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La fonction anthropologique du droit Entretien avec Alain Supiot Esprit—Bn 1994, vous avez publié Critique du droit du travail’, vous écrivez par ailleurs régulierement des chroniques pour la rerwe Droit social que dirige Jean-Jacques Dupeyroux. Vous soulignez fréquem- ment Vintéret que représente ce domaine de savoir, le droit du travail, en cela quil s'efforce de lier des contraires, de mettre en rapport des éléments apparemment antagonistes, la chose et la personne, Uindivi- duel et le collectif, la loi humaine et la norme scientifique... Dans cette optique, pouvez-vous préciser ce qui vous a conduit & choisir cette disci- pline trop souvent considérée comme marginale, alors qu’elle est pour tous une science humaine @ part entiere. Comment s'est formé votre intérét pour le droit du travail ? Alain Supror — Les études de droit sont peut-etre les seules qui ne puissent décevoir. N’étant guére porté a en attendre autre chose qu'un ennui souverain, le jeune qui les entreprend au sortir du lycée ne svexpose qu’a ’heureuse surprise d’y trouver de l'intérét. Dans la fin des années soixante, on s*inscrivait dautant plus facilement en droit que Puniversité offrait encore a cette époque 2 ses étudiants la pos: bilité de pousser les portes des facultés voisines et de butiner libre- ment Pune di we Pautre, De méme que voyager a ’étranger vous aide & comprendre votre propre pays, de méme vagabonder sans souci de diplome dans diverses provinces des « sciences de homme » per- met de micux saisir tout ce que Pétude du droit peut apporter la connaissance des ¢tres humains. Evidemment cela suppose un petit effort, ou plutot deux. Un petit effort pour saisir le droit de Vintérieur : les études juridiques immu sent contre les vérités définitives assénées sur le droit et la justice par «éminents philosophes, sociologues, économistes, etc., qui ne se sont 1. Alain Supiot, Critique du dvoit du avail, Paris, Pur, 1994. Isl La fonetion anthropologique du droit jamais donné la peine d’ouvrir un code ou de lire un arrét. Un petit effort, en sens inverse, pour se déprendre des certitudes enseignées dans les facultés de droit: par exemple la certitude que le droit est une simple technique (neutre !) et, a en tant que telle, vocation & s’ap- pliquer a "humanité entiére. étude du droit social (droit du travail et de la sécurité sociale) oblige plus qu’une autre & ce double effort. Ce droit demeure également inintelligible & ceux qui refusent de sortir de analyse juridique formelle, comme a ceux qui refusent d’y entrer et prétendent le dissoudre dans I’analyse socio-économique. II cadre mal en effet avec l'analyse marxiste et/ou libérale selon laquelle le droit ne serait qu’un instrument au service de économie. Mais dans le méme temps il subvertit les bases du droit moderne, telles que les couples de concepts : publie/privé, sujeV/objet, chose/personne, loi/contrat, etc. Dans une culture juridique dominée depuis deux millénaires par Popposition des personnes et des choses, le travail humain présente en effet une ambivalence structurelle. Dun c6te il est inséparable de la personne qui travaille : la relation de travail releve done du droit des personnes, au méme titre que le mariage ou la filiation. Mais d'un autre cdté il représente une valeur d’échange, une richesse q Sachete ou qui se loue, et releve a ce titre du droit des contrats. Aussi, dans le contrat de travail, le salarié apparait la fois comme objet et sujet du contrat. Lun et Pautre de ces deux aspects sont ndissociables d'un point de vue anthropologique, car pouvoir partici- per par son travail au jeu des échanges est l'un des éléments constitu- tifs de la condition humaine. Das lors, la difficulté propre du droit du travail est de prendre en compte a la fois les besoins des travailleurs i produisent les richesses et le besoin d’échange des richesses pro- ites par les travailleurs. Le sens du droit du travail moderne fut isément de réintroduire la prise en considération de la dimension personnelle du travail, dans le cadre juridique contractuel. Cette réintroduction, qui s'est opérée sous des formes diverses selon les pays, a permis d’asseoir les marchés du travail sur des fondations ins- titutionnelles solides. Mais elle a aussi eu pour effet de bousculer les catégories bien assises du droit civil. La od ce dernier ne connaissait que l'individu et P’égalité, le droit social a réintroduit le collectif et la hierarchie, et obligé a repenser certaines notions juridiques de base comme la responsabilité, le patrimoine, la liberté contractuelle, etc. 152 La fonetion anthropologique du droit Le droit et les sciences humaines Vous avez fondé puis dirigé a Nantes la Maison des sciences de Uhomme Ange-Guépin®, dont vous étes toujours Uun des animateurs. Vous avez participé avec d'autres a une commission chargée par Claude Allegre de réfléchir sur Vétat des sciences humaines. Dans votre centre et @ travers vos activités, vous défendez un engagement interdiscipli- naire dans le domaine des sciences de Vhomme. Alors que le droit est de plus en plus au centre des débats politiques, éthiques, sociaux, scienti- fiques, pouvez-vous nous dire quelle place est aujourd'hui reconnue au jjuriste, quel est Vintérét majeur de la réflexion sur le droit et si les jjuristes se prétent & ce travail interdisciplinaire ? Le droit est un art, et non pas une science, La formule a été répétée a satiété depuis le Digeste, Jus est ars boni et cequi (le droit est Part du bien et du juste). Elle tire sa force de la richesse sémantique du latin ‘ars, qui réunit des idées essentielles toutes liées a Pactivité humaine tendue vers un ordre, ordre qui peut étre aussi bien dicté par les dieux que par les lois logiques. Dire que le droit est un art est une maniére de situer Pactivité du juriste dans un champ sémantique tres riche, oi ’on trouve les notions de bras et d’arme (armus), d’articula- tion (et d'article), de nombre (ari-thmos), de rite (ritus), de technique (c'est léquivalent du gree techné), de métier (artifex). de fiction et de ruse (artificium). Ainsi situé a la frontiére entre le monde des faits et le monde des valeurs, entre l’étre et le devoir-étre, l’exercice de cet art suppose de connaitre les hommes et les choses dont le droit pro- cede, ce qui