You are on page 1of 14

EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ

PUBLIQUE : DÉfiS ET ENJEUX POUR UNE ÉTHIQUE DE LA


DISCUSSION
Raymond Massé

S.F.S.P. | « Santé Publique »

2012/1 Vol. 24 | pages 49 à 61


ISSN 0995-3914
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2012-1-page-49.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


Distribution électronique Cairn.info pour S.F.S.P..
© S.F.S.P.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Expertises éthiques savantes et profanes
en santé publique : défis et enjeux
pour une éthique de la discussion
Specialist and lay ethical expertise in public health:
issues and challenges for discourse ethics
Raymond Massé (1)

Résumé : La sensibilité croissante des gestionnaires de programmes de santé publique et


des populations ciblées aux enjeux éthiques soulevés par les interventions en prévention et
en promotion de la santé requière le développement d’une expertise éthique spécifique. Au
cours des deux dernières décennies, des cadres éthiques adaptés aux interventions popula-
tionnelles ont été proposés. Cette jeune expertise en éthique de la santé publique est
confrontée à plusieurs défis. Le présent article discute de quatre conditions à respecter pour
sa consolidation. Trois concernent l’expertise éthique savante elle-même. Il s’agit de dépas-
ser la multiplication des principes éthiques, pour éviter la saturation de la réflexion ; d’inté-
grer les praticiens de la prévention et de la promotion de la santé dans le processus
d’analyse éthique et d’une réflexivité critique autour des limites de l’expert éthicien lui-
même. Le texte s’attardera toutefois sur une quatrième condition soit celle d’une intégration
novatrice de l’expertise éthique profane dans la définition des valeurs phares qui devront
être respectées comme guides pour l’action éthiquement acceptable dans une société
pluraliste donnée.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


Mots-clés : Éthique - éthique de la discussion - principes - santé publique - valeurs.

Summary: In recent decades, both public health professionals and the populations targeted
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

OPINIONS & DÉBATS


by prevention and health promotion programs have shown an increasing interest in ethical
issues since some interventions have been seen as impinging on fundamental rights and
values. Insofar as bioethics is not adapted to population interventions and community health
issues, a specific expertise in public health ethics is now required. However, ethical expertise
in this area faces many challenges. The purpose of this paper is to examine four of these
challenges. The first three challenges concern professional or specialist expertise. The paper
suggests that expertise in public health ethics should go beyond the search for greater
sophistication in defining ethical principles. Experts in public health ethics also need to
identify appropriate strategies to include public health professionals in ethical analysis and
to adopt a critical and reflexive approach to the status of moral experts and moral expertise.
However, the main challenge is to identify appropriate ways of reconciling lay and specialist
ethical expertise. The paper argues that secular morality and common morality represent two
key sources of lay ethics expertise and that the fundamental values that inform discourse
ethics should be derived from both forms of expertise.
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

Keywords: Ethics - discourse ethics - principles - public health - values.

(1) Anthropologue de formation, Raymond Massé a travaillé comme chercheur au sein des institutions de
santé publique québécoise de 1983 à 1994. Il est actuellement professeur titulaire au département d’anthro-
pologie de l’Université Laval à Québec où il assume les cours d’anthropologie de la santé et d’anthropologie
de la morale et de l’éthique. De 1998 à 2002, il a coordonné le Groupe Éthique et santé publique du Réseau
Éthique clinique du Fonds de la recherche en santé du Québec. Il a publié entres autres « Éthique et santé
publique. Enjeux, valeurs et normativité » aux Presses de l’Université Laval en 2003, de même que plusieurs
dizaines d’articles portant sur l’anthropologie de la santé et de l’éthique. Il a édité en 2009 un numér o de la
revue Anthropologie et Sociétés (vol. 33(3)) consacré à l’anthropologie de l’éthique et de la morale. Il coor-
donne depuis 2008, la priorité stratégique « Éthique et santé publique » au sein du Réseau de Recherche en
Santé des Populations (www.santepop.qc.ca/fr/index.html) dont le mandat est la promotion de la recherche
et le réseautage de chercheurs intéressés par les enjeux éthiques en santé publique.
Correspondance : R. Massé Réception : 05/01/2012 – Acceptation : 25/01/2012
50 R. MASSÉ

Introduction
Les institutions de santé publique ont développé au cours des deux
dernières décennies une sensibilité croissante face aux enjeux éthiques
soulevés par les programmes de prévention et de promotion de la santé. Face
à ces préoccupations éthiques, deux formes d’expertise savante sont convo-
quées en soutien à la réflexion et à la décision. La première, développée
principalement au sein des sciences sociales, nourrie une réflexion critique
sur les enjeux sociaux et politiques soulevés par les programmes de pro-
motion et de surveillance de la santé. La médicalisation des mal-être, les
ambitions hégémoniques d’un biopouvoir, les inégalités sociales de santé et
l’ancrage des politiques de santé publique dans les valeurs et les idéologies
dominantes sont ici objets d’une analyse macro-sociétale par les socio-
logues, anthropologues, philosophes ou politologues. Une abondante litté-
rature critique [1-4] a ainsi vu le jour au cours des trois dernières décennies.
Cette réflexion experte sur les enjeux de sociétés liés à la « quête de la santé
parfaite » ou au contrôle et à l’encadrement des comportements et habitudes,
est largement engagée.

