T
hé, café ou chocolat
Karate-jūtsū nijū kyōkūn, les vingt préceptes du karaté martial tels qu’ils ont été transmis par maître Fūnakōshi Gichin.
K
yōkūn signifie : préceptes,
commandements, lois, règles
d’or, enseignements. Les vingt
préceptes de l’art du karaté martial
correspondent donc, en quelque
sorte, aux dix commandements de
Moïse (le Décalogue, dicté par Iahvé
sur le Mont Sinaï) de l’ancien
Testament, ou aux sept com-
mandements de Jacob (ancêtre
éponyme des isréaliens), en ce sens
que ce sont des règles d’or incon-
tournables, quasi divines, pour attein-
dre une maîtrise interne et externe,
vers la sagesse et l’éveil.
Tous les préceptes ont plusieurs
niveaux de compréhension, selon le
niveau atteint. Sept niveaux, selon la
tradition. Les vingt préceptes du
karaté martial n’étaient transmis ora-
lement qu’aux disciples proches, en
tant que secret profond (ōkūden).
Puis, ils étaient affinés et discutés en
groupes, jusqu’à l’éveil. D’autres maî-
tres du passé, autres que Gichin
Fūnakōshi, ont transmis par écrit
ces vingt préceptes, avec des
interprétations légèrement différen-
tes, selon leur niveau de maîtrise, mais
la base reste la même. À noter que,
pour ces préceptes, on n’utilise jamais
les idéogrammes « main   vide »
(datant de 1933), mais « main   de
Cathay » (la Chine ancienne), et
« jūtsū », et non « dō ».
On peut dire que tous les experts et
maîtres japonais ou okinawaïens en-
seignant en Occident connaissent ces
kyōkūn. Que ce soit en raison de leur
importance, ou de l’hermétisme de
ces kyōkūn pour les pratiquants or-
dinaires, il est néanmoins étrange
(sinon inquiétant) que les experts et
maîtres, venus en Occident pour nous
transmettre le karaté que nous con-
naissons, n’aient que rarement fait
allusion à ces préceptes, sauf deux
exceptions. Le premier précepte sur
rei (qui signifie étiquette, courtoisie,
respect, gratitude, salut), rigoureu-
sement appliqué au Japon, est parfois
rappelé, parce que plus ou moins
respecté en surface, en Occident,
mais rarement vécu intérieurement.
Ce qui empêche donc toute transmis-
sion et progression. Il en est de même
pour le second précepte, sur le fait
qu’en véritable karaté, seule
l’anticipation est considérée comme
valable. Ceci, parce qu’il est bien
connu que maître Fūnakōshi, sur la
fin de sa vie, ne cessait de déplorer
que le karaté-sport avait perdu ce qu’il
considérait comme l’essence de l’art,
et qu’il répétait comme une litanie
« Karaté   ne   veut   pas   dire
attaque ! ».
Voici ces vingt kyokun
sans commentaires
Tout commentaire doit être passé de
maître à disciple, selon le niveau de ce
dernier, et au fur et à mesure de son
éveil. La nécessité de traduire les idéo-
grammes fait malheureusement per-
dre certains doubles sens ainsi que de
nombreux messages, d’où l’impor-
tance d’une transmission orale.
Comme pour toute traduction de
cette importance, on en est réduit ici,
selon une image bien connue, à juger
de la beauté d’une tapisserie en la
regardant à son envers.
1 – Rei au commencement, Rei à la fin.
2 – Il n’y a pas de première attaque en
karaté.
3 – Karaté est honneur et
complément de justice.
4 – D’abord se connaître soi-même,
pour connaître les autres.
5 – La technique intérieure mentale
est plus importante que la technique
physique.
6 – Il est nécessaire de garder l’esprit
détaché.
7 – L’infortune provient de la
négligence.
8 – « Karatétiser » toute chose.
9 – Karaté toute la vie.
10 – Tout problème karaté peut être
résolu au travers des exemples de la
nature.
11 – Le karaté est semblable à l’eau
bouillante, qui cesse de bouillir, puis
se refroidit si l’on n’entretient pas le
feu.
12 – Ne jamais accepter d’être vaincu.
13 – Adapter son attitude en fonction
de celle de l’ennemi.
14 – le secret du combat est la
manœuvre entre le vrai et le faux.
