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MICHAEL RIFFATERRE SEMIOTIQUE DE LA POESIE TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR JEAN-JACQUES THOMAS PUBLIE AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe CE LIVRE EST PUBLIE DANS LA COLLECTION POETIQUE DIRIGEE PAR GERARD GENETTE ET TZVETAN TODOROV Titre original : Semiotics of Poetry. © Indiana University Press, 1978. . ISBN : 2-02-006335-2 © Editions du Seuil, mars 1983, pour la traduction francaise. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinges & une utilisation. collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou par- tielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de T'auteur ‘ou de ses ayants cause, est illicte et constitue une contrefacon sanctionnée par les articles 425 ct suivants du Code penal. V. Sémiotique textuelle Dans ce dernier chapitre, je me Propose d’étudier le mécanisme de différents modes de Perception qui me semblent caractériser la lecture de la poé: Tous ont en commun d’amener le lecteur a faire l’expérience de la textualité, de ce phénoméne verbal qui retient son attention, sollicite sa sagacité, provoquant ainsi un plaisir ou un agacement ou il reconnait une sensation esthétique. Il rationalise comme typique de la poésie ce phénoméne d’un texte clos, nettement circonscrit et marqué de traits formels nécessaire- ment percus. Dans tous les cas, sa perception de la distorsion continue qui produit la sémiosis et affecte la mimésis le contraint a trouver la signifiance dans le triomphe de la forme sur le contenu. Mon analyse portera sur : 1. la perception du texte comme appartenant a une catégorie spécifique, c’est-a-dire a un genre. J’ai choisi le poéme en prose Parce que c’est un genre ou il n’y a pas de forme fixe convention- nelle qui puisse alerter le lecteur, et ow seul le jeu du sens peut expliquer qu’un passage en prose soit paradoxalement reconnu comme de la poésie ; 2. humour, comme formant textuel et signe du langage comme jeu ou de la poéticité comme artéfact. 3. le non-sens percu comme un autre modéle d’artéfact, comme le détour maximal, la catachrése absolue ; 4. Vobscurité due au genre ; lobscurité, généralement considé- rée comme I’une des transgressions les plus typiques et les plus fréquentes de la poésie par rapport a la langue courante, est un formant textuel, tout comme l'humour, lorsque l’interprétant est un genre. Dans ce cas, les mots ne signifient plus par référence a des systémes descriptifs, leur signifiance est réglée par la référence au systéme sémiotique d'un genre littéraire. 147 SEMIOTIQUE DE LA POESIE Pour chacune de ces catégories, nous constaterons que les constantes agrammaticales qui produisent la sémiosis sont le résul- tat de l’intertextualité', le texte tant bati sur des hypogrammes antagonistes ou contenant des expansions antagonistes. La sémiotique d’un genre : le poéme en prose Les études sur le poéme en prose se contentent généralement d’analyser les textes qui se présentent comme tels, ne serait-ce que parce que l’auteur ou la critique y ont attaché cette étiquette. Elles arrivent méme a montrer comment ils fonctionnent, mais il leur est bien plus difficile de montrer en quoi leur fonctionnement différe du discours littéraire en général, et elles échouent a définir les universaux qui caractérisent le poéme en prose. II est naturelle- ment facile de montrer en quoi il différe d’un poéme en vers ; il est bien moins aisé de montrer en quoi il différe de la prose (sans parler de la prose poétique — qui, de toute fagon, n’est pas une priorité de l’analyse textuelle contemporaine). Aragon est allé jusqu’a dire qu’ « il n'y a pas de régles qui permettent de recon- naitre un morceau de prose isolé d’un poéme en prose? ». Et pourtant, cette remarque n’a de validité que dans un seul cas lorsque l’auteur isole arbitrairement un fragment de prose, lui donne un titre et l’appelle « poeme ». Le passage ne devient poeme que parce que les marges I’isolent et le définissent comme objet de contemplation, sans considération de son sens, puisqu’il a été séparé de son générateur et des séquences qui peuvent en dériver. Il devient un poéme pour la méme raison que certaines citations, isolées en tant que telles, conquiérent un statut littéraire indépendant comme maximes, pour la méme raison qu’un objet encadré ou placé sur un socle devient un ready-made. Considérons tous les autres cas : puisque ce sont les lecteurs qui sont a la source du phénoméne littéraire, et puisqu’ils sont per- suadés qu'il existe un objet appelé « poéme en prose », nous devons au moins tenter d’identifier les composantes poétiques qui nous donnent ce sentiment d’ « unité, sa totalité d’effet ou son impression’ ». Cette unité formelle n’est rien d’autre que la signi- 148 SEMIOTIQUE TEXTUELLE fiance méme, la perception de traits invariants au fur et 4 mesure que le lecteur découvre des équivalences. Au niveau de la phrase ou du syntagme, la surdétermination ne pourrait pas, en elle- méme, produire un texte unifié, c’est une propriété générale du discours poétique, en prose ou en vers, et elle caractérise égale- ment certains romans tels ceux de Claude Simon ou de Ricardou. Pour étre pertinente au poéme, la surdétermination doit étre supra-segmentale, puisqu’il n’y a qu’a ce niveau que I’on puisse envisager une lecture herméneutique et comparer les variants. Je vais donc essayer de résoudre la difficulté de définition en recherchant ce qui, dans le poéme en prose — caractérisé de maniére empirique comme une unité de signifiance, courte, surdé- terminée et nettement circonscrite — remplace le vers et joue un réle équivalent. Je ne suis pas le premier a suivre cette voie, mais, jusqu’a présent, toutes les tentatives ont consisté a retrouver dans la prose les traits phonétiques et rythmiques des vers, alors que de nombreux poémes en prose n'en comportent aucun. Toutefois, indépendamment de la métrique, de la rime, etc., le vers propose une forme de base relativement étrangére au contenu, indépen- dante de celui-ci, une forme qui est a la fois un signal indiciel de différence, d’artéfact et, peut-étre, d’artifice. Il semble donc que la solution consiste a trouver dans le poéme en prose une conti- nuité formelle similaire. Cette constante doit étre morphologique — et pas seulement sémiotique, comme la signifiance ordinaire — sans quoi elle ne saurait indiquer, comme le fait le vers, que les diverses composantes du texte sont plus qu’une simple concaténa- tion, qu’elles sont aussi caractérisées par la catachrése (tout comme le vers est une forme détournée de ce qui serait sa version en prose). Si une telle constante est présente, elle doit étre déter- minée, comme le reste, par la matrice qui génére la signifiance — une matrice dont toutes les phrases du texte sont des variants. Cette matrice peut étre implicite ou en partie actualisée, c’est-a- dire représentée par un mot (au cas oli elle serait totalement actualisée, la matrice proposerait, sous la forme d’une phrase, des sémes ou des présuppositions appartenant au champ du mot)’. Selon moi, ce qui caractérise le poeme en prose, c’est l’existence d'une matrice dotée de deux fonctions au lieu d’une seule : elle génére la signifiance, comme dans toute poésie, et elle génére éga- 149 SEMIOTIQUE DE LA POESIE lement une constante formelle qui a la particularité d’étre coexten- sive au texte et inséparable de la signifiance. Il n’y a aucune marge, aucun blanc avant et aprés. Deux séquences dérivent simultanément de la matrice ; leurs interférences différencient le poéme de la prose comme le feraient les vers : le texte est non seulement surdéterminé, il I’est de facon visible, si visible que le lecteur ne peut pas ne pas le remarquer. Je distingue trois types de dérivation double. Dans le premier type, seule une des deux séquences dérivatives est présente dans le texte, l’autre existe simplement a I’état implicite. La dérivation explicite est une conversion de celle qui est implicite (une conver- sion due a la permutation des marques). J’en prendrai pour exem- ple « Toilette » d’Eluard. La matrice est représentée par le titre et ce titre l’est doublement puisqu’il est a la fois celui du poéme et celui d’un théme iconographique. Elle entra dans sa chambrette pour se changer, tandis que sa bouil- loire chantait. Le courant d’air venant de la fenétre claqua la porte derriére elle. Un court instant, elle polit sa nudité étrange, blanche et droite. Puis elle se glissa dans une robe de veuve *. Le poeme est presque totalement dépourvu de procédés stylis- tiques accentués; on y trouve ce qui peut passer pour une séquence