Toutefois, une fois sensibilisées à ces enjeux d’éthique sociale, les insti-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


tutions de santé publique appellent une seconde forme d’expertise, plus
appliquée, habilitée à guider les décideurs et à définir les limites de l’éthi-
quement acceptable. Des experts éthiciens, sur une base individuelle ou
collectivement au sein de comités d’éthique nationaux ou internationaux
seront invités à produire des Avis éthiques sur des programmes spécifiques.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

Tel est le cas, par exemple, des cadres éthiques thématiques tels ceux enca-
drant les interventions en situation de pandémie. Cette seconde forme
d’expertise a donné lieu à la production d’une littérature spécialisée sur les
enjeux éthiques liés spécifiquement aux problématiques de santé publique
[4-10], en particulier autour d’une revue spécialisée telle Public Health Ethics.
Tout en tenant compte des avancées de la bioéthique, cette nouvelle exper-
tise fut mise au service d’élaboration de cadres d’analyse adaptés aux dimen-
sions populationnelle et communautaire, des interventions préventives.

Cette expertise appliquée dédiée à l’analyse des enjeux éthiques et à la


production de recommandations destinées aux décideurs soulève toutefois
des questions de fond. Qu’est-ce qu’un expert éthicien ? Quelles sont les qua-
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

lités attendues d’une « bonne expertise » éthique ? Quels sont les approches
théoriques, les normes de bonne pratique, les valeurs ou principes qui
doivent guider l’expertise destinée à déterminer si un programme d’inter-
vention est éthiquement acceptable ? Ce sont ces dernières questions qui
retiendront notre attention dans le présent texte. La sociologie et l’anthro-
pologie de l’expertise ont bien montré au cours des dernières décennies en
quoi la notion même d’expertise est une construction sociale, mais tout
autant un outil politique dans la mesure où elle sert à légitimer les intérêts de
certains sous-groupes. Mais comme le soutient Robert Evans [11], une telle
perspective centrée sur les modes d’attributions du statut d’expert et les
usages sociopolitiques qui en sont faits, laisse ouverte la question de la
nature même de l’expertise. Surtout, cette distanciation critique confine les
scientifiques sociaux à l’extérieur du débat expert lui-même.
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 51

Je porterai ici mon attention sur quatre conditions qu’il m’apparaît impor-
tant de respecter pour éviter certaines dérives de l’expertise éthique en santé
publique. Les trois premières concernent l’expertise éthique savante elle-
même. Il s’agit 1) de ses capacités à dépasser les cadres conceptuels savants
eux-mêmes pour éviter la saturation de la réflexion ; 2) de l’intégration des
praticiens de la prévention et de la promotion de la santé dans le processus
d’analyse éthique et 3) de la reconnaissance des limites de l’expert éthicien
lui-même. Le texte s’attardera toutefois sur une quatrième condition qui
m’apparaît fondamentale, soit 4) celle d’une intégration novatrice de l’exper-
tise profane dans la définition des valeurs fondamentales et des normes
morales qui devront être respectées comme guides pour l’action éthiquement
acceptable dans une société donnée à une époque donnée. L’arrimage des
savoirs éthiques populaire et savant est ici proposé comme préalable fonda-
mental à la consolidation de l’expertise éthique elle-même.

Dépasser la quête de sophistication dans la définition


des principes éthiques
La première condition a trait au développement de cadres théoriques et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


d’outils conceptuels adaptés aux interventions de santé publique. Steven
Holland [8] fait un constat, d’ailleurs largement partagé, voulant qu’une
éthique de la santé publique ne puisse se satisfaire des outils théoriques
développés par la bioéthique pour analyser les relations cliniciens-malades.
Tout particulièrement au cours des 15 dernières années, l’expertise éthique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

savante a donc proposé des cadres éthiques adaptés aux interventions de


nature non plus individuelle (comme c’est le cas en bioéthique), mais popu-
lationnelle et communautaire. Globalement toutefois, les efforts ont porté
plus sur le raffinement dans l’identification et la définition de « principes »
éthiques que sur la proposition de modèles d’arbitrage de ces principes tous
aussi justifiables individuellement que, parfois, incompatibles les uns aux
autres. Une analyse détaillée des cadres éthiques encadrant les interventions
en situation de pandémie au Québec [12], au Canada [13], aux États-Unis [14],
la Nouvelle-Zélande [15], la Grande-Bretagne [16] ou par l’OMS [17] illustre
parfaitement cette course aux principes. Je regrouperais ces derniers en trois
catégories. La première regroupe des principes qui ont trait au respect des
individus visés par les campagnes de vaccination massive, soit les principes
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

de bienfaisance et de non-malfaisance, de respect de l’autonomie et de la


vie privée, de responsabilité individuelle ou de réduction des méfaits (harm
reduction). La seconde réfère à la prise en compte de valeurs référant aux
intérêts des collectivités dont la justice sociale, la solidarité, la confiance, et
le bien commun. Ces deux premiers ensembles de principes réfèrent aux
enjeux classiques opposant droits individuels et collectifs. La troisième caté-
gorie cible les responsabilités et les obligations des acteurs de santé publi-
que et de l’État dans l’administration des mesures visant à faire face à la
pandémie. Il ne s’agit pas tant de principes référant à des valeurs humanistes
fondamentales que de principes procéduraux encadrant les modalités de
prise de décision, de communication et d’administration des interventions
préventives. Les cadres éthiques intègrent alors les principes de trans-
parence dans l’information donnée à la population, de consultation et de
52 R. MASSÉ

