraliste. L’expert pourra
toujours voir ses postulats remis en question, y compris par des non
éthiciens. Au-delà des limites théoriques ou académiques de l’expertise
éthique, le danger réside donc principalement dans les abus de pouvoir qui
peuvent conduire les éthiciens à se poser comme les juges ultimes de l’éthi-
quement acceptable.
(3) Il faut voir dans ce concept une métaphore référant à des valeurs fondamentales partagées par les citoyens
d’une société donnée et qui pourront éclairer et baliser la réflexion sur l’éthiquement acceptable.
56 R. MASSÉ
histoire. Neuf valeurs ont été proposées dans le contexte québécois [4] soit
celles de la promotion de la vie en santé et du bien-être, la protection des
groupes et des individus vulnérables, la bienfaisance, la responsabilité, la
non malfaisance, la solidarité, l’autodétermination, le respect de la vie privée
et de la confidentialité, la justice sociale, auxquels s’ajoutent deux principes
à caractère plus épistémologique d’incertitude et de précaution (4). Une inter-
vention serait éthiquement acceptable si les empiètements (par ailleurs
inévitables) sur certaines de ces valeurs demeurent acceptables en regard de
la nature du programme, du contexte global dans lequel les interventions
sont mises en œuvre et des bénéfices que peuvent en retirer les populations
ciblées. Sans bases partagées de discussion par l’ensemble des parties
convoquées à la délibération, chaque groupe d’intérêt risque de se replier sur
sa propre hiérarchisation de ces valeurs. La discussion dérape ; on s’expose
à des résultats découlant plus des rapports de force ou de la sophistication
de l’argumentation. Et l’expertise savante sera toujours plus habile pour
promouvoir des principes appuyés sur des théories que des valeurs partagés
par la société concernée.
Une fois ces préalables établis, revenons aux fondements de ces valeurs
phares et à ses ancrages dans l’expertise éthique profane. Je propose ici
que l’éthique profane est enracinée dans deux sources complémentaires.
tagent le bien et le mal, tant dans la vie quotidienne qu’à l’occasion d’évé-
nements sanitaires critiques, tout en décrivant les modalités de leur cohabi-
tation et de leur confrontation à l’intérieur de chaque société [34, 35]. Ces
moralités populaires n’évoluent pas en vase clos. Elles combinent des
valeurs, normes, vertus et principes proposées par les religions, l’État, le
système d’éducation et autres institutions sociales. Toutefois, en dépit de sa
pertinence, cette expertise éthique profane présente des limites importantes.
La santé publique ne peut subordonner la délibération éthique au moralisme
qui associe trop directement certains problèmes de santé avec la dissolution
(4) Ces valeurs ont été retenues comme « repères pour une éthique » dans le programme national de santé
publique du Québec 2003-2012 (p. 19).
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[35, 37, 38]. Mais elle demeure prometteuse et Robert Veatch [36] en appelle
même à un « common morality project » qui fédérerait les divers chercheurs
engagés dans la recherche empirique et théorique sur cette moralité de sens
commun. L’expertise éthique savante devra, selon Archard [25], toujours
savoir composer avec une telle éthique de sens commun. Telle est aussi la
préoccupation de John Rawls [39] ou de Norman Daniel [40] qui y voient une
avenue pour la construction d’un « équilibre réflexif » soit d’un ajustement
mutuel de la théorie savante aux intuitions éthiques populaires et aux
jugements construits qui seraient à la base notre « grammaire morale ».
Ce quatrième défi qu’aura à relever l’expertise éthique savante en santé
publique implique donc l’identification de valeurs phares ancrées, entre
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61
Conclusion
Comment assurer la cohérence d’une éthique « nationale » dans des
sociétés fortement pluraliste aux plans ethnique et religieux ? Il fut proposé
dans le présent texte qu’une éthique de la santé publique devrait reposer sur
des valeurs phares face auxquelles les minorités et l’ensemble des sous-
groupes sociaux de la majorité, devront être solidaires. L’identification de
telles valeurs partagées passe par des formes novatrices d’arrimage des
expertises éthiques savante et profane. Elle constitue certainement l’un des
défis majeurs qui attendent une éthique en santé publique dans les décennies
à venir. En fait, dans les sociétés pluralistes modernes, l’éthique de la santé
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