allitérative (chambrette, changer, chantait) et une méta- phore (elle polit sa nudité). Ces traits stylistiques, toutefois, ne sont pas directement liés a la qualité de prose poétique du texte, puisqu’il n’existe aucune relation visible entre ces artifices comme éléments de la forme et l’ensemble du texte comme sens. Le lien, le trait porteur de la signifiance est une dérivation du titre qui est strictement coextensive au texte, non seulement parce qu’elle s’interrompt avec le texte, mais parce qu’elle ne peut se poursuivre au-dela. Sa caractéristique constante consiste a répéter Pactualisation du séme « simplicité » ou « simple intimité » : une chambrette, une bouilloire qui chante, un décor modeste, une porte fermée par un courant d’air et, enfin, la robe de veuve, dans ce contexte moins l’attribut du veuvage qu’une simple robe noire, sans fioritures, le vétement passe-partout d’une femme dont la garde-robe n’est pas trés fournie et, dans le monde des mots (le seul qui importe ici), un symbole cliché de la femme économe ou 150 SEMIOTIQUE TEXTUELLE pauvre. Tout concourt a la peinture d’une scéne pleine d’un réa- lisme discret qui rappelle la poésie de la vie humble dont, a la fin du sitcle dernier, le pathétique banal de Francois Coppée a entrainé la défaveur. Tout tient a la langue ; la porte qui claque est un cliché littéraire suggérant la vie quotidienne de la maison : elle demeure secrete, invisible, mais nous I’entendons (a peine les eaux se sont-elles retirées dans « Aprés le déluge », de Rimbaud, qu’une porte claque pour proclamer symboliquement que l’univers est revenu au statu quo)*. La bouilloire est un stéréotype simi- laire : il évoque les petits agréments du foyer. Tout ce que je viens de mentionner dérive clairement du mot toilette dans la mesure ot celui-ci, entre autres choses, sert a dési- gner des objets humbles et intimes comme une sable de toilette (mot composé qui n‘a pas les connotations élégantes de coiffeuse, par exemple, ou les connotations de rapidité de faire sa toilette). En fait, ces composantes dérivent trés spécifiquement de la valeur diminutive inscrite dans le mot toilette, puisque le sens étymolo- gique du suffixe (« petite toile »), aujourd’hui bien oublié, est res- suscité par la dérivation chambrette. On ne saurait m’accuser d’attacher trop de sens au suffixe puisque Eluard lui-méme, dans son brouillon, a changé petite chambre en chambrette sans se lais- ser arréter par le risque d’une rime vaguement ridicule’. Finale- ment, la dérivation impose son ordre a l’ensemble du poéme, puisque robe de veuve est le dernier variant de la séquence. Il ne suffit pas de dire que le poéme s’interrompt parce que le person- nage a fini de s’habiller. Mettre une robe est bien la derniére étape de I’acte de se changer, modéle ou variant initial de la matrice, mais il en est également I’équivalent, I’homologue en termes de marques, puisque le vétement modeste est au méme niveau dans le paradigme verbal que se changer, synonyme infé- rieur ou utilitaire du verbe s’habiller qui, lui, peut soit avoir une valeur neutre, soit suggérer la présentation soignée qui précéde une soirée élégante. L’ensemble pourrait 4 la rigueur n’étre qu’un exemple de réa- lisme sans rien de remarquable si le titre « Toilette » ne générait Pas deux textes paralléles. En effet, comme titre, il a déja sa place sur une échelle de valeurs préétablie et éprouvée ; il renvoie a un genre ou a un ensemble de représentations familiéres. Toilette est 151 SEMIOTIQUE DE LA POESIE le nom générique d’un theme particulierement exploité par les peintres : /a Toilette comme celle de Van Mieris ou les Toilette de Vénus de Boucher, de Carrache, de Jordaens, du Titien, pour ne citer que les plus fameuses, ou encore les nombreux tableaux inti- tulés Femme au miroir. Ces peintures font toujours la part belle au luxe du boudoir si la figure est nue, ou lui attribuent des véte- ments superbes, riches en couleurs et au dessin compliqué si elle est habillée. Au miroir ot elle se regarde, un autre répond, que la servante ou l’amant tient devant elle. Dans notre poeme, tous ces stéréotypes sont négativés, un par un. Le texte d’Eluard n’est donc pas un fragment de réalisme pris au hasard, fondé sur la mimésis directe d’une scéne et de son décor avec des variations inspirées par les circonstances de la vie réelle® ; c’est un systeme morphologique bien organisé compre- nant un nombre limité de stéréotypes. La forme de ce systéme est dictée par son premier mot et son réalisme provient du conflit intertextuel entre la dérivation explicite et la dérivation tradition- nelle implicite qui se présente normalement comme un symbole de nos réveries de luxe et de plaisir. Sa signifiance tient a l’union du sens et de la forme et au fait qu’il renvoie au discours de la pein- ture, et non pas 4 un personnage vivant avec de petits moyens. Dans les deux autres types de double dérivation, les deux séquences dérivatives sont actualisées dans le poéme. Le deuxi¢me type est caractérisé par deux dérivations représentant l'une le sujet et l’autre le prédicat de la phrase matrice. Elles s’opposent l’une a Vautre du fait d’une incompatibilité sémantique. Le poéme en prose de Claudel, « Splendeur de la lune », parle de clair de lune ; la matrice est représentée par le titre ou, plus exactement, par son agrammaticalité. I] est agrammatical par ses collocations lexicales, splendeur ne s’appliquant habituellement qu’au soleil. Avec la lune on s’attend a clair de-ttune ou a clarté, qui indique une intensité déja moindre et qui peut encore étre affaiblie par des adjectifs tels que pdle, faible ou vaporeuse. Splendeur transforme l’opposition soleil / lune en une équiva- lence. On peut donc proposer la matrice suivante : /a lune est un soleil (inverse); il vaudrait mieux pouvoir écrire : /a lune rayonne, si seulement ce verbe n’était employé qu’en parlant de la lumiére solaire. 152 SEMIOIIQUE TEXTUELLE D’un cété, la matrice génére une variable — les détails succes- sifs qui composent le paysage au clair de lune. De l'autre, elle génére une constante formelle : chaque détail est modifié par un prédicat choisi dans le lexique propre a la lumiére du jour. Notre poéme appartiendrait au premier type de dérivation si le clair de lune conventionnel restait implicite, mais ici les mots du régime diurne et du régime nocturne sont subordonnés les uns aux autres, malgré leur incompatibilité réciproque. Le texte doit son unité propre au fait que la lumiére de la lune est traduite en code de rayonnement solaire : (...) je vois toute la capacité de l’espace emplie de ta lumiére, Soleil des songes ! (...) tel qu’un prétre éveillé pour les mystéres, je suis sorti de ma couche pour envisager ce miroir occulte. La lumiére du soleil est un agent de vie et de création, et notre vision participe 4 son énergie. Mais la splendeur de la lune est pareille 4 la considéra- tion de la pensée’. Chaque syntagme pertinent étant un variant de la matrice, il a pour sujet le nom /une ou son métonyme, et pour prédicat le mot soleil ou son métonyme. Nous nous trouvons donc en présence de syntagmes syntactiquement corrects mais sémantiquement déviants : soleil des songes, soleil de l’aprés-minuit, splendeur transféré de soleil 4 lune et /umiére de lune a soleil. Nous trou- vons des phrases telles que : « Et déja ce grand arbre a fleuri: droit et seul, pareil 4 un immense lilas blanc, épouse nocturne, il frissonne, tout dégouttant de lumiére », ou « épouse nocturne » couronne paradoxalement une description hyperbolique de lumiére ; ou encore celle-ci : « la-haut |’étoile la plus lointaine et la plus écartée et perdue dans tant de lumiére », ot le motif de l’étoile lointaine, presque invisible dans les ténébres, est inversé pour donner une étoile presque invisible dans la lumiére. C’est Rimbaud, je crois, qui le premier a formulé des opposi- tions de ce type, mais les siennes sont aussi les plus extrémes. Considérons, par exemple, la deuxiéme partie d’ « Enfance » dans les Illuminations : C’est elle, la petite morte, derriére les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron. — La caléche du cousin crie sur le sable. — Le petit frére (il est aux Indes !) la, devant le couchant, sur 153 SEMIOTIQUE DE LA POESIE le pré d’ceillets. — Tes vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées. Le probleme qui se pose au lecteur est le suivant : les membres de la famille poursuivent des activités normales (la jeune maman des- cend le perron, le petit frére est sur le pré, etc.), mais leurs dési- gnations sont qualifiées par des adjectifs de mort, ou des énoncés d’absence qui