participation publique, de réciprocité (ex. : programmes de compensation


pour les victimes d’effets secondaires des vaccins) et d’imputabilité des
décideurs.
À quelques variantes près, ce sont ces mêmes principes que l’on propose
comme guides pour l’action dans l’ensemble des publications de l’éthique
savante, tout champ de prévention confondus. L’expertise éthique mise alors
sur la reformulation et la redéfinition de ces outils conceptuels. La pertinence
d’une réflexion philosophique approfondie sur les valeurs fondamentales
que ces principes doivent refléter s’impose. Toutefois, l’expertise éthique
appliquée ne parle que très peu des mécanismes et des règles devant
gouverner l’inévitable travail de pondération et d’arbitrage de ces principes.
Le modèle théorique principiste, (y compris dans sa forme la plus achevée
développée depuis plus de vingt ans par Beauchamp et Childress [18] ), a
proposé des pistes de réflexion permettant de « spécifier » ces principes et
d’en pondérer l’importance relative. Il s’agit alors d’en ajuster la formulation
pour tenir compte des conditions concrètes de chacune des interventions
concernées. Mais un travail théorique considérable reste à faire pour donner
des assises solides à l’arbitrage des oppositions entre libertés individuelles
et bien commun, entre autonomie et responsabilité sociale, entre intérêts
individuels et justice sociale, ou encore pour concilier les diverses formes de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


libéralisme moral et les variantes tout aussi nombreuses du communau-
tarisme moral. L’une des pistes de solution réside possiblement dans la
recherche d’un ancrage de ces principes, non plus dans les seules théories
éthiques, mais dans les valeurs fondamentales qu’une société donnée
souhaite voir respecter par les interventions de prévention. C’est de l’ouver-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

ture à une expertise éthique profane qu’il s’agit, point sur lequel je reviendrai
plus loin.

Intégrer les professionnels de terrain dans l’identification


et l’analyse des enjeux éthiques
L’expertise éthique savante est généralement convoquée par les décideurs
via des comités d’éthique invités à produire des « avis » sur l’acceptabilité
éthique de tel ou tel programme d’intervention. Ces comités, nationaux ou
internationaux, constituent les hauts lieux de l’expertise éthique savante. Ils
ont le mérite généralement de mettre en commun les points de vue d’experts
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

éthiciens, mais aussi d’une diversité d’experts des sciences sociales, de la


médecine, de la théologie et du droit. Cette pluridisciplinarité renforce, sans
aucun doute, la valeur de l’expertise. Toutefois, insidieusement, le recours
à de tels comités éthiques évacue du débat les professionnels qui, au
quotidien, conçoivent et implantent les programmes de prévention et de
promotion de la santé. Ceux qui ultimement, sur le terrain, dans institutions
de santé publique, les comités régionaux ou les associations, sont mandatés
pour définir les contenus et la forme des programmes d’intervention se
trouvent réduits à de simples « experts techniques » exécutants. Pourtant,
plusieurs des enjeux éthiques soulevés par ces programmes résident non
seulement dans les finalités visées mais dans la priorisation des problèmes
de santé ciblés, la définition des populations cibles et l’identification des
comportements proscrits ou prescrits. L’identification des enjeux éthiques
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 53

liés à l’intervention devrait pourtant s’imposer comme un processus continue


accompagnant chacune des étapes de l’élaboration d’un programme, non
seulement en amont, de la décision politique ou en aval de la mise en œuvre
des programmes [4]. L’un des problèmes éthiques les plus fondamentaux
induits par la délégation de la délibération éthique à des « éthiciens experts »
réside alors dans le processus de déculpabilisation et de déresponsabili-
sation éthique qu’il induit, indirectement, chez les professionnels respon-
sables de l’élaboration et de la mise en œuvre des programmes. Le défi initial
pour garantir une pratique éthique de la santé publique est double. D’abord,
il en sera un de sensibilisation et de formation des intervenants aux valeurs
et principes éthiques qui doivent guider l’ensemble du dispositif de pré-
vention. Ensuite, dans la mesure où ces professionnels de la prévention sont
aux premières loges pour identifier les composantes de l’intervention
susceptibles de heurter les valeurs fondamentales des populations ciblées,
ils sont dépositaires d’un savoir expert intermédiaire entre les expertises
éthiques savante et populaire. L’ouverture de l’expertise éthique savante à
une participation du public commence par l’ouverture à ce savoir, mi-public
mi-savant, porteur d’une expertise « technique » en conception, opérationna-
lisation et évaluation de programmes de santé publique.
Dans le cadre d’une recherche [19] portant sur la campagne de vaccination

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


massive contre le AH1N1 au Québec, les entrevues réalisées auprès de
professionnels (ex. : médecins spécialistes en santé publique, responsables
de centres de vaccination, gestionnaires de programme de prévention des
maladies infectieuses, experts en communication) impliqués directement à
un stade ou l’autre de l’élaboration et de la mise en œuvre de la campagne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

au Québec, pointent vers deux constats majeurs. Le premier est que ces
gestionnaires terrains de la campagne ont su aisément identifier des
composantes problématiques de l’intervention (ex. : choix d’un fournisseur
unique des vaccins, mise à l’écart des médecins soignants au profit de
centres de vaccination massive, application difficile de la vaccination par
groupes prioritaires), chacune susceptible d’empiéter sur des valeurs
largement partagées dans la population. Le second constat est à l’effet que
la très grande majorité d’entre eux n’avaient qu’une connaissance minimale
des principes proposés par l’Avis éthique produit en 2006 par le Comité
d’Éthique à la Santé Publique du Québec [12] pour baliser les décisions en
situation de pandémie. Or, la production de tels avis éthiques ne sera utile
que si elle s’accompagne d’une stratégie de formation continue des
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

professionnels concernés. Sans ce travail de sensibilisation éthique à la


base, les Avis des comités d’experts sont à risque de ne servir qu’à légitimer
les approches décisionnelles de type top-bottom. Ils ne conduiront qu’à
entériner un processus de désappropriation des responsabilités qui
incombent tout autant aux intervenants qu’aux éthiciens. Pire, ils risquent
d’être confinés à de simples cautions éthiques aux décisions politiques. Un
second défi pour l’expertise éthique devient donc celui d’identifier les
moyens d’éducation et de sensibilisation des professionnels à ces enjeux
éthiques et ce en amont des situations de crise et du feu de l’action.
54 R. MASSÉ