implique une grande attention a Vhistoire, aux mecurs, & la psychologie ou économie, Si les ceuvres de Montesquieu ou de Portalis restent des modéles pour la pensée juridique, c'est parce quills ont excellé dans l'art de rapporter les Textes a leur contexte. A Vinstar d'un Luther écrivant « qu’un juriste qui est seulement juriste est une pauvre chose », ils n’avaient pas besoin du mot « interdisci- plinarité » pour savoir que la pensée juridique doit tenir tous les fils de Vexpérience humaine, Ce qui suppose une attention non seule- ment aux « sciences sociales » mais aussi au monde des fictions, aux arts, aux religions et aux croyances. Car le droit est partie prenante de ce monde de fictions, et en transporte les effets au coeur méme de la rationalité par le calcul qui marque notre temps. L’économic, des lors qu’elle fait appel a Péchange, est @abord une affaire de crédit et ee dS siéce, m (0905-1873) eat on Wilantnope ai attach compen et ffmmes de on tops Tout fa fie hitoron, scious et epideaisloge, tminiyces ouvrages dot sm Nantes au si ste en collaboration aver fe Bonanys 1035, Ba Phenns et Me Guep mate demevice ediabe ula con ouvte Il ass Tun des leaders de Foppostioneepubicsne, engage das tous lex combat ite et sociaux de son temps 153 La fonetion anthropologique du droit done de croyance juridique ; la généralisation du libre échange la fait reposer tout entire sur des fictions juridiques, telles que la personne morale, ou encore la propriété ~ translative — du crédit, c’est-a-dire la propriété d’une croyance. Le juriste a done beaucoup & apprendre des autres savoirs sur Thomme, mais il a aussi un service & leur rendre, Car les sciences modernes, qui se sont fondées sur la quéte de lois objectives et univer- selles, posstdent une dimension normative qui les lie étroitement & la civilisation occidentale qui les a vues naitre, Le juriste peut ds lors participer & ce que Bachelard appelait une psychanalyse de la connais- sance objective, par exemple en aidant & dévoiler la normativité a Teeuvre dans les catégories statistiques (dont les sciences modernes font si grand usage), ou dans les assertions de la biologie lorsqu’elle prétend nous expliquer la vie humaine. Cette contribution propre de la pensée juridique suppose évidemment des cadres. institutionnels appropriés, qui permettent d'échapper a Penfermement disciplinain Crest ce que nous essayons de faire a Nantes, au sein de la Maison des sciences de Phomme Ange-Guépin, qui réunit des chercheurs de toute: disciplines autour du theme fédérateur du « lien social » Lune des choses les plus précieuses que Pétude du droit peut apporter a la connaissance du lien social c’est art des limites, c’est- acdire le fait de savoir qu’on ne peut lier ce que l'on n'a pas d’abord séparé, qu’il faut partager pour réunir et qu'il n'y a pas de concorde sans une juste attribution de ce qui revient & chacun, Savoir que résume cette autre formule célebre du Digeste, Suum cuique tribuere (rendre a chacun le sien). Cette formule ne doit pas s’entendre seule- ment comme répartition des ¢ mais aussi —mais d’abord— mme identification des personnes. Ne saurait dire «je» (ou «moi », ou «mien ») celui qui n’a pas @abord abdiqué la prétention etre tout et reconnu Pexistence d’autres « je ». Ne saurait non plus dire « je » celui qui s’en tiendrait a Pobservation rigourcuse de la fra- gilité et de la mobilité de ses états de conscience. Le grand juriste Maurice Hauriou soulignait Partifice que constitue une personnalité «du premier coup constituée, qui demeure toujours la méme pendant existence, soutient sans défaillanee des situations juridiques immuables, veille pendant que Phomme sommeille et reste saine pen- dant qu'il déraisonne ». La premidre des fictions, la plus nécessaire & la vie humaine, eest ce «je», ce sujet dont Wittgenstein éerit qu’il n’appartient pas au monde mais constitue une limite au_monde. Thomme a en commun avec Dieu et Etat de causer des effets sans étre Iui-méme Peffet d'une cause. Lindividu libre et rationnel est un pur produit de cette construction éminemment dogmatique et reusement insoluble dans la science. Autrement dit la raison humaine rest jamais une donnée immédiate de la conscience : elle est le pro- duit des institutions qui permettent a chaque homme de donner sens 154 La fonetion anthropologique du droit son existence, qui lui reconnaissent une place dans la société et lu permettent d’y exprimer son talent propre. Méconnaitre cette fonction anthropologique des institutions ne peut conduire qu’a la déraison. Loi et contrat Dans un contexte qui est différent de celui de Vaprés guerre et des Trente Glorieuses (1945-1975), on parle fréquemment d'un mouvement de contractualisation de la société, Pluidt formés que nous sommes a 'idée (hégélienne et républicaine) que la loi dépasse le contrat, et que l'btat encadre la société civile, Equivalent de la société économique, cette thé= matique donne souvent lieu @ des caricatures. Quelles sont selon vous les causes de ce mouvement de « contractualisation » de la sociét I faut distinguer ici le contractualisme, qui est une idéologie, et la contractualisation, qui désigne un phénoméne observable au. plan juridique. Le contractualisme, lidée selon laquelle le lien contrac- tel serait la forme la plus achevée du lien social et aurait vocation & se substituer partout aux impératifs unilatéraux de la loi, est un ava- lar de Fidéologie économique, qui congoit la société comme un amas individus mus par la seule vertu du calcul rationnel intéréts. Au cceur du contractualisme se trouve le fantasme d'un monde ot chaque étre humain ne serait pas soumis & d'autres limites dans ses relations avec autrui que celles qu'il se fixe librement & lui-méme. D’od le rejet de toute limite imposée de l'extérieur, Evidemment, aucune société ne pourrait fonctionner sur une telle base, mais la séduction de ce fantasme se fait sentir aussi bien sur la droite que sur la gauche de léchiquier politique. Dans sa version de droite le discours déré- glementariste est réservé a la sphere économique : il conviendrait de délivrer homo ceconomicus des lois qui Venchainent pour s’en remettre au libre jeu des contrats. A gauche on dénonce (a juste titre) les effets dévastateurs d'un tel déchainement, mais on applique exac tement le méme eredo libéral 