15 – Penser que bras et jambes sont
des armes blanches.
16 – Dès que nous franchissons le seuil
de la porte, un million d’ennemis nous
guettent.
17 – Pour les débutants, prendre la
garde. Plus tard, tout doit partir de la
posture naturelle.
18 – Le kata doit être pratiqué
correctement, mais le combat martial
est autre chose.
19 – Ne pas oublier de varier rythmes
et techniques, tension-relâchement,
vite-lent, haut-bas.
20 – Toujours chercher à inventer.
Certains arts martiaux (bū­jūtsū
vrais) appliquent quelques-uns de ces
préceptes, notamment dans l’art du
sabre, mais la plupart appartiennent
essentiellement au domaine du karaté
martial.
Apprendre à apprendre
Ne pas vouloir changer d’avis est le
travers le plus classique. On croit y
trouver la preuve d’une certaine force
de caractère. Plus ou moins dans
l’idée que « seuls   les   idiots   ne
changent   pas   d’avis,   et   je   ne
changerai   jamais   d’avis   là­des­
sus ».
Il y a une histoire de sagesse qui me
plaît beaucoup et que je vais vous
conter. Un maître de Sagesse se vit un
jour poser la question suivante par un
de ses Disciples : « Maître, quel âge
avez­vous ? ». « quarante   ans », ré-
pondit le Maître. Dix ans après dans
une réunion de groupe, un autre Disci-
ple demanda à son tour, son âge au
maître. « quarante   ans,   bien   sûr »
répondit alors celui-ci. « Mais,
Maître   …   vous   ne   pouvez   avoir
quarante   ans   actuellement,
puisqu’il y a dix ans, vous m’aviez
dit   avoir   quarante   ans ! »,
s’exclama l’ancien Disciple. Et le
Maître, le foudroyant du regard, lui
répondit ceci (en enseignement voilé
bien sûr, dans l’esprit de la Voie du
Blâme) : « Tu ne crois tout de même
pas  qu’en   dix  ans   ton     maître  va
changer   d’avis   lorsqu’il   a   affirmé
quelque chose de vrai !!! ».
Pour revenir à la vision objective, à la
nécessité d’oublier le connu (ou de le
mettre de côté momentanément)
pour être en mesure d’évoluer, je vais
vous parler de la bouteille à moitié
vide et à moitié pleine, histoire trop
connue malheureusement pour avoir
un effet profond, et de l’histoire de la
tasse pleine, d’origine Zen, moins
connue.
Lorsque deux hommes ont bu l’eau
d’une bouteille et qu’il en reste la
moitié, un homme (négatif, pessi-
miste) peut dire « Quel   malheur,
cette bouteille est déjà à moitié vi­
de », et l’autre homme (positif,
optimiste) peut dire « Quel bonheur,
notre bouteille est encore à moitié
pleine ».
Tous deux ont raison, seul change
l’état d’esprit. On a tous réagi comme
cela dans certaines situations, mais en
la voyant à moitié vide, parce que la
tendance de l’homme « banal » est
d’être négatif, de ne voir que le
mauvais côté des choses. Voir la
bouteille à moitié pleine, en toutes
choses, demande une évolution pour
atteindre un niveau de conscience au-
dessus du « banal » (non, je ne dirai ni
« vulgaire », ni « idiot », ni « con »,
cela déplairait aux « intelligents »).
Voir la bouteille à moitié vide est
même devenu tellement classique
que, par exemple, lorsque l’on fête un
anniversaire, la personne à qui l’on
chante « Joyeux   anniversaire   … »
est en général un peu triste, surtout à
trente ou quarante ans, et se dit
« Déjà tant d’années écoulées, zut ! ».
Et l’on a oublié que, dans le passé où
la durée de vie était très brève et où il
y avait tant d’épidémies, fêter un
anniversaire pouvait se traduire par
« Bravo d’avoir atteint cet âge-là …
alors que tant d’autres sont morts
avant ! ».
Dans « Alice au Pays des Merveilles »,
Lewis Carroll (l’auteur, un « messa-
ger », enseignant la bouteille à moitié
pleine), fait fêter 364 jours par an un
« Joyeux non-anniversaire » … et un
jour par an, un « Triste anniversaire ! »
au son d’une marche funèbre et sans
repas joyeux. J’adore ce message.