Reconnaître les limites de l’expertise éthique savante


Les pratiques de la santé publique seront éthiques dans la mesure où
l’expertise éthique elle-même saura bien identifier les lieux et les limites de
ses contributions. Doit-elle se contenter de proposer une liste de principes
éthiques adaptés aux interventions populationnelles ou encore de qualifier
les règles et vertus qui seront proposées comme guides pour l’action ? Doit-
elle se satisfaire de coordonner le processus d’arbitrage des conflits de
valeurs ? Doit-elle s’imposer comme autorité ultime de définition du bien et
du mal, de l’acceptable et de l’intolérable en matière de pratiques préven-
tives ? Ces questions retiennent de plus en plus l’attention des experts.
Certains suggèrent qu’en dépit du raffinement de ses fondements théoriques,
l’expertise éthique risque de soulever elle-même des enjeux éthiques
iatrogènes ou endogènes si elle s’aventure au-delà de son périmètre de
compétence.
Les critiques sur l’expertise éthique savante viennent principalement de la
bioéthique elle-même. Nous pouvons résumer ici les limites invoquées. Pour
certains bioéthiciens [20-25], l’on doit attendre de l’expertise éthique savante
qu’elle identifie ou clarifie : a) les enjeux moraux en posant un diagnostic
moral sur l’acceptabilité de telle ou telle pratique ou intervention ; b) les
principes et théories les plus pertinents pour guider les experts dans leurs

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


analyses ; c) les valeurs cachées, implicites, sujettes aux empiètements suite
à l’intervention ; d) les procédures et processus de négociation des conflits
de valeurs ; e) les rapports de pouvoir entre les divers groupes d’intérêt
concernés par une intervention donnée. L’expertise éthique devrait ainsi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

conduire à une cartographie des faits et valeurs moralement pertinents. Ces


premières contributions doivent avoir pour mission de créer chez les décideurs
et les professionnels une perplexité morale face aux interventions de santé
publique souvent considérées, d’emblée, comme légitimes et justifiables
du simple fait qu’elles visent l’amélioration de la santé et le bien commun
sanitaire. Mais, au-delà de cette fonction diagnostique, l’expertise se devrait
aussi d’offrir ; f) une liste de réponses potentielles aux questions éthiques
soulevées ; et g) une liste d’arguments et de « bonnes raisons » pour guider
l’action des décideurs. Bernward Gesang [22] suggère alors que l’expertise
savante doit être en mesure de construire une justification cohérente de
l’action fondée à la fois sur des théories morales, des intuitions morales, des
savoirs de sens commun et des connaissances empiriques non morales
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

relevant des données probantes. Or, rappelle Madison Powers [23], même les
meilleurs outils théoriques, conceptuels et méthodologiques utilisés pour
spécifier et pondérer les principes, ne seront jamais en mesure de proposer
un argumentaire et des justifications qui rallieront l’ensemble des groupes
dont les intérêts sont en jeu. (2)
Arthur Caplan [20] fut l’un des premiers éthiciens à réfléchir de façon
critique aux limites de l’expertise éthique. Il rappelle qu’un expert des
théories éthiques n’est pas automatiquement un expert des pratiques
morales. L’expertise morale semble incompatible avec la démocratie (elle

(2) Notons d’ailleurs que, règle générale, les éthiciens admettent aisément ces limites à leur expertise ; ce
sont plutôt les décideurs et les professionnels de terrain qui ont des attentes démesurées face à une expertise
qui légitimera leurs pratiques [24].
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 55

jette un doute sur l’habilité de chacun à être juge de ses propres valeurs) et
elle risque de conférer une fausse apparence d’objectivité à la décision
éthique. Bref, pour Caplan, l’expertise morale peut exister, mais les philo-
sophes moraux ne seraient pas mieux placés que les autres pour la reven-
diquer. En fait, cette expertise ne disposerait pas d’une théorie éthique apte
à fonder toutes les pratiques et les croyances morales. Gesang [22] partage
les réserves de Caplan, en soutenant que les éthiciens ne sont que de « demi-
experts ». Bien sûr, doit-on voir dans l’éthicien un spécialiste dédié à la cons-
truction de justifications éthiques cohérentes fondées sur des sources
multiples (ex.: théories savantes, théories de sens commun, intuitions
morales). Mais « le demi-expert ne pourra produire un jugement moral
correct, avec une plus haute probabilité qu’un non expert, que s’il existe un
consensus autour des intuitions morales fondamentales » [22 : 158] et qu’il
les organisera dans un argumentaire cohérent. Or, cette condition est difficile
à remplir dans une société démocratique et pluraliste. L’expert pourra
toujours voir ses postulats remis en question, y compris par des non
éthiciens. Au-delà des limites théoriques ou académiques de l’expertise
éthique, le danger réside donc principalement dans les abus de pouvoir qui
peuvent conduire les éthiciens à se poser comme les juges ultimes de l’éthi-
quement acceptable.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