4 la sphere de la vie privée. Toute loi qui limite le libre jeu de nos amours ou désamours y est pergue comme un mal et 'on promeut activement, au nom de la lutte contre les «derniers tabous », une politique de déréglementation de état des personnes. Avec a la clé le méme type deffets : le retour de la loi du plus fort; le creusement de Pécart entre un petit nombre de gagnants et un grand nombre de perdants. Et avee, en réaction ces déreglements, une nostalgie sourde de ordre ancien, celui de la famille patriareale (discours « vieille droite ») ou de Fentreprise for- diste (discours « vieille gauche »), au sein desquelles on trouvait, moyennant la renonciation a sa liberté, un minimum de sécurité éco- nomique et affective. La fonetion anthropologique du droit Evidemment, qu'il s‘agisse de vie privée ou de vie économique, le probléme n'est pas de choisir entre la loi et le contrat, entre la contrainte collective et la liberté individuelle, mais de redéfinir leur nécessaire combinaison, Un ordre juridique ne remplit sa fonction de son idemtité, et autre part la possibilité de transformer ce monde et de lui imprimer sa marque propre. Pour le dire autrement, en termes proprement occidentaux, le droit combine nécessairement la loi et le contrat, Phétéronomie et autonomic. Cette combinaison est un impéra- lif structurel et e’est seulement sa formule qui évolue au fil du temps. La Révolution de 1789 a fait reculer le poids de Phétéronomie et des statuts au profit de la liberté contractuelle, détruisant ou affaiblissant au passage toutes les formes de solidarité (familiales, territoriales, rel gicuses, professionnelles, etc.) attachées a ces statuts. Avec I'Etat-pro- Vidence, on a assisté un retour, sous une forme évidemment nouvelle, de statuts protecteurs insérés par la loi dans les contrats de travail (c'est invention de Femploi, comme mixte de contrat et de statut, source de droits dits dérivés pour la femme et les enfants du travailleur, dans le cadre d'une conception resserrée, mais hiérarchisée, de la famille). Cest ce modéle qui est aujourd’hui déstabilisé, non pas seulement par les stratégies (bien réelles) du grand capital, mais aussi par des changements objectifs dans Pordre des techniques (qui effacent les distances et les frontizres, sapent les organisations pyramidales, accroissent la division du travail...), des macurs (progres de 'égalité entre hommes et femmes), des savoirs (toujours plus complexes et toujours plus fragiles), etc. Toutes ces évolutions ébranlent les bases de PEtat-providence. UEtat a déja connu, depuis son invention par les juristes médiévaux, deux grandes métamorphoses. Avec la Révo- lution de 1789, il a pris la place de Dieu comme source ultime de la loi. Avee Etat social, Pinvention de Pemploi et des services publics, il a troqué ce visage de puissance dominant les peuples pour celui de serviteur de leur bien-étre ; ce Dieu laie s'est ainsi fait providen des hommes, et n’a cessé d’étendre a ce titre la sphere de ses compé- tences. Aujourd’hui, cet Etat-providence doit faire face @ deux types de critiques : certains lui reprochent d’étre devenu trop envahissant, de se méler de tout; @autres lui reprochent d’étre devenu inefficace, de s’emméler dans tout, et de ne plus parvenir & tenir ses promesses de bien-étre. Ces deux critiques peuvent conduire a des conclusions opposées, & un conflit entre les tenants d’un « moins d’Etat » et Pun «plus d’Etat ». Mais elles peuvent aussi se rejoindre dans la revend cation d'un « autre Etat », d'une redéfinition du role de Etat et done une transformation des rapports entre la loi et la négociation collec tive. On a vu ces différentes figures & Vaeuyre durant le feuilleton instructif de la « refondation » de Passurance-chomage. Mais la ques- 156 La fonetion anthropologique du droit tion se pose exactement dans les mémes termes en matidre de décen- tralisation, de privatisation, de services publics (je pense notamment a l'éducation), de sécurité sociale, etc. Nous avons en réalité affaire & une transformation des modes de gouvernement des hommes, qui affecte aussi bien les Etats que les entreprises, et qui conduit a la recherche tatonnante de nouveaux hybrides d’autonomie et d’hétéro- nomie. La contractualisation désigne done moins un passage de la loi au contrat que 'émergence de ces nouveaux hybrides qui sont le pro- duit d'une mutation de ce que nous appelons toujours loi ou contrat. Face aux mutations en cours Le rapport collectif que vous avez coordonné sur les perspectives du tra- rail et de Vemploi a Véchelle européenne, dit « rapport Supiot® », qui essaie de dégager une issue entre la défense immobile de la république salariale (celle qui a correspondu aux Trente Glorieuses), a été diseuté dans Droit social par des gens comme Robert Castel, Comment voyez- ous les perspectives d'une réforme possible, vous qui refusez de céder @ la pente néolibérale tout en prenant en compte les changements et les mutations en cours. Mais de quel ordre sont-ils et en quoi favorisent-ils encore une action politique réformatrice ? Les tenants de la these de « la fin de histoire » se trompent certai nement, Cette these connait elle aussi sa version de droite (la mondia- lisation de économie de marché comme fin de histoire) et sa version de ganche (la société salariale comme achévement de histoire du mouvement ouvrier). Lhistoire pourrait Sarréter s'il existait des lois objectives du comportement humain, Une fois ces lois découvertes, y aurait plus qu’a s’y soumettre, comme on se soumet a la loi de la n gravitation, Mais comme la si bien écrit Louis Dumont, "homme ne se comporte pas, il agit avec une idée en téte, serait-ce celle de se conformer a la tradition. Tant que les hommes penseront, et ne se bor- neront pas A calculer (autrement dit tant qu'il y aura des hommes), histoire ne s’arrétera pas car ils continueront de projeter devant eux les images d'autres mondes possibles. Et le droit est précisément Pun des lieux oi sinscrivent ces images. C'est pourquoi Pétude du droit est un moyen de savoir 4 quoi révent les hommes & un moment donné. Evidemment, le réve des uns peut étre le cauchemar des autres. Un droit démocratique impose certains réves (par exemple la liberté de chacun, Pégalité de tous...) mais laisse place pour le reste a la déli- de