excluent ces activités. i a mimésis est détruite, ou, si Pon préfére, deux mimesis se font concurrence dans les mémes phrases. Car c’est bien, chaque fois, dans une seule et méme phrase que sont énoncées, malgré leur opposition bipolaire, ces représentations incompatibles. Rapprochées par des séquences ver- bales grammaticalement acceptables, elles produisent des antino- mies qui suppriment la vraisemblance et empéchent le lecteur de se représenter la scéne, 4 moins d’invoquer le surnaturel ou d’interpréter le texte comme une hallucination. C’est justement ce que font nombre de commentateurs qui révélent par la I’embarras ou ils se trouvent. Et pourtant, c’est cette impasse méme qui mene 4 la signifiance de ensemble du texte. Pour la trouver, il faut accepter cette prémisse que les représentations signifient dans la mesure ou la réalité, une fois annulée comme inscription réfé- rentielle, peut étre utilisée comme un signe textuel renvoyant a un concept — le motif, le theme, le sujet ou l’idée poétique (in)for- mant le texte. La vie décrite par Rimbaud est celle de l’enfance. Chaque mot désignant un parent semble sortir de la bouche d’un enfant ; le témoin est jeune encore (jeune maman, vieux) ou il parle un lan- gage enfantin (petite morte, petit frére). Le décor du jardin, qui est aussi en opposition avec les images de mort, est une répétition du langage enfantin. Le jardin du souvenir est un théme lié a la représentation de l’age tendre — que le jardin soit réel comme celui des Feuillantines chez Hugo, ou métaphorique comme le vert paradis des amours enfantines de Baudelaire. Dans le paragraphe qui suit celui que j’ai cité, on découvre une petite ville que tout le monde a quittée (comme celle de la Grecian Urn de Keats). Cette ville a l’'air d’étre un Combray avant la lettre avec son curé, son cété de chez Swann (/a maison du général) et son cdté de Guer- mantes (le chateau, les loges des gardes). Bref, ces éléments 154 SEMIOIIQUE TEXTUELLE du décor sont percus comme une dérivation directe du titre, « Enfance ». Mais la signifiance qui émerge de la combinaison grammaticale des constituants incompatibles est que ce passé (passé, parce qu’il est fait de mort et d’absence) est encore pré- sent — la signifiance est donc mémoire ou souvenir, autre version d’enfance ou son équivalent pathétique. On peut donc écrire la phrase matrice comme une expansion du mot mémoire : enfance vivante et pourtant morte, variant du théme de la vie dans la mort si cher au coeur des écrivains romantiques. Dans le troisi¢me type de double dérivation, /es deux séquences sont présentes dans le texte et s’opposent l’une @ l’autre au niveau stylistique par la présence de tropes dans l’une et leur absence dans |’autre. Une dérivation est /ittérale et directe, l’autre est figu- rative et périphrastique. Dans I’ « Ardoise » '° de Francis Ponge, le poéme en prose a lair d’une amusante description de l’ardoise comme minéral, comme couleur, comme fourniture scolaire, etc. — on y reléve toutes les significations que l’on peut trouver dans le dictionnaire, consignées d'une manieére si précise, en fait, qu'aucun minéralo- giste ou lexicographe n’y trouve a redire. Il s’agit donc d'un cas semblable a celui de « Toilette » : une matrice explicite, le titre, et une dérivation littérale qui épuise presque tout le systeme des- criptif du mot. Cependant, le poeme est grevé d’images cocasses : Vardoise comme vieille institutrice toute séche, l’ardoise comme prose de journal. Il est vrai que, dés le début, un jeu de mots éta- blit le ton humoristique; le poeme se présente comme une réflexion superficielle sur le sujet, c’est-a-dire, littéralement, sur Vardoise elleeméme : « a y bien réfléchir, c’est-a-dire peu, car [l’'ardoise] a une gamme de reflets tres réduite ». Mais méme si cette donnée initiale justifie le ludisme du texte et donc une cer- taine unité de ton, elle ne diminue pas pour autant la gratuité apparente des images. Pourtant, a la relecture, on s’apercoit que celles-ci sont rigoureusement déduites de la matrice par dérivation métonymique. La constante, ici, est que chaque métaphore pour ardoise, tout en étant apparemment non motivée, est, en fait, engendrée par un de ses métonymes. Ainsi : 155 SEMIOTIQUE DE LA POESIE s'il y a un livre en elle [dans l'ardoise} il n’est que de prose : (. une pile de quotidiens (...) illustrés par endroits des plus anciens fos- siles connus Ici, la seule justification référentielle (bien faible, a vrai dire) repose sur le fait que l’ardoise se compose de fines lamelles qui ressemblent vaguement aux feuillets d’un journal. Mais d’autres écrivains ont déja exploité cette image ; c’est ainsi que Claudel compare l’ardoise a une « liasse de feuilles noires arrachées aux archives de la nature '' ». Il se peut que cette métaphore s’expli- que par la fonction référentielle de la langue ; il me semble plus vraisemblable que Claudel, tout comme Ponge, fait ici usage dimages déja stéréotypées. Ce qui distingue notre exemple, c’est la dérivation, car sa véritable motivation est formelle, fonction- nant de maniére rétroactive puisque nous ne comprenons l'image ou nous n’en reconnaissons la propriété que lorsque nous décou- vrons l’image qui lui fait suite. Parmi tous les objets ayant un aspect feuilleté et qui auraient pu étre mentionnés ici, c’est le journal qui est choisi comme hyperbole de I’écriture en prose et l’ardoise devient prose par comparaison avec le marbre. A condi- tion bien sir que le marbre soit la poésie. Deux lignes plus loin, justement, le texte indique que l’ardoise est mate alors que le marbre est luisant, brillant méme. Cet éclat est ensuite justifié par une explication fantaisiste : « les filles de Carrare », C’est-a-dire le marbre, ont été « touchéfes] a lépaule par le doigt du feu » — vérité géologique traduite dans le langage de la visitation par la Muse. Pour qui s’étonnerait que l’explication de l’origine volca- nique des minéraux se fasse en termes poétiques et que Ponge soit allé chercher l’ardoise, parmi tous les minéraux Possibles, pour Popposer au marbre, il suffit de rappeler l’intertexte : le vers de Du Bellay que tout le monde connait : « Plus que le marbre dur me plait l’ardoise fine. » La personnification filles de Carrare, convention poétique clas- sique, exprime l’origine ou la proximité — tout comme le vin est Jils de la vigne, etc. ; elles générent a leur tour l’institutrice. « Ces demoiselles sont de la fin du secondaire », affirme le texte : or le marbre ayant été formé a l’ére secondaire ou mézoique, si le mar- bre est ces jeunes filles, celles-ci finissent leurs études secondaires 156 SEMIOTIQUE TEXTUELLE et puisque l’ardoise date de l’ére primaire ou paléozoique, sa per- sonnification ne peut qu’appartenir au cycle d’études primaires : elle appartient aux établissements du primaire, notre institutrice de vieille roche, montrant un visage triste, abattu : un teint évoquant moins la nuit que l’ennuyeuse pénombre des temps Raisonnement tarabiscoté, peut-étre, et pourtant la dérivation ver- bale est rigoureuse, car le stéréotype de la maitresse d’école fait delle une vieille fille; la différence, ici, est que son Age est exprimé a travers une image minérale (de vieille roche), tout aussi stéréotypée. Puisque, dans la hiérarchie des enseignants, l’institu- trice a la charge des enfants qui sont a I’école primaire, l’ardoise est son métonyme et, inversement, elle est le métonyme de Vardoise. Plus le texte s’écarte d’une représentation directe — plus il sem- ble drdle, amusant ou artificiel —, plus il se rapproche des termes apparentés a ardoise. En fait, l’humour résulte exclusivement de l’agrammaticalité, et c’est la raison pour laquelle it dirige l’atten- tion vers lintertexte. Qui plus est, l’agrammaticalité repose sur Putilisation déviante de la métonymie plutdt que sur la similarité dans |’établissement des métaphores ; la maitresse d’école comme métaphore représente l’ardoise non pas parce qu’elle y est sem- blable, mais parce que l’ardoise est son attribut allégorique. Dans un cas comme celui-ci, la constante formelle du poéme se carac- térise par l’inapproprié, le détour verbal poussé a l’extréme — Pardoise devenant, pour ainsi dire, non-ardoise, décrite comme ce qu’elle n’est pas. Cette altérité lexicale n’est pas pour autant le fruit du hasard, car si chaque représentation inappropriée se fait bien a travers un mot inadéquat, celui-ci présuppose celui qui convient. Une dérivation, littérale, actualise donc le systeme d’ardoise et une autre, figurative, est modelée par la présence refoulée de ce systeéme. Un poéme en prose tel que celui-ci