Une constante que l’on retrouve toutefois dans ces autocritiques de
l’expertise éthique savante est que cette réflexivité ne sort pas des limites du
champ de l’éthique savante. Les mises en garde s’adressent aux dangers liés
aux dérives d’interprétation, de définition ou d’arbitrages de théories, prin-
cipes, intuitions ou valeurs définis par les éthiciens eux-mêmes. Et surtout,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

cette expertise réussit mal à relever le défi que représentent le pluralisme


des valeurs et la définition des conditions d’une éthique pluraliste [24]. Quoi
faire face au constat voulant que dans les pays démocratiques et pluralistes,
nous ne disposions pas d’une expertise morale et de jugements moraux
normatifs reconnus par tous [26] ? Je proposerai dans les pages qui suivent
qu’une autre condition fondamentale pour à la consolidation de l’expertise
éthique en santé publique est son ouverture aux valeurs fondamentales
partagées par les populations concernées. L’enjeu est celui d’un arrimage
du savoir éthique savant avec celui d’un savoir éthique populaire. Cette
quatrième condition implique une entreprise conjointe avec les sciences
sociales habilitées à la recherche empirique qui permettra de documenter
cette éthique populaire. L’éthique de la santé publique s’imposera alors
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

comme une discipline multidisciplinaire.

Penser un arrimage de l’expertise éthique profane et savante


en amont de la délibération : les valeurs phares
Une quatrième condition à remplir par l’expertise éthique savante pour
asseoir sa légitimité sera de parfaire son arrimage avec l’expertise éthique
profane. Cet arrimage pourrait être rendu possible par le biais d’une évo-
lution des principes éthiques classiques vers des « valeurs phares » (3) qui,

(3) Il faut voir dans ce concept une métaphore référant à des valeurs fondamentales partagées par les citoyens
d’une société donnée et qui pourront éclairer et baliser la réflexion sur l’éthiquement acceptable.
56 R. MASSÉ

au confluent des savoirs savants et profanes, serviront de points de départ


aux délibérations éthiques. Mais peut-on invoquer une expertise éthique
profane au même titre, par exemple, que l’on reconnaisse désormais une
expertise épidémiologique profane [27-29] ? Je soutiens que tel est le cas et
que cette expertise s’exprime à deux niveaux. Le premier est celui des
habilités des citoyens à participer de façon constructive aux délibérations
éthiques. Fondamental, ce thème mériterait d’être traité en profondeur dans
une autre publication. Mentionnons simplement que l’aptitude des citoyens
à participer aux délibérations éthiques est reconnue par la grande majorité
des cadres éthiques de santé publique et que des bilans de la littérature
scientifique confirment les fondements éthiques et anthropologiques [30]
de même qu’épistémologiques [28] d’une telle participation du public. Le
second niveau d’arrimage, sur lequel je m’attarderai ici est l’existence d’une
moralité de sens commun porteuse de valeurs fondamentales dont l’éthique
savante devra tenir compte dans l’identification des valeurs phares qui
serviront de guides pour l’action, en amont de la pluralité des moralités
véhiculées par les divers groupes ethniques, religieux, politiques dans les
sociétés pluralistes contemporaines.
La réflexion sur le rôle de ces valeurs phares repose sur plusieurs considé-
rations préalables quant à la façon de concevoir l’éthique et la délibération.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


Je rappelle ici brièvement certaines de ces considérations. 1) Contrairement
à la morale qui repose sur des dogmes et des normes qui doivent être impé-
rativement respectés et soustraits à la discussion, l’éthique est le lieu d’un
questionnement ouvert des morales à travers la confrontation des points de
vue. 2) En tant qu’espace de discussion, l’éthique ne reconnaît aucun prin-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

cipe comme ayant de valeur absolue. Le résultat de la délibération éthique


sera inévitablement l’empiètement, tout au moins partiel, sur certains des
principes reconnus comme base de délibération. 3) La délibération éthique
doit être démocratique et élargie pour faire place à l’ensemble des partis
concernés, savants (ex. : épidémiologistes, médecins, gestionnaires de pro-
grammes) et profanes (ex. : représentants communautaires et des popula-
tions visées par l’intervention). 4) la délibération ne peut être productive que
si les parties présentes s’entendent au préalable sur une série de principes
(ou de valeurs) qui serviront de base à l’analyse éthique. 5) Suivant la
conception habermassienne de l’éthique de la discussion, la moralité d’une
action est fonction du caractère éthique de la discussion. La validité morale
n’est donc pas donnée au départ par des valeurs ou des principes, aussi jus-
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

tifiables soient-ils, mais elle se présente en tant que « construction » entre


acteurs raisonnables. 6) Le consensus n’est qu’un idéal à viser et n’existe
que comme consensus par confrontation entre les valeurs et points de vue
avancés par les divers participants à la discussion ; il résulte d’un choix
rationnel, argumenté. Bref, l’éthique publique est « un lieu de reconstruction
des raisons communes productrices de cohésion sociale dans un contexte de
pluralisme moral et culturel » [31 : 10].
Ce qui constituerait l’objet de la délibération éthique serait un vocabulaire
éthique partagé composés non plus de principes dérivés des seules théories
éthiques savantes, mais aussi, complémentairement, des valeurs fonda-
mentales constitutives d’une éthique populaire (par exemple québécoise,
française, italienne) partagée par la population à un moment donné de son
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 57