Vais-je perdre mon temps ici (des
minutes de ma vie que je vous
donne !) à vous inviter à vous souvenir
que la bouteille est à moitié pleine et
qu’il vaut mieux fêter chaque année
364 jours non-anniversaires, qu’un
seul anniversaire ? Je le crois. De toute
façon, c’est trop tard. Mon temps est
perdu. Je rectifie, mon temps est
gagné. Sympa, non ?
C’est pas ma tasse de
thé
Voyons maintenant l’Histoire de
Sagesse de la Tasse. Remarquez que
vous entendez souvent dire,
notamment par des hommes
politiques, « c’est pas ma tasse de
Thé », eh bien, maintenant, vous
saurez pourquoi, mais ceux qui le
disent en ignorent souvent la
profondeur … et se ridiculisent, car en
voulant dire « ça ne me convient pas »,
en fait ils disent tout simplement
qu’ils sont … bornés.
Un Maître de Sagesse réputé, disons,
pour rester dans le cadre des Arts
Martiaux, un Ō-senseï célèbre dans le
monde des Arts Martiaux, reçoit un
jour la visite de deux « Maîtres » de
Karaté, des Senseï, venant lui rendre
visite pour apprendre les raisons qui
font qu’il est si réputé et si efficace en
tout. Les deux « Maîtres » de Karaté
posent des questions intéressantes.
Mais à chaque réponse du Maître
réputé, les deux « Maîtres »
transforment les conseils en les
adaptant et en les comparant à leur
Style, ce qui fait qu’ils passent à côté
de l’enseignement profond commun à
tous les Būdō et Būjūtsū. Devant ces
esprits bornés, la température étant
un peu fraîche en cette saison, le
Maître de Sagesse leur propose de
prendre une boisson chaude. Et, il
demande à sa servante d’apporter du
thé, du café et du chocolat. N’ayant
jamais goûté au café ni au chocolat de
leur vie, les deux « Senseï » prennent
prudemment une tasse de thé, tandis
que le Maître remplit sa tasse de café.
Arrivés à la moitié de leur tasse,
voyant le Maître se délecter de son
café, un des « Senseï » dit « Ō-senseï,
pourrais-je goûter ce café que vous
semblez tellement apprécier ? ». Et il
tend sa tasse à moitié pleine de thé.
Le Maître verse du café dedans. Le
premier « Maître » le goûte et fait la
grimace « Je n’aime pas trop cette
boisson bizarre, beurk … ». Le second
« Maître » ne se risque donc pas à
demander du café et demande à
goûter le chocolat. Il tend sa tasse à
moitié pleine de thé et demande « Ō-
senseï, pourrais-je goûter ce chocolat
de couleur si agréable ? ». Le Maître
verse du chocolat dans la tasse du
second Senseï, qui goûte la mixture
chocolat-thé, fait la même grimace et
repose sa tasse sur la table avec
dégoût. « Ō-senseï, demandent les
deux Senseï, comment se fait-il que
certains aiment le café et le chocolat,
de goût si mauvais, alors que le Thé est
incomparablement plus délicieux ? ».
« Probablement parce qu’ils vident leur
tasse, et apprennent à apprécier ce
qu’ils ne connaissent pas encore … »,
répond le Ō-senseï avec le sourire
affectueux et narquois caractéristique
à tous les Maîtres de Sagesse.
Il existe une variante à cette Histoire
de Sagesse, Zen je crois, où le
Ō-senseï reçoit la visite d’un Senseï.
L’histoire est la même, mais tous
deux décident de boire le thé. Le
Senseï tend sa tasse, le Ō-senseï la
remplit en donnant ses conseils … et,
voyant que l’autre ne l’écoute qu’en
filtrant ses conseils, continue à verser
le thé dans la tasse ; le thé déborde et
brûle les jambes du Senseï qui fait un
bond en arrière en s’exclamant « Vous
ne voyez pas que ma tasse déborde,
comment pouvez-vous être aussi
distrait ? ». « Votre tasse était pleine et
débordait de thé … comme vos idées
préconçues et votre autosatisfaction
déborde de votre esprit borné ! ».
Comme nous sommes dans le cadre
d’une Histoire de Sagesse, le Senseï a,
bien évidemment, une « illumination »,
demande pardon pour sa vanité, et
écoute … enfin … totalement les
conseils du Ō-senseï.