mani- feste done une parfaite circularité puisque la teneur de la méta- phore, ardoise, a pour véhicule son équivalent périphrastique. C’est le triomphe de l’autonomie verbale, la forme la plus pure de littérarité comme artéfact. ; En conclusion, ce qui caractérise le poéme en prose, c’est le fait que le générateur contienne en germe une contradiction dans les 157 SEMIOTIQUE DE LA POESIE termes. Le texte se développe en résolvant la contradiction, comme dans le poéme de Ponge, ou en la répétant, comme dans le cas des textes de Claudel, Rimbaud et Eluard. Le poéme en prose est donc l'exemple d'une expansion a l'état pur. Sa signifiance se confond avec l'intertextualité, puisqu’elle repose sur l’aptitude du lecteur a percevoir (mais pas nécessaire- ment a décrire) l’interaction, a la fois relationnelle et conflictuelle, des deux dérivations. Le poéme en prose requiert donc une parti- cipation considérable de la part du lecteur (il répond donc a la définition que Barthes a donnée du scriptible). Il y a la une réelle difference avec le poeme en vers parce que le vers peut se passer de matrice, ou alors la matrice métrique n’est pas conditionnée par celle du texte: elle est antérieure au texte, comme n’importe quelle autre convention. Dans le poéme en prose, la matrice subs- titue a la forme préfabriquée une forme idiolectique spécifique- ment adaptée au poeme. Puisque le poéme en prose nait d’une constante qui le définit et lui est consubstantive, celle-ci est tou- jours totalement et parfaitement adéquate. Enfin, cette signifiance due a l’intertextualité se présente comme sens mais pas nécessairement comme contenu. Ce sens tend a étre la perception de la forme : I’acte du donner @ voir chez Eluard, la « pointe » ou le trait d’esprit chez Ponge. Le poéme en prose n'est donc pas loin d’étre la mimésis de I’artéfact littéraire méme. L’humour comme catachrése continue L’humour "* est fréquent dans la poésie moderne, tout particu- ligrement francaise. Il se manifeste dans les limites du code lin- guistique ou, comme chez les surréalistes, dans les formes agram- maticales (dans le non-sens, par exemple). On peut faire une d tinction entre deux tendances, selon que le lecteur est capable de rationaliser "humour comme moyen de satire (un produit de la Propension comique de lI'auteur, sa maniére de prendre la vie — comme, par exemple, chez Laforgue, Corbiére et, peut-étre, Charles Cros) ou ne le peut pas (comme dans les formes littéraires 158 SEMIOTIQUE TEXTUELLE introduites par Mallarmé et Lautréamont). Dans ce dernier cas, Vhumour est totalement gratuit ; c’est la ot il est.le moins motivé par le sujet ou les regles du genre. L’étude des textes du second type devrait nous permettre de mieux comprendre la nature du langage littéraire. Car si nous admettons que la littérature peut étre définie comme un phénoméne linguistique dans lequel la forme est plus importante que le contenu et que ce phénoméne est avant tout un jeu sur les mots, alors, c’est dans l’humour que ces deux propriétés se manifestent au mieux et le plus clairement. Elles se révélent plus particuliérement lorsque l’humour doit son absurdité caractéristique 4 la présence dans un texte de codes sémantiquement et: formellement incompatibles, ce qui revient a dire que le mécanisme de l’humour n’est rien d’autre qu’une variété d’intertextualité. Ces incompatibilités, rationalisées par le lecteur comme des plaisanteries, définissent le poéme comme tel. Un poéme, en effet, est un systéme verbal régi par ses propres régles, et les regles de l’idiolecte ici sont la négativation récipro- que des codes dus a ces incompatibilités. J’examinerai donc la facon dont se produit ce conflit générateur de texte, la facon dont son identification en tant qu’humour assure un décryptement fait selon les régles et comment cette contrainte limite la liberté du lecteur en matiére d’interprétation et gouverne son décodage. J’ai choisi comme exemple un poéme en prose de Francis Ponge qui reléve du genre descriptif '* : 'L’APPAREIL DU TELEPHONE *D’un socle portatif 4 semelle de feutre, selon cing métres de fils de trois sortes qui s’entortillent sans nuire au son, une crustace se décroche, qui gaiment bourdonne (...) tandis qu’entre les seins de quelque sirene sous roche, une cerise de métal vibre (...) *Toute grotte subit l’invasion d’un rire, ses accés argentins, impé- rieux et mornes, que comporte cet appareil. “(Autre) ‘Lorsqu’un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en ani- croche, s’établit dans une maison, celle-ci doit subir l'invasion d’un rire aux accés argentins, impérieux et mornes. ‘Sans doute est-ce celui de la mignonne siréne dont les deux seins sont en méme temps apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel 159 SEMIOTIQUE DE LA POESIE par la vibration entre les deux d’une petite cerise de nickel, y pen- dante. *Aussitot, le homard frémit sur son socle. “Il faut qu’on le décro- che : “il a quelque chose a dire, ou veut étre rassuré par votre voix. “D'autres fois, la provocation vient de vous-méme. "Quand vous y tente le contraste sensuellement agréable entre la légereté du com- biné et la lourdeur du socle. "Quel charme alors d’entendre, aussit6t la crustace détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce prétes au quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures élec- triques de toutes les villes du monde ! SH faut agir le cadran mobile, puis attendre, aprés avoir pris acte de la sonnerie impérieuse qui perfore votre patient, le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitét en cordiales ou céré- monieuses politesses... Mais ici finit le prodige et commence une banale comédie. Le lecteur reconnait qu’il s’agit d’un poéme au fait méme que les traits conventionnels caractéristiques d’un poéme sont ici sup- primés. Rien, en effet, ne peut étre annulé ou négativé qui n’a pas d’abord été énoncé. Conformément a cette loi, l’étiquette de « poéme » et sa définition minimale sont ici la donnée initiale, méme si rien d’autre ne nous est proposé. Cette donnée, c’est Piéces, titre général de la collection, qui la pose. Bien que généra- lement réservé aux ceuvres musicales ou théatrales, ce mot est la désignation minimale d’un texte comme objet d’art ‘S| Le sujet de chaque « piéce » confirme cet embryon de classification ; chacune décrit un objet hors de contexte, isolé dans les marges blanches de présupposés non exprimés, et chacune est centrée sur une expé- rience sensorielle suivie ou non d’une extrapolation méditative. Chacune est donc congue comme I’équivalent écrit d’une « nature morte ». Cela suffit 4 empécher de lire ces poémes en prose sim- plement comme de la prose, méme si les textes semblent n’étre rien de plus. L’assomption initiale de poésie étant établie, le texte réalise le modéle poétique en se conformant 4 l’attente du lecteur ou en la contrariant. Cette attente que dicte le modéle est la prise de conscience d’un intertexte. Le lecteur percoit « L’appareil du téléphone » comme échantillon d’une classe. Cette classe, ila appris a la reconnaitre en découvrant que certains textes étaient comparables entre eux, et en identifiant leurs traits communs. L’absence des vers traditionnels ne peut étre considérée comme un manque pur et simple, puisque le titre maintient l’idée de poeme : 160 SEMIOTIQUE TEXTUELLE absence de vers doit étre une négativation, l’inverse d’une négati- vation de non-poésie qui traditionnellement définit les vers par des traits formels, tels que le métre, la rime, le rythme, l’inversion de Vordre des mots. Le poéme est donc défini par opposition aux poémes conventionnels, non pas parce qu’il est en prose, mais parce qu’il est non-vers, non-rythme, non-rime. Le poéme négative la définition intertextuelle du poéme d’une autre maniére encore : on s’attend que le poéme en prose, comme toute forme d’art, forme un tout, qu’il ait un certain poli — bref, qu’il se propose comme chef-d’ceuvre, comme produit fini —, alors que dans notre exemple il se présente comme une ébauche préliminaire (les points de suspension (2), et Autre qui fait de (2) et (3) une sorte de brouillon de (5) et (13)). Il y a la plus que la simple subversion ou que le gauchissement du sens des indications typographiques : l’ébauche n’en est pas vraiment une, mais bien plutot le signe que le poeme se définit lui-méme, @ contrario, comme un produit non fini. II y a la en effet un clin d’ceil au lec- teur, un nouvel élément qui a été ajouté, pour souligner déli- bérément la subversion passablement affectée sur les annotations conventionnelles que tout scribe griffonne dans la marge ; au lieu dindiquer