Vemplo, Pays, Flammarion, 1999. pio», numéro spéeial de Droit social, mai 1999, avee des contributions de Robert Castel, Jean de Munck, Antoine Jeammaud, Marie-Ange Moreau, Jean-Emmanuel Ray, Robert Salas et Bruno Trentin, La fonetion anthropologique du droit bération ou a la négociation des buts a poursuivre. C’est spécialement vrai du droit du travail qui n'est pas seulement le lieu d’inscription de certains objectifs que la société se donne (assurer la sécurité phy- sique et économique des travailleurs, concilier la liberté d’entre- prendre et la sécurité des travailleurs, interdire les discriminations, etc.), mais qui est aussi 'un des moyens de les définir et de les atteindre. Par opposition aux systdmes autoritaires ou totalitaires, la force du droit du travail des pays démocratiques a été de ne pas imposer aux hommes une vision @ priori de leur bonheur, mais de reposer au contraire sur action et les conflits collectifs pour en convertir énergie en régles nouvelles. Cette conversion de la force en droit suppose qu’un équilibre des forces soit opéré au plan collec tif entre employeurs et travailleurs, équilibre qui a relevé jusqu’a présent de la responsabilité des Etats et conduit a faire place a la négociation collective a c6té de la délibération parlementaire. Le droit du travail abrite ainsi une machinerie qui permet de tras former les rapports de force en rapports de droit. D'une part, en per- mettant la représentation et l'action collective des travailleurs, il reconnait un véritable droit a la contestation du droit; mais d’autre part, il canalise ces forces collectives et les met au service de Pévolu- tion permanente du droit. C'est cette machinerie que le droi commu nautaire désigne sous expression de dialogue social, expression qui recouvre en réalité une grande variété de dispositifs de confrontation des intéréts des employeurs et des salariés : droits d'information, de consultation, de gréve, de représentation, de négociation... On peut bien sir critiquer limprécision d'une pareille notion, rangon peut- étre inévitable de la diversité et de la mobilité des systémes de rela- tions professionnelles auxquels elle a vocation de s‘appliquer. Mais on peut aussi dire qu’elle va a essentiel en nous invitant a penser le lien social comme un lien de parole. Pour dialoguer il faut en effet parler la méme langue, ou bien recourir a des interprétes. Le dialogue ne se réduit done jamais & un rapport binaire car il implique toujours la préexistence d'un langage commun, Dans le cas du dialogue social, ce langage commun est institué principalement par les Etats et acces- soirement par des organisations internationales, c’est-a-dire par les pouvoirs publics. Le dialogue suppose aussi existence de locuteurs capables de faire entendre leur point de vue. Et dans le eas du dia- logue social c'est le droit qui donne existence a ces interlocuteurs et en canalise les forces, en organisant la représentation des intéréts en présence et en reconnaissant leur capacité d'action. Dans un tel contexte, il n’appartient certainement pas A des univer- sitaires fonetionnaires de mon espece de dire du haut de leur chaire aux salariés, aux employeurs ou aux chémeurs ce qu’ils doivent faire ou penser. Il appartient en revanche certainement aux universitaires de sefforcer de comprendre les changements en cours et de décrire 158 La fonetion anthropologique du droit dans leur diversité les lendemains possibles que révele étude du monde d'aujourd’hui, La responsabilité essentielle des chercheurs est aider a comprendre ce qui se passe, & percevoir les chances et le: risques nouveaux que fait surgir histoire. Uanalyse des transforma- tions du droit positif permet de mettre en lumiére ambivalence des évolutions en cours. Dun cété elles font courir bien des risques de régression de la protection des travailleurs, de retour un «en deca de emploi », et je comprends tout a fait le point de vue de ceux qui, comme Robert Castel, s'inquittent de P’érosion des sécurités de la «société salariale ». Mais d’un autre e6té ces évolutions offrent au: des opportunités nouvelles pour leur émancipation « au-dela de Fem- ploi ». orientation entre Pune et Pauire de ces voies dépendra bien plus de énergie et de Faction des hommes que de la réflexion des universitaires, Mais c'est en montrant ces deux aspects du tableau qu’on contribue le mieux au renouyellement de cette action, Nous ne sonumes heurcusement pas condamnés a choisir entre ceux qui préten- dent du passé faire table rase et jeter I Etat-providence aux poubelles de histoire et ceux qui font du futur table rase en agissant comme s Ja société salariale était un stade insurpassable de cette histoire, Vous soulignez Vimportance des nouvelles technologies, la révolution technique en cours. Sans en rajouter sur la nourelle économie, on per- coit bien que nous sommes en train de passer d'une société pyramidale 4 une société polycentrique, a une société en réseaux qui a pour force et pour vice de metire en cause les médiations en rendant possible l'auto- nomie et le lien direct. En quoi cette mise en réseaux, l'évolution de Ventreprise et du travail en témoigne, est-elle ow non un facteur de subordination ? En quoi la défense de Uautonomie dans le travail ne se retourne-t-elle pas contre le travailleur ? Vous avez abordé ce theme dans un récent article de Droit social oit rous observez que la distine- tion traditionnelle entre le travailleur salarié, c’est-a-dire le travailleur subordonné, et le travailleur indépendant est de plus en plus flowe®. On peut définir le réseau comme une structure polycentrique dont chaque élément est a la fois autonome et tenu de concourir aux inté- réts de ensemble. Pour un sociologue ou un économiste, le réseau apparait comme quelque chose de tes moderne. Pour un juriste il 6voque au contraire irrésistiblement les constructions de la féodalité, de la vassalité par laquelle un homme libre mettait sa liberté au ser vice d’un ou plusieurs suzerains, Et c'est bien cela que cherchent les, entreprises dans les nouvelles formes organisation du travail. On ne se contente plus de la subordination, on ne veut plus de travailleurs seulement obéissants. Les exigences de qualité des produits ot de réduction des cofits conduisent a attendre des travailleurs qu’ils se 5. A. Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination » Droit social, février 2000, 159 La fonetion anthropologique du droit comportent comme s’ils étaient indépendants et responsables. A l'in- verse, la dépendance gagne du terrain dans les rapports des entre- prises entre elles. Recentrée sur son métier principal, la grande entreprise doit contrdler étroitement la qualité et la ponctualité des prestations de ses fournisseurs ou ses sous-traitants, dont dépend la qualité de ses propres produits. Un double mouvement témoigne ainsi d’une méme recherche de nouveaux modes d’exploitation de la « ressource humaine ». En droit du travail P'idée de subordination juridique, de la soumission étroite aux ordres d'un chef, sest adoucie. Elle tend a faire place a la défin tion Cobjectifs dont la réalisation est largement abandonnée a Vini- tiative du trayailleur et qui constituent autant de normes imperson- nelles d’évaluation s’imposant aussi bien & lui qu’a son chef. En droit commercial, c’est a inverse Pindépendance juridique qui a perdu de sa substance pour soumettre des entreprises aux disciplines collec- lives de réseaux de production ou de distribution (que l'on songe par exemple aux agriculteurs indépendants, que des contrats Wintégra- tion placent dans les rets des grandes firmes agroalimentaires, ou aux iauffeurs routicrs sous-traitants, completement inféodés aux exi- gences de leurs donneurs d'ordre). Mais autonomic dans la subordi- nation ou Pallégeance dans Vindépendance ne sont que les deux aspects complémentaires — interne (intranet) et externe (extranet) a Ventreprise d’une_ méme logique (organisation en réseaux. Au liew organisations collectives stables, intégeées et fortement hiérarchi- Ges, nous avons ainsi de plus en plus affaire a des procédures de coordination @individus mobiles. Elles visent a assujettir les. p sonnes sans les priver de cette part de liberté et de responsabilité qu les rend consciencieux, inventifs ou productifs. On y cultive des hybrides de servitude et de libenté, d’égalité et de hi¢rarchie, qu prennent & revers les constructions du droit du travail. Ces évolutions ne sont en elles-mémes ni bonnes ni mauvai Elles peuvent amener aussi bien le meilleur que le pire, tout dépendra de la fagon dont nous saurons les maitriser. D’un coté, elles. sont grosses de formes inédites d’aliénation des personnes. Au moins em ployé classique pouvait se contenter d’obéir et garder, pour le rest son quant-a-soi. On ne lui demandait pas de donner son cacur, sa foi, son intelligence, sa eréativité a Pentreprise. C’est tout cela qu’on exige dorénayant de lui, au risque @une dépossession de soi jamais égalé: dans le modele industriel. Mais d'un autre c6té, les formes organisa- tion qui parient sur la liberté et Pautonomie des hommes sont aussi une chance d’émancipation des travailleurs et peuvent ainsi concourir aux objectifs de libération du travail qui ont toujours été ceux du mou- vement ouvrier, La révolution industrielle supposait d’arracher le tra- vail du cadre des statuts personnels pour en faire un objet de contrat. Mais cette Libération du travail impliquait de refouler 1a dimension 160 La fonetion anthropologique du droit personnelle et non marchande du travail. La dimension physique du travail, notamment, était ignorée dans cette analyse libérale, avec les conséquences monstrueuses que tout le monde connait. La libération du travail a ainsi eu pour corollaire une aliénation du travailleur c’est- acdire, au sens technique et juridique du mot, une dépossession de cette partie de lui-méme qui formait objet du contrat. horizon du droit du travail a éé depuis un sidcle de protéger les travailleurs contre les effets les plus néfastes de cette dépossession de soi. Cette protection des travailleurs a d'abord été une protection physique, quia progressivement touché, par cercles concentriques, des aspects de plus en plus nombreux de la vie du travailleur: non pas seulement accident ou la maladie, mais aussi la garantie de la continuité Cun revenu minimal ou la limitation du temps de travail. Cette «dyna- mique du corps », toujours a Veeuvre en droit du travail, saisit le ta- vailleur comme objet de contrat, exposé a des dangers dont il faut le prémunir ou réparer les effets néfastes. Mais le droit du travail a au protégé le travailleur comme sujet contractant, en instituant un plan de relations collectives oi1 ses intéréts peuvent étre représentés et défen- dus, et en le protégeant contre les empiétements du pouvoir de em ployeur sur la sphere de sa vie privée ou publique. Une troisi¢me €poque Souvre done peut-étre aujourd'hui en droit du travail. Apres la période libérale marquée par la libération du travail (au prix de Palié- nation des travailleurs) puis celle de PEtat-providence marquée par la protection des travailleurs (au prix de leur subordination) les temps sont mars pour un droit du travail qui aurait pour horizon 'émancipa- tion des travailleurs (au prix de leur responsabilité). C’est une telle perspective qui oblige a porter son regard au-dela de Pemploi. Quelle hiérarchie des normes juridiques ? Le Premier ministre Va rappelé récemment, il y a une hiérarchie des normes juridiques entre la Constitution, la loi, la régle, le contrat, etc. Comment comprendre aujourd'hui les roles respectifs de la loi et du contrat ? Et plus largement, comment prendre la mesure du role du droit dans le monde contemporain ? Nos notions de loi et de contrat sont étroitement liées entre elles et procedent toutes deux du monothéisme, de Vidée d'un législateur divin qui est aussi garant de la parole donnée par ceux qui croient en lui, qui lui sont fideles et sont done aussi fidéles a leur parole. C'est pourquoi on ne les retrouve pas sous cette forme générale et abstraite dans autres civilisations, par exemple en Chine ou au Japon. Il ne faut pas oublier que le droit des marchands, la lex mercatoria qui s’élabore durant la période médiévale, a été le fait de bons chrétiens, que le trust 161 La fonetion anthropologique du droit 41 €16 inventé pour les besoins des chevaliers partant en croisade et la société anonyme pour ceux des franciscains, donataires de biens dont ils ne pouvaient accepter la propriété, Lidée d’un Etat qui ne meurt jamais trouve ses origines dans celle de corps mystique, avec la théorie des deux corps du roi, dont