histoire. Neuf valeurs ont été proposées dans le contexte québécois [4] soit
celles de la promotion de la vie en santé et du bien-être, la protection des
groupes et des individus vulnérables, la bienfaisance, la responsabilité, la
non malfaisance, la solidarité, l’autodétermination, le respect de la vie privée
et de la confidentialité, la justice sociale, auxquels s’ajoutent deux principes
à caractère plus épistémologique d’incertitude et de précaution (4). Une inter-
vention serait éthiquement acceptable si les empiètements (par ailleurs
inévitables) sur certaines de ces valeurs demeurent acceptables en regard de
la nature du programme, du contexte global dans lequel les interventions
sont mises en œuvre et des bénéfices que peuvent en retirer les populations
ciblées. Sans bases partagées de discussion par l’ensemble des parties
convoquées à la délibération, chaque groupe d’intérêt risque de se replier sur
sa propre hiérarchisation de ces valeurs. La discussion dérape ; on s’expose
à des résultats découlant plus des rapports de force ou de la sophistication
de l’argumentation. Et l’expertise savante sera toujours plus habile pour
promouvoir des principes appuyés sur des théories que des valeurs partagés
par la société concernée.
Une fois ces préalables établis, revenons aux fondements de ces valeurs
phares et à ses ancrages dans l’expertise éthique profane. Je propose ici
que l’éthique profane est enracinée dans deux sources complémentaires.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


D’abord, une moralité que Rozin [32] et Leichter [33] définissent profane
(secular morality) soit comme un ensemble hiérarchisé de croyances, d’atti-
tudes et de valeurs à portée morale construit par une population face à un
problème de santé et comportements associés. Elle suppose que toute popu-
lation véhicule un certain nombre de présupposés « moraux » en ce qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

concerne l’acceptabilité de certains états de santé, de certains compor-


tements à risque et de certaines interventions. Ce savoir découle d’un
processus de moralisation définit comme la transformation, par l’individu ou
par la société, d’une activité moralement neutre en une activité ayant un
poids moral significatif qui répond des impératifs doit ou ne-doit-pas [32]. Un
exemple de moralité sanitaire profane est celle promue par les « végétariens
moraux » pour lesquels il est immoral de tuer des animaux ou de gaspiller les
importantes ressources végétales requises par l’élevage. Elle se décline donc
en un ensemble de moralités sanitaires sectorielles développées par la popu-
lation pour juger de l’acceptabilité de tel ou tel comportement ou habitudes
de vie liées à la santé. Il serait du mandat d’une anthropologie des moralités
d’analyser les valeurs morales en fonction desquelles les individus dépar-
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

tagent le bien et le mal, tant dans la vie quotidienne qu’à l’occasion d’évé-
nements sanitaires critiques, tout en décrivant les modalités de leur cohabi-
tation et de leur confrontation à l’intérieur de chaque société [34, 35]. Ces
moralités populaires n’évoluent pas en vase clos. Elles combinent des
valeurs, normes, vertus et principes proposées par les religions, l’État, le
système d’éducation et autres institutions sociales. Toutefois, en dépit de sa
pertinence, cette expertise éthique profane présente des limites importantes.
La santé publique ne peut subordonner la délibération éthique au moralisme
qui associe trop directement certains problèmes de santé avec la dissolution

(4) Ces valeurs ont été retenues comme « repères pour une éthique » dans le programme national de santé
publique du Québec 2003-2012 (p. 19).
58 R. MASSÉ

morale, qui stigmatise certaines sous populations et en arrive à confondre


prévention et moralisation. Si l’éthique de la santé publique ne doit pas se
placer à la remorque de ces moralités sanitaires profanes, elle peut y voir un
premier lieu d’expression de certaines des valeurs fondamentales que la
population souhaite voir respecter par les interventions de santé publique.
Une seconde source de l’éthique profane est une moralité de sens commun
définie comme ensemble de valeurs et principes largement partagés par
l’ensemble des acteurs sociaux concernés. Pour Robert Veatch [36], une telle
« common morality » réfère aux croyances morales ordinaires qui découlent,
non pas de la raison pure, d’une loi naturelle ou d’une théorie éthique univer-
selle, mais d’une conscience préthéorique de certaines normes morales
essentielles au fonctionnement des sociétés. Pour Beauchamp et Childress,
qui en ont fait le fondement de leurs principes bioéthiques, la moralité de
sens commun est ce nœud central de moralité qui apparaît sous une forme
ou l’autre dans presque toutes les théories éthiques. Elle réfère aux normes,
vertus, règles, valeurs et principes qui sont suffisamment partagées, en dépit
des variantes ethniques et religieuses, pour servir de base à un consensus
stable (bien qu’incomplet). Elle véhicule donc une conception fondamenta-
lement pluraliste du bien. Ils y voient une force normative apte à définir des
normes morales acceptables par le plus grand nombre. Ceci n’exclut pas

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


l’existence de moralités spécifiques (particular moralities) à certains groupes
religieux ou ethniques ou à certaines institutions sociales et sanitaires (ex. :
celles des pratiques professionnelles de santé) [18]. Mais la moralité de sens
commun exprimerait un dénominateur commun partagé par chacune de ces
moralités particulières. Plusieurs critiques ont été adressées à cette notion
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