simplement une autre version a l’aide de mots comme variante, ou bien, ou encore placés entre crochets ou en italiques, le texte nous offre le maniérisme d’un adjectif en l’air, Autre (4). L’effet est parodique : c’est dire que, plutét qu'une ébauche, c’est une mimésis de I'ébauche ; que nous avons sous les yeux une sorte de « portrait du chevalet ». Ce n’est pas 1a un cas isolé : bon nombre de textes de Ponge sont entiérement batis sur une succession de paragraphes alternativement désignés par Variants et Autre '®. Dans ces textes, I’humour ne peut pas manquer d’étre percu, du fait méme de la répétition, alors qu’il n’est qu peine perceptible, malgré tout, dans notre Autre (4). En réalité, ces marques illusoires du texte inachevé jouent le rdle tenu par les sous-titres dans un texte achevé. Variante, Autre sont les substi- tuts ludiques et parodiques de paires comme strophe / antistrophe et ode / épode qui signalent les alternances formelles dans la poésie versifiée conventionnelle. On pourrait estimer que cette fonction de "humour qui consiste a se substituer aux formes qu’il négative est une simple variation 161 SEMIOTIQUE DE LA POESIE stylistique désignant le lieu du conflit intertextuel mais y demeu- rant étrangére. L’ensemble du texte, toutefois, manifeste a |’évi- dence qu’il existe une constante humoristique inséparable de Vintertextualité : la contradiction continue entre ce que nous a laissé attendre le titre et ce que nous trouvons réellement dans le texte. A premiére vue, le titre semble annoncer un poéme didac- tique ou descriptif '’. Mais la dérision, si évidente dans certains syntagmes '*, les métaphores filées, la personnification cocasse de la sonnerie en siréne (2,6) et l’animalisation du combiné en homard (2,5,7) créent un ton de plaisanterie un peu grosse incom- patible avec le style sérieux, avec l’objectivité d’une nature morte, ou, plus encore, avec le ton de I’éloge dans la vraie poésie didac- tique. Il en résulte d’abord un effet de fantaisie un peu recherchée qui ne dure d’ailleurs que le temps de gagner |’attention du lec- teur. Ainsi alerté, avec une sensibilité accrue a l’égard des formes, il cherche a rationaliser et prend conscience, rétroactivement, d’un autre sens du titre. Cette divagation apparente, qui entraine le texte loin d’une simple description de la matérialité du téléphone, se révéle alors comme la conséquence nécessaire, justifiée, cogniti- vement logique, bien que verbale, du titre considéré sous un angle nouveau. Le caractére gratuit de la mimésis devient l’indice d’une cohérence sur un autre plan, car il dérive le poéme de |’aberrante syntaxe du titre. En effet, sous ce titre qui semble fonctionner comme un contenu, qui semble désigner le sujet, le lecteur décou- vre un titre fonctionnant comme une matrice formelle. C’est son agrammaticalité qui produit la régle idiolectique ou le modéle générateur des incompatibilités intertextuelles. Le titre est un jeu de mots. On dit appareil téléphonique ou appareil DE téléphone, alors que appareil DU téléphone transforme appareil, au sens mécanique, en appareil, synonyme d’apparat. II s’ensuit que le lecteur ne peut pas étre un abonné consultant un mode d’emploi et que le téléphone ne peut pas étre percu comme I’objet d'une mimésis : il n’est que le prétexte d’une sorte de jeu de mots rituel, d’une célébration verbale. Le titre génére donc l’ensemble du poéme de telle facon que deux textes se développent céte a cote. L’un est un discours des- criptif dérivé d’appareil pris comme métonyme de /éléphone. L’autre est dérivé d’appareil du : c’est donc une « Ode au Teélé- 162 SEMIOIIQUE TEXTUELLE phone », une « Geste du Téléphone » '*. Peut-étre pourrait-on rapprocher ce morceau du genre baroque du blason, puisque le blason glorifiait ou dénigrait un objet qui avait peu de valeur en lui-méme, et ainsi lui en donnait une grace a une élaboration ver- bale disproportionnée. Le texte descriptif implique a la fois une mimésis et des themes littéraires du téléphone. II est factuel, technique méme, décrivant le socle de l’instrument, le cadran, les fils (2), la sonnerie (6, 11), la tonalité, la mani¢re de composer un numéro, etc. Il a un ton moralisateur et affiche une attitude philosophique, exploitant les motifs positifs et négatifs du theme de la découverte. Du cété positif : les forces naturelles domestiquées, les limitations physi- ques de Il’homme dépassées (12), l’électricité domptée, les distances abolies, l’opposition intimité (ou proximité)/absence (ou distance) annulée, le pouvoir que cette nouvelle invention nous donne sur les autres (13). Du cote négatif : l’intrusion dans notre vie privée (3, 5, 8, 13), motif maintenant oublié quand on parle du télé- phone mais encore particuli¢rement vivace en mati¢re de télévision et tout spécialement de la publicité sur le petit écran. Ce motif négatif est exactement l'inverse du motif positif : c’est l'inventeur asservi par sa nouvelle invention. Le blason est métaphorique. Son éfhos en tant que genre est exprimé par une imagerie marine (la grotte, la roche, le homard, la « crustace », la siréne), mais la discordance, |’incompatibilité tient 4 ce que ces images, toutes ornementales qu’elles soient, deviennent comiques dés qu’elles s’appliquent au téléphone ou a sa mythologie ; cela parce que les champs sémantiques et les systemes descriptifs de la teneur et du véhicule sont si éloignés les uns des autres et parce qu’il n’existe aucune similarité ou analogie susceptible de les rapprocher. Ces deux séquences dérivatives se font constamment référence et sont en conflit constant. La technicité du texte descriptif, comme c’est le cas pour n’importe quel code technologique, est incompatible avec tout systeme d’images. La grandeur édifiante des thémes est menacée par le comique de l’imagerie. Inverse- ment, la logique interne (la constance) des ‘métaphores liées au blason est détruite, car la syntaxe qui organise ces représentations est différente de celle du systeme descriptif du téléphone. 163 SEMIOTIQUE DE LA POESIE Dans la phrase (3), par exemple, le discours technique entre en conflit avec la phraséologie poétique qui vient remplir les cré- neaux lexicaux. Malgré le non-sens de V’invasion d’un rire, la phrase parvient a se donner l’air d’étre un théoréme grace a V’énoncé d’une constante (fouf + nom + verbe) réalisée seule- ment lorsqu’une condition donnée est remplie (gui comporte + nom — la relative étant postposée, trait fréquent du discours de la démonstration dans les manuels scientifiques ou scolaires) ; on obtient ainsi : tour (A) (x, y, 2) qui comporte un (B). Mais si A est une groffe, nous ne nous attendons certes pas a trouver appa- reil en B, et vice versa. Ils ne vont pas ensemble, méme si leur disparité est moins évidente, ou plus acceptable, que celle produite par rire. L’incompatibilité, cependant, est moins le résultat de l’anomalie de rire dans ce microcontexte que du caractére si conventionnel des formules littéraires utilisées pour le décrire*® : l'image hyperbolique (invasion) et la périphrase d’accés, elle-méme renforcée par d’autres images (argentins, impérieux). Par deux fois (2, 12), crustace, bourdonner et gaiment sont réu- nis dans la méme phrase, ce qui subvertit toute succession logi- que : le mot crustace (et quel que soit son sens exact) ne peut pas avoir bourdonner comme prédicat, et |’adverbe gaiment s’accorde assez mal a ce type de sonorité, quoique ces deux derniers, a la rigueur, puissent convenir au type de sonnerie qu’ils représentent métaphoriquement. Tout cela est donc assez contraire 4 la norme en vertu de laquelle la métaphore propose une représentation « meilleure », et dans tous les cas plus frappante de la teneur ; tandis qu’ici la teneur interfére avec son véhicule métaphorique et le rend absurde. Bien qu’elles soient bizarres, absurdes, aberrantes, ou plutét, bien qu’elles semblent l’étre, ces incompatibilités intertextuelles créent l’humour qui devient le formant du texte. L’humour ins- taure le rapport forme/contenu qui produit cette unité organique que l’on s’attend a trouver dans un poéme. Pour commencer, ses bizarreries ne forcent jamais le texte a s’éloigner du sujet annonce. Loin de mettre en danger la représentation de la réalité, ce sont ces incompatibilités, lesquelles ne sont fantaisistes qu’en apparence, qui soulignent le mieux les caractéristiques du télé- phone. Par exemple, |’absurdité d’une animation pour rire, les 164 SEMIOTIQUE TEXTUELLE motivations pseudo-psychologiques du fonctionnement de l’appa- reil ; cette absurdité est portée a son comble avec la représenta- tion de la sonnerie