Ernst Kantorowiez a fait histoire. jent moderne a certes laicisé ces notions, et fait de Etat le 1 ultime de Pidentité des personnes et de la parole donnée. Mais la distinction est demeurée entre ce qu’a grands traits on pourrait appeler le domaine dle la foi et celui du calcul. Le domaine de la foi est celui du qualitatif et de lindémontrable:; il a été essentiellement I'affaire de la loi et de lad n publique, Le domaine du calcul, du quantitatif, 616 Paffaire du contrat et de la négociation. Pour calculer il faut pou- voir oublier la diversité des choses et des étres et ne retenir d’eux que ceite caractéristique élémentaire qu’est leur cardinal. Cet oubli, oubli nécessaire au calcul d'intérét comme au calcul scientifique, est rendu possible par existence de cet autre versant de la raison humaine qui prend en charge tout ce qui résiste a abstraction du nombre. Pourquoi la Chine ignore Pidée de loi Préparant un cours de droit comparé, je tombais sur une phrase de Marcel Granet, bien propre i foudroyer un malheureux juriste occidental. Arrivé au terme de son maitre livre sur la pensée chinoise, Granet se demande comment il pourrait bien résumer tout ce qu'il en a compris. Et voili la phrase fatidique : « Insistant sur le fait que les Chinois ne subisse volontiers aucune contrainte, méme simplement dogmatique, je me borne rai a caractériser Vesprit des morurs chinoises par la formule : ni Die Loi. » S*agissant, selon les termes mémes de Granet, de « situer la plus sive et la plus durable des civilisations connues », une telle formule pe de situer aussi d’un méme mouvement nos propres fagons de penser. Cola ne veut pas dire que la pensée chinoise ait ignoré tout & fait Pidée de loi, mais elle ne lui x jamais donné la place centrale qu'elle occupe dans le monde occidental. Pour sen tenir a aspect juridique des choses, empire du Milieu a connu certes un droit administratif et aussi un droit pénal, mais il a toujours ignoré Vidée de loi eivile qui a fondé chez nous celle de civilisation. Selon Ia tradition confucéenne, Phomme « ei "a pas besoin de loi paree qu'il a incorporé en Tui-méme tout Part du savoir-vivre ensemble (les « rite 4 tout juste bonne pour les barbares ineapables d'aceéder & ce savoir-vivre. Et elle sexerce alors sous sa forme la plus rustique et la plus brutale, e’es ale. Il s'est trouvé certes, durant les désordres qui préeédéren dition de Empire, une éeole de pensée pour dénoncer Phypoer = gouvernement par les hommes » qui liveait de fait les humbles a 1 traize des mandavins et promouvoie un « gouvernement par les luis» fut Pécole des légistes (Fa-kia) que nous connaissons notamment gr A. Supiot,« Liempive des lois ou les avatars d’ane fagon de penser», in la Norme, 1a ville, la mer, Paria, Hl. de la Msi, 2000, p- 23-26, 162 La fonetion anthropologique du droit Veeuvre de Léon Vandermeerseh. Mais, fa avec ce qu’ils avaient, ces ligistes se son cemployés a étendre la loi pénale a tous les asp toire politique présida a Méclosion du I Empire, et s‘accompagna d’une dure répression des confuesens, dont on brdlla les livres (213 av. J.-C. de leurs brutalités On dit qu’ils gravaient le texte des lois sur des ehaudrons de fer dans lesquels les contrevenants étaient mis a bouillir ; par cette méthode, les légistes entendaient assurer la publieité de la loi et rendre son contenu et sa sanction immédiatement intelligibles & tous. La machine imaginée par Franz Katka dans la Colonie pénitentiaire repose sur un principe exacte- ment inverse: elle grave le texte abscons de Ia loi enfrei du supplicié, qui accéde par ce moyen seulement dans I’épectase du der hier souffle, la revélation de a signification, Les textes de Katka sont image de la loi dont ils parlent et se préi aussi un travail sans fin d’imterprétation. Je me borne ici & trois remarques : a) que la loi soit tune énigme est une idée typiquement occidentale qui n’aurait pas effleuré esprit des légistes du Fa-kia (selon Mun des classiques de Méeole, le Shangjun shu, «Le peuple est facile & gow peut y pourvoir : qu’elle soit elaire et facile nera nécessairement =); b) que le corps humain soit le lieu par excellence oit doive stinserire la 1é Pun des points de rupture des traditions jive et chrétienne (avec le débat sur Vimpératif de la circoncision) ©)que Vincarnation de la loi réalisée par le supplice soit le liew du Révélation, cela n'a cossé de fasciner Pesprit occidental, comme on le voit par exemple cher, Georges Bataille ou chez Michel Foue jer, car il est béte. La loi ‘comprendre et elle fonction- Pas de trace en tout cas dans Vhistoire de la pensée chinoise, pas méme cher les Iégistes, de notre notion de loi garante des droits des individus. Comment expliquer cette différence fondamentale entre la pensée orientale et occidentale ? Crest iei qu'il faut lire et méditer André Handricourt. Ethnologue et botaniste, technologue et orientaliste, André Haudricourt nous 1 tite son eure combien « les rapports de Ihe la nature sont infiniment plus importants que Ia forme de son erdne ou la “a peau pour expliquer son comportement et l'histoire sociale ». Dans un article publié en 1962, il propose une typologie de ces rapports : d'un cdté le type du jardinier, représenté dans la Genése par cain, de autre celui du pasteur, représenté par Abel. U xr, et combinera souvent en pratique, ces deux types, ctérisera par un mode dominant de rapport & la nature. st In domestication des animaux qui a dominé les sociétés pastorales des bords de la Méditerranée (on sait que Yahvé préféra Podeur des grillades Abel aux offrandes végétariennes de Cain!), tandis que dans les s riques la survie a s tis tout dépendu de la culture du riz ou de 'igname. Cultiver les plantes suppose d’exercer sur elles une action indirecte et les fait pas pousser en tirant des vessaires & leur croissance (lumi s autrement it, on y accompagne Ia nature plus qu'on ne la contraint, C'est au contraire Pexereice Pelevagej ily fant des bhtous, des barritres, de ¢ mode dominant rejaillit en chacune de ces cultures sur Ie pile mineur. Ainsi en Occident Fidée de domestication de Ta nature imprégne aussi le , mais en favorisant les ; humidité, nature du sol. 1. Voie Genése, IV, 3 163 La fonetion anthropologique du droit rapport aux plantes (voir le jardin a la frangaise, ou — moins pl «= pensée » i