[35, 37, 38]. Mais elle demeure prometteuse et Robert Veatch [36] en appelle
même à un « common morality project » qui fédérerait les divers chercheurs
engagés dans la recherche empirique et théorique sur cette moralité de sens
commun. L’expertise éthique savante devra, selon Archard [25], toujours
savoir composer avec une telle éthique de sens commun. Telle est aussi la
préoccupation de John Rawls [39] ou de Norman Daniel [40] qui y voient une
avenue pour la construction d’un « équilibre réflexif » soit d’un ajustement
mutuel de la théorie savante aux intuitions éthiques populaires et aux
jugements construits qui seraient à la base notre « grammaire morale ».
Ce quatrième défi qu’aura à relever l’expertise éthique savante en santé
publique implique donc l’identification de valeurs phares ancrées, entre
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

autres, dans les moralités sanitaires profanes et une éthique de sens


commun. Il implique donc un programme multidisciplinaire dans lequel les
sciences sociales auront un rôle central à jouer. Non plus seulement de
critique externe de l’expertise mais de participation active dans sa cons-
truction. Tout en poursuivant le travail d’expertise critique du système de
santé publique, elles devront s’attaquer à l’immense tâche d’identifier, docu-
menter et définir les valeurs phares qui serviront de base à la délibération
éthique. En fait, éthiques savante et profane ne constituent pas deux univers
hermétiques l’un à l’autre. En large partie, les valeurs qui fondent une
éthique de la santé publique sont partagées par la population. Les valeurs de
justice sociale, de respect de l’autonomie, de la confidentialité, du bien
commun, de la responsabilité sont tout autant au cœur de l’éthique profane
qu’ils ne sont des principes généralement reconnus à travers les théories
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 59

éthiques savantes. Mais l’enjeu est justement d’identifier les dénominateurs


communs. Globalement, si l’éthique savante souhaite prétendre protéger la
population des abus des interventions de la santé publique, une étape
obligée sera de savoir composer avec une éthique profane. Pourtant, opter
pour une approche sensible aux valeurs et à la participation populaires ne
garantit en rien la pertinence éthique de ces valeurs. Encore faut-il, comme
le souligne Ubel [41], soumettre cette expertise profane à la même analyse
critique qui a guidé la réflexion sur les limites de l’expertise savante.

Conclusion
Comment assurer la cohérence d’une éthique « nationale » dans des
sociétés fortement pluraliste aux plans ethnique et religieux ? Il fut proposé
dans le présent texte qu’une éthique de la santé publique devrait reposer sur
des valeurs phares face auxquelles les minorités et l’ensemble des sous-
groupes sociaux de la majorité, devront être solidaires. L’identification de
telles valeurs partagées passe par des formes novatrices d’arrimage des
expertises éthiques savante et profane. Elle constitue certainement l’un des
défis majeurs qui attendent une éthique en santé publique dans les décennies
à venir. En fait, dans les sociétés pluralistes modernes, l’éthique de la santé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


publique doit être définie comme un processus d’arbitrage de valeurs phares
reconnues comme base de discussion afin de transcender les risques
associés à des éthiques communautaristes. Pour disposer d’une base
nationale de discussion éthique, respectueuse autant des principes définis
par l’éthique savante que des moralités sanitaires profanes et d’une moralité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

de sens commun, cette délibération éthique doit dépasser le postulat


d’Habermas voulant qu’une discussion libre, juste et ouverte légitime, par
elle-même, le « pouvoir du meilleur argument ». Il ne faut pas réduire
l’éthique de la discussion à la simple démocratie participative reposant sur la
multiplication des outils de consultation (jury citoyen, auditions publiques,
conférences de consensus, panels citoyens). Il faudra savoir intégrer exper-
tise éthique savante et profane, mais d’abord en amont de la délibération,
soit dans la définition des valeurs phares soumises au processus de pondé-
ration, d’équilibrage et d’arbitrage. Il faudra tout autant éviter les dérives
d’un romantisme éthique naïf (relativisme) et d’un populisme méthodolo-
gique (éthique empiriste dédié à l’identification des seules valeurs partagées
par le plus grand nombre). L’expertise éthique devra compter sur une impli-
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

cation active des professionnels de la santé publique porteurs d’un savoir et


d’une expertise stratégique. Mais surtout, il faudra savoir reconnaître que la
discussion éthique, même en combinant éthiques savante et profane, même
en proposant un vocabulaire de base pour la délibération, ne conduira pas
toujours à des consensus. La part d’indécision, de relativisme et d’irréducti-
bilité des justifications éthiques expertes requerront un arbitrage ultime
venant de l’extérieur de l’éthique. Le dernier mot sera toujours politique.
60 R. MASSÉ

BIBLIOGRAPHIE
1. Dozon JP, Fassin D. (dirs.) Critique de la santé publique. Une approche anthropologique. Paris : Éditions
Balland ; 2001.
2. Lecorps P, Paturet JB. Santé publique, du biopouvoir à la démocratie. Rennes : Éditions de l’École nationale
de santé publique ; 1999.
3. Ameisen JC, Brücher G, Defert D, Heard M, Pialoux F. Les défis actuels de la santé publique. Paris, PUF,
2011.
4. Massé R. Éthique et santé publique. Enjeux, valeurs et normativité. Québec : Les Presses de l’Université
Laval ; 2003.
5. Bayer R, Gostin L, Jennings B, Steinbock B. Public Health Ethics. Theory, Policy, and Practice. New York :
Oxford University Press ; 2007.
6. Dawson A, Verweij MF. (eds.) Ethics, prevention, and public health. Oxford : Clarendon Press ; 2007.
7. Dawson A. (ed.), Public Health Ethics. Key concepts in Policy and Practice. Cambridge : Cambridge
University Press. 2011.
8. Holland S. Public Health Ethics. Malden, MA : Polity Press ; 2007.
9. Guttman N. Public Health Communication Interventions : Values and Ethical dilemmas. Tousand Oaks,
Sage Publications, 2000.
10. Buchanan DR. An Ethic of Health Promotion: Rethinking the Sources of Human Well-Being. Oxford, Oxford
University Press, 2000.
11. Evans R. The sociology of Expertise: The distribution of social Fluency, Sociology Compass, 2008;2/1:
281-98.
12. CESQ. Comité d’éthique en santé publique du Québec. Le Volet santé publique du Plan québécois de lutte à
une pandémie d’influenza – Mission santé. Québec. Ministère de la santé et des services sociaux 2006.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