sous les traits d’une siréne (2, 6) ; cette image, néanmoins, est parfaitement adaptée puisque l’on se sent obligé de répondre a la sonnerie du téléphone, aussi irrésistible que le chant des sirénes. En fait, le téléphone est le seul instrument dont Vappel ait cet effet magique. Quant aux deux seins de mignonne siréne, ils sont eux parfaitement appropriés. Peut-étre pas aux yeux du lecteur américain qui a l’habitude d’une sonnerie dissimu- Iée dans le récepteur, mais pour le lecteur francais 4 qui ce texte s’adresse, les « seins » rappellent invévitablement, du moins avant les progrés techniques de ces derniéres années, la sonnerie placée hors de l'appareil, sur un mur, dissimulée dans un coin sombre du corridor (6). Le mécanisme comporte deux timbales demi-spé- riques en cuivre, séparées par un espace ol vibre un martelet, chaque timbale étant attachée au support par une vis placée en son centre ; l'ensemble ressemble donc a deux seins ou, plus exac- tement, a leur habituelle stylisation simplifiée — deux cercles, deux points — dans les graffiti, les bandes dessinées ou les grif- fonnages d’adolescents. Il y a donc la une référence non pas seu- lement a la réalité, mais a une sémiotique bien établie de humour visuel. Mais l’unité du poéme et l’adéquation de ses formes ne tiennent pas seulement a son exactitude et 4 son exhaustivité descriptives. Les effets humoristiques proviennent d’une bipolarisation conti- nue entre les mots qui actualisent les deux composantes de I’inter- texte. Or cette continuité est entiérement déterminée par la donnée sémantique du titre et elle force donc le lecteur a sentir constam- ment que le texte n'est rien de plus et rien de moins que |’expan- sion zigzagante de cette donnée. Ces variants, par exemple, une crustace se décroche (2), le homard frémit sur son socle (7), Il Jaut qu’on le décroche (8), jouent sur le verbe substituable au nom téléphone. Décrocher et raccrocher sont au coeur du systéme descriptif de ce mot. Ceux-ci ne sont jamais utilisés dans la lan- gue courante, sinon pour désigner des actions insignifiantes ou Prosaiques, telles que suspendre un ustensile ménager ou un véte- ment a un crochet (cf. le familier décrochez-moi ¢a). Voici que ces lexémes négligeables, brusquement, deviennent ici les instru- 165 SEMIOTIQUE DE LA POESIE ments de la présence de l’homme, les moyens du contact humain, puisque, pendant un coup de téléphone (et dans sa mimésis), ils sont littéralement l’alpha et l’oméga de ce que deux étres humains ont a se dire. C’est cette humanisation d’une mécanique qui génére l’animation pour rire en (8) et (9) ou une vibration métalli- que est travestie en une nervosité un peu ridicule qui a besoin d’étre tranquillisée. On ne peut prendre au sérieux cette animation conventionnelle comme on le ferait dans une ode ; décrocher reste trop proche de ses connotations plébéiennes. Méme la plus ahuris- sante de ces absurdités — petit rocher... portant son homard en anicroche (5) — est en fait un équivalent hyperbolique de décrocher*', soulignant la cohérence verbale du texte par une agrammaticalité vraiment frappante. Anicroche, en effet, est un mot plutét rare, donc trés propre a attirer l’attention, vaguement comique, neltement familier et dépourvu de sens aprés portant son homard en. La réaction du lecteur déconcerté consiste a le rationaliser comme un jeu de mots sur en accroche-coeur ou en croc. Le sens n’en est pas plus clair, mais, au moins, cela fixe lattention sur le rapport positionnel indiqué par en ; anicroche semble alors une transformation de en écharpe, en bandouliére, ou, encore mieux, en sautoir. De cette fagon, au moins, un sens apparait : la transformation semble traduire bandouliére ou écharpe en langage de téléphone, puisque anicroche est si étroite- ment lié aux deux verbes essentiels de ce langage. En francais, il n’y a qu'une dizaine de mots qui commencent par ani- ; dans ce petit groupe, seul anicroche est doté d’une syllabe finale assimi- lable A un mot indépendant : croche (dans la terminologie musi- cale). Croche nous parait descriptif et iconique, puisqu’il suggére le crochet qui a donné sa forme au symbole musical ; il s’agit donc d’un mot doublement graphique puisqu’il a aussi l’air d’étre une sorte de féminin de croc. Anicroche est percu comme ayant une racine ou une pseudo-racine qui en fait une extension du paradigme raccrocher/décrocher. Le texte est donc un systeme producteur autonome et ce méme lorsqu’il s’écarte du code linguistique, puisque les transgressions elles-mémes sont des transformations du titre ; les agrammatica- lités linguistiques conservent leur agrammaticalité dans Vidiolecte et produisent ce que l'on appellerait harmonie dans un poeme 166 SEMIOTIQUE TEXTUELLE conventionnel. Cette autonomie est confirmée par la maniére dont la dérivation gouverne la forme du poéme et délimite son espace textuel. Les limites de cet espace ne sont pas seulement son début typographique et sa fin, la ot le texte s’épuise : elles résultent d'une logique verbale. Le début et la fin ne sont pas simplement affaire de position : un rapport formel, sémantique et sémiotique lie les mots du début a ceux de la fin. Puisque l’espace textuel se constitue par un jeu complexe de ses composantes, il convient que le texte commence par énoncer la régle de son jeu, qu’il com- mence par le jeu de mots du titre et finisse en indiquant que les mots s’interrompent parce que le jeu s’achéve et que la réalité recommence : ici... commence une banale comédie (14). Le fait que l’on donne a cette réalité le nom d’un autre jeu (banale comé- die au lieu d’un feu d’artifice verbal) signale une autre différence entre la fin pure et simple et la clausule textuelle : la fin se mar- que typographiquement par un espace blanc qui laisse le lecteur libre de retourner 4 son expérience de la réalité, alors que la clausule est une représentation de la réalité comme non-littérature. D’un certain point de vue, comédie est l’antithése esthétique d’appareil. Ce n’est pas tout, d’ailleurs. Prodige justifie 4 la fin la pompe verbale instaurée par appareil des le début — comme si un hymne devait commencer par /ouange et se terminer avec gloire. Enfin, la nature endocentrique du poéme, son autonomie de systéme ver- bal clos sont soulignées par une touche finale qui remplace la vérité par des équations verbales parfaites pour référer aux choses. Le nom du genre est annexé ou contaminé par la désigna- tion du sujet ; utiliser appareil dans le sens de blason ou d’ode revient a traduire ces termes littéraires dans la langue du télé- phone. Il nous faut maintenant revenir au caractére gratuit de Vhumour. La question comporte deux aspects. Cette gratuité qui nous permet de percevoir un conflit intertextuel fait en réalité par- tie du systeme surdéterminatif. Mais que dire de la décision ini- le de parler humoristiquement du téléphone ? Cette décision, du moins, semble ou bien entiérement gratuite, ou bien la preuve d’une imagination fantaisiste authentique. Quelle que soit |’inter- prétation choisie, elle ne remonte pas au-dela du début. On pour- 167 SEMIOTIQUE DE LA POESIE rait dire que la création d’imagination l’emporte sur la création d’humour, celle-ci ayant sans doute sa source dans la réalité tan- dis que la premiére est purement arbitraire. Ou bien, sans décider de ce qu’il en est, on pourrait dire que la surdétermination justifie le choix, mais qu’elle n’en prouve le bien-fondé que rétroacti- vement, dans un mouvement qui ressemble a celui du lecteur, car il doit se reprendre, et relire, avant de percevoir l’anomalie consti- tuée par du et de remarquer le jeu de mots. Ce serait inexact dans les deux cas. La surdétermination précéde la sélection initiale car elle est latente dans le principe méme du poéme. Nous avons ici une analogie parfaite entre les structures sémantiques de téléphone (comme mot et comme théme) et la régle de base du genre. En effet, le blason a pour principe de substituer a l’opinion commune selon laquelle un sujet donné est sans valeur la révélation de sa réelle valeur ; le blason crée une opposition bipolaire entre un énoncé banal et objectif et un discours laudatif sur le sujet. Le premier synonyme qui vienne a l’esprit pour téléphone, et le plus courant — appareil”? —, est, au plan linguistique, avant méme que le texte n’existe, a la fois le mot qui désigne un instrument (type méme de I’objet le plus insignifiant) et un synonyme de panégyrique. Le jeu de mots dans le titre se limite ainsi a l’actua- lisation simultanée de deux virtualités. L’ opposition finit vs. com- mence (14), que nous trouvons a la fin du poéme, représente la transformation narrative du titre (narrative parce que séquen- tielle) ; elle sépare de nouveau les deux virtualités dans un mouve- ment inverse, comme si le texte, aprés s’étre élevé d’appareil a apparat, finissait en redescendant d’apparat a appareil. L’ensem- ble du procesus demeure dans le domaine du lexique ; le poéme redécouvre simplement, par I’humour, le premier sens, le sens originel?