Et le Senseï devient un Ō-senseï. De
nos jours, il n’est pas certain que
l’histoire se serait terminée ainsi.
Le conseil du mois :
Lorsque vous allez à l’entrainement,
essayez de vider votre tasse ou votre
verre à chaque fois. C’est le but et le
message de chaque « Mōkūsō » qui
précède habituellement la séance
d’entrainement. Et que peu de
pratiquants comprennent.
Pour reprendre le message du verre,
lorsque vous allez à l’entrainement,
vous traînez dans votre verre des
impuretés que vous voulez épurer par
l’entrainement et les conseils de votre
Senseï. Vous ne pourrez rien recevoir
si vous ne videz pas votre verre ou
votre tasse. Faites un jour l’expérience
suivante. Dans un verre, mettez
quelque chose de trouble, café ou
Pastis. Videz-en la moitié. Puis
rajoutez de l’eau pure. L’eau de votre
verre sera trouble.
Videz-en la moitié et remplissez-le à
nouveau. L’eau sera encore trouble. Si
vous mettez votre verre sous le
robinet et que vous laissez couler
l’eau pure, il faudra réellement un très
long temps avant que l’eau de votre
verre ne devienne propre.
Et analysée, elle ne serait pas pure. Il
fallait vider le verre, le rincer,
l’essuyer, avant que vous n’ayez
confiance. Les enseignements d’un
Maître ne sont pas toujours de tout
repos. Un de mes Maîtres, me faisant
cet enseignement, me dit un jour :
« Je   vais   te   faire   mieux
comprendre cela, fais pipi dans ce
verre ». Ce que j’ai fait. « Vide   la
moitié du verre et remplis­le d’eau
pure ». Ce que j’ai fait. Et mon Maître
m’a posé la question « L’eau de ton
verre est­elle assez propre pour que
tu la boives ? ». « Non, bien sûr ».
« Bon,   alors   tu   vides   ton   verre   et
remplis­le   d’eau   pure ». Ce que j’ai
fait. « L’eau   est­elle   assez   propre
pour que  tu puisses la boire sans
appréhension ? ».
« Non,   bien   sûr ». « Tu   vois   que,
lorsque   je   t’enseigne,   non
seulement   tu   dois   vider   tes
connaissances,   retrouver
l’innocence d’un enfant, mais à ton
âge, il te faut bien rincer et laver
ton esprit avant que mon message
puisse pénétrer en toi ».
À chaque entraînement, à chaque
message, essayer de retrouver
l’innocence d’un esprit pur d’enfant,
de « vider  son  verre » (ou sa tasse)
n’est pas chose facile. Mais on peut
essayer. Ce sera déjà un immense
progrès.
Si vous y mettez votre « grain   de
sel », il vous faudra un temps
incroyable pour assimiler ce que vous
auriez pu « piger » immédiatement.
Ce que certains Maîtres expriment par
« mettre   sa   propre   sauce   dans   la
salade   fraîche ». J’ai entendu
également un Maître dire « mettre de
l’extrait   de   Ketchup   dans   un   plat
de gourmet », et un autre Maître dire
« de l’extrait de Viandox ». Ce n’est
même plus de la sauce mais de
l’extrait de sauce. Tout comme le
Būdō sportif n’est plus de l’Art
Martial mais un extrait de rituel
animal. Un autre Maître, que sans
doute j’imite avec mon langage cru, et
qui parlait imparfaitement le français,
entendant un Disciple dire une bêtise
un jour, s’est également exclamé
tonitruant « Vous chier dans source
pure ! ». Croyez-moi, l’enseignement
courtois et doctoral ne provoque
aucun choc réel en profondeur et ne
fait pas évoluer.
Allez dire avec douceur à un homme
qui dort profondément, en pleine
nuit, « mon cher ami, il est l’heure
d’ouvrir   les   yeux   … », il vous
répondra par un ronflement ou au
mieux, mécontent, vous dira « Fous­
moi la paix, laisse­moi dormir ! ».
La pensée du mois
« L’enseignement qui n’entre que dans
les yeux, les oreilles et la mémoire,
sans être assimilé, est comme un repas
pris en rêve ».
Lie-Tseu