leuvre dans les directions départementales de I'agriculture)- En Chine, la recherche de "harmonic avec la nature a imprégné aussi le rapport aux animaux ; on y a éerit que «le boeuf a sang que I'Homme, et qt pour Aristote, « il n'y a pas damitié ni de justice possible entre "homme et Te boruf, pas plus que du maitre a lesclave »). Comme le suggére cette citation d’Aristote, le rapport des hommes avec Ia nature dans une société donnée rejaillit aussi sur Mimage que ces hommes se font des pouvoirs qui s"exereent sur eux. Il fallait des marins et des pécheurs pour construire 'idée de gouvernement sur image du gou- vernail. Et I'on sait le suecés du théme pastoral dans Ia thématique reli- gicuse et politique occidentale : images du pasteur, de I'agneau paseal, du troupean des re. Le pouvoir s'y identifie a Fexercice dun commandement, a un imperium et on y vénére —aujourd’hui comme hier— les décideurs et les meneurs d”hommes. Dans Ia tradition confueéer e souffle et n faut se régler sur ses sent © au contraire, le pouvoir politique & permettre & chacun d’exercer son génie propre sm de le détenir celui dont Ia vertu irradie: « Il est droit, tout marche sans qu'il doive rien commander. I n'est pas droit. i a bea le suit. » On comprend dés lors pourquoi idée de gouvernement par les lois a prospéré en Occident, tandis que I’ Asie lui préférait le gouvernement par les hommes. L'idée d'application de la loi n'a pas grand sens dans un En revanche, le bon pasteur est celui qui soumet les brebi Dans Europe chrétienne, Lidée d'ordre (céleste, naturel ou social) a ren~ voyé naturellement i celle de loi (divine, scientifique ou humaine). Penser cen termes d slo. ois ny a done pas été apanage des juristes. isir c'est notre certitude de vivre dans un monde désenchanté. Nous croyons en avoir fini avec la yyance. On ne nous la fait pas, a nous autres Oceidentaux ! Mais nos calculs demeurent suspendus & quelques eroyances que nous considé- rons comme autant de vérités universelles. Tout d’abord la foi dans la découverte scientifique a remplacé la croyance dans la révélation divine. II s‘agit toujours de soulever le voile de notre ignorance, et pas plus aujourd’hui qu’hier on ne Iésine alors sur la dépense : au lieu de cathédrales ce sont des synchrotrons que nous batissons dans notre quéte des mystéres ultimes du monde, sans étre trés regardants sur le bilan coiavantages. La science occupe ainsi aujourd'hui la place structurale @instance du Vrai jadis occupée par P’Eglise. Ensuite la foi dans les droits de [Homme a remplacé celle dans le Fils de T Homme sans perdre sa prétention & Puniversalité et sa charge messianique, car nous oublions le caractére étroitement occidental de la notion méme de droit. Enfin, suspendue & la toute puissance militaire américaine, la croyance universelle dans la valeur du dollar a remplacé la foi dans la parole du chrétien, a laquelle elle se réfere cependant comme il est explicitement écrit sur le moindre dollar: In God we trust ! Cette croyance est la condition de la mondialisation de économie de mar Ce qui rend ces choses difficiles a 164 La fonetion anthropologique du droit ché, mais nous oublions aisément qu'il faut d’abord y croire avant de se livrer au moindre calcul économique ou financier. Ine sagit pas, ce disant, de déprécier la valeur de la connaissance scientifique ni celle des droits de Homme, et encore moins celle du dollar! Il sagit seulement de rappeler, dans la ligne tracée par les tra vaux de Pierre Legendre, que la raison humaine repose, aujourd'hui comme hier et en Oceident comme ailleurs, sur des fondements dogma- tiques, e’est-a-dire sur existence d’un « lieu de la vérité légale, pos- tulé et socialement mis en sctne comme tel ». Laces & la parole, qui est le propre de lhumanité, est aussi une porte ouverte & tous le: délires. La dogmatique est la pour fermer cette porte. On en trouve une bonne illustration dans la notion de «personne » déja évoquée tout a Vheure. Dans les civilisations du Livre, Ia personne a été congue «a image de Dieu » ; sous Pégide de la loi, elle est la cause d'effets sans étre elle-méme Veffet d’une cause ; on ne peut, sans la nier et sans nie: Vidée méme de liberté humaine, prétendre la réduire & des détermina- tions biologiques ou socio-économiques. La dogmatique de la personne nous protege ainsi du délire scientiste. Cette dimension dogmatique de la raison humaine n’échappait pas aux peres fondateurs des sciences de Fhomme. II faut relire sur ce point Tocqueville selon lequel : « Les croyances dogmatiques peuvent changer de forme et «objet ; mais on ne saurait faire qu'il n'y ait pas de croyances dogmatiques. » Ou bien, si l'on préfére, relire Auguste Comte, qui considérait que «le dogma- lisme est Pétat normal de intelligence humaine », et s'employa & fon- der d'un méme pas la sociologie et la religion de Phumanité. Ces legons n'ont pas été oubliées par le meilleur de la tradition anthropologique frangaise, je pense aux ceuvres de Marcel Mauss ou Louis Dumont. Mais hors ces brillantes exceptions, Vidée de dozmatique est apparue aux esprits scientifiques du Xx" sidele comme Penvers de la raison, comme quelque chose obscene dont il fallait se purger. Comme le droit est le dernier lieu oi la dozmatique est encore en scene, on s’est efforeé de le dissoudre autant que possible dans les lois de la science : hier les lois de Phistoire ou les lois de la race, aujourd'hui les lois de économie ou de la génétique. Et 14 od on ne parvient pas a le dis- soudre, on s‘efforve de le réduire au calcul d'intéréts & Feeuvre dans le contrat, de le détacher de ’hétéronomie de la loi. Mais c’est seulement lorsque la loi prend en charge les aspects tulables de la vie humaine que le contrat peut étre congu comme un rapport abstrait indépendamment des personnes qui contractent et des choses sur lesquelles il porte, Loi et contrat sont ainsi indissolu- blement liés. Dans un monde qui se complique et s'internationalise, la répartition des réles entre la loi et le contrat se transforme. D’un coté la demande de loi et d’Etat ne cesse de croitre pour faire face & tout ce qui échappe a la pure logique du calcul, Par exemple on se tourne vers la puissance publique pour nous prémunir des risques incalculables ine 165 La fonetion anthropologique du droit qui procedent du « développement » économique et technique et exce- dent horizon statistique du contrat d'assurance. C’est tout le sens de emergence du principe de précaution. Mais la puissance publique ne peut faire face & cette demande qu’en fondant a son tour la légitimité de la loi sur la science des experts, souvent mise en scene institution- nelle sous la forme @autorités indépendantes, Le Conseil analyse Economique ou le Comité national d’éthique (on pourrait multiplier les, exemples...) occupent ainsi auprés des pouvoirs publies la place ja dévolue aux conseillers ecclésiastiques du prince, par exemple en Angleterre au chancelier, en charge de Vequity. Ces conseillers aidaicnt le roi & mettre la loi civile en harmonie avec la loi divine et & lui donner ainsi une pleine légitimité. D’un autre c6té, les limites des capacités cognitives de PEtat conduisent a renvoyer vers le contrat et Ja négociation des questions naguere prises en charge par la loi. C'est ce qu’on appelle la « procéduralisation » du droit, dont aspect le plus méconnu est de transporter dans la sphere contractuelle les questions coneretes et qualitatives qui étaicnt auparavant réglées par la loi, Mais le contrat ne peut plus alors étre envisagé comme un rapport abstrait, indépendant de Fidentité des contractants et de la nature singuli@re des biens et services, voire des personnes sur lesquelles il porte. Dans une conférence récente qui a recu un large écho®, vous avez repris la notion de néoféodalisme, pour caractériser les nouvelles formes de dépendance, notamment dans le travail, et d'affermage du pouvoir public pour désigner les nouvelles procédures des politiques publiques. Cette interprétation en termes de féodalisme n’est-elle pas empreinte de nostalgie républicaine et souverainiste ? Cest Pierre Legendre qui a le premier émis cette hypothese d’une reféodalisation de nos institutions. II ne s‘agit nullement de dire par la que nous faisons retour au Moyen Age, mais de désigner le retour une certaine structure institutionnelle, celle qui a précédé Patfir- mation des Etats nations. Parler de reféodalisation consiste a prendre acte de ce retour, dont les manifestations juridiques sont évidentes, et non & porter sur lui un jugement de valeur. II faut dabord essayer de comprendre les tendanees lourdes du monde contemporain pour avoir ensuite les moyens intellectuels de les maitriser. Si Fon place les jugements de valeur en amont du travail de conceptualisation, on sort du rapport méthodique a la méconnaissance qui devrait étre le propre des sciences humaines. On se retrouve alors dans la situation, aujour Chui malheureusement si fréquente dans le débat intellectuel, que Stefan Zweig illustrait par la formule: «Quand l’étendard est déployé, la pensée est dans la trompete. » 6, «La contractualsation de la société », saxoirs, vol.2, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 137 (Quietce que Phumain ? Université de tous ls (oir encade) 166 La fonetion anthropologique du droit Contractualisation et reféodalisation” Le contrat, sous sa forme canonique, lie des personnes égales qui ont librement souscrit des obligations généralement réciproques. C'est l'un ou Fautre de ces traits qui fait souvent défaut dans les modernes avatars du contrat, qui ont seulement en commun d’étre des accords gén obligations. Le principe de l'effet relatif des conventions est mis en échee avec le développement d'accords qui, sur Ie modéle de Ia convention col- lective, ne lient pas seulement les personnes contractantes, mais nga zent les groupes représentés par elles, Le contrat s’hybride alors de gle ment et étend ses effets a des groupes embrassant un nombre indéter ct fluctuant de personnes. C'est aussi le principe d’épalité qui peut réxres- ser, notamment dans le eadre des politiques de décentralisution des orga sations (publiques ou privées), lorsque le contrat a pour objet de hiérar~ chiser les i pouvoir dee couvyre des impératifs dimtérét collectif non négociables dans leur principe. Du contrat d'insertion aux contrats de plan, des conventions de la sécurité sociale aux contrats de sous-traitance, les exemples abondent de telles figures contractuelles, en droit public, en droit social, en droit internatio- nal ou en droit des affaires. C'est enfin la liberté de eontracter qui connait clle aussi des entorses, a chaque fois que Ia voie contractuelle est imposée par Ia loi. Le foisonnement des obligations d'assurance donne une idée de Ja dynamique de ees obligations légales de contracter, qu'amplifie le mou- vement de déréglementation et de privatisation des serviees publies ger se mue en contractant obligé, et voit peser sur lui des responsabilités nouvelles, commencer par eelle du choix de son cocontractant Considlérées ensemble ees différentes altérations donnent a voir 'émer- gence d'un nouveau type de contrats. Leur objet premier n'est pas échanger des biens déterminés, ni de sceller une alliance entre égaux, mais dorganiser Vexercice d’un pouvoir, La dynamique du principe Aégalité, qui porte POceident depuis deux sieles, conduit & substituer autant que faire se pout le contrat & Vexercice unilatéral du pouvoir, le bilatéral & Punilatéral, autonome & Phétéronome. Mai les terres de Phétéronomie, le droit des contrats 5 instrument d'assujettissement des personnes. Por Gréts des parties ou de ceux qu'ils représentent, de fonder m rile des unes sur les autres, ou de mettre par le principe d’éga lité il investit les lieux d'exercice du pouvoir, mais il ne peut le faire comme I'a si bien montré Louis Dumont, qu’en englebant son contraire + Vinévitable hiérarchisation des personnes et des intérats, Au périmétre de Léchange et a celui de Malliance, le droit des contrats ajoute done désor- mais celui de Vallégeance, par laquelle une partie se place dans Maire dexercice du pouvoir d'une autre, Deux sortes di qui se com! nent souvent en pratique, incarnent cette figure de l'allégeance: les contrats de dépendance et les contrats dirigés. Le propre des contrats de dépendance est dassujettir Pactivité dune personne aux intéréts dune aut ‘mais la formule qui y a été inventée — Ia subor st en perte de vitesse, car Ia subordination contrats, Le contrat de travail en demeure le tion ibre- e suffit plus © Extrait de In conférence publique 1

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