13. University of Toronto Joint Center for Bioethics. Stand on Guard for Thee : Ethical considerations in
preparedness planning for pandemic influenza. Pandemic Influenza Working Group. University of Toronto,
Toronto ; 2005.
14. Kinlaw K, Levine R. Ethical Guidelines in Pandemic Influenza, CDC, Atlanta ; 2007.
15. National Ethics Advisory Committee. Getting Through Together: Ethical Values for a Pandemic. Ministry of
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

Health, Wellington New Zealand ; 2007.


16. British Department of Health. Responding to Pandemic Influenza: The Ethical Framework for Policy and
Planning. Department of Health, London ; 2007.
17. OMS. Ethical Considerations in Developing a Public Health Response to Pandemic Influenza. World Health
Organisation. Ethics, Equity, Trade and Human Rights. Genève ; 2007.
18. Beauchamp TL, Childress JF. Principles of biomedical Ethics. Sixième édition, New York, Oxford University
Press, 2008.
19. Massé R, Weinstock D, Désy M, Moisan C. Lay people’s interpretation of ethical values related to mass
vaccination; the case of A(H1N1) vaccination campaign in the province of Quebec (French Canada). À
paraître, 2012.
20. Caplan AL. Moral experts and moral expertise. In: Hoffmaster B, Freedman B, Fraser G. Clinical Ethics.
Theory and Practice, p. 89-99 Clifton: Humana Press, 1989.
21. Hare T. Moral Thinking. Oxford : Oxford University Press ; 1981.
22. Gesang B. Are moral philosophers moral experts? Bioethics 2010;24(4):153-9.
Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

23. Powers M. Bioethics as Politics: The limits of Moral expertise, Kennedy Institute of Ethics Journal 2005;
15(3):305-22.
24. Kovacs J. The transformation of (bio)ethics expertise in a world of ethical pluralism. Journal of Medical
Ethics 2010;36:767-70.
25. Archard D. Why moral philosophers are not and should not be moral experts? Bioethics 2011;25(3):119-27.
26. Veatch RM. The roles of scientific and normative expertise in public policy formation: the anthrax vaccine
case. In: Rasmussen L. ed. Ethics Expertise, pp. 211-25, Dordrecht : Springer, 2005.
27. Calvez M. « Les signalements profanes de clusters de cancers : épidémiologie populaire et expertise en
santé environnementale ». Sciences Sociales et Santé 2009;27(2):79-106.
28. Healy S. Toward an epistemology or public participation. Journal of Environmental Management, 2009;90:
1644-54.
29. Irwin A, Michael M. Science, social theory and public knowledge. Philadelphia: Open University Press;
2003.
30. Massé R. Les fondements éthiques et anthropologiques d’une participation du public en santé publique.
Éthique publique 2005;7(2):107-124.
EXPERTISES ÉTHIQUES SAVANTES ET PROFANES EN SANTÉ PUBLIQUE 61

31. Boisvert Y. « L’éthique publique : une nouvelle avenue pour les sciences sociales ». In : Boisvert Y et al.
Qu’est-ce que l’éthique publique ?, 9-27. Éditions Liber, Montréal, 2005.
32. Rozin P. Moralization. In : Brandt AM, Rozin P (dir.), Morality + Health. pp. : 379-401. New York et London:
Routledge;1997.
33. Leichter H. Lifestyle correctness and the new secular morality. In : Brandt AM, Rozin P (dir.), pp. 359-78,
Morality + Health, New York et Lodon: Routledge ; 1997.
34. Massé R. Santé publique : enjeux éthiques et balises pour une ethnoéthique de la promotion de la santé.
In : Hachimi Sanni Yaya (dir.) Pouvoir médical et santé totalitaire. Conséquences socio-anthropologiques
et éthiques, pp. 59-80, Québec : Presses de l’Université Laval ; 2009.
35. Massé R. Anthropologie des moralités et de l’éthique. Essai de définition, Anthropologie et Sociétés, 33(3):
21-42, 2009.
36. Veatch R. Common morality. Special Issue of the Kennedy Institute of Ethics Journal 2003;13:189-92.
37. Turner L. Zones of Consensus and Zones of Conflict: Questioning the “common morality” Presumption in
bioethics, Kennedy Institute of Ethics Journal 2003;13:193-218.
38. Gert B. Common Morality: Deciding What to Do. New York: Oxford university Press; 2004.
39. Rawls J. A theory of Justice. Cambridge MA: Harvard University Press; 1999.
40. Daniels N. Reflective Equilibrium, Standford Encyclopedia of Philosophy, Texte en ligne, Access 2010-02-
18.
41. Ubel PA. The challenge of measuring community values in ways appropriate for setting health care
priorities, Kennedy Institute of Ethics Journal, 1999;9(3):263-84.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 08/03/2019 02h16. © S.F.S.P.

Santé publique 2012, volume 24, n° 1, pp. 49-61

You might also like