La montée en généralité
pour sortir du Nimby
La mobilisation associative
contre le TGV Méditerranée
Jacques Lolive
Université Montpellier I
ES CONTESTATIONS d’un grand projet d'infrastructure sont
communément qualifiées de riveraines, voire de NIMBY}. Ce
jugement conforte finalement le point de vue du maitre d’ouvrage
qui se considére comme seul représentant de l'intérét général contre les
intéréts particuliers. Cet article se propose de revenir sur ce type de
jugement : il est possible en effet que les contestations soient riveraines
mais elles ne sont pas que cela. L’analyse du conflit du TGV
Méditerranée? sur une période relativement longue, de 1990 a 1994, a
permis de mettre en évidence la grande diversité des pratiques
contestatrices : certaines associations parvenaient @ passer de la
contestation riveraine initiale 4 une véritable reformulation de Pintérét
général porté par le projet ; d'autres non. Comment expliquer ces
compétences inégales ? Voici une question qui nous paraissait déja en
soi importante. Parmi les différentes modalités de reformulation de
Tintérét_ général, deux dimensions nous ont paru fondamentales : la
dimension du territoire et. celle du projet contesté. Cependant, contre
toute attente, elles ne se trouvaient pas tout a fait a leur place
habituelle : le territoire semblait s'émanciper de la cléture identitaire et
le projet n’intéressait plus seulement les concepteurs et spécialistes
1. Test difficile de définir le NIMBY sans évoquer la stigmatisation opérée par lusage
du terme. Le terme est destiné a illustror «I’égoisme» des mouvements revendicatifs
puisque NIMBY est l'acronyme de Not In My BackYard : «Pas de cola dans mon jardine,
ce qui sous-entend : «Mais si cela se passe de Yautro cbté de la colline, je m'en moques.
Certains auteurs sont amenés A nuancer cette appréciation des associations locales de
riverains, en indiquant que ces associations sont des lieux de sensibilisation et de
formation a Venvironnement. Cf. Lafaye (C.), Thévenot (L.), «Une justification écologique ?
Conflits dans 'aménagement de Ja natures, Revue francaise de sociologie, 34 (4), 1993, p.
500-502, et Lascoumes (P.), L'éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La
Découverte, 1994, p. 290-235. Notre analyse de I'évolution des associations contestatrices
du TGV-Méditerranée conduit également & mettre Isecent sur ces nuances.
2. Cet article s'appuie sur une recherche plus globale portant sur Ja politique des
grandes vitesses ferroviaires. Cf. Lolive (J.), La mise en ceuvre controversée d'une
politique de réseau : les contestations du TGV Méditerranée, these de doctorat en
seience politique, Université Montpellier I, 1997.
Politix, n°39, 1997, pages 109 & 130 109Varia
autorisés. Il fallait alors dépasser les oppositions classiques entre
intérét général et intéréts particuliers, entre modéle frangais et modale
anglo-saxon de Vintérét général, pour analyser les procés de
généralisation des intéréts entrepris par plusieurs associations.
Différentes trajectoires sont apparues selon que ’extension du bien
commun s’appuyait sur la mobilisation des territoires perturbés par le
projet, la démocratisation des procédures de décision ou des
propositions de redéfinition du projet lui-méme,
Lianalyse s’appuie sur la théorie de Ja justification! qui permet de
reconsidérer les coupures entre action individuelle et action sociale,
entre sphére privée et sphére publique, entre promoteurs légitimes
dune politique et simples ressortissants, La découverte du projet du
TGV Méditerranée suscite, dans un premier temps, une contestation
essentiellement réactive? de la part des riverains. Cette premiére phase
du conflit est marquée par les comportements NIMBY, les actions de
lobbying et la défense de communautés territoriales restreintes. Mais
certains réseaux associatifs vont évoluer graduellement vers des
logiques de mobilisation plus «construites». Soucieuses de légitimer leur
action, ces associations caractéristiques de la seconde phase du conflit
vont prendre appui sur des principes suffisamment généraux (et
généreux) pour dépasser la singularité et l’égoisme des revendications
initiales et les inscrire dans une cause collective. Ces montées en
généralité permettent une sortie du NIMBY et de la cléture identitaire.
Nous les étudierons pour saisir ce basculement, d’un régime d'action clos
sur une problématique riveraine a un régime d'action justifié, plus
collectif, voire politique dans la mesure od ce qu'il s’agit de défendre est
un intérét général, mais différent de celui du porteur de projet,
Larticle retrace ces transformations A travers une analyse des actions
de cing associations : «Trés Grande Vigilance» («TGV-), «l'Union
1. Cette théorie permet d'analyser les opérations auxquelles se livrent les acteurs pour
justifier leurs propos, leurs décisions et leurs actions dés lors quills sont soumis a la
critique ou lorsquiils s'y livrent. Cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification. Les
économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, et Lafaye (C.), Thévenot (L.), «Wne
justification écologique ?», art. cité,
2. Nous qualifions cette premitre phase de contestation de «réactive» parce que les
associations réagissent & partir de impact prévisible du tracé. Nous regroupons ces
actions sous le terme d'sopposition» par contraste avec des logiques de contestation plus
sconstruites» que nous nommons «mobilisation».
3. Ce régime d'action qui respecte ces contraintes de légitimité est appelé par L.
Boltanski et L. Thévenot le régime d'action justifié. Dans cot article, jemploie toujours le
terme justifié au sens de L, Boltanski et L: Thévenot pour désigner Vaction qui sappuie
sur les différents principes de légitimité en usage dans nos démocraties modernes. Les
auteurs appellent cités ces formes de légitimite différentes — eivique, industrielle,
domestique, marchande, inspirée, de opinion ~ qui sous-tendent nos actions lorsqu‘elles
sont soumises aux contraintes de espace public. Elles correspondent & autant de
maniéres de mesurer la grandeur des personnes. A ces six cités déja éprouvées, i)
convient d'en ajouter une septiéme, en cours d’élaboration, Ia cité verte ou justification
ceologique.
110Jacques Lolive
Durance Alpilles» (UDA), la CARDE, la FARE et CREDO-RAIL}. Pour
des commodités de présentation, nous les avons regroupées selon deux
phases : la premiére correspond a la contestation riveraine, la seconde &
la reformulation de V’intérét général2,
Premiére phase : la contestation «riveraine»
Cette premiére partie analysera deux modalités d’action
caractéristiques d’une contestation riveraine : le lobbying et la
mobilisation territoriale. Malgré leurs limitations, l’opacité du lobby et
Ja cléture territoriale, ces deux régimes d'action ne sont pas réductibles
aux comportements NIMBY puisqu’ils correspondent tous deux a une
premiére généralisation des intéréts défendus. Deux associations vont
nous permettre de les caractériser : «Trés Grande Vigilance», la
structure de lobbying des viticulteurs des Cétes-du-Rhéne et l'Union
Durance-Alpilles, qui défend l'intégrité territoriale d'une petite région
agricole. Bien entendu, attribuer une modalité d’action a une
association donnée est toujours réducteur puisque chaque association
dispose d'un répertoire diversifié d’actions qui combine différents
registres mais dans les limites de cet article, nous n’étudierons que la
modalité d'action dominante. Pour éviter de caricaturer cette premiére
phase du conflit, nous analyserons également une association qui
marque un premier passage A l'action justifiée : la Coordination
régionale pour la défense de l'environnement (CARDE) «premiére
maniére+, un mouvement riverain et agricole, mais fédéré par la défense
du paysage provengal.
Le lobbying viticole : «Tres Grande Vigilance»
L'association