* du mot appareil comme apparat, pompe, féte, avec d’autant plus d’effet que ce sens tend a disparaitre de l’usage. L'humour a donc usurpé une des fonctions de la création artis- tique. On notera que tout ce qui précéde est fondé sur des faits obser- vables dans le texte. Les incompatibilités intertextuelles que j’ai analysées jusqu’ici sont actualisées dans la lettre méme du poéme. On peut donc parler d’un intertexte explicite ou idiolectique auquel les lois de surdétermination s’appliquent de la méme fagon 168 SEMIOTIQUE TEXTUELLE qu’a sa donnée initiale. Mais méme si le choix de I’humour est déterminé, il nous est bien difficile d’expliquer pourquoi un code marin a été retenu parmi tous les codes possibles. Les moyens de Phumour, le contenu du texte métaphorique nous semblent encore terriblement gratuits. Admettons un instant que la métaphore de la siréne s’explique totalement par l'impérieuse sonnerie du téléphone et que l’ensem- ble du code marin dérive de cette personnification : cela ne suffit quand méme pas a donner une propriété quelconque a la méta- phore filée qui fait du combiné téléphonique un homard, de son socle un rocher et de sa maison une grotte. Certes, on pourrait trouver un assez grand nombre de semes communs 4 grotte et a maison pour justifier ce dernier transfert. Mallarmé, par exemple, appelle la maison : grotte de notre intimité**. Le rocher est justi- fié a la rigueur par le poids du téléphone**, sa mobilité (5) en découlerait par dérivation oxymorique, ce qui suffirait a déclen- cher I'humour sur ce point précis. La siréne serait alors l’élément qui transporte grotte et rocher dans un décor sous-marin, mais pourquoi le combine deviendrait-il une carapace de homard quand il existe un motif littéraire mineur qui fait d’un coquillage tout a fait different un analogue du téléphone : la conque ot |’on entend le bruit de la mer quand on l’applique a l’oreille 2? Force nous est de conclure qu’aucune dérivation intratextuelle ne saurait expliquer les métaphores secondaires de la métaphore filée, ni méme le choix de la sireéne comme métaphore primaire générant la série secondaire (si telle est bien sa fonction). Elle n’expliquera pas non plus ce qui détermine la distorsion humoristique de cha- que composant de la séquence. Le probléme est encore compliqué par le rdle essentiel que jouent ces images en dépit de leur incon- gruité : l'imagerie marinc domine dans trois cas ow le non-sens est a son maximum et od I’humour est le plus marqué. On les observe tous les trois au niveau lexical : il s’agit de mignonne (6), d’anicroche (5) et de crustace (2, 12). Ces trois mots, par-dela les contrastes stylistiques qu’ils créent dans le contexte, ne relévent pas seulement de l’idiolecte du poéme : ils affectent le sociolecte méme, bien qu’ils ne présentent pas tous le méme degré de transgression. Mignonne est simplement étranger aux connotations de siréne et ne fait donc qu’altérer un systéme 169 SEMIOTIQUE DE LA POESIE de collocations verbales qui, de toute facon, est déja assez lache. Quant a anicroche, j'ai déja indiqué la parenté morphologique qui existe entre ce mot et le code téléphonique, mais le dépla- cement sémantique n’en demeure pas moins étonnant, surtout dans le contexte métaphorique. Crustace produit Veffet de trans- gression le plus accentué parce qu’il s’agit d’un néologisme et parce qu’il surprend, a la fois dans le contexte du téléphone et dans celui des métaphores marines ot homard suffirait 4 marquer Vincompatibilité avec té/éphone si seul un intertexte explicite était en cause. Pour découvrir les motivations profondes d’éléments apparem- ment si gratuits, nous devons avoir recours a un intertexte impli- cite®*, Implicite parce que le poéme !’actualise sous la forme d’allusions. Dans le texte, elles semblent étre des composantes déviantes du lexique. Leur anomalie disparait lorsque le lecteur reconnait qu’elles renvoient a des textes situés hors du poeme. Que ceux-ci soient identifiés ou non, toutefois, les mots anomaux contribuent a la surdétermination du code métaphorique. On ne peut les identifier que parce que leur déviance a une fonction déictique. Elle réveille chez le lecteur le souvenir d’un autre texte qui contient la méme composante formelle ou un texte dont les composantes ont pu motiver la forme deéviante et peuvent €@tre résumés ou symbolisés par celle-ci’ Ainsi, mignonne ne peut pas étre expliqué par le fait qu'un téléphone est traduit en langage marin ; de plus, lallure de femme fatale de la sirene mythologique rend un adjectif si miévre inacceptable. Cette inacceptabilité méme, toutefois, engage le lec- teur a chercher d’instinct un précédent rassurant et, tot ou tard, il rapprochera cette bien improbable mignonne siréne de celle de Mallarmé. Un coup de dés propose en effet non seulement une siréne qui est mignonne, mais également |’ obscurité qui la dissi- mule : au front invisible scintille puis ombrage une statue mignonne ténébreuse debout en sa torsion de siréne **. 170 SEMIOTIQUE TEXTUELLE Le texte de Mallarmé fonctionne comme I’hypogramme de celui de Ponge et siréne sous roche (2) doit étre considéré comme Picéne de I'hypogramme puisque son sens se combine irrésistible- ment avec une allusion au cliché anguille sous roche. L’inacceptabilité déconcertante de en anicroche, solécisme subs- titué a en sautoir, ou plus exactement, la double inacceptabilité, positionnelle et morphologique, de homard en anicroche remet en mémoire la fable d’Alfred Jarry, « Le homard et la boite de corned-beef** ». Le rappel est inévitable, car on y voit Faustroll transporter la boite de corned-beef en sautoir. La fable est cons- truite, comme notre poeme en prose, sur une intertextualité qui génére un va-et-vient d’échanges lexicaux : la boite est décrite comme un homard immobile et enchainé, et le homard comme /a petite boite automobile de conserve vivante. L’animal est trans- posé dans un code inanimé négativé et l’inanimé dans un code animal négative. J'ai gardé crustace pour la fin car, en tant que néologisme, c’est lui qui s’écarte le plus de la langue courante et a donc toute chance d’attirer l’attention du lecteur. D’autant plus que la forme, déja comique en soit puisqu’elle est superflue, renvoie de surcroit au homard qui est caractérisé par sa gratuité. En soi, le mot rappelle, plus que ne pourrait le faire un vocable déja en usage, les mots avec lesquels il rime : non seulement ceux qui pos- sédent un suffixe en -ace, mais aussi tous ceux qui se terminent en -asse, suffixe péjoratif. Le néologisme est comique parce que rien n’en faisait sentir le besoin. Il semble avoir été formé sur le prin- cipe des couples adjectif/nom du type glacé/glace, menacé/ menace*’. Sur ce modéle, crustacé produit crustace, qui désigne la cuirasse caractéristique de cette classe d’invertébrés. II existe déja, bien entendu, un mot pour la désigner : carapace. Le modéle for- mel ne peut manquer de renforcer l’idée de « carapace » ; il sou- ligne morphologiquement le lien métonymique qui unit crustace avec l’animal le plus représentatif des crustacés dans la langue francaise. Paronomase de crustacé, crustace ressemble plus a son générateur que ne le fait carapace. Cette propriété accrue aug- mente |’absurdité d'un homard passant pour un combiné télépho- nique parce qu’elle souligne la réalité du homard*' ; elle accentue la différence qui le sépare de l’instrument. Cela facilite également 171 SEMIOTIQUE DE LA POESIE la mémorisation et le rapprochement textuel. Une fois que inter- texte implicite est mis en rapport avec notre poeme, c’est dans ce passage ou s’accumule le non-sens que le sens devient précisément le plus clair. Dans ce cas particulier, l’intertexte est une autre piéce de Ponge, tirée de la méme collection ; elle montre que le homard est la vraie matrice du code métaphorique de notre poeme, |’élé- ment qui a établi le contact avec les citations de Jarry et de Mal- larmé et auquel ces intertextes sont fonctionnellement subordon- nés. Dans cette piéce, Ponge expose des vues bien personnelles sur la civilisation et définit les ustensiles et outils inventés par Vhomme en code de crustacés. L’explication de la supériorité de Vhomme sur l’animal, telle qu’elle est plaisamment proposée par Ponge, est la clé de notre crustace ; de nombreux animaux ont des outils, un armement, des défenses directement attachés a leur corps et, naturellement, les crustacés nous en offrent les meilleurs exemples : leurs pinces, rostres, cuirasses, mandibules ont quelque chose de géométrique, de mécanique. Ce qui fait de homme un @tre supérieur, c’est qu’il a appris a se débarrasser de ses outils et a quitter sa carapace. L’homme peut se détendre et laisser de coté ses impedimenta qu’il range dans sa caverne (Ponge, parlant des premiers temps de |’évolution de homme, de ses premiers pas hors de l’animalité, adopte la représentation conventionnelle de V-homme des cavernes) % Si nous lisons notre poéme a la lumiére de cet intertexte ou l'homme est défini par opposition aux crusta- cés et comme leur étant supérieur, le homard apparait comme un sous-homme, un homme moins parfait. Or il se trouve que, dans le lexique des crustacés, c’est exactement Vidée que suggére homard, du fait d’une pseudo-étymologie ; le suffixe -ard semble faire du homard une sous-variété d’homme, comme si homard était déterminé par un modéle sous-jacent homme-ard**. L’intertextualité implicite est particuli¢rement vulnérable au pas- sage du temps et aux changements culturels, ou au fait que le lecteur ignore tout du corpus dont une génération antérieure a nourri son imagination. Mais méme lorsque l’intertexte s’est effacé, le contrdle que le texte exerce sur le lecteur n'est pas diminué*“. Le fait que ce dernier soit incapable de déchiffrer immédiatement I’hypogramme de référence affecte le contenu de 172 SEMIOTIQUE TEXTUELLE ses réactions, mais pas sa perception de la grille des agrammatica- lités ou des non-sens. Ces blocages de la lecture fonctionnent comme des balises signalant la position de significations submer- gées. S’il reste incapable de les récupérer, le lecteur n’accepte pas d’étre privé de son droit a comprendre. Il cherche ailleurs le sens, il cherche 4 comprendre pourquoi le texte joue avec le langage ; il tente de trouver dans le systéme interne des références d’un mot & Vautre les justifications qu’il ne peut pas trouver dans le systéme sémantique de la langue, dans les sens fondés sur la référence a la réalité S’il ne percoit pas le lien avec Mallarmé, a tout le moins voit-il dans mignonne une mise a distance de la siréne et un rapproche- ment avec l’appareil, rationalisant la personnification comme une interpretation des bruits de la vie domestique ; symboles de I’inti- mité du foyer, ils signalent la présence d’étres familiers, d’ou d’ailleurs un humour accru puisque le chant de la siréne inverse ce symbolisme et dénote une intrusion dans l'intimité du logis. L’adjectif mignonne a donc pour premier effet de transformer la siréne en « petite personne », ce qui la met sur le méme plan que Vhabituel genius /oci, lequel est généralement minuscule — lutin ou grillon. Si le lien avec homard en sautoir reste lettre morte pour qui ne connait pas Jarry, le mot anicroche est néanmoins compris comme un équivalent de sawroir, et le lecteur est au moins conscient d’une variation placée la pour le plaisir de la variation. Il voit alors le texte comme trope — ce qui est une des modalités de l’expérience littéraire. Somme toute, que le lecteur soit capable ou non de résoudre l’énigme de l’agrammaticalité est bien secondaire. Si secondaire qu’il y eut une période ot notre poéme était dépourvu de noyau sémantique, son intertexte n’ayant pas encore été écrit — le texte sur la supériorité de ’homme par rapport au homard a été publié quinze ans apres « L’appareil du téléphone » **. Méme dans un cas aussi exceptionnel, la perception d’un détour verbal pour éviter carapace suffit 4 imposer au lec- teur une perception esthétique du texte, méme si c’est d'une facon Parodique, puisque crustace a tellement l’air du mor juste proné par Boileau. Si juste en fait qu’on percoit l’intention — autre modalité de la perception esthétique : dire qu’un crustacé porte une crustace, cela revient a dire que habit fait le moine. C’est 173 SEMIOTIQUE DE |.A POESIE trop beau pour étre vrai : le tour de passe-passe inverse la séquence de cause a effet et génére une formation lexicale régres- sive ; c’est un peu comme si l'on prétendait que le zébre doit son nom au fait qu’il est zébré. Quand la découverte de l’intertexte rend la relation intertexuelle explicite, le rapport fondamental entre signifiant et référent est remplacé par un rapport de texte a texte. La fonction déictique de Vhumour est donc essentielle. Soulignons toutefois qu’elle peut tout aussi bien nous orienter vers l’invisible — vers des éléments qui ne sont pas actualisés dans le poéme et qui restent hors de portée pour certains lecteurs. La deixis désigne l’endroit ou Vintertexte non identifié devrait se trouver bien que celui-ci reste implicite. La gratuité humoristique est donc une icdne de verba- lisme. Trace laissée par un intertexte qui n’a pas été actualisé dans le poeme, elle fait apparaitre les contours, la géométrie d’une structure sans que nous ayons a déduire celle-ci d’un variant. La fonction déictique de "humour a donc deux aspects : au plan du texte, I’humour est ce qui est non motivé et, par conséquent, ce qui est motivé au plan de l'intertexte. Au cours d’une méme lecture, les deux aspects sont compa- tibles ; en fait, le lecteur commence généralement sans trop savoir ou il va ; ce n’est qu’aprés un certain temps qu’il découvre linter- texte implicite. I] nous faut donc introduire dans la définition du phénoméne littéraire le concept de décalage temporel : le poeme n’est pas seulement |’objet d’une lecture progressive et rétroactive, c’est aussi un systeme capable d’élargir progressivement ses réfé- rents ; mais cette référence extensible reste toujours une référence A des mots, contrélée par l’intertextualité. L’absurdité ou limpro- priété de humour n’est qu’une adéquation différée, une propriété découverte avec un temps de retard. Parce qu’elle indique l’existence de rapports intertextuels, la fonction déictique de "humour donne au poéme sa forme et met en place ses polarisations structurelles. Dans certains cas, Vhumour peut donc remplacer les traits conventionnels de la poé- sie, tel le métre ou méme les tropes. Il détruit le sens du texte, si Von prend sens dans sa valeur habituelle (on ne peut pas dire que notre poeme traite d’un « vrai » téléphone ou de sa mythologie). Il remplace le sens référentiel par des références de mots a textes 174 SEMIOTIQUE TEXTUELLE et de textes a textes, il remplace la littéralité par la littérarité. L’humour réclame donc de la part du lecteur une praxis qui est Vexpérience continue d’un détour verbal, la conscience que le texte renvoie toujours a quelque chose dit autrement, ailleurs. Il se peut que la catachrése soit un trait commun 4 tous les types de discours poétique ; mais, la plupart du temps, elle semble motivée par le sujet, dans le cas de "hyperbole, par exemple, ou de la litote. L’humour étant percu comme absurde ou immotivé (et cela bien qu’il soit tout aussi motivé que n’importe quelle autre forme littéraire), on doit le considérer comme cas extréme de catachrése et donc comme le symbole par excellence de ce jeu verbal qu’est la littérature. Enfin, comme nous l’avons vu dans le cas du titre de Ponge qui ressuscitait discours d’apparat sous appareil, la catachrése sert a explorer les virtualités du langage, 4 expérimenter de nouveaux rapports sémantiques et sémiotiques. Il n’est donc pas excessif de conclure que ’humour n’est qu’un cas particulier du langage poétique, et que le langage poétique est un cas particulier de meétalangage. Non-sens : le brouillage intertextuel Certains poémes sont caractérisés par leur non-sens. Celui-ci peut étre plus ou moins opaque, mais il est toujours absurde ou inacceptable 4 la conscience linguistique de lecteurs pour qui le langage sert 4 communiquer. Le non-sens peut embrasser I’ensem- ble d’un texte ou n’apparaitre que dans certains passages impor- tants, mais il porte toujours sur le paradigme producteur de la sémiosis, affectant ainsi au moins les variants successifs de la matrice ou toute dérivation du modéle. Le non-sens est un phénoméne lié a l’intertextualité, car une interprétation devient possible dés que le lecteur prend conscience de l’hypogramme ; le procés herméneutique n’est peut-étre pas terminé, mais le lecteur a au moins l’impression que le langage du texte, si déconcertant qu’il soit, n’est plus gratuit. Nous nous trouvons done ici en présence de tout autre chose 175

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